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Le Courrier de l’algologie (3), no2, avril/mai/juin 2004
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De la fatigue...
Jean-Marie Dilhuydy*
L
a fatigue est une sensation de malaise difficile à défi-
nir. La consultation du dictionnaire des synonymes
traduit bien ses multiples facettes : abattement, acca-
blement, effondrement, affaissement, alanguissement,
asthénie, déprime, diminution des forces, ennui, épuise-
ment, éreintement, exténuation, faiblesse, forçage, haras-
sement, lassitude, somnolence, surmenage (1). Le langage
populaire rend bien compte du retentissement multidimen-
sionnel de la fatigue sur l’activité physique, cognitive, affec-
tive, comportementale : être fatigué, c’est être “assommé,
avachi, brisé, claqué, sur le flanc, courbatu, crevé, échiné,
écrasé, esquinté, exténué, flagada, flapi, fourbu, indis-
posé, las, liquéfié, mort, moulu, pompé, recru, rendu, rompu,
recru de fatigue, surmené, vanné, vaseux, vidé” et, par exten-
sion, “abruti, blasé, dégoûté, démoralisé, déprimé, écœuré,
ennuyé, excédé, importuné, ratissé, saturé, dans les vapes,
au bout du rouleau, esbigné, liquide, cassé grave”... Cette
énumération fastidieuse mais ô combien éclairante peut
fatiguer le lecteur ! Mais nous ne sommes pas les seuls à
nous fatiguer : on fatigue aussi la salade ; le gréement du
navire fatigue sous la violence du vent ; on fatigue un ani-
mal rétif ; nos vêtements usés sont “fatigués”. Même le
soleil se couche chaque soir au ponant (poneïn : fatiguer),
et, comme le suggère Racine, “la rame inutile fatigue vai-
nement une mer immobile”.
En fait, il faut distinguer la “bonne” fatigue de la fatigue
pathologique. La fatigue physiologique, liée à l’effort, est
réparée par le repos et par le sommeil. L’entraînement phy-
sique permet de reculer les limites de l’effort sans fatigue,
et nos marathoniens bien entraînés ne connaissent plus le
sort malheureux de leur célèbre prédécesseur qui a expéri-
menté le “forçage”, ou épuisement jusqu’à la mort, pour
annoncer aux Athéniens la victoire de Miltiade sur les
Perses un 12 septembre de l’année 490 av. J.-C.
La fatigue pathologique est une sensation accablante, pro-
longée, réduisant toutes les activités de l’individu, non
résolue par le repos. C’est une véritable souffrance. Cer-
taines causes sont bien connues comme l’anémie, l’hypo-
thyroïdie, le déficit nutritionnel, les effets indésirables de
certains traitements, la dépression, la douleur. Elle est
majorée dans une interaction complexe par l’absence de
sommeil, l’angoisse, l’isolement familial et social. Il s’agit
d’un symptôme fréquent, subjectif, sous-estimé car trop
souvent banalisé. En cancérologie, trois patients sur quatre
en font l’expérience sans l’évoquer spontanément (moins
de 20 % en parlent) car ils pensent que c’est un symptôme
naturel, attendu, que c’est le prix à payer pour les traitements
(chimiothérapie/radiothérapie) (2), ou qu’elle traduit une
évolution péjorative de leur maladie, difficile à aborder
avec les soignants. De nombreuses équipes ont élaboré des
échelles d’évaluation de la fatigue, échelles visuelles ana-
logiques et échelles uni- ou multidimensionnelles, pour
quantifier la fatigue et son retentissement sur la qualité de
vie des patients (3).
L’ennui et la fatigue sont entremêlés dans un concept par-
ticulier appelé, en milieu monastique, l’acédie (akèdia :
négligence, torpeur, fatigue). C’est une véritable tentation
de découragement et de lassitude qui saisit les religieux
au cours de leurs pieuses occupations. La réaction habi-
tuelle à ce vécu, bien décrite par saint Thomas d’Aquin, est
la recherche de toutes sortes d’occupations, un empresse-
ment aux travaux manuels qui permettent de rompre le cercle
éprouvant de l’indifférence, d’une tristesse “coupable” (4).
Effectivement, l’inaction, le désintérêt engendrent l’en-
gourdissement, la fatigue, le bâillement : “Ce moment de
bouillie visqueuse, sans inégalité, sans chute, sans ressaut”,
comme l’écrivait Victor Ségalen (5). La recherche d’un
intérêt pour venir à bout d’une vie monotone peut expliquer
bien des addictions, pour enfin ressentir, avec ou sans effort
(stupéfiants). La quête d’aventures, qu’elles soient amou-
reuses, sportives, scientifiques, voire exotiques, est un bon
remède à l’ennui “mortel” (6).
Il faut faire une place à part à l’asthénie (a/-sthenos : force),
état de fatigue et d’épuisement pathologique souvent immor-
talisé dans la littérature, telles la langueur et la consomp-
tion phtisique dans la Dame aux camélias d’Alexandre
Dumas fils (1848). L’asthénie a eu son heure de gloire à
l’époque romantique sous le terme générique de chlorose,
liée essentiellement à une anémie hypochrome ferriprive.
La littérature fantastique nous rappelle que les victimes du
voïvode Dracula (XVesiècle), comme l’a si bien décrit
Bram Stoker en 1897, étaient pâles, languissantes, sans appé-
tit, sous l’effet des saignées nocturnes. On retrouve les
mêmes symptômes chez Laura, vampirisée par “Carmilla”,
dans le roman du même nom de Sheridan Le Fanu (1827).
De cette étrange et fatale passion,Vadim a tiré un film atta-
chant : Et mourir de plaisir. Barbey d’Aurevilly dépeint
son héroïne Lasthénie de Ferjol (prénom particulièrement
bien choisi) dans Une histoire sans nom (1882) avec des
symptômes identiques, secondaires à des blessures volon-
taires provoquées par des piqûres d’épingle. Jean Bernard a
retenu ce premier cas romancé de pathomimie et a présenté
en 1967 douze cas cliniques identiques rassemblés sous
le terme de “syndrome de Lasthénie de Ferjol” (7).
La torpeur (torpore : être engourdi) est secondaire à la fatigue
et se caractérise par une réduction de l’activité physique
* Oncologue radiothérapeute, institut Bergonié, Bordeaux.
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et psychique. La personne semble assommée (a/-somos :
sommeil), privée de sommeil, insensible. La torpeur serait-
elle à l’origine de l’humanité ? “Le Seigneur Dieu fit tom-
ber dans une torpeur l’homme (Adam), qui s’endormit. Il
prit l’une de ses côtes et referma les chairs à sa place. Le
Seigneur Dieu transforma la côte qu’il tenait en une femme
qu’il lui amena...” (Genèse, II, 22) (8).
Faut-il être mort pour ne plus être fatigué et reposer enfin
en paix ? Le mythe de Sisyphe reste ambivalent : les vicis-
situdes de la condition humaine peuvent perdurer même
au-delà de la mort. Sisyphe, roi légendaire de Corinthe, fils
d’Éole et père d’Ulysse, réputé pour sa ruse et pour ses
crimes, a tenté plusieurs fois d’échapper aux Enfers. À sa
mort, il fut condamné à pousser éternellement sur la pente
d’une montagne un énorme rocher qui toujours retombait
avant d’atteindre le sommet. Condamné à une vaine exté-
nuation pour un effort éternellement renaissant avec un
objectif hors d’atteinte, avait-il le droit de se plaindre de
la fatigue malgré des ressources personnelles éternellement
inépuisables ?
Le patient atteint de cancer est presque inévitablement
confronté, à un moment ou à un autre de son évolution, à
la fatigue, dont les causes sont diverses et parfois intri-
quées, et dont les modes d’expression et les conséquences
sont multiples. La fatigue et les symptômes qui l’accom-
pagnent doivent être pris en compte par l’équipe soignante.
Si “le fatigué ne peut plus réaliser, l’épuisé ne peut plus
possibiliser” (9). Le patient confronté à cette épreuve dif-
ficile ne peut se contenter d’entendre dire que “c’est bien
normal...”. La fatigue doit être évaluée et traitée. Sa prise
en charge nécessite, le plus souvent, un abord pluri-
disciplinaire.
Références bibliographiques
1.
Bertaud de Chazaud H. Dictionnaire des synonymes. Paris : Les diction-
naires Le Robert, 1986.
2.
Dilhuydy JM, Dilhuydy MS, Ouhtatou F, Laporte C, Nguyen TVF, Ven-
drely V. Fatigue et radiothérapie. Revue de la littérature. Cancer/Radiother.
2001;5(Suppl.1):131S-8S.
3.
Schraub S, Conroy T. Qualité de vie et cancérologie. Paris : John Libbey
Eurotext, 2002.
4.
Chrétien JL. De la fatigue. Paris : Les éditions de Minuit, 1996.
5.
Ségalen V. Essai sur l’exotisme. Paris : Fata Morgana, 1977.
6.
Vincent JD. La chair et le diable. Paris : éditions Odile Jacob, 1996.
7.
Goens J. Loups-garous, vampires et autres monstres. Paris : Éditions du
CNRS, 1993.
8.
Collectif. Traduction œcuménique de la Bible. Paris : Éditions du Cerf/Les
vergers et les images, 1975.
9.
Deleuze G. L’épuisé, postface à Samuel Beckett. Paris : Quad, 1992.
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