Faire disparaître les camps de concentration et les détenus

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70e anniversaire
LE PATRIOTE RÉSISTANT
N° 895 - mars 2015
Un problème insoluble pour les nazis
Faire disparaître les camps
de concentration et les détenus
Fin mars 1945, alors qu’on
entre dans l’ultime phase
de la liquidation du système
concentrationnaire, des
dissensions au sein de l’appareil
SS sur le sort à réserver aux
détenus aggravent encore
les conditions d’évacuation
des camps. Ponctuées
d’innombrables massacres,
ces évacuations auront fait au
total, en moins de six mois,
entre 240 000 et 360 000
victimes parmi les détenus
(sur environ 714 000 détenus
début 1945). Jean-Luc Bellanger
retrace ici les conséquences
catastrophiques de ces
déplacements chaotiques.
I
l existait dans l’ensemble de l’Alle­
magne nazie et des pays qu’elle
occupait un réseau de camps de
concentration, et de camps « annexes »
au moins aussi terribles, dont l’existence
ne pouvait être ignorée par personne. Les
camps spécialisés dans la mise à mort
de populations entières étaient, quant
à eux, situés pour des raisons de « discrétion » dans les zones orientales de
l’Europe, moins accessibles à la curiosité éventuelle d’ennemis du nazisme.
Lorsque les revers militaires en Union
Soviétique ont commencé à leur faire
envisager un repli, les plus hauts responsables prirent conscience du fait que ces
centres industriels d’assassinats allaient
être découverts, et que le monde entier
allait découvrir des crimes jusque-là proprement inimaginables. Une véritable
inquiétude saisit alors Himmler et son
entourage, et une immense opération de
« nettoyage » (« déterrage », Enterdung)
se mit en route dès fin 1942 afin de faire
disparaître les quelque 1 750 000 cadavres
que les crématoires des camps de l’Aktion
Reinhardt (Belzec, Sobibor, Treblinka)
ne parvenaient plus à éliminer. On sait
que, des mois durant, des installations
primitives, entassant sur une grille faite
de rails de chemin de fer, des piles de cadavres, avec du bois et d’autres combustibles, tentèrent de résoudre le dilemme.
Que faire des quelque
714 000 détenus ?
Bientôt, les détenus encore vivants
constituèrent eux-mêmes un problème.
On évacua, à l’Est, camp après camp dès
1944 : Majdanek en avril, Vaivara en
juin, Kaunas et Riga en juillet, finalement, conséquence du débarquement en
Normandie, Herzogenbosch aux PaysBas et Natzweiler-Struthof en Alsace en
­septembre. Les ­détenus des camps annexes, en principe, se voyaient diriger
vers les camps principaux dont ils dépendaient. Mais en 1945, les SS étaient
à la tête d’une masse de quelque 714 000
détenus de KZ [Konzentrationslager,
camp de concentration], à déplacer souvent d’une extrémité du Reich à l’autre,
alors que les routes et voies de chemin
de fer étaient constamment sous le feu
de l’aviation alliée, totalement maîtresse de l’espace aérien. Hitler avait
décidé qu’aucun des détenus de KZ ne
­devait tomber vivant aux mains de l’ennemi. Autour de Himmler, par contre,
quelques « réalistes » pensaient avec lui
à ruser avec le sort, par exemple en négociant avec les Alliés la libération par
exemple de détenus juifs (dont quelque
3 000 furent en ­effet « échangés ») contre
des aménagements divers, sous forme
de livraisons de matériels, camions ou
autres. Parmi les nazis, comme au sein
de la « résistance » politico-­m ilitaire,
d’autres encore rêvaient d’un retour­
nement d’alliances, les Occidentaux
choisissant de poursuivre la guerre aux
­côtés des Allemands contre l’URSS…
Si irréalistes que soient les hypothèses
brassées parmi les nazis, les problèmes
quoti­d iens devaient être résolus. L’avance
des Anglo-américains débarqués en
Europe occidentale, stoppée avec l­ ’hiver,
menacée par le succès initial de l’offen­
sive ­nazie de décembre 1944 dans les
Ardennes, avait ­repris. A l’Est enfin,
l’Armée Rouge avançait inexorablement, elle allait bientôt atteindre les
principaux des camps où l’assassinat
collec­t if était encore quotidien et massif. L’évacuation devait maintenant abso­
lument les concerner, dans une seconde
phase. À tout hasard, un responsable
de KZ chevronné, Johann Aumeier, fut
­envoyé fin janvier en Norvège avec le
commandant de Neuengamme, Pauly,
pour y préparer la création éventuelle
d’un nouveau KZ « de repli » pour 2 000 à
3 000 détenus, qui n’existera jamais.
Au même moment, c’est le complexe
d’Auschwitz, avec ses trois camps, où
se trouvent encore plus de 50 000 détenus, qui doit être évacué. Il sera suivi
en février par le camp de Gross-Rosen
(44 000 détenus) puis celui de Stutthof,
près de Dantzig, où sont encore internés environ 22 000 détenus, dont de
nombreuses femmes juives. Le nombre
de morts ne cesse de grandir, en général impossible à chiffrer de façon précise, mais souvent situé entre le tiers
et la moitié du nombre des « évacués ».
Himmler en contradiction
avec Hitler
Durant toute cette période, il devient
évident que les autorités supérieures de
l’Etat nazi, Hitler comme Himmler ou
les hauts responsables qui les entourent
­encore, n’ont plus aucune prise réelle
sur les évènements qui ne sont pas à
leur portée immédiate. C’est finalement souvent sur l’initiative locale que
repose la tournure prise par les évènements. En très grande partie, l’obéissance aveugle impo­sée à l’inté­r ieur du
système nazi donnera aux derniers mois
et semaines d’une guerre perdue depuis
longtemps son caractère irrationnel, avec
la coexistence d’actes contradictoires,
trop souvent inhumains, et parfois en
totale opposition aux ordres reçus. Fin
mars-début avril 1945, on entre dans la
troisième et dernière phase de la liquidation de fait du système concentrationnaire. Des réflexions « techniques »
sont développées sur les façons les plus
pratiques et efficaces pour éliminer les
détenus de KZ encore vivants, en fonction des instruc­t ions du Führer. Tout y
passe, le gaz, bien entendu, mais aussi
les tirs d’artillerie ou de mitrailleuses,
le chargement sur des navires, coulés
ensuite, l’entassement dans des tunnels
souterrains, scellés pour asphyxier les
victimes, ou détruits par des explosifs,
le bombardement des camps, les idées
les plus sinistres et les plus improbables
sont évoquées. Certaines seront mises
en pratique.
Dans le même temps, des réflexions
­i nverses se font jour. Himmler bavarde
beaucoup avec son médecin personnel,
Felix Karsten, avec lequel il n’hésite
pas à évoquer une politique secrète en
contradiction avec le Führer. Le 12 mars
1945, un extraordinaire « ­a ccord »
(Märzvereinbarung) entre eux décide
que l’ordre d’Hitler « de faire sauter les
camps de concentration à l’approche des
Alliés ne sera pas transmis », et interdit
« de telles destructions, ou de tuer tout
détenu […] Les camps de concentration ne seront pas évacués, les détenus
reste­ront là où ils sont en ce moment et
auront droit à recevoir des colis de nourriture ». Les KZ doivent être remis aux
Alliés, l’assassinat de juifs doit ­cesser
et les détenus juifs doivent être placés sous le même régime que les autres
prisonniers. Ces dernières indications
visaient surtout les juifs internés dans
le camp de Terezin près de Prague, et
ceux qui avaient été rassemblés dans
le camp de Bergen-Belsen en tant que
« juifs d’échange » (Austauschjuden) en
vue de tractations éventuelles.
Deux grands « trajets » d’évacuation
des camps, par le nord et par le sud
Deux grands « trajets » se dessinèrent début avril 1945, la « route du nord », vers le
Schleswig-Holstein et le Danemark sur laquelle furent lancées les colonnes provenant de Sachsenhausen, Ravensbrück et Neuengamme, auxquelles se joignirent
parfois les restes de groupes venant de camps principaux ou annexes de KZ de
Buchenwald, Dora, Stutthof, Auschwitz et Gross-Rosen. C’est également en direction du Schleswig-Holstein que s’enfuit l’ensemble des SS de l’Amtsgruppe D
(tout ce qui concernait le fonctionnement des KZ) et de leurs familles. L’avance
rapide des Alliés occidentaux ne permit pas aux caravanes venant de la région de
Berlin, de Sachsenhausen et de Ravensbrück, de rejoindre cette destination. Par
contre, venant de Hambourg, les détenus de Neuengamme atteignirent le rivage
de la Baltique à Lübeck. Ils furent embarqués sur trois navires qui se trouvaient
là à l’ancre. Deux barges chargées de « cadavres ambulants », détenus venant de
Stutthof par la mer, les rejoignirent (voir page suivante).
La « route du sud », quant à elle, avec pour destination un mythique « réduit alpin »,
regroupait essentiellement des détenus des KZ Flossenbürg et Dachau, augmentés des « évacués » de nombreux autres KZ, le tout dans un désordre et souvent
une improvisation considérables. Les dirigeants des organismes SS responsables
de l’administration, le WVHA, et à leur tête Oswald Pohl, prirent aussi la route de
Dachau et des Alpes avec leurs familles. Cette notion de « forteresse des Alpes »
(Alpenfestung) a joué un rôle certain durant la dernière période de la guerre. Les
autorités nazies de la région avaient envisagé en effet une sorte de gigantesque
zone fortifiée, où Hitler et ses collaborateurs pourraient se replier et attendre une
évolution éventuellement positive de la situation. Deux jours avant son suicide,
Hitler avait donné son feu vert à la construction de ce « réduit » fortifié. Il n’y fut
jamais donné suite.
70e anniversaire
LE PATRIOTE RÉSISTANT
N° 895 - mars 2015
Quelques jours plus tard, Himmler
adressa une circulaire aux commandants des KZ encore existants, leur ordonnant de « ­veiller à ce qu’aucun juif
ne soit plus tué, et à limiter de ­façon
générale la morta­lité des détenus par
tous les moyens. » Cet ordre ­d evait
être remis en mains propres à c­ hacun
des commandants (Neuengamme,
Buchenwald, Mauthausen, BergenBelsen, Ravensbrück, Sachsenhausen),
mais ne fut suivi d’effet nulle part. Il
semble bien qu’au contraire les messagers d’Himmler aient choisi de lancer
dans les KZ les préparatifs à une évacuation globale des détenus. L’appareil
SS était ainsi profondément ­d ivisé, un
des éléments les plus connus étant le célèbre accord avec le vice-président de la
Croix-Rouge suédoise, comte Bernadotte,
sur l’opération « Bus blancs » qui permit la libération de plus de 20 000 détenus de KZ (1). La reddition aux forces
britanniques du camp de Bergen-Belsen
le 15 avril fut un autre élément d’importance considérable. Les images montrant
des enchevêtrements de cadavres squelettiques, des monceaux de corps poussés
par des bulldozers vers des fosses communes dans le cadre de l’épidémie de
typhus qui faisait rage, les silhouettes
décharnées qui avaient tout juste la force
de faire un geste vers les libérateurs,
autant de témoignages d’une ­horreur
dont on ignorait en réalité encore le
pire, et qui firent le tour du monde en
quelques jours.
Hécatombes à Celle
et dans la baie de Lübeck
Instructions et initiatives contradictoires se succédèrent durant cette
période. Les détenus du KZ MittelbauDora furent envoyés début avril vers
Sachsenhausen et Ravensbrück (près
de Berlin) et Mauthausen en Autriche,
ceux de Buchenwald surtout vers Dachau
et Flossenbürg, en Bavière. Vers la
mi-avril, un ordre d’évacuation signé
Himmler atteignit ces deux derniers
camps, et il est possible que cette attitude nouvelle soit la conséquence des
réactions internationales aux découvertes à Bergen-Belsen. Cette période,
mi-avril, marque une double évolution
dirigés ou effectués par suite de mauvaise inter­prétation de l’objectif, ont
coûté la vie à d’innombrables déportés, au moment où ils pouvaient espérer
recouvrer la liberté. Voici, trop brièvement, l’histoire de
Parmi les tragédies qui ont marqué la fin du système quelques-uns de ces
concentrationnaire et les évacuations des camps
cas malheureux.
de concentration : le 13 avril 1945 dans la région de
Un des premiers
Magdebourg, 1 036 déportés évacués de kommandos
eut lieu à Lüneburg,
de Dora, furent enfermés dans une grange qui fut
où un train conteincendiée par les SS. Il n’y eut qu’une douzaine de
nant 400 déportés
rescapés.
invalides fut touDans la rade de Lübeck, sur la mer Baltique, l’un
ché le 7 avril 1945
des bateaux remplis de déportés évacués de
par un bombardeNeuengamme coule après le bombardement de
ment allié, qui tua
l’aviation britannique qui croyait à des transports de
troupes. Il coûta la vie à des milliers d’hommes.
200 d’entre eux. Les
survivants, d’abord
parqués dans un
champ, furent en
grande partie (entre
50 et 80) assassinés
dans les jours suivants, entre autres
par des marins-soldats allemands.
Un autre cas semblable eut lieu le
lendemain à la gare
de marchandises
de Celle, quelque
dans les KZ. Les mesures prises depuis
80 km plus au sud. Là c’était un convoi
la fin janvier 1945 consistant en l’assasde wagons de marchandises, chargé de
sinat des détenus malades ou invalides,
3 420 détenus de KZ venant de la région
et la liquidation des détenus considérés
de Hanovre et des KZ des usines métalcomme dangereux, par leur inf luence
lurgiques Hermann-Goering de Salzgitter
qui stationnait depuis la veille, qui fut
dans les camps ou leur notoriété politique, étaient pratiquement terminées,
sévè­rement bombardé et gravement
de même que la destruction systémaendommagé. Entre 400 et 500 détenus
tique des dossiers des camps, et la tenfurent tués lors de l’attaque a­ érienne.
tative d’y effacer les traces matérielles
Les survivants ayant en partie tenté de
des crimes. L’évacuation des détenus
s’enfuir, une poursuite s’engagea, avec
encore considérés comme capables de
policiers, militaires et civils. Au moins
soutenir de longues marches devenait
170 et peut-être 200 détenus furent enalors possible. Un ordre d’évacuation
core tués dans ce qui fut ­appelé dans la
signifiait le début de ce qui devint aussi­
région « la chasse au lièvre » de Celle.
tôt les « marches de la mort », dont la
Le 9 avril, 2 000 à 2 500 détenus encore
capables de marcher furent mis en route
trace sanglante s’inscrivit du nord au
sud de l’Allemagne (voir encadré p.10).
à pied vers Bergen-Belsen. Le sort d’enDes hécatombes dues aux évènements
viron 300 blessés intransportables est
de guerre, par des bombardements mal
inconnu (2)…
11
Une des pires « méprises » de l’avia­t ion
alliée eut lieu presque un mois plus tard
dans la baie de Lübeck.
Il s’agit du bombardement par l’aviation anglaise de plusieurs navires.
Dans le cadre de l’évacuation du KZ de
Neuengamme, à Hambourg, quelque
9 000 détenus furent précipitamment
transportés par des trains, entre le 20
et le 26 avril, jusqu’au port de Lübeck.
Le Gauleiter avait réqui­sitionné des
bateaux en tant que « KZ flottants ».
C’étaient trois cargos (Athen, Elmenhorst
et Thielbeck) ­a insi qu’un vaste navire de
croisières de luxe, le Cap Arcona. Les
­concentrationnaires furent entassés dans
les cales de différents navires. La CroixRouge suédoise obtint que deux de ses
bateaux, qui avaient participé à l’opération « Bus blancs », puissent embarquer
en rentrant en Suède des détenus français, belges et hollandais. Plusieurs centaines de personnes furent ainsi sauvées.
Les jours suivants, le Cap Arcona
­c hargea, malgré la résistance initiale
de son capitaine, plus de 5 000, et jusqu’à
7 000 détenus, dont finalement e­ nviron
4 200 étaient encore à bord lors du
bombardement. Un autre navire, le
Thielbeck, était chargé d’environ 2 800
­détenus. Le troisième « KZ f lottant »,
avec 2 000 détenus à son bord était
éloigné du groupe lors de l’attaque aérienne, et souffrit peu de dégâts et de
pertes. Quoi qu’il en soit, le matin du
3 mai 1945, un puissant raid de la RAF
mené par quelque 200 avions lança une
attaque destinée à bloquer la fuite des
troupes nazies à travers la Baltique.
Dans ce cadre, les deux navires chargés
de détenus et pris pour des transports
de troupes furent gravement touchés et
s’embrasèrent. Environ 6 600 déportés
périrent dans des conditions horribles,
ne laissant qu’environ 400 survivants.
Pour l’aviation anglaise, il était difficile de savoir le rôle des navires qu’ils
apercevaient. On discute encore la réalité d’informations qui auraient pu éviter ce massacre, mais rien de définitif
n’a jamais pu être démontré. lll
Les détenus malades assassinés en masse
Durant l'hiver 1944-45, les assassinats de masse, touchant
souvent les détenus trop faibles pour être envoyés
dans les « marches de la mort », ont été extrêmement
nombreux et il est impossible d’en faire le compte. Dans
la plupart des cas, les victimes étaient soit brûlées dans
le crématoire le plus proche, soit ensevelies au plus
près dans la nature et le plus souvent sans qu’un signe
extérieur le signale. On ne peut guère faire plus que
mentionner quelques-uns des cas les plus marquants
parmi les centaines de faits qui n’ont pas été totalement
effacés de la mémoire et surtout imaginer le grand
nombre qui n’ont jamais été révélés.
Un camp annexe de Flossenbürg, en Bavière, était
Hersbruck, qui vit passer en quelques mois plus de 10 000
détenus. Les détenus devaient creuser des galeries
souterraines dans le cadre de la mise sous terre d’usines
d’aviation et de V1 et V2. Les 3,5 km de galeries creusées ne
servirent jamais, mais les épidémies, la sous-alimentation
et les mauvais traitements tuèrent quelque 4 000 hommes,
auxquels s’ajoutèrent encore plus de 600 qui ne purent
survivre à l’évacuation en avril 1945. De même un camp
annexe de Sachsenhausen, Lieberose, au sud de Berlin, vit
mourir un millier de malades, auxquels s’ajoutèrent plus de
600 jeunes détenus, assassinés à la « Station Z » du camp
principal.
Dans un autre ordre d’idées, on doit citer des bâtiments
militaires, casernes situées près de la « capitale » du KZ
de Dora, Nordhausen. Cette « caserne Boelcke » était en
réalité un vrai mouroir où succombèrent peu à peu 5 000 à
6 000 détenus, abandonnés à leur sort.
Dans le nord, on peut signaler un camp improvisé pour
recevoir des détenus de Neuengamme, Wöbbelin, un
centre qui ne fut jamais terminé, où on trouvait une seule
pompe pour fournir de l’eau à plus de 5 000 détenus, et
dont les baraques n’étaient pas encore prêtes à la mi-avril.
On estime au minimum à 1 000 morts les victimes dans ce
camp. On doit citer aussi Sandbostel, abandonné par les SS
à la garde de la Wehrmacht, dont les détenus furent un peu
aidés les derniers jours par des prisonniers de guerre. Ici, on
compta quelque 3 000 morts, le tiers de l’effectif.
12
70e anniversaire
Tuées dans la chambre
à gaz de Ravensbrück
Avec le recul, il semble toujours ­aussi
extra­ordinaire qu’un nombre aussi
énorme de vies humaines ait été sacrifié en aussi peu de temps. Sur quelque
750 000 détenus des KZ au début de 1945
(chiffre « offi­ciel » 714 000), on estime
entre 240 000 et 360 000 le nombre des
victimes tuées au cours ou à l’occasion
des déplacements forcés en moins de
six mois. Les marcheurs forcés, épuisés par des mois de travail trop dur
et par la sous-alimentation, abattus et
abandonnés au bord des routes, sont
une image qui a marqué les mémoires.
Mais des assassinats groupés ont eu lieu
dans de nombreux cas, et dans des circonstances diverses. Certains faits sont
bien connus, d’autres le sont moins (voir
­encadré p. 11).
Des massacres, nombreux, ont eu lieu
non pas à la suite de circonstances malen­
contreuses, mais bien sur des décisions
et des choix de responsables nazis.
Un cas, dont le rapprochement avec
le massacre d’Oradour touche parti­
culièrement en France, est celui de
Gardelegen. Un convoi ferroviaire transportant des d
­ étenus évacués d’annexes
du KZ Mittelbau-Dora et des détenus
malades venant de Neuengamme se
trouva bloqué par la destruction des
voies à proximité d’une zone déjà occupée par les Américains dans la région de
LE PATRIOTE RÉSISTANT
N° 895 - mars 2015
Magdebourg. Les SS se
mirent d’accord avec
le chef ­local du parti
nazi. Au total, 1 016
détenus furent enfermés le 13 avril dans
une vaste grange préalablement garnie de
bottes de paille imbibées d’essence et brûlés vifs. Les troupes
américaines, atteignant peu après la
­région, furent en mesure de faire connaître
ce massacre.
Moins connu, longtemps mis en doute, le Des survivants du camp-mouroir de Sandbostel.
Le génocide des juifs et ses millions
cas du KZ de femmes
de
morts restera certainement un des
de Ravensbrück (qui comportait aussi un
camp pour hommes avec près de 7 900
« signes » principaux de la Seconde
Guerre mondiale. Mais les pertes midétenus en 1945) a été typique pour les
mesures des SS dans bien des lieux d’inter­
litaires et surtout civiles dans l’ennement. Prévoyant la nécessité probable
semble des pays touchés par ce conf lit
d’évacuer le camp dans un avenir proche,
demeurent difficilement imaginables. Et
les SS éliminèrent systématiquement les
l’acharnement inhumain qui a caractédétenues qui poseraient des problèmes en
risé la dernière période d’un conf lit en
cas de départ général, les âgées et les maEurope, dont l’issue apparaissait pourlades en premier lieu, les « indésirables »,
tant évidente depuis longtemps, dépasse
qui risquaient de gêner les opérations, par
l’imagination. La haine, le sentiment de
surcroît. Ce sont entre 5 000 et 6 000 déte­
supériorité, la peur devant l’inconnu,
nues de Ravensbrück qui y furent a­ insi
l’intolérance autant que l’obéissance
assassinées dans la chambre à gaz, et
aveugle, tout dans le nazisme conduidans le petit camp a­ nnexe voisin (« pour
sait à l’outrance et à l’application de
jeunes ») Uckermark.
règles inhumaines. N’oublions surtout
pas que ce type d’attitudes, même s’il
récuse parfois le rapprochement avec
Hitler, est loin d’avoir disparu, que
nous pouvons tous les jours le rencontrer et que, loin de ne menacer que des
personnages publics, il peut toucher
­c hacun d’entre nous.
J ean -Luc B ellanger
(1) S ur l’opération « Bus blancs » de la
Croix-Rouge suédoise en 1945, voir le
PR de décembre 2012.
(2) L e bombardement et le massacre de
Celle ont fait l’objet d’une étude de
l’historien allemand Bernhard Strebel,
publiée par la Ville de Celle en 2008
aux Editions pour l’Histoire régionale
de Bielefeld. Bernhard Strebel est aussi
l’auteur d’une monographie sur le camp
de Ravensbrück traduite en français
(Fayard).
Detlef Garbe, Carmen Lange (Ed.),
Häftlinge zwischen Vernichtung und
Bef reiung , Die Auf lösung des K Z
Neuengamme und seiner Aussenlager
durch die SS im Frühjahr 1 945 (Détenus
entre anéantissement et libération, La liquidation du KZ Neuengamme et de ses
camps extérieurs par les SS au printemps
1945), éditions Temmen, Brême, 2005
(non traduit).
n Karin Orth, Das System der nationalsozialistischen Konzentrationslager,
Hamburger Edition, 1999 (non traduit).
n
témoignage
Un cortège de forçats
dans Munich bombardé
À peine sorti du Revier d’Allach (kommando de Dachau) où il a subi une opération, Yves Eyot est envoyé début mars 1945 à Munich
pour remettre en état des voies ferrées détruites par les bombardements alliés. Tout annonce que la fin du cauchemar concentrationnaire
approche, mais quand surviendra-t-elle vraiment ?
L
e lundi 5 mars, je retournais t­ ravailler
au Halle 1 avec les camarades, pour la
première fois depuis plus d’un mois.
Tiendrais-je le coup ? J’ai tenu le coup. Il
ne faisait pas encore bien chaud, mais ce
n’était plus le froid mortel. Des oiseaux
chantaient dans les arbres autour de l’usine !
Mais le soir même, on me faisait déménager au Block 23. Une fois de plus, j’étais
séparé de mes camarades…
Et voilà que, le mardi 6, au lieu de p
­ artir
avec eux vers l’usine, j’étais dans un
autre convoi qui s’acheminait vers la
gare. On nous faisait monter dans des
­wagons. Le wagon était si haut et j’étais
si faible que je n’y arrivais absolument
pas. Heureusement, avant qu’un kapo s’en
aperçoive, une solide poigne m’étreignait
et me poussait dans le wagon. C’est ainsi
que j’ai fait la connaissance de mon camarade Saï Valdemir Georgevitch, citoyen
soviétique de Krasnodar. Il était instituteur, avait appris le français et s’exprimait assez bien pour que nous puissions
converser ensemble. Encerclé par l’avance
allemande, il avait longtemps combattu
comme partisan dans un maquis. Puis
il s’était fait prendre. J’ai su par lui qu’il
y avait ainsi des Soviétiques à Dachau.
Jusque-là, nous n’avions vu que quelques
pauvres diables d’Ukrainiens, disait-on,
qui étaient vraiment lamentables, un
peu des parias dans notre société de parias. L’un d’eux avait travaillé avec moi
dans la période du kommando Kugel. Je
ne sais qui m’avait dit : « Ce ne sont pas
des communistes. Les communistes sont
exter­minés ou dans des camps spéciaux ».
Mon camarade Saï était communiste. Je
ne me rappelle plus s’il m’a raconté comment il avait abouti à Dachau.
Le train nous déposait dans les faubourgs de Munich. Nous allions travailler
à réparer les voies détruites par un bombardement. D’abord, nous avons continué à pied vers la gare. Cela me faisait
tout drôle de me trouver en ville parmi
des hommes ordinaires, des femmes et
des enfants surtout qui allaient à leurs
occupations.
Il avait neigé, et nous marchions parmi
les bouleaux argentés couverts de neige.
C’était magnifique. Nous apercevions
au-dessus des maisons les monuments,
notamment la cathédrale de Munich qui
dominait tout. Je m’étais promis d’aller la
visiter, mais je n’en ai jamais eu l’occa­sion.
Je me souviens que les femmes, et les vieillards, traînaient souvent leurs provisions
dans des luges, et aussi leurs enfants. La
ville avait souffert des bombardements,
et sans doute les gens des privations de
cette guerre qui s’acheminait vers la défaite. Pourtant, ce qui m’a surtout frappé,
c’était un air de fête : de vraies maisons
(peintes), des églises à bulbes en oignons,
des gens habillés correctement, vivant
d’une vie « normale » (tout est relatif…),
toutes choses dont mon corps et mes sens
(sinon mon esprit) avaient o
­ ublié l’existence, et avaient même perdu la croyance
en la possibilité…
Évidemment, les souvenirs que j’ai gardés de ce travail à Munich ne sont pas
rangés bien en ordre dans mon esprit, et
par exemple je ne peux garantir que c’est
dès le premier jour que j’ai trouvé Saï,
comme je le crois… Ainsi, je ne me souviens pas des réactions des Munichois
en voyant passer notre cortège de forçats en costumes rayés bleu et blanc délavés et salis. Dans mon souvenir, je ne les
vois pas même détourner les yeux, mais
­plutôt faire comme si nous étions invisibles pour eux…
Quand nous sommes arrivés sur l’emplacement du travail, nous avons admiré
l’étendue des bombardements. Il s’agissait pour nous de boucher les trous des
bombes à la pelle et à la pioche, de reconstituer le ballast à la fourche, de poser les
traverses, puis les rails. Habituellement le
travail n’était guère dur. Je me souviens
d’avoir passé des heures à remuer vaguement une pelle ou une fourche. Mais aussi
d’avoir été réveillé, alors que je dormais
sur mon outil, par un magistral coup
de poing du kapo qui pourtant semblait
­assez conciliant. Le plus dur – mais ça ne
­revenait pas trop ­souvent – c’était lll
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