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386 Alain TESTART
Bulletin de la Société préhistorique française 2006, tome 103, no 2, p. 385-395
balbutiants, et plus encline, par l’esprit qui l’anime,
aux grandes dissertations à teneur philosophique qu’à
l’exercice de la rigueur scientique. Mais l’anthropo-
logie ne se résume pas aux théories qui, hier, ont fait
sa célébrité. C’est aussi un vaste corpus d’observations
innombrables faites tant par les missionnaires, les
administrateurs que les anthropologues professionnels,
un corpus dont on méconnaît généralement la richesse
et qui nous renseigne sur des pratiques sociales dont
nous n’avons aucun exemple dans nos sociétés ni dans
notre histoire. Ce corpus est immense et n’a été encore
que fort peu exploré. Ou, s’il l’a été, ce fut seulement
dans l’espoir de conforter telle ou telle théorie anthro-
pologique. Mais il peut l’être aussi dans celui de
répondre à tel ou tel questionnement archéologique,
au moins pour lui fournir des hypothèses possibles.
De l’ethnoarchéologie, il ne sera pas ici question.
Comme je la comprends (mais le mot a des acceptions
assez diverses), il s’agit d’une sorte d’ethnographie
expérimentale menée par des archéologues aux ns
explicites d’interpréter des données archéologiques en
provenance du passé. Ces ns explicites assurent que
les observations collectées seront utiles, c’est-à-dire
interprétables, en termes archéologiques. Cette
méthode est très utile et a produit quelques résultats
remarquables que je ne méconnais pas, surtout dans le
domaine de la technologie ou de l’organisation spa-
tiale. Mais elle a ses limites. Car on ne va pas expéri-
menter sur le sacrifice humain. Pas plus qu’on ne
pourra observer maintes autres pratiques sociales parce
qu’elles ont depuis longtemps disparu sous les coups
conjugués des missionnaires, du colonisateur et des
marchands. D’où la nécessité de recourir à des obser-
vations anciennes (ethno-historiques) et nullement
reproductibles. C’est ce que nous fournit ce corpus
dont je parlais au paragraphe précédent.
Notre dernier point concernera A. Leroi-Gourhan et
les leçons que je pense parfois mal entendues de son
enseignement. A. Leroi-Gourhan fut pour nous un
grand maître et le reste. Il nous a appris à ne pas se
contenter d’analogies faciles, à ne pas se contenter de
la ressemblance entre certaines peintures pariétales et
les pièges à poids des Amérindiens, à ne pas nous
laisser aller aux interprétations les plus hautes en cou-
leurs et les plus séduisantes parce qu’empreintes de
romantisme. Il a toujours prêché la rigueur. Mais,
surtout, il nous a appris à regarder le document archéo-
logique. À l’étudier, sérieusement et minutieusement.
À l’étudier, lui seul, aussi modeste soit-il, et à taire
notre imagination qui nous entraînait trop prompte-
ment vers les Iroquois ou les îles Marquises. Il a écrit
quelques pages contre le comparatisme sans règle qui
a pu régner dans les premiers temps de la Préhistoire
(et de la Protohistoire). Mais on en tire à tort, je crois,
la conclusion que l’ethnologie serait inutile en archéo-
logie et tout comparatisme mauvais. Il faut étudier le
document archéologique. Oui. Et, pour tenter de vali-
der l’hypothèse interprétative que l’on fait à son pro-
pos, il convient de ne tenir compte que des particula-
rités de ce document. Oui. Dans son étude des
documents, l’archéologie doit oublier l’ethnologie ;
elle a ses méthodes propres. Dans la validation de ses
hypothèses, elle doit recourir à ses propres critères de
validation. Encore oui. Mais pour former des hypo-
thèses, pour avoir cette intuition qui conduit à la for-
mation d’hypothèses, pourquoi se priver du savoir
anthropologique ? Dans toute démarche scientique, il
existe des moments différents, des temps différents.
Celui de la validation des hypothèses doit être celui
de la rigueur : l’analogie doit en être bannie, et l’ana-
logie ethnologique tout autant. Mais le temps de la
formation des hypothèses est tout autre : l’intuition
joue à plein (même si l’on doit la récuser plus tard),
elle oriente la recherche, elle permet de former plu-
sieurs hypothèses concurrentes (pluralité sans laquelle
il ne peut exister de véritable moyen de vérication)
et toute intuition ne repose nalement que sur des
connaissances et un minimum d’érudition. Quand
A. Leroi-Gourhan propose son interprétation des pein-
tures pariétales en fonction d’un dualisme sexuel, il ne
s’appuie que sur les caractéristiques de ces peintures,
mais aurait-il pu former pareille hypothèse s’il n’avait
rien su du dualisme sexuel chez les Eskimo, ou de
l’importance du dualisme dans les sociétés primitives ?
A. Leroi-Gourhan fut ethnologue avant d’être archéo-
logue. Il put oublier l’ethnologie parce qu’il la connais-
sait. Et il la connaissait bien. C’est pourquoi il nous
paraît totalement aberrant de tirer de son exemple
l’idée que les archéologues devraient ignorer l’ethno-
logie. Car, en n’importe quel domaine, faire profession
d’ignorance n’a jamais été très fécond.
Nous revenons donc à notre question1 : comment
l’archéologie peut-elle utiliser l’ethnologie ? Et,
d’abord, comment l’a-t-elle fait pendant longtemps ?
LA VIEILLE MÉTHODE ILLUSTRATIVE :
CRITIQUE
J’appelle « illustrative », plutôt qu’analogique, une
méthode à laquelle l’archéologie a longtemps eu
recours pour mettre, pour ainsi dire, de la chair autour
de ses os, en empruntant des images aux peuples étu-
diés par les ethnologues. Ainsi, pour montrer que la
vie en Europe périglaciaire était possible au Paléoli-
thique, on évoqua les Eskimo. L’évocation se t même
si précise et si naïve que les images de la n du XIXe
siècle représentèrent couramment les hommes du Mag-
dalénien avec des vêtements copiés des Eskimo.
Gabriel de Mortillet ne fait guère autre chose lorsqu’il
publie son ouvrage Origines de la chasse, de la pêche
et de l’agriculture (1890). Cette manière de faire fut
certainement utile à une certaine phase du développe-
ment de l’archéologie : il s’agissait somme toute de
montrer que les restes, nalement assez rares (quel-
ques os, quelques morceaux de silex), retrouvés par
les préhistoriens pouvaient correspondre à une popu-
lation réelle vivant à cette époque lointaine. Montrer
l’analogie avec les Eskimo était utile : cela donnait de
la crédibilité à cette encore jeune science qu’était
l’archéologie préhistorique. Finalement, était-ce si
évident à tous que l’homme ait pu survivre avec seu-
lement le feu et quelques outils de silex au milieu des
mammouths et du froid glaciaire ? Le recours à l’illus-
tration ethnographique renforçait au moins l’idée que