LE PATRIOTE RÉSISTANT
N° 895 - mars 2015
1010 70e anniversaire
Un problème insoluble pour les nazis
Faire disparaître les camps
de concentration et les détenus
Fin mars 1945, alors qu’on
entre dans l’ultime phase
de la liquidation du système
concentrationnaire, des
dissensions au sein de l’appareil
SS sur le sort à réserver aux
détenus aggravent encore
les conditions d’évacuation
des camps. Ponctuées
d’innombrables massacres,
ces évacuations auront fait au
total, en moins de six mois,
entre 240 000 et 360 000
victimes parmi les détenus
(sur environ 714 000 détenus
début 1945). Jean-Luc Bellanger
retrace ici les conséquences
catastrophiques de ces
déplacements chaotiques.
Il existait dans l’ensemble de l’Alle-
magne nazie et des pays qu’elle
occupait un réseau de camps de
concentration, et de camps « annexes »
au moins aussi terribles, dont l’existence
ne pouvait être ignorée par personne. Les
camps spécialisés dans la mise à mort
de populations entières étaient, quant
à eux, situés pour des raisons de « dis-
crétion » dans les zones orientales de
l’Europe, moins accessibles à la curio-
sité éventuelle d’ennemis du nazisme.
Lorsque les revers militaires en Union
Soviétique ont commencé à leur faire
envisager un repli, les plus hauts respon-
sables prirent conscience du fait que ces
centres industriels d’assassinats allaient
être découverts, et que le monde entier
allait découvrir des crimes jusque-là pro-
prement inimaginables. Une véritable
inquiétude saisit alors Himmler et son
entourage, et une immense opération de
« nettoyage » (« déterrage », Enterdung)
se mit en route dès n 1942 an de faire
disparaître les quelque 1 750 000 cadavres
que les crématoires des camps de l’Aktion
Reinhardt (Belzec, Sobibor, Treblinka)
ne parvenaient plus à éliminer. On sait
que, des mois durant, des installations
primitives, entassant sur une grille faite
de rails de chemin de fer, des piles de ca-
davres, avec du bois et d’autres combus-
tibles, tentèrent de résoudre le dilemme.
Que faire des quelque
714 000 détenus ?
Bientôt, les détenus encore vivants
constituèrent eux-mêmes un problème.
On évacua, à l’Est, camp après camp dès
1944 : Majdanek en avril, Vaivara en
juin, Kaunas et Riga en juillet, finale-
ment, conséquence du débarquement en
Normandie, Herzogenbosch aux Pays-
Bas et Natzweiler-Struthof en Alsace en
septembre. Les détenus des camps an-
nexes, en principe, se voyaient diriger
vers les camps principaux dont ils dé-
pendaient. Mais en 1945, les SS étaient
à la tête d’une masse de quelque 714 000
détenus de KZ [Konzentrationslager,
camp de concentration], à déplacer sou-
vent d’une extrémité du Reich à l’autre,
alors que les routes et voies de chemin
de fer étaient constamment sous le feu
de l’aviation alliée, totalement maî-
tresse de l’espace aérien. Hitler avait
décidé qu’aucun des détenus de KZ ne
devait tomber vivant aux mains de l’en-
nemi. Autour de Himmler, par contre,
quelques « réalistes » pensaient avec lui
à ruser avec le sort, par exemple en né-
gociant avec les Alliés la libération par
exemple de détenus juifs (dont quelque
3 000 furent en effet « échangés ») contre
des aménagements divers, sous forme
de livraisons de matériels, camions ou
autres. Parmi les nazis, comme au sein
de la « résistance » politico- militaire,
d’autres encore rêvaient d’un retour-
nement d’alliances, les Occidentaux
choisissant de poursuivre la guerre aux
côtés des Allemands contre l’URSS…
Si irréalistes que soient les hypothèses
brassées parmi les nazis, les problèmes
quoti diens devaient être résolus. L’avance
des Anglo-américains débarqués en
Europe occidentale, stoppée avec l’hiver,
menacée par le succès initial de l’offen-
sive nazie de décembre 1944 dans les
Ardennes, avait repris. A l’Est enfin,
l’Armée Rouge avançait inexorable-
ment, elle allait bientôt atteindre les
principaux des camps où l’assassinat
collec tif était encore quotidien et mas-
sif. L’évacuation devait maintenant abso-
lument les concerner, dans une seconde
phase. À tout hasard, un responsable
de KZ chevronné, Johann Aumeier, fut
envoyé fin janvier en Norvège avec le
commandant de Neuengamme, Pauly,
pour y préparer la création éventuelle
d’un nouveau KZ « de repli » pour 2 000 à
3 000 détenus, qui n’existera jamais.
Au même moment, c’est le complexe
d’Auschwitz, avec ses trois camps, où
se trouvent encore plus de 50 000 déte-
nus, qui doit être évacué. Il sera suivi
en février par le camp de Gross-Rosen
(44 000 détenus) puis celui de Stutthof,
près de Dantzig, où sont encore inter-
nés environ 22 000 détenus, dont de
nombreuses femmes juives. Le nombre
de morts ne cesse de grandir, en géné-
ral impossible à chiffrer de façon pré-
cise, mais souvent situé entre le tiers
et la moitié du nombre des « évacués ».
Himmler en contradiction
avec Hitler
Durant toute cette période, il devient
évident que les autorités supérieures de
l’Etat nazi, Hitler comme Himmler ou
les hauts responsables qui les entourent
encore, n’ont plus aucune prise réelle
sur les évènements qui ne sont pas à
leur portée immédiate. C’est finale-
ment souvent sur l’initiative locale que
repose la tournure prise par les évène-
ments. En très grande partie, l’obéis-
sance aveugle impo sée à l’inté rieur du
système nazi donnera aux derniers mois
et semaines d’une guerre perdue depuis
longtemps son caractère irrationnel, avec
la coexistence d’actes contradictoires,
trop souvent inhumains, et parfois en
totale opposition aux ordres reçus. Fin
mars-début avril 1945, on entre dans la
troisième et dernière phase de la liqui-
dation de fait du système concentra-
tionnaire. Des réflexions « techniques »
sont développées sur les façons les plus
pratiques et efficaces pour éliminer les
détenus de KZ encore vivants, en fonc-
tion des instruc tions du Führer. Tout y
passe, le gaz, bien entendu, mais aussi
les tirs d’artillerie ou de mitrailleuses,
le chargement sur des navires, coulés
ensuite, l’entassement dans des tunnels
souterrains, scellés pour asphyxier les
victimes, ou détruits par des explosifs,
le bombardement des camps, les idées
les plus sinistres et les plus improbables
sont évoquées. Certaines seront mises
en pratique.
Dans le même temps, des réflexions
inverses se font jour. Himmler bavarde
beaucoup avec son médecin personnel,
Felix Karsten, avec lequel il n’hésite
pas à évoquer une politique secrète en
contradiction avec le Führer. Le 12 mars
1945, un extraordinaire « accord »
(Märzvereinbarung) entre eux décide
que l’ordre d’Hitler « de faire sauter les
camps de concentration à l’approche des
Alliés ne sera pas transmis », et interdit
« de telles destructions, ou de tuer tout
détenu […] Les camps de concentra-
tion ne seront pas évacués, les détenus
reste ront là où ils sont en ce moment et
auront droit à recevoir des colis de nour-
riture ». Les KZ doivent être remis aux
Alliés, l’assassinat de juifs doit cesser
et les détenus juifs doivent être pla-
cés sous le même régime que les autres
prisonniers. Ces dernières indications
visaient surtout les juifs internés dans
le camp de Terezin près de Prague, et
ceux qui avaient été rassemblés dans
le camp de Bergen-Belsen en tant que
« juifs d’échange » (Austauschjuden) en
vue de tractations éventuelles.
Deux grands « trajets » se dessinèrent début avril 1945, la « route du nord », vers le
Schleswig-Holstein et le Danemark sur laquelle furent lancées les colonnes prove-
nant de Sachsenhausen, Ravensbrück et Neuengamme, auxquelles se joignirent
parfois les restes de groupes venant de camps principaux ou annexes de KZ de
Buchenwald, Dora, Stutthof, Auschwitz et Gross-Rosen. C’est également en di-
rection du Schleswig-Holstein que s’enfuit l’ensemble des SS de l’Amtsgruppe D
(tout ce qui concernait le fonctionnement des KZ) et de leurs familles. L’avance
rapide des Alliés occidentaux ne permit pas aux caravanes venant de la région de
Berlin, de Sachsenhausen et de Ravensbrück, de rejoindre cette destination. Par
contre, venant de Hambourg, les détenus de Neuengamme atteignirent le rivage
de la Baltique à Lübeck. Ils furent embarqués sur trois navires qui se trouvaient
là à l’ancre. Deux barges chargées de « cadavres ambulants », détenus venant de
Stutthof par la mer, les rejoignirent (voir page suivante).
La « route du sud », quant à elle, avec pour destination un mythique « réduit alpin »,
regroupait essentiellement des détenus des KZ Flossenbürg et Dachau, augmen-
tés des « évacués » de nombreux autres KZ, le tout dans un désordre et souvent
une improvisation considérables. Les dirigeants des organismes SS responsables
de l’administration, le WVHA, et à leur tête Oswald Pohl, prirent aussi la route de
Dachau et des Alpes avec leurs familles. Cette notion de « forteresse des Alpes »
(Alpenfestung) a joué un rôle certain durant la dernière période de la guerre. Les
autorités nazies de la région avaient envisagé en eet une sorte de gigantesque
zone fortiée, où Hitler et ses collaborateurs pourraient se replier et attendre une
évolution éventuellement positive de la situation. Deux jours avant son suicide,
Hitler avait donné son feu vert à la construction de ce « réduit » fortié. Il n’y fut
jamais donné suite.
Deux grands « trajets » d’évacuation
des camps, par le nord et par le sud