Citoyenneté, care et non-domination.

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Citoyenneté, care et non-domination.
Auteures : M. Garrau et A. Le Goff. Atelier « Genre et politique »/ « La citoyenneté
revisitée » - Congrès ASSP 2010.
Introduction
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Les apports de la perspective du care sont les suivants: une remise en cause de la
fiction de l’individu indépendant ; une mise en lumière de la centralité subjective et
sociale des activités de care → perspective d’une inclusion dans la communauté
morale et politique des personnes considérées comme dépendantes ou particulièrement
vulnérables sur la base de l’affirmation de l’universalité de la dépendance et de la
vulnérabilité.
Les limites du care comme éthique sont les suivantes : pour les dispensateurs, la
reconduction des stéréotypes de la féminité, le confinement dans la sphère privée ;
pour les receveurs, le maintien d’un double standard autonomie / dépendance →
décloisonner la perspective du care en montrant qu’elle est susceptible de déboucher
sur la formulation d’un idéal valable pour la sphère politique et non simplement pour
la sphère privée et que la formulation de cet idéal peut permettre une transformation
de l’organisation sociale et politique, qui touche l’ensemble des citoyens et pas
seulement ceux que l’idéologie de l’autoréalisation conduit à identifier négativement
comme des receveurs et des dispensateurs de care.
Problème posé: cette politisation du care, bien qu’appelée par toutes les théoriciennes
du care, demeure difficile à formuler. Elle implique en effet de déconstruire le débat
entre care et justice qui a structuré le développement des éthiques du care d’une part,
et d’autre part de développer une réflexion sur les institutions d’une « caring society »
ancrée dans l’analyse des pratiques de care existantes.
Ce travail a été engagé et on peut y distinguer deux voies distinctes :
o Dans une première perspective, il s’est agi d’intégrer les apports de l’éthique
du care dans le cadre d’une théorie de la justice renouvelée de manière à
montrer que le care devait être considéré soit comme un bien premier à
distribuer également aux citoyens pour qu’ils puissent participer à la
coopération sociale, soit comme un facteur déterminant du développement des
capacités que toute société doit garantir à ces citoyens pour être qualifiée de
juste. C’est une telle perspective, qui fait du care un bien premier ou une
composante essentielle du bien humain, qui a été développée respectivement
par Eva Feder Kittay et Martha Nussbaum, dans le cadre d’un dialogue critique
avec le libéralisme rawlsien. Comme on le montrera dans une première partie,
leurs travaux, inspirés en cela par les théoriciennes du care, présentent l’intérêt
de repenser la norme de justice en intégrant le care dans les biens à garantir
aux individus.
o Dans une seconde perspective, il s’est agi de repenser non pas le concept de
justice mais celui de citoyenneté en montrant simultanément que les pratiques
de care étaient porteuses de valeur centrale pour la pratique démocratique et
qu’une citoyenneté réellement inclusive devait s’attacher à protéger
particulièrement les dispensateurs et les receveurs de care en tant qu’ils sont
particulièrement confronté au problème politique central, celui de la
domination. Cette perspective a été esquissée dans le prolongement des
1
travaux de Joan Tronto sur les pratiques de care d’une part et de ceux de Philip
Pettit sur le néorépublicanisme d’autre part.
Notre but dans cet article sera de montrer en quoi la seconde voie s’avère plus prometteuse
pour la perspective d’une politisation du care. Si l’enjeu d’une telle politisation est la prise en
compte et la protection de la vulnérabilité des individus, il nous semble plus prometteur,
autrement, dit de travailler à une conception de la citoyenneté inspirée du néorépublicanisme,
que d’aménager une théorie de la justice d’inspiration libérale en y intégrant le care comme
bien. Nous procéderons en deux temps : après avoir rappelé dans une première partie les
apports et les limites des travaux de Kittay et Nussbaum, nous reviendrons sur les
enseignements de la sociologie du travail de care de manière à montrer en quoi la théorie
néorépublicaine de la non-domination peut offrir des solutions normatives et institutionnelles
à ce que la sociologie des pratiques de care identifie comme les principaux problèmes qui se
posent dans le cadre des relations de care. Enfin, nous testerons l’hypothèse de la fécondité
du rapprochement entre l’éthique du care et la théorie néorépublicaine au prisme de la
question de l’inclusion des personnes en situation de handicap.
1. Care, justice et handicap.
Eva Feder Kittay et Martha Nussbaum ont cherché à repenser les apports de l’éthique du
care dans le cadre d’une refonte des théories de la justice libérales, d’inspiration rawlsienne
principalement, et dans une perspective normative. Leurs travaux s’adossent à un double
constat : premièrement, il est nécessaire de sortir de la conception trop étroite du care promue
par ses premières théoriciennes et de définir le care moins comme une disposition que comme
un ensemble d’activités sociales complexes nécessaires au développement des subjectivités
comme à la reproduction de la société dans son ensemble. Deuxièmement, Kittay comme
Nussbaum s’accordent pour mettre le faux dilemme entre care et justice également au compte
des théories libérales de la justice qui travaillent avec des présupposés anthropologiques trop
étroits pour qu’ils leur permettent de saisir la centralité du care pour toute vie humaine. Dans
leur optique, ce n’est que dans la mesure où l’anthropologie libérale sera révisée que
l’importance de la perspective du care pour la théorie politique pourra être aperçue. Dans le
prolongement des critiques adressées par S.M. Okin à la théorie de la justice de Rawls, Kittay
et Nussbaum entreprennent donc de développer une lecture critique de la théorie libérale
(déontologique) de la justice au prisme du care. Dans ce cadre, la question de l’inclusion des
personnes handicapées dans la communauté morale et politique a constitué le fil conducteur
d’une lecture critique et d’une démarche de refonte de la théorie de la justice. Nous allons
mettre en relief leur apport mais aussi pointer certaines de leurs limites dès lors qu’il s’agit de
repenser le rapport entre citoyenneté et handicap.
1.1.
Repenser la théorie de la justice en intégrant la question du care : l’apport
de E.F. Kittay et M. Nussbaum.
Les travaux de Kittay et Nussbaum expriment l’idée selon laquelle « une conception de la
justice qui ne prend pas en compte la nécessité de répondre à la vulnérabilité avec care est
incomplète et (…) un ordre social qui ignore le care ne saurait être qualifié de juste »1. C’est
en ce sens qu’ils se sont orientés vers une confrontation directe avec la théorie rawlsienne de
la justice, perçue comme représentant d’une tradition libérale remontant aux théories du
1
Kittay E.F., « Human Dependency and Rawlsian Equality », in Meyers D.T., Feminists Rethink the Self, op.cit.,
p. 257. Sauf mention contraire, toutes les citations ont été traduites par nos soins.
2
contrat. Pour Kittay et Nussbaum, la question de la dépendance et plus précisément celle du
handicap constituent un test pour toute théorie de la justice 2 : il est possible de juger de la
pertinence de celle-ci en fonction de sa capacité à prendre en compte la centralité des relations
de dépendance, à promouvoir l’inclusion des personnes dépendantes et à concevoir une
organisation sociale réduisant les inégalités et la domination qui leur sont liées. Or, selon
elles, la théorie rawlsienne de la justice échoue face à un tel test.
C’est d’abord à Kittay que l’on doit d’avoir mis au jour l’incapacité de la théorie
rawlsienne à penser le caractère central et inévitable de la dépendance dans toute vie humaine,
dans le cadre de ce qu’elle a appelé « une critique du point de vue de la dépendance » 3. Ce
travail passe chez elle par un examen minutieux des présupposés à l’œuvre dans la
construction de la position originelle, procédé qui permet à Rawls, s’inspirant ici de la
tradition contractualiste classique, de formaliser les conditions d’un accord entre personnes
libres et rationnelles sur les principes de justice censés gouverner la répartition des droits,
devoirs et avantages sociaux4. Or selon Kittay, la construction de la position originelle
témoigne d’un oubli de la dépendance qui est reléguée hors du champ d’application des
principes de justice, dans la sphère privée. Les partenaires de la position originelle sont en
effet considérés comme dignes de définir les principes de justice dès lors qu’ils peuvent se
représenter comme rationnels et dotés d’un sens de la justice – ce qui exclut de la procédure
de choix des principes les personnes qui ne possèdent pas de telles capacités et rend
problématique la représentation de leurs intérêts. Comme Rawls le précise, la description des
partenaires repose en effet sur une « idéalisation » des citoyens, supposés être susceptibles de
participer pleinement à la coopération sociale tout au long de leurs vies5. Cette idéalisation
répond à la volonté de définir les principes de justice en partant des situations « normales »,
en reportant à un stade ultérieur de la réflexion la question « pratique » des aménagements
sociaux requis par des cas ne rentrant pas dans la norme, comme celui des personnes
handicapés6. Cette idéalisation est problématique pour plusieurs raisons, que Kittay énumère :
d’abord, et comme l’avait également souligné S. M. Okin, elle conduit à passer sous silence
en le prenant pour acquis l’importance du care dans le développement des facultés morales
des citoyens « normaux » ; ensuite, elle signifie que personne ne doit avoir de besoins
spécifiques particulièrement coûteux à satisfaire, comme le besoin d’un traitement médical
spécial ; enfin, elle exprime le fait que tous les citoyens sont censés participer à la coopération
sociale s’ils entendent bénéficier de ses avantages.
Le problème d’une telle idéalisation est qu’elle conduit à exclure du champ d’application
des principes tous les individus qui ne possèdent pas, même au titre de potentialité, les deux
pouvoirs moraux qui définissent selon Rawls la personne morale. Or selon Kittay, telle est le
cas des personnes atteintes d’un handicap mental sévère, telle que sa fille Sesha. Le cas de
Sesha indique qu’ « il existe une dépendance qui n’est pas encore ou qui n’est plus de l’ordre
de l’interdépendance »7, autrement dit que certaines formes de dépendance ne seront jamais
2
Kittay E.F., Love’s Labor. Essays on Women, Equality and Dependency, Routledge, New York, 1999, p. 75.
Kittay E.F., Love’s Labor. Essays on Women, Equality and Dependency, Routledge, New York, 1999. pp. 8-17.
Selon Kittay, la critique du point de vue de la dépendance prolonge les critiques féministes formulées des points
de vue de la différence, de la domination et de la diversité. La critique du point de vue de la différence pointe les
risques d’homogénéisation dont est porteur l’idéal d’égalité lorsqu’il ne va pas de pair avec une analyse de la
norme masculine sous-tendant la conception dominante de l’égalité ; la critique du point de vue de la domination
souligne que l’obtention de droits égaux ne suffit pas à garantir une égalité réelle entre hommes et femmes ; la
critique du point de vue de la diversité souligne que les revendications égalitaires des mouvements féministes
prennent insuffisamment en compte les différences de position sociale entre les femmes.
4
Rawls J., Théorie de la Justice, trad. C. Audard, Seuil, Paris 1997, pp. 37-48 et 151-228.
5
Rawls J., « Le constructivisme kantien dans la théorie morale » (1980), in Justice et démocratie, trad. C.
Audard, Seuil, Paris, 1997, pp. 115-116.
6
Rawls J., Libéralisme politique, trad. C. Audard, PUF, Paris, 1995, p. 227.
7
Kittay, E.F., Love’s Labor, op.cit., préface, xii ; pp. 180-181.
3
3
précédées ou suivies de relations d’interdépendance caractérisées par la possibilité de la
réciprocité. Le handicap mental sévère nous met aux prises avec une inégalité indépassable de
compétences et de capacités. C’est cette forme de dépendance qu’il s’agit d’examiner, parce
que ceux qu’elles concernent sont les premiers exclus de la communauté morale et politique,
et parce que la perspective de l’interdépendance risque de voir resurgir le mythe de
l’indépendance dans lequel une telle exclusion trouve sa source. Le portrait de Sesha rend
visible ce que la définition libérale de l’individualité morale occulte et constitue le moteur de
la critique par Kittay de la théorie rawlsienne de la justice. La théorie de la justice repose en
effet sur une conception de la personne selon laquelle c’est en vertu de notre intellect que
nous accédons à un statut moral. Mais une telle conception de la personne est précisément ce
qui rend problématique la détermination du statut moral des personnes atteintes de handicap
sévère. La justice s’applique-t-elle à quelqu’un qui ne fait partie ni des agents moraux ni des
citoyens libres tels qu’on les définit? Ceux qui ne peuvent participer à la coopération sociale
entre égaux en raison de leurs incapacités, peuvent-il en être les bénéficiaires ? Dans quelle
mesure ceux qui prennent soin de personnes handicapées peuvent-elles revendiquer l’aide de
la collectivité au nom de la justice, et non de la charité ?
Kittay montre en outre que la construction de la position originelle, en insistant sur la
liberté des partenaires comme « sources originaires de revendications valides », rend
problématique la représentation des dispensateurs de care : les intérêts des dispensateurs de
care sont en effet difficilement distinguables de ceux dont ils s’occupent, leurs revendications
dérivant du rôle qu’ils ont à leur égard. Ils ne peuvent donc être considérés comme des
sources originaires de revendications au sens rawlsien du terme, bien que leur position ne
puisse non plus être réduite à celle des esclaves que Rawls oppose aux partenaires libres.
Selon Kittay, la difficulté à concevoir la position des travailleurs de la dépendance dans le
cadre rawlsien provient de l’individualisme qui le sous-tend ; elle illustre une conception de la
coopération sociale dans laquelle les obligations créées par les situations de dépendance pour
ceux qui les prennent en charge sont considérées comme secondaires. Ainsi, le modèle
rawlsien ne se contente pas de nier l’humanité des personnes handicapées ; il désavantage
aussi ceux qui prennent soin des personnes dépendantes en n’interrogeant pas explicitement
les modalités de leur participation à la coopération sociale.
C’est pourquoi Kittay entreprend de compléter la formulation des principes rawlsiens afin
de proposer une conception de la justice qui prenne au sérieux la dépendance et permette de
traiter justement les personnes atteintes de handicap mental sévère. Elle commence d’abord
par réélaborer la position originelle en faisant figurer la dépendance dans les circonstances de
la justice8 : chacun traverse en effet au cours de sa vie des phases de dépendance relative et
certains n’atteignent jamais le niveau d’indépendance requis pour participer également à la
coopération sociale. Corrélativement, la prise en compte de la centralité de la dépendance et
de notre inégale vulnérabilité à son égard conduit Kittay à souligner l’importance pour le
choix des principes de justice d’un troisième pouvoir moral qui consiste à se montrer attentif
aux besoins spécifiques d’autrui. L’importance de ce pouvoir ne signifie pas que chacun des
membres de la société inclura dans sa conception du bien le fait de prendre effectivement soin
des autres, mais que chacun reconnaîtra l’importance d’une répartition équitable du travail de
care. Enfin, Kittay ajoute le care à la liste des biens premiers que les partenaires de la
position originelle souhaitent voir répartis équitablement.
Sur la base de cette redéfinition de la position originelle, Kittay formule un troisième
principe de justice garantissant que les besoins spécifiques de « care » seront satisfaits et que
les capacités à dispenser du « care » seront socialement promues. Ce principe de
responsabilité sociale requiert que chacun soit pris en compte selon son besoin de care, ou
8
Kittay E.F., Love’s labor, op.cit, pp. 83-88.
4
requis selon sa capacité à en dispenser et que soit mis en place un soutien des institutions qui
rende accessible aux dispensateurs de care les ressources et opportunités conditionnant
l’établissement de relations de dépendance appropriées9. En outre, elle propose de repenser la
coopération sociale en référence à un concept élargi de réciprocité qui prenne acte de
l’impossibilité dans laquelle se trouvent certains de rendre ce qui leur est donné. Cette
réciprocité élargie est désignée par la notion de doulia10, terme dérivé du nom de
l’intermédiaire qui, dans les sociétés traditionnelles, était chargée après l’accouchement, de
s’occuper non de l’enfant mais de la mère. Son rôle était de répondre aux besoins spécifiques
de ceux qui s’occupent d’autres et ne peuvent par conséquent s’occuper d’eux-mêmes. La
doulia renvoie donc à une triangulation de dépendances imbriquées, à une relation où la
réciprocité advient de manière indirecte. Elle permet de penser un principe de justice
s’appliquant à ceux qui, soit en raison de leurs incapacités, soit en raison de leur disponibilité
à un tiers dépendants, sont exclus du mode contractualiste de réciprocité. Cette conception de
la coopération sociale prend ainsi en compte la dépendance dérivée des dispensateurs de care
en fondant l’idée selon laquelle leur activité leur donne le droit à un soutien de la collectivité.
Elle justifie le soutien systématique et public non directement à ceux qui sont dépendants,
mais indirectement à ceux qui prennent soin d’eux11, dont la reconnaissance est centrale dans
la perspective d’une prise en charge adéquate des personnes dépendantes. La réflexion de
Kittay rejoint donc les travaux montrant que les abus subis par les plus dépendants sont
facilités par la dévalorisation du travail de la dépendance et offre un fondement à la
reconnaissance sociale de ce dernier12.
Le travail de M. Nussbaum reprend la plupart des critiques adressées par Kittay à
Rawls, mais il s’écarte de celui de Kittay sur deux points : d’abord, à la focalisation sur les
formes extrêmes de dépendance, Nussbaum oppose l’idée d’une continuité entre dépendance
et autonomie13 ; ensuite, elle élabore une critique du cadre contractualiste, qu’elle rejette au
profit du langage des capabilités, mieux à même selon elle de prendre en charge la question
du handicap. Comme Kittay, Nussbaum reconnaît que la dépendance et la vulnérabilité
comme dimensions centrales de la vie humaine sont évacuées de l’anthropologie libérale
rawlsienne. Contre les pensées de l’autosuffisance, et en référence à Aristote, Nussbaum
élabore ainsi une conception de la personne dans laquelle la vulnérabilité constitue la
dimension irréductible d’un rapport au monde marqué par l’exposition à la « fortune » et la
finitude14. Dans ce cadre, la dignité de la vie humaine doit être pensée comme la dignité d’une
vie marquée par la dépendance et la fragilité15. La rationalité humaine elle-même, loin de
renvoyer à la pure activité d’êtres autosuffisants et désincarnés, dépend pour son
développement de circonstances extérieures et peut être affectée par l’âge, la maladie,
l’accident16. Toutefois, selon Nussbaum, la reconnaissance d’une dignité indexée sur la
dépendance et la part d’animalité de l’humain doit aller de pair avec l’idée que toute vie
humaine doit être traitée comme une vie autonome, ne serait-ce que de façon minimale. Cette
autonomie minimale signifie que l’on doit chercher à promouvoir l’accès de toute vie
9
Idem, pp. 109-113.
Ibid., pp. 104-109.
11
Ibid., pp. 117-146.
12
La vulnérabilité dérivée des travailleurs de care vient de ce que leur travail les empêche de prendre soin d’euxmêmes ou de participer à la coopération sociale d’une manière similaire à ceux qui sont déchargés de toute
obligation de prendre soin de personnes dépendantes. Ils dépendent donc généralement d’un tiers.
13
Nussbaum M., « The future of feminist liberalism », in Feder E. et Kittay E.F. (dir.), op. cit., pp. 186-214;
Frontiers of Justice, Harvard University Press, Cambridge, 2006, pp. 101, 133 et 193-194.
14
Nussbaum M., The Fragility of Goodness, Cambridge University Press, Cambridge, 2001.
15
Nussbaum M., The Fragility of Goodness, op.cit.; “Aristotelian Social Democracy”, in Douglas R. éd.,
Liberalism and the Good, Routledge, 1990, p. 203 sq.
16
Nussbaum M., Frontiers of Justice, op.cit., p. 160.
10
5
humaine à un ensemble de capacités de base. Ainsi, la liberté, la possibilité de définir son
propre projet de vie, l’opportunité d’apprendre et de développer des liens choisis constituent
des objectifs dont l’importance pour tous les citoyens doit être affirmée17.
Nussbaum souligne en ce sens que nombre de personnes atteintes de handicaps mentaux
aspirent à exercer un travail et à avoir l’opportunité de faire le récit de leurs parcours. Et si de
tels fonctionnements ne sont pas accessibles dans le cas des personnes atteintes de handicaps
mentaux sévères, il importe cependant de reconnaître qu’elles disposent de capacités de base
qui méritent d’être développées et qui requièrent pour cela des conditions matérielles et
sociales. Bien qu’elle ne puisse ni vivre seule, ni écrire, ni voter, Sesha peut accéder à une vie
authentiquement humaine, c’est-à-dire à une forme d’individualité et de liberté, sous certaines
conditions matérielles et sociales qu’il faut garantir : « un espace dans lequel échanger des
affects, profiter de la vie, des sons, de la lumière, sans être ni enfermée ni moquée »18. Si les
normes d’une vie authentiquement humaine sont susceptibles d’être interprétées relativement
à la situation de chaque personne, un unique ensemble de normes doit donc valoir pour
déterminer si les conditions qui permettent le développement d’une telle vie sont présentes ou
non19. Au contraire, l’abandon de la norme d’autonomie dans l’évaluation des relations de
dépendance et des situations de vulnérabilité nous priverait d’une norme centrale pour
critiquer les formes de domination dont les relations de dépendance peuvent être le lieu et
risquerait de justifier l’émergence d’un Etat paternaliste insuffisamment soucieux de la liberté
des individus et uniquement axé sur la satisfaction de leurs besoins20. Si le projet de
Nussbaum est de remettre la dépendance au cœur de l’action politique, ce ne sera donc pas au
prix de ce qu’elle considère comme un rejet radical de l’idéal libéral de liberté. Il s’agit plutôt
de combiner la reconnaissance d’une dignité propre aux relations de dépendance et la
conservation par l’Etat de l’objectif d’une « mise en capacité » des citoyens : tous les citoyens
devraient avoir l’opportunité de développer le plus large éventail possible de capacités et
d’accéder au maximum d’indépendance.
On saisit ainsi le second point sur lequel Nussbaum se distingue de Kittay: Nussbaum
intègre certes certaines objections adressées par Kittay à Rawls mais elle le fait dans le cadre
d’une critique du contractualisme rawlsien, adossée à l’approche des « capabilités »
développées par Amartya Sen. Soulignant les limites des démarches qui aménagent la théorie
rawlsienne en reformulant la description de la position originelle, Nussbaum met en lumière
les raisons structurelles empêchant un traitement adéquat de la question du handicap dans un
cadre contractualiste : partant de la prémisse de l’égalité de droit et de l’égale rationalité des
individus, les théories contractualistes sont incapables de prendre en compte les inégalités de
fait entre les individus, celles qui découlent de l’hétérogénéité des situations humaines et de la
variabilité des besoins. Nussbaum retrouve une interrogation formulée par Amartya Sen dans
le cadre de sa critique de l’utilitarisme et de la théorie rawlsienne : de quelle égalité doit se
préoccuper une théorie de la justice, i.e. quelle doit être sa variable de référence ou sa base
d’information21 ? A cette question, Sen répond par l’introduction du concept de « capabilités
de base ». Définies comme des manières d’être et de faire, les capabilités traduisent la liberté
que nous avons d’accomplir des fonctionnements, combinaisons d’états et d’actions qui vont
du plus élémentaire (avoir de quoi manger, être en bonne santé…) au plus complexe (être
heureux, participer à la vie de la communauté…) et qui constituent le bien-être.
17
Idem, pp. 218-219.
Ibid., p. 196.
19
Ibid., pp. 193-194.
20
Ibid., p. 195-196.
21
Sen, A., Un nouveau modèle économique. Développement, justice et liberté, trad. M. Bessières, Odile Jacob,
Paris, 2000, pp. 63-94.
18
6
Le cas du handicap permet à Sen, suivie ici par Nussbaum, d’illustrer l’intérêt de
l’approche des capabilités et sa supériorité par rapport à des approches distributives du type
de Rawls ou de Kittay, qui prônent une égale distribution des biens premiers. Rien ne garantit
en effet que la distribution égale des biens premiers permette d’assurer aux individus une
égale liberté. En effet, les biens premiers ne sont que des moyens permettant d’accéder à une
liberté effective, mais ils ne sauraient en tant que tels s’y substituer. Tel est justement le
problème rencontré par la personne atteinte d’un handicap : avec un panier égal de biens
premiers, elle ne pourra jouir ni d’un même niveau de bien-être ni du même degré de liberté
qu’une personne qui ne serait pas handicapée. On bute ici sur le problème de la
« conversion » des biens premiers en capabilités de base. La diversité de l’environnement
naturel et social, l’hétérogénéité des personnes, dotées de besoins et de capacités diverses,
influent sur la capacité de chacun à convertir les ressources qui lui sont attribuées. L’âge, le
handicap ou une vulnérabilité particulière à la maladie peuvent notamment compliquer la
« conversion » des biens premiers en capabilités de base. Ils mettent en évidence le poids des
variations interpersonnelles dans la mesure de l’égalité entre individus, signalant que cette
mesure ne peut porter uniquement sur les ressources dont disposent les individus. Si donc
l’enjeu est de garantir à chacun une égale liberté, il convient de faire porter l’évaluation sur
les capabilités, et non sur les biens premiers, afin de prendre en compte le fait que l’accès à la
liberté ne repose pas uniquement sur la possession de biens premiers, et que nous ne sommes
pas tous égaux dans la capacité à convertir les moyens disponibles en fins poursuivies22.
Reprenant le concept de capabilités, Nussbaum s’engage dans ainsi dans l’élaboration
d’une théorie de la justice inspirée de l’approche des capabilités. Pour cela, elle aborde une
question laissée en suspend par Sen, qui est de savoir quelles sont, parmi toutes les capabilités
humaines, celles qu’il convient de promouvoir équitablement pour parvenir à une société
juste. Nussbaum insiste ainsi sur la nécessité de structurer la théorie des capabilités autour
d’une analyse normative objective des fonctionnements humains centraux qui soit compatible
avec un respect de la relativité culturelle23. Cette analyse met au jour les traits essentiels sans
lesquels nous ne considérons pas une vie comme humaine, de manière à déterminer quelles
capabilités doivent être développées politiquement24. Sur cette base, Nussbaum définit une
liste de dix capabilités fondamentales parmi lesquelles la vie, la santé, l’intégrité physique, la
liberté de penser, d’imaginer, de ressentir mais aussi de développer sa vie émotionnelle et sa
raison pratique. Les autres capabilités recouvrent l’appartenance, les interactions avec les
autres espèces, la dimension ludique de l’existence, et le contrôle – politique ou matériel – sur
l’environnement. Inspirée par la définition aristotélicienne des bases matérielles du
fonctionnement humain, cette liste est validée par la référence à la notion rawlsienne de
consensus par recoupement25 : elle donne un contenu à l’idée de dignité humaine sans trahir le
pluralisme, le but politique étant de mettre les citoyens en capacité, non de leur imposer
certains fonctionnements.
Les capabilités fonctionnent comme des prérogatives (entitlements) dont les individus
sont fondés à revendiquer la garantie de la part des Etats : une société ne pourra prétendre être
juste si elle ne garantit pas cet ensemble de capabilités, conçu comme un minimum social, à
chacun de ses membres. C’est à ce niveau que Nussbaum peut réintégrer l’apport des théories
du care : le care renvoie à un ensemble de pratiques et d’attitudes sans lesquelles aucune des
22
Sen A., Repenser l’inégalité, trad. P. Chemla, Seuil, Paris, 2000.
Nussbaum M., “Nature, Function and Capability. Aristotle on Political Distribution”, in Annas J. et Grimm
R.H., Oxford Studies in Ancient Philosophy, 1988, pp. 145-84 et “Non relative virtues: an aristotelician
approach”, in Nussbaum M. et Sen A. (dir.), The Quality of Life, Clarendon Press, Londres, 1993, pp. 242-70.
24
Nussbaum M., “Human Functioning and Social Justice: in Defense of Aristotelian Essentialism”, Political
Theory, 20, 1992, pp. 202-46.
25
Le consensus par recoupement, s’opérant entre doctrines compréhensives raisonnables du bien sur des
principes politiques de justice, garantit la stabilité sociale : cf. Rawls J., Libéralisme politique, op.cit., p. 171 sq.
23
7
capabilités humaines centrales ne peuvent être acquises ni exercées. Les soins qu’il recouvre
permettent la vie, la santé, l’intégrité physique ; le soutien émotionnel et l’attention qu’il
commande rendent possible le développement et l’usage des sens, de l’imagination et de la
pensée ; ils sont enfin essentiels au respect de soi-même. En ce sens, le care « renvoie ou
devrait renvoyer à la totalité des capabilités humaines centrales »26, et doit être mis au centre
de la définition de la société juste et de l’action politique. La liste des capabilités constitue
une norme d’évaluation de la justice d’une société et un guide dans l’élaboration des
politiques publiques, l’enjeu étant de considérer la situation des membres de la société en se
demandant si l’organisation sociale leur garantit l’accès aux capabilités centrales. D’un point
de vue politique, la perspective des capabilités s’écarte ainsi d’une théorie distributive de la
justice : il s’agit moins de s’assurer que les individus disposent d’un certain nombre de biens,
que d’agencer un environnement affectif, social et politique, favorisant l’exercice des
capabilités.
Nussbaum illustre la fécondité de l’approche des capabilités à partir de la question du
handicap. Le handicap interroge les politiques publiques sur trois plans : celui des formes
juridiques de la tutelle, celui de l’éducation des enfants atteints de handicap, celui du travail
de la dépendance. Sur la question de la tutelle27, Nussbaum compare les mérites des lois
allemande, suédoise, et israélienne de manière à dégager les aspects grâce auxquels ces lois
promeuvent les capabilités centrales des personnes handicapées. Elle souligne l’importance
de la reconnaissance, dans la loi israélienne, d’un droit égal à la participation aux différentes
sphères de la vie sociale et note la souplesse de la loi suédoise qui, en pluralisant les
catégories d’acteurs potentiels au sein d’une relation de tutelle peut, s’adapter aux différents
degrés de dépendance de la personne handicapée ; enfin, elle souligne l’importance de
l’affirmation dans la loi allemande d’un principe d’autodétermination protégeant
l’individualité de la personne handicapée. Si ces trois législations, sont cohérentes avec
l’approche des capabilités, c’est qu’elles ne considèrent pas la tutelle comme une façon de
pallier une incompétence, mais comme un moyen parmi d’autres permettant aux individus
d’accéder aux capabilités centrales. Elles illustrent l’importance d’affirmer un même
ensemble d’objectifs ou de normes politique pour tous les citoyens si l’enjeu est de
promouvoir leur inclusion. Ceci ne signifie pas que, au niveau des moyens politiques
employés, des formes de discriminations positives ou de traitements différentiels ne soit pas
utiles ou légitimes : dans le cas de l’éducation28, Nussbaum note ainsi l’intérêt de la loi
américaine sur l’éducation des personnes atteintes de handicap (Individuals with Disabilities
Education Act, 1977) qui, au nom du respect égal dû à l’individualité des enfants atteints de
handicap, vise à ce que tous bénéficient d’une éducation qui réponde à leurs besoins
individuels spécifiques, prévoyant plusieurs modes possibles de scolarisation, soit en écoles
généralistes, soit en institutions spécialisées. Cette visée d’inclusion prévoit que les Etats
identifient les enfants handicapés ne bénéficiant pas d’une prise en charge adaptée à leurs
besoins, mettent en place des procédures d’aide à destination des parents et financent la
formation professionnelle des personnes travaillant avec eux. L’idée d’éducation
individualisée se situant au cœur de la loi implique certes une classification des enfants
suivant leur type de handicaps et un traitement différentiel adapté reconduisant de fait la
possibilité de la stigmatisation. A moins, note Nussbaum, qu’on reconnaisse que cette
exigence d’individualisation s’applique à tous les enfants, et pas uniquement aux enfants
atteints de handicap.
1.2.
Les limites des travaux de Kittay et Nussbaum.
26
Nussbaum M., Frontiers of Justice, op.cit., p. 169.
Nussbaum M., Frontiers of Justice, op.cit., pp.195-199.
28
Idem, pp. 199-211.
27
8
L’apport du travail de Nussbaum tient à sa mise en relief de la fécondité du dialogue entre
approches du care et des capabilités, lequel exhibe le lien nécessaire entre care et justice.
L’accent mis sur l’imbrication entre dépendance et autonomie, le souci de maintenir une
norme minimale d’autonomie, ainsi que par le lien tissé entre care et capabilité, lui
permettent ainsi de répondre à l’objection de paternalisme habituellement adressée aux
entreprises de politisation du care, ce dernier s’adressant toujours à une personne dont on doit
présupposer la capacité de vivre une vie digne à sa façon. Cependant la démarche de
Nussbaum n’est pas sans limites : si elle reproche à Kittay de se contenter d’amender la
théorie rawlsienne de la justice, son travail reconduit partiellement cette difficulté.
On peut en effet soumettre ces deux approches à trois critiques distinctes, qui justifient
que l’on introduise a contrario la perspective néorépublicaine comme une alternative plus
prometteuse. La première objection à laquelle se heurte le projet théorique de Kittay et
Nussbaum d’amender la théorie de la justice rawlsienne de manière à inclure pleinement les
personnes atteintes de handicap et plus largement les personnes dépendantes dans la
communauté morale et politique vient de l’accent mis dans leur théorie sur une conception
passive de la citoyenneté. Chez Kittay et Nussbaum, la citoyenneté est en effet implicitement
définie comme le fait de jouir d’un ensemble de droits civils, politiques, et sociaux, dont
dépendent la distribution du care et l’accès aux capabilités centrales29. Mais on peut
légitimement se demander si la possession de tels droits suffit à permettre l’inclusion des
personnes dépendantes dans la communauté morale et politique. Il n’est ainsi pas sûr que la
possession de droits, quand bien même leur exercice serait rendu effectif par des formes
d’organisation sociale adéquate, suffise à enrayer les formes de discrimination et de
stigmatisation dont les receveurs de care font l’objet dans des sociétés normées par l’idéal de
la réalisation de soi.
Cette remarque contient en germe la seconde objection auxquelles les travaux de Kittay et
Nussbaum sont susceptibles d’être confrontées. Celle-ci consiste à souligner le point auquel
leur approche reste prise dans l’orbite d’un paradigme distributif dont certaines théoriciennes
féministes ont montré l’incapacité à rendre compte des phénomènes de domination et
d’oppression30. Distribuer des droits, des biens premiers ou du care aux citoyens ne suffit pas
nécessairement à répondre aux problèmes dont les personnes dépendantes ont principalement
à souffrir, autrement dit, la privation de tels biens ne constitue pas nécessairement le principal
obstacle à leur inclusion sociale. Les problèmes de discrimination, mais aussi d’inégalités de
pouvoir, constituent sans doute des obstacles tout aussi importants à surmonter dans la
perspective d’une telle inclusion. C’est en tout cas ce dont témoignent les travaux
sociologiques consacrés au travail de care, de même que les revendications des associations
représentant les principaux bénéficiaires du care, sur lesquels nous reviendrons
ultérieurement, et qui insistent pour ne pas réduire les politiques d’inclusion en direction des
personnes dépendantes à des politiques redistributives, même si elles soulignent l’importance
de ces dernières.
Cette objection peut nous conduire à en formuler une dernière : la perspective normative
dans laquelle se situent Kittay et Nussbaum implique un certain positionnement du discours
philosophique, dont il n’est pas sûr qu’il soit le mieux à même de rendre compte de l’objet
qu’il étudie. Cette perspective implique en effet d’envisager les questions d’application
comme des questions secondes uniquement destinées à valider les principes. Elle semble du
29
Pour Nussbaum, les capabilités centrales trouvent ainsi leur traduction institutionnelle et politique dans
l’affirmation de droits fondamentaux correspondants, que les individus sont fondés à exiger la garantie de la part
de l’Etat. Voir sur ce point M. Nussbaum, « Capabilities as Fundamental Entitlements. Sen and Social Justice, in
Feminist Economics, vol. 9, 2/3, 2003.
30
Voir notamment Iris M. Young, Justice and the Politics of Difference, Oxford University Press, 1990.
9
coup aller de pair avec une marginalisation relative des travaux sociologiques consacrés au
travail de care d’une part, qui se traduit dans une difficulté à penser les implications
institutionnelles des principes politiques adoptés d’autre part. Ainsi, c’est principalement dans
la mesure où elles leur permettent de contester l’anthropologie libérale rawlsienne que Kittay
et Nussbaum sollicitent les analyses consacrées au travail de care : celles-ci illustrent la
centralité de la dépendance dans toute vie humaine et la non-reconnaissance dont elle fait
traditionnellement l’objet, dont témoignent la marginalisation des activités de care ainsi que
la stigmatisation qui pèse sur les dispensateurs et les bénéficiaires. L’apport de ces travaux
n’est cependant pas réinvesti quand il s’agit de formuler quels sont les principaux problèmes
qu’ont à affronter les dispensateurs et les receveurs de care, ni non plus quand il s’agit de
déterminer des politiques chargées d’y répondre. Tout se passe comme si la perspective
normative adoptée par Kittay et Nussbaum mettait leurs approches dans une position de
surplomb par rapport à leur objet, laquelle se traduit finalement dans le poids accordé au
problème de la justification des principes de justice au détriment de celui de leur application.
Cette indétermination politique et institutionnelle est notamment illustrée par l’absence d’une
réflexion sur la catégorie de citoyenneté et la façon dont elle pourrait être repensée au prisme
du care.
Cette piste de réflexion a pourtant été esquissée par Joan Tronto31. Adossé à une critique
des théories libérales qui rejoint celle que formulent Kittay et Nussbaum, le travail de Tronto
se singularise par deux caractéristiques. D’abord, il substitue à la conception du care comme
disposition mise en œuvre dans des relations de face-à-face une conception holiste en vertu de
laquelle le care est compris comme « une activité générique qui comprend tout ce que nous
faisons pour maintenir, perpétuer et réparer notre « monde », de sorte que nous puissions y
vivre aussi bien que possible ». Ainsi compris, le care renvoie à un processus intégré et
complexe comprenant quatre phases, celle du « se soucier de » (caring about), celle du
« prendre en charge » (taking care of), celle du « prendre soin » (care-giving) et celle de la
réception du soin (care-receiving). La distinction de ces phases, qui fait du care un processus
social complexe, permet de rendre visible la centralité sociale des pratiques de care ainsi que
leur complexité. Les phases du care peuvent ainsi correspondre à des interventions se
déroulant à des échelles différentes et incluant des types d’actions distincts, allant de l’action
intime sur le corps d’un autre, à l’action publique engagée au nom d’une collectivité et
médiatisée par toute une série d’institutions et d’individus. Mais l’enjeu est également de
revitaliser la fonction critique du concept de care : cette définition holiste permet en effet de
s’interroger sur la question finalement minorée par Kittay et Nussbaum de savoir qui dispense
le care, qui le reçoit et comment ces relations sont socialement organisées. C’est en ce sens
qu’il faut comprendre la seconde caractéristique de la démarche de Tronto qui en appelle à
une politisation du care. Celle-ci implique de souligner l’intérêt politique des valeurs de
responsabilité, de prévenance et d’attention à autrui que véhicule le travail de care d’une part
et d’interroger les modalités de son organisation sociale d’autre part.
Tronto a ainsi contribué à mettre en relief la nécessité d’aborder le care sous l’angle de
l’organisation sociale, en interrogeant simultanément la distribution du travail de care au sein
de la famille, la part respective des secteurs publics, privés, associatifs et de la famille dans la
prise en charge de ce travail, et le statut de ceux qui l’assurent: « en somme, une société qui
prendrait au sérieux les pratiques de soin s’engagerait dans un débat sur les enjeux de la vie
publique, non pas à partir d’une conception des acteurs considérés comme autonomes, égaux
et rationnels, poursuivant chacun des fins séparées, mais à partir de leur interdépendance,
chacun d’eux demandant le care et le proposant de différentes façons, et chacun ayant
31
Joan C. Tronto, Un monde vulnérable. Pour une éthique du care, trad. française par H. Maury, Paris, La
Découverte, 2009.
10
d’autres intérêts et d’autres activités en dehors du domaine du care »32. Cet appel à une
« discussion publique des besoins » signale l’importance d’une réflexion sur les institutions
sociales et politiques susceptibles de promouvoir l’idéal du care, et bien que Tronto ellemême ne l’ait pas développée, sa démarche fournit un contrepoint utile aux travaux de Kittay
et de Nussbaum. Elle permet notamment d’éclairer les limites d’approches caractérisées par
leur normativisme trop étroit et l’absence de réflexion sur l’articulation entre citoyenneté et
handicap. Reste à déterminer suivant quelle voie pourrait s’opérer cette politisation et pourrait
se développer une telle réflexion. La deuxième partie de ce texte vise à proposer, sur ce point,
une piste de recherche en introduisant un dialogue entre approches du care et théorie
néorépublicaine, dialogue dont nous allons tenter de mettre en relief la potentielle fécondité
au prisme de la question du handicap.
2. Le dialogue entre néorépublicanisme et care: vers une politisation du care ?
Le projet néorépublicain s’enracine dans la volonté de définir une conception de la liberté
politique qui dépasse le dilemme classique de la liberté positive, définie en termes
d’autonomie et d’autoréalisation, et de la liberté négative, définie en termes d’absence
d’obstacles ou de non-interférence33. La liberté positive constitue selon Pettit un idéal trop
exigeant d’un point de vue politique. A l’inverse, Pettit note que la liberté négative ne suffit
pas à définir la liberté à laquelle peuvent légitimement aspirer des citoyens car elle se focalise
à tort sur le problème de l’interférence. Ce faisant, les tenants de la liberté négative minorent
le fait que les individus sont des créatures sociales, qui dépendent fondamentalement les uns
des autres et ne peuvent s’abstraire de toute forme d’interférence. Mais ils ne voient pas non
plus que la liberté est compromise non par les interférences en général, mais par les
interférences arbitraires, lesquelles définissent ce qu’il convient de neutraliser politiquement :
la domination. C’est ce qu’illustre l’exemple de l’esclave soumis à un maître bienveillant : il
ne peut être dit libre même si son maître n’interfère pas avec ses actions dès lors que cette
non-interférence provient simplement du bon vouloir du maître et peut cesser à tout instant.
Pour être dit libre, il doit au contraire être protégé de telles interférences arbitraires, ce qui se
traduit du point de vue subjectif par un sentiment de sécurité – il n’est pas soumis à « la
volonté potentiellement capricieuse ou au jugement potentiellement idiosyncrasique d’un
autre » – et du point intersubjectif par la « conscience partagée que personne n’a la possibilité
d’exercer [sur lui] un pouvoir d’interférence [arbitraire]. » 34 La liberté comme nondomination, idéal politique distinctif du néorépublicanisme, désigne justement ce statut qui
garantit les individus contre toute interférence arbitraire, i.e. contre toute interférence qui ne
prendrait pas en compte les intérêts de l’individu qui la subit. Corrélativement, la citoyenneté
renvoie à un statut intersubjectivement reconnu de non-domination, qui se traduit dans la
possibilité objective, car fondée sur un dispositif social, de contester les actions qui affectent
nos opportunités et nos intérêts.
Selon Pettit, la force de l’idéal de non domination provient de sa capacité à rendre visible
des situations problématiques inaperçues dans le cadre libéral, ce qui lui permet d’intégrer des
revendications qui demeurent incompréhensibles dans le langage libéral, telles que les
revendications féministes, socialistes, multiculturalistes ou écologistes. Parmi les figures
contemporaines de la domination, Pettit cite ainsi la femme battue privée de recours en
32
Ibid., p. 219.
Sur ce dilemme qui reformule sur un plan analytique celui de la Liberté des Anciens et de la Liberté des
Modernes analysé par B. Constant, cf. Berlin I., Two Concepts of Liberty, Oxford University Press, Oxford,
1958.
34
Pettit, Ph., Républicanisme. Une théorie de la liberté et du gouvernement, trad. P. Savidan et J.F. Spitz,
Gallimard, Paris, 2004, pp. 22-23.
33
11
l’absence de législation sur la violence conjugale, l’employé soumis à des pressions qui n’ose
se plaindre de crainte de perdre son emploi, mais aussi le bénéficiaire de l’assistance sociale
soumis aux caprices du guichetier35. Leur capacité d’action et de choix sont affectés par le
pouvoir arbitraire d’un autre et ils sont dépourvus des moyens d’exprimer la domination
qu’ils subissent, de la contester dans son principe ou dans ses effets : ils sont « vulnérables »
selon Pettit, et dans la mesure où ils sont exposés d’une manière semblable au risque de la
domination, ils forment une « classe de vulnérabilité » 36. Dans les sociétés sexistes, les
femmes forment une classe de vulnérabilité ; dans les sociétés de classe, les ouvriers et les
employés également ; dans les sociétés qui valorisent l’autosuffisance et indexent la
citoyenneté à la participation au marché du travail, les personnes dépendantes constituent une
classe de vulnérabilité. Là où existent des formes structurelles de domination, touchant
systématiquement une catégorie de personnes, existe une classe de vulnérabilité à laquelle
l’idéal de la liberté comme non-domination est censée à la fois parler et répondre.
Dans l’optique d’une telle réponse, Pettit trace des perspectives institutionnelles visant la
promotion de la non-domination. Celles-ci recouvrent des options concrètes en matière de
régulation sociale37 – où, à l’égalisation des pouvoirs entre citoyens, Pettit privilégie
l’établissement d’autorités constitutionnelles chargées de protéger les individus exposés d’une
part et de dissuader les individus en position de pouvoir d’exercer des interférences arbitraires
de l’autre. Elles s’adossent en outre à une conception spécifique de la légitimité démocratique
définie en référence à l’idéal de la démocratie de contestation. Afin que l’Etat républicain
promeuve la non-domination des citoyens sans exercer lui-même de domination, les décisions
politiques ne doivent pas être fondées sur le consentement des citoyens, mais être accessibles
à la contestation38, ce qui suppose deux choses selon Pettit : l’existence d’une démocratie
délibérative inclusive où chaque voix puisse se faire entendre par le biais de canaux et de
forums solidement établis, et la diffusion d’une culture civique de la non-domination.
La démarche de P. Pettit qui relève d’une approche du politique définie comme
institutionnelle, anti-contractualiste et conséquentialiste39, peut offrir des ressources dès lors
qu’il s’agit de se confronter au défi que représente une politisation du care, i.e. dès lors qu’il
s’agit d’articuler citoyenneté et care. C’est ce que nous allons tenter d’établir dans les lignes
qui suivent en illustrant l’apport de ce dialogue au prisme de l’enjeu pratique de l’inclusion
des personnes handicapés.
2.1. Care et non-domination : la vulnérabilité comme occasion de la domination.
Dans quelle mesure l’idéal d’une société du care est-il susceptible d’être ressaisi, tout
autant que les revendications féministes, par l’idiome républicain de la non-domination ? En
quoi pourrait-il être promu par les institutions républicaines ? En quoi le projet démocratique
néorépublicain met-il en relief certaines conditions nécessaires à l’émergence et au
développement d’une culture sociale et politique du care ?
35
Idem, pp. 22-23, 83-84.
Cette notion permet de définir la non-domination comme un bien social et commun. Elle ne peut être
augmentée ou diminuée pour certains sans l’être pour les autres, une classe de vulnérabilité se définissant par le
fait que des individus sont susceptibles de subir le même type d’interférences arbitraires en vertu des mêmes
critères.
37
Ibid., pp. 97 et sq.
38
Ibid., pp. 227-273.
39
Sur cette approche qui déplace l’orientation de la philosophie politique d’une perspective exclusivement
normative vers une approche soucieuse d’articuler à un volet normatif une réflexion sur les enjeux institutionnels
de la mise en œuvre des normes, cf. Pettit P., The Common Mind, Oxford University Press, Oxford, 1996 ; et
Anctil D., « Le républicanisme comme anticontractualisme : Machiavel, Rousseau et Pettit », in Chevalier L.
(dir.), Le politique et ses normes, PUR, Rennes, 2006, pp. 141-56.
36
12
Comme l’a souligné Iseult Honohan40, l’attractivité de l’idéal de non-domination se fonde
sur la reconnaissance d’une situation existentielle commune, caractérisée par
l’interdépendance et la vulnérabilité à la domination – deux faits dont les théoriciennes du
care ont montré l’importance mais aussi le lien. C’est dans le risque que la domination fait
courir à la conduite autonome d’une vie que réside le motif spécifique de la redéfinition
néorépublicaine de la liberté, et si celle-ci se présente explicitement comme une réponse
politique au problème de la vulnérabilité sociale, elle n’a de sens que dans la mesure où elle
prend appui sur la vulnérabilité fondamentale des êtres humains, i.e. leur existence dans des
rapports multiples de dépendance41. Ces éléments de convergence justifient l’hypothèse selon
laquelle l’idiome néorépublicain permet de ressaisir les problèmes auxquels dispensateurs et
bénéficiaires de care sont confrontés et d’en proposer des modes de résolution. Ces problèmes
sont particulièrement liés à la façon dont les relations de care sont traversées par le risque de
domination, en ce qu’elles recouvrent des relations caractérisées, de façon structurelle, par des
asymétries de pouvoir. Le travailleur de care est en bonne place pour abuser de ceux qu’il
prend en charge en ce qu’il affecte directement leur bien-être, leurs actions et leurs attentes.
Plus la dépendance est forte, plus ce risque augmente. La relation de care qui se présente au
départ comme une réponse à la vulnérabilité d’un être dans le besoin, peut ainsi devenir le
vecteur d’un accroissement de cette vulnérabilité. La vulnérabilité du bénéficiaire du care, à
la source de l’obligation morale de répondre aux besoins, se révèle alors comme une
condition d’exercice de la domination elle-même. La domination peut dès lors s’exercer au
nom des intérêts du bénéficiaire de care, le travailleur de care étant persuadé d’agir
conformément ces intérêts alors que le bénéficiaire finit par admettre qu’on lui dicte une
définition de ces mêmes intérêts.
Cette centralité du risque de la domination concerne tout autant la position des travailleurs
que celle des bénéficiaires de care. Les travaux de Kittay montrent ainsi en quoi les
travailleurs, loin d’occuper simplement la position de dominant potentiel, sont exposés au
risque d’une triple domination42. La première est d’ordre psychologique : exercée par le
bénéficiaire de care, elle dérive de la responsabilité associée à ce dernier, responsabilité
d’autant plus forte que la dépendance du bénéficiaire à l’égard du travailleur est forte. Le
travail de care suppose un investissement psychique et physique de la part du travailleur de
care, notamment contraint de demeurer ouvert à l’autre et à l’écoute de ses besoins en
permanence. Il s’agit d’un travail qui est, à ce titre, affecté d’un haut degré de pénibilité qui
rend celui qui l’effectue vulnérable à une « tyrannie de la charge » impliquant une
exploitation de l’engagement moral des travailleurs. Les intérêts du travailleur de care
risquent alors d’être négligés et la vulnérabilité de celui-ci sera d’autant plus grande qu’il lui
est impossible de décider de mettre un terme à la domination. La deuxième forme de
domination est d’ordre économique. Elle procède de la dépendance dans laquelle les
travailleurs de care se trouvent souvent à l’égard d’un tiers, dont le soutien économique est
nécessaire à la fois à la satisfaction de leurs propres besoins, et indirectement à la perpétuation
des relations de care dont ils ont la charge. Ce tiers peut être le conjoint subvenant aux
besoins de sa femme si celle-ci doit s’occuper de personnes dépendantes dans le cadre
domestique. Si le travail de care renvoie à un travail salarié, il est le plus souvent faiblement
rémunéré et dans ce cas, les travailleurs risquent d’être dépendants de leurs proches ou de
40
Honohan I., Civic Republicanism, Routledge, Londres, 2002.
I. Honohan et C. Laborde soulignent la convergence entre l’autonomie pensée à l’aune de la non-domination et
les conceptions relationnelles de l’autonomie qui, s’écartant du modèle de l’autosuffisance, posent que
l’autonomie se construit et se maintient dans la relation à autrui et au contexte social. Laborde, C., Critical
Republicanism. The Hijab Controversy and Political Philosophy, Oxford University Press, Oxford, 2008, pp.
149-157.
42
Kittay, E.F., Love’s Labor, op.cit.; voir aussi Joan Tronto, Un monde vulnérable, op.cit.
41
13
l’Etat. On a ici affaire à une dépendance dérivée qui rend le travailleur de care vulnérable par
rapport à celui dont il dépend. Cette dépendance dérivée est rendue possible par une troisième
forme de domination, plus structurelle. La sociologie du travail de care a en effet mis en
lumière la façon dont, à la marginalisation des activités de care, répond la non-reconnaissance
s’exprimant dans une répartition inégale des activités de care selon des axes, de genre, de
race, de classe mais aussi dans la faiblesse du statut social et dans la faiblesse voire dans
l’inexistence de la rémunération dont bénéficient les travailleurs. Les relations de care
recouvrent des relations de dépendance entre travailleurs et bénéficiaires de care mais aussi
entre ces derniers et les institutions sociales (et ceux qui les représentent). Ces relations
peuvent facilement constituer la matrice de rapports de domination.
Kittay fait du risque de la domination, central dans les relations de care, un argument en
faveur d’une intégration du care à la théorie de la justice. Mais, comme on l’a souligné, le
paradigme distributif au sein duquel elle situe sa réflexion semble peu susceptible de prendre
en charge le problème de la domination, à l’inverse de la théorie néorépublicaine de la nondomination. Du point de vue de la théorie de Pettit, dispensateurs et bénéficiaires de care
peuvent en effet être considérés comme des « classes de vulnérabilité », les dispensateurs
étant exposés à une domination sociale structurelle, qui accroît le risque de domination auquel
les bénéficiaires sont exposés. Dans cette optique, leur garantir la non-domination, i.e. la
citoyenneté républicaine, reviendrait à satisfaire l’exigence politique d’inclusion posée par le
néorépublicanisme tout en mettant en place les conditions politiques d’une réponse à
l’exigence éthique du bon care énoncée par les théories du care. Plus précisément, la nondomination pourrait permettre de distinguer entre de bonnes pratiques ou politiques de care –
dans lesquelles le souci de prendre soin d’un autre vulnérable ne va pas de pair avec un
accroissement de la domination du receveur de care et du dispensateur de care – et des
pratiques et politiques de care problématiques dans la mesure où les relations de dépendance
se redoublent en relations de domination. Ainsi, l’idéal de non-domination serait à même de
fournir une solution politique intéressante pour parvenir à promouvoir des relations de care
satisfaisantes à l’échelle sociale. En témoignent l’application des analyses de Pettit au cas
particulier des relations de care. On peut en effet comparer la situation du travailleur de care
et celle du maître bienveillant. Rien n’empêche en effet le travailleur de care d’abuser de son
pouvoir en raison de l’asymétrie des relations de care. Il peut interférer avec les choix de
celui qu’il prend en charge, modifier ses attentes et affecter son bien-être en profondeur. En
ce sens, la non-domination pourrait apparaître comme un objectif attractif pour les
bénéficiaires de care. Réciproquement elle pourrait également apparaître comme un statut
enviable pour les travailleurs de care et il semble même que la garantie de la non-domination
des bénéficiaires passe nécessairement par celle des travailleurs. On retrouve ici l’idée selon
laquelle la non-domination est un lien social et commun, ne pouvant être réalisé pour les uns
sans l’être pour les autres.
Pettit dégage deux stratégies en vue de promouvoir la non-domination : la stratégie de la
réciprocité des pouvoirs qui consiste à égaliser les ressources entre le dominant et le dominé,
et la stratégie par disposition constitutionnelle, qui consiste à instituer une autorité
constitutionnelle, soit un tiers pouvant retirer aux parties le pouvoir d’interférer
arbitrairement. Si l’on prend le cas du bénéficiaire de care, on pourrait alors envisager de le
protéger des interférences arbitraires du travailleur, soit en déterminant des moyens pour
rééquilibrer les pouvoirs, soit en remplaçant la relation duale par une relation tri- ou
multipartite, au sein de laquelle chacun serait un médiateur possible. La première stratégie
pourrait par exemple conduire à accorder un statut juridique et économique décent aux
bénéficiaires de care (comme le réclament les associations de défense des personnes
handicapées par exemple), contribuant ainsi à rééquilibrer les pouvoirs au sein de la relation
elle-même. De même, on peut penser que la diffusion de représentations culturelles visant à
14
combattre l’idée selon laquelle les bénéficiaires de care ne sont que les receveurs passifs de
l’aide d’un tiers contribuerait également à minimiser les traitements dégradants dont ils
peuvent parfois être l’objet. La seconde stratégie, consistant à introduire un tiers doté d’une
autorité reconnue dans la relation asymétrique, peut cependant sembler rester plus
prometteuse, notamment dans les cas de relations de care marquée par une asymétrie
irréductible. On peut ici souligner que le modèle de la doulia, dont Kittay s’inspire pour
dégager une norme nouvelle de coopération sociale, se rapproche d’une telle relation ternaire,
qui présenterait un double avantage : d’abord, elle permettrait de réduire la vulnérabilité du
bénéficiaire de care, laquelle est aussi fonction du « monopole » dont jouit celui qui le prend
en charge, en lui garantissant une pluralité d’interlocuteurs possibles ; mais surtout, elle
permettrait d’alléger le fardeau que constitue le travail de care quand il est pris en charge par
un individu seulement, et de partager la responsabilité qui lui est lié.
Cette dernière remarque conduit à se demander si la meilleure manière de garantir la nondomination aux bénéficiaires de care ne consisterait pas d’abord à garantir celle des
travailleurs de care. On a en effet montré que les travailleurs de care étaient eux-aussi les
victimes potentielles de formes de domination, personnelle ou sociale, qui se manifeste dans
leur dépendance économique à l’égard de tiers, dans la faible reconnaissance sociale dont
jouissent leurs activités et dans l’expansion de formes d’organisation du travail qu’ils estiment
contradictoires avec les fins de leur travail. Cette exposition à la domination les place dans
des situations de dilemmes, psychologiques et moraux, qui peuvent rejaillir sur leurs activités
de care et accroître la vulnérabilité à leurs actes de ceux dont ils s’occupent. Or là encore les
analyses de Pettit se révèlent utiles. Outre la distinction entre les deux grandes stratégies
précédemment indiquées, Pettit indique en effet deux grandes modalités de réductions de
l’arbitraire dans le cas des relations asymétriques : les filtres et les sanctions. Comme leur
nom l’indique, les sanctions consistent à attacher un coût important la perpétration d’une
interférence arbitraire. Dans le cas qui nous concerne, elles consisteraient à pénaliser,
juridiquement, économiquement ou symboliquement, tout travailleur de care qui exercerait
une domination à l’encontre de la personne dont il a la charge. On notera au passage qu’un tel
dispositif de contrôle implique, là encore, d’éviter autant que possible que la relation de care
n’engage que deux agents, le bénéficiaire et le travailleur de care.
Le problème des sanctions cependant est que, dans la mesure où elle fonctionne comme
des menaces, elles peuvent paralyser le travailleur de care de plusieurs points de vue : d’un
point de vue psychologique, elles peuvent empêcher le travailleur de care d’adopter l’attitude
d’ouverture requise par sa tâche ; et d’un point de vue pratique, elles peuvent l’empêcher de
prendre les décisions requises par son travail, lesquelles doivent parfois se prendre dans
l’urgence, sans consulter le bénéficiaire de care, voire même en ne se conformant pas à ses
attentes. C’est pourquoi on peut leur privilégier la seconde modalité destinée à éviter la
domination selon Pettit, en l’occurrence l’emploi des filtres. Les filtres sont des contraintes
posées sur l’action et destinées à éviter et à prévenir les interférences arbitraires. Leur
spécificité est d’agir en amont de l’acte pour l’orienter, par exemple en définissant a priori ce
qu’il convient de faire et de ne pas faire, en déterminant des procédures d’actions adéquates
etc. Dans le cas qui nous intéresse, des filtres efficaces pourraient consister à encadrer les
activités de care en définissant les normes d’un bon care en fonction des situations où il
s’exerce, mais également en s’assurant que les travailleurs de care disposent de conditions de
travail qui leur permettent effectivement d’atteindre les finalités qu’ils assignent à leur travail.
Ainsi, en disposant en amont les conditions matérielles, sociales, symboliques nécessaires à
de bonnes pratiques de care, on prémunirait à la fois les bénéficiaires de care contre
l’irruption de la domination dans les relations de care, et les travailleurs de care contre les
formes dérivées de domination auxquelles ils peuvent être exposés en raison de leur faible
statut social.
15
On saisit mieux en quoi le langage néorépublicain peut permettre de ressaisir les
problèmes auxquels bénéficiaires et travailleurs de care sont confrontés dans leurs relations et
activités et de dégager des orientations pratiques pour y répondre. Si la mise en dialogue entre
théorie de la non-domination et approche du care peut s’avérer fructueuse, c’est que,
contrairement à ce qu’affirme M. Friedman43, le néorépublicanisme de Pettit n’identifie pas
dépendance et domination, pas plus qu’il ne vise le dépassement de toute les situations de
dépendance ou qu’il ne reproduit la conception libérale de l’individu comme être indépendant
et rationnel. Selon Friedman, le problème posé par la définition par Pettit de la domination
tient au fait qu’elle insiste sur la capacité à interférer plutôt que de se concentrer sur
l’interférence effective, le résultat étant que toute asymétrie de pouvoir, se définissant
justement par le fait que l’un des membres de la relation possède une telle capacité, est
identifiée à une relation de domination. De ce point de vue, les relations de care seraient
toujours et nécessairement des relations de domination… On peut cependant voir dans le
traitement que Pettit fait du cas des enfants44 une réponse indirecte à l’objection de Friedman.
Pettit reconnaît tout à fait que les enfants dépendent de leurs parents, lesquels sont par ailleurs
autorisés, en raison de la finalité de la relation filiale, à soumettre leurs enfants à ce que Pettit
nomme « les disciplines inhérentes à l’éducation et au développement ». Non seulement leur
dépendance n’est pas en soi un problème, mais Pettit semble reconnaître que le type de
relations qu’elle engendre, typiquement des relations de care, sont dotées d’une valeur au
moins instrumentale dans la mesure où elles permettent aux enfants de devenir des citoyens.
Pour autant, Pettit reconnaît que la dépendance des enfants les rend aussi particulièrement
vulnérables à la domination et c’est la raison pour laquelle il est important de leur garantir un
même degré de non-domination qu’aux adultes. Ceci ne signifie pas qu’il faille, comme le
suppose Friedman, priver les parents de leur capacité à intervenir, mais simplement qu’il faut
les priver de leur capacité à intervenir arbitrairement. Il y a donc bien une distinction entre la
dépendance et la domination selon Pettit : dans le cas de la dépendance, le dépendant jouit
effectivement d’un certain nombre de protections, dont le but est de prévenir les interférences
arbitraires, ce qui n’empêche évidemment pas que celui dont il dépend ait une capacité à
interférer et s’en serve effectivement. Si on en revient aux cas des enfants, on peut estimer
ainsi qu’ils doivent disposer d’un certain nombre de garanties contre le pouvoir arbitraire de
leurs parents, garanties dont les droits de l’enfant ou l’existence d’un système public de
protection de l’enfance, dont les missions sont autant la prévention que la sanction, peuvent
être des exemples.
On ne peut pas davantage suivre M. Friedman lorsqu’elle soutient que le
néorépublicanisme vise un dépassement de la dépendance et nie que des relations morales
spécifiques puissent se développer dans le cadre de relations de dépendance. La dépendance
peut en effet désigner une situation favorable à la domination ou une situation induite par la
domination. L’enfant, ou tout autre bénéficiaire de care, sont dépendants au premier sens du
terme, l’esclave au contraire est dépendant au second sens du terme. C’est la dépendance,
coextensive à la possibilité de l’interférence arbitraire, qui équivaut pour Pettit à une situation
d’impuissance et d’inexistence sociale. Mais cette équivalence n’implique pas qu’il considère
comme telle la dépendance au premier sens du terme, comme en témoignent ses propos sur
les enfants. La non-domination ne suppose pas que l’on s’abstraie de toute relation, et elle ne
nous semble pas non plus incompatible a priori avec des formes de dépendance pas plus
qu’avec des formes d’attachements. Elle vise bien plutôt à promouvoir les conditions sociales
et politiques de relations affectives et morales satisfaisantes. C’est d’ailleurs pourquoi Pettit
reconnaît que si l’on doit se prémunir contre la domination, et tenter de la réduire au
43
Friedman, M., « Pettit’s Civic Republicanism and Male Domination », in Laborde C. et Maynor L. (dir.),
Republicanism and Political Theory, Blackwell, Londres, 2008, pp. 246-268.
44
Pettit, Ph., Républicanisme, op.cit., pp. 158-159.
16
maximum, on ne saurait en évacuer complètement et définitivement le risque : ce dernier,
comme la vulnérabilité qui en est le corollaire, est inhérent aux relations d’interdépendance.
L’idéal de non-domination semble donc bien constituer une ressource féconde pour penser
et se prémunir contre les risques que présentent les relations de care à la fois pour ceux qui y
prennent par en tant que dispensateurs et pour ceux qui y prennent part en tant que
bénéficiaire. La théorie néorépublicaine fournit notamment des ressources intéressantes pour
répondre à l’objection souvent adressée aux tentatives de politisation du care, selon laquelle
celle-ci conduirait à la mise en place de formes problématiques de paternalisme : si les
pratiques et les politiques de care sont subordonnées à l’idéal de non-domination, alors une
telle objection cesse d’être recevable. Dans la perspective néorépublicaine,
l’interventionnisme, y compris sous la forme de pratiques de care, se justifie chaque fois qu’il
permet la promotion de la non-domination. C’est pourquoi l’instauration d’une citoyenneté
néorépublicaine pourrait constituer une condition nécessaire à la mise en place de politiques
de care. Les théories du care, en concevant les existences comme interdépendantes et
fondamentalement vulnérables, pourraient en outre fournir à la théorie néorépublicaine le
fondement moral demeurant implicite dans le travail de Pettit, en soulignant que c’est une
telle vulnérabilité commune – qu’il n’est possible de nier qu’à condition de bénéficier d’une
position de pouvoir – qui rend désirable le bien social et commun de la non-domination45.
2.2.Non-domination, care et handicap : penser des politiques d’inclusion.
En quoi cette mise en dialogue entre idiome du care et idiome de la non-domination
s’avère-t-elle féconde dès lors qu’il s’agit de penser l’inclusion des personnes handicapées
dans la communauté morale et politique ? En quoi est-il pertinent d’envisager que celle-ci
puisse reposer sur une articulation étroite entre politiques de la non-domination et politique du
care ? Dans les lignes qui suivent, nous allons dégager la façon dont le couplage de politiques
de non-domination et de politiques du care peut capturer les diverses revendications relatives
à l’inclusion des personnes en situation de handicap, de manière à montrer que celles-ci
peuvent être fondées en référence à l’idéal de non-domination.
L’inclusion des personnes en situation de handicap implique en premier lieu le
développement de politiques antidiscriminatoires dont la nécessité et la légitimité peuvent être
mises en relief par l’idiome de la non-domination. Comme l’a souligné A. Silvers46, les
politiques antidiscriminatoires sont cruciales si l’on veut mettre fin à l’isolement des
personnes en situation de handicap et promouvoir leur égalité. En ce sens, elle a défendu
l’apport de mise en place de politiques de discrimination positive visant un élargissement des
opportunités sociales ouvertes aux personnes handicapées sur le plan moteur ou mental. Ses
analyses consacrées à la notion de « justice formelle » font écho à la philosophie qui a inspiré,
aux Etats-Unis, l’adoption en 1990 de la loi ADA (American with Disabilities Act). L’enjeu
de cette loi a été de sortir les handicapés de l’isolement en leur donnant le statut d’une
catégorie protégée, susceptible de faire l’objet de traitements différentiels, « spéciaux », qui
favorise leur accès au travail, à l’espace public et à une certaine visibilité sociale. La remise
en cause de l’invisibilité sociale qui a longtemps été celle des personnes en situation de
handicap passe par l’éradication des pratiques traditionnelles qui les avaient assujetties à un
environnement social hostile. Elle implique le renversement de l’idée que ce serait aux
personnes en situation de handicap de s’adapter à leur environnement et la reconnaissance du
fait que c’est l’environnement, le contexte social qui doit être modifié pour permettre la
45
Sur le lien entre la condition de vulnérabilité et la désirabilité de la non-domination, cf. Goodin, R., Protecting
the Vulnerable. A Reanalysis of our Social Responsibility, The University of Chicago Press, Chicago,1985.
46
Silvers A., « Formal Justice » in Silvers A., Wasserman D., Mahowald M. (éd.), Disability, Differerence and
Discrimination, Rowman &Littlefield, Boston, 1998, pp. 13-147.
17
participation sociale des handicapés. La prise en compte de cette revendication d’accessibilité
des lieux publics passe par le développement et la mise en place de tout un ensemble de
technologies (rampes d’accès, sous-titrage et audio-description etc…). Elle passe également
par un mouvement de révision des pratiques en matière d’éducation et d’emploi.
L’intérêt de l’ADA vient ainsi de c’est qu’elle se donne pour objectif de promouvoir
l’égalité des handicapés en termes d’ « accès social ». Ce faisant, elle rompt avec une
approche simplement médicale du traitement du handicap et avec l’idée que l’inclusion des
personnes atteintes de handicap passe par une action sur les failles et incapacités des
personnes handicapées visant à les atténuer et à les corriger. A l’inverse, l’ADA se fonde sur
l’idée selon laquelle c’est au niveau des obstacles posés par l’environnement social à une
participation égale des personnes en situation de handicap qu’il convient d’intervenir. L’ADA
remet ainsi en question la façon dont les conventions et l’organisation sociales tendent à
véhiculer des attentes indexées sur des normes spécifiques de performance, nourrissant l’idée
que certains désavantages sociaux sont le corollaire naturel, inévitable de certaines formes de
handicap. Elle contient également une critique de l’idée selon laquelle certaines limites en
termes de performances sociales réduisent la qualité de vie et la participation sociale de façon
inévitable. En cela, il s’est orienté vers la définition d’un cadre légal contraignant la majorité
des « valides » à s’abstenir de pratiques pouvant conduire à dénier aux personnes handicapées
un accès à la participation sociale, égal à celui dont le reste de la population bénéficie.
Concrètement, un tel dispositif juridique a conduit à élargir la lutte contre les
discriminations au-delà des seules discriminations intentionnelles pour inclure des
discriminations qui advenaient « par inadvertance » (dans le cas où par exemple, n’aurait pas
été prévue dans certains bâtiments l’installation de toilettes accessibles aux handicapés). Il a
aussi permis de favoriser la lutte contre la ségrégation et l’exclusion sociales des handicapés
dans le monde scolaire et le monde professionnel. Les mesures reliées à l’ADA ont ainsi eu
pour but d’amener les employeurs à bien démarquer les fonctions et compétences relatives
aux postes qu’ils offrent de leurs aspects périphériques et de tout ce qui se rapporte aux
modalités d’effectuation des performances professionnelles. En ce sens, l’ADA a eu pour but
d’imposer aux employeurs d’évaluer leurs employés à l’aune des mêmes standards, ces
derniers devant être objectivables et indépendants de la prise en considération des handicaps.
L’intérêt de ce type de politiques est donc d’accorder la priorité à l’objectif d’un accès égal
aux services à l’espace public au lieu de considérer que les besoins « spéciaux » des
handicapés les relégueraient nécessairement dans des structures scolaires spécialisées ou
assigneraient à des fonctions professionnelles peu valorisées.
Si l’idiome de non-domination peut rendre compte de la nécessité de telles politiques,
c’est notamment parce qu’il conduit à considérer les personnes en situation de handicaps
physiques ou mentaux comme constituant une « classe de vulnérabilité » potentielle. Or, la
mise en relief de la notion de « classe de vulnérabilité » est, chez Pettit, directement connectée
à la défense de la légitimité de certaines politiques différentielles : « lorsque l’Etat entreprend
de déterminer ce qu’exige la promotion de la liberté comme non-domination, souligne ainsi
Pettit, il doit prêter attention à la différence entre hommes et femmes et, de la même manière,
il doit être attentif aux problèmes d’appartenance culturelle. Dans les deux cas, il doit être
sensible au fait que, pour qu’une personne appartenant au sexe féminin ou à une culture
minoritaire puisse jouir de la liberté comme non-domination – c’est-à-dire pour que cette
personne ait sa part de ce bien commun – il faut lui donner des ressources adaptées à la
situation particulière dans laquelle elle se trouve. Nul n’a rien à redire au fait que les habitants
de régions écartées doivent bénéficier de ressources particulières si l’on veut qu’ils jouissent
des mêmes avantages que leurs homologues urbains ; la scolarisation en milieu rural par
exemple, de même que les transports et les communications peuvent coûter beaucoup plus
cher pour les ruraux que pour les citadins. Par conséquent, on ne devrait rien trouver à redire
18
non plus à la possibilité que, pour que les membres d’un certain groupe puissent jouir du bien
commun républicain qu’est la non-domination – ce qu’on pourrait appeler le bien commun de
la citoyenneté -, la situation particulière où ceux-ci se trouvent exige qu’on leur accorde une
aide et une attention particulières »47. Une telle analyse peut être directement appliquée à la
situation des personnes en situation de handicap et justifier l’adoption de politiques
antidiscriminatoires, telles que les mesures préconisées par l’ADA ou certaines mesures
préférentielles en matière d’emploi (pensons ainsi à l’obligation d’emploi, imposée
légalement en France aux administrations et entreprises de plus de dix salariés et renforcée
par la loi du 11 février 2005 sur l’égalité des droits et des chances, la participation et la
citoyenneté des personnes handicapées). Le couplage entre non-domination et « classe de
vulnérabilité » indique non seulement la compatibilité de certaines politiques de traitement
différentiel avec les objectifs néo-républicains mais encore leur légitimité et leur nécessité
dans le cadre de la promotion de la non-domination. Cette promotion implique en effet la
recherche des moyens permettant la mise en œuvre d’une « parité de participation » à la vie
sociale, selon un vocable emprunté à N. Fraser48.
Les politiques de lutte contre les discriminations ont cependant pu être critiquées par les
théoriciennes du care dans des termes qui signalent qu’elles ne sont sans doute ni les seuls
outils d’inclusion des personnes handicapées dans la communauté morale et politique, ni
même toujours les plus adaptés. Eva F. Kittay en a ainsi indiqué plusieurs limites, soulignant
la nécessité d’envisager une complémentarité entre politique antidiscriminatoires et politiques
de care49. Dans sa lecture critique de la défense de l’ADA par Silvers, Kittay revient en effet
sur le lien entre la conception du handicap qui sous-tend une telle loi et la finalité politique
qu’elle se donne. Comme le souligne Silvers, l’ADA consacre le passage d’un modèle
médical à un modèle social du handicap, et permet ainsi d’identifier dans une certaine
organisation sociale les obstacles principaux à la parité de participation. Le modèle médical
du handicap le comprenait sur le modèle de la maladie et avait tendance à situer la source du
handicap dans les individus, qu’il convenait d’une part de soigner pour les rendre aussi
conformes que possibles à des standards de normalité, et d’autre part d’allouer des ressources
spécifiques pour compenser et corriger ce qui était perçu comme des incapacités naturelles.
Selon Silvers, le problème d’un tel modèle et des politiques redistributives qu’il impliquait
était de légitimer la catégorisation des personnes handicapées comme des individus ayant des
besoins « spéciaux » et d’encourager les diverses formes de ségrégation sociale et de
stigmatisation dont les handicapés ont traditionnellement fait l’objet, en renforçant la
naturalisation du handicap et son identification au besoin et au manque. Au contraire, l’intérêt
de l’ADA et du modèle social qui la sous-tend vient de la dénaturalisation du handicap qu’il
opère en situant les principaux obstacles à l’inclusion des personnes handicapées, non dans les
personnes mais dans certains modes d’organisation sociale et d’aménagement de l’espace
public. Loin d’être une maladie, le handicap est repensé comme une différence socialement
construite, dans le cadre d’une démarche de dénaturalisation.
On pourrait cependant reprocher à la démarche de Silvers de s’apparenter davantage à une
stratégie de contournement du stigmate attaché au handicap qu’à une tentative de remettre en
cause les normes à partir desquelles il prend sens. Considérant que la catégorisation d’une
personne comme « dans le besoin » et dépendante est le plus souvent la source de son
exclusion, Silvers cherche à éviter que ce type de catégorisation puisse s’appliquer aux
handicapés en faisant de leur handicap l’effet d’agencements sociaux qui obèrent leur accès à
la parité de participation ; mais à aucun moment, elle n’interroge les mécanismes et processus
47
Pettit, P., Républicanisme, op.cit, p. 190-191.
Fraser, N., Qu’est-ce que la justice sociale ? Reconnaissance et Redistribution, trad. française de Estelle
Ferrarese, Paris, La Découverte, 2005.
49
Kittay E.F., « When caring is just and justice is caring », op. cit., p. 264.
48
19
qui construisent la dépendance comme stigmate, à aucun moment elle n’en propose une
généalogie ni ne suggère une manière de déconstruire ce stigmate. Kittay remarque en outre
que si l’analyse de Silvers s’applique bien aux handicaps physiques « légers », elle s’applique
beaucoup moins bien aux handicaps moteurs plus sévères ainsi qu’aux handicaps mentaux. En
ce sens, l’analyse de Silvers de même que les politiques antidiscriminatoires visant à faciliter
l’accès à l’espace public sont très peu pertinentes pour les personnes qui, comme Sesha, sont
atteintes d’un handicap mental et physique très lourd. Elles reposent en effet sur l’occultation
complète de formes extrêmes de dépendance, à l’aune desquelles les limites du modèle social
du handicap et d’une approche strictement constructiviste du handicap deviennent patentes.
La forme extrême de retard mental qui caractérise Sesha n’a rien de contingent et le handicap
ne peut être en ce sens être réduit par une modification de l’agencement de l’environnement
social. Dans ce cas, la seule chose qui est réellement construite, c’est la vision exclusive du
retard mental comme problème ou comme pathologie. Mais précisément une telle vision est
nourrie et reproduite par la référence au modèle d’un individu productif, auto-suffisant et
indépendant que les propositions de Silvers tendent à perpétuer sans la réfléchir d’un point de
vue critique. Quel sens en effet pourrait avoir en ce qui concerne Sesha la promotion de
quelque chose comme une norme de parité de participation ?
C’est dans la mesure où les politiques antidiscriminatoires proposées par Silvers s’avèrent
insuffisantes, que Kittay plaident en faveur d’une politique du care. Or, il est intéressant de
voir que celle-ci recoupe en partie les propositions faites sur la base du rapprochement entre
care et non-domination opéré plus haut. Cette politique du care devrait en effet comprendre
plusieurs volets. En premier lieu, elle implique la diffusion d’une culture du care et un
« travail des représentations » visant la déconstruction de la stigmatisation de la dépendance.
Ce point était déjà rendu visible dans la critique adressée par Kittay et Nussbaum aux
concepts libéraux de personne morale et de sujet de droit comme individu rationnel et de
société comme système de coopération régi par des normes de réciprocité. Un tel travail des
représentations implique la reconnaissance du fait que la vie humaine est caractérisée par un
continuum de dépendance qui va des formes les plus extrêmes de dépendance aux formes
diverses d’interdépendance qui structurent l’existence de chacun. A ce travail réalisé au
niveau théorique, doit correspondre à un niveau plus pratique la déconstruction des
représentations négatives du handicap qui caractérisent ce dernier exclusivement comme
déficit, comme pathologie et comme « problème » coûteux pour la société.
Au développement et à la diffusion d’une culture du care, doit en second lieu s’articuler la
mise en place de mesures ciblant les travailleurs de la dépendance et visant à revaloriser leur
rôle social. En cela, la politique du care se décline comme politique de reconnaissance, cette
reconnaissance ayant une double facette, symbolique (on retrouve ici l’idée de diffusion d’une
culture du care) et matérielle. La revalorisation ou reconnaissance symbolique devrait
notamment passer par des politiques éducatives incluant une formation au travail de la
dépendance mise en place dès l’école, dans une optique dé-genrée (à destination des garçons
tout autant que des filles). La revalorisation ou reconnaissance matérielle implique
l’institution de rémunérations plus conséquentes (on pourrait souligner en cela que les
politiques du care recouvrent une combinaison étroite entre reconnaissance et redistribution)
à destination des travailleurs de la dépendance ainsi que la définition de conditions de travail
favorables notamment en termes horaires. Il s’agit par là de permettre aux travailleurs de la
dépendance de s’investir dans leur travail sans sacrifier leurs vies privées, leurs loisirs et leur
propre qualité de vie. Il s’agit aussi de sauvegarder des clauses de sortie de la relation de
dépendance, favorables et aisément accessibles aux travailleurs. Enfin, une politique du care
aurait pour spécificité de proposer une approche du handicap en l’insérant dans le cadre plus
large d’une prise en compte compréhensive du réseau de dépendances et d’interdépendances
caractérisant la vie humaine. Dans ce cadre, elles recouvrent une approche pragmatique de
20
l’inclusion des handicapés, approche pragmatique car différenciée en fonction des types de
dépendance, des plus extrêmes aux plus légères et relatives, auxquelles elles doivent
répondre.
La position de Kittay dans les débats opposant institutionnalisation et prise en charge par
la « communauté » des personnes handicapées illustre ce dernier point. Elle est exprimée à
travers son commentaire du verdict Olmstead versus L.C. and E. W., lequel stipule que l’ADA
implique que les handicapés mentaux se voient accorder une assistance et des soins dans un
environnement le moins contraignant possible50. Ce verdict a été perçu comme une victoire
des militants de la désinstitutionalisation. Mais il prend tout autant en compte les problèmes
liés aux limites du placement en institutionnalisation et les difficultés liées à un retour dans la
communauté qui s’effectuerait en l’absence d’un soutien et d’un accompagnement adaptés.
En ce sens, s’il condamne la ségrégation comme une forme de discrimination, il insiste aussi
sur le fait que la désinstitutionalisation de la prise en charge ne doit pas s’effectuer si elle va à
l’encontre des vœux de la personne handicapée. Kittay est en accord avec le verdict sur
plusieurs points. Elle adhère à l’idée de favoriser l’assistance dans un environnement le moins
contraignant possible dans la mesure où, même si les conditions de vie en institutions n’ont
plus rien à voir avec celles qui prévalaient dans les années 60, le placement en institution ne
relève toujours que d’un « second best », le maintien dans la communauté devant rester
prioritaire afin précisément de favoriser un maximum d’inclusion. Si la ségrégation doit être
condamnée comme une forme de discrimination, c’est qu’elle conduit à renforcer
l’altérisation du handicap et à renforcer l’exclusion des handicapés de tout exercice de la
citoyenneté. C’est pourquoi, devraient être favorisées les mesures qui permettent de soutenir
les familles qui gardent leurs parents ou enfants handicapés à la maison, en leur donnant les
moyens de le faire sans que cela implique de sacrifier le bien-être de certains membres de la
famille plus que d’autres.
Cependant Kittay attire aussi l’attention sur des considérations qui invitent à tempérer et
nuancer cette position générale. Elle se penche ainsi sur le cas des petites structures
intermédiaires entre la communauté et l’institution, façonnées sur le modèle du campus
(« community-based group homes »), dont le bon fonctionnement dépend d’un petit nombre
de personnes et elle suggère que ce type de structure offre trop peu de garde-fou à une dérive
des relations de dépendance en relations de domination : en ce sens, une collectivité plus large
et en un sens plus impersonnel peut sembler offrir plus de garantie que ce type de structure
contre d’éventuels abus. De ce point de vue, Kittay refuse donc de condamner toute forme de
placement en institution au profit d’une valorisation de l’intégration dans la communauté. Si
l’intégration communautaire est préférable dans la plupart des cas de handicap, cela n’est pas
forcément le cas lorsque l’on aborde les cas de handicaps mentaux les plus lourds. Dans ce
cas, un milieu plus protecteur mais aussi du coup plus « contraignant », plus « séparé » et en
un sens plus « ségrégué » peut paraître s’imposer, qu’il s’agisse du milieu familial ou une
institution. Kittay montre ainsi que la définition d’une politique du care implique forcément
l’adoption d’une optique pragmatique, différenciée en fonction des types et de degrés de
dépendance auxquels on peut se trouver confronté.
Ces diverses dimensions d’une politique du care appliquée à la question du handicap
participent d’une critique de la privatisation du care qui débouche au contraire sur la défense
de sa socialisation (la prise en charge publique étant défendue en vertu du lien établi entre
qualité et répartition équitable du care). On peut souligner qu’à ce niveau encore, une certaine
complémentarité pourrait s’établir entre politiques de non-domination et politiques du care.
En effet, l’idiome de la non-domination peut étayer et nourrir la défense d’une socialisation
du care sous au moins deux angles. D’un côté, une publicisation maximale des pratiques de
50
Kittay E.F., « At home with my daughter », L. Pickering Francis et A. Silvers (éd.), Americans with
Disabilities, pp. 64-81.
21
care paraît s’imposer dès lors qu’il s’agit de les évaluer à l’aune de la façon dont les risques
d’interférences arbitraires dont elles sont porteuses sont contenus et bien délimités. De l’autre,
il conduit comme le souligne Pettit à une revalorisation de l’interventionnisme de l’Etat et à
une certaine radicalité en matière de politiques sociales. En ce sens, il recouvre une
valorisation des institutions de l’Etat social.
Ce dernier point apparaît notamment dans le fait que le néorépublicanisme peut justifier
des politiques redistributives au niveau instrumental, dans le but de promouvoir la nondomination. Or, là encore la perspective néorépublicaine peut converger avec la perspective
du care dans la mesure où celle-ci implique des politiques redistributives ambitieuses. De
telles politiques d’allocation de ressources spéciales aux handicapés sont critiquées, on l’a
signalé, par Silvers en tant qu’elles lui apparaissent comme la source d’un redoublement de la
stigmatisation des personnes en situation de handicap. On a déjà indiqué qu’au prisme de
l’approche du care qui propose une déconstruction des stigmates associés à la dépendance,
l’objection de Silvers à l’encontre des politiques distributives semble perdre de sa pertinence.
Sur ce point, la position de D. Wasserman51 constitue un utile contrepoint au point de vue de
Silvers. Il souligne en effet qu’il reste possible de mettre en place des mesures redistributives
à destination des personnes handicapées et que de telles mesures sont indispensables à la
promotion d’une inclusion authentique. Tout en reconnaissant que les théories de la justice
distributive ont eu tendance à présupposer une caractérisation inadéquate du handicap comme
relevant d’inégalités naturelles qu’il s’agirait de compenser, Wasserman soutient la possibilité
de défendre des mesures de justice sociale non sous l’angle de la compensation d’inégalités
naturelles mais dans le but de façonner l’environnement de manière à satisfaire le plus large
environnement possible de besoins, d’intérêts, de désirs, de capacités avec des ressources
limitées. Son argumentation rejoint en ce sens la défense que l’on trouve chez Pettit, de
politiques redistributives visant la promotion de la non-domination. C’est dans ce cadre que
P. Pettit a soutenu la convergence entre sa théorie de la non-domination et l’approche des
capabilités défendue par Sen. En effet, souligne Pettit, « si l’Etat républicain est lié par
l’engagement de faire avancer la cause de la liberté comme non-domination chez ses citoyens,
il doit donc adopter une politique consistant à favoriser l’indépendance socio-économique des
individus »52 (p. 209). Pettit distingue deux raisons de favoriser l’indépendance socioéconomique des individus : soit en mobilisant un argument fondé sur des considérations de
degré, lequel affirme que, ainsi, l’Etat protège ceux qui sont dépendants d’un point de vue
socio-économique contre des formes de domination qu’ils auraient à subir autrement ; soit en
soulignant, sur la base de considérations d’étendue, que l’Etat permet, en favoriser cette
indépendance, permet aux individus socio-économiquement d’accéder plus facilement à des
choix non soumis à domination. Il illustre notamment son propos par l’exemple d’une
personne victime de handicap et exposée à domination de la part de ceux qui le prennent en
charge. Son propos est sous-tendu par l’idée que l’indépendance socio-économique trouve
une traduction adéquate dans le langage des capabilités.
Sen a cependant rejeté la pertinence d’une convergence entre liberté comme nondomination et liberté-capabilités, maintenant un écart insurmontable entre ces deux formes de
liberté qu’il illustre en décrivant le cas d’une personne A handicapée ne pouvant faire
certaines choses sans l’aide d’autres personnes, en particulier circuler et se déplacer à sa
guise. Sen distingue alors trois cas : 1) A n’est pas aidée et ne peut sortir de chez elle ; 2) A
est toujours aidée par des volontaires bienveillants et peut aller où elle souhaite ; 3) A a à son
service un personnel bien rémunéré qui obéit à ses volontés et peut sortir quand elle souhaite.
Pour Sen, il est crucial de bien distinguer le cas 1 des cas 2 et 3 dans lesquels existe une
51
Wasserman D., « Distributive Justice », in A. Silvers, D. Wasserman et M. Mahowald (éd.), op. cit., pp. 147209.
52
Pettit, Ph., Républicanisme, op.cit., p. 209.
22
liberté de déplacement, ce que, selon lui, l’optique de Pettit ne peut faire. L’idée directrice de
la critique adressée par Sen à la théorie de la non-domination tient au fait qu’elle occulte la
spécificité de l’approche des capabilités qui consiste dans un intérêt pour l’existence de la
liberté plus que sur sa robustesse et qu’elle privilégie indument les aspects de procédure au
détriment des aspects d’opportunité53. Mais, comme l’a souligné V. Bourdeau54 dans une
analyse du débat Sen-Pettit, aucun des cas décrits par Sen ne correspond réellement à
l’optique néorépublicaine. Dans le cas 2, la personne handicapée dépend du bon vouloir qui
s’occupe de lui, dans le cas 3, cette situation est juste renversée. A ce titre, l’optique
néorépublicaine impliquerait plutôt de formuler un quatrième cas : « grâce à un dispositif
social, A peut se déplacer autant de fois qu’elle le veut, mais en fonction des besoins qu’elle
aura réussi à faire valoir comme nécessaires à l’exercice de la liberté comme nondomination ». En ce sens, la valeur ajoutée de l’idiome de la non-domination par rapport à
l’idiome des capabilités tient à la façon dont il introduit une prise en compte du contexte des
relations de pouvoir entre individus, déplaçant le problème de la question de la lutte contre la
pauvreté à celle de la lutte contre la précarité.
Une réflexion sur l’articulation entre care et non-domination semble donc à même
d’éclairer les modalités d’inclusion des personnes handicapées sous divers angles. Celle-ci
requiert en effet d’articuler des politiques antidiscriminatoires visant l’accès des personnes
handicapées à l’espace public, des politiques de care visant l’accès de chacun à des soins de
qualité et des politiques redistributives susceptibles de se traduire par des allocations de
ressources spéciales. On pourrait objecter que seules les politiques antidiscriminatoires et les
politiques redistributives constituent des déclinaisons directes de l’idéal de non-domination
dans la mesure où la discrimination comme la précarité peuvent être interprétées comme des
formes d’interférences arbitraires. Mais une telle objection omettrait de prendre en compte les
deux raisons que nous avons dégagé en faveur d’une convergence entre care et nondomination : d’une part, la non-domination tire sa désirabilité de notre commune
vulnérabilité, ce qui signifie à la fois qu’elle partage avec les théories du care une critique des
conceptions libérales de l’autonomie comme autosuffisance et suppose que soit mises en
œuvre les pratiques de prise en charge de la vulnérabilité que sont les pratiques de care ;
d’autre part, dans la mesure où les relations de care peuvent devenir des contextes propices à
l’exercice de la domination, il importe qu’elles soient subordonnées à l’idéal de nondomination. A tous les niveaux, la non-domination intervient donc comme condition et critère
d’évaluation des politiques du care. Concrètement et en ce qui concerne le handicap, cela
signifie que dans le cas de formes légères de handicaps, elle constitue un horizon des
politiques du care et sa promotion se superpose alors à celle d’une parité de participation, et
que dans le cas de formes extrêmes de dépendance liées à des handicaps plus lourds, elle
recouvre plus minimalement l’objectif d’une neutralisation des formes arbitraires
d’interférences et constitue un critère de démarcation des « bonnes » relations de dépendance
et de leurs dérives.
Ainsi, complétée par les apports des théories du care qui ont à juste titre attiré l’attention
sur le continuum de relations de dépendance dans lequel toute vie s’inscrit, la théorie
néorépublicaine est-elle à même de proposer une conception de la citoyenneté à la fois
exigeante et inclusive. Cette citoyenneté, qui consiste dans la garantie de la non-domination,
est constituée par l’existence d’institutions juridiques et sociales susceptibles de traiter les
individus différentiellement en fonction de leur degré de vulnérabilité à la domination. Elle
requiert en outre des institutions politiques et l’existence d’un forum public dans lequel puisse
53
Sen A., « Reply », « Symposium on A. Sen’s Philosophy », Economics and Philosophy, 17, 2001, pp. 51-66.
Bourdeau, V., « Préférences décisives et précarité. Comment distinguer liberté comme capabilité et liberté
comme non-domination ? », Revue du Creum, vol. 4, 2, 2009.
54
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avoir lieu, outre la contestation démocratique, la publicisation des situations de vulnérabilité
propice à la domination. Enfin, elle suppose l’existence d’une culture publique de la nondomination que Pettit pense au travers du concept de vigilance, lequel rejoint l’accent mis par
les théoriciennes du care sur l’attention aux besoins spécifiques d’autrui et la nécessité de
pratiques et de politiques contextuelles. Comme le souligne en effet Pettit et comme la
déclinaison des politiques d’inclusion que nous avons proposée l’a montré, l’idéal de la nondomination est un idéal ouvert et dynamique car la notion de domination est elle-même « une
notion toujours en mouvement ; c’est une notion systématiquement ouverte à la possibilité
d’une reconstruction discursive, à mesure que les gens se découvrent des affiliations inédites
et qu’ils acquièrent une capacité de concevoir la manière habituelle dont ils sont traités sous
un éclairage inédit et critique. »55 De ce point de vue, la citoyenneté néorépublicaine résiste à
la dichotomie classique entre citoyenneté passive et citoyenneté active : en tant qu’elle
renvoie à la possession d’un statut constitué par des institutions, elle s’apparente davantage à
une forme de citoyenneté passive ; mais dans la mesure où elle suppose que la délibération
publique sur les formes de domination que subissent les citoyens en fonction de leur position
sociale soit maintenue vivante, elle s’apparente davantage à une forme de citoyenneté active.
Dans la mesure où elle couvre un spectre allant de la protection à la participation, la
citoyenneté républicaine apparaît là encore comme un idéal attractif pour les personnes
atteintes de handicap.
AUTEURES : MARIE GARRAU (SOPHIAPOL/PARIS OUEST-NANTERRE)
(SOPHIAPOL/PARIS OUEST-NANTERRE).
55
ET
ALICE LE GOFF
Pettit, Ph., Républicanisme, op.cit., p. 192.
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