LE PATRIOTE RÉSISTANT
N° 895 - mars 2015
1010 70e anniversaire
Un problème insoluble pour les nazis
Faire disparaître les camps
de concentration et les détenus
Fin mars 1945, alors qu’on
entre dans l’ultime phase
de la liquidation du système
concentrationnaire, des
dissensions au sein de l’appareil
SS sur le sort à réserver aux
détenus aggravent encore
les conditions d’évacuation
des camps. Ponctuées
d’innombrables massacres,
ces évacuations auront fait au
total, en moins de six mois,
entre 240 000 et 360 000
victimes parmi les détenus
(sur environ 714 000 détenus
début 1945). Jean-Luc Bellanger
retrace ici les conséquences
catastrophiques de ces
déplacements chaotiques.
Il existait dans lensemble de lAlle-
magne nazie et des pays quelle
occupait un réseau de camps de
concentration, et de camps « annexes »
au moins aussi terribles, dont l’existence
ne pouvait être ignorée par personne. Les
camps spécialisés dans la mise à mort
de populations entières étaient, quant
à eux, situés pour des raisons de « dis-
crétion » dans les zones orientales de
l’Europe, moins accessibles à la curio-
sité éventuelle dennemis du nazisme.
Lorsque les revers militaires en Union
Soviétique ont commencé à leur faire
envisager un repli, les plus hauts respon-
sables prirent conscience du fait que ces
centres industriels dassassinats allaient
être découverts, et que le monde entier
allait découvrir des crimes jusque-là pro-
prement inimaginables. Une véritable
inquiétude saisit alors Himmler et son
entourage, et une immense opération de
« nettoyage » (« déterrage », Enterdung)
se mit en route dès n 1942 an de faire
disparaître les quelque 1 750 000 cadavres
que les crématoires des camps de lAktion
Reinhardt (Belzec, Sobibor, Treblinka)
ne parvenaient plus à éliminer. On sait
que, des mois durant, des installations
primitives, entassant sur une grille faite
de rails de chemin de fer, des piles de ca-
davres, avec du bois et dautres combus-
tibles, tentèrent de résoudre le dilemme.
Que faire des quelque
714 000 détenus ?
Bientôt, les détenus encore vivants
constituèrent eux-mêmes un problème.
On évacua, à l’Est, camp après camp dès
1944 : Majdanek en avril, Vaivara en
juin, Kaunas et Riga en juillet, finale-
ment, conséquence du débarquement en
Normandie, Herzogenbosch aux Pays-
Bas et Natzweiler-Struthof en Alsace en
septembre. Les détenus des camps an-
nexes, en principe, se voyaient diriger
vers les camps principaux dont ils dé-
pendaient. Mais en 1945, les SS étaient
à la tête dune masse de quelque 714 000
détenus de KZ [Konzentrationslager,
camp de concentration], à déplacer sou-
vent dune extrémité du Reich à lautre,
alors que les routes et voies de chemin
de fer étaient constamment sous le feu
de laviation alliée, totalement maî-
tresse de lespace aérien. Hitler avait
décidé qu’aucun des détenus de KZ ne
devait tomber vivant aux mains de len-
nemi. Autour de Himmler, par contre,
quelques « réalistes » pensaient avec lui
à ruser avec le sort, par exemple en né-
gociant avec les Alliés la libération par
exemple de détenus juifs (dont quelque
3 000 furent en effet « échangés ») contre
des aménagements divers, sous forme
de livraisons de matériels, camions ou
autres. Parmi les nazis, comme au sein
de la « résistance » politico- militaire,
dautres encore rêvaient dun retour-
nement dalliances, les Occidentaux
choisissant de poursuivre la guerre aux
côtés des Allemands contre lURSS…
Si irréalistes que soient les hypothèses
brassées parmi les nazis, les problèmes
quoti diens devaient être résolus. Lavance
des Anglo-américains débarqués en
Europe occidentale, stoppée avec lhiver,
menacée par le succès initial de loffen-
sive nazie de décembre 1944 dans les
Ardennes, avait repris. A l’Est enfin,
lAre Rouge avaait inexorable-
ment, elle allait bientôt atteindre les
principaux des camps où lassassinat
collec tif était encore quotidien et mas-
sif. Lévacuation devait maintenant abso-
lument les concerner, dans une seconde
phase. À tout hasard, un responsable
de KZ chevronné, Johann Aumeier, fut
envoyé fin janvier en Norvège avec le
commandant de Neuengamme, Pauly,
pour y préparer la création éventuelle
dun nouveau KZ « de repli » pour 2 000 à
3 000 détenus, qui n’existera jamais.
Au même moment, c’est le complexe
dAuschwitz, avec ses trois camps, où
se trouvent encore plus de 50 000 déte-
nus, qui doit être évacué. Il sera suivi
en février par le camp de Gross-Rosen
(44 000 détenus) puis celui de Stutthof,
près de Dantzig, où sont encore inter-
nés environ 22 000 détenus, dont de
nombreuses femmes juives. Le nombre
de morts ne cesse de grandir, en géné-
ral impossible à chiffrer de façon pré-
cise, mais souvent situé entre le tiers
et la moitié du nombre des « évacués ».
Himmler en contradiction
avec Hitler
Durant toute cette période, il devient
évident que les autorités supérieures de
l’Etat nazi, Hitler comme Himmler ou
les hauts responsables qui les entourent
encore, nont plus aucune prise réelle
sur les évènements qui ne sont pas à
leur portée immédiate. Cest finale-
ment souvent sur linitiative locale que
repose la tournure prise par les évène-
ments. En très grande partie, lobéis-
sance aveugle impo sée à linté rieur du
système nazi donnera aux derniers mois
et semaines dune guerre perdue depuis
longtemps son caractère irrationnel, avec
la coexistence dactes contradictoires,
trop souvent inhumains, et parfois en
totale opposition aux ordres reçus. Fin
mars-début avril 1945, on entre dans la
troisième et dernière phase de la liqui-
dation de fait du système concentra-
tionnaire. Des réflexions « techniques »
sont développées sur les façons les plus
pratiques et efficaces pour éliminer les
détenus de KZ encore vivants, en fonc-
tion des instruc tions du Führer. Tout y
passe, le gaz, bien entendu, mais aussi
les tirs dartillerie ou de mitrailleuses,
le chargement sur des navires, coulés
ensuite, lentassement dans des tunnels
souterrains, scellés pour asphyxier les
victimes, ou détruits par des explosifs,
le bombardement des camps, les idées
les plus sinistres et les plus improbables
sont évoquées. Certaines seront mises
en pratique.
Dans le même temps, des réflexions
inverses se font jour. Himmler bavarde
beaucoup avec son médecin personnel,
Felix Karsten, avec lequel il n’hésite
pas à évoquer une politique secrète en
contradiction avec le Führer. Le 12 mars
1945, un extraordinaire « accord »
(Märzvereinbarung) entre eux décide
que lordre d’Hitler « de faire sauter les
camps de concentration à l’approche des
Alliés ne sera pas transmis », et interdit
« de telles destructions, ou de tuer tout
détenu […] Les camps de concentra-
tion ne seront pas évacués, les détenus
reste ront là où ils sont en ce moment et
auront droit à recevoir des colis de nour-
riture ». Les KZ doivent être remis aux
Alliés, lassassinat de juifs doit cesser
et les détenus juifs doivent être pla-
cés sous le même régime que les autres
prisonniers. Ces dernières indications
visaient surtout les juifs internés dans
le camp de Terezin près de Prague, et
ceux qui avaient été rassemblés dans
le camp de Bergen-Belsen en tant que
« juifs d’échange » (Austauschjuden) en
vue de tractations éventuelles.
Deux grands « trajets » se dessinèrent début avril 1945, la « route du nord », vers le
Schleswig-Holstein et le Danemark sur laquelle furent lancées les colonnes prove-
nant de Sachsenhausen, Ravensbrück et Neuengamme, auxquelles se joignirent
parfois les restes de groupes venant de camps principaux ou annexes de KZ de
Buchenwald, Dora, Stutthof, Auschwitz et Gross-Rosen. C’est également en di-
rection du Schleswig-Holstein que s’enfuit l’ensemble des SS de l’Amtsgruppe D
(tout ce qui concernait le fonctionnement des KZ) et de leurs familles. Lavance
rapide des Alliés occidentaux ne permit pas aux caravanes venant de la région de
Berlin, de Sachsenhausen et de Ravensbrück, de rejoindre cette destination. Par
contre, venant de Hambourg, les détenus de Neuengamme atteignirent le rivage
de la Baltique à Lübeck. Ils furent embarqués sur trois navires qui se trouvaient
là à l’ancre. Deux barges chargées de « cadavres ambulants », détenus venant de
Stutthof par la mer, les rejoignirent (voir page suivante).
La « route du sud », quant à elle, avec pour destination un mythique « réduit alpin »,
regroupait essentiellement des détenus des KZ Flossenbürg et Dachau, augmen-
tés des « évacués » de nombreux autres KZ, le tout dans un désordre et souvent
une improvisation considérables. Les dirigeants des organismes SS responsables
de l’administration, le WVHA, et à leur tête Oswald Pohl, prirent aussi la route de
Dachau et des Alpes avec leurs familles. Cette notion de « forteresse des Alpes »
(Alpenfestung) a joué un rôle certain durant la dernière période de la guerre. Les
autorités nazies de la région avaient envisagé en eet une sorte de gigantesque
zone fortiée, où Hitler et ses collaborateurs pourraient se replier et attendre une
évolution éventuellement positive de la situation. Deux jours avant son suicide,
Hitler avait donné son feu vert à la construction de ce « réduit » fortié. Il n’y fut
jamais donné suite.
Deux grands « trajets » dévacuation
des camps, par le nord et par le sud
LE PATRIOTE RÉSISTANT
N° 895 - mars 2015 11
70e anniversaire
Quelques jours plus tard, Himmler
adressa une circulaire aux comman-
dants des KZ encore existants, leur or-
donnant de « veiller à ce qu’aucun juif
ne soit plus t, et à limiter de façon
générale la morta lité des détenus par
tous les moyens. » Cet ordre devait
être remis en mains propres à chacun
des commandants (Neuengamme,
Buchenwald, Mauthausen, Bergen-
Belsen, Ravensbrück, Sachsenhausen),
mais ne fut suivi deffet nulle part. Il
semble bien qu’au contraire les messa-
gers d’Himmler aient choisi de lancer
dans les KZ les préparatifs à une éva-
cuation globale des détenus. Lappareil
SS était ainsi profondément divisé, un
des éléments les plus connus étant le cé-
lèbre accord avec le vice-président de la
Croix-Rouge suédoise, comte Bernadotte,
sur lopération « Bus blancs » qui per-
mit la libération de plus de 20 000 dé-
tenus de KZ (1). La reddition aux forces
britanniques du camp de Bergen-Belsen
le 15 avril fut un autre élément dimpor-
tance considérable. Les images montrant
des enchevêtrements de cadavres sque-
lettiques, des monceaux de corps poussés
par des bulldozers vers des fosses com-
munes dans le cadre de lépidémie de
typhus qui faisait rage, les silhouettes
décharnées qui avaient tout juste la force
de faire un geste vers les libérateurs,
autant de témoignages dune horreur
dont on ignorait en réalité encore le
pire, et qui firent le tour du monde en
quelques jours.
Hécatombes à Celle
et dans la baie de Lübeck
Instructions et initiatives contra-
dictoires se succédèrent durant cette
période. Les détenus du KZ Mittelbau-
Dora furent envoyés début avril vers
Sachsenhausen et Ravensbrück (près
de Berlin) et Mauthausen en Autriche,
ceux de Buchenwald surtout vers Dachau
et Flossenbürg, en Bavière. Vers la
mi-avril, un ordre dévacuation sig
Himmler atteignit ces deux derniers
camps, et il est possible que cette atti-
tude nouvelle soit la conséquence des
réactions internationales aux décou-
vertes à Bergen-Belsen. Cette période,
mi-avril, marque une double évolution
dans les KZ. Les mesures prises depuis
la fin janvier 1945 consistant en lassas-
sinat des détenus malades ou invalides,
et la liquidation des détenus considérés
comme dangereux, par leur influence
dans les camps ou leur notoriété poli-
tique, étaient pratiquement terminées,
de même que la destruction systéma-
tique des dossiers des camps, et la ten-
tative d’y effacer les traces matérielles
des crimes. Lévacuation des détenus
encore considérés comme capables de
soutenir de longues marches devenait
alors possible. Un ordre dévacuation
signifiait le début de ce qui devint aussi-
tôt les « marches de la mort », dont la
trace sanglante s’inscrivit du nord au
sud de lAllemagne (voir encadré p.10).
Des hécatombes dues aux évènements
de guerre, par des bombardements mal
dirigés ou effectués par suite de mau-
vaise inter prétation de lobjectif, ont
coûté la vie à dinnombrables dépor-
tés, au moment où ils pouvaient espérer
recouvrer la liberté. Voici, trop briève-
ment, lhistoire de
quelques-uns de ces
cas malheureux.
Un des premiers
eut lieu à Lüneburg,
où un train conte-
nant 400 déportés
invalides fut tou-
ché le 7 avril 1945
par un bombarde-
ment allié, qui tua
200 dentre eux. Les
survivants, dabord
parqués dans un
champ, furent en
grande partie (entre
50 et 80) assassinés
dans les jours sui-
vants, entre autres
par des marins-sol-
dats allemands.
Un autre cas sem-
blable eut lieu le
lendemain à la gare
de marchandises
de Celle, quelque
80 km plus au sud. Là c’était un convoi
de wagons de marchandises, chargé de
3 420 détenus de KZ venant de la région
de Hanovre et des KZ des usines métal-
lurgiques Hermann-Goering de Salzgitter
qui stationnait depuis la veille, qui fut
sévè rement bombardé et gravement
endommagé. Entre 400 et 500 détenus
furent tués lors de lattaque aérienne.
Les survivants ayant en partie tenté de
s’enfuir, une poursuite s’engagea, avec
policiers, militaires et civils. Au moins
170 et peut-être 200 détenus furent en-
core tués dans ce qui fut appelé dans la
région « la chasse au lièvre » de Celle.
Le 9 avril, 2 000 à 2 500 détenus encore
capables de marcher furent mis en route
à pied vers Bergen-Belsen. Le sort den-
viron 300 blessés intransportables est
inconnu (2)
Une des pires « méprises » de lavia tion
alliée eut lieu presque un mois plus tard
dans la baie de Lübeck.
Il s’agit du bombardement par lavia-
tion anglaise de plusieurs navires.
Dans le cadre de lévacuation du KZ de
Neuengamme, à Hambourg, quelque
9 000 détenus furent précipitamment
transpors par des trains, entre le 20
et le 26 avril, jusquau port de Lübeck.
Le Gauleiter avait réqui sitionné des
bateaux en tant que « KZ ottants ».
C’étaient trois cargos (Athen, Elmenhorst
et ielbeck) ainsi qu’un vaste navire de
croisières de luxe, le Cap Arcona. Les
concentrationnaires furent entassés dans
les cales de diérents navires. La Croix-
Rouge suédoise obtint que deux de ses
bateaux, qui avaient participé à lopéra-
tion « Bus blancs », puissent embarquer
en rentrant en Suède des détenus fran-
çais, belges et hollandais. Plusieurs cen-
taines de personnes furent ainsi sauvées.
Les jours suivants, le Cap Arcona
chargea, malgré la résistance initiale
de son capitaine, plus de 5 000, et jusqu’à
7 000 détenus, dont finalement environ
4 200 étaient encore à bord lors du
bombardement. Un autre navire, le
Thielbeck, était chargé denviron 2 800
détenus. Le troisième « KZ flottant »,
avec 2 000 détenus à son bord était
éloigné du groupe lors de lattaque aé-
rienne, et souffrit peu de dégâts et de
pertes. Quoi quil en soit, le matin du
3 mai 1945, un puissant raid de la RAF
mené par quelque 200 avions lança une
attaque destinée à bloquer la fuite des
troupes nazies à travers la Baltique.
Dans ce cadre, les deux navires chargés
de détenus et pris pour des transports
de troupes furent gravement touchés et
s’embrasèrent. Environ 6 600 déportés
périrent dans des conditions horribles,
ne laissant qu’environ 400 survivants.
Pour laviation anglaise, il était diffi-
cile de savoir le rôle des navires qu’ils
apercevaient. On discute encore la réa-
lité d’informations qui auraient pu évi-
ter ce massacre, mais rien de définitif
na jamais pu être démontré.
Durant l'hiver 1944-45, les assassinats de masse, touchant
souvent les détenus trop faibles pour être envoyés
dans les « marches de la mort », ont été extrêmement
nombreux et il est impossible den faire le compte. Dans
la plupart des cas, les victimes étaient soit brûlées dans
le crématoire le plus proche, soit ensevelies au plus
près dans la nature et le plus souvent sans qu’un signe
extérieur le signale. On ne peut guère faire plus que
mentionner quelques-uns des cas les plus marquants
parmi les centaines de faits qui n’ont pas été totalement
effacés de la mémoire et surtout imaginer le grand
nombre qui n’ont jamais été révélés.
Un camp annexe de Flossenbürg, en Bavière, était
Hersbruck, qui vit passer en quelques mois plus de 10 000
détenus. Les détenus devaient creuser des galeries
souterraines dans le cadre de la mise sous terre d’usines
d’aviation et de V1 et V2. Les 3,5 km de galeries creusées ne
servirent jamais, mais les épidémies, la sous-alimentation
et les mauvais traitements tuèrent quelque 4 000 hommes,
auxquels s’ajoutèrent encore plus de 600 qui ne purent
survivre à l’évacuation en avril 1945. De même un camp
annexe de Sachsenhausen, Lieberose, au sud de Berlin, vit
mourir un millier de malades, auxquels s’ajoutèrent plus de
600 jeunes détenus, assassinés à la « Station Z » du camp
principal.
Dans un autre ordre d’idées, on doit citer des bâtiments
militaires, casernes situées près de la « capitale » du KZ
de Dora, Nordhausen. Cette « caserne Boelcke » était en
réalité un vrai mouroir où succombèrent peu à peu 5 000 à
6 000 détenus, abandonnés à leur sort.
Dans le nord, on peut signaler un camp improvisé pour
recevoir des détenus de Neuengamme, Wöbbelin, un
centre qui ne fut jamais terminé, où on trouvait une seule
pompe pour fournir de l’eau à plus de 5 000 détenus, et
dont les baraques n’étaient pas encore prêtes à la mi-avril.
On estime au minimum à 1 000 morts les victimes dans ce
camp. On doit citer aussi Sandbostel, abandonné par les SS
à la garde de la Wehrmacht, dont les détenus furent un peu
aidés les derniers jours par des prisonniers de guerre. Ici, on
compta quelque 3 000 morts, le tiers de leffectif.
Les détenus malades assassinés en masse
Parmi les tragédies qui ont marqué la fin du système
concentrationnaire et les évacuations des camps
de concentration : le 13 avril 1945 dans la région de
Magdebourg, 1 036 déportés évacués de kommandos
de Dora, furent enfermés dans une grange qui fut
incendiée par les SS. Il n’y eut qu’une douzaine de
rescapés.
Dans la rade de Lübeck, sur la mer Baltique, l’un
des bateaux remplis de déportés évacués de
Neuengamme coule après le bombardement de
l’aviation britannique qui croyait à des transports de
troupes. Il coûta la vie à des milliers d’hommes.
lll
LE PATRIOTE RÉSISTANT
N° 895 - mars 2015
L
e lundi 5 mars, je retournais travailler
au Halle 1 avec les camarades, pour la
première fois depuis plus dun mois.
Tiendrais-je le coup ? J’ai tenu le coup. Il
ne faisait pas encore bien chaud, mais ce
nétait plus le froid mortel. Des oiseaux
chantaient dans les arbres autour de lusine !
Mais le soir même, on me faisait démé-
nager au Block 23. Une fois de plus, jétais
séparé de mes camarades…
Et voilà que, le mardi 6, au lieu de partir
avec eux vers lusine, jétais dans un
autre convoi qui s’acheminait vers la
gare. On nous faisait monter dans des
wagons. Le wagon était si haut et j’étais
si faible que je n’y arrivais absolument
pas. Heureusement, avant quun kapo s’en
aperçoive, une solide poigne m’étreignait
et me poussait dans le wagon. Cest ainsi
que j’ai fait la connaissance de mon cama-
rade Saï Valdemir Georgevitch, citoyen
soviétique de Krasnodar. Il était institu-
teur, avait appris le fraais et s’expri-
mait assez bien pour que nous puissions
converser ensemble. Encerclé par lavance
allemande, il avait longtemps combattu
comme partisan dans un maquis. Puis
il s’était fait prendre. J’ai su par lui qu’il
y avait ainsi des Soviétiques à Dachau.
Jusque-là, nous navions vu que quelques
pauvres diables d’Ukrainiens, disait-on,
qui étaient vraiment lamentables, un
peu des parias dans notre société de pa-
rias. Lun deux avait travaillé avec moi
dans la période du kommando Kugel. Je
ne sais qui m’avait dit : « Ce ne sont pas
des communistes. Les communistes sont
exter minés ou dans des camps spéciaux ».
Mon camarade Saï était communiste. Je
ne me rappelle plus s’il m’a raconté com-
ment il avait abouti à Dachau.
Le train nous déposait dans les fau-
bourgs de Munich. Nous allions travailler
à réparer les voies détruites par un bom-
bardement. D’abord, nous avons conti-
nué à pied vers la gare. Cela me faisait
tout drôle de me trouver en ville parmi
des hommes ordinaires, des femmes et
des enfants surtout qui allaient à leurs
occupations.
Il avait neigé, et nous marchions parmi
les bouleaux argentés couverts de neige.
Cétait magnique. Nous apercevions
au-dessus des maisons les monuments,
notamment la cathédrale de Munich qui
dominait tout. Je métais promis daller la
visiter, mais je n’en ai jamais eu locca sion.
Je me souviens que les femmes, et les vieil-
lards, trnaient souvent leurs provisions
dans des luges, et aussi leurs enfants. La
ville avait souert des bombardements,
et sans doute les gens des privations de
cette guerre qui s’acheminait vers la dé-
faite. Pourtant, ce qui m’a surtout frappé,
c’était un air de fête : de vraies maisons
(peintes), des églises à bulbes en oignons,
des gens habillés correctement, vivant
dune vie « normale » (tout est relatif…),
toutes choses dont mon corps et mes sens
(sinon mon esprit) avaient oublié lexis-
tence, et avaient même perdu la croyance
en la possibilité…
Évidemment, les souvenirs que j’ai gar-
dés de ce travail à Munich ne sont pas
rangés bien en ordre dans mon esprit, et
par exemple je ne peux garantir que c’est
dès le premier jour que j’ai trouvé Saï,
comme je le crois… Ainsi, je ne me sou-
viens pas des réactions des Munichois
en voyant passer notre cortège de for-
çats en costumes rayés bleu et blanc déla-
vés et salis. Dans mon souvenir, je ne les
vois pas même détourner les yeux, mais
plutôt faire comme si nous étions invi-
sibles pour eux…
Quand nous sommes arrivés sur lem-
placement du travail, nous avons admi
létendue des bombardements. Il s’agis-
sait pour nous de boucher les trous des
bombes à la pelle et à la pioche, de recons-
tituer le ballast à la fourche, de poser les
traverses, puis les rails. Habituellement le
travail n’était guère dur. Je me souviens
davoir passé des heures à remuer vague-
ment une pelle ou une fourche. Mais aussi
davoir été réveillé, alors que je dormais
sur mon outil, par un magistral coup
de poing du kapo qui pourtant semblait
assez conciliant. Le plus dur – mais ça ne
revenait pas trop souvent – cétait
Un cortège de forçats
dans Munich bombardé
À peine sorti du Revier d’Allach (kommando de Dachau) où il a subi une opération, Yves Eyot est envoyé début mars 1945 à Munich
pour remettre en état des voies ferrées détruites par les bombardements alliés. Tout annonce que la n du cauchemar concentrationnaire
approche, mais quand surviendra-t-elle vraiment ?
12
Tuées dans la chambre
à gaz de Ravensbrück
Avec le recul, il semble toujours aussi
extra ordinaire qu’un nombre aussi
énorme de vies humaines ait été sacri-
fié en aussi peu de temps. Sur quelque
750 000 détenus des KZ au début de 1945
(chiffre « offi ciel » 714 000), on estime
entre 240 000 et 360 000 le nombre des
victimes tuées au cours ou à loccasion
des déplacements forcés en moins de
six mois. Les marcheurs fors, épui-
sés par des mois de travail trop dur
et par la sous-alimentation, abattus et
abandonnés au bord des routes, sont
une image qui a marqué les mémoires.
Mais des assassinats groupés ont eu lieu
dans de nombreux cas, et dans des cir-
constances diverses. Certains faits sont
bien connus, dautres le sont moins (voir
encadré p. 11).
Des massacres, nombreux, ont eu lieu
non pas à la suite de circonstances malen-
contreuses, mais bien sur des décisions
et des choix de responsables nazis.
Un cas, dont le rapprochement avec
le massacre d’Oradour touche parti-
culièrement en France, est celui de
Gardelegen. Un convoi ferroviaire trans-
portant des détenus évacués dannexes
du KZ Mittelbau-Dora et des détenus
malades venant de Neuengamme se
trouva bloqué par la destruction des
voies à proximité dune zone déjà occu-
pée par les Américains dans la région de
Magdebourg. Les SS se
mirent d’accord avec
le chef local du parti
nazi. Au total, 1 016
détenus furent enfer-
més le 13 avril dans
une vaste grange pré-
alablement garnie de
bottes de paille imbi-
bées dessence et brû-
lés vifs. Les troupes
américaines, attei-
gnant peu après la
région, furent en me-
sure de faire connaître
ce massacre.
Moins connu, long-
temps mis en doute, le
cas du KZ de femmes
de Ravensbrück (qui comportait aussi un
camp pour hommes avec près de 7 900
détenus en 1945) a été typique pour les
mesures des SS dans bien des lieux dinter-
nement. Prévoyant la nécessité probable
dévacuer le camp dans un avenir proche,
les SS élimirent systématiquement les
détenues qui poseraient des problèmes en
cas de départ général, les âgées et les ma-
lades en premier lieu, les « indésirables »,
qui risquaient de gêner les opérations, par
surcroît. Ce sont entre 5 000 et 6 000 déte-
nues de Ravensbrück qui y furent ainsi
assassinées dans la chambre à gaz, et
dans le petit camp annexe voisin (« pour
jeunes ») Uckermark.
Le génocide des juifs et ses millions
de morts restera certainement un des
« signes » principaux de la Seconde
Guerre mondiale. Mais les pertes mi-
litaires et surtout civiles dans len-
semble des pays touchés par ce conflit
demeurent difficilement imaginables. Et
lacharnement inhumain qui a carac-
risé la dernière période dun conflit en
Europe, dont l’issue apparaissait pour-
tant évidente depuis longtemps, dépasse
limagination. La haine, le sentiment de
supériorité, la peur devant linconnu,
lintolérance autant que l’obéissance
aveugle, tout dans le nazisme condui-
sait à loutrance et à lapplication de
règles inhumaines. Noublions surtout
pas que ce type dattitudes, même s’il
récuse parfois le rapprochement avec
Hitler, est loin davoir disparu, que
nous pouvons tous les jours le rencon-
trer et que, loin de ne menacer que des
personnages publics, il peut toucher
chacun dentre nous.
JeAn-Luc BeLLAnger
(1) Sur lopération « Bus blancs » de la
Croix-Rouge suédoise en 1945, voir le
PR de décembre 2012.
(2) Le bombardement et le massacre de
Celle ont fait lobjet dune étude de
lhistorien allemand Bernhard Strebel,
publiée par la Ville de Celle en 2008
aux Editions pour l’Histoire régionale
de Bielefeld. Bernhard Strebel est aussi
lauteur d’une monographie sur le camp
de Ravensbrück traduite en fraais
(Fayard).
Detlef Garbe, Carmen Lange (Ed.),
Häftlinge zwischen Vernichtung und
Befreiung, Die Auflösung des KZ
Neuengamme und seiner Aussenlager
durch die SS im Frühjahr 1 945 (Détenus
entre anéantissement et libération, La li-
quidation du KZ Neuengamme et de ses
camps extérieurs par les SS au printemps
1945), éditions Temmen, Brême, 2005
(non traduit).
Karin Orth, Das System der natio-
nalsozialistischen Konzentrationslager,
Hamburger Edition, 1999 (non traduit).
Des survivants du camp-mouroir de Sandbostel.
témoignage
70e anniversaire
lll
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