Comment concevoir une collaboration entre

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Alain TESTART
Comment concevoir
une collaboration entre
anthropologie sociale
et archéologie ? À quel prix ?
Et pourquoi ?
Résumé
L’archéologie et l’anthropologie sociale ont des problématiques et des
intérêts théoriques très différents. Même les données recueillies par les
anthropologues sur le terrain sont dans leur majorité rarement compa­
rables à celles de l’archéologie. C’est pourquoi l’anthropologie telle
qu’elle est ne répond que très mal aux questions posées par les archéo­
logues. Cet article soutient que l’archéologie a besoin d’anthropologues
spécialisés, formés à ses problématiques ; ils chercheront, en fonction
d’elles, à recueillir sur le terrain ou dans les anciens rapports les données
ethnographiques utiles à la recherche archéologique, c’est-à-dire suscep­
tibles d’éclairer l’interprétation des données archéologiques.
Abstract
Archaeology and social anthropology have different problematic and
theoretical interests. Even ethnographical data cannot generally be
­compared with archaeological data. It is why anthropologists at present
can only badly answer questions from archaeologists. It is argued here
that archaeology needs specialised anthropologists, trained in archaeolo­
gical issues and well aware of them ; only such anthropologists will be
able to identify, in the field or in old reports, the data useful for archaeo­
logical research, i.e. which could throw some light on the interpretation
of archaeological data.
Le recours à l’ethnologie aux fins d’interpréter les
données archéologiques n’est pas un exercice nouveau.
Il a même ses lettres de noblesse. Antoine de Jussieu
s’y employait avec succès dès 1723 lorsque, dans un
texte court et incisif, il démontrait que les dites
­« pierres de foudre » ne différaient ni par la morphologie, ni par la fonction, des tomahawks encore
employés par les Amérindiens de l’époque. Toutefois,
le comparatisme a assez mauvaise presse de nos jours,
tout autant d’ailleurs en archéologie – où le mot
­désigne la comparaison entre données archéologiques
et données ethnographiques – qu’en anthropologie – où
ce même mot désigne la comparaison des seules
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­données ethnographiques entre elles. Mais c’est seulement le premier qui nous intéresse ici et il convient
peut-être, au préalable, d’écarter quelques malentendus.
Tout d’abord sur notre questionnement. Il est :
­comment le savoir anthropologique peut-il être utile à
l’archéologie ? Comment peut-il servir à interpréter les
données archéologiques ? Non pas que je tienne les
théories anthropologiques en haute estime et loin de
moi l’idée de forcer, ou d’imposer, ces théories sur les
données archéologiques. Je considère plutôt cette discipline – à laquelle j’appartiens – comme encore dans
l’enfance, la plupart de ses concepts comme encore
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balbutiants, et plus encline, par l’esprit qui l’anime,
aux grandes dissertations à teneur philosophique qu’à
l’exercice de la rigueur scientifique. Mais l’anthropologie ne se résume pas aux théories qui, hier, ont fait
sa célébrité. C’est aussi un vaste corpus d’observations
innombrables faites tant par les missionnaires, les
administrateurs que les anthropologues professionnels,
un corpus dont on méconnaît généralement la richesse
et qui nous renseigne sur des pratiques sociales dont
nous n’avons aucun exemple dans nos sociétés ni dans
notre histoire. Ce corpus est immense et n’a été encore
que fort peu exploré. Ou, s’il l’a été, ce fut seulement
dans l’espoir de conforter telle ou telle théorie anthropologique. Mais il peut l’être aussi dans celui de
répondre à tel ou tel questionnement archéologique,
au moins pour lui fournir des hypothèses possibles.
De l’ethnoarchéologie, il ne sera pas ici question.
Comme je la comprends (mais le mot a des acceptions
assez diverses), il s’agit d’une sorte d’ethnographie
expérimentale menée par des archéologues aux fins
explicites d’interpréter des données archéologiques en
provenance du passé. Ces fins explicites assurent que
les observations collectées seront utiles, c’est-à-dire
interprétables, en termes archéologiques. Cette
méthode est très utile et a produit quelques résultats
remarquables que je ne méconnais pas, surtout dans le
domaine de la technologie ou de l’organisation spatiale. Mais elle a ses limites. Car on ne va pas expérimenter sur le sacrifice humain. Pas plus qu’on ne
pourra observer maintes autres pratiques sociales parce
qu’elles ont depuis longtemps disparu sous les coups
conjugués des missionnaires, du colonisateur et des
marchands. D’où la nécessité de recourir à des observations anciennes (ethno-historiques) et nullement
reproductibles. C’est ce que nous fournit ce corpus
dont je parlais au paragraphe précédent.
Notre dernier point concernera A. Leroi-Gourhan et
les leçons que je pense parfois mal entendues de son
enseignement. A. Leroi-Gourhan fut pour nous un
grand maître et le reste. Il nous a appris à ne pas se
contenter d’analogies faciles, à ne pas se contenter de
la ressemblance entre certaines peintures pariétales et
les pièges à poids des Amérindiens, à ne pas nous
laisser aller aux interprétations les plus hautes en couleurs et les plus séduisantes parce qu’empreintes de
romantisme. Il a toujours prêché la rigueur. Mais,
surtout, il nous a appris à regarder le document archéologique. À l’étudier, sérieusement et minutieusement.
À l’étudier, lui seul, aussi modeste soit-il, et à taire
notre imagination qui nous entraînait trop promptement vers les Iroquois ou les îles Marquises. Il a écrit
quelques pages contre le comparatisme sans règle qui
a pu régner dans les premiers temps de la Préhistoire
(et de la Protohistoire). Mais on en tire à tort, je crois,
la conclusion que l’ethnologie serait inutile en archéologie et tout comparatisme mauvais. Il faut étudier le
document archéologique. Oui. Et, pour tenter de valider l’hypothèse interprétative que l’on fait à son propos, il convient de ne tenir compte que des particularités de ce document. Oui. Dans son étude des
documents, l’archéologie doit oublier l’ethnologie ;
elle a ses méthodes propres. Dans la validation de ses
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hypothèses, elle doit recourir à ses propres critères de
validation. Encore oui. Mais pour former des hypo­
thèses, pour avoir cette intuition qui conduit à la formation d’hypothèses, pourquoi se priver du savoir
anthropologique ? Dans toute démarche scientifique, il
existe des moments différents, des temps différents.
Celui de la validation des hypothèses doit être celui
de la rigueur : l’analogie doit en être bannie, et l’analogie ethnologique tout autant. Mais le temps de la
formation des hypothèses est tout autre : l’intuition
joue à plein (même si l’on doit la récuser plus tard),
elle oriente la recherche, elle permet de former plusieurs hypothèses concurrentes (pluralité sans laquelle
il ne peut exister de véritable moyen de vérification)
et toute intuition ne repose finalement que sur des
connaissances et un minimum d’érudition. Quand
A. Leroi-Gourhan propose son interprétation des peintures pariétales en fonction d’un dualisme sexuel, il ne
s’appuie que sur les caractéristiques de ces peintures,
mais aurait-il pu former pareille hypothèse s’il n’avait
rien su du dualisme sexuel chez les Eskimo, ou de
l’importance du dualisme dans les sociétés primitives ?
A. Leroi-Gourhan fut ethnologue avant d’être archéologue. Il put oublier l’ethnologie parce qu’il la connaissait. Et il la connaissait bien. C’est pourquoi il nous
paraît totalement aberrant de tirer de son exemple
l’idée que les archéologues devraient ignorer l’ethnologie. Car, en n’importe quel domaine, faire profession
d’ignorance n’a jamais été très fécond.
Nous revenons donc à notre question1 : comment
l’archéologie peut-elle utiliser l’ethnologie ? Et,
d’abord, comment l’a-t-elle fait pendant longtemps ?
LA VIEILLE MÉTHODE ILLUSTRATIVE :
CRITIQUE
J’appelle « illustrative », plutôt qu’analogique, une
méthode à laquelle l’archéologie a longtemps eu
recours pour mettre, pour ainsi dire, de la chair autour
de ses os, en empruntant des images aux peuples étudiés par les ethnologues. Ainsi, pour montrer que la
vie en Europe périglaciaire était possible au Paléolithique, on évoqua les Eskimo. L’évocation se fit même
si précise et si naïve que les images de la fin du XIXe
siècle représentèrent couramment les hommes du Magdalénien avec des vêtements copiés des Eskimo.
Gabriel de Mortillet ne fait guère autre chose lorsqu’il
publie son ouvrage Origines de la chasse, de la pêche
et de l’agriculture (1890). Cette manière de faire fut
certainement utile à une certaine phase du développement de l’archéologie : il s’agissait somme toute de
montrer que les restes, finalement assez rares (quelques os, quelques morceaux de silex), retrouvés par
les préhistoriens pouvaient correspondre à une population réelle vivant à cette époque lointaine. Montrer
l’analogie avec les Eskimo était utile : cela donnait de
la crédibilité à cette encore jeune science qu’était
l’archéologie préhistorique. Finalement, était-ce si
évident à tous que l’homme ait pu survivre avec seulement le feu et quelques outils de silex au milieu des
mammouths et du froid glaciaire ? Le recours à l’illustration ethnographique renforçait au moins l’idée que
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Comment concevoir une collaboration entre anthropologie sociale et archéologie ? À quel prix ? Et pourquoi ?
ces os de mammouths n’étaient pas ceux des éléphants
d’Hannibal.
La méthode illustrative par l’ethnographie n’est
point sotte. Si telle interprétation peut se prévaloir
d’un parallèle parmi les peuples actuels, cela signifie
au moins qu’elle n’est pas invraisemblable. Son danger est que l’illustration, par sa force suggestive,
emporte l’adhésion ; et son défaut, qu’elle ne saurait
jamais constituer une preuve. Elle montre la vraisemblance de l’hypothèse retenue, mais n’en démontre
point la validité. Enfin, cette « méthode » par l’illustration n’a elle-même pas de méthode dans le choix de
l’illustration ethnographique. On nous dit que tel
­fossile retrouvé dans les fouilles ressemble à tel outil
utilisé par tel peuple connu ethnographiquement. Mais
est-on certain qu’il ne ressemble pas à tel autre outil,
utilisé à des fins toutes différentes, par tel autre peuple
et qui conduirait à une tout autre interprétation ? La
grande faiblesse de la méthode illustrative est qu’elle
est paresseuse : elle se contente de la première analogie venue, généralement la plus connue, et elle ne s’est
pas donné la peine de chercher toutes les analogies
possibles. Parce que, si elle l’avait fait, elle ne se serait
pas contenté d’illustrer ; elle aurait su qu’il y avait
plusieurs illustrations possibles, plusieurs interprétations possibles, et se serait plutôt demandé : pourquoi
telle illustration et non pas telle autre ? Mais ç’aurait
été là une tout autre méthode, une méthode beaucoup
plus sérieuse et beaucoup plus difficile aussi. C’est
celle que nous préconisons.
PREMIÈREMENT :
DES QUESTIONS QUE POSENT LES ARCHÉOLOGUES
AUX ANTHROPOLOGUES
Tout d’abord, les bonnes questions que peuvent
poser les archéologues aux anthropologues – bonnes,
parce qu’elles appellent à une véritable collaboration
entre les deux disciplines – ne sont pas du type :
connaissez-vous une pratique sociale qui correspondrait à cette trouvaille archéologique ? Mais plutôt :
quelles sont les pratiques sociales qui pourraient correspondre à cette trouvaille ? Ce type de questionnement est meilleur parce qu’il force l’anthropologue à
explorer le champ de ses connaissances (au besoin en
l’étendant) pour chercher (éventuellement trouver) une
pluralité de réponses possibles : il l’oblige à un véritable travail. Il est meilleur aussi parce que cette pluralité, d’autant qu’il s’agit d’une pluralité de possibles,
laissera une liberté décisive à l’archéologue : c’est lui
qui finalement choisira parmi toutes les réponses possibles proposées par l’anthropologue, et il le fera en
recourant à des critères propres à sa discipline.
Ce qu’il convient tout d’abord de comprendre, c’est
que toute question adressée par un archéologue à un
anthropologue (je suppose qu’elle l’est aux fins d’interpréter des données archéologiques) le déconcerte.
Elle doit nécessairement le déconcerter et même le
déstabiliser un peu, parce que probablement il ne se
sera jamais posé cette question et se trouvera pris en
flagrant délit de ne savoir pas. Tout simplement parce
que les deux disciplines sont différentes, de par les
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données dont elles traitent (ce que sait tout un chacun),
mais aussi par leurs problématiques (ce que l’on oublie
trop souvent). Prenons un exemple2. Voici un corps
que l’on a retrouvé dans une tourbière, un lacet autour
du cou, la veine jugulaire trouée, et comportant plusieurs traumatismes : que peuvent dire les anthropo­
logues à ce propos et quelles interprétations peuventils en proposer ? À brûle-pourpoint, ils ne pourront pas
en dire grand chose, pas plus que je n’ai été capable
de le faire la première fois où j’ai pris connaissance
des ces phénomènes. La première raison est qu’aucun
anthropologue, ni connu ni méconnu, n’a jamais fait
de théorie à propos des gens tués intentionnellement,
couverts de blessures et jetés dans un marais. Un tel
fait (on aimerait presque dire : un fait à classer parmi
les faits divers) n’évoque rien dans la conscience
anthropologique. Rien du côté de la théorie et, pour
cette raison, rien du côté des données car on ne connaît
bien en anthropologie que les faits qui sont suscep­
tibles de confirmer ou d’infirmer telle ou telle théorie,
tel fait de la parenté, telle manière de traiter l’inceste,
tel rituel sacrificiel. Donc, cela n’évoque rien, ni dans
la théorie, ni dans les données, du moins dans celles
dont les anthropologues parlent et traitent ordinairement. Cela ne veut pas dire qu’il n’y a pas quelque
part dans une ethnographie obscure des observations
qui pourraient être utiles à l’interprétation des hommes
dans les tourbières. Mais il faut aller les chercher. Il
faut faire une recherche spécifique. Celui qui la fera
aura évidemment pris connaissance des différentes
interprétations courantes en archéologie, de l’hypothèse du sacrifice humain qui se trouve être la plus en
faveur, et se posera en conséquence des questions du
genre : où jette-t-on les cadavres des sacrifiés ? dans
les marais ? est-il courant de sacrifier par strangulation ? etc. Il devra donc faire une recherche spécifique
en explorant de façon systématique des données peu
connues (et sur la question du sacrifice humain, forcément relevant de l’ethnohistoire), car en dehors de
toute problématique anthropologique et orientée en
fonction d’un questionnement archéologique.
Ce que je veux dire est que toute question sérieuse
posée par l’archéologie à l’anthropologie, si elle veut
avoir une réponse sérieuse, doit forcément induire une
recherche spécifique, longue, difficile, et presque entièrement en dehors des traditions intellectuelles de la
discipline anthropologique. Elle doit aussi être et se
vouloir au service de l’archéologie.
Mais, demandera-t-on, à quelles fins ?
Première tâche :
ouvrir et baliser le champ des possibles
En réalité, tant que l’on se demandera si ce cadavre
retrouvé résulte ou non d’un sacrifice humain, on
raisonnera mal. Ce sera un peu comme un plébiscite.
Et de même que la démocratie fonctionne bien s’il y
a plusieurs candidats, la science fonctionne bien s’il y
a plusieurs hypothèses en lice. Je suis un peu poppérien en matière d’épistémologie et j’ai tendance à
penser que l’hypothèse unique, comme le candidat
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unique, a peu de mérite à triompher et que n’est vraiment convaincante que celle qui s’impose contre un
grand nombre de concurrentes (et même plus : celle
qui paraissait avoir le moins de chance à prime abord).
C’est en ce point qu’intervient ce savoir anthropologique dont je parlais plus haut. Car il devrait nous dire
d’abord que le sacrifice humain est rare. Et qu’un
corps supplicié jeté dans un marais peut résulter, tout
à fait a priori et sans faire aucune hypothèse annexe,
d’une multitude de causes possibles :
- d’un sacrifice humain ;
- d’un crime crapuleux, ce qui existe dans toute
société ;
- d’une pratique que l’on oublie trop souvent : la
torture des prisonniers, ce dont l’ethnographie
(d’hier, bien sûr) témoigne suffisamment, y compris
chez les Iroquois, les bons sauvages de nos philo­
sophes des Lumières, et ce dont témoigne tout autant
l’histoire, les Romains jetant les chefs barbares
­vaincus aux fauves dans l’arène, pratique qui n’a
jamais été décrite ni assimilée par personne à un
sacrifice ;
- d’une exécution pénale, l’ethnographie montrant que
le pénal existe dans toutes les sociétés, y compris
dans celles réputées les plus « basses », les Abori­
gènes australiens ayant par exemple des modes
d’exécution tout à fait réglés des criminels, des
incestueux par exemple, lesquelles exécutions n’ont
absolument rien de religieux ;
- d’une pratique que j’appelle « mort d’accompagnement »3, abusivement assimilée à un sacrifice alors
que c’en est rigoureusement le contraire de par
­l’esprit, et qui consiste à occire le suivant ou le
serviteur d’un homme lors de sa mort pour qu’il
l’accompagne dans la mort.
S’apercevoir de tout cela, c’est ouvrir son imagination sociologique, c’est susciter des explications
concurrentes, et peut-être plus probables, que celle du
sacrifice humain qui semble tant séduire nos contemporains.
Ayant maintenant plusieurs hypothèses, nous pouvons travailler.
Deuxième tâche :
trouver les corrélats des différents possibles
Travailler en matière de science, c’est toujours
­ ettre en évidence des relations entre différents ordres
m
de faits.
C’est par exemple, s’apercevoir que le sacrifice
(humain ou non, d’ailleurs) a normalement lieu dans
un temple, devant un autel, ou sur une place consacrée, ce qui n’est pas le cas dans l’exemple de notre
homme des marais. Tout au moins n’avons-nous pas
le moyen de prouver que ce marais était consacré.
C’est, en poursuivant sur cet exemple, constater que
partout la victime sacrificielle a été abattue d’une
façon rituelle et fort précise, par arrachage du coeur
ou par égorgement, de bien d’autres manières encore,
variables selon les cultures, mais jamais avec un
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­acharnement tel qu’elle aurait reçu plusieurs coups
qui, sans raison puisque la strangulation et le percement de la veine suffisaient à assurer sa mort, lui ont
brisé les côtes ou la tête. Encore une fois, le contexte
rituel général du sacrifice s’accorde peu avec les données de notre exemple.
C’est enfin la constatation que le sacrifice par strangulation (ou par pendaison) reste excessivement rare.
Mais plus encore, que la corde et toute forme de strangulation dans la tradition occidentale (depuis au moins
les Romains et jusqu’à la Révolution de 1789 qui a
honoré les manants d’avoir la tête coupée, privilège
autrefois réservé aux seuls nobles) est par excellence
la marque de l’infamie, ou du suicide féminin, ce qui
revient à peu près au même.
On pourrait évoquer d’autres ordres de données
mais, dans le cadre de cet article à visée purement
méthodologique, ceux-ci suffiront.
Mon idée est que pour interpréter correctement le
cadavre que j’ai pris en exemple, c’est-à-dire l’homme
de Lindow4, il n’est pas déplacé – et il est même souhaitable – de prendre en considération les Aztèques,
les Polynésiens, les Africains ou les Aborigènes australiens si l’on peut induire de leur considération
­quelques règles générales et simples de sociologie
comparative : que tout rituel (sacrificiel ou non) se
déroule généralement selon un ordre convenu qui ne
laisse rien au hasard, qu’une exécution pénale peut au
contraire laisser une certaine latitude à une foule haineuse ou encore au bourreau ; que le sacrifice va mal
avec la strangulation ou la pendaison ; etc.
Il n’est pas déplacé non plus de considérer une
tradition culturelle sur le très long terme, de façon à
mettre en perspective la Protohistoire avec ce que l’on
sait de Rome ou de notre histoire d’hier encore : à
savoir qu’en Occident (il en va différemment en
­Afrique, par exemple), strangulation et pendaison
furent à toute époque la marque de l’infamie.
Enfin, il n’est pas déplacé non plus d’interroger les
textes antiques, dans la mesure où ils nous parlent des
barbares. Il y a là une ethnographie antique qui doit
être traitée comme l’ethnographie moderne. Toute
observation est partielle et partiale, parce que conduite
d’un certain point de vue. Il convient d’en faire la
critique, au même titre que les historiens font la cri­
tique des sources, sans sombrer ni dans l’hypercri­
ticisme ni dans la naïveté qu’il y aurait à croire tout
ce que l’on nous dit. Mais le problème est le même
pour Hérodote ou pour Malinowski. Et, concernant les
hommes des tourbières, il existe chez Tacite un passage oublié, tandis que l’on cite à profusion ceux qui
semblent témoigner d’un sacrifice humain et que l’on
sollicite fort d’ailleurs. Le voici :
« On pend5 à un arbre les traîtres et les transfuges ;
les lâches, ceux qui fuient les combats ou qui dé­gradent
leur personne, sont plongés dans la fange d’un bourbier et noyés sous une claie. Cette diversité de sup­
plices tient à l’opinion qu’il faut, en punissant, montrer
le crime et cacher l’infamie» (Tacite, La Germanie,
XII).
Il dit exactement ce dont nous avons besoin pour
l’interprétation de l’homme de Lindow : que le fait
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Comment concevoir une collaboration entre anthropologie sociale et archéologie ? À quel prix ? Et pourquoi ?
d’avoir été jeté dans un marécage peut suivre une
exécution pénale et que l’infamie de la corde (ce que
nous soupçonnions à partir d’autres données) s’acclimate bien de ce qu’elle se dissimule aussi dans un
marécage.
Que dire maintenant des autres hypothèses que nous
avons évoquées précédemment ? L’hypothèse du crime
crapuleux pourrait être maintenue au vu du seul cas
de l’homme de Lindow ; mais il est exclu par la considération des autres hommes (et femmes) des tourbières
(on en connaît à présent des centaines). Il y a trop de
gens étranglés et je ne vois aucune raison pour laquelle
des malfrats devraient donner la mort plutôt par strangulation qu’autrement et non pas par des moyens bien
divers. La torture des prisonniers me paraît également
exclue car ces mises à mort, par strangulation, ou dans
d’autres cas par simple égorgement, n’est pas assez
cruelle eu égard à ce que l’on connaît de la torture des
prisonniers – et ce, tant chez les Iroquois que chez les
anciens barbares comme les Germains. Quant à l’idée
de morts d’accompagnement, il faudrait pour que
l’hypothèse puisse raisonnablement être prise en considération que l’on retrouve plusieurs cadavres les uns
à côté des autres. Ce n’est pas tout à fait exclu dans
certain cas, mais ce n’est en aucun cas une régularité.
Des cinq possibles, donc, c’est l’exécution pénale
qui paraît la plus vraisemblable, la seule pensable
parce que nous avons détaillé les attendus dans chaque
cas : et ce sont seulement ceux de l’hypothèse pénale
qui se rencontrent dans l’homme de Lindow.
Dans ce cas, les données archéologiques disponibles
(en incluant les données d’anthropologie physique)
suffisent à trancher. Mais ce n’est pas toujours le cas,
c’est à vrai dire très rarement le cas (lequel ne s’explique que par la qualité exceptionnelle du traitement
archéologique de l’homme de Lindow). Il convient
alors d’envisager une troisième tâche. Je la crois générale. Pour la mettre en évidence, je vais envisager un
second exemple.
SECOND EXEMPLE
(LE MOBILIER FUNÉRAIRE) :
QUESTION
Notre second exemple provient du champ immense
de l’archéologie funéraire, à propos duquel les archéologues adressent ordinairement aux anthropologues
des questions telles que : que font les peuples actuels
lors des funérailles ? Quel est le sens des rites funé­
raires ? Comment varient-ils d’une culture à l’autre,
d’une époque à l’autre, et pourquoi ? etc. De cet
ensemble complexe, nous ne retiendrons que cette
question, typique d’une archéologie sociale, posée
depuis Gordon Childe à Binford et au-delà : la différenciation des richesses dans les tombes témoignet-elle d’une différenciation sociale ? Assez souvent, la
réponse à une telle question est évidente. S’agissant
des tombes d’Ur, des pyramides ou des kourganes
scythes, la profusion de richesses de certaines tombes
témoigne suffisamment de ce que la société était dominée par une élite dont on a tout lieu de supposer que,
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parce qu’elle accumulait les richesses dans les tombes,
elle les avait aussi accumulées pendant la vie. Mais il
n’en va pas toujours ainsi. Ainsi dans le Rubané (ou
Danubien), c’est-à-dire dans le premier Néolithique,
la différenciation du mobilier funéraire ne concerne
tout au plus que quelques haches, herminettes, ­bivalves
de type spondyles, ou colliers de coquillages. Faible
différenciation, diront les uns, sur la base d’un développement presque inexistant de la richesse : selon
cette interprétation, ce seront encore des sociétés égalitaires, presque toutes entières dans la tradition des
chasseurs-cueilleurs du Paléolithique ou du Mésoli­
thique. Différenciation, néanmoins, et significative,
diront les autres, qui calculeront des index de richesse
et montreront l’existence d’écarts significatifs d’une
tombe à l’autre. La question est, à l’heure actuelle,
fortement controversée6.
Que peut dire l’anthropologie sociale à ce sujet ?
Tout comme dans l’exemple précédent des bog
people, la discipline anthropologique a au premier
abord fort peu d’idée sur la question. Premièrement,
parce que la question posée est typiquement archéologique : elle procède d’une problématique totalement
étrangère à l’anthropologie. L’idée ne viendrait à
aucun anthropologue d’étudier les hiérarchies sociales
à partir du mobilier funéraire. Parce qu’évidemment,
nous avons bien d’autres moyens, des moyens assez
nombreux et plus directs, de mettre en évidence des
hiérarchies. Deuxièmement, l’anthropologie n’a a
priori rien à dire sur cette question, parce que nous
manquons tout simplement de données en ce qui la
concerne. Pour chaque peuple bien étudié, nous disposons de dizaines de pages, sinon de centaines de
pages, pour la description des rituels funéraires, en
tout genre, dont la plupart n’auront laissé aucune
trace. Mais, quant à savoir si l’on a mis une ou deux
épées dans la tombe, une ou deux herminettes près du
corps, pourquoi le saurions-nous ? Cela n’a pas été
observé parce que c’était en dehors des probléma­
tiques anthropologiques, concernées sur le sujet des
funérailles presque exclusivement par les croyances.
Et l’on ­n’observe jamais, l’on ne note jamais que ce
qui vous intéresse. Faudrait-il encore qu’on l’ait
observé. Les rites funéraires ont le plus souvent (pas
toujours, mais le plus souvent) été décrits par ouïdire : on a demandé aux informateurs ce qu’ils faisaient et ils racontent ce qu’ils sont censés faire. Et
ce qui intéresse les enquêteurs, tout comme les informateurs, ce n’est souvent que le plus anecdotique, le
plus haut en couleurs. Aussi ne faut-il pas s’étonner
que l’on ne trouve en ethnographie rien qui ressemblerait à une étude archéologique d’une nécropole
néolithique et qui dirait pour quelques dizaines de
tombes, ou plus, en détail combien de fois on a déposé
une ou deux herminettes, si l’on en a mis plus en
moyenne pour les hommes que pour les femmes, ou
encore si les enfants ont été traités comme les adultes.
Aux études statistiques exhaustives de l’archéologie
funéraire ne correspond donc en général du côté
­ethnographique que quelques lignes, quand on les a,
qui nous disent tout au plus ce que l’on a bien voulu
dire à l’observateur.
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À cela s’ajoute la pression missionnaire, toujours
par principe hostile au dépôt d’objets dans la tombe
(parce que désapprouvé dans la tradition chrétienne),
encore plus sur le bûcher, qui a fait souvent que les
pratiques indigènes ont été transformées, altérées ou
oubliées. J’ai à plus d’une reprise demandé à des collègues : avez-vous assisté à des enterrements ? et que
met-on dans les tombes ? Tout au plus une bouteille
de whisky, ou quelque chose de ce genre. Évidemment, personne n’a rien vu d’analogue au trésor de
Toutankhamon, ou même au vase de Vix. Pas même
des arcs et des flèches. Il y longtemps qu’on ne chasse
plus avec des arcs et des flèches. Aussi faut-il consulter les sources anciennes. Pour les raisons que j’ai
dites, elles se révèlent généralement décevantes. Mais
il faut faire avec ce que l’on a.
Pour trouver des informations sur les pratiques
funéraires et le lien éventuel entre richesse mobilière
et différenciation sociale, il convenait donc de faire
une recherche spécifique (remarque qui rejoint celle,
générale, que je faisais plus haut). Au fil de lectures
conduites sur plusieurs centaines de sociétés, principalement en Afrique et en Amérique du Nord, nous
avons fini par obtenir quelques résultats7. Mais nous
avons été amenés à déplacer quelque peu la question
première de la corrélation entre différenciation de la
richesse dans les tombes et différenciation sociale. Car,
pour y répondre, il fallait d’abord répondre à cette
question préalable : pourquoi met-on des choses dans
la tombe ?
Question simple et première que l’archéologie n’a
pas l’habitude de se poser, pour plusieurs raisons.
D’abord parce que le phénomène est si familier ; et
parce que l’on oublie souvent de poser les questions
les plus simples, mais également les plus fondamentales à propos de ce qui est si courant et banal. Cela
l’est en archéologie puisque la plus grosse part des
trouvailles, pour un grand nombre de cultures, provient
des tombes. Mais cela ne l’est pas au titre d’une généralité : dans la civilisation moderne, on ne dépose pas
de compte-chèques ni d’usines dans les tombes. Il
revenait nécessairement aux anthropologues – et sans
qu’on puisse leur en faire gloire – de poser la question
du pourquoi des dépôts funéraires. D’abord, parce
qu’eux seuls peuvent avoir accès aux motifs des intéressés, parce que les peuples étudiés par les anthropologues parlent, tandis que les gens du passé préhistorique ou protohistorique (appartenant à un passé sans
écriture) ne parlent pas. Ensuite parce que l’anthropologie sociale se prévaut souvent (même si ce n’est bien
souvent que rodomontade de sa part) d’une vocation
universelle à étudier toutes les sociétés de la terre, du
présent comme du passé : or, il est clair que bien des
civilisations ne déposent rien (ou presque) dans les
tombes. Enfin, parce que le rôle que je vois à l’anthropologie dans sa collaboration avec l’archéologie réside
principalement dans celui-ci : ouvrir le champ du
possible, et envisager, à côté de l’hypothèse classique
(et majeure) de l’archéologie selon laquelle on dépose
dans les tombes en fonction de sa position sociale et
pour confirmer cette position, d’autres motivations,
d’autres raisons de déposer des richesses.
Bulletin de la Société préhistorique française
Alain TESTART
Ouvrir le champ du possible, c’est s’ouvrir à
d’autres hypothèses, en constatant qu’il y a finalement
bien des raisons de déposer des choses dans la tombe
sans pour autant marquer ni traduire la richesse du
défunt.
Suite du second exemple :
première tâche
Quoiqu’il en soit de ces considérations méthodologiques, les raisons affichées par les peuples, dans les
rares cas où nous les avons trouvées (trois ou quatre
cas pour l’Afrique, aussi peu pour l’Amérique),
­peuvent se regrouper sous trois rubriques.
Premièrement, on peut déposer dans la tombe pour
marquer son affection. Voici ainsi le cas d’un enfant
eskimo mort dans des conditions assez particulières :
« Dans les grandes plaines, il existe un endroit
nommé le lac de l’Enfant Mort et, sur un promontoire
de ce lac, s’élève un petit cairn. À travers les inter­
stices des pierres, on peut apercevoir le minuscule
squelette d’un enfant et sur la tombe demeurent les
vestiges détériorés de bien des objets : robes du
meilleur cuir, morceaux de viande, jouets taillés dans
des morceaux de bois, chaussures en peau cousues
avec un soin infini pour un pied d’enfant. Ce sont là
toutes choses fort nécessaires à la vie – et à la mort.
L’histoire de cette tombe est celle d’une famille de
trois personnes qui vécurent seules près du lac en des
temps fort lointains. [Par un hiver très dur, le père
étant malade et les réserves épuisées, la femme partit
seule en traîneau chercher du secours, qu’elle ne
trouva que quinze jours après. Elle partit en abandonnant l’enfant dehors dans la neige, dans le seul espoir
de sauver le mari, qui le fut.] Dans les années qui
suivirent, ce couple eut beaucoup d’enfants. Quelquesuns vivent encore sur cette terre. Mais chaque année,
tant qu’ils vécurent, aux premiers jours du printemps,
l’homme et sa femme revinrent aux rivages lointains
du lac pour déposer des habits neufs, de la nourriture
et des jouets sur la tombe de leur premier-né. »
(Mowat, 1953, p. 176-177).
Deuxièmement, on peut déposer dans la tombe pour
bien marquer le rang, le statut ou la position du défunt
(et ainsi marquer aussi le rang de ses descendants).
Cette réponse est prépondérante en ce qui concerne
l’Afrique : on dépose d’ailleurs autant des richesses
inanimées que des esclaves (des richesses « animées »,
pour reprendre le mot d’Aristote lorsqu’il parle des
esclaves) que l’on tue pour l’occasion. Comment
­voulez-vous qu’un homme important se présente làhaut sans un minimum de serviteurs et pas accompagné ? Ces motivations déterminent ce que j’appelle une
politique de dépôt, clairement orientée vers le renforcement du prestige du défunt et de ses descendants.
C’est, peut-on dire encore, un dépôt hiérarchique, ce
que n’était en aucune façon le précédent.
Enfin, troisièmement, on peut mettre dans la tombe
les seuls objets personnels du mort, parce que c’est la
tradition, parce qu’ils sont à lui, sans que cela ne
­marque en aucune façon sa supériorité ou son rang
2006, tome 103, no 2, p. 385-395
Comment concevoir une collaboration entre anthropologie sociale et archéologie ? À quel prix ? Et pourquoi ?
s­ upérieur de quelque façon que cela soit. C’est ce que
font les Aborigènes australiens, enterrés avec leur
propulseur8.
Ces trois rubriques constituent notre liste de pos­
sibles (ce que nous avons appelé plus haut la première
tâche étant ainsi accomplie). Autant d’interprétations
possibles du mobilier dans les tombes. Dans certains
cas, il n’est pas trop difficile de choisir : concernant
Toutankhamon ou la dame de Vix, il est à peu près
certain que nous sommes dans le deuxième cas et que
c’est une façon de marquer la hiérarchie. Mais dans
d’autres, ce ne l’est pas du tout. Ainsi dans le Rubané,
pour lequel nous pouvons considérer, à ce stade de la
recherche, que le problème reste entier. Il paraît même
plus complexe qu’il ne l’était au premier abord, car
nous avons a priori trois explications possibles de ces
dépôts : ils sont le résultat de l’affection pour les
défunts (l’affection pouvant se traduire dans des
­formes sociales stéréotypées) sans que l’on puisse
penser que ces légères différences dans le mobilier
traduisent quoi que ce soit d’une différenciation sociale
en fonction de la richesse ; ils peuvent au contraire
traduire cette différenciation ; ils peuvent n’être que
les objets personnels des défunts que personne d’autre
qu’eux ne saurait décemment utiliser et que l’on laisse
donc à côté de leur corps sans que cela ne traduise en
aucune façon une différenciation sociale.
Au vu des données archéologiques, on éliminera
probablement assez aisément la première explication :
des enfants dotés de masses perforées qui ressemblent
à des masses d’armes ou a des casse-tête (ou, si ce
n’en sont pas, ce sont des objets de prestige) s’ac­
cordent mal avec l’idée d’un dépôt pour des raisons
affectives : le parallèle avec le cas eskimo nous ferait
plutôt attendre des jouets ou des objets mieux adaptés
à l’univers de l’enfance, même s’il est courant que les
enfants jouent aux grands et jouent à la guerre, mais
ils jouent ordinairement avec des armes miniatures ou
plus petites. Mettons donc qu’il ne reste que deux
explications en lice : la différenciation sociale et les
objets personnels.
Suite du second exemple :
deuxième tâche
Mon exemple étant méthodologique, je n’ai pas
besoin de le traiter in extenso. Je vais laisser de côté
les spondyles, pour ne considérer que les herminettes.
À vrai dire, je ne vois pas comment ces spondyles, de
provenance lointaine (originaires de l’Adriatique ou
de la mer Égée, selon les hypothèses en cours), pourraient n’être que des objets personnels (et d’aussi peu
de valeur que les propulseurs australiens) et leur considération me fait pencher en faveur de l’hypothèse de
la différenciation sociale, tout comme certains colliers
de coquillage retrouvés dans certaines tombes me font
penser à la monnaie de coquillages de la Mélanésie ou
de la Californie. Mais laissons cela, pour ne considérer
que les herminettes. Et encore, nous ne considérerons
que les herminettes de forme simple, lames plus ou
moins longues, mais pas celles du type double perforé
Bulletin de la Société préhistorique française
391
à profil planoconvexe, qui évoquent les haches de
combat du Néolithique récent et paraissent trop fra­
giles pour pouvoir avoir été utilisées. Ces herminettes
remarquables fourniraient d’autres arguments, mais
nous nous en tiendrons aux plus banals.
Qu’est-ce qu’une herminette ? Un outil servant à
travailler le bois ? Pas du tout. Une herminette de
pierre, du moins dans une société d’allure néolithique
(ce que j’entends comme société agricultrice, sans
métallurgie), sert à deux choses : premièrement, à
travailler le bois, et deuxièmement, comme richesse,
comme monnaie, pour faire face à diverses obligations
sociales, la principale étant de payer les paiements de
mariage pour obtenir une épouse9. Disons pour faire
simple, et au prix de quelques simplifications, que la
deuxième fonction des herminettes est d’acheter les
femmes. Ceci est très connu en ethnologie et a été
parfaitement documenté par P. et A.-M. Pétrequin à
propos de la Nouvelle-Guinée dans une étude remarquable dont on n’a pas encore tiré toutes les implications (Pétrequin et Pétrequin, 2000). Ces données –
que l’archéologie ne prend en général pas en
considération, et que les ethnologues ne fournissent
pas aux archéologues parce qu’ils ne sont pas au courant des problématiques archéologiques – indiquent
suffisamment que les herminettes peuvent constituer
la richesse par excellence dans des sociétés qui ressemblent à celles du Rubané et donc nous font pencher
en faveur de la différenciation sociale. Mais n’allons
pas trop vite.
Voyons déjà tout ce que l’anthropologie sociale peut
dire à ce propos (ce que j’appelle : explorer les corrélats, tous les corrélats de l’idée selon laquelle les
herminettes constituent la richesse par excellence).
Qu’un outil soit le prototype de la monnaie, c’est
là quelque chose de tout simple et d’ailleurs connu.
La monnaie chinoise typique (attestée dès l’Antiquité,
même si la forme survit jusqu’à nos jours), c’est la
sapèque, laquelle (en bronze) n’est autre qu’un couteau. Que l’herminette devienne une monnaie en Nouvelle-Guinée ne constitue jamais qu’un autre exemple
de ce phénomène.
Mais l’herminette n’est une monnaie qu’en Mélanésie, et pas, par exemple en Afrique, ni encore en
Amérique du Nord. La raison en est simple : c’est que
l’Afrique dispose depuis longtemps d’autres biens
(fondés sur la métallurgie du fer, des tissus de raphias,
des cauris, de la monnaie de sel, etc.), ou que l’Amérique du Nord tient d’autres biens pour plus précieux
et si les Indiens des Plaines font jouer au cheval le rôle
de monnaie (dans les échanges et dans les paiements
de mariage), c’est que le cheval constitue la richesse
par excellence et parce que l’herminette, dans une
civilisation qui faisait si peu de cas du travail du bois,
n’y est nullement typique. En Nouvelle-Guinée même,
l’herminette est une monnaie à côté d’autres biens, le
porc et/ou les coquillages. Il n’y a guère de raison de
penser qu’il n’en fut pas de même dans le Néolithique
européen.
Un travail comparatif d’ensemble sur les sociétés
connues en ethnologie fait apparaître que les chasseurs-cueilleurs (tout comme les horticulteurs faisant
2006, tome 103, no 2, p. 385-395
392
peu de stockage, comme les Amazoniens) n’ont pas
recours à des biens (mais font seulement des services)
pour obtenir une épouse. Pas plus qu’il n’y ont recours
en d’autres occasions sociales (absence de paiement
du prix du sang ou Wergeld). Ce sont des sociétés sans
richesse, sans richesse socialement utile, c’est-à-dire
dont la richesse, même si elle existe, reste peu développée et est inutile dans les principales stratégies
sociales. À quelques très rares exceptions près, toutes
les sociétés qui pratiquent la culture des végétaux et/ou
la domestication animale (avec stockage) sont des
sociétés à richesse parce que cette richesse sert à
acquérir des épouses et sert également à payer en
d’autres occasions sociales (Wergeld, amendes, etc.).
Sur cette base, nous pouvons penser que le Néoli­
thique en général est marqué par l’apparition de la
richesse. Je me permets de souligner que je n’emploie
pas cette expression au sens traditionnel. Ce n’est pas
(ou pas tant) le fait que le Néolithique se traduit par
une diversification de la production matérielle et produise des biens conservables (et donc thésaurisables)
diversifiés, en grande quantité et de valeur parfois
considérable. C’est plutôt que la richesse (dont la
monnaie n’est que l’expression suprême) constitue
désormais le facteur clef de toute la vie sociale, parce
qu’il faut payer en chaque grande occasion sociale et
parce que toutes les structures sociales sont désormais
inséparables de cette nouvelle donne.
Le comparatisme ethnologique montrera aussi que
toutes les sociétés actuelles de type néolithique (avec
les mêmes exceptions que précédemment) sont non
seulement à richesse mais encore sont différenciées
selon la richesse. Aucune des sociétés qui pratiquent
la culture et/ou la domestication, en Afrique, en Mélanésie ou en Amérique n’est « égalitaire » au sens où il
n’y aurait pas de pauvres et de riches. Même les sociétés à big men, parfois encore décrites sous l’étiquette
de « sociétés égalitaires », ont leurs indigents qu’elles
méprisent ouvertement en les affublant de termes que
l’on rend au mieux par rubbish men (littéralement « les
déchets de la société »). Inversement, elles honorent
leurs big men qui sont des hommes d’influence, qui
dominent la société par l’ampleur de leur richesse et
tiennent les moins riches en leur pouvoir grâce aux
prêts qu’ils leur consentent. Partout, il fait bon d’être
riche, et les sociétés primitives ne sont pas sous cet
aspect bien différentes des nôtres. Aussi, si les sociétés
du Néolithique européen ont été marquées par l’apparition de la richesse, a-t-on tout lieu de penser qu’elles
l’ont aussi été par la différenciation sociale entre riches
et pauvres. Et cette différenciation a pu s’exprimer
dans la différenciation du mobilier funéraire.
Sur ces bases, nous pouvons penser que les herminettes du Néolithique européen (tout comme les spondyles) constituaient la richesse de l’époque, et n’étaient
pas seulement, comme les propulseurs australiens, des
armes ou des outils sans valeur. Nous pouvons le
penser, mais nous ne pouvons en être certains. Après
tout, ce que nous observons aujourd’hui (chez les
peuples actuels ou subactuels) n’est peut-être que le
résultat d’une très longue évolution : c’est là la limite
du comparatisme ethnologique. Peut-être les peuples
Bulletin de la Société préhistorique française
Alain TESTART
à l’orée de notre histoire avaient-ils des structures
sociales différentes. Et c’est pourquoi l’archéologue
ne peut se contenter de ces raisonnements ni de ces
constations ethnographiques. Il faut un indice, une
preuve ou un indice de preuve, direct ou indirect, mais
qui provienne effectivement de l’époque étudiée.
LA TROISIÈME TÂCHE :
ÉLABORER DES CRITÈRES ARCHÉOLOGIQUES
Je pense que maintenant nous pouvons nous pencher sur une de ces herminettes retrouvées dans une
tombe du Rubané et la considérer gravement. Ce n’est
point du tout un objet simple. Tout à l’heure, nous
avions spontanément pensé que c’était un outil destiné
à couper ou à entailler le bois, et nous nous étions
seulement demandé : est-il un marqueur de hiérarchie,
un indice de richesse ? Maintenant, il est beaucoup
plus énigmatique parce que nous savons qu’il peut
fonctionner de deux façons différentes : soit pour couper du bois, soit pour acheter des femmes, ce pour
quoi il est un objet de circulation, mais qui ne circulera que peu parce qu’on ne se marie pas tous les
jours, un objet donc que l’on gardera par-devers soi,
que l’on thésaurisera la plupart du temps. Il peut être
les deux à la fois, mais l’ethnographie montre que
souvent les peuples ont fait deux parts parmi leurs
herminettes : certaines sont destinées à couper le bois
et sont simplement des outils ; d’autres sont conservées, gardées un peu comme nos avares d’autrefois
gardaient leur argent dans des bas de laine, et ces
herminettes-là ne sont pas du tout des outils, mais bien
de la monnaie. Et ces deux parts, ces deux ensembles
d’objets n’ont pas tout à fait les mêmes caractéris­
tiques matérielles. Leurs fonctions différentes sont en
quelque sorte inscrites dans la matière. Il est très difficile de dire si un outil a pu aussi avoir un statut
social, de prestige par exemple (c’était notre première
question : l’herminette, interprétée comme outil, estelle aussi un facteur de richesse ?). Mais il est plus
simple de décider si un objet est un pur outil ou est
seulement, sans être aucunement un outil, un marqueur
social. Car sa morphologie sera en général légèrement
différente ; il n’aura peut-être pas été fabriqué exactement de la même façon ; et la manière de l’utiliser aura
été différente. Toutes choses que l’archéologie, cette
reine des sciences sociales en matière de technologie,
sait parfaitement mettre en évidence.
Du côté de la morphologie, d’abord. L’étude précitée de P. et A.-M. Pétrequin (2000, p. 206, fig. 177)
montre qu’au moins en certaines régions, les herminettes servant au travail du bois et celles aux paiements de mariage forment deux ensembles de populations statiquement différentes : les secondes – appelées
ye-yao par les peuples de la vallée de la Baliem – sont
en moyenne nettement plus longues que les premières
(fig. 1). Si nous pouvions montrer que les herminettes
du Rubané étaient statistiquement distinctes de celles
retrouvées dans l’habitat, par exemple, cela constituerait un bon indice de preuve comme quoi ces objets
déposés en milieu funéraire constitueraient une
richesse. Mais le critère est d’application difficile
2006, tome 103, no 2, p. 385-395
Comment concevoir une collaboration entre anthropologie sociale et archéologie ? À quel prix ? Et pourquoi ?
393
Fig. 1 - Histogrammes des longueurs des herminettes (ou ye-yao) de la vallée de la Baliem (Nouvelle-Guinée)
selon qu’elles servent au travail du bois ou dans les échanges sociaux (comme moyens de paiement).
parce que l’on ne retrouve guère d’herminettes en
habitat. Et il n’est pas dit que cette différenciation
morphologique entre herminettes-outils et herminettesmonnaie soit présente partout ; pour la Nouvelle­Guinée, elle ne semble attestée qu’en certaines microrégions (à une certaine distance du lieu de production)
et pas dans d’autres.
On pourrait songer également à un autre critère
morphologique à partir de données africaines. Du côté
du Congo, les dites « masses-enclumes », représentant
quelque sept kilogrammes de fer, soit la totalité de la
production d’un haut-fourneau africain, constituaient
un moyen de paiement lourd, valant bien plus que les
lames10 de hache assemblées par petits paquets et qui
servaient également de monnaie (Dupré, 1982, p. 134
sq., spécialement n° 52, p. 393). Or certains de ces
objets étaient, en raison de la forme du manche non
épointé (fig. 2), impropres à servir d’outil (normalement planté dans le sol) et ne servaient qu’au titre de
paiement de mariage (dont ils constituaient la plus
grosse part). Si l’on pouvait mettre en évidence l’existence au Rubané de deux ensembles d’herminettes
différant légèrement par la forme, l’une d’elle paraissant impropre à sa fonction comme outil, cela constituerait encore un indice de preuve que ces herminettes
y avaient joué le rôle de monnaie. Mais le recours à
Fig. 2 - Morphologie comparée des « masses-enclumes » (Congo) selon qu’elles servent d’enclumes ou
de moyens de paiement dans les mariages.
Bulletin de la Société préhistorique française
ce critère se heurte aux mêmes difficultés que le précédent.
Reste donc la question de l’utilisation. Des lames
de pierre servant exclusivement aux paiements de
mariage et à d’autres types de paiements ne doivent
pas porter des traces d’usure similaires à celles qui ont
pu servir à travailler le bois. L’étude tracéologique de
ces herminettes n’a pas été faite ; compte tenu du
matériau, en particulier lorsqu’il est fibrolithique, elle
est certainement moins facile à réaliser que les ­études –
désormais classiques – sur les outils en silex. Mais elle
ne semble pas au-delà de ce que sait faire aujourd’hui
l’archéologie. Et elle nous livrerait une information
capitale, sinon décisive. L’interprétation de ses résultats n’est pourtant pas évidente, ni simple. Elle ne
pourra déboucher que sur une discussion complexe,
dont les grandes lignes me semblent être les sui­
vantes.
Si l’on trouve que ces herminettes ont effectivement
servi comme outils à travailler le bois, on ne peut pas
conclure. Car il est possible que le même objet ait
servi alternativement à l’une ou à l’autre fonction (au
travail du bois et aux paiements). On ne peut exclure
que notre hypothèse (fondée sur des exemples néoguinéens), comme quoi il y aurait deux ensembles
d’herminettes, soit fausse pour le Rubané. D’ailleurs,
certains peuples nous montrent le contraire : les Amérindiens de la région des Grands Lacs, Iroquois ou
Delaware, ont utilisé les wampum comme monnaie,
au moins aux XVIIe et XVIe siècles (quelques notes
ethnohistoriques ne laissent aucun doute là-dessus, tant
pour réaliser les paiements de mariage que pour payer
le prix du sang) ; au moins certains d’entre eux, les
Delaware à coup sûr et les Iroquois probablement, ont
déposé des wampum dans leurs tombes ; mais ces
wampum étaient portés, comme ceintures ou en bandoulières, et les perles qui les ornaient devraient donc
porter des traces d’usure, sans que cela ne prouve que
ce n’était pas de la monnaie. Donc, si nous trouvons
des traces incontestables comme quoi les herminettes
du Rubané ont été utilisées comme herminettes, cela
ne prouve rien.
Mais si elles n’en portent pas, cela constituera un
indice de preuve très fort comme quoi elles n’étaient
rien d’autre que de la richesse sociale, nullement des
outils – et un indice de preuve comme quoi cette
2006, tome 103, no 2, p. 385-395
394
Alain TESTART
société était déjà socialement différenciée en riches et
en pauvres. La preuve, toutefois, ne sera pas complète
si nous ne considérons pas d’autres éléments. Car on
pourra toujours faire valoir que ces herminettes (sans
traces d’usure) ont pu être retaillées, réaffûtées, pour
servir de matériel funéraire (nous savons pour d’autres
cultures que certains mobiliers sont spécifiques au
milieu funéraire et fabriqués tout exprès pour les
morts), et que c’est la seule raison pour laquelle on
n’y voit plus de trace d’utilisation. La réponse à cette
objection consiste à faire remarquer que déjà on
­s’éloigne de l’interprétation première comme quoi les
défunts emporteraient simplement leurs outils familiers
dans la tombe : une des hypothèses de départ est déjà
éliminée. Et pourquoi, renchérira-t-on, faut-il mettre
ces pièces neuves dans la tombe, si ce n’est pour une
question de prestige ? Et est-on sûr que ce prestige est
vraiment indépendant de la richesse potentielle que
représentent ces herminettes ? On le voit, nous nous
engageons dans une discussion très compliquée. Il
serait d’ailleurs présomptueux de notre part de nous y
engager trop avant, car il est probable que l’étude
tracéologique de ces pièces, lorsqu’elle sera faite,
mettra en évidence bien des propriétés dont nous
n’avons pas idée aujourd’hui.
L’étude tracéologique ne fournira au mieux qu’un
indice de preuve, qu’il faudra combiner avec d’autres
indices, en provenance des spondyles et des autres
éléments du dossier. Je me garderai de conclure, ayant
simplement voulu illustrer sur un exemple que la
réflexion anthropologique, si elle est bien conduite,
amène l’archéologue à imaginer d’autres critères,
d’autres approches : le raisonnement de l’anthropo­
logue ne se substitue pas à celui de l’archéologue, vise
seulement à lui proposer une panoplie plus riche d’hypothèses, parmi lesquelles, à partir de ses données et
au moyen de méthodes qui lui restent propres, il aura
liberté de choisir.
Fig. 3 - Schéma d’une collaboration possible entre archéologie et anthropologie sociale.
Ma principale conclusion est que les anthropologues
ne sont pas du tout préparés à répondre aux questions
que leur posent les archéologues. Ils n’ont pas été
formés à cette fin, et ne pourra y répondre qu’une
catégorie particulière d’anthropologues – et que l’on
pourra appeler autrement si l’on veut, car peu importe
finalement les dénominations –, des anthropologues en
tout cas au service des problématiques archéologiques,
et qui seront disposés, en fonction de ces probléma­
tiques, à retravailler la matière ethnographique dont je
crois qu’elle est plus riche qu’on ne croit ordinairement. Plus riche, mais aussi plus difficile, surtout
lorsqu’on ne l’interroge pas selon les traditions de la
discipline.
Qu’avons-nous à gagner à cette collaboration ?
L’archéologie, à mieux connaître les sociétés du
passé qu’elle étudie.
Et l’anthropologie sociale, une fois qu’elle aura
renoncé à son refus stupide et jusqu’à présent obstiné
de tout évolutionnisme, à tenter de reconstituer l’évolution des sociétés.
Mais, dira-t-on peut-être, vous assignez à chaque
discipline les buts de l’autre ?
Pas tout à fait, je souhaite seulement que chacune
s’efforce vers l’autre.
CONCLUSION
Le petit schéma ci-joint (fig. 3) illustre les étapes
de la collaboration entre les deux disciplines telle que
je l’imagine, d’une question partie de l’archéologie,
fécondant une réflexion approfondie du côté de l’anthropologie et débouchant à terme sur un retour dans
le milieu archéologique aux fins d’élaborer des critères
archéologiques.
Notes
(1) Peut-être faut-il dire un mot de L.R. Binford qui fut parmi les
archéologues l’un de ceux qui utilisa le plus les données ethnolo­
giques. Son apport, à la fois critique et novateur, dont nous ne sousestimons pas l’importance, reste néanmoins limité à l’infrastructure
matérielle de la société. Quant à son livre récent Constructing frames
of reference (Binford, 2001), la plus large tentative d’utilisation de
données ethnologiques par un archéologue, il propose une reconstruction de l’évolution à partir des données purement ethnologiques,
tout à fait dans la lignée de l’anthropologie évolutionniste américaine
des Leslie White, Julius Steward, etc., et s’il fournit un cadre de
référence général au sein duquel situer les faits archéologiques, il ne
Bulletin de la Société préhistorique française
discute pas de la question même de l’interprétation des faits archéologiques – question qui était posée, et souvent bien posée, dans son
œuvre antérieure.
(2) Cet exemple, comme le suivant, a constitué un des thèmes récurrents
du séminaire organisé au laboratoire d’Anthropologie sociale en 2002
et 2003 par Patrice Brun, Laurence Manolakakis, Luc Baray et moimême. Que tous les participants soient ici remerciés.
(3) Sur ce sujet, je renvoie à mon ouvrage La servitude volontaire
(Testart, 2004), plus spécialement p. 29 sq. du premier volume pour la
critique de l’interprétation sacrificielle.
(4) D’après l’étude de I.M. Stead (1986).
2006, tome 103, no 2, p. 385-395
Comment concevoir une collaboration entre anthropologie sociale et archéologie ? À quel prix ? Et pourquoi ?
(5) À vrai dire, le verbe suspendere ne signifie pas forcément la pendaison (par le cou) mais tout autant une suspension, selon des procédés
pénaux courants dans l’Antiquité classique. La discussion détaillée de
ce point excède visiblement le cadre de cet article.
(6) L’interprétation égalitaire est celle de A. Coudart et al. (1999, spécialement p. 275) à laquelle s’oppose fortement C. Jeunesse (1996, 1997,
etc.), à la suite d’ailleurs d’autres auteurs plus anciens, tel P. Van de
Velde.
(7) Ces recherches fastidieuses ont été conduites, autant par moi-même
que par Geoffroy de Saulieu et Valérie Lécrivain que je remercie ici, vue
leur persévérance à trouver si peu de choses avec tant de travail. Les
quelques conclusions générales qui ressortent de ce travail sur les raisons
qu’il y a à déposer dans la tombe sont exposées dans mon ouvrage
précité (Testart, 2004, t. I, p. 34-40).
(8) Un bon argument pour montrer la nécessité de distinguer les biens
que j’appelle « personnels » (et qui n’ont pas nécessairement de valeur,
ou peuvent n’avoir que peu de valeur) et les biens de valeur servant à
marquer la position sociale du défunt provient de la reconnaissance d’une
politique funéraire qui consiste non pas à déposer des biens importants
395
dans la tombe mais à les distribuer en dehors du cercle des intimes et
des héritiers (Testart, 2001). Les données, essentiellement américaines,
montrent que dans ce dernier cas, ce sont les biens hautement valorisés
qui sont distribués, tandis que les biens personnels sont déposés dans la
tombe.
(9) Les principales thèses exposées ici (fonction de la richesse dans les
sociétés primitives, distinction entre société à richesse et société sans
richesse) ont été présentées dans Testart et al., 2002, p. 185-189 et
Testart, 2005, p. 25 sq.
(10) Ces lames (en fer), lorsqu’elles ne servent qu’aux paiements de
mariage, sont plus minces que celles qui sont fonctionnelles et elles
portent une légère ornementation (petits traits) qui les distinguent des
haches véritables (ibid., p. 136) – ce qui conduit à imaginer un critère
similaire au précédent relatif aux herminettes, quoique inverse quant au
rapport entre ces deux lots d’objets. Je cite ces données pour montrer
qu’elles sont complexes, obéissant à des déterminations que nous ne
connaissons pas, et avec l’idée qu’elles constituent un champ de recherche (tant au point de vue social que technologique) qu’il serait du plus
grand intérêt d’explorer.
RÉRÉRENCES BIBLIOGRAPHIQUES
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cal method for archaeological theory building using ethnographic
and environmental data sets, University of California Press, Berkeley.
COUDART A., MANOLAKAKIS L., DEMOULE J.-P. (1999) - Égalité
et inégalités sociales en Europe aux VIe et Ve millénaires avant notre
ère, in P. Descola, J. Hamel et P. Lemonnier dir., La production du
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Alain TESTART
Laboratoire d’Anthropologie sociale
52, rue du cardinal-Lemoine, 75005 PARIS
[email protected]
2006, tome 103, no 2, p. 385-395
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