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Les mots et les hommes
Les mots et les hommes
Act. Méd. Int. - Psychiatrie (21), n° 4, avril 2004
statut équivalent. Ne pas en tenir comp-
te fait ouvrir à la psychiatrie le risque de
se détourner des vraies problématiques
auxquelles elle a à faire et de laisser per-
sister l’idée qu’au-delà de son apparte-
nance à la médecine, elle ‘appartien-
drait’ également au social” (11).
Comme on le voit, la psychiatrie peut
donc s’analyser en termes de maladies.
Surtout dans la mesure où, en dernière
analyse, est maladie ce qu’une société, à
un moment donné, considère comme
telle (par exemple, l’homosexualité, il n’y
a pas encore très longtemps). Et cette
définition, pour paraphraser W. Churchill,
serait la plus mauvaise qui soit, à l’excep-
tion de toutes les autres.
Toutefois, on ne peut s’empêcher d’émettre
des réserves sur cette analyse en termes de
“maladies mentales”, car une analyse
“exhaustive” nous amène inéluctablement
à douter du tout médical. Le modèle d’un
phénomène doit en effet expliquer simple-
ment et prédire, tous les faits observés, ce
que ne réalise pas le modèle médical,
même envisagé lato sensu.
Ainsi, du DSM I (1952) au DSM IV
(1994), de plus en plus de “maladies” ont
été décrites mais un peu par découpage,
en quelque sorte sur le “tapis vert” de la
Task Force of Nomenclature and
Statistics. Ainsi, un tiers de troubles spé-
cifiques ont été décrits en plus, du DSM
II, au DSM IV (12). Par ailleurs, les élé-
ments sémiologiques sont souvent sub-
jectifs, voire même intersubjectifs. Et la
personnalité et les croyances du psychiatre
(ou du psychologue) sont loin d’être
neutres et négligeables. Cependant, il faut
reconnaître la bonne fidélité interjuges
dans l’ensemble (13), même si les psy-
chiatres anglo-saxons “voient” plus de
schizophrènes que leurs confrères euro-
péens, sur des cas enregistrés en vidéo.
Et il n’existe toujours aucun marqueur
spécifique, biologique, radiologique, his-
tologique, etc. Les antipsychiatres des
années 1970 ont nié l’existence de la
maladie mentale (R. Laing, D. Cooper, F.
Basaglia, T. Szasz) tandis que certaines
dictatures ont érigé l’opposition au systè-
me politique en “maladie mentale” (l’ex-
URSS en demeure l’exemple classique).
Observons, en outre, que l’on ne peut
présenter qu’une seule maladie psychia-
trique à la fois, contrairement aux patho-
logies MCO. Par exemple, il n’est pas
possible d’être en même temps schizo-
phrène et paranoïaque. Tandis qu’il est
possible d’être tout à la fois hypertendu,
coronarien, insuffisant rénal, cancéreux,
arthrosique, etc. La portée de cet argu-
ment est cependant atténuée par le fait
que les troubles mentaux ont une spéci-
ficité qui, précisément, justifierait leur
existence de façon univoque.
De même, dans de nombreux dossiers
hospitaliers, le diagnostic se modifie au
fil du temps, bien que toujours porté par
le même psychiatre. Ainsi, par exemple,
une schizophrénie peut devenir paranoïa,
puis psychose hallucinatoire chronique.
Tandis qu’en MCO, un diabétique ne
deviendra jamais un hypercholestérolé-
mique, même si, naturellement, les compli-
cations diabétiques peuvent venir enrichir
le tableau de départ (mais en aucun cas s’y
substituer, sauf erreur de diagnostic).
Notre ignorance de l’étiologie des mala-
dies mentales demeure “quasi totale” (14).
Mais cet argument est réversible, car les
pathologies MCO en sont au même stade,
n’empêchant pas pour autant dans de nom-
breux cas de les guérir ou de les améliorer.
De plus, des “maladies” ont quasiment
disparu, telles l’hystérie (notamment les
formes majeures), la mélancolie, l’hébé-
phrénie et la catatonie. Et les formes vio-
lentes décrites au XVIIIeet au XIXesiècle
ne sont que plus rarement observées, tan-
dis que les délires des auteurs classiques
se sont considérablement appauvris.
Pourquoi ?
On peut comprendre pour les virus et les
bactéries, que leur expression clinique
se soit modifiée sous l’effet des vaccins
et des antibiotiques, par mutation. Mais
chez un sujet jeune, qui n’a jamais
consommé le moindre psychotrope, les
seuls paramètres à envisager ne peuvent
être que d’ordre social et culturel. Et
l’histoire nous apprend que les “fous”
semblent avoir existé de tout temps, tan-
dis que l’éthnopsychiatrie nous montre
les visages pluriels des troubles mentaux
sur la planète. De telle sorte que nous
pouvons envisager ainsi deux hypo-
thèses. La première, est qu’il existe un
noyau commun “trouble mental”, que le
socioculturel se charge d’habiller et de
parer d’un masque spécifique. Ou bien,
il n’y a pas de noyau commun, et seuls le
culturel et le social induisent les troubles
mentaux et les maladies de l’esprit.
Finalement, nous sommes, soit en face
d’une aporie soit devant une alternative.
Les antipsychiatres, eux, comme on le
sait, ont déjà fait leur choix. Quant à
nous, nous allons proposer une modéli-
sation originale, en nous inspirant des
théories de la physique quantique.
Rappelons, en effet, que le photon (ou
quantum de lumière) est tout à la fois
corpusculaire et ondulatoire (Einstein,
1909). Lors de certaines expériences, il
se comporte comme une onde et à l’oc-
casion d’autres, il réagit comme un cor-
puscule. De telle sorte que seul le modè-
le onde/corpuscule permet de décrire
tous les phénomènes lumineux observés
(15), même s’il peut paraître invraisem-
blable ou contradictoire. Pourtant, de
célèbres génies, prix Nobel de surcroît,
y ont attaché leur nom : A. Einstein, N.
Bohr, L. de Broglie, M. Planck, W.
Heisenberg, E. Schrödinger (16).
Par une sorte d’analogie, nous faisons
donc l’hypothèse que les troubles mentaux
sont tout à la fois constitutifs de maladies
et de non-maladies. Et cela peut être
modélisé de la façon suivante, selon des
niveaux, certes interdépendants, mais
ayant chacun leur propre système d’orga-
nisation et de fonctionnement (17, 18) ; en
outre, chaque niveau est représenté au
niveau des autres : niveaux social, familial,
intrapsychique, anatomique, cellulaire,
physiologique, biochimique, génétique.
Ainsi, pour un trouble donné, un ou des
niveaux peuvent être plus atteints que