Avec cet essai plein d`érudition et de finesse, le

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Avec cet essai plein d'érudition et de finesse, le jeune historien belge David Engels (33 ans) a
réussi un coup de maître. Professeur d'histoire romaine à l'Université libre de Bruxelles, il
dresse un parallèle audacieux et tout à fait inédit entre la situation actuelle de l'Europe et celle
de Rome... à la fin de la République, autrement dit au Ier siècle av. J.-C., à l'époque de Marius,
Sylla, Pompée, César et Auguste ! Avant lui, dès le XIXe siècle, de nombreux historiens et
essayistes s'étaient inquiétés de l'évolution du Vieux Continent et avaient cherché des grilles
d'explication dans une comparaison avec la fin de l'empire romain (III e-Ve siècles de notre
ère), mais jamais encore personne n'avait songé à la crise du Ier siècle av. J.-C.
Dans une première partie, David Engels confronte l'Europe du XXIe siècle et la République
romaine : il analyse la première principalement à travers les sondages d'opinion et la seconde
à travers les chroniques, les écrits et la correspondance des contemporains (Cicéron, Salluste,
etc.). Les similitudes dans les mœurs et les mentalités sont confondantes !
La fin de la démocratie
L'historien n'en reste pas là et développe à la fin de son ouvrage une réflexion plus
personnelle sur l'avenir qui lui paraît le plus probable pour l'Union européenne. Si notre
situation est aussi semblable qu'il le dit à celle de la Rome de Pompée et César, l'Europe, dans
le meilleur des cas, est destinée à devenir une forme d'empire supranational et à vocation
universaliste, un État autoritaire, avec des formes républicaines et faussement démocratiques,
soucieux de garantir aux citoyens un peu de sécurité matérielle bien plus que la liberté ou
l'égalité.
D'ores et déjà, son fonctionnement s'inscrit dans la logique augustéenne et impériale, postdémocratique, avec des cours de justice qui forgent le droit européen sans aucun contrôle de
qui que ce soit, et une Commission qui prétend désormais valider les budgets nationaux avant
qu'ils ne soient votés par les élus, ceux-ci étant réduits à faire de la figuration. «Il est encore
difficile d'estimer l'ampleur de la restructuration économique de la Grèce et des pays qui
partagent ou partageront son sort. Mais il est bien possible que le résultat aboutisse à un
démantèlement du rôle économique de l'État individuel au bénéfice de l'Union européenne.
Cela implique une marge de manœuvre étatique fortement réduite, qui rendra difficile voire
impossible l'amortissement du choc d'une sortie de l'Union. On ajoutera à cela les tentatives
de 2011 d'imposer aux États membres un contrôle budgétaire strict de la part de l'Union, qui
limite l'un des facteurs capitaux de l'autonomie nationale», écrit-il avec une remarquable
prémonition.
La crise chypriote de mars 2013 illustre a posteriori ses propos. La troïka (BCE, FMI et
Commission européenne) qui dirige désormais les pays méditerranéens (Grèce, Portugal,
Chypre) a dicté au gouvernement de Nicosie la taxation d'une partie des dépôts bancaires et
une nouvelle réduction des dépenses publiques, en le menaçant ouvertement de couper les
crédits bancaires et provoquer un effondrement de l'économie nationale. L'euro, impuissant à
assurer la prospérité commune, montre au moins qu'il peut soumettre un État plus sûrement
que dix légions ou dix divisions de Panzer...
Désorientés, les citoyens européens s'insurgent contre cette perte de souveraineté camouflée
par une démocratie de façade. Ainsi en Italie où le premier parti est, en 2013, le parti
protestataire et abstentionniste du comique Beppe Grillo. Ces mouvements d'humeur n'ont
guère de chance d'aboutir, faute de projet alternatif, mais David Engels n'exclut pas que
l'Europe succombe à la crise actuelle, avec l'éclatement de ses structures, la mort des vieux
États nationaux et l'émergence de régionalismes identitaires, le tout sur fond de guerres
ethniques.
Un parallèle accablant
Dans la première partie de son essai, David Engels rappelle ce que fut la fin de la République
romaine. Après l'affrontement ultime avec Carthage et la soumission de la Grèce, en 146 av.
J.-C., elle ne se connaît plus d'ennemis extérieurs notables, mis à part le lointain roi des
Parthes. Au lieu de conduire à la fin de l'Histoire, cette longue période de paix va exacerber
les tensions sociales à l'intérieur même de la péninsule italienne.
Entre la révolte des Gracques, en 133 av. J.-C., et l'avènement d'Auguste, un siècle plus tard,
Rome voit ses valeurs traditionnelles «balayées par un synchrétisme multiculturel de plus en
plus problématique; démographie des citoyens romains en chute libre; destruction de la
cohésion politico-sociale entre le peuple et les élites (...).»L'ordre social est maintenu vaille
que vaille par la distribution d'allocations sociales de plus en plus massives à la plèbe
romaine. Autant de phénomènes qui ne sont pas sans rappeler la situation actuelle de l'Europe
avec l'éclatement des structures familiales traditionnelles.
L'auteur consacre des pages passionnantes à la quête désespérée d'identité dans des sociétés
qui se sont détournées de leur histoire. Le débat est déjà prégnant à Rome au Ier siècle av. J.C. La langue pas plus que la géographie ou la race ne permettaient de définir l'appartenance à
la communauté. Encore moins la religion antique, méprisée et tenue en lisière tandis
qu'étaient accueillies à bras ouverts les religions d'ailleurs. Le principal monument
d'envergure qui nous reste de cette époque est le Panthéon de Rome, monument dédiée à tous
les dieux...
Là encore, le parallèle avec notre époque est saisissant. Sur l'attitude actuelle des bienpensants à l'égard du christianisme, le jeune historien se montre aussi sévère qu'ironique :
«Face au christianisme, tout est permis. Plus les autorités religieuses chrétiennes se
confondent en excuses (pour les croisades, l’Inquisition, le colonialisme, la collaboration
avec le fascisme, les écarts de certains prêtres, etc.), et plus elles se discréditent au lieu de
s’humaniser; effets pervers de la bonne volonté (...). Alors que d’autres religions gagnent de
plus en plus de crédibilité spirituelle en Europe sans pour autant affronter leur passé (...). En
reléguant le christianisme, devenu au fil des siècles une religion fort ouverte, tolérante et
ferment intégrée dans un monde sécularisé, au statut d’une religion parmi d’autres, les
idéologues politiquement corrects de l’Union européenne accordent un poids démesuré à des
formes de croyances non européennes beaucoup plus ancrées dans des attitudes répressives,
fondamentalistes et intolérantes.»
Le cosmopolitisme rapproche également la République romaine de l'Occident contemporain.
Rome est devenue, comme nos métropoles, la ville de toutes les cultures et de toutes les
origines. Sénèque écrit à propos de ses habitants : «Demande à chacun d'eux d'où il est; tu
verras qu'en majeure partie, ils ont déserté leur pays d'origine pour une ville qui sans
contredit est la plus grande et la plus belle du monde, mais qui cependant n'est pas la leur.»
David Engels étend les analogies aux domaines social, politique et institutionnel. Il montre
que Rome, comme aujourd'hui l'Union européenne, exerce une attirance irrépressible sur sa
périphérie.
Quand la Décapole de Syrie souffre des exactions du roi de Judée Hérode, elle s'en plaint à
Rome et sollicite son protectorat. Elle l'obtiendra en définitive à la mort du roi. À maintes
reprises aussi (tremblements de terre, piraterie etc.), Rome se pose en ange gardien, offrant
ses secours et sa protection en échange de la liberté et des impôts. La philanthropie, les
entreprises caritatives et le droit d'ingérence sont les armes diplomatiques que privilégie
Rome, tout comme l'Europe actuelle...
L'historien ne dissimule pas son pessimisme au vu de ces analogies. Constatant que les
nations européennes, par lassitude, ont d'elles-mêmes renoncé à leur identité et à leur rôle
historique, il se demande si «le remplacement de valeurs traditionnelles par des idéaux
humanistes potentiellement partagés par tous suffira à créer un sentiment identitaire
européen suffisamment fort pour surmonter les crises auxquelles notre continent devra
bientôt faire face.» Il y a matière à débattre entre gens de bonne compagnie !
César introuvable
La thèse de David Engels, appuyée sur une érudition sans faille, a de quoi troubler les
contemporains éclairés. Si l'on reprend l'analogie entre l'Europe actuelle et la fin de la
République romaine, il y a toutefois une différence notable qui tient, dans l'Europe actuelle, à
l'absence d'un centre équivalent à la Rome antique (peut-être l'Allemagne ?) et d'un
leadership.
A la différence de leurs prédécesseurs, les dirigeants européens du XXIe siècle, de Hollande à
Barroso en passant par Merkel, Cameron, Monti, Rajoy etc. se signalent par leur absence de
culture historique et de vision politique. Habiles à acheter les voix des électeurs plébéiens à
coup de promesses et de subventions (comme les chefs popolares de Rome, tel César), ils ne
connaissent plus qu'une contrainte : défendre envers et contre tout la monnaie unique. On
cherche en vain parmi ces dirigeants les Marius, Sylla, Pompée ou César qui pourraient
dessiner une sortie de crise...
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