Grande Europe n° 37- ■ Octobre 2011 La revue sur les pays du continent européen Le dossier L’Europe sans l’URSS Direction de l’information légale et administrative Accueil commercial : 01 40 15 70 10 « L’Europe sans l’URSS », Grande Europe n° 37 octobre 2011 N° DF : 2GE37000 ISSN : 1760-5849 0900001037008 Directeur de la publication : Xavier Patier Rédactrice en chef : Marie-Agnès Crosnier Pour citer ce dossier : « L’Europe sans l’URSS », dans Grande Europe n° 37 - octobre 2011 La Documentation française © DILA. Couverture : © Photomontage à partir d’une photo AFP / Wojtek Druszcz – 23/08/1991 Et retrouvez sur les pages Grande Europe, en accès libre, des brèves sur un sujet d’actualité dans l’un des 49 pays du continent européen, un agenda signalant colloques, conférences, séminaires... sur l’un ou plusieurs de ces pays, mais aussi les sommaires et avant-propos des numéros en ligne, les résumés en français et en anglais de tous les articles publiés, la liste des auteurs et leurs fonctions. © Direction de l’information légale et administrative (DILA) Tous droits réservés pour tous pays La reproduction ou représentation de ce dossier, notamment par photocopie, n’est autorisée que dans les limites des conditions générales d’utilisation du site ou, le cas échéant, des conditions générales de la licence souscrite par votre établissement. 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La documentation Française Grande Europe n° 37 - octobre 2011 L’Europe sans l’URSS Avant-propos......................................... 3 Prologue l « La chute du communisme inaugure une troisième phase de messianisme politique... » Entretien avec Tzvetan Todorov.......................... 5 l « La réalité européenne actuelle se caractérise par une impuissance agitée » Entretien avec Pierre Hassner.......................... 13 Arrêt sur image l Mikhaïl Serguéévitch Gorbatchev L’échec d’un réformateur............................ 21 Michèle Kahn cinéma européen de l’après-Guerre froide Histoire et Ostalgie.................................... 27 Grande Europe n° 37 - octobre 2011 l Le © Fabien Boully .../... La documentation Française Sommaire 1 Repositionnements l La fausse mort du communisme Typologie des partis éponymes................... 35 Patrick Moreau l La Turquie après la Guerre froide Cavalier seul............................................. 44 Dorothée Schmid l De l’UE-15 à l’UE-27 Bien plus qu’un élargissement.................... 53 Édith Lhomel Mouvements l Vingt ans après la fin du CAEM « Que sont nos échanges devenus ? »........... 60 Céline Bayou l La mobilité au sein de l’espace européen Libre circulation et entraves....................... 70 Grande Europe n° 37 - octobre 2011 Swanie Potot 2 © Sommaire La documentation Française L’Europe sans l’URSS Avant-propos Il y aura vingt ans, le 25 décembre 1991, l’Union soviétique était rayée de la carte du monde. Un peu plus de deux semaines auparavant, le 8 décembre, les Présidents de trois « républiques socialistes fédératives soviétiques » engagées sur la voie de l’indépendance – la Russie, l’Ukraine et la Biélorussie – déclaraient en effet du fin fond d’une forêt biélorusse : « L’URSS en tant que sujet de droit international et réalité géopolitique a cessé d’exister ». Ainsi, s’écroulaient comme un château de cartes cet État-continent qui se partageait, avec les États-Unis, le contrôle de la majeure partie de la planète et, avec lui, un système politico-économique qui, durant sept décennies, fut présenté à l’Est, mais aussi considéré par certains à l’Ouest comme la seule alternative crédible au capitalisme. Cet événement qui clôt un épisode majeur du XXe siècle prendra le monde entier de court : comment l’URSS avait-elle pu faire illusion si longtemps et dissimuler sous ses habits de superpuissance les cancers qui la rongeaient ? Grande Europe n° 37 - octobre 2011 Si la disparition de l’URSS et, plus généralement, des régimes communistes – ceux de ses anciens satellites s’étant effondrés deux ans plus tôt – a été reçue par la communauté internationale comme une bonne nouvelle, ses conséquences sont loin d’être toutes positives et, quand c’est le cas, elles sont longues à se concrétiser, ainsi que le souligne Tzvetan Todorov (historien et essayiste). À l’Est, la restauration (ou l’instauration) de la démocratie ne pouvait se faire en un jour et, aujourd’hui encore, la justice ne jouit pas partout de l’indépendance que requiert la séparation des pouvoirs, la corruption perdure dans le secteur public quand elle ne s’est pas amplifiée, sans parler de la comédie du pouvoir qui se joue à Moscou entre Dmitri Medvedev et Vladimir Poutine, dont l’autoglorification renvoie à un autre âge ou à une autre civilisation, selon les propres termes de Pierre Hassner (Ceri-Sciences po). À l’Ouest, la mise hors jeu du communisme s’est traduite par des effets que l’on ne saurait non plus qualifier de positifs, les deux préfaciers de ce dossier se rejoignant sur ce point : n’ayant plus à se confronter au « camp socialiste » censé incarner le progrès social, un certain nombre de démocraties occidentales ont donné libre cours à leur penchant pour l’ultralibéralisme au détriment du principe de solidarité, socle de l’Étatprovidence. © La documentation Française Avant-propos 3 4 © Avant-propos Grande Europe La fin de l’Union soviétique et de son système ont conduit les partis communistes occidentaux, soucieux d’assurer leur survie, à se repositionner sur le plan idéologique et, selon les cas, ils l’ont fait avec plus ou moins de radicalité, remarque Patrick Moreau (Université de Strasbourg). Cette disparition avec, pour corollaire, celle de la bipolarité Est/Ouest s’est également traduite par une redistribution des cartes sur la scène internationale au profit de certaines puissances moyennes. Une telle trajectoire est retracée par Dorothée Schmid (IFRI) à travers l’exemple emblématique de la Turquie. Dans le contexte de l’aprèsGuerre froide, ce pays a mis en œuvre une diplomatie affranchie de toute allégeance et visant à lui conférer un leadership régional. Quant au grand élargissement de l’Union européenne (UE) de 2004-2007, il a amené cette dernière à se repositionner à la fois sur le continent et dans le monde, rappelle Edith Lhomel (Grande Europe). Dans le domaine des relations extérieures, la dissolution du « marché commun de l’Est » n’a pas entraîné, de façon surprenante, de révolution dans les échanges mutuels de biens et de services. Le premier choc passé, ceux-ci ont recommencé à augmenter, constate Céline Bayou (Grande Europe), tandis que leur composition présente un tableau très contrasté avec, du côté de la Russie, la sempiternelle prédominance des matières premières énergétiques et, du côté des pays d’Europe centrale, une offre croissante de produits à forte valeur ajoutée. Le changement est plus notable, en revanche, comme le dépeint Swanie Potot (CNRS/IRD), en ce qui concerne la libre circulation des personnes, les anciens membres de l’UE ayant fait le choix de recourir à l’immigration de travail en provenance des nouveaux entrants de l’Est, tout en l’encadrant strictement et en durcissant les conditions de franchissement de ses frontières extérieures. Non sans faire moult entorses à la législation sur le droit d’asile et au respect de la dignité des personnes... n n° 37 - octobre 2011 De tels constats aussi fondamentaux invitent nécessairement à revenir à leurs prémices. Quelles furent vraiment les intentions de Mikhaïl Gorbatchev, souvent qualifié d’ « apprenti sorcier » ? À l’évidence, comme le relate Michèle Kahn (traductrice), ce dernier voulait réformer le système, lequel ne tenait que par la contrainte imposée à tous les rouages de l’État et de la société. Mais dès lors qu’un souffle d’air y a été introduit, il s’est quasiment désagrégé, ce que le premier et dernier Président de l’URSS n’avait ni prévu ni voulu. Un rappel du passé est, par ailleurs, fourni par le cinéma américain et ouest-européen, analysé ici par Fabien Boully (Université Paris Ouest Nanterre La Défense). D’abord utilisée pour dénoncer la « menace communiste », la filmographie de l’aprèschute du Mur décrit soit la fin des régimes d’obédience soviétique, soit leurs pages les plus noires, soit encore une certaine nostalgie à leur égard. La documentation Française Prologue « La chute du communisme inaugure une troisième phase de messianisme politique... » Entretien avec Tzvetan Todorov Directeur de recherches honoraire au CNRS, Tzvetan Todorov, est un essayiste et historien français d’origine bulgare. Initialement théoricien de la littérature, il se consacre depuis les années 1980 à l’histoire des idées et aux questions de la mémoire. Ses recherches sur l’histoire de l’humanisme mettent en valeur l’œuvre de plusieurs grands penseurs français. Il est membre du Comité de soutien de l’Association Primo Levi (soins et soutien aux personnes victimes de la torture et de la violence politique). Il publiera en janvier 2012 un essai intitulé intitulé Les ennemis intimes de la démocratie (éditions Robert Laffont). La rédaction – Au lendemain de la disparition de l’URSS, le système bipolaire a cédé la place à un monde unipolaire qui, pour les plus optimistes, devait se caractériser par la diffusion des valeurs démocratiques, la généralisation de l’économie de marché et l’acception universelle des droits de l’homme. Vingt ans plus tard, que penser de cette généreuse profession de foi au regard de l’évolution des pays européens, notamment ceux de la partie orientale ? Grande Europe n° 37 - octobre 2011 J’ai grandi en Bulgarie, pays qui faisait partie du « camp socialiste », et, même si je vis en France depuis 1963, je n’ai pas oublié l’expérience déprimante qui était la nôtre dans le monde totalitaire. Je me suis donc réjoui sans réserve de voir son démantèlement au cours des années 1989-1991, qui a culminé avec la disparition de l’URSS. Sans aller jusqu’à imaginer l’arrivée de la paix perpétuelle et de l’harmonie entre les peuples, j’espérais une amélioration de la situation internationale et des conditions de vie dans chaque pays © La documentation Française Entretien avec Tzvetan Todorov 5 concerné. Vingt ans plus tard, je pense toujours que l’événement politique majeur de l’histoire du XXe siècle est l’instauration, le renforcement, puis l’effondrement des régimes communistes. Je n’éprouve toujours aucun regret face à cette disparition. Je dois en même temps admettre que je n’avais pas imaginé toutes ses conséquences et que certaines d’entre elles ne sont pas vraiment positives. Pour y voir plus clair, il faut entrer un peu dans le détail. Les populations des pays d’Europe de l’Est aspiraient à une plus grande prospérité, au pluralisme politique, à la protection des libertés individuelles. Elles ont donc accueilli avec bienveillance les réformes qui annonçaient l’introduction de l’économie de marché, l’instauration d’un État démocratique et la défense des droits de l’homme. Toutefois, elles ont découvert progressivement que ces formules générales recouvraient des réalités qui n’étaient pas toujours enthousiasmantes. 6 © Entretien avec Tzvetan Todorov Grande Europe On a donc assisté à l’effondrement de l’économie étatisée, dont les vestiges matériels ont été bradés au profit des nouveaux « capitalistes », souvent des privilégiés du régime précédent. Ce fut la fameuse « thérapie de choc », qui a provoqué une chute brutale des revenus pour une majorité de la population, accompagnée d’une envolée des prix. Sous l’effet de ce choc, les anciens partis communistes, rebaptisés sociaux-démocrates, sont revenus au pouvoir aux élections n° 37 - octobre 2011 L’un des pires effets du système communiste a été la compromission des idéaux qu’il prétendait servir et qui, à la longue, sont apparus comme un simple voile hypocrite jeté sur des pratiques d’esprit contraire. La propagande officielle glorifiait le peuple, la société, l’État, la solidarité, la fraternité. La réalité était tout autre : on assistait à une lutte incessante pour le pouvoir, les privilèges, les avantages matériels ou symboliques, au déploiement des égoïsmes. De ce fait, les idéaux en question n’étaient plus pris au sérieux par personne. La rhétorique socialiste cachait un individualisme exacerbé. Lorsque, au début des années 1990, les frontières se sont ouvertes, ce sont les formes extrêmes de l’ultralibéralisme occidental qui ont été accueillies le plus facilement, toute autre formule suscitant trop de réminiscences liées au régime précédent honni. En Europe occidentale, l’économie de marché est solidement établie, mais en même temps elle est limitée et contrôlée par les interventions de l’État comme par une législation qui protège les intérêts communs, le bien commun. Ces dernières notions sont considérées comme purement illusoires dans la vulgate ultralibérale, qui recommande l’abolition de toute contrainte politique pour que seule règne la logique du marché. La documentation Française suivantes, car ils paraissaient plus susceptibles d’assurer une certaine protection sociale. En réalité, leurs cadres étaient convertis à la doctrine ultralibérale tout autant que leurs prédécesseurs. Les effets bénéfiques de l’économie de marché finiront par se produire, mais, en attendant, son introduction a entraîné l’enrichissement de quelques-uns et la précarisation de beaucoup d’autres. Les droits de l’homme sont censés être les mêmes pour tous, quel que soit le pays dans lequel nous vivons. Cela veut dire qu’ils correspondent à l’être humain envisagé comme un individu isolé, semblable à lui-même sous toutes les latitudes. Or, un tel être n’existe pas : chacun de nous naît au sein d’une famille, d’une société, d’une tradition, d’une langue. Les êtres humains ne sont pas seulement des individus, ils sont aussi membres de plusieurs réseaux. Les droits de l’homme peuvent servir à encadrer une législation, ils ne peuvent s’y substituer. L’hommage rituel qu’on leur rend ne transforme pas la vie dans les pays ex-communistes. Quant à la démocratie, elle ne se limite manifestement pas à quelques institutions et règles, comme le pluripartisme ou la libre circulation des individus, relativement faciles à imposer, mais exige aussi un fonctionnement spécifique. Ainsi, pour commencer, un État de droit ; or, le démantèlement des anciens États a favorisé la prolifération des groupes mafieux, la généralisation de la corruption. La séparation et l’équilibre des pouvoirs sont indispensables ; sans une réelle indépendance et des moyens importants mis à son service, la justice ne peut jouer son rôle, fondamental dans une démocratie. Là encore, les effets bénéfiques de la disparition du communisme sont lents à se concrétiser. La rédaction – L’affrontement idéologique Est-Ouest avait eu pour conséquence de structurer le champ politique et permis aux régimes en place, de part et d’autre du mur de Berlin, de tirer une partie de leur légitimité de cet antagonisme. La disparition effective du pôle communiste – quand bien même son impact en tant que système de valeurs s’était depuis longtemps estompé – a-t-elle contribué à émousser la capacité d’autocritique des pays occidentaux à l’égard de leur propre système ou, au contraire, les a-t-elle conduits à se focaliser davantage sur leurs propres défaillances ? Grande Europe n° 37 - octobre 2011 Indépendamment de son rôle idéologique, le camp communiste jouait aussi un rôle de contrepoids : c’était une puissance militaire, politique et économique, qui imposait une limite aux ambitions du camp adverse. Or, comme nous l’enseigne la philosophie politique, « tout pouvoir sans bornes ne saurait être légitime » (Montesquieu), car il est alors menacé par ce que les Grecs appelaient la hubris, ou démesure, l’illusion que les hommes sont aussi puissants que les dieux, © La documentation Française Entretien avec Tzvetan Todorov 7 que tout but peut être atteint, pourvu qu’on le veuille vraiment. De ce point de vue, un monde unipolaire est intrinsèquement inférieur à un monde bipolaire. La chute du mur de Berlin a été, malgré toutes les nuances qu’on peut apporter, une bonne nouvelle pour la population des pays ex-communistes. Mais, comme elle a signifié en même temps que l’Occident n’avait plus d’adversaire à sa mesure, elle a rendu possible l’aspiration de ce dernier à accroître son hégémonie sur le reste du monde. Il n’est pas sûr que cette nouvelle soit aussi bonne que la précédente. 8 © Entretien avec Tzvetan Todorov Grande Europe Cette politique d’exportation d’un modèle idéologique s’inscrit dans une longue tradition occidentale, celle du messianisme politique, qui a pris le relais des croisades et autres guerres conduites au nom de la bonne religion qu’il fallait apporter à tous les peuples du monde. Depuis la Révolution française, cette tradition s’est affranchie de ses origines religieuses et a pris des formes profanes. Dans un premier temps, la France révolutionnaire a fait la guerre aux autres pays européens pour les faire bénéficier de ses principes nouveaux, liberté, égalité et fraternité. En même temps, les pays européens, avant tout la Grande-Bretagne et la France, ont entrepris la conquête et la domination de nombreux pays d’Afrique et d’Asie, sous prétexte de leur faire goûter les fruits de la civilisation européenne, la meilleure de toutes. Au XXe siècle, ce même esprit messianique anime l’expansion du communisme, de sorte que les deux formes de messianisme se trouvent en lutte l’une contre l’autre, le second adoptant, avec succès, des positions anticolonialistes. La chute du communisme inaugure donc une troisième phase de messianisme politique. n° 37 - octobre 2011 Les pays occidentaux ont adopté comme principe politique majeur le droit d’ingérence dans les affaires de tout pays qui n’adhère pas aux valeurs de « la liberté, la démocratie et la libre entreprise », selon une formule employée par le Président américain Bush à la veille de la guerre d’Irak. Le principe universellement accepté de la légitime défense a été progressivement remplacé par cet autre, le droit d’imposer le Bien par la force. Les interventions successives des armées occidentales en Irak, en Afghanistan et aujourd’hui en Libye illustrent cette nouvelle doctrine. Ces pays n’appartenaient pas au monde communiste, mais l’existence de deux superpuissances modérait les interventions de chacune d’elles dans le reste du monde : elles devaient se cantonner à leur voisinage immédiat (l’URSS en Hongrie et en Tchécoslovaquie, les États-Unis à Saint-Domingue, dans l’île de Grenade ou au Panama), ou rester clandestines. Les nouvelles « guerres humanitaires » ont été rendues possibles par l’effondrement de l’empire soviétique. La documentation Française Le même événement a eu des répercussions sur la vie intérieure des démocraties libérales. Leur confrontation constante avec le camp communiste, qui était censé incarner le progrès social, la protection des classes travailleuses, le souci de l’intérêt commun, les obligeait à soigner leur image de ce côté-là, pour ne pas prêter le flanc aux critiques. Depuis la disparition de l’adversaire, qui en réalité ne possédait guère les vertus dont il se réclamait, il n’est plus nécessaire de faire des efforts dans ce sens, puisque l’ordre établi ne peut plus être contesté au nom d’un idéal différent, mais apparaît comme une nécessité inéluctable. L’idéologie ultralibérale a donc pu se déployer sans rencontrer d’obstacles. Des services publics comme l’éducation, la santé ou les transports en commun ont été délaissés ou démantelés. La capacité d’autocritique est inscrite dans la structure même des démocraties, car elle résulte de leur pluralisme. Dans un premier temps, la disparition de l’adversaire communiste a fait place à un certain triomphalisme, où l’autocritique n’avait plus cours : nous avons vaincu parce que nous sommes les meilleurs ! Il est devenu clair depuis que les démocraties, de loin préférables aux régimes totalitaires, ont leurs propres faiblesses. On peut dire que leurs principaux ennemis aujourd’hui proviennent du fond d’ellesmêmes : ce sont le messianisme guerrier, l’ultralibéralisme, le populisme xénophobe. Il ne faudrait pas que la convergence idéologique entre parties éloignées du monde, que l’on peut observer aujourd’hui, se double de l’hégémonie d’un seul pays ou d’un bloc de pays. On peut souhaiter que le monde bipolaire d’hier soit remplacé, non par un monde unifié, dominé par l’Occident, mais par un système multipolaire, où la présence de plusieurs acteurs exerce un effet modérateur sur chacun d’eux. Grande Europe n° 37 - octobre 2011 La rédaction – Quelle a été l’empreinte de la réunification du continent sur les mentalités en Europe ? À partir du moment où le rideau de fer a disparu, souvent, les populations semblent avoir eu tendance à escamoter la période communiste, à la gommer afin d’établir un lien direct entre leur évolution présente et leur histoire antérieure. Une telle attitude ne comporte-t-elle pas le risque d’atténuer la perception du caractère totalitaire d’une période que certains, au regard des difficultés liées à la sortie du communisme, ont parfois tendance à enjoliver ? © L’inclusion des pays ex-communistes d’Europe de l’Est dans l’Union européenne a eu des effets contrastés à l’Est et à l’Ouest. En Europe occidentale, le changement n’a pas été très favorable La documentation Française Entretien avec Tzvetan Todorov 9 aux ressortissants de l’Est. Auparavant, ceux-ci pouvaient apparaître comme les victimes d’un régime oppressant, les Occidentaux occupant la position fort agréable du héros leur venant en aide ou étant l’incarnation d’un idéal désirable. Après le changement, ils ont perçu leurs frères de l’Est comme un danger potentiel, des ouvriers prêts à accomplir la même tâche pour moitié ou quart du prix payé aux travailleurs locaux, ou comme un appel constant à la générosité, tel un mendiant installé à demeure devant votre porte. La situation évolue petit à petit, mais on a encore vu, avec l’expulsion des Roms roumains ou bulgares de France, les sentiments d’animosité et de rejet que pouvaient provoquer les ressortissants de ces pays. 10 © Entretien avec Tzvetan Todorov Grande Europe La rédaction – Vous plaidiez, il y a quelques années, à l’époque de l’adoption d’une Constitution pour l’Europe, en faveur d’un fonctionnement à « géométrie variable » de l’Union européenne afin, notamment, de permettre à celle-ci de retrouver un élan et de lui permettre d’être « la puissance tranquille » à laquelle aspirent ses membres, anciens comme nouveaux ; la crise financière actuelle vous semble-t-elle avoir compromis cette éventualité ? Sur quel(s) aspect(s) vous paraît-il important d’insister aujourd’hui pour que la construction européenne reprenne un nouveau souffle ? n° 37 - octobre 2011 Dans l’est de l’Europe, les réactions au passé récent sont différentes. Il faut bien se rendre compte que, dans un pays où le régime dictatorial s’est maintenu au pouvoir pendant quarante-cinq ans – ou, dans le cas de la Russie, soixante-quatorze ans – personne ne peut rester entièrement indemne, sans avoir jamais passé le moindre compromis avec le pouvoir. Le propre du totalitarisme est d’impliquer l’ensemble de la population dans ses pratiques. On comprend, dans ces conditions, le désir de nombreux habitants de tourner la page de ce passé peu glorieux, de ne plus ressasser les humiliations subies, mais de profiter de ce dont on manquait tant auparavant. D’autant plus que, dans certains de ces pays de l’Est, comme en Pologne ou aujourd’hui en Hongrie, on entend des appels à la purification, lancés par des hommes politiques au passé inconnu, appels suivis de poussées conservatrices. Il est vrai, d’autre part, qu’il est dangereux de refouler le passé, car il risque de ressurgir sous des formes violentes. Mais l’expérience montre que le temps d’une, voire de deux générations doit passer entre l’événement et son inscription nuancée dans la mémoire collective. En France, il a fallu attendre trente ans avant que des analyses pondérées de la Seconde Guerre mondiale ne s’imposent, et l’on commence seulement de mettre en lumière l’expérience de la guerre d’Algérie – alors que cinquante ans se sont écoulés depuis sa fin. La documentation Française Que la plus grande intégration des États européens en une seule entité soit une bonne chose est une évidence. D’abord pour une simple question de taille : une Union européenne de 500 millions de personnes pourra mieux imposer ses options à ses partenaires dans le reste du monde qu’à eux seuls des États membres, comme la France, la Grande-Bretagne, l’Allemagne ou d’autres. Ensuite en raison de sa spécificité : le continent européen, avec la diversité des populations qui l’habitent, riche d’une histoire millénaire, doit pouvoir choisir une voie qui corresponde à son identité, bâtir un modèle social qu’il pourra offrir en exemple aux autres parties du monde. Mais cette évidence se heurte aux égoïsmes nationaux, plus exactement à la résistance de la classe politique dans chaque pays, qui craint de ne pas retrouver au niveau européen les positions de pouvoir dont elle dispose au niveau local. La réduction de la distance entre idéal et réalité se fait avec une lenteur exaspérante. Certains acquis qui semblaient définitifs se trouvent aujourd’hui ébranlés, ainsi de l’euro, ou de l’Espace Schengen. L’intégration européenne devrait progresser sur plusieurs points. Le premier concerne les institutions. L’Union souffre à la fois d’un déficit démocratique et d’un manque de visibilité. Pour remédier au déficit, il aurait fallu renforcer le rôle du Parlement européen, seule instance élue : c’est à lui, et non aux chefs de gouvernements nationaux, qu’il reviendrait d’élire le président du Conseil, fonction qui devrait se confondre avec celle de président de la Commission. Pour des raisons de procédure, une telle transformation est difficile à réaliser, pourtant elle serait bénéfique à tous. Le deuxième touche aux affaires économiques. Comme on l’a souvent dit, il faudrait qu’il y ait une coordination accrue des politiques économiques, que s’imposent des stratégies concertées – ajustement des systèmes fiscaux, révision des rapports avec les banques ; sans cela, l’existence même d’une monnaie commune est menacée. Un ministre européen de l’Économie devrait incarner cette intégration accrue. Je me demande parfois si la crise ne devrait pas être plus aiguë encore pour que les résistances soient levées, pour que les peuples puissent reprendre le contrôle de leur destinée. Grande Europe n° 37 - octobre 2011 Le troisième point est celui de l’autonomie militaire. Il est inapproprié que la politique militaire de l’Europe soit entre les mains de l’OTAN, organe contrôlé par un pays non européen, les États-Unis. Cela nous vaut l’engagement absurde dans la guerre d’Afghanistan, qui pèse lourd sur les budgets nationaux, entraîne le sacrifice des soldats et ne sert en rien les intérêts européens, si ce n’est de prouver notre © La documentation Française Entretien avec Tzvetan Todorov 11 loyauté envers les États-Unis qui en échange garantissent notre sécurité. On pourrait me rétorquer que la guerre de Libye illustre l’action militaire conduite par les Européens. Pour ma part, j’y vois plutôt une intervention décidée et dirigée par les deux grandes ex-puissances coloniales, la Grande-Bretagne et la France : comme au temps des colonies, le destin des pays africains se discute entre Londres et Paris, dont les dirigeants choisissent les gouvernants locaux qui leur conviennent et dont ils attendent des services en retour. La « puissance tranquille » que j’appelle de mes vœux devrait agir dans l’intérêt des peuples européens, être capable d’empêcher les massacres chez ses voisins, mais s’abstenir de décider à leur place qui doit les gouverner. Le principe d’un fonctionnement « à géométrie variable » est appliqué en Europe, comme l’illustre la non-coïncidence entre la zone euro et l’Espace Schengen. Ce qui manque, c’est l’élan pour avancer vers une plus grande intégration, un embryon de fédération. Il pourrait venir en réponse d’un danger commun qu’il s’agirait de parer ; ou, alternative moins risquée, du courage politique de nos dirigeants. n l Quelques ouvrages récents de Tzvetan Todorov Mémoire du mal, tentation du bien. Enquête sur le siècle, Paris, Robert Laffont, 2000. l Le Nouveau Désordre mondial. Réflexions d’un Européen, Paris, Robert Laffont, 2003. l L’Esprit des Lumières, Paris, Robert Laffont, 2006. l l La Peur des barbares. Au-delà du choc des civilisations, Paris, Robert Laffont, 2008. La Signature humaine : essais 1983-2008, Paris, Le Seuil, 2009. l Goya à l’ombre des Lumières, Paris, Flammarion, 2011. Grande Europe n° 37 - octobre 2011 l 12 © Entretien avec Tzvetan Todorov La documentation Française Prologue « La réalité européenne actuelle se caractérise par une impuissance agitée » Entretien avec Pierre Hassner Agrégé de philosophie, Pierre Hassner est directeur de recherche émérite au Ceri/Sciences Po. De 1964 à 2003, il a enseigné les relations internationales à Sciences Po et à la Johns Hopkins University à Bologne. Il est également membre du Comité de rédaction des revues Survival, Esprit et Commentaire. Il est l’auteur de nombreux ouvrages sur les relations internationales, les Balkans et l’Union européenne. La rédaction – Vingt ans après le démembrement de l’Union soviétique, ultime étape de la fin de la Guerre froide, que vous inspirent ces deux décennies écoulées au regard de la reconfiguration du continent européen avec tous les effets positifs ou négatifs que cet événement historique a provoqués ? Grande Europe n° 37 - octobre 2011 Le terme de « reconfiguration » me paraît plus adéquat que celui de « recomposition ». Il me semble que nous avons assisté à un processus contradictoire de reconfigurations successives, de tentatives partielles de recomposition et de vagues au moins aussi importantes de décomposition. Il y a une recomposition importante et incontestable, bien qu’incomplète : c’est celle de l’Allemagne par sa réunification. Il y en a une autre, dont nous voyons tous les jours les limites, voire la remise en question, ce sont les élargissements de l’Union européenne, et, dans une certaine mesure, de l’Alliance atlantique. Mais il y a une décomposition progressive, non seulement du modèle soviétique, mais aussi à la fois du capitalisme libéral et de l’État-providence, au profit d’une corruption et d’une croissance des inégalités, omniprésentes à des © La documentation Française Entretien avec Pierre Hassner 13 degrés divers, qui mettent de plus en plus en danger le lien social et le contrat démocratique à l’intérieur des nations, la solidarité entre Européens, et les rapports de l’Europe avec ses voisins. 14 © Entretien avec Pierre Hassner Grande Europe Ces craintes me paraissent avoir été confirmées en assez grande partie. En parlant d’un contraste entre Nord et Sud, je pensais aux Balkans, par opposition à l’Europe occidentale et centrale. Je ne prévoyais pas l’antagonisme qui monte aujourd’hui entre Européens du Nord et du Sud, au sujet à la fois de l’immigration et du soutien à la Grèce ou à d’autres pays en déficit. Le nationalisme violent a fait des ravages dans l’ex-URSS et en ex-Yougoslavie, en particulier chez les peuples pour qui le changement apporte moins une libération qu’une dévalo- n° 37 - octobre 2011 Étant d’un naturel pessimiste, ma joie en 1989-1991 était mêlée d’un certain nombre de craintes, que j’ai formulées à l’époque dans plusieurs articles. Je parlais de « réunification et redifférenciation européennes » en pensant à une certaine substitution de l’opposition Nord-Sud à l’opposition Est-Ouest, et du « spectre des nationalismes », qui a hâté l’éclatement de l’empire soviétique et des fédérations tchécoslovaque et yougoslave. Surtout je craignais qu’après les embrassades (d’ailleurs modérées du côté occidental), l’Europe de l’Ouest et l’Europe de l’Est ex-communiste ne soient réciproquement et profondément déçues l’une par l’autre. Psychologiquement, les « entrants » considéraient qu’ils devaient être accueillis immédiatement, et à bras ouverts, à la fois par droit de naissance historique et géographique, par reconnaissance de leurs souffrances et en réparation des abandons occidentaux du passé. Du côté des pays fondateurs de l’Union européenne, on considérait que les postulants devaient d’abord procéder aux réformes et aux transformations nécessaires pour satisfaire aux conditions d’entrée au Club. Les uns seraient humiliés d’être traités en cousins pauvres, les autres rechigneraient à accueillir des invités quelque peu douteux. Sur les plans économique et social, les Européens de l’Est adoptaient avec enthousiasme ce qui contrastait le plus avec la grisaille et la stagnation communiste, le capitalisme déchaîné à la Thatcher ou à la Reagan. Mais on pouvait prévoir qu’ils découvriraient les duretés et les risques de l’ouverture à la compétition internationale, l’accroissement des inégalités et l’instabilité. La question que je posais sans pouvoir y répondre était la nature de la troisième phase : compromis social-démocrate, nostalgie de l’ordre ancien, ou recherche d’un bouc émissaire du côté de l’Occident ou de celui des minorités nationales ou transnationales, tandis que, réciproquement, les futurs États membres seraient présentés comme responsables des difficultés des membres fondateurs ? La documentation Française risation de leur rôle, mais il sévit contre les minorités (par exemple turque en Bulgarie, rom partout), et, phénomène nouveau, dans les pays nordiques, exposés à une immigration pourtant modeste ou au terrorisme. Surtout un certain égoïsme national pacifique mais reposant sur un refus du partage ou de solidarité et sur une crainte du mélange s’étend dans les pays ou les régions les plus riches de l’Europe. Quant au modèle économique et social de l’Europe, il ne séduit plus, sans que pour autant un modèle nouveau ou le retour au modèle ancien (communiste ou fasciste) apparaisse vraiment comme une solution. Un seul pays, la Hongrie, ou plus précisément son gouvernement, flirte avec l’autoritarisme nationaliste et la recherche de boucs émissaires. Mais dans tous, sauf en Pologne et, dans une certaine mesure, dans les Balkans occidentaux (où la perspective d’adhésion à l’Union européenne, bien qu’ayant perdu beaucoup de son attrait, reste un objectif politique), le désarroi et le repli semblent dominer. La Turquie est un cas à part : elle est optimiste mais plutôt en ce qui concerne sa liberté d’action et son influence tous azimuts que son accession à l’Union européenne qui semble la rejeter. En Ukraine, Viktor Ianoukovitch, favori de Moscou lors des élections ayant précédé la révolution orange (novembre-décembre 2004), revenu au pouvoir en février 2010, tente de se rapprocher de l’Union européenne, mais fait juger Ioulia Timochenko, héroïne de cette même révolution, pour avoir conclu un accord pétrolier trop favorable à Moscou quand elle était Premier ministre. Il s’aliène ainsi à la fois la Russie et l’Europe. C’est aussi le cas, dans un autre style, de la Biélorussie. Parmi les pays baltes membres de l’Union européenne et de l’OTAN, l’Estonie est victime d’une cyberattaque de la part de la Russie pour avoir déplacé un monument dédié à l’Armée rouge, mais la Lettonie est le théâtre d’une compétition entre des formations de centre droit à l’occidentale, des oligarques à la russe ou à l’ukrainienne et le parti de la minorité russe qui est arrivé en tête aux élections législatives anticipées du 17 septembre 2011. Bref, il y a assez de diversité, de mobilité, de contradictions et de confusion pour nuancer l’idée de recomposition européenne. Grande Europe n° 37 - octobre 2011 La rédaction – Dans un article publié en 2008 sur le site de La vie des idées, vous avez démontré que, dans le cas de la Russie, le processus de transition n’avait pas débouché sur la démocratie mais au contraire sur un régime autoritaire qui a tenu à l’égard de ses voisins et de l’Occident un discours de plus en plus agressif. Trois ans plus tard, cette analyse de la situation dans ce pays est-elle toujours la même ? © La documentation Française Entretien avec Pierre Hassner 15 Oui, pour l’essentiel. Je ne disais pas que la politique de la Russie est universellement et constamment agressive, bien qu’un facteur permanent de sa politique intérieure soit d’attribuer tous les maux ou les insuffisances de la société à l’encerclement et à la volonté de nuire des Occidentaux, en particulier des États-Unis. Mais il y a aussi des tentatives de coopération. Dans les deux cas, il s’agit avant tout pour la Russie de marquer qu’il faut compter avec elle, y compris, par exemple, dans une région comme les Balkans, et de jouer sa propre carte dans tous les domaines. L’agressivité se manifeste surtout à l’encontre de ses voisins, qu’elle a toujours eu tendance à considérer, selon une formule célèbre, « soit comme des vassaux, soit comme des ennemis ». En témoignent la guerre de Géorgie, malgré les responsabilités de cette dernière, l’occupation de l’Abkhazie et de l’Ossétie du Sud, les pressions sur les pays baltes. Le message implicite qu’elle adresse à l’Occident est que celui-ci n’obtiendra sa coopération et un accord sur la sécurité européenne qu’à la condition de lui permettre d’exercer le contrôle sur sa zone géographique, ou du moins d’y conserver une influence prédominante, et de lui reconnaître le droit d’intervenir pour protéger les russophones et ses intérêts. Néanmoins, un certain adoucissement de sa position et de sa rhétorique s’opère actuellement à l’égard de la Pologne. Un dialogue à trois entre la Russie, la Pologne et l’Allemagne tend à s’instaurer, du moins pour le moment. 16 © Entretien avec Pierre Hassner Grande Europe Parallèlement, les services publics ne cessent de se dégrader. Le peuple se réfugie dans la résignation, le cynisme ou la nostalgie de l’époque stalinienne, perçue comme l’ère du sens de la collectivité, du sacrifice et de la grandeur. Mais il commence à maugréer, ainsi que certains membres des milieux dirigeants et les investisseurs étrangers, contre un discours modernisateur sans modernisation ni libéralisation, une « démocratie souveraine » qui ne connaît qu’un n° 37 - octobre 2011 Mais c’est sur le plan intérieur que le bilan est de plus en plus négatif. La corruption progresse à tous les niveaux de l’État et de la société, les possibilités d’opposition légale sont supprimées les unes après les autres sous les prétextes les plus divers, des journalistes ou des citoyens qui dénoncent les abus sont agressés, voire assassinés et les coupables ne sont jamais arrêtés. Les discours de Dmitri Medvedev sur l’état de droit et la modernisation sont restés lettre morte, et les espoirs que certains Occidentaux et certains libéraux russes mettaient en lui sont ridiculisés par la nouvelle permutation entre lui et Poutine et par le spectacle d’un autre âge ou d’une autre civilisation que donne l’auto-glorification de ce dernier dans tous les domaines, du sport à la plongée archéologique en mer d’Azov. La documentation Française seul souverain, habile à manipuler les institutions et les médias pour se maintenir indéfiniment au pouvoir sans se préoccuper du sort de ses compatriotes. La rédaction – Plusieurs observateurs ont comparé l’ampleur des répercussions qu’ont eues et auront pour le continent européen les bouleversements actuellement à l’œuvre dans plusieurs pays arabes, à celles provoquées par la fin de la Guerre froide en Europe. Cette mise en parallèle vous semble-t-elle pertinente ? Oui, à condition de souligner les différences, autant que les ressemblances. D’abord les conséquences pour le Moyen-Orient, pour les pays arabes eux-mêmes, pour le conflit israélo-palestinien peuvent être comparées à celles de la fin de la Guerre froide en Europe. Mais pour le continent européen les répercussions directes sont évidemment moindres. Ensuite, il s’agit de véritables révolutions, alors qu’en Europe ce ne fut le cas que pour la Pologne : Solidarnosc était un mouvement de masse qui aurait pu provoquer une intervention soviétique et qui, d’ailleurs, s’est trouvé confronté au coup d’État de Jaruzelski le 13 décembre 1981. Pour les autres, il s’est agi moins de révolutions venues d’en bas que de la démission des élites dirigeantes communistes, et de la décision de Mikhaïl Gorbatchev de ne pas employer la force. La Pologne elle-même a d’ailleurs connu une « révolution autolimitée » face à une répression également autolimitée. Dans les pays arabes, au contraire, des populations ont déployé un courage extraordinaire durant des mois et des mois en dépit de la certitude, notamment en Syrie, d’une répression sanglante au quotidien. Grande Europe n° 37 - octobre 2011 Les révolutions européennes avaient un modèle et une terre d’accueil espérée, celle de l’Occident. À l’inverse, les révolutions arabes font face à une contre-révolution beaucoup plus forte et sont elles-mêmes beaucoup plus divisées. Il se peut fort bien que, comme les révolutions européennes de 1848, elles soient vaincues pour le temps d’une génération mais en ayant semé les graines d’une future libération. Même si elles sont victorieuses aujourd’hui, il se peut que des groupes qui n’en sont pas les auteurs (les islamistes, les militaires) en deviennent les principaux bénéficiaires, du moins à court terme. Ceci étant, en Europe centrale et orientale également, la révolution a dévoré ses enfants : aucun des partis fondés par les dissidents d’hier n’est actuellement une force politique importante. © La rédaction – Avec la disparition du clivage Est-Ouest, des pays comme la Turquie ou la Pologne ont eu voix au chapitre sur le continent européen en raison de leur poids démographique ou encore La documentation Française Entretien avec Pierre Hassner 17 économique, tandis que, dans le même temps, leurs liens, du moins dans le cas de la Turquie, jusqu’alors très étroits avec Washington, se sont un peu distendus. Ces deux éléments sont-ils emblématiques du fait que le leadership américain sur le continent européen a perdu de sa force ? Au final, quel impact en Europe la fin de la Guerre froide a-t-elle eu sur l’unilatéralisme américain ? On pourrait nuancer les cas de la Turquie et de la Pologne. Les liens de la première avec les États-Unis se sont distendus à la suite de la guerre d’Irak et de l’envergure prise par la politique extérieure turque, et ils risquent de l’être encore un peu plus en raison des différences de positions sur Israël. Néanmoins, la Turquie a accepté l’implantation sur son territoire du radar de l’OTAN destiné à surveiller l’Iran et c’est bien davantage avec l’Europe que ses relations se sont dégradées. Quant à la Pologne, ce qu’elle reproche aux États-Unis c’est d’avoir abandonné de façon cavalière le projet de baser des missiles anti-missiles sur son sol et de ne pas lui assurer une protection suffisante contre la Russie. Cela dit, il est vrai que, lors du vote sur le recours à la force en Libye contre les troupes du colonel Mouammar Kadhafi, Varsovie s’est abstenu à l’ONU (résolution 1973 du Conseil de sécurité des Nations unies du 17 mars 2011) comme l’Allemagne et la Russie(1). Mais le relâchement des liens est d’abord imputable aux États-Unis. (1) Quelques jours plus tard, la Pologne acceptait de participer a minima sur le plan logistique à l’intervention de l’OTAN. 18 © Entretien avec Pierre Hassner Grande Europe En Europe, ils ont plaidé pour l’élargissement de l’OTAN jusqu’aux frontières de la Russie. La fronde française et allemande contre la guerre d’Irak, l’opposition de la Russie à l’élargissement de l’OTAN aux pays d’Europe centrale et orientale et la guerre de Géorgie ont constitué un réveil douloureux. Et la présidence Obama, tournée vers le Pacifique, ainsi que la limitation croissante des ressources militaires, ont fait le reste. Il ne faut pas négliger non plus l’évolution de l’Allemagne : les États-Unis avaient été le soutien le plus puissant n° 37 - octobre 2011 Plus généralement, force est de constater que la présence des ÉtatsUnis en Europe n’est plus ce qu’elle était. Depuis la fin de la Guerre froide, en effet, l’Europe ne constitue plus pour Washington ni un problème ni une solution du point de vue de la sécurité, la menace soviétique ayant disparu et les États-Unis se souciant davantage de l’Asie et de leurs difficultés intérieures. Dans un premier temps, au contraire, les États-Unis étaient apparus comme la seule superpuissance restante et avaient voulu donner l’image d’un empire bienveillant et tout-puissant. La documentation Française à sa réunification, mais cet appui, ainsi que le besoin de protection contre la Russie, ne paraissent plus aussi nécessaires. Les réactions différentes à la crise économique et financière mondiale ainsi qu’à la guerre de Libye contribuent à ce relâchement du lien américanoallemand et du lien atlantique en général, comme elles le font aussi, malheureusement, pour le lien intra-européen. La rédaction – Le philosophe T. Todorov appelle de ses vœux une Union « puissance tranquille » au niveau continental comme international. Pour votre part vous déplorez dans Un monde sans Europe (p. 30) qu’elle souffre d’un manque d’élan vital, de confiance en soi, d’ambition et par ailleurs de conscience de son unité, tous manques exacerbés par la crise financière actuelle. Sur quel(s) aspect(s) vous paraît-il important d’insister aujourd’hui pour que la construction européenne trouve un nouveau souffle ? La formule de la « puissance tranquille » me paraît une admirable définition par antiphrase de la réalité européenne actuelle, qui se caractérise par une « impuissance agitée », celle des gouvernements comme celle des « indignés » espagnols ou des grévistes grecs (Ne parlons pas de certains responsables des institutions européennes, qui, eux, ne s’agitent même pas). Dans l’immédiat, ce qui s’applique c’est le mot de Herbert Marcuse(2) : « Il n’y a plus d’espoir que dans les désespérés », ou celui du Dr Johnson(3) : « L’idée que l’on sera pendu dans quinze jours vous concentre admirablement l’esprit ». Reste à savoir si cette concentration produit l’énergie du désespoir ou la paralysie du lapin devant le boa. Grande Europe n° 37 - octobre 2011 Au-delà des formules, je crois profondément que l’évidence de l’échec du « capitalisme hors-la-loi » comme de l’autoritarisme postsoviétique, ainsi que de la « mondialisation heureuse » d’une part, et du repli sur soi de l’autre, devrait inspirer aux Européens une réaction de refus et une conscience à la fois de la nécessité de la dimension européenne pour garder une liberté d’action et de celle d’un modèle européen (État-providence plus droits de l’homme) rénové comme seule réponse crédible aux défis actuels. Les trois slogans possibles seraient : équilibre, solidarité, ouverture. Équilibre entre l’économique et le politique, entre le marché et la régulation, entre l’égalité des chances et celle des résultats, entre la liberté de l’individu et les contraintes de la vie en commun, mais aussi entre la croissance et l’écologie, et entre le bien-être auquel nous aspirons © (2) Philosophe et sociologue d’origine allemande (1898-1979) à la pensée fortement inspirée des lectures de Karl Marx et Sigmund Freud. (3) Samuel Johnson (1709-1784), plus souvent appelé Dr Johnson, célèbre essayiste et critique littéraire anglais, est notamment l’auteur d’un dictionnaire de la langue anglaise faisant autorité. La documentation Française Entretien avec Pierre Hassner 19 tous et les limites que ce bien-être doit comporter pour les uns s’il doit être accessible aux nouveaux venus. Tous ces équilibres sont rompus par les dérives de ces dernières années, aussi bien nationales que mondiales. Les retrouver est d’autant plus difficile que l’Europe ne peut pas s’isoler ni compter sur les vertus de son modèle pour l’imposer aux autres. Mais, si elle le veut, elle peut avoir la taille critique non seulement pour donner un exemple, mais pour être à la fois un pôle de résistance, une force de négociation et une source d’inspiration. La solidarité retrouvée devrait s’appliquer tant à l’intérieur de chacune de nos sociétés, qu’entre nations européennes et qu’entre l’Europe et le reste du monde, à commencer par ses voisins, à l’Est et au Sud. Je pense notamment aux régimes postrévolutionnaires arabes. Enfin, l’ouverture aux idées comme aux marchandises, notamment au Sud, et aux capitaux (dont la circulation devrait cependant être réglementée) devrait s’appliquer de manière urgente au mouvement des personnes, en particulier, là aussi, originaires des voisins méridionaux de l’Europe. Cette ouverture relève de la solidarité mais aussi de l’intérêt bien compris d’une Europe vieillissante, menacée démographiquement. Certes, il s’agit là d’une série de vœux pieux, dont la réalisation supposerait précisément la vision d’ensemble et la volonté politique commune qui manquent pour l’instant. Mais il y a des « stress-tests » immédiats, comme on dit pour les banques et les centrales nucléaires. Si les Européens ne parviennent pas à sauver l’euro sans que ce soit aux dépens des plus démunis, et s’ils ne s’organisent pas pour se répartir l’accueil, par exemple, d’une proportion moins dérisoire de réfugiés originaires de Libye, qui plombent les économies de sociétés plus pauvres mais moins égoïstes comme celles de la Tunisie et de l’Egypte, c’est à désespérer de la construction européenne. Il ne lui resterait plus, alors, que le dilemme cornélien : « Que voulez-vous qu’il fit contre trois ? Qu’il mourût ! Ou qu’un beau désespoir, alors, le secourût ! » n Avec Roland Marchal, Guerres et sociétés. État et violence après la Guerre froide, Khartala recherches internationales, Paris, 2003. l La violence et la paix : de la bombe atomique au nettoyage ethnique, Le Seuil, Paris, 2002 l Préface de Un monde sans Europe ? Ouvrage collectif (Philippe Esper avec Christian de Boissieu, Pierre Delvové, Christophe Jaffrelot), Fayard, Conseil économique de la Défense, Paris, 2011. l 20 © Entretien avec Pierre Hassner n° 37 - octobre 2011 Quelques ouvrages récents de Pierre Hassner Grande Europe l La documentation Française Arrêt sur image Mikhaïl Serguéévitch Gorbatchev L’échec d’un réformateur Michèle Kahn Traductrice Si dans le monde entier, et particulièrement dans les anciens pays satellites de l’URSS d’Europe centrale et orientale et en Allemagne, l’éphémère Président de l’Union soviétique est tenu pour un libérateur, nombreux sont, en Russie et dans d’autres anciennes républiques soviétiques, les nostalgiques du passé qui ne voient en lui que le liquidateur d’une grande puissance dont ils étaient fiers d’être les citoyens. Le prélude Grande Europe n° 37 - octobre 2011 Mikhaïl Gorbatchev est né le 2 mars 1931 dans une famille kolkhozienne du territoire de Stavropol, dans le sud de la Russie. Lors de la collectivisation forcée de l’agriculture de 1930, ses deux grands-pères ont été en butte aux répressions, ce qu’il se gardera bien de mentionner dans « l’autobiographie » qu’il rédigera en 1952 lors de son adhésion au Parti communiste. Après des études à la Faculté de droit de l’Université de Moscou et son mariage en 1953 avec une condisciple, Raïssa Titarenko, qui jouera un grand rôle dans sa carrière politique, il retourne dans sa région natale où il commence une carrière à l’Union des Jeunesses communistes (Komsomol), un tremplin à l’époque pour qui brigue un poste de responsabilité au sein du Parti communiste. Et en effet, en 1966, il est nommé Premier secrétaire du Comité du Parti de la ville de Stavropol. En 1978, il accède au Secrétariat du Comité central, sur la recommandation de Youri Andropov, alors chef du KGB, et deux ans © La documentation Française Mikhaïl Serguéévitch Gorbatchev 21 plus tard, il devient le plus jeune membre du Bureau politique. Il est chargé du secteur de l’agriculture, ce qui est considéré comme peu gratifiant. Entretemps, son mentor, Youri Andropov, a été nommé Secrétaire général du Parti, mais, gravement malade, il n’exercera cette fonction que pendant deux ans, de 1982 à 1984. Son successeur, Konstantin Tchernenko, très âgé, meurt au bout de quelques mois. Le 11 mars 1985, M. Gorbatchev est promu Secrétaire général du Parti communiste de l’Union soviétique (PCUS). Les années de pouvoir 22 © Mikhaïl Serguéévitch Gorbatchev Grande Europe Dans le domaine de la politique étrangère, M. Gorbatchev, dès son arrivée au pouvoir, propose d’ouvrir le dialogue avec les ÉtatsUnis. Il multiplie les initiatives visant à la réduction des armements nucléaires, dont le principal objectif est d’ailleurs de soulager l’URSS du fardeau des dépenses militaires qui atteignent 20 % du PIB. En février 1988, M. Gorbatchev prend la décision de retirer les troupes soviétiques d’Afghanistan, ce qui sera effectif un an plus tard. Les n° 37 - octobre 2011 Dès son arrivée au pouvoir, il proclame une nouvelle orientation dans la politique de l’URSS, qui s’incarne par les mots devenus bientôt célèbres dans le monde entier : glasnost (transparence) et perestroïka (restructuration). Sur le plan économique, ses réformes visent à assouplir le système centralisé et à accorder des marges d’autonomie aux acteurs individuels ou collectifs, comme la concession de baux à très long terme (mais pas la propriété de la terre) aux paysans, l’autorisation de créer des entreprises unipersonnelles ou des coopératives, l’octroi aux grandes entreprises d’État d’une certaine liberté de gestion, notamment dans le domaine des relations avec l’étranger. Mais il n’est encore nullement question de transition vers l’économie de marché. Sur le plan politique, la XIXe Conférence du Parti communiste, (28 juin-1er juillet 1988) remet en cause la prééminence du Parti sur l’État en transférant aux soviets des fonctions de gestion économique et administrative assumées auparavant par le PCUS et en introduisant les candidatures multiples aux élections législatives. Les premières élections libres ont lieu en 1989, la censure est abolie, la liberté de parole garantie et, avec celle-ci, est rétablie la vérité historique (réhabilitation des victimes de la terreur stalinienne, révélations sur les protocoles secrets du Pacte germanosoviétique, sur le massacre de Katyn...). Le culte du secret qui régnait dans le pays laisse peu à peu la place à une information plus ouverte et le monde entier sera averti de la catastrophe de la centrale nucléaire de Tchernobyl, en avril 1986. La documentation Française © AFP / Jesco Denzel – 2011 régimes prosoviétiques s’effondrent les uns après les autres en Europe centrale et orientale, en particulier en République démocratique allemande, avec la démolition spectaculaire du mur de Berlin en novembre 1989, qui sera suivie de la réunification de l’Allemagne puis de la dissolution du Pacte de Varsovie proclamée à Prague le 1er juillet 1991. Devenu Président de l’URSS à la suite d’une réforme de la Constitution, M. Gorbatchev reçoit en 1990 le Prix Nobel de la Paix pour sa contribution à la fin de la Guerre froide. Grande Europe n° 37 - octobre 2011 La chancelière allemande Angela Merkel s’entretient avec Mikhaïl Gorbatchev le 24 février 2011 au musée Kennedy de Berlin à l’occasion de l’exposition « Extraits de l’album de famille », organisée pour le 80e anniversaire de l’ancien Président de l’URSS © Dans le même temps, les républiques fédérées, après des révoltes parfois durement réprimées, comme en Lituanie, en Géorgie et en Azerbaïdjan – ce qui sera par la suite violemment reproché à M. Gorbatchev –, se déclarent indépendantes les unes après les autres. Mikhaïl Gorbatchev s’emploiera de toutes ses forces à La documentation Française Mikhaïl Serguéévitch Gorbatchev 23 maintenir l’URSS dans son intégrité, ce qui sera d’ailleurs approuvé par référendum le 17 mars 1991 dans neuf des quinze républiques (ce vote n’a pas été organisé dans les trois républiques baltes, en Arménie, en Géorgie et en Moldavie qui s’apprêtaient, pour leur part, à tenir un référendum sur l’indépendance, quand elles ne l’avaient pas déjà fait), mais le nouveau Traité de l’Union ne sera jamais adopté. L’impopularité du nouveau chef de l’État est cependant de plus en plus grande, car la population le rend responsable de la situation économique désastreuse. Les réformateurs considèrent que ses réformes ne sont pas allées assez loin et les conservateurs les condamnent pour la raison inverse. Quelques-uns d’entre eux ont même organisé un putsch contre lui en août 1991. Alors qu’il passe ses vacances en Crimée, un groupe d’opposants à ses réformes, comprenant notamment le vice-Président G. Ianaiev et le chef du KGB V. Krioutchkov, annonce le 18 août l’incapacité du Président de l’URSS à assumer ses fonctions « pour raisons de santé » et instaure l’état d’urgence. Boris Eltsine prend la tête de la résistance à la junte et, à partir du 21, assure le commandement des forces armées stationnées sur le territoire de la Russie. Désavoués par la population qui manifeste à Moscou et Léningrad, condamnés par les puissances occidentales, les conjurés s’enfuient et, le 22 août, Mikhaïl Gorbatchev rentre à Moscou humilié. Il est désormais à la tête d’un État qui n’est plus qu’une coquille vide. Non seulement, on l’a vu, plusieurs républiques ont proclamé leur indépendance, mais la situation économique est catastrophique, les magasins sont vides, les banques d’État ont fait faillite et l’impopularité de Mikhaïl Gorbatchev est à son comble. Il démissionne le 25 décembre 1991 après la signature par les Présidents de Russie, d’Ukraine et de Biélorussie, le 8 décembre, des accords de Bélovège, près de Minsk, qui entérinent la disparition de l’URSS. 24 © Mikhaïl Serguéévitch Gorbatchev Grande Europe Le choix de Mikhaïl Gorbatchev, après la chute de l’URSS, a été de demeurer en Russie et de ne jamais se retirer véritablement de la vie politique alors qu’il aurait pu vivre confortablement avec les honoraires reçus pour ses ouvrages et ses nombreuses conférences, ainsi que l’a déclaré sa fille Irina dans une interview. Il a créé, dès janvier 1992, le Fonds international pour les recherches socio-économiques et politiques, plus couramment appelé Fonds Gorbatchev, qui abrite ses archives et organise diverses manifestations et séminaires. Le 20 avril 1993, à la suite du sommet de la Terre de Kyoto, il fonde la Croix verte internationale, qui met en place n° 37 - octobre 2011 Après la chute La documentation Française divers projets de défense de l’environnement et de développement durable et possède des antennes dans de nombreux pays, dont la France. Il n’hésitera pas, pour financer cette initiative, à apparaître dans des clips publicitaires, en particulier pour Louis Vuitton... Durant les premières années de l’après-URSS, l’ex-président Gorbatchev accorde de multiples interviews aux médias occidentaux, jugeant sévèrement la politique économique de Boris Eltsine, élu à la tête de la Russie le 12 juin 1991, laquelle, selon lui, conduit à l’appauvrissement de la population et au règne des mafias. Il condamne fermement l’assaut que le premier Président russe a ordonné contre le Parlement le 3 octobre 1993 et la dissolution de cette assemblée démocratiquement élue qu’il juge anticonstitutionnelle. De même, il s’oppose à l’intervention militaire en Tchétchénie de 1994. Le 27 avril 1996, il fonde le mouvement « Forum civique » destiné à promouvoir sa candidature à l’élection, en juin, du Président de la Fédération de Russie. Cependant, les appels à le soutenir lancés à divers leaders de mouvements démocratiques demeurent sans écho et, à la suite d’une campagne épuisante, au cours de laquelle il est souvent pris à partie par la population, et d’un vote qu’il n’a cessé de dénoncer comme inéquitable, il n’obtient que 0,51 % des suffrages. Ce sera la première et la dernière fois qu’il se soumettra à une élection au suffrage direct. Grande Europe n° 37 - octobre 2011 Mikhaïl Gorbatchev a déclaré, à maintes reprises, son attachement à une orientation social-démocrate et il fera plusieurs tentatives de création dans la Russie post-soviétique d’un parti ou d’un mouvement se revendiquant de ce choix. Force est de constater que ses efforts n’ont pas été couronnés de succès. Le 11 mars 2000, il préside à la création du Parti social-démocrate unifié de Russie, rebaptisé Parti social-démocrate de Russie en novembre 2001, après sa fusion avec le Parti de la démocratie sociale dirigé par le gouverneur de la région de Samara, Konstantin Titov. Dès le début de son existence, cette formation sera divisée en deux courants, l’un « gorbatchévien » et l’autre « titovien ». Elle étend néanmoins son audience et, le 28 octobre 2003, sera admise à l’Internationale socialiste en qualité de membre consultatif. Mais en mai 2004, M. Gorbatchev démissionne de sa présidence en raison de divergences croissantes avec K. Titov. Lui succède Vladimir Kichénine, homme d’affaires et ancien officier du KGB, qui certes financera le parti, mais dont l’action politique sera pratiquement nulle. Fin 2007, alors que le Parti social-démocrate est pratiquement moribond, la Cour suprême de Russie prononce officiellement sa dissolution. M. Gorbatchev sera considéré par beaucoup comme responsable de cette déconfiture. Sans se laisser pourtant décourager, il fondera en septembre de cette même année © La documentation Française Mikhaïl Serguéévitch Gorbatchev 25 2007, avec un groupe de personnalités russes comme l’ancien maire de Moscou Gavriil Popov, le journaliste Guenrikh Borovik et l’économiste Nikolaï Chmelev, l’Union des sociaux-démocrates, une ONG appelée à propager ses idées en Russie. Les déclarations de Mikhaïl Gorbatchev à l’égard du pouvoir russe actuel, et en particulier de Vladimir Poutine, ont évolué au cours des années. C’est ainsi qu’il affirmait le 10 novembre 2007, dans une interview à la chaîne de télévision française France 24 : « Poutine a sorti le pays du chaos et l’a relevé ». Mais deux ans plus tard, le 5 mars 2009, dans un entretien accordé à l’agence Associated Press, il déclare à propos du parti présidentiel Russie unie : « C’est un parti de bureaucrates, et une version en pire du Parti communiste de l’Union soviétique ». Enfin, le 22 juillet 2011, il déclarera au quotidien britannique Daily mail à propos de Vladimir Poutine : « Si j’étais à sa place, je ne me présenterais pas à la présidentielle. Si on s’efforce de tout faire dans le pays sans prendre en compte le peuple, tout en contrefaisant la démocratie, on en arrivera à la même situation qu’en Afrique, où les leaders demeurent au pouvoir pendant vingt à trente ans ». Grande Europe n° 37 - octobre 2011 Mikhaïl Gorbatchev est sans doute actuellement un des hommes les plus impopulaires de Russie. Il n’a rencontré de sympathie de la part de la population de son pays que lors du décès de sa femme, le 20 septembre 1999, bien que celle-ci ait été, de son vivant, au moins aussi haïe que son époux, ainsi que lors de la célébration de son quatre-vingtième anniversaire, le 2 mars 2011. A l’étonnement général, on a pu voir à cette occasion, sur la chaîne de télévision ORT, la plus « loyale » vis-à-vis du pouvoir, une série de documentaires plutôt favorables à l’ancien dirigeant soviétique, dont l’un portait le titre symbolique « Il est venu nous donner la liberté »(1). M. Gorbatchev a en outre reçu des mains du président Medvedev la Croix de l’Ordre de Saint-André, décoration créée par Pierre le Grand et rétablie en 1998 par Boris Eltsine en tant que première distinction de la Fédération de Russie... n (1) Documentaire de Léonid Parfenov, réalisé en collaboration avec la BBC. 26 © Mikhaïl Serguéévitch Gorbatchev La documentation Française Arrêt sur image Le cinéma européen de l’après-Guerre froide Histoire et Ostalgie Fabien Boully Maître de conférences en études cinématographiques, Université Paris Ouest Nanterre La Défense De 1947 à la fin de l’URSS en 1991, la Guerre froide a constitué, selon les phases de tension ou de détente qu’elle a traversées, le premier plan ou l’arrière-plan des relations géostratégiques Est-Ouest. Si cette « paix belliqueuse » s’est jouée essentiellement sur le plan militaire, elle s’est également déroulée sur les terrains idéologique, économique, scientifique et culturel. Selon une formule célèbre du président Eisenhower, il fallait « gagner les esprits et les cœurs ». Les arts et les vecteurs culturels furent utilisés comme armes de propagande et cette période a engendré une culture spécifique, la « culture de Guerre froide »(1), qui s’est nourrie des événements et des lieux communs du moment, traduisant de manière littérale ou symbolique, les pensées, les angoisses, les clivages et les espoirs du temps. Cinéma et Guerre froide Grande Europe n° 37 - octobre 2011 À ces deux niveaux – celui de la propagande idéologique et celui des formes culturelles reflétant les enjeux de l’Histoire en train de s’écrire –, le cinéma a joué un rôle majeur, parce qu’il s’agit d’un média de masse, capable de toucher un vaste public, et parce qu’en tant qu’art de l’enregistrement, il est apte à refléter, via le © (1) Nous reprenons cette expression à Andreï Kozovoï, Par-delà le mur, la culture de guerre froide soviétique entre deux détentes, Bruxelles, Complexe, 2009. Voir aussi Jean-François Sirinelli et GeorgesHenri Soutou (dir.), Culture et Guerre froide, Paris, Presses de l’Université Paris-Sorbonne, 2008. La documentation Française Le cinéma européen de l’après-Guerre froide 27 documentaire et la fiction, le contexte sociétal et politique d’un pays. Ce fut le cas dans le cinéma américain. De la trentaine de films anti-communistes – Le Rideau de fer (William Wellman, 1949), I was a communist for the FBI (Gordon Douglas, 1951), My son John (Leo Mac Carey, 1951) – produits sous le maccarthysme à un blockbuster épique, annonciateur de la chute du régime soviétique, comme À la poursuite d’Octobre rouge (John Mac Tiernan, 1989), en passant par des comédies satiriques survoltées (Un, deux trois, Billy Wider, 1961), des films fantastiques où la menace communiste est figurée à travers des envahisseurs ou le remplacement des individus par leurs clones dénués de désir et de sentiments – La Chose d’un autre monde (Christian Nyby, 1951), Invaders from Mars (William Menzies, 1953), L’Invasion des profanateurs de sépultures (Don Siegel, 1956) – et la pléthore de films d’espionnage – Un crime dans la tête (John Frankenheimer, 1962), Le Rideau déchiré (Alfred Hitchcock, 1966), Le Piège (John Huston, 1973) – la Guerre froide a été une source majeure d’inspiration à Hollywood. (2) Andreï Kozovoï, « Présence des États-Unis en URSS, 1975-1985. Le grand public soviétique et les pratiques péri-américaines des pouvoirs », Bulletin de l’Institut Pierre Renouvin, 2007, p. 210. 28 © Le cinéma européen de l’après-Guerre froide Grande Europe Le cinéma d’Europe occidentale fut également concerné. Ainsi, l’espion emblématique de la Guerre froide, James Bond, créé en 1953 par Ian Fleming, est un agent britannique qui apparaît sur n° 37 - octobre 2011 Ce fut aussi le cas en Russie où, dès 1922, Lénine déclarait que le cinéma était le plus important de tous les arts pour le nouveau régime. Le cinéma soviétique a vanté la valeur morale et politique du communisme et montré comment le bonheur individuel ne s’épanouit jamais mieux que lorsqu’il se marie à un grand dessein collectiviste (Le Communiste, Youli Raizman, 1958). Soy Cuba (Mikhail Kalatozov, 1964), en dépit de l’incompréhension et de la censure qu’il a subies, a réussi le tour de force de rendre fidèlement les charmes de la vie cubaine, tout en dénonçant le tourisme sexuel américain et la spoliation des paysans cubains, ferments de la révolution castriste. Plus près de nous, comme le montre Andreï Kozovoï, en étudiant un corpus de films presque inconnus en France, tournés de la fin de l’ère Brejnev à l’époque Andropov et Tchernenko (1975-1985), le cinéma soviétique a multiplié les références ambivalentes aux ÉtatsUnis : « Les États-Unis sont montrés de manière croissante comme un ennemi de l’URSS, mais derrière cette façade officielle se profilent plusieurs innovations – la fascination de plus en plus avouée pour la supériorité de la qualité de vie américaine [...], le double discours, et le repli sur un antiaméricanisme « nationaliste », moins communiste que grand-russien »(2). La documentation Française le grand écran en 1962 dans des productions d’outre-Manche. Ce n’est qu’en 1973, avec Vivre et laisser mourir, que les films de la série sont reconnus comme des productions plutôt américaines. Avec Bons baisers de Russie (1963), les problématiques propres à la Guerre froide des transfuges soviétiques passant à l’Est, des agents doubles et des techniques de codification des messages secrets sont au cœur de l’intrigue. Ce film, cependant, comme c’était déjà le cas chez Ian Fleming et comme ce le sera dans les films suivants, réécrit l’histoire de la Guerre froide pour accorder une place centrale au MI6 (Service de renseignements extérieurs du Royaume-Uni), à rebours de la perte d’influence du Royaume-Uni sur la scène internationale. La fiction cinématographique se fait ici « compensatoire »(3). Grande Europe n° 37 - octobre 2011 Moins souvent mis au service de la propagande, le cinéma européen a été, sinon le plus rapide, du moins le plus radical à dénoncer les pratiques sans scrupule des services secrets, à traduire l’impact angoissant sur les populations de « l’équilibre de la terreur », à figurer avec un réalisme effrayant les dévastations qu’engendrerait l’usage de l’arme nucléaire ou à révéler les ravages du totalitarisme. Dans L’Espion qui venait du froid (1965, Martin Ritt), Alec Leamas, espion désabusé, est totalement manipulé par la hiérarchie du MI6, afin de déstabiliser les services secrets de la RDA. La perte des repères est ici à son comble, sacrifiée sur l’autel d’une « reapolitik », où rien ne distingue plus les « mauvais » agents de l’Est des « bons » agents de l’Ouest. Dans Avant le déluge (André Cayatte, 1954), la guerre de Corée, qui menace de se transformer en conflit nucléaire mondial, sert de toile de fond à une histoire sordide dans laquelle des jeunes gens, victimes d’une éducation délétère, sont condamnés pour le meurtre de leur camarade juif. C’est parce qu’ils veulent fuir le feu nucléaire que ces jeunes en arrivent à des actes ignobles et le film parvient, via la société française, à retranscrire l’angoisse diffuse qui tenaillait les populations à l’idée d’être victimes d’une apocalypse atomique. La Bombe (Peter Watkins, 1965), docu-fiction saisissant de vérisme, met en scène l’explosion d’une bombe H sur l’Angleterre. Ce manifeste pacifique entend montrer la tragédie des retombées radioactives sur les populations et dénoncer l’incurie des autorités gouvernementales. Avec L’Aveu (1970), Costa-Gavras ne tait rien de la torture physique et mentale qui se pratiquait à l’encontre des ennemis, parfois communistes sincères, des régimes de l’Est. Enfin, en 1987 avec Les Ailes du désir, Wim Wenders dresse le portrait © (3) Sur l’idée que les James Bond proposent une fiction compensatoire, voir David Cannadine, « James Bond and the Decline of England », Encounter 53 (3), novembre 1979 et Simon Winder, James Bond, l’homme qui sauva l’Angleterre, Paris, Demopolis, 2008. La documentation Française Le cinéma européen de l’après-Guerre froide 29 © AFP / Odd Andersen – 2001 mélancolique de la ville symbole de la Guerre froide, Berlin. Les anges qui planent sur la ville peuvent franchir le Mur à leur guise et pénétrer les consciences humaines. Ils ne font que rendre plus manifeste la chape de plomb que la Guerre froide fait peser sur la ville et plus aiguë la quête de sens dans un monde où l’absurdité de la géopolitique internationale ne ruine heureusement pas les petits riens qui constituent les attraits de la vie. Exposition à Slough (au sud de l’Angleterre, Royaume-Uni), le 2 février 2000, des accessoires et affiches de films ayant James Bond pour héros. (4) L’expression retenue dans le cadre de la programmation « L’Ecran atomique – le cinéma de Guerre froide » qui s’est tenue du 2 au 28 mai 2011 au Musée de l’armée à Paris, dont l’auteur était le programmateur et le modérateur. 30 © Le cinéma européen de l’après-Guerre froide Grande Europe Il est un peu artificiel de regrouper, sous le terme de cinéma européen, des œuvres d’auteurs aux esthétiques et aux thèmes différents, ancrées dans des contextes nationaux et vecteurs d’idiomes culturels spécifiques. Le cinéma européen, s’il est une réalité économique, par le jeu des coproductions et des subventions accordées par l’Union européenne (via notamment le programme MEDIA), n’est que très rarement une réalité esthétique. Il n’en demeure pas moins - les exemples évoqués le montrent - qu’il a été lui aussi « un cinéma de Guerre froide »(4) mais sous-tendu par un rapport distancié ou décalé avec cette période de l’histoire mondiale. n° 37 - octobre 2011 Les trois tendances du cinéma européen La documentation Française S’il convenait de rappeler ce point, c’est qu’il explique sans doute en partie que, depuis la chute du Mur, le cinéma européen, qui englobe désormais celui des pays ayant rejoint l’Union européenne, comme la Hongrie ou la Roumanie, a suivi schématiquement trois tendances dans son rapport à la Guerre froide et à l’après-Guerre froide : une attitude mémorielle de conservation par l’image ou par la fiction d’un monde en train de disparaître ; un retour sur l’Histoire pour rappeler les combats passés ou exhumer la réalité la plus noire et parfois enfouie des régimes de l’Est ; l’émergence d’une certaine Ostalgie. Ces trois tendances, en effet, héritent à la fois de la distance, du décalage et de la critique contenus dans le cinéma européen de la période antérieure, soit en les reproduisant, soit, et c’est plus singulier, en cherchant à les contrebalancer sans les renier. l’esthétique du Ces tendances sont donc très différentes de « démoderne » qu’Antoine de Baecque analyse(5) comme une caractéristique commune à des films d’Europe de l’Est de l’aprèscommunisme, Underground (Emir Kusturica, 1995), Khroustaliov, ma voiture ! (Alexeï Guerman, 1998) et L’Arche Russe (Alexandre Sokourov, 2002), visant à montrer en quoi le communisme représentait une régression par rapport aux conditions de la vie moderne et comment il pourrissait de l’intérieur jusqu’à s’effondrer. Sentinelles de la mémoire Grande Europe n° 37 - octobre 2011 Deux films français illustrent la première tendance : La Sentinelle (Arnaud Desplechin, 1992) et D’Est (Chantal Akerman, 1993). Tournés dans l’immédiate après-Guerre froide, ces films insistent sur la rapidité avec laquelle les régimes communistes ont disparu. « L’Empire romain et l’Empire ottoman ont mis plus deux siècles à s’effondrer, l’empire soviétique moins de deux ans. L’événement fut subit et imprévisible »(6). Devant la vitesse avec laquelle le monde soviétique s’écroulait et les pays de l’Est se transformaient, C. Akerman a voulu filmer le plus possible « pendant qu’il est encore temps ». L’enjeu du film, tourné en 16 millimètres de RDA en Russie, est d’abord de conserver, d’opposer à l’emballement du processus historique la lenteur et la longueur de plans qui s’étirent dans le temps, pour témoigner une dernière fois de l’austérité magnifique des paysages de l’Est ou de l’attente interminable des individus qui patientent devant les magasins. La geste esthétique, ici, d’une radicalité totale, est au service d’une éthique de la mémoire. © (5) Antoine de Baecque, L’Histoire-caméra, Gallimard, coll. « Bibliothèque illustrée des Histoires », Paris, 2008. Tout le chapitre VI est concerné, pp. 310-377. (6) Jacques Rupnik, L’Autre Europe. Crise et fin du communisme, Odile Jacob, Paris, 1993, p. 5. Cité dans Antoine de Baecque, op. cit., p. 311. La documentation Française Le cinéma européen de l’après-Guerre froide 31 Le film d’A. Desplechin se situe aussi sur le plan mémoriel, mais sa visée est plus politique. Dans ce film qui mêle roman d’apprentissage et espionnage, le personnage de Matthias Barillet découvre une tête humaine momifiée dans sa valise, l’expertise (il fait des études de médecine légale), établit qu’elle appartenait à un citoyen esteuropéen et perce à jour une vaste opération de fuites de cerveaux du bloc communiste mise en place par la DGSE (Direction générale de la sécurité extérieure). La fascination macabre qu’exerce la tête sur Matthias le transforme en « sentinelle » qui veille à la pérennisation de la mémoire d’hommes et de femmes dont la vie et les idéaux ont été, à ses yeux, piétinés par le cours de l’Histoire. A l’opposé de l’enthousiasme qui a salué la fin des démocraties populaires, le film d’A. Desplechin veut obliger le spectateur à prendre conscience de la violence d’un processus qui, aussi inévitable a-t-il été, tire un trait sur tout un pan de l’histoire des pays de l’Est. Ainsi, le premier réflexe du cinéma européen de l’après-Guerre froide, sa première exigence, fut de restituer la mémoire du communisme. 32 © Le cinéma européen de l’après-Guerre froide Grande Europe La deuxième tendance a trouvé avec le cinéma documentaire son vecteur privilégié, même si un film de fiction comme L’Affaire Farewell (Christian Carion, 2009) poursuit le même type d’objectif puisqu’il cherche à reconstituer la vérité d’une des plus importantes affaires d’espionnage de la Guerre froide. La problématique n’est plus ici celle de la mémoire, mais celle de l’histoire : il s’agit de mettre le cinéma au service de l’historiographie. C’est le cas de l’insolite film du Hongrois Gabor Zsigmond Papp, The life of an agent (2006), construit à partir d’images d’archives du ministère de l’Intérieur hongrois tournées sous le régime de Janos Kádár et utilisées pour former les agents secrets de l’État. Les méthodes de camouflage, d’espionnage, d’écoute y sont exposées avec une rigueur toute bureaucratique. Le film de G. Z. Papp offre ainsi un témoignage de première main sur la réalité de la surveillance policière à laquelle était soumise la population hongroise. Mais le film est également entrecoupé de saynètes fictionnelles, d’une ironie désopilante. Destinées à montrer l’inanité totale sur laquelle débouchaient souvent ces contrôles, loin de désamorcer la terreur qu’ils engendraient, elles la renforcent car le malaise vient moins du résultat que des moyens déployés pour espionner tout un chacun. Ainsi, le film de G. Z. Papp fait véritablement œuvre historique, en réactivant non seulement des faits mais aussi les sentiments qu’ils ont suscités. n° 37 - octobre 2011 Au service de l’historiographie La documentation Française L’Autobiographie de Nicolae Ceausescu (Andreï Ujica, 2010) met également en place un dispositif filmique très original, puisqu’il retrace la vie du dictateur roumain à partir des images d’archives qui servirent à sa glorification. Pas de commentaire, aucune explication ne les accompagne ; aussi, apparaissent-elles aujourd’hui pour ce qu’elles sont : les témoins d’une dictature effrayante mais grotesque, de la farce pathétique que jouait le « conducator du peuple ». De facture plus classique, un film comme Dissidents, artisans de la liberté (Ruth Zylberman, 2009) s’intéresse à ceux qui furent tenus pour des « ennemis intérieurs » dans les démocraties populaires polonaise, tchécoslovaque et hongroise. Il permet un retour sur l’histoire et montre que les dissidents de pays différents partageaient une même aspiration à la liberté. Ostalgie de la RDA Grande Europe n° 37 - octobre 2011 La troisième tendance, à laquelle peut être accolé le néologisme d’Ostalgie(7), a rencontré le plus grand succès public. Les films concernés sont tous allemands, puisque l’Ostalgie est un concept spécifique, encore que flou, désignant une forme ambigüe de nostalgie envers certains aspects de la vie quotidienne en RDA(8). Il a fallu attendre le début des années 2000 pour les voir apparaître, période durant laquelle le souvenir de la RDA, tout en étant encore très présent, tend à s’estomper et à se mythifier. Sonnenallee (Leander Haussmann, 1999) est l’un des plus représentatifs : la vie des jeunes Berlinois dans les années 1970 est ici matière à une comédie plutôt enjouée dans laquelle le désir de la mère du héros d’émigrer à l’Ouest et les critiques du père à l’encontre du régime, paraissent assez dérisoires en regard de l’obnubilation de la jeunesse estallemande par les relations amoureuses et le rock. Mais le film le plus emblématique de cette Ostalgie, c’est Good bye Lenin (Wolfgang Becker), qui a remporté en 2003 le Prix du film européen de l’année(9). Christiane, la mère d’Alex, est une fervente du régime est-allemand. Mais, assistant à l’arrestation de son fils lors d’une manifestation hostile au pouvoir communiste en 1989, elle s’évanouit et sombre dans le coma. Quelques semaines plus tard, le mur de Berlin est mis à bas et la vie des Allemands de l’Est se transforme radicalement. Au réveil de Christiane, qui doit garder la chambre, © (7) Le terme de plus en plus usité est notamment expliqué dans le chapitre de Marina Chauliac, « Ostalgie sans regret » in Europa mon amour 1989-2009 : un rêve blessé, Editions AutrementFrontières, 2009, Paris, pp.24-38. (8) Pour se donner une première idée du phénomène, voir : http://www.france24.com/fr/20081003vague-nostalgie-allemagne-est-rda-berlin-stasi. (9) Ce prix est décerné chaque année par l’Académie européenne du cinéma, présidée par Wim Wenders. La documentation Française Le cinéma européen de l’après-Guerre froide 33 Alex se démène pour maintenir l’illusion que la RDA existe toujours. La subtilité de ce film vient de la dichotomie qu’on y perçoit. La stigmatisation du régime d’Erich Honecker est bien présente dans le film (Alex manifeste contre celui-ci) et l’histoire de sa fin relatée avec une dérision et une ironie qui en disent long sur le mépris qu’il inspirait. En revanche, via la fiction mensongère d’une RDA survivante, qui n’a pas d’autre but a priori que de maintenir en vie une femme affaiblie, le film évoque quelques éléments de ce qu’on pourrait, avec mille précautions, appeler l’art de vivre est-allemand, symbolisé notamment par les cornichons Spreewald que réclame la mère d’Alex. Le ton humoristique du film est à cet égard décisif : il instaure une juste distance avec une représentation adoucie de la RDA, qui nous émeut sans qu’on en soit dupe. Le film forge ainsi une forme de nostalgie lucide, qui pourrait bien être la meilleure définition de l’Ostalgie. (10) Voir à ce propos Caroline Moine, « La Vie des autres (2006) : espion de la Stasi ou héros ordinaire ? », Le Temps des médias n° 16, 2011. 34 © Le cinéma européen de l’après-Guerre froide Grande Europe n° 37 - octobre 2011 On sera sans doute plus étonné de voir figurer dans cette tendance La Vie des autres (Florian Henckel von Donnersmarck), qui reçut également le Prix du film européen, en 2006. Ce film, en effet, ne livre-t-il pas une description minutieuse des méthodes terrifiantes d’interrogatoire de la Stasi ? Ne dénonce-t-il pas l’espionnage et le contrôle auxquels la police politique soumettait les citoyens de RDA ? Il faut pourtant remarquer, comme l’ont fait des critiques et des historiens(10), que le personnage du capitaine de la Stasi, Gerd Wiesler, qui finit par désobéir aux ordres par empathie avec Georg Dreyman, le dramaturge qu’il surveille, est bien peu crédible au regard de la réalité historique. Il en ressort que le film donne une image de la Stasi, ou du moins de certains hommes qui la composaient, plus humaine qu’elle ne le fut jamais. Sans aucunement taxer le film de révisionnisme historique, il faut prendre garde à ne pas lui prêter une valeur d’authenticité qu’il n’a pas et comprendre que, à son corps défendant sans doute, il n’est pas sans apaiser quelques mauvaises consciences... n La documentation Française Repositionnements La fausse mort du communisme Typologie des partis éponymes Patrick Moreau Chargé de recherches au laboratoire Cultures et Sociétés en Europe (UMR 7236, Université de Strasbourg/CNRS) Dans la décennie 1980, le mouvement communiste était à la croisée des chemins. Son influence réelle dans l’ensemble de l’Europe libre s’était nettement affaiblie, tant sur le plan politique que syndical et son identité se réduisait de plus en plus à sa dimension téléologique(1), que les réformes de Mikhaïl Gorbatchev vont progressivement remettre en cause à partir de 1988. Les partis communistes (PC) tentaient de maintenir leur dimension sociétale en menant des combats d’arrière-garde dans des secteurs économiques en crise. L’effondrement du système soviétique allait les frapper de plein fouet. Ce choc, par-delà une paralysie momentanée des appareils due à la disparition des financements occultes(2) et une crise d’orientation des militants, allait les contraindre - à l´Est comme à l´Ouest - à réapprécier quelle partie de leur héritage organisationnel, communautaire, utopique ou syndical pouvait être utile à leur survie, voire à la reconquête d’une place au sein de leur système politique. C’est l’étude de ce processus et la situation des PC et formations communistes et postcommunistes en 2011 qui sont au cœur de cet article(3). Grande Europe n° 37 - octobre 2011 (1) Selon Stéphane Courtois et Marc Lazar, la « dimension téléologique » s´appuyait sur des invariants définis historiquement par Lénine et Staline : la doctrine (le marxisme-léninisme), l’organisation (articulée autour du principe du centralisme démocratique) et incarnée par l´appareil, la stratégie (axée sur la défense inconditionnelle de l’URSS et de ses intérêts). (2) Les financements des PC européens étaient multiples (financements directs, structures commerciales) et restent partiellement inconnues à l´exception des archives du « Fonds d´assistance Europe » entre 1950 et 1991 (qui mentionnent les versements directs du PCUS aux PC européens). Le PC italien a ainsi touché entre 1971 et 1991 plus de 105 millions de dollars, le PC autrichien plus de 10 millions, le PC portugais 15 millions, le PC grec 16 millions... (3) Se reporter à Patrick Moreau, Marc Lazar, Gerhard Hirscher, Kommunismus in Westeuropa, Landsberg, Olzog Verlag 1998, 664 p. ; Uwe Backes, Patrick Moreau, Communist and Post-Communist Parties in Europe, Göttingen, Vandenhoeck&Rupecht 2008, 660 p. (réédition actualisée en cours). © La documentation Française La fausse mort du communisme 35 Dans un ouvrage publié en 1998, nous avions classifié les PC le long d´un axe opposant d´un côté les partis sociaux-démocrates qui veulent préserver, en les réformant, la liberté économique et les marchés et de l´autre les extrêmes gauches et les partis communistes traditionalistes qui veulent rompre avec le système et abolir le capitalisme. Les partis communistes/postcommunistes réformistes sont à équidistance de la social-démocratie et du communisme traditionaliste. Les partis rouges-verts, partisans d´une réforme en profondeur du système sont situés sur cet axe près de la socialdémocratie. Cette répartition spatiale reste valide en 2011, mais les PC peuvent se « déplacer » sur cet axe. Des formations classifiées comme réformistes en 1998, comme Rifondazione Comunista en Italie, peuvent revenir, au lendemain d´une défaite électorale, à des idéaux révolutionnaires. Le Parti communiste de Bohème et Moravie (République tchèque), très orthodoxe dans les années 1990, glisse en 2011 vers le réformisme. Cette « mobilité » idéologique est à la fois une conséquence de l´évolution des systèmes politiques nationaux avec l´apparition de nouveaux acteurs concurrentiels (par exemple, l´extrême droite), mais aussi transnationaux (par exemple les effets de l´intégration européenne). L´intensité des crises économique et sociale, les tensions entre nations (par exemple, entre la Hongrie et la Slovaquie) jouent aussi un rôle. Que sont devenus les partis communistes d’avant 1989 ? Le rôle des anciens partis communistes (PC) diffère selon les pays. Dans l’exYougoslavie et en Russie, les PC sont devenus des mouvements nationalistes et/ou social-populistes à fort caractère extrémiste. En Europe centrale, les PC ont presque complètement disparu – à l’exception du PC de Bohême et Moravie – ou ne sont plus que des sectes politiques. Ils ont été remplacés par des formations post-communistes qui se présentent comme les héritières de l’aile réformatrice des anciens partis-Etats, et regroupent des communistes rénovateurs, une part de l’ancienne nomenklatura, des technocrates et des socialistes de gauche unis autour d’un projet de type social-démocrate. Depuis les années 1990, ces partis ex-communistes occupent un espace politique important : la Social-démocratie de la République polonaise (SdRP) qui disparaît en 1999, l’Alliance de la Gauche démocratique (SLD) et l’Union travailliste ; l le Parti socialiste hongrois (MSZP), le Parti social-démocrate hongrois (MSzDP), le Parti socialiste hongrois (MSzP) ; le Parti de gauche démocratique de la Slovaquie (SDL) ; l le Parti social-démocrate de Roumanie ; l le Parti socialiste bulgare (BSP) et les Sociaux-démocrates bulgares (PBSD) ; l 36 © La fausse mort du communisme Grande Europe le Parti social-démocrate tchèque ; l n° 37 - octobre 2011 l La documentation Française le Parti du socialisme démocratique (Partei des Demokratischen Sozialismus, PDS) en ex-RDA devenu Le Parti de la gauche (PDS/ Linkspartei), puis La Gauche (Die Linke) en Allemagne ; l le Parti social-démocrate (SDP) d’Estonie ; l le Parti ouvrier social-démocrate de Lettonie (LSDSP) ; l le Parti social-démocrate lituanien (LSDP) ; l le Parti socialiste d’Albanie (PSA) ; l la Liste d’union des social-démocraties (ZLSD) et les Sociaux-démocrates en Slovénie ; l le Parti social-démocrate de Bosnie-Herzégovine (SDP BiH) et l’Alliance des sociaux-démocrates indépendants ; l le Parti des socialistes démocratiques du Monténégro ; l le Parti démocratique et le Parti social-démocrate en Serbie ; l le Parti socialiste et le Parti social-démocrate en Ukraine. l Toutes ces formations – à l’exception du Linkspartei-PDS/Die Linke – sont membres ou observateurs de l’Internationale socialiste et donc à classer dans le camp démocratique, en dépit de la présence à tous les niveaux de leurs appareils et parmi leurs adhérents de nombreux ex-communistes. Ces formations jouent un rôle stabilisateur des systèmes politiques en contribuant à absorber ou à neutraliser l’insatisfaction d’une large frange des populations devant le coût économique et social de la transition. Elles ont adopté des positions pro-européennes et favorables à l’économie de marché, même si des corrections sociales sont prônées par certaines contre les excès du libéralisme économique. Le modèle traditionaliste La variante traditionaliste qui regroupe une centaine de partis, groupes, cercles de réflexions, de l´Atlantique à l´Oural est archétypique. Les PC se veulent révolutionnaires, ouvriéristes et actifs dans les syndicats, internationalistes, anti-impérialistes et antifascistes. Ils se définissent comme des partis d’avant-garde et fonctionnent encore en majorité (surtout dans les pays postcommunistes) sur la base du centralisme démocratique. Ils refusent en général toute alliance avec les socialistes ou les sociaux-démocrates et voient dans le mouvement de critique de la globalisation un concurrent qu’ils veulent combattre. Cette aile traditionaliste est présente à des niveaux électoraux et organisationnels très différents dans l´ensemble de l´Europe de l´Atlantique à l´Oural(4). Grande Europe n° 37 - octobre 2011 À côté de formations très marginales comme le Deutsche Kommunistische Partei – Parti communiste allemand (élections au Bundestag de 2009 : 1 894 voix, 0,0 %) ou le Norges Kommunistiske Parti – Parti communiste de Norvège (élections générales de 2009 : 697 voix, 0,0 %), on trouve des poids lourds politiques. © (4) Les groupes, partis et formations maoïstes/post-maoïstes et trotskistes sont eux aussi traditionalistes, mais ne jouent, sauf dans quelques pays comme la France, la Grande-Bretagne ou la Belgique, pratiquement aucun rôle. La documentation Française La fausse mort du communisme 37 Élections générales Élections européennes 2009 Suffrages Élus Suffrages Élus 11,3 % (2010) 26 (2010) 14,2 % 4 32,67 % (2010) 19 (2010) 34,9 % 2 7,54 % (2009) 21 (2009) 8,35 % 2 48,48 % (2009) 44,69 % (2009) 60 (2009) 48 (2009) -- -- 10,6 % 2 République tchèque Komunisticka Strana Cech a Moravy - Parti communiste de Bohème-Moravie Chypre Anorthotikon Komma Ergazemenou Laou - Parti progressiste des travailleurs Grèce Kommunistiko Komma Ellados Parti communiste de Grèce Moldavie Partia Kommounistov Respoubliki Moldova - Parti des communistes de la République de Moldavie Portugal - Partido Comunista Português Parti communiste du Portugal) - Liste Coligação Democrátia Unitaria 7,86 % (2009) 16 (2009) -- -- 11,57 % (2007) 57 (2007) -- -- Fédération de Russie Kommounistitcheskaia Partia Rossiïskoï Federatsii - Parti communiste de la Fédération de Russie (5) Le fascisme était analysé comme « la dictature terroriste ouverte des éléments les plus réactionnaires, les plus chauvins, les plus impérialistes du capital financier ». 38 © La fausse mort du communisme Grande Europe L´ensemble des PC orthodoxes partagent quelques lignes de force idéologiques. On trouve l´antifascisme théorisé en 1935 par Georgi Dimitrov(5). Les communistes sont appelés à construire n° 37 - octobre 2011 Les partis traditionalistes recourent à la distinction effectuée par Marx en 1848, dans Le Manifeste du parti communiste, entre le « prolétariat » et la classe ouvrière qui est investie d’un rôle historique : une mission révolutionnaire qui consiste à détruire la classe bourgeoise pour engager, sous sa dictature, l’édification du communisme. La révolution d´Octobre reste en 2011 le moment fondateur de référence. Le parti bolchévique et ses principes d´organisation demeurent également des modèles pour l´avenir : il rassemble des révolutionnaires professionnels rigoureusement sélectionnés et disciplinés dans une structure très centralisée. La documentation Française un pôle antifasciste en alliance avec les forces progressistes, les syndicalistes et les chrétiens de gauche. Tous les partis communistes traditionalistes, mais aussi les formations postcommunistes ou communistes réformatrices restent fidèles à cette stratégie. Les partis traditionalistes contemporains se définissent comme pacifistes. En 2011, pour ces derniers, les conflits afghan et irakien prouvent la nature guerrière de l´impérialisme américain. Un autre front idéologique a été ouvert : Israël est aujourd´hui la deuxième cible majeure du camp anti-guerre, la question palestinienne étant interprétée comme participant de la lutte anti-impérialiste. En 2011, les PC traditionalistes constatent que les forces anti-impérialistes commencent à se réorganiser et à regagner du terrain. De nouveaux acteurs sont apparus, comme le président venezuelien Hugo Chavez, qui symbolise de plus en plus cet idéal, jusqu´alors incarné par Che Guevara. Sur le plan théorique, l´impérialisme est de plus en plus souvent identifié à la globalisation néolibérale et l´avenir des luttes envisagé à travers l´action de nouveaux groupes de résistance comme les Zapatistes au Mexique ou les mouvements des « sans terres » en Amérique du Sud et en Asie. Le modèle rouge-vert Grande Europe n° 37 - octobre 2011 Ce modèle repose d´abord sur l´identité idéologique proclamée de plusieurs de ces partis. L´Alliance gauche-vert nordique (Nordic Green Left Alliance – NGLA fondée en 2004), qui regroupe en 2011 cinq formations (voir tableau), veut « fournir une réponse (...) progressiste aux problèmes » existants. Son action se fonde sur « la solidarité internationale (...), la justice sociale et une répartition équitable des richesses, l’égalité des sexes ». La dimension écologique est centrale : « Nous sommes une alliance verte. Nous voulons un développement durable pour le monde » dans le but de parvenir à « un équilibre entre l’économie, la population et l’environnement naturel... Cet objectif est impossible à atteindre sans un changement fondamental de valeurs ». La NGLA se définit aussi comme une « alliance de gauche », ouverte vers les forces critiques du néolibéralisme et se consacrant à « la défense de la démocratie et des droits de l’homme ». S’agissant du passé, elle dénonce « le système totalitaire antidémocratique de l’Union soviétique et des autres États », qui se prétendaient socialistes. À la périphérie de la NGLA, on trouve GroenLinks aux Pays-Bas (élections européennes 2009 : 9 %, 3 élus ; élections générales 2010 : 6,7 %, 10 élus) qui défend des positions politiques identiques à celles de ses voisins nordiques, mais aussi des formations grecques. Les principales d’entre elles en © La documentation Française La fausse mort du communisme 39 2011 sont le Synaspismós (Coalition de la gauche, des mouvements et de l’écologie) et la Coalition des gauches radicales SY.RI.ZA (élections européennes 2009 : 4,7 %, 1 élu ; élections générales 2010 : 4,6 %, 13 élus)(6). De toute évidence, cette sensibilité politique rouge-verte a pu se propager en dehors du cadre nordique, parce que ses fondements idéologiques, ses stratégies et tactiques politiques n´étaient en rien spécifiques d´une identité régionale. Élections générales Élections européennes 2009 Suffrages Élus Suffrages Élus 13 % (2007) 23 (2007) 15,6 % 2 - Socialistisk Venstreparti (Norvège) 32,6 % (2010) 19 (2010) 34,9 % 2 - Vänsterpartiet (Suède) 6,2 % (2009) 11 (2009) -- -- - Vasemmistoliitto (Finlande) 8,13 % (2011) 14 (2011) 5,93 % 0 - Vinstrihreyfingin – graent framboð (Islande) 21,7 % (2009) 14 (2009) -- -- Sur le plan organisationnel, ces partis se veulent des réseaux d´interventions citoyennes et ont adopté un fonctionnement interne démocratique. Les sympathisants sont ainsi complètement intégrés à la vie des partis. L´analyse des programmes montre combien ces formations rouges-vertes sont proches du courant altermondialiste. Elles sont favorables à une croissance économique douce, mais dompté », tenant compte des dans le cadre d’un capitalisme « impératifs écologiques. La rupture avec le libéralisme passe par une juste répartition des richesses, une division internationale du travail, l’acceptation de l’immigration... Le projet implique une réforme radicale de la société, même si les rouges-verts diffèrent sur l’ampleur des transformations à opérer. Un consensus existe autour du féminisme, de la démocratisation – multiplication des procédures de démocratie directe, ouverture aux nouveaux mouvements sociaux et réseaux de citoyens –, du pacifisme et du désarmement, de l’anti-impérialisme et du soutien aux pays en développement, de l’opposition (fondamentale ou critique) à l’Union européenne néolibérale, de la défense du service public et des acquis de l’État (6) Voir Dimitri Kitsikis, « Grèce. Le Synaspismos, tiraillé entre social-démocratie et anarchisme », in « Les gauches radicales », Grande Europe, n° 16, janvier 2010, http://www.ladocumentationfrancaise. fr/revues/grande-europe/dossiers/16/grande-europe-no-16.shtml 40 © La fausse mort du communisme Grande Europe - Socialistisk Folkeparti (Danemark) n° 37 - octobre 2011 NGLA La documentation Française social. Critiqués pour leur « gestion du capitalisme », les socialistes sont cependant considérés comme des partenaires naturels dans le cadre de coalitions gouvernementales. Le modèle communiste réformiste et postcommuniste Plusieurs formations communistes réformistes et postcommunistes obtiennent en Europe de l´Ouest de bons résultats électoraux. Par ailleurs, on observe que ce modèle devient attractif pour un nombre croissant de formations à l´Est, qui doivent prendre position sur les changements qu’entraîne l´adhésion à l’Union européenne. Ce phénomène affecte parfois aussi des PC de l´Ouest longtemps traditionalistes comme le KPÖ autrichien qui est en cours de mutation. Élections générales Élections européennes 2009 Suffrages Élus Suffrages Élus 4,29 % (2010) 15 (2010) 6,48 % 3 11,9 % (2009) 76 (2009) 7,5 % 8 16,6 % (2006) 25 (2006) 7,1 % 2 5,17 % (2011) 5 (2011) 10,72 % 3 3,8 % (2008) 2 (2008) 3,77 % 2 france Parti communiste français Allemagne Die Linke - La Gauche PAYS-BAS Socialistische Partij Parti socialiste portugal Bloco de Esquerda Bloc de Gauche espagne Izquierda Unida Gauche Unie Grande Europe n° 37 - octobre 2011 Une vingtaine de formations en Europe ont développé des analyses et des stratégies identiques, parce qu´ils se trouvent en situation de concurrence avec la gauche démocratique, tout en étant à la recherche d´alliances électorales avec elle. Ce rapprochement a pu être effectué au prix d´une mutation idéologique, impliquant l´abandon du marxisme-léninisme. Les partis réformistes fonctionnent comme des structures hétérogènes où coexistent différents courants. Les communistes réformés font plus ou moins bon ménage avec des © La documentation Française La fausse mort du communisme 41 © Patrick Moreau – 2007 « orthodoxes », des écologistes de gauche, des anti-impérialistes, des socialistes modérés, des féministes, des jeunes « révolutionnaires » libertaires, des syndicalistes ... Die Linke, de ce point de vue, est emblématique d’un « monde très bigarré ». Sur le plan idéologique, les programmes s´articulent autour de l´égalité (la valeur première), la liberté, la solidarité et le développement durable. Ceci implique la disparition des différences dans les domaines des revenus et de la « propriété », ainsi que du pouvoir basé sur la richesse. L´économie doit être soumise à un 42 © La fausse mort du communisme Grande Europe Un des aspects de leur refondation identitaire fut une nouvelle conception de l´internationalisme. Dans les années 1990, ils créaient le Nouveau forum de la gauche européenne (NELF), puis en 1999 la Gauche unitaire européenne/Gauche verte nordique au Parlement européen, enfin en 2004 le Parti de la gauche européenne. Les formations réformistes et postcommunistes percevant à juste titre la nécessité d´offrir aux adhérents et sympathisants un projet utopique (« Un autre monde est possible »), ils entretiennent des relations privilégiées avec des mouvements anti-impérialistes et socialistes révolutionnaires. n° 37 - octobre 2011 Grande manifestation européenne anti-G8, à Rostock (Allemagne), le 2 juin 2007, qui a rassemblé toutes les variantes du communisme et de l’anarchisme. La documentation Française contrôle strict. Outre des éléments communs aux partis communistes orthodoxes et aux partis rouges-verts, figurent dans leurs plateformes l´antiimpérialisme, avec une très forte connotation antiaméricaine, parfois antisioniste, l´antifascisme, l´antiracisme, enfin le syndicalisme comme force de résistance à la globalisation capitaliste. L´idéal reste volontariste : les choses peuvent et doivent changer, parce que la guerre, l´exploitation, le racisme, la pauvreté et la catastrophe écologique à venir imposent de s´engager. Cette « lutte finale » contre le capitalisme doit être, pour se voir couronnée de succès, le résultat d´une « alliance marchante » avec toutes les forces critiques du capitalisme. Pour ce faire, il faut penser le communisme ou le « socialisme démocratique » dans son cadre actuel, la société d´information et de communication. La dialectique réformiste se veut une réponse à l´individualisme dominant et une méthode de radicalisation des individus contre le système, sans avoir recours à un parti omniprésent et à une armée de révolutionnaires professionnels. Les réformistes voient dans cette radicalité anticapitaliste la principale dimension les différenciant d´une social-démocratie gestionnaire du capitalisme. Par-delà ces plans d´état-major, les formations réformistes doivent rester des « communautés » et des familles d´accueil pour les anticapitalistes, un impératif difficile, vu le vieillissement des partis et la diminution des adhésions. Enfin, elles doivent nourrir avec des analyses de qualité leur « guerre culturelle » dans le cadre de leur conception gramscienne de la constitution d´un « bloc hégémonique ». Là encore, les choses ne sont pas simples, une forte partie des intellectuels progressistes de jadis ayant changé de camp ou rejoint l´altermondialisme. n l Sélection bibliographique Ouvrages utiles Patrick Moreau (avec Marc Lazar, Gerhard Hirscher), Kommunismus in Westeuropa (Le communisme en Europe de l’Ouest), Olzog Verlag 1998, 664 pages. l « Les partis communistes et postcommunistes en Europe occidentale », Problèmes politiques et sociaux, n° 830-831, La Documentation française, Paris 1999, 160 pages. l Patrick Moreau (avec Rita Schorpp-Grabiak), Man muss so radikal sein als die Wirklichkeit : Die PDS eine Bestandaufnahme (Il faut être aussi radical que la réalité. Le PDS – état des lieux), Nomos Verlag, Baden-Baden, 2002, 350 pages. Grande Europe n° 37 - octobre 2011 l © Patrick Moreau (avec Uwe Backes), Communist and Post-Communist Parties in Europe, Göttingen, Vandenhoeck&Rupecht, 2008, 660 pages. l Stéphane Courtois (sous la direction de), Dictionnaire du communisme, Larousse à présent, Paris, 2007. l La documentation Française La fausse mort du communisme 43 Repositionnements La Turquie après la Guerre froide Cavalier seul Dorothée Schmid Docteur en Sciences politiques. Directrice du programme « Turquie contemporaine », Institut français des relations internationales (IFRI) La République de Turquie, née en 1923 aux marges d’une Europe en convulsions, restée neutre jusqu’à la toute fin de la Seconde Guerre mondiale, est entrée dans la Guerre froide sous le parapluie américain ; située à la charnière de deux continents, elle est à la fois un pays pivot et un allié limite. La fin de la Guerre froide va libérer le potentiel d’une diplomatie turque jusque-là sur la défensive. S’affirmant progressivement comme une puissance autonome dans son voisinage et au-delà, la Turquie teste désormais ses capacités réelles dans un jeu d’équilibres successifs. La charnière turque pendant la Guerre froide État-nation issu tardivement de la chute de l’empire ottoman, la Turquie kémaliste a été relativement épargnée par les grands chocs idéologiques de la première moitié du XXe siècle. Elle n’est sortie de la neutralité qu’en février 1945, pour déclarer la guerre à l’Allemagne et au Japon. Puis les pressions de Staline, remettant en cause en 1946 44 © La Turquie après la Guerre froide Grande Europe L’alliée limite n° 37 - octobre 2011 Au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, la Turquie choisit son camp pour devenir le pilier oriental de l’Alliance atlantique. Comme d’autres puissances intermédiaires enrôlées dans le système bipolaire, son positionnement n’est pas cependant sans ambigüités. La documentation Française sa souveraineté sur le Bosphore et les Dardanelles, précipitent son entrée dans le camp occidental. La Turquie adhère à la doctrine Truman, bénéficie du plan Marshall et entre au Conseil de l’Europe. Elle envoie en 1950 un contingent en Corée en renfort des forces de l’ONU sous commandement américain et devient membre de l’OTAN en 1952. Son rôle est dès lors de défendre le limes oriental de l’Alliance. Voisine du Caucase et du Moyen-Orient, elle abrite des bases américaines et se trouve en première ligne pour résister à l’expansionnisme soviétique. Le choix en faveur de l’Occident est d’ordre idéologique, identitaire et stratégique : préoccupée de consolider ses frontières, la Turquie conçoit son rôle dans la ligne de l’antagonisme historique entre empires russe et ottoman, et plaide dans le même temps pour son intégration à l’Union européenne. L’alignement sur l’Ouest acte la rupture avec un Moyen-Orient qui fait, à l’époque, figure de repoussoir. Pays charnière dans le dispositif bipolaire, la Turquie envisage les objectifs de l’Alliance au travers du prisme de ses priorités nationales. La relation turco-américaine n’est ainsi pas sans difficultés : le retrait des missiles Jupiter de Turquie en octobre 1962 à la suite de la crise de Cuba, puis la question de Chypre, qui se pose dès 1964, causent des tensions successives avec Washington. Un rapprochement s’opère même avec l’URSS à la fin des années 1970, la Turquie ne retrouvant définitivement le giron occidental qu’avec le coup d’État militaire de 1980. Guerre froide et politique en Turquie Grande Europe n° 37 - octobre 2011 Symptôme d’ambivalence, un fort sentiment anti-américain se maintient en Turquie jusqu’à la fin de la Guerre froide, en 1991. Washington s’abstient généralement de commenter la vie politique turque, mais la complexité et la violence du climat politique de l’époque nourrissent toutes sortes de théories du complot(1). Les règlements de compte opaques entre centres de pouvoirs concurrents aboutissent régulièrement, en 1960, en 1971 et en 1980 à une reprise en main par les militaires qui s’opposent aux forces « gauchistes » ; puis, dans les années 1980, l’armée affronte la rébellion kurde marxisante du PKK (Partiya Karkerên Kurdistan - Parti des travailleurs du Kurdistan). © (1) Certains analystes évoquent ainsi des forces de contre-insurrection occultes qui auraient été soutenues par les États-Unis pendant la Guerre froide et seraient encore actives à l’état résiduel en Turquie. Voir Nur Bolat, « L’affaire Ergenekon : quels enjeux pour la démocratie turque ? », Politique étrangère 1/2010, pp. 41-53. La documentation Française La Turquie après la Guerre froide 45 De la Turquie orpheline à la Turquie puissance À première vue, la fin de la Guerre froide laisse la Turquie orpheline : elle n’est plus pour les États-Unis l’indispensable sentinelle sur le front anti-soviétique et ne fait pas partie du contingent des dix pays qui intègrent le 1er mai 2004 l’Union européenne (UE). Pourtant, la fin de la bipolarité Est/Ouest va lui permettre de déployer des ambitions régionales plus élaborées. Un dégel lourd de menaces Grande Europe En revanche, les menaces se précisent : dès 1991, le conflit entre l’Arménie et l’Azerbaïdjan au sujet du Haut-Karabakh gèle les relations avec l’Arménie à peine indépendante. Participant à la coalition anti-Saddam Hussein lors de la deuxième Guerre du Golfe (1990-1991), la Turquie doit accueillir sur son sol les réfugiés kurdes irakiens qui fuient la vengeance de Bagdad ; elle prend acte de l’autonomisation progressive du Kurdistan irakien, scénario de cauchemar pour un pays obsédé par les velléités sécessionnistes de sa propre minorité kurde. Les affrontements avec le PKK se poursuivent en Anatolie même. La Syrie soutient les rebelles kurdes. En 1998, la Turquie envoie des troupes à la frontière syrienne pour exiger l’expulsion d’Abdullah Öcalan, le leader du PKK. (2) Courant prônant l’union de l’ensemble des peuples turciques (Touran). 46 © La Turquie après la Guerre froide n° 37 - octobre 2011 La Turquie sort introvertie de la Guerre froide ; si le Premier ministre – puis président – Turgut Özal (respectivement décembre 1983–octobre 1989 et novembre 1989–avril 1993) a commencé de libéraliser l’économie dès les années 1980, les relations politiques avec les pays du voisinage sont gelées. Or, la disparition de l’Union soviétique met à mal la stabilité régionale, car elle ouvre la voie à l’indépendance des républiques du Caucase et de l’Asie centrale, tout en laissant les États arabes « progressistes » en panne de leader. L’Iran, qui a fait sa révolution islamique dix ans plus tôt, pourrait gagner en influence. La Turquie kémaliste, fermement séculariste et encore sous l’influence des militaires, est d’abord tentée de revenir au « grand jeu » en Asie centrale. Mais le pantouranisme(2) fera long feu, la proximité culturelle relative avec les nouveaux États turcophones ne débouchant pas sur une solidarité politique et stratégique. La documentation Française En outre, le contentieux historique perdure avec la Grèce sur l’appartenance des îles en mer Egée, générant une véritable course aux armements entre les deux États. En 1996, un diplomate turc influent, Şükrü Elekdağ, expose la nouvelle stratégie de l’armée turque dite des deux guerres et demie : la Turquie doit se préparer à une guerre sur deux fronts, contre la Grèce et la Syrie, mais également à la menace d’une insurrection kurde en interne(3). Dans cette phase de transition difficile, la Turquie rêve d’avoir son propre système d’alliances et se rapproche d’Israël, avec qui elle établit en 1996 une coopération stratégique comportant un important volant militaire. À la recherche d’une vision autonome du système international C’est à partir des années 2000 que la Turquie surmonte ses peurs pour se doter d’un destin régional. Le premier tournant est pris avec le 11 septembre 2001, qui impose aux Etats-Unis la grille d’interprétation du monde de Samuel Huntington : le « choc des civilisations », laquelle érige en théorie l’antagonisme Orient/Occident. L’Amérique de George Bush déclare la guerre à l’islamisme radical, entraîne ses alliés de l’OTAN dans la traque de Ben Laden en Afghanistan et entreprend le remodelage démocratique du Moyen-Orient à partir de l’Irak. La Turquie joue dans cette stratégie un rôle central : elle est l’allié musulman qui incarne la compatibilité entre islam et démocratie. Elle est aussi désormais en mesure de marchander sa contribution aux initiatives américaines, comme en témoigne en mars 2003 le vote symbolique du Parlement turc refusant le transit par son territoire aux troupes américaines en route vers l’Irak. Grande Europe n° 37 - octobre 2011 Le 3 novembre 2002, des élections législatives amènent aux affaires un parti d’inspiration islamiste, l’AKP (Adalet ve Kalkinma Partisi, Parti de la justice et du développement) qui va réformer profondément la politique intérieure et réviser radicalement la posture internationale de la Turquie. Celle-ci veut désormais s’autonomiser et rentrer pleinement dans la mondialisation. Depuis les années 1930, l’héritage idéologique déformé d’Atatürk continue de dominer la pensée stratégique turque ; pour reprendre la main, il faut adapter cette vision du monde datée et plutôt frileuse aux nouveaux enjeux internationaux. © (3) Şükrü Elekdağ, « 2 1/2 War Strategy », Perceptions (Ankara) 1, n° 1, mars-mai 1996. La documentation Française La Turquie après la Guerre froide 47 (4) Béatrice Garapon, « La politique arabe de la Turquie depuis 2003 à la lumière de la ‘ doctrine Davutoglu’ », Revue Averroès n° 3, printemps-été 2010, pp. 1-9. 48 © La Turquie après la Guerre froide Grande Europe Poignée de mains entre le responsable iranien des négociations sur le nucléaire, Saeed Jalili (à gauche), et le ministre turc des Affaires étrangères, Ahmet Davutoglu, à Istanbul le 20 janvier 2011, à la veille d’une rencontre entre l’Iran, les cinq membres du Conseil de sécurité des Nations unies, ainsi que l’Allemagne et la Turquie sur le programme nucléaire iranien. n° 37 - octobre 2011 © AFP / Burak Akbulut – 2011 L’actuel ministre des Affaires étrangères, Ahmet Davutoglu, va s’en charger. Cet ancien professeur de relations internationales croit fermement dans le potentiel de puissance de la Turquie. Sa pensée apparaît comme un mélange de nationalisme revisité, d’islamisme et de non-alignement. Sa thèse de doctorat établissait une comparaison entre une vision « islamique » et une vision « occidentale » du système international, présentées comme des « paradigmes alternatifs ». Son essai postérieur, Profondeur stratégique, réordonne le monde autour de la Turquie, prônant une politique « à 360 degrés » qui permettra la diffusion de l’influence turque par le soft power, d’abord dans son environnement immédiat – c’est le concept du « zéro problème avec les voisins » –, puis au-delà, la Turquie entendant se faire une place parmi les Grands(4). La documentation Française Nouveaux moyens et nouvelle méthodologie Les ambitions turques reposent sur de nouveaux fondamentaux. Le pays reprend confiance dans son économie après la crise impressionnante des années 2000-2001 ; aujourd’hui 17e puissance mondiale, avec une croissance de 8,1 % en 2010, il résiste à la récession qui frappe la plupart des économies européennes. L’AKP consolide son pouvoir en s’appropriant progressivement tous les leviers d’un appareil d’État jusqu’ici divisé. Nouvel homme fort, le Premier ministre Recep Tayyip Erdogan met en scène le retour de l’armée dans les casernes et l’approfondissement de la démocratie ; il accumule les victoires électorales, jouant à la fois sur la fibre conservatrice et nationaliste des nouvelles élites anatoliennes. Les succès de la politique étrangère turque sont dans ce contexte un argument de campagne. Grande Europe n° 37 - octobre 2011 La diplomatie turque mobilise de nouveaux moyens et change de méthodologie. L’économie est au premier plan, avec l’appui des nouveaux entrepreneurs – les « tigres » anatoliens. Des accords de libre-échange et de libre circulation sont signés avec plusieurs pays arabes du Proche-Orient, la coopération avec l’Iran s’intensifie de même que les relations économiques avec Israël. La société civile (y compris les ONG turques, qui s’internationalisent) vient en renfort d’une structure diplomatique étoffée et modernisée : la Turquie ouvre des ambassades et recrute des diplomates qui pratiquent des langues jusqu’ici boudées, comme l’arabe. Elle affirme aussi sa présence dans les institutions internationales, de l’Organisation de la conférence islamique, où elle tient le secrétariat général, au Conseil de sécurité de l’ONU, où elle occupe un siège de non-permanent en 2009-2010, en passant par le G20. Une nouvelle méthodologie s’impose, basée sur l’ouverture et la socialisation tous azimuts ; ainsi, dans les conflits, la Turquie se vante de garder le contact avec toutes les parties, ce qui suppose une remarquable capacité de cloisonnement. Enfin, la communication extérieure est bien maîtrisée, tant sur le plan officiel que via l’exportation de produits culturels, comme les fameuses séries télévisées turques qui enchantent aujourd’hui le monde arabe. À cet égard, le succès de l’hypothèse du « modèle turc » depuis le début du « printemps arabe » montre à quel point la Turquie a amélioré son image au Moyen-Orient. © La documentation Française La Turquie après la Guerre froide 49 Des résultats rapides Engagée dans des négociations d’adhésion à l’Union européenne (UE) depuis 2005, la Turquie se pose en puissance ouverte et bienveillante, se réconciliant en quelques années avec presque tous ses voisins. Tous les dossiers majeurs sont traités simultanément et avec brio : poursuite du réchauffement des relations gréco-turques, amorcé à la suite des tremblements de terre qui ont frappé les deux pays en 1999 ; établissement de relations étroites et apaisées avec une Syrie qui a lâché le PKK ; lune de miel simultanée avec le Kurdistan irakien et Bagdad, qui permet aux Turcs de s’imposer économiquement et politiquement en Irak ; médiation pour empêcher le renforcement des sanctions occidentales contre l’Iran en raison de son programme nucléaire ; signature de protocoles diplomatiques préludant à une éventuelle réouverture de frontière avec l’Arménie, sur fond de début de dialogue entre la société civile turque et la diaspora arménienne autour de la question du génocide de 1915. La Turquie fait même un temps (2008) office de médiateur entre Israël et la Syrie pour relancer le Processus de paix au ProcheOrient. Les menaces identifiées dans les années 1990 s’atténuent : à l’exception de la question de Chypre, qui continue d’empoisonner les rapports avec l’UE, et de l’échec de la réconciliation entre Kurdes et Turcs en Turquie même, les voyants sont au vert. La Turquie regarde au-delà de son voisinage et s’intéresse à des régions avec lesquelles elle n’entretenait jusque-là presque pas de relations, comme l’Afrique ou l’Amérique latine, où elle développe son réseau diplomatique et sa présence économique. Le calibrage de la puissance De la confiance retrouvée à l’ivresse de la réussite, le pas est vite franchi par la puissance turque émergente. La tentation impériale pointe, mais le pragmatisme domine. Grande Europe Se faire reconnaître comme puissance moyenne est devenu un objectif en soi. Certains analystes comparent cette Turquie décomplexée à la France gaullienne des années 1960(5) : elle prend acte des changements du monde et privilégie une posture d’indépendance nationale, prend ses distances avec Washington et envisage la (5) Ömer Taşpinar, « Turkish Gaullism? », Today’s Zaman, 12 avril 2010. 50 © La Turquie après la Guerre froide n° 37 - octobre 2011 Puissance moyenne et tentation impériale La documentation Française négociation avec l’UE sur le mode politique. D’autres insistent sur la dimension impériale des ambitions turques, qualifiant cette politique étrangère de « néo-ottomane » puisqu’elle vise à rétablir l’influence sur les espaces autrefois contrôlés par l’empire, dans les Balkans et surtout au Moyen-Orient. Puissance régionale incontestable, la Turquie hésite visiblement entre une attitude de soft power – bonne voisine, moteur du développement économique régional, porteuse d’un modèle de progression démocratique et de modernité réconciliée avec l’islam - et un penchant pour le hard power – cette même Turquie, brouillée aujourd’hui avec Israël, ne cède rien sur Chypre et annonce un renforcement de sa présence militaire en Méditerranée orientale. Sur le plan interne, un tournant autoritaire n’est pas exclu(6). La consolidation de la puissance turque passera de toute façon par la recherche d’une cohésion nouvelle entre le pouvoir civil et une armée dont la mission nationale doit être redéfinie. Une gestion pragmatique des équilibres Sa position géographique fait de la Turquie un éternel pays de l’entredeux, réagissant aux modifications d’un environnement très instable par la construction d’équilibres successifs. La fin de la Guerre froide l’a libérée de certaines contraintes et la croissance économique rend possibles ses ambitions ; elle poursuit plusieurs objectifs à la fois et diversifie son cercle de partenaires. Grande Europe n° 37 - octobre 2011 Le rééquilibrage de la relation turco-américaine est manifeste. La Turquie reste un allié essentiel de Washington au MoyenOrient et sait se faire valoir au sein de l’OTAN : elle participe ainsi systématiquement aux opérations de maintien de la paix depuis la guerre en ex-Yougoslavie, sans jamais envoyer cependant de troupes combattantes (elle n’a perdu que deux hommes en Afghanistan). Par ailleurs, elle affirme toujours que l’Europe est sa priorité stratégique, malgré le blocage des négociations d’adhésion, pour des raisons tant techniques (lenteur des réformes) que politiques (absence de solution sur Chypre) auxquelles s’ajoute l’opposition de certains Etats membres, dont la France. Pourtant la rhétorique d’Ankara à l’égard de l’UE devient de plus en plus agressive, reflétant à la fois la déception turque et l’impatience de la puissance retrouvée. © (6) Se reporter notamment à l’article de Jean Marcou, « Turquie. Recep Tayyip Erdogan plus que jamais maître à bord », Grande Europe, n° 36, septembre 2011, Faire lien’ La documentation Française La Turquie après la Guerre froide 51 Grande Europe n° 37 - octobre 2011 Les révoltes arabes de 2011 sont une occasion de tester l’orientation et l’envergure de la diplomatie turque. Celle-ci se veut globale, mais s’est montrée, à l’égard de ces événements, assez peu réactive et plutôt ambiguë. Les contestations politiques violentes en Libye et en Syrie ont inspiré à l’équipe turque des volte-face impressionnantes, en fonction de l’évolution des rapports de forces sur le terrain. Le printemps arabe libère aussi un discours turc à coloration plus nettement religieuse ; reste à comprendre si le sunnisme n’est ici mobilisé que comme une ressource symbolique de plus dans le système de communication d’une puissance désormais à la limite de ses moyens. n 52 © La Turquie après la Guerre froide La documentation Française Repositionnements De l’UE-15 à l’UE-27 Bien plus qu’un élargissement Edith Lhomel Analyste-rédactrice à Grande Europe L’entrée, en 2004, dans l’Union européenne (UE) de huit pays de l’Europe centrale et balte puis, en 2007, de deux autres situés en Europe du Sud-Est, qualifiée le jour « J » de success story, a suscité un nombre impressionnant d’analyses, la plupart positives mais aussi parfois critiques. Celles-ci ont même laissé place à un réel scepticisme à mesure que se manifestaient certaines retombées négatives notamment dans les domaines de la libre circulation des personnes et de l’ouverture des frontières. La crise financière de 2008 avec toutes ses conséquences pour la construction européenne a conduit à poser une question qui, il y a sept ans, aurait été jugée plus que déplacée : avait-on eu raison d’intégrer « si vite » ces pays sortis de cinquante années de communisme et d’une transition douloureuse, parfois chaotique, question qui, dans les cas de la Roumanie et de la Bulgarie, recueille désormais une réponse souvent négative ? Grande Europe n° 37 - octobre 2011 Face à ce revirement qui amène certains observateurs voire certains responsables politiques à faire des nouveaux entrants les boucs émissaires des maux de l’Europe aujourd’hui, il était utile en s’appuyant sur certains faits marquants du processus d’adhésion, de rappeler en quoi cet événement historique fut et demeure bien plus qu’un élargissement, terme d’ailleurs récusé avec humour par l’essayiste et ex-député européen Jean-Louis Bourlanges qui le compare à un tricot qu’on aurait « élargi », détendu à l’extrême. © En effet, cette intégration s’est soldée par des effets positifs incontestables à l’échelle des nouveaux comme des anciens membres et a renforcé sur le continent européen comme dans le monde la position de l’UE ; elle a aussi engendré des déconvenues voire des remises en cause à certains égards menaçantes pour les fondements et l’avenir de la construction communautaire. La documentation Française De l’UE-15 à l’UE-27 53 Des avancées incontestables Avant, pendant et même après le « big bang » de 2004 puis les adhésions de 2007, le processus d’intégration enclenché en 1993 avec la définition des critères d’adhésion dits critères de Copenhague, demeure perçu, selon que l’on se place du côté des anciens ou des nouveaux pays membres, de façon différente, voire conflictuelle ; il donne lieu à des malentendus, voire à un clivage Est-Ouest qui, bien qu’ayant perdu en intensité à la faveur du temps et de l’apparition de nouveaux défis, alimente toujours certaines rancœurs(1). Ainsi, l’attitude à l’égard de la Russie est loin de faire l’unanimité. De la même manière que la dislocation de l’URSS a représenté le dernier acte de l’effondrement des régimes communistes à l’Est, l’entrée des pays d’Europe centrale et orientale (PECO) dans l’UE scelle la réconciliation du continent européen, la fin du partage de Yalta, synonyme pour les vainqueurs occidentaux de 1945 d’aveu d’impuissance, et pour les peuples est-européens, de trahison. Ce qui, pour ces derniers, participe d’une réparation historique indispensable signifie plus précisément pour l’UE un changement radical sur le plan de la démographie comme de la géographie faisant d’elle une puissance continentale dotée désormais d’une ouverture maritime nouvelle sur la mer Noire et d’une fenêtre nettement plus large sur la mer Baltique. (1) Cf. Édith Lhomel, « De Quinze à Vingt-sept. Les nouveaux États membres face à la construction européenne », in « Nouveaux États membres de l’Union européenne : une intégration réussie ? » (dossier), Le courrier des pays de l’Est, n° 1063, septembre-octobre 2007, pp. 3-43. (2) Cf. Georges Mink, Gérard Wild, « La contraignante nécessité de l’élargissement », Revue d’études comparatives Est-Ouest, décembre 1996 (4), pp. 5-14. 54 © De l’UE-15 à l’UE-27 Grande Europe A cette cohérence géographique et politique retrouvée vient bien sûr s’ajouter le formidable appel d’air représenté par ces dix adhésions sur le plan économique. Considérée comme l’aboutissement n° 37 - octobre 2011 « Ce retour à la maison » comme le qualifia très simplement le Président roumain Traian Basescu aboutit en fait à une véritable reconfiguration de l’UE, renforçant d’autant son rôle d’acteur majeur sur le plan mondial ; il est clair que la portée historique et politique d’une telle recomposition n’a pas été appréciée à sa juste dimension par les opinions publiques occidentales qui ne fêtèrent guère l’événement alors que se multipliaient, à l’Est, manifestations de liesse et réjouissances au niveau officiel comme dans la rue. Pour leur part, les responsables européens et occidentaux tout en se félicitant de la réunification du continent donnèrent davantage l’impression de n’avoir accompli là que leur devoir(2) plutôt qu’ « une ardente obligation de l’histoire ». La documentation Française logique du processus de transition vers l’économie de marché, au prix d’adaptations structurelles majeures, l’entrée de chacun de ces pays dans l’Union européenne a permis une accélération sans précédent de leurs efforts de modernisation et de restructuration. En attestent les taux de croissance élevés qu’ils connaissent dès lors que la perspective de l’adhésion se précise et qui, jusqu’à la crise mondiale de 2008, ne se démentiront pas ainsi que l’accentuation du recentrage déjà sensible de leurs échanges avec l’UE et les mutations intervenues dans leur tissu industriel comme dans leurs niveaux de vie. Pour l’UE-15, le boom n’est pas moins impressionnant sur le plan des opportunités d’investissements comme en témoigne le nombre d’implantations occidentales, de prises de parts de marchés à l’Est, de débouchés en termes de mobilité professionnelle(3). Dix années durant (1997-2007), les pays candidats, puis nouveaux entrants vont « tirer » la croissance économique de l’UE au prix de déficits commerciaux importants, contrepartie inévitable de leur course à la convergence. Les privatisations dans des économies fortement assistées par l’aide technique et financière occidentale connaîtront une nette accélération tandis que le marché européen « élargi » à quelque 103 millions de consommateurs offrira des potentialités insoupçonnées. Ces succès économiques s’inscriront dans un contexte où le libéralisme est mis en avant avec l’adoption par l’UE de la Stratégie de Lisbonne (2000) dont la philosophie influera d’ailleurs nettement sur les négociations d’adhésion des « 8+2 » (1996-2000). Grande Europe n° 37 - octobre 2011 Venant appuyer ce renouveau économique mais aussi institutionnel, la Commission européenne et les escouades d’experts qu’elle mobilise au travers notamment d’une Direction générale ad hoc élaboreront pour cet élargissement sans précédent - s’agissant de pays dotés en raison de leur histoire récente de spécificités non rencontrées lors des précédentes intégrations(4) -, un dispositif de soutien et d’assistance plus connu sous l’intitulé « instruments de pré-adhésion ». Ces derniers, dont le principal d’entre eux fait suite au programme PHARE qui, dès 1990, accompagna la transition de ces pays, vont permettre un véritable apprentissage de la méthode communautaire, des règles d’utilisation des fonds structurels dispensés dans le cadre de la Politique de cohésion, des principes de la Politique agricole commune (PAC). Bref, ce transfert massif de savoir-faire, en dépit © (3) Cf. Jean-Joseph Boillot, L’Union européenne élargie. Un défi économique pour tous, Les Études de la Documentation française, 2003, 192 pages ainsi que « L’économie européenne... vingt ans après », Problèmes économiques, 11 novembre 2009, n° 2982, La Documentation française, 65 pages. (4) Dans les cas de l’Espagne, de la Grèce et du Portugal, il s’agissait d’anciens régimes autoritaires, voire de dictatures, mais dotés d’économies de marché. La documentation Française De l’UE-15 à l’UE-27 55 des réserves dont il est l’objet(5), va donner la possibilité à des administrations, des institutions, des acteurs politiques, économiques et sociaux d’acquérir en des temps très resserrés des capacités de gestion et d’innovation (notamment en matière de montage de projets) fondamentales ; ce travail de fourmi sera également décisif pour consolider une démocratisation encore instable dans certains pays et permettre à une génération de jeunes diplômés rompus aux échanges européens de type Erasmus d’apporter leurs compétences à des administrations fossilisées. Le bénéfice ne vaut d’ailleurs pas que pour les futurs entrants mais aussi pour les pays de l’UE-15 qui, au travers de différentes formules de jumelages institutionnels (twinnings), vont apprendre non seulement à mieux connaître leurs futurs partenaires au sein de l’UE mais aussi pour la première fois, à faire travailler ensemble des administrations et des experts des États membres. Ce qui sera désigné pompeusement par « européanisation » des structures, au risque parfois de heurter des interlocuteurs dont le sentiment d’appartenance à l’Europe s’avérera dans certaines circonstances bien plus vif que celui des populations de la « vieille Europe », fera école tant auprès des futurs pays candidats (Turquie, Balkans occidentaux) que de pays plus lointains (États membres de regroupements économiques comme le Mercosur, l’Asean, etc.) pour qui ces innovations institutionnelles représentent une des valeurs ajoutées de la construction européenne. Mais derrière ce bilan pour le moins enthousiasmant, se dissimulent plusieurs failles qui, sept ans après les élargissements de la décennie 2000, ont abouti à des remises en cause qu’aucun des précédents n’avait provoquées. Des dérapages incontrôlables 56 © De l’UE-15 à l’UE-27 Grande Europe (5) Cf. F. Bafoil, G. Lepesant, R. Guyet, F. Beaumelou, E. Lhomel, C. Perron, « Les instruments de l’élargissement de l’Union européenne », Critique internationale, n° 25, octobre 2004. (6) L’expression renvoie au premier titre de la série « Débats » créée par la collection Réflexe Europe à l’automne 2011 : Lukáš Macek, L’élargissement met-il en péril le projet européen ?, La Documentation française, Paris, 172 pages. (7) Sur cet aspect, voir Daniel Vaughan-Whitehead, L’Europe à 25. Un défi social, Les Études de la Documentation française, Paris, 2005, 174 pages. n° 37 - octobre 2011 Question récurrente depuis les premiers élargissements, ceux de 2004 et de 2007 de par leur envergure et leur portée historique ont-ils, plus que les autres, « mis en péril » le projet européen(6) ? Au vu, tour à tour, de la montée des courants populistes en Europe et d’une certaine « droitisation » des instances européennes, des reculs constatés sur le plan social dans l’UE-27(7), enfin de l’affaissement du principe de La documentation Française © Ilmars Znotinš / Ministère letton des Affaires étrangères – mai 2009 solidarité, force est de constater que certaines conséquences sont à ce point négatives qu’elles peuvent ébranler, dans un contexte de crise aggravée, les fondements mêmes de la construction européenne comme aucune adhésion ne l’avait fait jusque-là. « Fête des jardins de l’Union européenne », organisée à Riga le 1er mai 2009 à l’occasion des cinq ans de l’adhésion de la Lettonie à l’UE. Grande Europe n° 37 - octobre 2011 Rares sont ceux qui, ne cédant pas à l’unanimisme ambiant des années 1990 et surtout 2000 en faveur de l’élargissement de l’UE, anticipèrent le coup de tonnerre que provoquèrent les résultats du référendum français sur le projet de traité européen, révélant un déficit de communication préoccupant. Moins remarqués mais plus inquiétants encore, les faibles taux de participation aux élections européennes de 2004 et surtout de 2009(8) dans les nouveaux États membres (NEM) vinrent à leur tour signifier aux dirigeants de l’UE-27 que l’information des opinions publiques avait été partout nettement insuffisante, voire inexistante. Et tandis que quelques économistes se livraient à des analyses pointues sur « les coûts et les bénéfices » de cet élargissement, la plupart des responsables politiques se bornèrent à tenir au sujet de ce dernier un propos de « comptable », souvent moralisateur voire paternaliste. Aucun, à l’exception de quelques figures comme l’ancien ministre des Affaires étrangères polonais Bronislaw Geremek © (8) A l’exception notable de l’Estonie et de la Lettonie. Voir http://www.europarl.europa.eu/ parliament/archive/elections2009/fr/turnout_fr.html La documentation Française De l’UE-15 à l’UE-27 57 trop tôt disparu, l’ancienne Présidente lettone Vaira Vike-Freiberga ou encore l’Italien Romano Prodi, ancien président de la Commission européenne, ne présenta de projet politique ambitieux capable de convaincre les Européens, à commencer par ceux de l’Ouest, de la nécessité, moyennant certains sacrifices, de doter l’UE d’une vision dépassant les impératifs de l’économie. Ce déficit de communication comme ce manque de perspective furent d’autant plus vivement ressentis qu’il s’agissait, surtout mais pas seulement dans le cas des NEM, de faire passer un message fort afin de remplir un vide politique et idéologique face auquel la devise de l’UE (« unis dans la diversité ») semblait de peu de portée. Jaloux de leur souveraineté nationale recouvrée, leurs représentants au Parlement européen sont venus grossir les rangs des « souverainistes » affaiblissant d’autant ceux des « fédéralistes » partisans de l’ « approfondissement » des institutions communautaires(9). Et si, malgré l’arrivée de députés roumains d’extrême droite la constitution au sein de l’enceinte strasbourgeoise d’un groupe parlementaire de cette sensibilité ne se fit pas, force est de constater que le populisme propre à plusieurs formations politiques tant à l’Ouest qu’à l’Est a fini par déteindre sur l’institution législative européenne. (9) « Les nouveaux venus ont ainsi développé une conception propre de leur mandat qui les porte à défendre sans détour des intérêts nationaux ou régionaux, comportement qui constituait jusquelà un tabou », précisent N. Brack et O. Costa dans leur article consacré au Parlement européen in « L’Europe en zone de turbulences » (dossier), Questions internationales, n° 45, septembre-octobre 2010. 58 © De l’UE-15 à l’UE-27 Grande Europe Si cette difficulté à œuvrer financièrement de façon efficace à la réduction des disparités régionales est réelle, il est vrai que, dans les cas roumain et bulgare, tant la corruption et les dysfonctionnements administratifs y sont encore répandus, ce facteur a eu vite fait d’escamoter la raison profonde d’une telle réticence : le refus de la plupart des pays riches de l’UE-15 d’augmenter leur contribution au budget de l’UE face pourtant à une demande d’une ampleur inédite. Ainsi, le gaspillage de subventions européennes dans un État membre comme la Grèce fournirait-il un motif suffisant pour compromettre une politique qui, dans maintes autres situations comme en Pologne n° 37 - octobre 2011 Le « détricotage » des politiques communautaires (Politique agricole commune et Politique de cohésion) est un autre risque que ce grand élargissement a non pas suscité, mais rendu plus imminent. Basée sur un principe de solidarité qui n’a pas non plus été suffisamment explicité à la veille de ce « big bang », la Politique de cohésion a donné lieu à d’âpres marchandages : les NEM se sont ainsi vu opposer leur capacité insuffisante d’absorption pour justifier qu’ils soient privés de ce qu’ils considéraient être « leur dû », selon « une logique de guichet » qui leur fut, par ailleurs, reprochée non sans raison. La documentation Française – laquelle grâce à cet appui communautaire notamment a pu maintenir une croissance robuste en dépit de la récession ambiante - a démontré son bien-fondé ? Ce manque d’empathie de l’UE pour des futurs États membres à qui l’on demandait, somme toute, de « mériter » leur intégration s’est ressenti durant les négociations d’adhésion avec la fixation de périodes transitoires pour l’octroi des aides directes de la PAC et la libre circulation des personnes. Pour avoir opté en faveur d’une approche sélective, voire discriminante de l’ouverture de ses frontières, l’UE-27 se retrouve aujourd’hui contrainte de mettre en place des systèmes de contrôle susceptibles de porter atteinte à certaines des valeurs sur lesquelles elle fut, à l’origine, fondée(10). Faute d’avoir anticipé – à moins qu’elle ne les ait ignorés - les enjeux politiques et sociaux de ce grand élargissement, l’UE-27 s’est de fait fragilisée et a perdu de son pouvoir d’attraction en son sein comme à l’extérieur. Ainsi, plusieurs NEM se montrent désormais beaucoup moins impatients d’entrer dans la zone euro qu’au moment de leur adhésion tandis que les propositions de « renationaliser » les politiques communautaires se multiplient. Et si des États candidats comme la Croatie et la Macédoine espèrent bientôt rejoindre ses rangs, plusieurs sondages dans ces pays comme dans d’autres « ayant vocation à adhérer », tel le Monténégro, décrivent des opinions publiques beaucoup moins europhiles que ne le furent celles des PECO voilà quelque dix années. Cas particulier s’il en est, la Turquie, loin de se résigner, a manifestement décidé de ne plus montrer d’empressement à se faire admettre. Quant aux États parties prenantes à la Politique européenne de voisinage, s’ils continuent, à l’Est, à l’instar de la Moldavie, de considérer l’UE comme une planche de salut, certains pourraient devenir, au Sud, à la faveur des « printemps arabes », demandeurs d’une Politique européenne de voisinage qui ne se réduise pas à la conclusion d’accords de réadmission et de gardiennage des frontières extérieures de l’UE moyennant une coopération économique très insuffisante par rapport à leurs besoins actuels. Grande Europe n° 37 - octobre 2011 Interpellée par la nouvelle donne à l’œuvre chez ses voisins méridionaux qui pourrait avoir dans le monde arabe des retentissements analogues à ceux que déclencha, à l’Est, la chute du Mur, l’UE se montrera-t-elle capable, comme elle le fit pour partie lors du « big bang » de 2004-2007, de proposer bien plus qu’une expertise clés en mains et un soutien financier soumis à conditions ? n © (10) Cf. Swanie Potot, infra, pp. 70-77. La documentation Française De l’UE-15 à l’UE-27 59 Mouvements Vingt ans après la fin du CAEM « Que sont nos échanges devenus ? » Céline Bayou Analyste-rédactrice à Grande Europe Durant quarante ans, les échanges commerciaux entre les pays dits de l’Est ont été gérés par le Conseil d’assistance économique mutuelle (CAEM, également connu sous le vocable Comecon pour Communist Economies), organisation s’appuyant sur la division internationale socialiste du travail (DIST), qui a eu des incidences certaines non seulement sur l’ampleur et la nature des flux mais également sur la structure économique, dont industrielle, des pays membres. Vingt ans après la disparition de cette instance, quelles nouvelles relations économiques se sont instaurées entre ses anciens membres ? Après une période marquée par la désorganisation des échanges et la volonté de nombre de pays de se détacher de ces liens privilégiés, où en est le commerce entre eux et, tout particulièrement, entre la Russie et les pays d’Europe centrale, dont certains sont désormais membres de l’Union européenne (UE) ? (1) Voir, notamment, « Le CAEM. Échec d’une mutualisation imposée », in « J’ai 40 ans... 19642004 », Le courrier des pays de l’Est, n° 1046, novembre-décembre 2004, pp. 52-64. 60 © Vingt ans après la fin du CAEM Grande Europe Fondé le 25 janvier 1949, le CAEM a régi les échanges commerciaux et le développement industriel des pays qui en ont été membres jusqu’à sa disparition, en juin 1991(1). Il a d’abord rassemblé, autour de l’URSS, la Bulgarie, la Hongrie, la Pologne, la Roumanie, la n° 37 - octobre 2011 Le CAEM, un marché contraint La documentation Française Tchécoslovaquie, puis l’Albanie (de 1949 à 1961) et la RDA (de 1950 à 1990), mais aussi la Mongolie (à partir de 1962), Cuba (1972) et le Vietnam (1978). La Yougoslavie n’y fut qu’associée, à partir de 1964. Coupé du reste du monde par la non-convertibilité des monnaies(2), un mécanisme de formation des prix spécifique au système d’économie centralement administrée et des barrières commerciales érigées avec l’extérieur, le CAEM a fonctionné de manière quasi autarcique, en se basant sur des accords de spécialisation de la production entre pays membres. Même si ces derniers n’ont pas été respectés à la lettre, ils ont en partie façonné la structure économique, et notamment industrielle, de ces pays, avec laquelle les États ont dû composer au lendemain de la disparition de ce marché captif. Autre caractéristique essentielle, le CAEM était avant tout centré sur l’URSS, à la fois parce que Moscou dictait ses conditions et que l’Union soviétique se trouvait de fait au cœur d’une structure commerciale en étoile : on estime qu’au milieu des années 1980, plus de 60 % des échanges des pays membres se réalisaient à l’intérieur du CAEM et que, pour les démocraties populaires, une part prépondérante de ce commerce se faisait avec l’URSS. En outre, celle-ci est rapidement devenue un fournisseur quasi exclusif de combustibles pour ses partenaires du CAEM : en 1986, les produits énergétiques et les matières premières représentaient ainsi plus de la moitié des exportations soviétiques vers les autres pays de la zone. Grande Europe n° 37 - octobre 2011 Si l’URSS a donc tenté d’imposer à ses partenaires une spécialisation dans un produit ou groupe de produits pour son seul compte, elle a de son côté mis en œuvre une complémentarité naturelle dont elle tirait alors profit. Plutôt que d’interdépendance économique, il convient donc plutôt d’évoquer, à propos du CAEM, une dépendance à l’égard de l’Union soviétique(3) : pour Moscou, les pays membres ont bien offert quelques complémentarités naturelles, dont minières (charbon polonais, bauxite hongroise), mais aussi industrielles (semiproduits, biens de consommation en provenance de la plupart des partenaires), technologiques (biens d’équipement en provenance de RDA ou de Tchécoslovaquie) ou agricoles (blé hongrois). Par la suite, grâce à la mise en œuvre de la DIST, l’URSS s’est trouvée destinataire, souvent exclusive, de diverses constructions mécaniques (machines, équipements, pièces d’armement), dont certaines provenaient de pays sans réelle tradition industrielle (Bulgarie, Pologne, Roumanie). © (2) Les échanges réciproques reposaient sur un système de clearing avec, pour unité de compte, une monnaie fictive, le rouble transférable (le dollar ne servant qu’aux échanges de produits stratégiques, tels les minerais ou les combustibles). (3) Anita Tiraspolsky, « Les pays d’Europe de l’Est et le CAEM : une intégration économique renforcée », Le courrier des pays de l’Est, n° 309-310-311, août-septembre-octobre 1986, pp. 268-275. La documentation Française Vingt ans après la fin du CAEM 61 Les pays partenaires de l’URSS ont finalement pâti de la fermeture du système qui les a empêchés, des années durant, de se confronter à la concurrence internationale : en 1991, non seulement ils se sont trouvés incapables d’exporter vers l’Ouest des produits finis de qualité mais, qui plus est, de vastes pans de leurs économies se sont alors révélés étroitement attachés à l’appareil de production soviétique, notamment par le biais des accords de coproduction. Décennie 1990 : sur les ruines du CAEM Bien qu’appréciant peu de devoir pérenniser des liens qui leur avaient été imposés, la plupart des pays d’Europe centrale ont donc dû faire contre mauvaise fortune bon cœur et s’efforcer, dans un premier temps, de renouveler les formes de commerce mutuel afin de maintenir à flot leurs économies : du simple accord de troc au recours à des intermédiaires occidentaux, l’inventivité a permis de limiter la contraction des flux, tandis qu’étaient recherchées des solutions pour desserrer les contraintes liées à la dépendance précédente (règlement des dettes, part des importations d’hydrocarbures en provenance de l’ancienne puissance tutélaire, etc.). (4) Céline Bayou, « Que faire sur les ruines du CAEM ? », Le courrier des pays de l’Est, n° 444, novembre 1999, pp. 32-45. (5) Dominique Pianelli, « L’après-CAEM : la dynamique des échanges entre les pays de Visegrad », Document de travail, n° 94, CEPII, décembre 1944, 26 p. 62 © Vingt ans après la fin du CAEM Grande Europe Les statistiques tendent à prouver que la chute la plus brutale a eu lieu en 1991-1992, puis a été suivie d’un repli moins prononcé jusqu’en 1995, date à partir de laquelle les montants (en valeur) se sont stabilisés ou ont de nouveau augmenté mais sans faire montre d’un réel dynamisme(5). Cette évolution s’est faite au profit de la Russie : n° 37 - octobre 2011 Il est presque impossible de mesurer l’effondrement des flux d’échanges entre l’URSS et les pays d’Europe centrale et orientale (PECO), du fait à la fois du manque d’informations fiables portant sur la période du CAEM, du système de prix alors en vigueur, de l’utilisation d’une unité de compte fictive et du changement de nature du pivot central du CAEM (les échanges URSS-PECO ne pouvant être comparés aux échanges Russie-PECO)(4). Mais on sait que cet effondrement a débuté avant la dissolution du CAEM, ce qui laisse penser que celle-ci est autant la conséquence que la cause de la réduction des flux : à titre d’exemple, le total des échanges hungarosoviétiques (où la part de la Russie s’élevait à 70 %) a été évalué à 9,5 milliards de dollars en 1990, puis à 2,7 milliards en 1993 pour les échanges hungaro-russes et à 2,1 milliards en 1998. La documentation Française Exportations russes vers les PECO (en prix courants et en millions de dollars) 22500 Bulgarie Hongrie 20250 Pologne Roumanie République tchèque Slovaquie 18000 15750 13500 11250 9000 6750 4500 2250 0 1993 1994 1995 1996 1997 1998 1999 2000 2001 2002 2003 2004 2005 2006 2007 2008 2009 Source : Goskomstat de Russie. Importations russes en provenance des PECO (en prix courants et en millions de dollars) 8000 Bulgarie Hongrie 7000 Pologne Roumanie République tchèque Slovaquie 6000 5000 4000 3000 Grande Europe n° 37 - octobre 2011 2000 © 1000 0 1993 1994 1995 1996 1997 1998 1999 2000 2001 2002 2003 2004 2005 2006 2007 2008 2009 Source : Goskomstat de Russie. La documentation Française Vingt ans après la fin du CAEM 63 en 1997, celle-ci destinait aux PECO des exportations légèrement supérieures à celles de 1992, mais importait moins, dégageant par conséquent un excédent plus confortable encore qu’au moment de la disparition du CAEM (entre 1992 et 1997, le total des échanges Russie-PECO n’a d’ailleurs finalement pas reculé). Simultanément, la Russie avait réussi à réorienter ses échanges, puisque la part des PECO dans son commerce était passée de 37 % en 1990 à 9 % en 1997. Ces derniers, eux, ont mis un peu plus de temps à conquérir les marchés de l’Ouest, et ce n’est qu’à partir de 1997 que leurs exportations vers l’Europe occidentale ont commencé à croître de manière notable et régulière. 64 © Vingt ans après la fin du CAEM Grande Europe Toutefois, simultanément à cet activisme de façade, les élites russes au pouvoir ont mis en œuvre une politique industrielle visant la substitution aux importations. Prenant acte de cette décision, certains anciens fournisseurs centre européens ont tenté de s’implanter sur le marché russe, afin d’assurer un relais à leurs exportations. Ainsi, en 1998, un programme fédéral russe de substitution totale des importations de locomotives par la production nationale à horizon 2000 a menacé l’un des postes essentiels des exportations tchécoslovaques vers la Russie dans le cadre du CAEM ; or, dès 1995, la firme tchèque Škoda et l’usine de locomotives de Iaroslavl (Russie centrale) s’étaient entendues pour investir conjointement dans une n° 37 - octobre 2011 La Russie n’en a pas moins manifesté une inquiétude croissante à mesure que se précisait la perspective d’une adhésion de certains de ses anciens partenaires à l’Union européenne (UE) : la concurrence croissante dans les pays concernés, liée à la réduction des barrières tarifaires appliquées aux biens industriels en provenance notamment des pays de l’UE, a commencé à y être ressentie dès 1995. Déjà, en décembre 1992, la signature de l’Accord de libre-échange centre européen (ALECE) par la Hongrie, la Pologne et la Tchécoslovaquie (rejointes ultérieurement par la Bulgarie, la Roumanie et la Slovénie) avait été perçue à Moscou comme un facteur risquant d’affecter à court terme les potentialités d’exportations russes vers ces pays. Sans s’opposer de front à leur projet d’adhésion européenne, la Russie a dès lors développé un discours sur la libéralisation des échanges mutuels et la mise en place d’une politique de soutien du commerce avec les pays d’Europe centrale et d’aide aux investissements ; elle a suggéré la création d’institutions bi- et multilatérales aptes à fournir garanties, crédits et assurances, à régler le problème de la dette, ou à chapeauter un réseau d’organismes non gouvernementaux et transnationaux implantés dans les PECO sous forme de consortiums, d’associations, de maisons de commerce, etc. La documentation Française unité d’entretien et de réparation de locomotives située dans cette même ville (Škoda aurait détenu 48 % du capital). Mais, compte tenu du climat économique peu engageant qui régnait en Russie en 1998 (crise financière de l’été), le gouvernement tchèque s’est alors refusé à accorder le soutien nécessaire à cette opération et, plutôt que d’injecter de l’argent dans une société mixte, a proposé que cette somme soit mise au compte du règlement de la dette de son pays à la Russie ! Solde des échanges Russie-PECO (1993-2009) (en millions de dollars) 15000 13500 Bulgarie Pologne République tchèque Hongrie Roumanie Slovaquie 12000 10500 9000 7500 6000 4500 3000 1500 0 1993 1994 1995 1996 1997 1998 1999 2000 2001 2002 2003 2004 2005 2006 2007 2008 2009 Source : Goskomstat de Russie. Grande Europe n° 37 - octobre 2011 À la fin de la décennie 1990, au moins deux caractéristiques se dégageaient de l’observation des flux d’échanges entre la Russie et les PECO : d’une part, et la crise russe d’août 1998 l’avait bien montré, ces relations étaient encore loin d’être régies par des mécanismes de marché. La rémanence d’accords de troc faisant intervenir des institutions publiques au détriment de firmes privées traduisait, de part et d’autre, une faible volonté de commercer, d’autant plus saillante concernant les PECO que ceux-ci avaient alors prouvé, dans leurs relations avec l’Ouest, leur grande adaptabilité aux règles du marché. Ce résultat mitigé suffisait à lui seul à démontrer le © La documentation Française Vingt ans après la fin du CAEM 65 manque d’enthousiasme suscité par l’enjeu que pouvait représenter la construction de nouvelles relations sur les ruines du CAEM. Par ailleurs, force était de constater la grande inertie de la structure par produits des échanges Russie-PECO, et tout spécifiquement de celle des exportations russes : en 1998, près de 70 % des ventes destinées aux anciens partenaires étaient constitués de pétrole et de gaz et, en volume, le niveau d’exportations était comparable à celui de 1990. En revanche, la gamme des ventes des PECO à la Russie, elle, s’était considérablement appauvrie. D’où le sentiment que la Russie avait accru son pouvoir de négociation. Décennie 2000 : reconstruire… mais quoi ? Depuis vingt ans, les anciens pays membres du CAEM ont grandement modifié leurs spécialisations commerciales, à la fois géographiques et sectorielles, sous l’effet des restructurations économiques, mais aussi de l’afflux massif de capitaux en provenance, notamment, des pays de l’UE (voire, pour certains(6), de l’adhésion à l’UE) et d’une claire volonté de s’ouvrir au reste du monde. Ils ont ainsi, globalement, accru leur part dans le commerce mondial (la Russie reste un poids lourd, mais les pays d’Europe centrale ont gagné des parts de marché grâce à leur compétitivité). 66 © Vingt ans après la fin du CAEM Grande Europe (6) Estonie, Hongrie, Lettonie, Lituanie, Pologne, République tchèque, Slovaquie et Slovénie en 2004 ; Bulgarie et Roumanie en 2007. (7) Raphaël Chiappini, « Dynamique des spécialisations et performances commerciales des pays d’Europe centrale et orientale », Revue d’Études Comparatives Est-Ouest, n° 42, 2011, pp. 165-193. (8) Ibidem. n° 37 - octobre 2011 Pour les six pays d’Europe centrale précédemment étudiés, la zone euro est désormais le premier partenaire commercial(7). L’Allemagne occupe une place de choix, ce qui s’explique par sa proximité géographique mais aussi par sa stratégie de délocalisation de segments de production qui a contribué à l’accroissement de ses importations en provenance de pays comme la Pologne ou la République tchèque. En 2008, la part des exportations de ces pays vers la zone euro (12 pays) variait entre 42 % (Bulgarie) et près de 56 % (République tchèque), tandis que celle de leurs ventes à la Russie se situait, elle, entre 2,2 % (Roumanie) et 5 % (Pologne) du total. Les échanges mutuels entre pays d’Europe centrale (hors Russie) restaient importants, allant de 23,4 % (Roumanie) à 38,4 % (Slovaquie) de leurs exportations(8). La documentation Française Part des différents pays dans le total des échanges Russie-PECO Bulgarie Bulgarie République tchèque République tchèque Hongrie Slovaquie Hongrie Slovaquie Roumanie Pologne Roumanie Pologne 1999 1993 Bulgarie Bulgarie République tchèque République tchèque Hongrie Hongrie Slovaquie Slovaquie Roumanie Roumanie Pologne 2004 Pologne 2009 Source : Goskomstat de Russie. Grande Europe n° 37 - octobre 2011 Mais la véritable révolution des échanges de ces pays concerne leur spécialisation sectorielle : la plupart d’entre eux ont ainsi réussi à développer de nouveaux avantages comparatifs dans des secteurs de moyenne et haute technologie, qui, dès lors, ont tiré la croissance de leurs exportations. Mis à part la Bulgarie et la Roumanie (qui continuent à fabriquer des produits peu sophistiqués), voire dans une certaine mesure la Hongrie (pas suffisamment présente dans les hautes technologies et défendant une mono-spécialisation dans l’électronique parfois handicapante), ces pays sont parvenus à diversifier efficacement leurs activités en misant notamment sur des secteurs à forte valeur ajoutée. La République tchèque, par © La documentation Française Vingt ans après la fin du CAEM 67 exemple, a quasiment abandonné l’industrie extractive (charbon...) ou sidérurgique et a renforcé avec brio la construction automobile, tout en modernisant sa spécialisation préalable dans les secteurs mécanique et électrique. De même, la Pologne se caractérise aujourd’hui par une grande diversité de son offre, mais a renforcé les branches à haute technicité (automobile, électricité), au détriment de la sidérurgie et du textile. (9) Voir notamment le dossier « Dépendance énergétique à la Russie », Regard sur l’Est, 1er octobre 2009, http://www.regard-est.com/home/breve_contenu.php?id=1009. (10) Communauté des États indépendants, qui comprend onze des pays de l’ex-URSS avec des statuts divers (membres, participant, associé). N’en font pas ou plus partie les trois États baltes et la Géorgie. (11) « Ekspert : Rossii predstoit tiajolye vremena », Novy region, 11 juillet 2011. 68 © Vingt ans après la fin du CAEM Grande Europe À cet égard, la Russie semble avoir mal négocié le virage post-CAEM, comme elle a mal géré son insertion dans les échanges internationaux. Son besoin criant de technologies de pointe (ne serait-ce que pour continuer à exploiter ses ressources énergétiques) n’est pas satisfait par les revenus du pétrole et ses tentatives de se positionner par des n° 37 - octobre 2011 Le tableau est légèrement différent en ce qui concerne la Russie : 31,5 % de ses ventes étaient destinées à la zone euro-12 en 2008, contre 26 % pour ses anciens partenaires du CAEM. Parmi ces derniers, la Pologne se détachait nettement (comptant pour près de 4 % des exportations russes et un peu plus de 2 % des importations). Surtout, les exportations de la Russie restent, jusqu’à aujourd’hui, largement centrées sur les matières premières. Cette spécialisation énergétique, dont Moscou avait fait un atout durant la période du CAEM, constitue désormais le talon d’Achille de ce pays, que ce soit dans ses relations avec les anciens partenaires privilégiés(9) ou avec le reste du monde. Profitable à court terme, elle fragilise en réalité le pays, en le soumettant aux aléas des cours des hydrocarbures, à l’épuisement de leurs réserves et à sa capacité technique et financière à exploiter ces ressources. Simultanément, la part des machines et équipements ne cesse de croître dans ses importations (48 % du total hors CEI(10) en 2010). Le plus inquiétant est que cette tendance (croissance des exportations d’hydrocarbures et des importations de produits à forte valeur ajoutée) se confirme chaque jour. En Russie, reproche est parfois fait aux dirigeants qui ont mené les réformes durant la décennie 1990, de ne pas avoir su réaliser l’insertion du pays dans l’économie mondiale, et ce au mieux de ses intérêts(11). Lorsque le Président russe ou son Premier ministre évoquent, aujourd’hui, l’impérative nécessité de « moderniser » le pays, c’est cette dépendance aux matières premières qu’ils mentionnent généralement en premier lieu (80 % des revenus du budget proviennent du gaz et du pétrole). La documentation Française Grande Europe n° 37 - octobre 2011 voies indirectes sur les marchés occidentaux, dont centre européens, suscite des réticences. Personne ne s’étonne, d’ailleurs, de constater que ce sont ses anciens partenaires du CAEM désormais membres de l’UE qui lui opposent la résistance la plus forte et invitent leurs partenaires européens à tenir ce pays à distance. On l’a vu lorsque Varsovie est parvenu à retarder la signature d’un nouvel Accord de partenariat et de coopération Russie-UE ou lorsque Vilnius a été le plus prompt à mettre en œuvre le Troisième paquet énergétique de l’UE qui vise à restreindre l’influence de Gazprom sur les marchés européens du gaz(12). n © (12) Céline Bayou, « Russie. Gazprom dans la ligne de mire de l’Union européenne », Grande Europe, n° 35, août 2011, http://www.ladocumentationfrancaise.fr/revues/grande-europe/ focus/35/russie.-gazprom-ligne-mire-union-europeenne.shtml. La documentation Française Vingt ans après la fin du CAEM 69 Mouvements La mobilité au sein de l’espace européen Libre circulation et entraves Swanie Potot Chargée de recherche CNRS-IRD, Unité de recherche Migrations et société « La première fois que j’ai travaillé à l’étranger, c’était en Allemagne, en 1995, pas loin de chez moi [en Silésie], dans les asperges, pour juste un mois, au noir. Après, j’ai repris mon travail de tapissier chez moi puis, j’ai eu besoin d’argent parce que la Pologne, c’était dur. Je suis reparti avec une agence pour travailler sur un chantier, légal, encore en Allemagne, trois mois. Après, j’ai travaillé un peu en France, au Danemark... là où j’avais des amis qui pouvaient m’aider à trouver du travail, mais c’est pas facile quand t’as pas les papiers qu’il faut. En 2004, j’ai été recruté par une agence, pour cueillir les légumes en Italie. J’ai fait trois semaines et je suis parti, échappé ! On était comme des esclaves, logés dans des containers, sans douche, sans électricité. On travaillait jusqu’à la nuit, depuis le matin. Là, j’ai dit, je pars plus. Mais mon cousin est venu me chercher, pour venir en France, avec un contrat réglo pour trois mois. C’est lui qui m’a convaincu. Alors voilà, je suis venu ». (1) La première partie de cet article reprend des extraits d’un chapitre de l’auteure paru dans B. Petric et J.-F. Gossiaux, Europa mon Amour. 1989-2009 : un rêve blessé, AutrementFrontières, Paris, 2009. 70 © La mobilité au sein de l’espace européen Grande Europe Si la disparition de l’URSS a entraîné de profonds changements en Europe, le plus visible d’entre eux concerne la mobilité des personnes au sein de cet espace(1). En effet, si, durant plusieurs décennies, l’émigration des ressortissants dits de l’Est ne s’est opérée qu’au compte-gouttes, avec l’assentiment – voire les encouragements - des pays de l’Ouest, au début des années quatre-vingt-dix, ce schéma va s’inverser. Dès lors, les habitants des anciens pays communistes vont être perçus à l’Ouest comme de potentiels migrants économiques, susceptibles de faire vaciller le système social des États capitalistes. n° 37 - octobre 2011 Arthur, saisonnier agricole polonais rencontré en France en 2006 La documentation Française Aussi met-on alors en place, à l’Ouest, des politiques migratoires visant à limiter les arrivées de ces travailleurs. Paradoxalement pourtant, depuis la chute du mur de Berlin, l’Union européenne (UE) a vocation à s’étendre à l’Est. La question de la libre circulation dans l’Espace Schengen(2) devient alors centrale : non seulement, son application à leurs ressortissants n’est pas facile à obtenir par les nouveaux États membres de l’UE, mais elle suppose par ailleurs de fermer des frontières et de rompre des liens très anciens entre les pays qui choisiront de (ou seront sélectionnés pour) se rapprocher de l’UE et ceux qui resteront dans le giron de la Communauté des États indépendants (CEI), proches de la Russie(3). L’élargissement de l’Europe limitera donc la liberté de circuler pour de très nombreux ressortissants de pays tiers. La chute du Mur : nouveaux espoirs et politiques migratoires différenciées Dès 1990, on perçoit une différence de traitement, de la part des États occidentaux, entre les pays d’Europe centrale (Pologne, République tchèque, Slovaquie, Slovénie, États baltes et Hongrie), dont la situation économique n’est certes pas bonne mais où se manifestent des signes de reprise relativement rapide, et ceux d’Europe orientale (Roumanie, Bulgarie), plus fragiles économiquement et politiquement et plus lointains géographiquement. Dès 1991, certains envisagent la possibilité d’une adhésion des premiers à l’UE et des négociations en ce sens débuteront à partir de 1994. Cette perspective a une conséquence directe sur la circulation des personnes : les États membres de l’Espace Schengen suppriment l’obligation de visa pour des séjours touristiques inférieurs à trois mois des ressortissants d’Europe centrale. Ces derniers mettront rapidement à profit cette ouverture qui leur est offerte. Au début des années quatre-vingt-dix, pour la plupart d’entre eux, il ne s’agit pas de « faire du tourisme » dans la partie occidentale de l’Europe, mais l’autorisation de circuler leur permet de s’adonner à différentes formes de business transfrontaliers. On voit Grande Europe n° 37 - octobre 2011 (2) En 1985, un accord signé entre le Benelux, l’Allemagne et la France prépare la convention de Schengen de 1990. Dès 1991, l’Espace Schengen concerne également les territoires de l’Italie, de l’Espagne et du Portugal. Il s’élargit à la Grèce en 1992, à l’Autriche en 1995 puis au Danemark, à la Suède et à la Finlande en 1996. En 1999, il est intégré aux traités de l’UE ; le Royaume-Uni, l’Irlande et la Danemark y ont un statut particulier dans le cadre du traité d’Amsterdam. (3) États membres de la CEI : Russie, (1991), Biélorussie (1991), Kazakhstan (1991) ; Azerbaïdjan (1991) ; Tadjikistan (1991) ; Arménie (1991) ; Kirghizistan (1991) ; Moldavie (1991) ; Ouzbékistan (1991). États participants au sein de la CEI : Ukraine (1991). États associés au sein de la CEI : Turkménistan (1991). État observateur au sein de la CEI : Mongolie. Depuis 2009, la Géorgie s’est retirée de la CEI. © La documentation Française La mobilité au sein de l’espace européen 71 ainsi se développer, en Allemagne notamment, de grands marchés improvisés où l’on peut trouver toutes sortes de marchandises venues de l’Est(4) : des produits parfois dérobés à une industrie en déroute, parfois importés d’ailleurs, mais dont le coût est toujours modique pour les Occidentaux. Rentrant dans leur pays, ces petits commerçants rapportent du café, des cigarettes ou des jeans qui se vendent à bon prix dans les anciennes « démocraties populaires ». Ces activités engendrent de menus profits qui aident à subvenir aux besoins de la vie quotidienne dans des pays pour lesquels la transition économique a un coût élevé. Ce « commerce de la valise » est complété puis progressivement devancé par des migrations temporaires de travail. De faux touristes ou étudiants trouvent à se faire employer dans l’agriculture, le bâtiment ou les services à la personne. C’est d’abord l’Allemagne suivie par l’Autriche, la Belgique ou la France qui attirent ces hommes et ces femmes, puis l’Europe du Sud (Italie, Espagne et Grèce), alors en pleine expansion économique(5). Ces travailleurs saisonniers sont, pour la plupart d’entre eux, en situation illégale. Leur statut de « touristes » les protège de l’expulsion mais ils ne possèdent pas une autorisation officielle de travailler. Pourtant, plusieurs années d’enquêtes dans différents pays de l’UE permettent de conclure que l’embauche d’Européens sans titre de travail n’était guère pourchassée(6) alors même que ceux-ci n’avaient pas encore le droit de circuler librement. C’est cette situation d’entredeux − ni immigré légal, ni étranger maintenu hors des frontières −, qui caractérise l’expérience de ces « migrants-touristes ». Là où l’on a besoin de bras, leur présence discrète est acceptée. Futurs États membres et migrations illégales 72 © La mobilité au sein de l’espace européen Grande Europe (4) Voir M. Morokvasic et H. Rudolph (eds.), Migrants : les nouvelles mobilités en Europe, L’Harmattan, Paris, 1996. (5) S. Weber, « Entre circulation et stabilisation : migrants est-européens dans une métropole méditerranéenne » in D. Diminescu (ed.), Visibles mais peu nombreux. Les circulations migratoires roumaines, Éditions de la Maison des sciences de l’homme, Paris, 2003, pp. 235-264. (6) L’auteure a effectué, durant la seconde moitié des années 1990, des enquêtes en France, en Espagne et en Grande-Bretagne. De nombreux travaux publiés sur l’Italie et l’Allemagne témoignent de la même tolérance. n° 37 - octobre 2011 Deux autres catégories de ressortissants européens ont vu se dresser derrière les ruines du mur de Berlin de hautes barricades administratives. La première vit dans les deux pays dont la candidature à l’adhésion à l’UE fut âprement discutée et conditionnée à de La documentation Française profondes transformations ; la Roumanie et la Bulgarie. La deuxième peuple, à la périphérie de l’UE, les États issus de l’URSS et ceux de la péninsule balkanique. Craignant l’arrivée de flux massifs depuis ces pays, l’UE leur a fermé la porte en maintenant un régime de visa très restrictif, pour les premiers en attendant que leur situation s’améliore, pour les autres sans limite de durée. Mais le phénomène est connu : en matière de migration, la décision politique est impuissante à forcer les pratiques, elle se contente souvent de multiplier les contraintes. Faute de pouvoir circuler librement dans l’Espace Schengen, les candidats à la migration ont déployé des trésors d’inventivité pour néanmoins voyager en Occident et tirer avantage de la proximité géographique de régions riches. S’est alors développée dans ces pays une véritable économie de la migration dans le but de contourner les restrictions officielles. L’achat de visas touristiques, estampillés par les ambassades européennes ou imités par des faussaires, le recours à des tour-operators que l’on quittait après l’entrée dans l’UE, les inscriptions en université dans le seul but d’obtenir un droit de séjour ou – solutions extrêmes – le passage des frontières dissimulés dans des camions ou sous des trains sont ainsi devenus les passerelles informelles de l’immigration de travail venue de l’Est(7). Face aux risques encourus, ce sont d’abord de jeunes aventuriers et aventurières, issus des classes moyennes (le coût du voyage illégal excluant les plus pauvres), qui se sont lancés dans ces virées vers l’Ouest. Leur décision de partir était conjointement motivée par l’envie d’améliorer un niveau de vie en chute libre depuis l’effondrement du communisme et celle de découvrir un monde moderne supposé meilleur, fantasmé depuis de nombreuses années. Leurs premières semaines de voyage étaient souvent marquées par une certaine errance, d’une région ou d’un pays à l’autre, en quête d’opportunités de travail. Puis, progressivement, certains ont découvert des secteurs où les offres d’emploi au noir étaient nombreuses, au point de leur permettre d’inviter des proches à les rejoindre. Grande Europe n° 37 - octobre 2011 Dans leur documentaire, les réalisatrices Franca Balsamo et Sandra Assandri montrent comment, en Italie, des femmes venues d’Ukraine ou de Roumanie occupent à plusieurs des emplois d’auxiliaires de vie auprès de personnes âgées(8). Assurant chacune une présence © (7) Voir R. Soultanova, « Les migrations multiples de la population bulgare » in Actes du colloque La France et les Balkans, un état des lieux, Courrier des Balkans, Paris, 2005. Ou S. Potot, Vivre à l’Est, travailler à l’Ouest. Les routes roumaines de l’Europe, L’Harmattan, Paris, 2007. (8) Documentaire Noapte buna - buona notte – bonne nuit, le travail de soin dans l’échange interculturel de la globalisation, par Franca Balsamo et Sandra Assandri, 2006. La documentation Française La mobilité au sein de l’espace européen 73 auprès de ces dernières de quelques mois dans l’année, elles parviennent par ces emplois au noir très discrets puisqu’exercés dans l’intimité d’un foyer, à améliorer le quotidien de leur famille dans leur pays d’origine sans abandonner durablement leur rôle de mère et d’épouse. © Commission européenne – 2007 Ainsi, progressivement, même pour les ressortissants des pays non concernés par les accords Schengen, la migration temporaire de travail devient une pratique courante. Jusqu’à la fin des années 2000, de nombreuses niches d’emplois à l’Ouest font appel à de la main-d’œuvre venue de l’Est, quitte à enfreindre plus ou moins ouvertement les lois anti-immigration(9). Cette tendance va pourtant connaître un net recul, à la fin de la décennie 2000, du fait de la crise économique qui touche en premier lieu les travailleurs les plus précarisés. 74 © La mobilité au sein de l’espace européen Grande Europe (9) Voir A. Morice et S. Potot, De l’ouvrier immigré au travailleur sans papier. Les migrants dans la modernisation du salariat, Karthala, Paris, 2010 ; C. Bonifazi, M. Okólski, J. Schoorl et P. Simon, International migration in Europe : new trends, new methods of analysis, Amsterdam University Press IMISCOE Series, Amsterdam, 2008. n° 37 - octobre 2011 Cérémonie officielle à Zittau, ville située dans le Land de Saxe (Allemagne), lieu-dit du « Coin des Trois Frontières », à l’occasion de l’entrée, le 21 décembre 2007, de neuf nouveaux États membres dans l’Espace Schengen. Ce tripoint formé par les frontières de l’Allemagne, de la Pologne et de la République tchèque se trouve à la sortie sud de la ville. La documentation Française Les frontières extérieures de l’Europe sous contrôle étroit Á partir des années 2000, parallèlement aux migrations irrégulières, les possibilités de travailler légalement pour des périodes limitées se sont multipliées au sein l’espace européen. D’une part, les pays qui ont rejoint l’UE en 2004 ont fait l’objet d’un traitement particulier : chaque ancien État membre de l’UE pouvait restreindre ou non l’accès à son marché du travail à leur ressortissants, la date butoir pour instaurer la libre circulation étant fixée à 2012 (2014 pour la Roumanie et la Bulgarie, pays entrés dans l’UE en 2007). La Grande-Bretagne a accepté tous les travailleurs de la future grande UE dès 2004, tandis que la France n’a levé ses dernières restrictions qu’en 2008, sauf pour la Roumanie et la Bulgarie. Sur le terrain, cette situation très complexe s’est traduite par une très grande tolérance de la part des autorités des pays de l’Ouest envers tous les travailleurs dont la libre circulation était prévue à terme (en 2012 ou 2014). Grande Europe n° 37 - octobre 2011 Concernant les pays tiers, de nombreux accords bilatéraux ont été signés en vue d’autoriser la venue de travailleurs temporaires dans l’UE, à la condition qu’ils repartent en fin de contrat, la possibilité de s’installer là où ils vivent parfois plus de la moitié de l’année leur étant donc refusée. En sont des exemples les accords que la France a conclus dans le cadre de l’Agence nationale d’accueil des étrangers et des migrations (Anaem), les Contratos en origen en Espagne ou ceux relatifs aux Gastarbeiter en Allemagne(10). Ces emplois temporaires sont, en principe, destinés aux travailleurs européens de l’Est (Ukrainiens, Moldaves, etc.) ainsi qu’à des ressortissants d’autres pays (Sénégal, Tunisie, Maroc, Equateur, Colombie, Philippines, etc.). À ces possibilités s’est ajoutée la libéralisation, au sein de l’Europe, du secteur des services qui permet à tout un chacun d’avoir recours à des entreprises étrangères, avec leur personnel, en s’affranchissant des lois sur l’immigration, c’est-à-dire sans être soumis aux limitations de visas et sans que les migrants aient à effectuer eux-mêmes la moindre démarche. De cette façon, le droit de circuler et de s’installer n’est pas attribué aux individus mais est géré par l’entreprise, pour son personnel, en fonction des besoins de son activité. Ainsi, l’UE a fait le choix d’avoir à nouveau recours à l’immigration de travail tout en l’encadrant strictement et en s’opposant de plus en plus fermement à toute installation durable des étrangers sur son territoire. © (10) « Travailleurs saisonniers dans l’agriculture européenne », Études rurales, n° 182, 2008. La documentation Française La mobilité au sein de l’espace européen 75 © Céline Bayou – décembre 2008 Tout en laissant se développer la mobilité en son sein, l’UE a renforcé durant la décennie 2000 les barrières érigées sur ses limites extérieures. Ainsi, les nouveaux États membres ont dû prouver leur capacité à contrôler les flux d’immigrants arrivant chez eux ou transitant par leur territoire avant de pouvoir bénéficier de la libre circulation dans l’Espace Schengen(11). L’application, dans ces pays, d’une politique pensée par les États occidentaux ne fut pas sans douleur, car cela les obligeait notamment à restreindre les relations transfrontalières qu’ils entretenaient avec leurs voisins de l’Est. La Roumanie a ainsi dû « fermer » sa frontière avec la Moldavie dont elle est pourtant historiquement et culturellement très proche et avec laquelle les échanges commerciaux sont d’une importance cruciale(12). De la même façon, la Pologne s’est vue dans l’obligation d’imposer des visas aux Ukrainiens et la Bulgarie aux Turcs, malgré les multiples échanges quotidiens à ces frontières. 76 © La mobilité au sein de l’espace européen Grande Europe (11) Voir C. Wallace et D. Stola (eds.), Patterns of migration in Central Europe, Palgrave, Houndmills, 2001. (12) B. Michalon, « La Politique européenne de voisinage (PEV) et les migrations : l’exemple de la Moldavie » in Migreurop (ed.), Atlas des migrants en Europe, Armand Colin, Paris, 2009. n° 37 - octobre 2011 Dans les rues de Chisinau (Moldavie), véhicule de la Mission européenne d’assistance aux frontières (EUBAM) pour la Moldavie et l’Ukraine qui, depuis la fin de 2005, contribue à la sécurisation de la frontière entre les deux pays. La documentation Française Dans le but de limiter l’accès des ressortissants non européens à son territoire, l’UE a mis en œuvre une politique européenne de voisinage (PEV) avec divers pays du pourtour méditerranéen et d’Afrique en conditionnant son aide au développement, la conclusion d’accords commerciaux et l’attribution de certains quotas d’immigration légale annuels à cet objectif. L’idée est de s’entourer d’une ceinture de pays tiers qui, d’une part, refuseraient de servir de tremplin ou d’espace de transit pour des migrants dont l’objectif serait d’atteindre l’Europe et, d’autre part, accepteraient le retour sur leur sol de migrants jugés indésirables en Europe(13). Dans cette perspective, ces États sont invités à appliquer des politiques migratoires restrictives envers leurs voisins et à fermer des frontières jusqu’alors totalement ouvertes ; voire, en contrevenant à l’article 13 de la Déclaration universelle des droits de l’Homme de l’ONU, à empêcher leurs ressortissants de quitter leur propre pays. Ainsi, qu’il s’agisse de demandeurs d’asile potentiels ou de simples travailleurs, une grande partie des migrants est stoppée avant d’arriver aux portes de l’Europe et contenue par des États qui souvent se préoccupent peu des droits et de la dignité des personnes. lll Grande Europe n° 37 - octobre 2011 Les redéfinitions de l’espace migratoire européen au cours de ces vingt dernières années ont eu des incidences bien au-delà du seul territoire de l’Union européenne. Si la libre circulation au sein de l’Espace Schengen a progressivement concerné un nombre croissant de personnes, elle est également associée à l’assignation à l’immobilité pour d’importantes catégories de population. Même si celles-ci n’ont pas l’intention d’émigrer vers l’UE, elles se trouvent confrontées à des politiques migratoires imaginées en Europe dans un climat où la peur des « invasions barbares » semble avoir pris le pas sur les traditions d’accueil et l’esprit des droits de l’homme. n © (13) O. Clochard et Réseaumigreurop (eds.), Atlas des migrants en Europe. Géographie critique des politiques migratoires, Armand Colin, Paris, 2009. La documentation Française La mobilité au sein de l’espace européen 77