De la fatigue... Jean-Marie Dilhuydy* L a fatigue est une sensation de malaise difficile à définir. La consultation du dictionnaire des synonymes traduit bien ses multiples facettes : abattement, accablement, effondrement, affaissement, alanguissement, asthénie, déprime, diminution des forces, ennui, épuisement, éreintement, exténuation, faiblesse, forçage, harassement, lassitude, somnolence, surmenage (1). Le langage populaire rend bien compte du retentissement multidimensionnel de la fatigue sur l’activité physique, cognitive, affective, comportementale : être fatigué, c’est être “assommé, avachi, brisé, claqué, sur le flanc, courbatu, crevé, échiné, écrasé, esquinté, exténué, flagada, flapi, fourbu, indisposé, las, liquéfié, mort, moulu, pompé, recru, rendu, rompu, recru de fatigue, surmené, vanné, vaseux, vidé” et, par extension, “abruti, blasé, dégoûté, démoralisé, déprimé, écœuré, ennuyé, excédé, importuné, ratissé, saturé, dans les vapes, au bout du rouleau, esbigné, liquide, cassé grave”... Cette énumération fastidieuse mais ô combien éclairante peut fatiguer le lecteur ! Mais nous ne sommes pas les seuls à nous fatiguer : on fatigue aussi la salade ; le gréement du navire fatigue sous la violence du vent ; on fatigue un animal rétif ; nos vêtements usés sont “fatigués”. Même le soleil se couche chaque soir au ponant (poneïn : fatiguer), et, comme le suggère Racine, “la rame inutile fatigue vainement une mer immobile”. En fait, il faut distinguer la “bonne” fatigue de la fatigue pathologique. La fatigue physiologique, liée à l’effort, est réparée par le repos et par le sommeil. L’entraînement physique permet de reculer les limites de l’effort sans fatigue, et nos marathoniens bien entraînés ne connaissent plus le sort malheureux de leur célèbre prédécesseur qui a expérimenté le “forçage”, ou épuisement jusqu’à la mort, pour annoncer aux Athéniens la victoire de Miltiade sur les Perses un 12 septembre de l’année 490 av. J.-C. La fatigue pathologique est une sensation accablante, prolongée, réduisant toutes les activités de l’individu, non résolue par le repos. C’est une véritable souffrance. Certaines causes sont bien connues comme l’anémie, l’hypothyroïdie, le déficit nutritionnel, les effets indésirables de certains traitements, la dépression, la douleur. Elle est majorée dans une interaction complexe par l’absence de sommeil, l’angoisse, l’isolement familial et social. Il s’agit d’un symptôme fréquent, subjectif, sous-estimé car trop souvent banalisé. En cancérologie, trois patients sur quatre en font l’expérience sans l’évoquer spontanément (moins de 20 % en parlent) car ils pensent que c’est un symptôme naturel, attendu, que c’est le prix à payer pour les traitements (chimiothérapie/radiothérapie) (2), ou qu’elle traduit une * Oncologue radiothérapeute, institut Bergonié, Bordeaux. évolution péjorative de leur maladie, difficile à aborder avec les soignants. De nombreuses équipes ont élaboré des échelles d’évaluation de la fatigue, échelles visuelles analogiques et échelles uni- ou multidimensionnelles, pour quantifier la fatigue et son retentissement sur la qualité de vie des patients (3). Vocabulaire Vocabulaire L’ennui et la fatigue sont entremêlés dans un concept particulier appelé, en milieu monastique, l’acédie (akèdia : négligence, torpeur, fatigue). C’est une véritable tentation de découragement et de lassitude qui saisit les religieux au cours de leurs pieuses occupations. La réaction habituelle à ce vécu, bien décrite par saint Thomas d’Aquin, est la recherche de toutes sortes d’occupations, un empressement aux travaux manuels qui permettent de rompre le cercle éprouvant de l’indifférence, d’une tristesse “coupable” (4). Effectivement, l’inaction, le désintérêt engendrent l’engourdissement, la fatigue, le bâillement : “Ce moment de bouillie visqueuse, sans inégalité, sans chute, sans ressaut”, comme l’écrivait Victor Ségalen (5). La recherche d’un intérêt pour venir à bout d’une vie monotone peut expliquer bien des addictions, pour enfin ressentir, avec ou sans effort (stupéfiants). La quête d’aventures, qu’elles soient amoureuses, sportives, scientifiques, voire exotiques, est un bon remède à l’ennui “mortel” (6). Il faut faire une place à part à l’asthénie (a/-sthenos : force), état de fatigue et d’épuisement pathologique souvent immortalisé dans la littérature, telles la langueur et la consomption phtisique dans la Dame aux camélias d’Alexandre Dumas fils (1848). L’asthénie a eu son heure de gloire à l’époque romantique sous le terme générique de chlorose, liée essentiellement à une anémie hypochrome ferriprive. La littérature fantastique nous rappelle que les victimes du voïvode Dracula (XVe siècle), comme l’a si bien décrit Bram Stoker en 1897, étaient pâles, languissantes, sans appétit, sous l’effet des saignées nocturnes. On retrouve les mêmes symptômes chez Laura, vampirisée par “Carmilla”, dans le roman du même nom de Sheridan Le Fanu (1827). De cette étrange et fatale passion, Vadim a tiré un film attachant : Et mourir de plaisir. Barbey d’Aurevilly dépeint son héroïne Lasthénie de Ferjol (prénom particulièrement bien choisi) dans Une histoire sans nom (1882) avec des symptômes identiques, secondaires à des blessures volontaires provoquées par des piqûres d’épingle. Jean Bernard a retenu ce premier cas romancé de pathomimie et a présenté en 1967 douze cas cliniques identiques rassemblés sous le terme de “syndrome de Lasthénie de Ferjol” (7). La torpeur (torpore : être engourdi) est secondaire à la fatigue et se caractérise par une réduction de l’activité physique Le Courrier de l’algologie (3), no 2, avril/mai/juin 2004 57 Vocabulaire Vocabulaire ✂ et psychique. La personne semble assommée (a/-somos : sommeil), privée de sommeil, insensible. La torpeur seraitelle à l’origine de l’humanité ? “Le Seigneur Dieu fit tomber dans une torpeur l’homme (Adam), qui s’endormit. Il prit l’une de ses côtes et referma les chairs à sa place. Le Seigneur Dieu transforma la côte qu’il tenait en une femme qu’il lui amena...” (Genèse, II, 22) (8). Faut-il être mort pour ne plus être fatigué et reposer enfin en paix ? Le mythe de Sisyphe reste ambivalent : les vicissitudes de la condition humaine peuvent perdurer même au-delà de la mort. Sisyphe, roi légendaire de Corinthe, fils d’Éole et père d’Ulysse, réputé pour sa ruse et pour ses crimes, a tenté plusieurs fois d’échapper aux Enfers. À sa mort, il fut condamné à pousser éternellement sur la pente d’une montagne un énorme rocher qui toujours retombait avant d’atteindre le sommet. Condamné à une vaine exténuation pour un effort éternellement renaissant avec un objectif hors d’atteinte, avait-il le droit de se plaindre de la fatigue malgré des ressources personnelles éternellement inépuisables ? Le patient atteint de cancer est presque inévitablement confronté, à un moment ou à un autre de son évolution, à la fatigue, dont les causes sont diverses et parfois intriquées, et dont les modes d’expression et les conséquences sont multiples. La fatigue et les symptômes qui l’accompagnent doivent être pris en compte par l’équipe soignante. Si “le fatigué ne peut plus réaliser, l’épuisé ne peut plus possibiliser” (9). Le patient confronté à cette épreuve difficile ne peut se contenter d’entendre dire que “c’est bien normal...”. La fatigue doit être évaluée et traitée. Sa prise en charge nécessite, le plus souvent, un abord pluri■ disciplinaire. Références bibliographiques 1. Bertaud de Chazaud H. Dictionnaire des synonymes. Paris : Les dictionnaires Le Robert, 1986. 2. Dilhuydy JM, Dilhuydy MS, Ouhtatou F, Laporte C, Nguyen TVF, Vendrely V. Fatigue et radiothérapie. Revue de la littérature. Cancer/Radiother. 2001;5(Suppl.1):131S-8S. 3. Schraub S, Conroy T. Qualité de vie et cancérologie. Paris : John Libbey Eurotext, 2002. 4. Chrétien JL. De la fatigue. Paris : Les éditions de Minuit, 1996. 5. Ségalen V. Essai sur l’exotisme. Paris : Fata Morgana, 1977. 6. Vincent JD. La chair et le diable. Paris : éditions Odile Jacob, 1996. 7. Goens J. Loups-garous, vampires et autres monstres. Paris : Éditions du CNRS, 1993. 8. Collectif. Traduction œcuménique de la Bible. Paris : Éditions du Cerf/Les vergers et les images, 1975. 9. Deleuze G. L’épuisé, postface à Samuel Beckett. Paris : Quad, 1992. 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