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Les mots et les hommes
Les mots et les hommes
Pour Le Grand Robert, la psychiatrie est
la “partie de la médecine qui étudie les
maladies mentales, les troubles de la vie
psychique” (1992), “et traite” est ajouté
dans Le Petit Robert, en 2003. Pour Le
Garnier-Delamare (1995), la psychia-
trie est la “partie de la médecine consa-
crée aux maladies de l’esprit”. Mais,
question triviale, qu’est-ce donc qu’une
maladie ? Pour Le Grand Robert, il
s’agit d’une “altération organique ou
fonctionnelle, considérée dans son évo-
lution et comme une entité définis-
sable”. Pour Le Garnier-Delamare, une
maladie est une “altération de l’état de
santé, se manifestant en règle par des
symptômes ou des signes”.
La folie entre de plain-pied dans la
médecine à partir de la Révolution fran-
çaise. De nombreuses affections vont
progressivement être décrites, jusqu’à la
distinction névroses/psychoses opérée
par Freud. Mais c’est surtout à partir du
DSM-III (1980) que la pathologie psy-
chiatrique se fait rigoureuse dans sa défi-
nition, avec ses critères d’inclusion et
d’exclusion. Et ce manuel ne parle que
de mental disorders (troubles mentaux,
et non maladies mentales), tandis que
R. Spitz, son coordinateur général,
reconnaît lui-même : “Bien que ce
manuel donne une classification des
troubles mentaux, il n’existe aucune défi-
nition satisfaisante des limites précises et
du concept de trouble mental”(3).
Or, comme l’écrivent fort justement
P. Denicker et J.-P. Olié “la psychiatrie ne
saurait longtemps survivre si elle ne savait
définir, limiter ce pour quoi elle peut être
pertinemment utilisée. Chaque discipline
médicale se doit d’identifier les patholo-
gies pour lesquelles elle peut proposer des
hypothèses explicatives et surtout des
stratégies thérapeutiques ayant fait la
preuve de leur efficacité” (4).
Mais la pathologie psychiatrique peut
être décrite en entités relativement spé-
cifiques, permettant un diagnostic posi-
tif et différentiel, ainsi que des hypo-
thèses, de probabilité variable, en ce qui
concerne l’étiologie et la pathogénie.
Toutefois, le DSM et la CIM ne font
désormais plus la distinction névrose/psy-
chose, se débarrassant ainsi de la psycha-
nalyse. La symptomatologie psychia-
trique comprend des troubles observables,
du cours de la pensée, du langage digital
et analogique (non verbal), du compor-
tement et de l’adaptation socioprofes-
sionnelle, scolaire, familiale, etc.
En ce qui concerne la souffrance, mora-
le ou psychique, il convient d’être nuan-
cé. Car, de toute évidence, il existe des
psychotiques qui ne présentent aucune
douleur, et ce de leur propre aveu. Et
puis, toute souffrance n’est pas inélucta-
blement pathologique, et un certain
nombre de souffrances sont à mettre au
crédit du vécu existentiel. Quant au sui-
cide, il ne ressortit pas toujours à la
maladie mentale, comme l’ont apparem-
ment bien montré les sociologues, les
philosophes et les médecins eux-mêmes.
Ainsi, est-on inéluctablement renvoyé à
des normes, mais comme pour d’autres
affections MCO (médecine chirurgie
obstétrique) d’ailleurs (diabète, hyper-
tension artérielle, hypercholestérolémie,
etc.). Cela n’obère donc en rien l’ap-
proche nosologique, même si la nature
des normes change.
Plus délicate à intégrer est l’existence
d’anomalies fonctionnelles et structu-
relles. Comment interpréter, par
exemple, l’hypofrontalité observée fré-
quemment au cours des psychoses (5),
ainsi que les anomalies ventriculaires en
IRM ? (6) De plus, dans les psychoses, il
existe des arguments génétiques (études
sur les jumeaux et sur des cas d’adop-
tion) (7). Et même dans les névroses, des
anomalies ont été retrouvées, notamment
en ce qui concerne les TOC (8) et les
phobies sociales (9). Par ailleurs, les
antipsychotiques ont une action large-
ment positive sur les symptômes, ce qui
fournit un argument supplémentaire en
faveur de l’hypothèse nosologique. Mais,
on a longtemps pensé que les maladies
mentales n’étaient que fonctionnelles.
Or, des lésions et des anomalies mul-
tiples ne les rapprochent-elles pas, par
exemple, de la paralysie générale (PG) ?
D’ailleurs, pour T. Szasz, “ce sont là
(des affections comme la PG) des mala-
dies du cerveau et non du psychisme”
(10). Pour ne pas en arriver à ces
extrêmes peu probables, beaucoup d’au-
teurs se retrouvent en accord avec le
concept “mou” de pathologie bio-psy-
cho-sociale. Mais comme le souli-
gnent fort bien M.-C. Hardy-Baylé et
C. Bronnec, “dans le modèle bio-psy-
cho-social, les trois termes n’ont pas un
L’onde et le corpuscule
M. Godfryd*
* Service de psychiatrie C, centre hospi-
talier intercommunal Robert-Ballanger,
Aulnay-sous-Bois.
L
a psychiatrie, on le sait, est actuel-
lement en crise (1) et les éléments
constitutifs de celle-ci sont pluriels.
Mais l'un paraît essentiel parce que de
nature identitaire, appelant une interro-
gation majeure : quel est le champ d'ap-
plication de la psychiatrie, et qu'est-ce
que la psychiatrie elle-même ? À moins
que ce ne soit le contraire, à savoir :
qu'est-ce que la psychiatrie et par voie de
conséquence, quel est son ou ses
champ(s) d'application ? Rappelons que
“Les états généraux de la psychiatrie”,
qui se sont déroulés en mai 2003 sur le
thème de la “psychiatrie en crise” ont
[…] souligné l'urgence pour la psychiatrie
de définir son propre champ” (2).
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Les mots et les hommes
Les mots et les hommes
Act. Méd. Int. - Psychiatrie (21), n° 4, avril 2004
statut équivalent. Ne pas en tenir comp-
te fait ouvrir à la psychiatrie le risque de
se détourner des vraies problématiques
auxquelles elle a à faire et de laisser per-
sister l’idée qu’au-delà de son apparte-
nance à la médecine, elle ‘appartien-
drait’ également au social” (11).
Comme on le voit, la psychiatrie peut
donc s’analyser en termes de maladies.
Surtout dans la mesure où, en dernière
analyse, est maladie ce qu’une société, à
un moment donné, considère comme
telle (par exemple, l’homosexualité, il n’y
a pas encore très longtemps). Et cette
définition, pour paraphraser W. Churchill,
serait la plus mauvaise qui soit, à l’excep-
tion de toutes les autres.
Toutefois, on ne peut s’empêcher d’émettre
des réserves sur cette analyse en termes de
“maladies mentales”, car une analyse
“exhaustive” nous amène inéluctablement
à douter du tout médical. Le modèle d’un
phénomène doit en effet expliquer simple-
ment et prédire, tous les faits observés, ce
que ne réalise pas le modèle médical,
même envisagé lato sensu.
Ainsi, du DSM I (1952) au DSM IV
(1994), de plus en plus de “maladies” ont
été décrites mais un peu par découpage,
en quelque sorte sur le “tapis vert” de la
Task Force of Nomenclature and
Statistics. Ainsi, un tiers de troubles spé-
cifiques ont été décrits en plus, du DSM
II, au DSM IV (12). Par ailleurs, les élé-
ments sémiologiques sont souvent sub-
jectifs, voire même intersubjectifs. Et la
personnalité et les croyances du psychiatre
(ou du psychologue) sont loin d’être
neutres et négligeables. Cependant, il faut
reconnaître la bonne fidélité interjuges
dans l’ensemble (13), même si les psy-
chiatres anglo-saxons “voient” plus de
schizophrènes que leurs confrères euro-
péens, sur des cas enregistrés en vidéo.
Et il n’existe toujours aucun marqueur
spécifique, biologique, radiologique, his-
tologique, etc. Les antipsychiatres des
années 1970 ont nié l’existence de la
maladie mentale (R. Laing, D. Cooper, F.
Basaglia, T. Szasz) tandis que certaines
dictatures ont érigé l’opposition au systè-
me politique en “maladie mentale” (l’ex-
URSS en demeure l’exemple classique).
Observons, en outre, que l’on ne peut
présenter qu’une seule maladie psychia-
trique à la fois, contrairement aux patho-
logies MCO. Par exemple, il n’est pas
possible d’être en même temps schizo-
phrène et paranoïaque. Tandis qu’il est
possible d’être tout à la fois hypertendu,
coronarien, insuffisant rénal, cancéreux,
arthrosique, etc. La portée de cet argu-
ment est cependant atténuée par le fait
que les troubles mentaux ont une spéci-
ficité qui, précisément, justifierait leur
existence de façon univoque.
De même, dans de nombreux dossiers
hospitaliers, le diagnostic se modifie au
fil du temps, bien que toujours porté par
le même psychiatre. Ainsi, par exemple,
une schizophrénie peut devenir paranoïa,
puis psychose hallucinatoire chronique.
Tandis qu’en MCO, un diabétique ne
deviendra jamais un hypercholestérolé-
mique, même si, naturellement, les compli-
cations diabétiques peuvent venir enrichir
le tableau de départ (mais en aucun cas s’y
substituer, sauf erreur de diagnostic).
Notre ignorance de l’étiologie des mala-
dies mentales demeure “quasi totale” (14).
Mais cet argument est réversible, car les
pathologies MCO en sont au même stade,
n’empêchant pas pour autant dans de nom-
breux cas de les guérir ou de les améliorer.
De plus, des “maladies” ont quasiment
disparu, telles l’hystérie (notamment les
formes majeures), la mélancolie, l’hébé-
phrénie et la catatonie. Et les formes vio-
lentes décrites au XVIIIeet au XIXesiècle
ne sont que plus rarement observées, tan-
dis que les délires des auteurs classiques
se sont considérablement appauvris.
Pourquoi ?
On peut comprendre pour les virus et les
bactéries, que leur expression clinique
se soit modifiée sous l’effet des vaccins
et des antibiotiques, par mutation. Mais
chez un sujet jeune, qui n’a jamais
consommé le moindre psychotrope, les
seuls paramètres à envisager ne peuvent
être que d’ordre social et culturel. Et
l’histoire nous apprend que les “fous”
semblent avoir existé de tout temps, tan-
dis que l’éthnopsychiatrie nous montre
les visages pluriels des troubles mentaux
sur la planète. De telle sorte que nous
pouvons envisager ainsi deux hypo-
thèses. La première, est qu’il existe un
noyau commun “trouble mental”, que le
socioculturel se charge d’habiller et de
parer d’un masque spécifique. Ou bien,
il n’y a pas de noyau commun, et seuls le
culturel et le social induisent les troubles
mentaux et les maladies de l’esprit.
Finalement, nous sommes, soit en face
d’une aporie soit devant une alternative.
Les antipsychiatres, eux, comme on le
sait, ont déjà fait leur choix. Quant à
nous, nous allons proposer une modéli-
sation originale, en nous inspirant des
théories de la physique quantique.
Rappelons, en effet, que le photon (ou
quantum de lumière) est tout à la fois
corpusculaire et ondulatoire (Einstein,
1909). Lors de certaines expériences, il
se comporte comme une onde et à l’oc-
casion d’autres, il réagit comme un cor-
puscule. De telle sorte que seul le modè-
le onde/corpuscule permet de décrire
tous les phénomènes lumineux observés
(15), même s’il peut paraître invraisem-
blable ou contradictoire. Pourtant, de
célèbres génies, prix Nobel de surcroît,
y ont attaché leur nom : A. Einstein, N.
Bohr, L. de Broglie, M. Planck, W.
Heisenberg, E. Schrödinger (16).
Par une sorte d’analogie, nous faisons
donc l’hypothèse que les troubles mentaux
sont tout à la fois constitutifs de maladies
et de non-maladies. Et cela peut être
modélisé de la façon suivante, selon des
niveaux, certes interdépendants, mais
ayant chacun leur propre système d’orga-
nisation et de fonctionnement (17, 18) ; en
outre, chaque niveau est représenté au
niveau des autres : niveaux social, familial,
intrapsychique, anatomique, cellulaire,
physiologique, biochimique, génétique.
Ainsi, pour un trouble donné, un ou des
niveaux peuvent être plus atteints que
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Les mots et les hommes
Les mots et les hommes
d’autres, appelant des réponses modulées.
Ce modèle prend en compte tous les phé-
nomènes et permet d’envisager des
conduites à tenir. Il appelle surtout au débat
et à une refondation de la psychiatrie.
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ses propres maux, Le Monde, 6 juin 2003.
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Jacob, 1998 : 9-10.
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6. Harrison PJ. The neuropathology of
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7. Clerget-Darpoux. Epidémiologie des
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Paris, éd. Upjohn/Duphar, 1995 : 89-100.
8. Cottraux J, Troubles obsessionnels com-
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Elsevier, 37-370-A-10, 2003.
9. Hardy-Baylé MC, Bronnec C. op cit : 201.
10. Szasz TS. Le mythe de la maladie men-
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11. Hardy-Baylé MC, Bronnec C, op cit : 127.
12. Kirk S, Kutchins H. Aimez-vous le DSM ?
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Le Plessis-Robinson, éd. Institut Synthélabo,
coll. Les empêcheurs de tourner en rond,
1998 : 322.
13. Lesur A, Féline A. Systèmes de critères
diagnostiques : validité et fidélité,
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14. Hardy-Baylé MC, Bronnec C. op cit : 71.
15. Deligeorges S. La catastrophe ultra-
violette, in Le monde quantique (sous la
dir. de Deligeorges S.), Paris : Éd. Le
Seuil, coll Points Sciences, 1984 : 21-31.
16. Klein E. La physique quantique,
Paris: Éd. Flammarion, coll Dominos,
1996.
17. Von Bertalanffy L. Théorie générales
des systèmes, Paris : Éd. Dunod, 1980.
18. De Rosnay J. Le macroscope, Vers une
vision globale, Paris : Éd. Le Seuil, coll
Points, 1975.
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