contrat. Pour Kittay et Nussbaum, la question de la dépendance et plus précisément celle du
handicap constituent un test pour toute théorie de la justice 2 : il est possible de juger de la
pertinence de celle-ci en fonction de sa capacité à prendre en compte la centralité des relations
de dépendance, à promouvoir l’inclusion des personnes dépendantes et à concevoir une
organisation sociale réduisant les inégalités et la domination qui leur sont liées. Or, selon
elles, la théorie rawlsienne de la justice échoue face à un tel test.
C’est d’abord à Kittay que l’on doit d’avoir mis au jour l’incapacité de la théorie
rawlsienne à penser le caractère central et inévitable de la dépendance dans toute vie humaine,
dans le cadre de ce qu’elle a appelé « une critique du point de vue de la dépendance » 3. Ce
travail passe chez elle par un examen minutieux des présupposés à l’œuvre dans la
construction de la position originelle, procédé qui permet à Rawls, s’inspirant ici de la
tradition contractualiste classique, de formaliser les conditions d’un accord entre personnes
libres et rationnelles sur les principes de justice censés gouverner la répartition des droits,
devoirs et avantages sociaux4. Or selon Kittay, la construction de la position originelle
témoigne d’un oubli de la dépendance qui est reléguée hors du champ d’application des
principes de justice, dans la sphère privée. Les partenaires de la position originelle sont en
effet considérés comme dignes de définir les principes de justice dès lors qu’ils peuvent se
représenter comme rationnels et dotés d’un sens de la justice – ce qui exclut de la procédure
de choix des principes les personnes qui ne possèdent pas de telles capacités et rend
problématique la représentation de leurs intérêts. Comme Rawls le précise, la description des
partenaires repose en effet sur une « idéalisation » des citoyens, supposés être susceptibles de
participer pleinement à la coopération sociale tout au long de leurs vies5. Cette idéalisation
répond à la volonté de définir les principes de justice en partant des situations « normales »,
en reportant à un stade ultérieur de la réflexion la question « pratique » des aménagements
sociaux requis par des cas ne rentrant pas dans la norme, comme celui des personnes
handicapés6. Cette idéalisation est problématique pour plusieurs raisons, que Kittay énumère :
d’abord, et comme l’avait également souligné S. M. Okin, elle conduit à passer sous silence
en le prenant pour acquis l’importance du care dans le développement des facultés morales
des citoyens « normaux » ; ensuite, elle signifie que personne ne doit avoir de besoins
spécifiques particulièrement coûteux à satisfaire, comme le besoin d’un traitement médical
spécial ; enfin, elle exprime le fait que tous les citoyens sont censés participer à la coopération
sociale s’ils entendent bénéficier de ses avantages.
Le problème d’une telle idéalisation est qu’elle conduit à exclure du champ d’application
des principes tous les individus qui ne possèdent pas, même au titre de potentialité, les deux
pouvoirs moraux qui définissent selon Rawls la personne morale. Or selon Kittay, telle est le
cas des personnes atteintes d’un handicap mental sévère, telle que sa fille Sesha. Le cas de
Sesha indique qu’ « il existe une dépendance qui n’est pas encore ou qui n’est plus de l’ordre
de l’interdépendance »7, autrement dit que certaines formes de dépendance ne seront jamais
2 Kittay E.F., Love’s Labor. Essays on Women, Equality and Dependency, Routledge, New York, 1999, p. 75.
3 Kittay E.F., Love’s Labor. Essays on Women, Equality and Dependency, Routledge, New York, 1999. pp. 8-17.
Selon Kittay, la critique du point de vue de la dépendance prolonge les critiques féministes formulées des points
de vue de la différence, de la domination et de la diversité. La critique du point de vue de la différence pointe les
risques d’homogénéisation dont est porteur l’idéal d’égalité lorsqu’il ne va pas de pair avec une analyse de la
norme masculine sous-tendant la conception dominante de l’égalité ; la critique du point de vue de la domination
souligne que l’obtention de droits égaux ne suffit pas à garantir une égalité réelle entre hommes et femmes ; la
critique du point de vue de la diversité souligne que les revendications égalitaires des mouvements féministes
prennent insuffisamment en compte les différences de position sociale entre les femmes.
4 Rawls J., Théorie de la Justice, trad. C. Audard, Seuil, Paris 1997, pp. 37-48 et 151-228.
5 Rawls J., « Le constructivisme kantien dans la théorie morale » (1980), in Justice et démocratie, trad. C.
Audard, Seuil, Paris, 1997, pp. 115-116.
6 Rawls J., Libéralisme politique, trad. C. Audard, PUF, Paris, 1995, p. 227.
7 Kittay, E.F., Love’s Labor, op.cit., préface, xii ; pp. 180-181.