bha visions du monde 2050

publicité
« Aujourd’hui se décide ce que sera le monde en 2050 et se prépare
ce qu’il sera en 2100. Selon la façon dont nous agirons, nos enfants
et nos petits-enfants habiteront un monde vivable ou traverseront un enfer
en nous haïssant. Pour leur laisser une planète fréquentable, il nous faut
prendre la peine de penser l’avenir, de comprendre d’où il vient
et comment agir sur lui. »
Jacques Attali, Une brève histoire de l’avenir, 2006.
Vision du monde
pour 2050
9
Xxxxxxxx
32
UNE BRÈVE HISTOIRE DE L’AVENIR
L’exposition Une brève histoire de l’avenir, comme le livre de Jacques Attali qui l’a
inspirée, tente de se projeter dans le futur, en se fondant sur une lecture subjective
du passé, imaginée et portée par la création artistique des millénaires précédents.
Elle invite ainsi à un voyage dans le temps et dans l’espace, à un récit, orienté,
enrichi de digressions délibérées, qui sont autant de pauses poétiques, dans son
parcours muséographique comme dans la maquette de cet ouvrage. Son propos
n’est pas dogmatique ; elle n’a pas cherché à imposer de réponse univoque, mais
à proposer des champs du possible, confiant à ses spectateurs et lecteurs le soin,
et la liberté, d’inventer les leurs. C’est dans cette perspective que nous avons souhaité demander à plusieurs personnalités, confirmées ou en devenir, un court texte
pour ce livre, illustré, pour chacun d’entre eux, par une œuvre d’art de leur choix,
qui esquisse leur vision de l’avenir. Nous sommes très heureux et très honorés des
réponses favorables réservées à notre invitation à se projeter en 2050. Architectes,
artistes, économistes, philosophes, entrepreneurs, avocats, tous témoignent, malgré les difficultés de notre temps, de leur confiance en l’avenir, de leurs espérances
de fraternité et de liberté, de leur désir de partage. Leurs écrits mettent en valeur
leur sens de l’engagement ; leur volonté de s’impliquer au sein de nos sociétés pour
les faire grandir, évoluer, apparaît aussi constante que délibérée. S’ébauche ainsi,
grâce à ces textes de qualité, une histoire de l’avenir d’autant plus riche qu’elle
s’inscrit dans la diversité des points de vue. Elle compose une introduction inédite
et singulière à cet ouvrage, dont nous sommes particulièrement fiers.
LES TÉMOINS
33
grâce à de nouvelles technologies et à de nouvelles
structures politiques. Mon souhait est que nos enfants
soient plus libres que nous ; et que nous mettions en
place des bases plus solides pour leur permettre de
réaliser leurs espérances et leurs rêves.
La seule façon d’avoir un impact sur le futur est
de tirer les leçons du passé et d’agir sur le présent. Le
futur, on le crée ; on n’attend pas qu’il arrive.
Imane AYACH
AI WEIWEI
Un regard porté sur les cent dernières années révèle
que ce qui caractérise notre époque n’est pas tant la
prospérité ou le progrès technique que la prise en
compte de la personne humaine en tant que telle, et
notre prise de conscience de nous-mêmes, à la fois
comme individus et membres d’une société. Ce qui
compte est la façon dont nous nous battons pour la vie,
ici et maintenant. Même en période de paix, la guerre
entre individus et structures de pouvoir ne connaît pas
de trêve, c’est une lutte constante, même si nous n’en
sommes pas toujours conscients. Le pouvoir, qu’il soit
politique, économique ou culturel, se manifeste souvent par des limitations de notre liberté. Notre époque
sera jugée aux efforts que nous ferons pour nous libérer de ces entraves, et c’est notre combat pour une plus
grande liberté qui nous définira.
À l’instant même, un de nos chats vient de bondir et
d’ouvrir la porte de la maison. Ce chat ne se soucie pas
de la taille de l’univers. La seule chose qui l’intéresse
est de sauter et d’ouvrir cette porte. Au moment où il
y parvient, son monde, à la fois en lui et hors de lui, se
transforme. Nous devons reconnaître nos limites, nos
entraves. Nous, les êtres humains, avons tellement de
limites ! La durée de notre vie, notre force physique,
nos connaissances (nos amis et notre savoir), notre
travail sont si limités ! En même temps, nous tâchons
de tirer le meilleur parti de ce dont nous disposons.
Je pense que nous avons tous les mêmes désirs :
être reconnus, informés, pouvoir exercer librement
nos droits, nous associer aux personnes et aux idées
qui nous intéressent. On peut espérer que, à la fin de
l’époque que nous vivons, ces valeurs essentielles de
l’existence seront préservées et protégées, peut-être
34
UNE BRÈVE HISTOIRE DE L’AVENIR
Tian Tian
ouvrant les portes.
Né en 1957,
l’artiste Ai Weiwei
réside et travaille
à Pékin, en Chine.
Réalisations
architecturales,
installations,
réseaux sociaux,
documentaires…,
nombreux sont
les supports qui
lui permettent
de questionner
la société et ses
valeurs. Fervent
défenseur des
droits de l’Homme
et de la liberté
d’expression, il est
souvent confronté
aux autorités de
son pays. Arrêté
et mis au secret
pendant trois
mois en 2011, il
demeure, à ce
jour, privé de
passeport, et donc
du droit de sortir
de son pays, par
le gouvernement
chinois. Ai Weiwei
n’en continue
pas moins à
développer
ses projets et
à présenter
ses œuvres
sur la scène
internationale.
Pour moi, penser à 2050, c’est penser à l’avenir de
notre terre, où les problèmes politiques, économiques,
sociaux sont de plus en plus pressants. La population
augmente de jour en jour. Pourrons-nous tous nous
nourrir et vivre sereins et en paix ? C’est la question
majeure. Nous estimons que la population mondiale
dépassera les neuf milliards d’habitants en 2050, soit
plus autant de personnes à nourrir. Socrate a dit « le
secret du changement consiste à concentrer toute
ton énergie non pas à lutter contre le passé, mais à
construire le futur ». Notre monde a subi des famines,
des guerres, des épidémies, des chefs d’états dégradants, certes. Mais le moindre de ses problèmes n’est
effectivement pas, selon moi, que nous nous préoccupions plus de ce qui s’est passé que de ce qui va se
passer et surtout de réfléchir ensemble à une solution
pour vivre mieux. Or, s’il ne faut pas viser la perfection,
inaccessible, une amélioration est possible.
Albert Einstein a dit « Trois bombes menacent le
monde : la bombe atomique, qui vient d’exploser, la
bombe de l’information, qui explosera vers la fin du
siècle, la bombe démographique, qui explosera au
siècle prochain, et qui sera la plus terrible. » De fait, en
trois siècles, la Terre aura vu le nombre de ses habitants augmenter par dix. Pour stopper cet accroissement, il faut que la fécondité soit exactement de deux
enfants par femme, ce qui stabilisera la population
mondiale à 9 milliards de personnes en 2050, ainsi que
nous l’avons déjà dit. Dans moins de quarante ans, les
êtres humains sauront maîtriser la hausse de la démographie. Mais faire vivre neuf milliards d’êtres humains
ne sera pas chose aisée. Nous devrons apprendre à
mieux gérer les ressources de la planète et à les partager de façon plus équitable. La survie de notre espèce
dépend plus de la façon dont les hommes vivront que
de leur nombre. Nous espérons juste que la vision
pessimiste de Malthus ne réalisera pas. Pour cet économiste, la production de nourriture à tendance à augmenter moins vite que la population, car sa croissance
est linéaire, tandis que celle de la population est exponentielle. Pour garantir une nourriture suffisante pour
tous, éviter les famines, il faut donc limiter le nombre
de personnes.
Oren Jack Turner,
Albert Einstein,
1947
La FAO (Food and Agriculture Organization), dans
son étude prospective « Comment nourrir le monde en
2050 », estime à 3 050 Kcal par jour et par personne la
disponibilité énergétique alimentaire à l’horizon 2050,
soit 10 % de plus qu’au cours de la décennie 2000, et
l’ONU (Organisation des Nations unies) projette que
la proportion d’humains en malnutrition devrait continuer à baisser jusqu’à 3,2 % en 2050, soit 290 millions
de personnes, contre les 850 millions actuels selon la
FAO.
En ce qui concerne la médecine et la recherche,
en 2050, les progrès, sensibles dès à présent dans le
combat mené contre plusieurs maladies incurables,
devraient être au rendez-vous. Nous espérons ainsi
que les succès remportés par la recherche pour vaincre
certaines formes de cancer se généraliseront pour
apporter une solution définitive à cette maladie. Mais
il faudra aussi lutter contre l’inégalité de l’accès aux
soins. Certains pays d’Afrique ne peuvent pas bénéficier des traitements contre le paludisme, par exemple.
Des associations permettent à ces pays de recevoir des
médicaments et une aide médicale, mais cela ne suffit pas. En 2050, ces inégalités au niveau médical ne
doivent plus exister. Par ailleurs, pour éviter l’augmentation de certaines maladies en 2050, il faudra adopter une alimentation et un mode de vie sains. En effet,
comme l’a dit celui qui est considéré comme « le père
de la médecine », Hippocrate : « Que ton alimentation
soit ton seul médicament. »
Née en 1993
à Pau, Imane
Ayach est une
jeune étudiante
en licence
de sciences
politiques et
sociologie à
l’université de
Paris XIII. Ses
études à Paris
lui ont permis
de collaborer à
l’ONG Global
Potential,
basée chez
PlaNet Finance,
en tant que
coordinatrice
de programme.
Elle a participé à
la rédaction du
rapport « Pour
une économie
positive », dirigé
par Jacques
Attali et remis au
président de la
République en
2013. Ce rapport
encourage
notamment
l’implication des
jeunes dans des
projets solidaires
durant leur
scolarité.
La technologie, elle aussi, est en progrès constant.
Son évolution est réellement impressionnante, car, en
l’espace de dix ans, des changements radicaux sont
intervenus. Par exemple, il y a quelques années, un
ordinateur n’était pas indispensable dans le milieu
scolaire. Aujourd’hui, dès le collège, les professeurs
incitent les élèves à utiliser Internet pour envoyer des
devoirs ou des informations par e-mail. L’Homme est
incontestablement un Homo faber, un fabricant d’outils. Ces fabrications nous facilitent la vie, certes, mais
à quel prix ? Ces nouvelles technologies peuvent aussi
être malsaines et représenter, dans certains cas, plus
un mal qu’un bien. Par exemple, certains jeunes sont
victimes d’arnaques ou de harcèlements sur Internet.
La perte d’intimité, la dégradation des relations entre
les personnes sont les principales craintes qu’inspire la
technologie, car, comme l’avait si bien formulé Albert
Einstein, « il est hélas devenu évident aujourd’hui que
notre technologie a dépassé notre humanité ».
D’un point de vue politique, le grand problème qui
se pose à notre monde, c’est que la démocratie ne parvienne pas à s’installer dans tous les pays. Ce régime,
fondé sur des élections, au suffrage direct ou indirect,
est pourtant le meilleur possible. François Mitterrand
a dit « la démocratie, c’est aussi le droit institutionnel
de dire des bêtises ». Or, dans certains pays, les pays
du Maghreb ou l’Égypte, par exemple, ce droit est très
loin d’être reconnu, il n’y a toujours pas de démocratie
et le peuple est même durement réprimé, voire massacré. Chaque jour, des militants révolutionnaires y
sont condamnés à de lourdes peines. Malgré l’élection
d’Abdel Fattah Al-Sissi, la politique de l’Égypte s’enfonce dans l’autoritarisme. En 2050, il faut qu’une solution soit trouvée contre tous ces régimes qui mettent
leurs pays et leurs habitants en danger. En 2050, il faut
aussi qu’un compromis soit trouvé pour la Palestine et
Israël. Pour ce faire, les autres pays doivent agir, trouver une solution afin que cesse ce conflit si lourd.
Jean-Claude BOULET
2050, c’est dans trente-cinq ans. Si on regarde trentecinq ans en arrière, qu’est-ce qui a changé depuis 1980
à l’échelle du monde ?
Les changements plutôt positifs ont été nombreux :
progrès de la médecine, amélioration de la santé,
découvertes scientifiques, internet et technologies de
l’information, mondialisation, chute de l’Union soviétique et du communisme, émergence de la Chine, de
l’Inde, de l’Afrique, émancipation des femmes dans
un nombre croissant de pays, prise de conscience de
l’importance du développement durable ; beaucoup
de pays qui rêvent de croissance, de voitures, de biens
matériels.
LES TÉMOINS
35
Oui, il y a eu des changements majeurs, mais, pendant la même période, beaucoup de choses n’ont pas
évolué : les conflits entre les religions, le racisme, la
course au « toujours plus » entretenue par l’idée de
croissance économique, le terrorisme, l’égoïsme, l’absence de spiritualité, le triomphe du matérialisme, la
prépondérance de la finance… En fait, le monde s’est
transformé, mais l’Homme n’a guère varié.
Comment vois-je 2050 ? Très humblement et en espérant sincèrement me tromper – qui suis-je, en effet, pour
parler de 2050 ?
La planète terre sera fatiguée, car l’écologie, le
développement durable n’auront fait que de modestes
progrès. Il y aura moins de ressources naturelles, plus
de pollution ; le réchauffement climatique se poursuivra. Faute d’une vraie mobilisation planétaire autour
de cet enjeu.
L’Europe n’aura plus de croissance. Elle devra trouver le moyen d’exister, de vivre sans croissance. Elle
aura amélioré son fonctionnement, sa gouvernance
au fil des crises. Mais elle devra gérer cette absence de
croissance, le vieillissement de sa population, sa paupérisation relative, des taux de chômage élevés. Dans
le reste du monde, des milliards d’individus (Chine,
Inde, Indonésie, Russie, Afrique…) refuseront, quant à
eux, de renoncer à accéder à tous les biens, tous les
conforts dont l’Occident jouit déjà depuis au moins un
demi-siècle. Cela entraînera des tensions économiques
majeures. On se battra encore plus qu’aujourd’hui pour
le contrôle des ressources naturelles, pour la conquête
de parts de marché, peut‐être même pour des territoires.
L’alimentation sera devenue davantage écoresponsable, parce qu’on ne pourra pas nourrir neuf ou dix milliards d’individus avec les gaspillages d’énergie, d’eau,
d’aliments actuels. L’enseignement, la propagation du
savoir auront formidablement évolué grâce aux nou-
36
UNE BRÈVE HISTOIRE DE L’AVENIR
Mark Lewis, extrait
du film Downton :
Tilt, Zoom, & Pan,
2005, Paris, Centre
Pompidou, Musée
national d’art
moderne – Centre de
création industrielle
Diplômé de HEC,
Jean-Claude Boulet
débute comme
journaliste à l’AFP,
puis au département
marketing de
Procter & Gamble.
Il est ensuite
consultant en
communication
et en stratégie,
notamment dans
le groupe américain
Young & Rubicam.
En 1984, il crée
avec trois associés
l’agence de
publicité BDDP
(Boulet Dru Dupuy
Petit), devenue en
quelques années
le troisième groupe
français, avant
sa fusion avec
TBWA en 2001.
Jean-Claude Boulet
est un acteur
de la mondialisation
des entreprises,
des marques,
des concepts,
du numérique,
domaine dans lequel
il est toujours actif
en tant
que conseiller
en stratégie
et investisseur.
velles technologies de communication. De plus en plus
d’individus se sentiront citoyens du monde au moins
autant que citoyens de leur pays. La médecine, l’informatique, les biotechnologies, la robotique… auront
bien sûr encore progressé.
Je suis un fervent partisan de la mondialisation.
Je suis convaincu de ses bienfaits, de l’intérêt de voir
apparaître ces citoyens du monde conscients des
enjeux à l’échelle de la planète. Mais, à mon avis, l’humanité sera encore complètement dominée en 2050
par la religion matérialiste du « toujours plus », « toujours plus vite », « toujours plus riche ». Donc le monde
va évoluer par à-coups. Quand les tensions seront trop
fortes, il faudra bien trouver des solutions. Ce sera
vraisemblablement possible pour des sujets comme la
gouvernance de l’Europe, mais je crains, par exemple,
qu’en matière d’écologie des dommages irréversibles
ne soient commis.
Face à cette course en avant, cette idéologie du
« toujours plus », il manquera de la spiritualité, de la
solidarité, de la bienveillance, à l’échelle individuelle
mais aussi à l’échelle mondiale, pour réussir à vivre
ensemble en 2050 et au-delà. Je ne suis pas croyant,
néanmoins je pense que c’est en se souvenant des
enseignements du christianisme ou du bouddhisme,
notamment, qu’on peut espérer trouver les moyens de
faire coexister dix milliards d’hommes et de femmes
sur une planète qui est extraordinaire.
Youness BOURIMECH
Quelle est ma vision pour 2050 ?
À partir de mon vécu et de mon environnement, je porte
un regard grave sur le monde et sur son évolution. Je
rejette les inégalités, condamne l’injustice et valorise
l’Homme. Si je dois imaginer 2050, cette vision se souciera nécessairement préserver la dignité humaine, qui
n’est pas aujourd’hui un acquis pour tous !
Un monde confronté à des dangers et à des défis
Les catastrophes naturelles, comme les plus récents
tsunamis en Asie ou le séisme de Port-au-Prince en
Haïti, devraient poursuivre leurs ravages, auxquels
il faudra ajouter les conséquences du réchauffement
climatique : montée des océans pour les décennies à
venir, avancée des déserts, assèchement des lacs ou
même des mers intérieures.
Les crises économiques, qu’elles soient régionales
ou mondiales, se succèdent et n’épargnent sur leur
passage ni les puissances mondiales ni les économies
les plus faibles.
Les flux migratoires, actuellement évalués à 3 %
de la population mondiale par les Nations unies, sont
destinés à croître, amenant probablement une redéfini-
tion des traditionnels pays de départ et pays d’arrivée :
depuis l’Afrique, l’Amérique latine ou l’Asie du Sud-Est
vers l’Europe occidentale, l’Amérique du Nord ou le
Moyen-Orient.
L’histoire nous met face à la fatalité des guerres et
des conflits religieux, ethniques ou politiques.
Des raisons d’espérer
Bien que dominantes, les énergies fossiles (pétrole,
charbon, gaz) perdent progressivement de leur suprématie en faveur des énergies renouvelables (hydraulique, solaire, éolienne, etc.). Ces énergies nouvelles,
plus respectueuses de l’environnement, peuvent alimenter n’importe quel territoire aménageable. De
modes de production et de consommation plus responsables sont apparus, qui promeuvent les matériaux
recyclables, la gestion des déchets, le contrôle de la
pollution, la modularité des réalisations. Enfin, le fait
que les progrès technologiques, et en particulier la
domotique, soient de plus en plus accessibles permet
d’espérer les voir se démocratiser totalement et contribuer au bien-être de l’Homme.
Au service d’un grand idéal, une solution simple
et concrète : la construction modulaire
La construction modulaire à base d’acier ou de bois
est aujourd’hui une alternative évidente à la construction traditionnelle. Grâce à elle pourraient être bâties
les villes de demain, des villes éphémères. Ces villes
d’un nouveau genre seraient à même d’apporter une
réponse aussi bien aux états d’urgence provoqués par
une catastrophe naturelle qu’à la problématique du
logement. Formidable moyen de préserver la dignité
de l’Homme, ce type de construction ouvre donc des
perspectives d’avenir pleines d’espérances.
Né en 1980 à
Livry-Gargan,
dans le
département
de SeineSaint-Denis,
de parents
marocains
arrivés en
France en
1975, Youness
Bourimech
a grandi à
Bondy au sein
d’une famille
d’entrepreneurs.
Très tôt – dès
l’âge de vingt
et un ans –, il a
créé sa première
entreprise dans
le garage de son
père. Depuis, ses
challenges se
sont diversifiés
et succédé,
portant à son
actif plusieurs
créations
d’entreprises
dans différents
secteurs
d’activité,
mais toujours
en banlieue
parisienne.
Paul Bradbury,
Stacked Cargo
Containers
On peut, bien sûr, craindre que des systèmes lobbyistes déjà en place, hostiles au nouveau modèle
économique qu’il porte, ne freinent le développement
de ce concept constructif. Et son essor peut aussi être
entravé, s’il ne bénéficie de l’aide déterminante d’une
politique volontariste de l’État.
Mais comment ne pas être convaincu par les atouts
si nombreux qu’offre ce mode de construction ?
Les avantages de la construction modulaire
L’un des intérêts de cette technique est sa rapidité
d’exécution. La mise en œuvre d’une construction
modulaire est trop fois moins longue que celle d’une
construction traditionnelle. Elle repose, en effet, sur la
préfabrication en usine de modules en bois ou en acier,
suivie de leur assemblage sur le chantier. De plus, un
processus de construction réalisé à près de 80 % en
usine autorise une bien meilleure gestion des déchets.
Totalement flexibles et adaptables à leur environnement, les constructions modulaires peuvent aisément
être complétées par des extensions, et même déplacées ou encore recyclées.
Non content d’être rapide et modulable, le procédé
présente aussi des avantages économiques. La standardisation du processus de fabrication en usine fait considérablement baisser les coûts : le prix se voit réduit de
moitié par rapport à une construction traditionnelle. Il
pourrait également être créateur d’emploi. Permettant
une plus grande rationalisation des techniques d’assemblage et de construction, il pourrait faire apparaître
des centres de préparation où serait employée une
main-d’œuvre pour partie différente de celle que mobilisent habituellement les chantiers classiques.
Enfin, rappelons-le encore, car ce n’est pas la
moindre de ses qualités, la construction modulaire est
respectueuse de l’environnement. Elle édifie des bâtiments démontables en fin de vie (procédé constructif d’assemblage) ; favorise les matériaux recyclables
(structure acier, bois…), l’autosuffisance énergétique,
les filières de valorisation (collecte et gestion des
déchets en usine) ; évite, grâce à l’industrialisation, les
nuisances de chantier (bruits, poussière, déchets, etc.).
Vivement 2050 !
Avec l’espoir de contribuer à de tels projets, par la
réflexion dans un premier temps, par l’action dans un
second temps, afin de laisser un monde meilleur à nos
enfants…
LES TÉMOINS
37
François DESROZIERS
Imaginer le futur est un exercice difficile, qui nécessite
de faire l’effort de se repenser au présent, tout en se
détachant de l’immédiat. L’enjeu est ici de réussir à
prendre du recul pour se resituer sur une échelle de
temps plus vaste.
En observant les évolutions du xxe siècle, nous prenons conscience de deux phénomènes importants :
l’accélération du temps et l’augmentation des capacités individuelles. Grâce aux progrès technologiques,
l’Homme s’est émancipé de nombreuses contraintes
(naturelles, sociales, techniques...), et il a pu explorer
ou entreprendre, dans un nouveau champ des possibles. De même, le monde s’est ouvert, permettant
de voyager, d’échanger ou de travailler dans presque
tous les endroits de la terre. Ce monde est devenu
plus connecté, globalisé et s’est massifié. Cependant
l’Homme s’est petit à petit retrouvé tout seul au milieu
de ce gigantesque ensemble.
La perspective de ces différents éléments fait naître
en moi une crainte réelle, celle d’une déconnexion de
l’Homme avec son environnement. Face à cette massification, il développerait en réaction un individualisme
défensif, et s’isolerait dans sa conscience de lui-même.
Pour autant, cette appréhension est contrebalancée
par un espoir majeur, qui est que l’Homme se rende
compte de la nécessité de l’Autre, et qu’il utilise ces
nouveaux outils pour s’ouvrir rationnellement à lui.
Le risque d’une déconnexion
Ma principale crainte pour 2050 est donc un risque de
déconnexion entre l’Homme et son environnement,
que ce terme désigne la nature ou bien l’écosystème –
au sens large – des individus (vie sociale, travail...).
Ce danger s’est déjà matérialisé de façon évidente
par le changement climatique et les impacts négatifs
38
UNE BRÈVE HISTOIRE DE L’AVENIR
MartinGuinard Terrin,
installation
Sans titre,
réflexions
François
Desroziers est
âgé de vingt-six
ans. Après un
master de finance
à l’université
de Paris IX –
Dauphine, il
cofonde Spear,
une coopérative
de crowdfunding
solidaire
permettant aux
épargnants
de choisir la
destination
exacte de leur
argent parmi
une sélection
de projets
responsables,
et dont l’objectif
est de faciliter le
financement de
projets de création
d’entreprises
solidaires. Il est
également associé
de CapSens, une
société de conseil
en crowdfunding
et finance
solidaire.
que l’activité humaine continue d’avoir sur la nature.
Quand bien même nous en sommes conscients, nous
ne modifions pas nos comportements, par fainéantise,
au mépris des générations futures. Cette crise écologique est en cours, et sans changement rapide de
notre part, sera génératrice de tensions climatiques,
humaines et géopolitiques. On estime à plus d’un milliard le nombre de réfugiés climatiques d’ici à 2050.
L’Homme risque également de se déconnecter de
son écosystème au sens large en se refermant sur
lui-même et sur ses propres intérêts. Le signe le plus
apparent de cette déconnexion est la diminution de
l’engagement politique dans de nombreux pays. Ce
phénomène est symptomatique du repli sur soi et du
désir de s’abstraire du reste de la société. Je redoute
de voir naître une société de résignés, dénués de toute
croyance en l’intérêt général.
Enfin, on parle souvent de la déconnexion entre
l’économie réelle et la sphère financière. Cette rupture
s’est déjà produite très brutalement il y a quelques
années, du fait d’un manque de transparence considérable. En l’absence de contrôle ou de pouvoir des
individus sur la finalité de leur argent, de nombreuses
institutions ont confisqué la capacité d’action offerte
par la finance. Ma crainte est que ce phénomène s’amplifie, et que des « hyper-agents » continuent de s’accaparer le pouvoir d’agir du plus grand nombre.
L’espoir d’une prise de conscience orientée vers l’action
Les nouvelles capacités d’action sont aussi le fruit d’une
information et d’un savoir devenus de plus en plus accessibles et compréhensibles. Pour agir, il est nécessaire
d’être éclairé, et, à cet égard, le web concrétise le rêve
des Lumières. Il permet à tout un chacun de s’informer
et d’apprendre plus facilement, à l’image de Wikipédia
ou des MOOC (Massive Open Online Courses).
Ma principale espérance pour le futur est que cette
nouvelle forme de diffusion du savoir ouvre les yeux
de l’Homme sur la nécessité d’agir pour autrui. De
nombreuses initiatives prouvent que ce mouvement
est déjà en marche.
La consommation collaborative change radicalement
notre mode de fonctionnement, et transforme notre
économie de la propriété en une économie tournée vers
l’usage. Ainsi, nous avons un impact moindre sur l’environnement et tissons une nouvelle forme de lien social.
De même, la démocratie participative ou d’autres
formes d’engagement citoyen qui apparaissent sur les
réseaux sociaux permettent cette prise de conscience
de l’autre. Proposer une idée pour améliorer la vie de
son quartier ou financer une initiative locale est désormais possible, et change radicalement notre vision de
l’action citoyenne.
Le crowdfunding (financement participatif) est également une innovation majeure, qui offre à chacun la
possibilité de reprendre le pouvoir avec son argent, et
de financer le projet de son choix. Par cet outil, nous
pouvons désormais sélectionner les projets que nous
souhaitons voir naître, et contribuer tous ensemble à la
construction de notre société future.
Toutes ces initiatives me font sincèrement espérer que
cette prise de conscience est irréversible, et que nous
allons tous être amenés naturellement à consommer
de façon plus intelligente, à nous impliquer dans la vie
locale, et à agir en fonction de nos moyens personnels
pour construire le monde de demain.
Sortir de la caverne
À mon sens, l’œuvre de Martin Guinard-Terrin symbolise le tournant auquel nous faisons face. Sa sculpture met en scène une plaque de Plexiglas, qui laisse
entrevoir un reflet statique du spectateur. Derrière cette
plaque transparente se trouve un miroir en perpétuel
mouvement. Nous sommes tous face à ce miroir, à
regarder le reflet changeant du monde. Allons-nous
continuer à regarder le monde bouger autour de nous
ou allons-nous accepter de prendre le risque de le
construire comme nous l’imaginons ?
Aujourd’hui, nous avons tous les moyens d’agir et
de sortir de cette caverne moderne, pour devenir acteur
de notre vie et affirmer enfin notre vision du monde.
C’est cette expression du monde dans sa diversité
qui constitue notre richesse, et il s’agit désormais de
construire le reflet du monde que nous souhaitons.
Geoffrey FARMER
Nous sommes les passagers !
1. Rassembler des photos, c’est rassembler le monde
sous nos yeux. Les films et les images de la télévision
s’allument sur nos murs, les illuminent un instant,
puis disparaissent ; tandis que les images des photographies immobiles sont aussi des objets – légers,
peu coûteux à produire, faciles à transporter avec soi,
à collectionner, à conserver. Dans Les Carabiniers de
Godard (1963), deux apathiques paysans misérables
se laissent entraîner à rejoindre l’Armée du Roi par la
promesse qu’ils pourront piller, violer, tuer, faire tout
ce qu’ils voudront à l’ennemi, et devenir riches. Mais
la valise de butin que Michel-Ange et Ulysse ramènent
triomphalement chez eux, des années plus tard, à leurs
femmes, s’avère contenir uniquement des images :
des cartes postales par centaines de monuments, de
grands magasins, de mammifères, de merveilles naturelles, de moyens de transport, d’œuvres d’art et autres
trésors bien classés par catégories, venant des quatre
coins du globe (Sontag, 1980, p. 3).
2. Il était une fois. Et cela continue, en remontant de
plus en plus loin dans le temps. Sous chaque fois qui
Découper un
papier, cela
veut-il dire qu’on
peut isoler des
fragments ?
Ou que c’est
impossible ?
Ou qu’on peut
les assembler
autrement ? Un
mot, une date :
coupures. On
peut couper en
1967. Appeler
ça Colombie
britannique,
Canada. Ou
nommer ça
Geoffrey Farmer.
Le papier
découpé, mis
debout, dit
quelque chose de
la photographie,
d’un objet, d’une
vie, du retour
à un lieu non
académique. Livre,
représentation
artistique,
processus de
transformation,
récit. Comment
faire des
sculptures avec
des photos.
fut, il y a toujours une autre fois. Avez-vous déjà essayé
de vous tenir entre deux miroirs ? Vous devriez. Vous
verrez une longue ligne de miroirs brillants, de plus
en plus petits, qui s’étendent à perte de vue, de moins
en moins distincts, si bien que vous ne pourrez jamais
voir le dernier. Mais, même si vous ne pouvez plus les
voir, vous, la série des miroirs se poursuit, ils ne s’arrêtent pas là (Gombrich, 2008, p. 2).
3. Franchement, le temps des pendules m’ennuie. Je
ne suis pas horloger. Ce qui m’intéresse est d’appréhender le temps dans son être non structuré. Je veux
dire par là que je m’intéresse à la façon dont cet animal
sauvage vit dans la nature – pas au zoo. Ce qui m’intéresse est la façon dont le temps existe avant que nous
ne mettions notre patte sur lui – avant que nous ne lui
imposions la marque de notre esprit, de notre imagination (Feldman, 2000, p. 87).
4. Dans ce recueil secret, il y aurait tout. Tout, c’està-dire : l’histoire détaillée du futur, Les Égyptiens
d’Eschyle, le nombre exact de fois où les eaux du
Gange ont reflété l’ombre d’un faucon, la secrète et
vraie nature de Rome, l’encyclopédie que Novalis aurait
réalisée, mes rêves endormis et mes rêves éveillés du
14 août 1934 à l’aube, la démonstration du théorème
de Fermat, les chapitres non écrits du Mystère d’Edwin
Drood de Dickens, ces mêmes chapitres traduits dans la
langue des Berbères Garamantes, les paradoxes sur le
temps que Berkeley a inventés mais n’a jamais publiés,
les livres de fer d’Urizen, les épiphanies prématurées
du Stephen Dedalus de Joyce, qui ne prendront sens
qu’après un cycle de mille ans, l’évangile gnostique de
Basilide, le chant que chantaient les sirènes, le catalogue
complet de la Bibliothèque totale, et la démonstration
de son incomplétude. Tout. Et pour une seule ligne
sensée et une seule mention d’un fait réel, il y aurait
des milliards de cacophonies sans le moindre sens, de
dérapages verbaux, de borborygmes. Tout. Mais toutes
les générations humaines pourraient passer devant ces
rayons qui donnent le vertige – ces rayons qui éclipsent
la lumière du jour, ces rayons couverts de chaos – avant
qu’ils ne veuillent bien leur offrir la récompense d’une
seule page acceptable (Borges, 2001).
5. Je serais bien le dernier à professer le lieu commun
stupide que le chagrin ne sert à rien, qu’il faut éliminer le
chagrin. J’aurais honte d’offrir ces mots-là à quelqu’un
dans le chagrin. Et même les gens qui dans leur vie font
tranquillement, paisiblement, opportunément, pareille
démarche n’en gardent pas moins un peu de mélancolie. Le chagrin est lié à quelque chose de beaucoup plus
profond, au péché originel, et au fait que nul ne peut
devenir parfaitement transparent pour lui-même.
6. Coupe le baiser de douces plèvres (lèvres ?). Douceur
humide, humide, humide et sucrée. Baiser apolitique,
baiser de sonorités, trempé d’air. Smack. Baiser pressant. Le Baiser de Klimt. Baiser de Judas. Les belles
LES TÉMOINS
39
couleurs d’un baiser : Giotto. Un baiser dans la chapelle
des Scrovegni. Kataphilein (embrasser). Tendrement,
chaudement.
7. La Bureaucratie de l’inconscient (le début du surréalisme).
8. Sans les rêves, les humains n’auraient pas eu l’occasion de diviser le monde. L’extrême clarté de toutes
les idées-rêves, qui présuppose une foi inconditionnelle en leur réalité, nous rappelle l’état antérieur de
l’humanité, dans lequel les hallucinations étaient très
fréquentes, et tenaient parfois sous leur emprise des
communautés, des nations entières en même temps.
Cette clarté peut illuminer, progressivement, pas à pas,
l’histoire de l’origine de ce monde en tant qu’idée – et
nous élever, du moins par moments, au-dessus de l’ensemble du processus (Friedrich Nietzsche).
9. Il crée un récit combinant faits personnels et faits
historiques d’échelles et de contenus très différents,
présentant une histoire culturelle libre, c’est-à-dire
qui rassemble des objets sans les chapeauter par une
structure linguistique, par une « lecture ».
10.
Quarante jours et quarante rêves
Sombres visions troublant la raison
La philosophie ne peut apaiser l’âme
Mais on saura la vérité dans le miroir
Je te montrerai tes terreurs
Regarde juste le miroir
11. Et, comme on dit, le temps passe et le jour suit son
cours. Et, comme on dit aussi, le temps dénoue les
situations complexes. Et, comme on dit encore, ce qui
nous reste est le visage de la pendule, et pas son mécanisme intime. Le temps, dans sa relation au son, n’est
pas sans rapport avec un cadran solaire dont l’aiguille
40
UNE BRÈVE HISTOIRE DE L’AVENIR
Geoffrey Farmer,
Boneyard
(détail : Germaine
Richier, Il Menhir,
1956-1959, bronze
polychrome),
2014.
d’ombre se déplace imperceptiblement au cours de
son trajet quotidien. Mais, si le son a pour nature d’être
presque la nature, observons notre cadran solaire au
moment où il n’y a plus de soleil, et où il y a cependant beaucoup de lumière. Paradoxalement, c’est à
ce moment-là que le temps nous échappe le moins.
Toutes les ombres ont disparu, nous laissant un objet
fané. En ces instants-là, le temps lui-même est moins
perçu comme un mouvement que comme une image.
Dans le premier cas (en plein soleil), notre temps-son,
scruté par une lumière mesurable, est voué à prendre
la forme fixe d’une mélodie. Dans le second cas (en
l’absence de soleil), le temps s’est transformé en son
pur. Il y a encore du mouvement, mais il est désormais
réduit à la respiration du son lui-même.
12. La Lecture de la tête de pierre, dite aussi
L’Explication de la tête de pierre. L’expert : « Cette tête,
cette tête de pierre… Cette tête, cette tête de pierre…,
etc. » Derrière, vous pouvez aussi voir les deux têtes de
métal. Cette sculpture bipartite pose un autre type de
problème. Un problème de relation, comme on parle
de relation entre deux personnes. Cela change complètement une fois que vous l’avez divisée en trois.
13. Le sentiment subjectif que votre partenaire a violé
les règles ou les normes qui régissent une relation.
14. L’expression qui fait comme si : aujourd’hui.
15. Le livre dont émergent toutes les figures.
16. Petite Maternité debout, 1910-1914. Nous devons
entrer dans l’esprit du personnage : ici le défi est de
situer cette figure dans l’espace humain, de trouver ce
qu’il/elle représente par rapport à d’autres personnes,
d’autres personnalités humaines ; si vous y arrivez,
vous avez gagné. Le sujet est situé dans le royaume
des morts qui continuent à vivre.
17. Où, dans ce vaste monde, l’homme peut-il trouver
noblesse sans orgueil, amitié sans envie, ou beauté
sans vanité ? Ici. Là où la grâce est cousue de muscles
et la puissance tempérée par la gentillesse. Il sert sans
servilité ; il a combattu sans haine. Il n’existe rien d’aussi puissant, rien de moins violent, rien d’aussi rapide,
rien de plus patient. Il porte sur son dos tout le passé de l’Angleterre. Notre histoire est son œuvre ; nous
sommes ses héritiers, il est notre héritage. Le Cheval !
18. Le mémorial ne fera pas seulement mémoire des
victimes, il célébrera l’héroïsme qui a succédé aux
attaques, et la détermination de notre nation à vaincre.
19. Ces sculptures font entendre des craquements, qui
se poursuivent pendant toute la durée de l’exposition.
Un bon nombre de ses sculptures sont perdues ou
détruites.
20. Nous commençons notre journée en nous déplaçant de par notre propre volonté. Certains dans des
fauteuils roulants, d’autres à pas lents vers la cuisine,
traînant des vêtements un peu partout. Traînant des
vêtements, les agrippant, les tirant et les étirant. Ça
commence. Un torse, une narine, du liquide dans un
œil, un ongle incarné au bout d’un doigt. Clic. Griffes,
coagulation, grincements, tintements, la stimulation
de l’eau qui coule, de la vaisselle entrechoquée. Clic,
clac. Rouge, noir, blanc, noir, pourpre, noir, noir, noir.
Disant au revoir de la main, créant des constellations
de lieux où nous demeurons en orbite, puis disparaissant un bref instant pour revenir et y rester. Puis restant là tout en nous déplaçant. Sans oublier les lourds
présents des lieux où il est impossible de ne pas rester.
Et puis, finalement, les lieux que nous pouvons seulement aller chercher à de grandes distances. Nous
projetant nous-mêmes au télescope loin de notre tête
prise de tournis. Notre tête ! Elle s’est retrouvée en haut
d’un escalier, a obliqué pour prendre un taxi. Nous a
ordonné de nous arrêter. Nous sommes les passagers.
Nous frissonnons en traversant la psychologie du vide,
la noirceur caustique, désespérée, de la douleur paralysante, écrasante. Nous supportons les intempéries,
les nuées et les échauffourées, les feux inconscients…
tels qu’ils sont définis par… les calculs servant à combler l’espace entre le proche et le lointain. Donc, nous
voudrions voler, mais ne savons pas voler. Et pourtant,
nous volons. Oui, nous les passagers. Nous y allons
en traînant les pieds, mais nous y allons, poussant nos
charrettes, nos camions, nos liquides, nos chaussures,
nos boîtes, nos papiers. Nous sommes intenables.
Nous explosons, nous menaçons. Nous ouvrons des
portes, appuyons sur des leviers, nous nous sommes
réduits à rien et faisons sortir de nous des avions
énormes… nous détruisons des villages. La tête ! Le
bras, les jambes de l’avion. Et puis, quelque part, on
soulève quelqu’un de son lit, il se défait lentement, se
dessèche, se réduit en fumée, en puanteur, en mots
dégoulinants sur les lèvres des autres. Dernier soupir.
Bouche ouverte. Gasp !
Extraits du guide numéroté accompagnant l’installation Boneyard
(Ossuaire), qui rassemble 813 formes découpées dans du papier :
images de sculptures allant de 1100 avant J.-C. aux années 1970. Ces
images proviennent d’une collection de cartons à dessins d’académies d’art, intitulés Capolavori della scultura (Chefs-d’œuvre de la
sculpture), qui servaient jadis à étudier la sculpture.
Lord FOSTER
À aucun autre moment de l’Histoire, les gens n’ont été
plus nombreux à vivre dans les villes qu’aujourd’hui ;
on estime que, en 2050, 70 % de la population mondiale sera urbaine. Si nous voulons prévoir le futur de
la société humaine, nous devons nous pencher sur la
nature de ces villes, pour la simple raison que l’espérance de vie, la mortalité infantile, l’éducation, l’émancipation sexuelle et politique dépendent des services
vitaux que représentent l’électricité, les égouts, l’adduction d’eau potable.
Norman Foster
est le fondateur
et le président de
Foster + Partners,
groupe
international
d’architecture,
de design et
d’ingénierie, qui
depuis quatre
décennies mène
une action
pionnière pour une
approche durable
de l’architecture
et de l’écologie,
à travers un
large éventail
de réalisations
allant des plans
d’urbanisme à
la conception
de bureaux,
d’infrastructures
et de complexes
industriels. En
1999, 21e lauréat
du Pritzker
Architecture Prize,
Norman Foster a
été honoré de la
pairie à vie, avec
le titre de « Lord
Foster of Thames
Bank ».
Dans Une brève histoire de l’avenir, Jacques Attali
envisage une forme d’hypercapitalisme qui ne fera
qu’élargir la fracture entre une riche élite et des pauvres
marginalisés. On rencontre dans peu de villes au
monde une différence de niveaux de vie plus extrême
qu’à Mumbai, où, d’un quartier à l’autre, les salaires
peuvent varier du simple au centuple. Il y a sept ans,
nous avons mis en place un projet visant à améliorer
la qualité de vie des habitants de Dharavi, l’une des
plus grandes zones de logements précaires de la ville.
Avec un million de personnes entassées dans moins de
deux kilomètres carrés, Dharavi est dix fois plus densément peuplé que les quartiers les plus populaires
de Londres, la majorité des résidants étant logés dans
des habitations à un seul étage. Les commodités sanitaires de base sont réduites, avec une seule installation
de toilettes pour 1 400 personnes ; et le manque d’espace est tel que les enfants font leurs terrains de jeu
au milieu des cimetières et des rails de chemin de fer.
Bien que Dharavi soit souvent étiqueté comme
« bidonville », nous nous sommes aperçus que ceux
qui y vivent utilisent rarement ce terme – la réalité est
bien plus complexe. C’est une zone industrielle, où ont
recyclés 80 % des déchets de Mumbai, et où les petites
entreprises de produits manufacturés sont florissantes.
Quand nous configurons à travers le monde, en tant
qu’architectes, des rues et des espaces publics, notre
but est toujours d’encourager la vie et l’activité. Or à
Dharavi, les rues sont utilisées de façon naturelle par
la communauté comme des lieux de socialisation et de
travail. Nous avons trouvé là une société d’une bonne
cohésion, très soucieuse d’une éducation qui fait sa fierté. Elle avait certes un besoin urgent d’infrastructures
de base, d’une amélioration de l’habitat et des conditions sanitaires ; mais elle possédait aussi de nombreux
aspects positifs, que l’on ne veut pas toujours voir.
Notre projet fournit un cadre pour un processus
de régénération enrichissante, durable et humaine,
qui fasse de Dharavi une partie intégrante de la prospérité croissante de Mumbai, au lieu de considérer
ce quartier comme un barrage au progrès de la ville.
Cette approche, fondée sur le respect de la communauté existante, constitue une alternative radicale à
la méthode traditionnelle de tout raser au bulldozer,
de déraciner la structure sociale et de repartir à zéro –
protocole qui a toujours échoué jusqu’ici. Témoins de
ces échecs, les immeubles d’habitation de quatorze
étages, aujourd’hui vides et abritant les uniques toilettes… Ils ont été construits par le gouvernement local
afin d’améliorer les conditions de vie, mais leur haute
verticalité n’a pas tenu compte de l’étalement horizontal de la société, et ne correspond pas à sa structure
particulière : intrication des lieux de vie et de travail,
importance de la rue et liens communautaires étroits
développés à la faveur des lieux de rencontre publics.
LES TÉMOINS
41
Sarah GOGEL
Nos architectes ont passé du temps à Dharavi, à
parler avec les membres de la communauté, à analyser
et à dessiner les constructions existantes, à regarder la
façon dont les gens vivent, à observer les industries, le
climat, et à comprendre les motivations des différents
groupes de ce quartier. Historiquement, la tendance y
a toujours été de préférer les constructions basses et
d’occuper la majeure partie du terrain disponible.
Nous proposons de doter de meilleures voies d’accès cette zone au plan compact, et d’ouvrir des voies
piétonnes nettes dans cette ville dans la ville. Notre plan
d’urbanisme répond aux besoins sanitaires de base,
traite efficacement le problème des inondations, et
prévoit de nouvelles écoles, des hôpitaux et des parcs,
ainsi que la création d’une nouvelle infrastructure :
une « colonne vertébrale » amenant l’eau potable, les
réseaux de communication, le gaz et l’électricité. Cette
colonne est protégée par une gaine qui passe au milieu
de la rue, au-dessus du niveau du sol, ce qui permet de
réaliser des raccords sans avoir à faire d’excavations.
La surface plane qui recouvre la colonne peut servir
de table pour vendre des marchandises, faire la cuisine, s’installer et se rencontrer – bref être utilisée pour
toutes les activités qui relèvent ici de l’espace public. À
l’intérieur de chaque habitation, un « cœur » individuel
42
UNE BRÈVE HISTOIRE DE L’AVENIR
Norman Foster,
Projet pour
Dharavi, Bombay
(Inde), 2008
connecté à la colonne centrale comprend un four, une
adduction d’eau potable et d’électricité, une évacuation
d’eaux usées : le cadre de base de la vie domestique.
Même si des changements politiques nous ont empêchés de mener à bien notre plan d’urbanisme, notre
travail est devenu une référence pour des réalisations
ultérieures. Plus d’un tiers de l’humanité vit d’ores et
déjà dans des bidonvilles. De plus, 25 % de la population
mondiale vit sans électricité, et 17 % sans eau potable ni
logement décent. La raréfaction grandissante des ressources de la planète, alliée à la rapidité de la croissance
démographique, fait du développement durable de nos
villes un des défis globaux les plus urgents. Il faudrait,
en effet, disposer à l’avenir de cinq planètes Terre pour
l’Amérique, et de trois pour notre Europe, pour continuer
à alimenter notre style de vie actuel. Si nous avons pu le
maintenir jusqu’à présent, c’est uniquement parce que
le reste du monde consomme beaucoup moins d’énergie que nous. Or, cela va changer. Pour écrire autrement
l’histoire du futur, nous devons donc faire face ces problèmes, afin d’aller vers un modèle de développement
plus durable en Occident, et d’exploiter la puissance de
notre société internationale, si bien connectée et de plus
en plus prospère, de façon à changer la vie des plus
pauvres d’entre nous.
D’où venons-nous ?
J’avais dix-huit ans quand je suis partie de « ma France
à moi » (Diam’s). Après le bac, j’ai reçu une nouvelle
incroyable, bénéficié d’une chance inouïe : j’avais
été acceptée pour étudier à Harvard, à Boston, aux
États-Unis. Avec le soutien de mes parents, de mes
grands-parents, de mes frères et de ma sœur, de mes
amis, j’ai décidé de me laisser encore un an, avant
de saisir cette opportunité, pour déterminer ce que je
voulais étudier. Je voulais vivre un moment de liberté,
vivre la vie sans contraintes, pour mieux me connaître
et découvrir le monde autrement. J’ai pris une année
sabbatique, comme beaucoup de mes amis anglais à
l’époque l’avaient fait – après tout si le prince William
prenait une année sabbatique à ce moment-là, pourquoi pas moi ?
Après le bac, j’étais convaincue que je voulais
devenir biologiste. Après cette année sabbatique, où
j’ai vécu six mois dans le village de Chagüitillo, au
Nicaragua, et six mois à Bénarès, en Inde, j’ai changé
d’avis. Mes études et ma vie professionnelle allaient
dorénavant être orientées vers la praxis, c’est à dire
l’action. Pendant mes études supérieures, j’ai certes
appris la théorie, à travers la sociologie, le travail social
et les droits de l’Homme. Mais j’ai surtout eu le privilège de découvrir la pratique, en travaillant dans des
prisons, avec des sans domicile fixe, dans des écoles,
et finalement, en 2007, en fondant avec un ami canadien une ONG qui me tient énormément à cœur, Global
Potential (GP). GP accélère le développement personnel et professionnel des jeunes des quartiers populaires à New York, à Boston, ainsi que dans d’autres
pays du monde, dont mon pays adoptif, le Nicaragua.
Je suis revenue en France il y a deux ans, à l’âge
de trente ans, enrichie par toutes mes expériences à
Paul Gauguin,
D’où venons-nous ?
Que sommesnous ? Où allonsnous ?, 1897-1898,
Boston, Museum
of Fine Arts
Avocate spécialisée
dans la défense des
droits de l’Homme,
Sarah Gogel est
entrepreneuse
sociale et directrice
générale de Global
Potential France,
après avoir fondé
les premiers
bureaux de l’ONG
Global Potential, en
2007 à New York,
pour développer
le potentiel des
jeunes de tous
horizons. Elle a
travaillé pendant
quinze ans dans
les domaines du
développement
international et
de la défense des
droits de l’Homme,
notamment en
France, aux ÉtatsUnis, au Nicaragua,
au Moyen-Orient
et en Inde ; et
notamment pour
l’Agence des
Nations unies
pour les réfugiés
(UNHCR) et
la Fédération
internationale des
ligues des droits de
l’Homme (FIDH).
l’étranger. Je suis rentrée pour retrouver mes amis, ma
famille et surtout pour créer GP en France. Je savais
alors d’où je venais, ou en tout cas j’en avais une bien
meilleure notion. J’avais pris le temps d’explorer mes
passions, mes intérêts, le monde.
D’ici 2050, mon souhait est qu’un maximum de
jeunes et de moins jeunes d’ailleurs, de tous horizons, de toutes cultures et de toutes religions, puissent
prendre le temps de savoir d’où ils viennent. Un cheminement vital qui leur permettra de découvrir qui ils
sont, et où ils vont, afin de trouver leur place dans la
société, en continuant à apprendre et à désapprendre
constamment.
Que sommes-nous ?
Je suis arrivée aux États-Unis deux jours avant le
11 septembre 2001. Le jour des attaques des Tours
jumelles, j’étais au Museum of Fine Arts de Boston. Je
me tenais debout juste devant la toile de Gauguin de
1897 qui allait par la suite devenir une de mes peintures
préférées, titrée D’où venons-nous ? Que sommesnous ? Où allons-nous ? Mes amis et ma famille m’appelaient, inquiets, ma famille du Nicaragua aussi. Que
s’était-il passé ? C’était un moment de crise, de chaos,
d’incompréhension, et l’ironie du sort avait voulu que
je sois devant cette peinture, où le personnage bleu
prenait tout son sens d’évocation de l’au-delà, me rappelant un des dieux hindous qui m’avaient environnée
constamment à Bénarès. J’ai compris qu’il fallait lire
le chef-d’œuvre de droite à gauche, comme l’arabe,
comme l’hébreu. Pendant que le monde se transformait dehors, je pleurais devant cette peinture, dans
ce musée, entourée de beauté et de délicatesse, me
demandant comment nous en étions arrivés là ?
Si les êtres humains, qu’ils soient de n’importe
quelle religion ou sans religion, sont en majorité réellement bien intentionnés et prônent la tolérance, alors
LES TÉMOINS
43
pourquoi autant d’injustice autour de nous ? Mon rêve
est qu’en 2050 nous puissions vivre dans un monde de
dignité, de tolérance envers toutes les religions et de
respect pour la vie de tout un chacun.
Où allons-nous ?
En 2013, lors de ma dernière année en école de
droit, j’ai témoigné, avec quelques jeunes de Global
Potential, du double attentat du marathon de Boston,
le 15 avril 2013. « Où allons nous ? » me suis-je demandé, cette fois-là. Je me suis rappelée du personnage
bleu de l’œuvre de Gauguin, qui allait revenir me hanter lors des récentes tueries du 7 au 9 janvier 2015 à
Paris. Avoir vécu ces trois assauts terroristes sur une
période de quinze ans de ma vie d’adulte, dans les
pays où je vivais à ce moment-là, ne me fait pas pour
autant oublier que des agressions similaires, la guerre,
l’horreur, l’injustice sont malheureusement le quotidien de millions d’enfants, de femmes et d’hommes
à travers le monde ! Mon espoir est que, avant 2050,
nous puissions vivre dans un monde sans attaques,
sans peur, sans crise. Un monde sans crise, une utopie ! Le monde n’évolue-t-il vers la paix que grâce aux
crises, aux efforts que l’on doit fournir pour œuvrer à
une société meilleure ?
Aristide Briand disait : « Pour faire la paix, il faut être
deux : soi-même et le voisin d’en face. » Aujourd’hui,
notre voisin d’en face est multiple, issu de diverses
origines, d’une variété infinie. Soyons Ensemble pour
plus de tolérance, compréhension et appréciation. D’ici
2050, sachons d’où l’on vient, qui nous sommes et où
nous allons, dans une France « qui se mélange, ouais,
c’est un arc-en-ciel » (Diam’s).
Édouard HAAG
En 2050, ma fille – qui vient de naître – aura, je l’espère,
à son tour des enfants. C’est avant tout à elle, à eux et,
à travers eux, à tous les enfants de 2050 que je pense,
lorsque je me projette vers le milieu de ce siècle. Quel
regard porteront-ils sur les hommes et les femmes
de ma génération ? Comment jugeront-ils nos choix ou
nos non-choix ?
Mon plus grand espoir est de pouvoir lire dans
leurs yeux qu’ils nous sont reconnaissants de leur
avoir transmis un monde de possibilités et de paix. Un
monde qui ait du sens et qui leur permette d’exprimer
toute leur créativité. Un monde dans lequel la peur
du lendemain, la peur des autres ou la peur de posséder moins que son voisin auraient cédé la place à la
confiance en l’avenir, à la confiance aux autres et à
la confiance en sa propre valeur.
Naturellement, ma pire crainte serait d’avoir contribué, même passivement, à laisser les périls d’au-
44
UNE BRÈVE HISTOIRE DE L’AVENIR
Dermot O’Connor,
extrait du film
d’animation
There’s no
Tomorrow,
2012
Édouard Haag,
vingt-neuf
ans, diplômé
de ESCP
Europe (École
supérieure
de commerce
de Paris), est
président de
Kubosphère,
société dont
il a été le
cofondateur
en 2010.
Cette startup,
spécialisée dans
la numérisation
de supports
argentiques
pour les
particuliers et les
professionnels,
ambitionne de
sauvegarder,
pour les
générations
à venir, des
millions de
photos et
de films.
Kubosphère est
installée depuis
ses débuts dans
la cité des 4000
à La Courneuve,
où elle se donne
comme objectif
de développer
un maximum
d’emplois.
jourd’hui devenir les réalités de demain. Car, même
s’il est évident que le monde a toujours connu des
menaces et des opportunités, elles n’ont jamais été
d’une si forte intensité. En effet, les menaces actuelles
sont d’une gravité sans précédent : l’épuisement
des ressources naturelles, qui sont le fondement de
notre développement économique et partant de notre
modèle social ; la démographie galopante, qui se traduira par une pression insoutenable sur des ressources
aussi élémentaires que l’eau, la nourriture et les territoires habitables ; et enfin l’absurdité de la société de
consommation, qui pousse à posséder toujours plus
aujourd’hui qu’hier et qui, ce faisant, nous conduira à
posséder beaucoup moins demain.
Les opportunités, quant à elles, représentent un
espoir sans précédent ; le développement de l’éducation de masse, participative et continue à tous les
âges de la vie grâce à Internet, l’émergence d’une
« économie positive » tournée vers le long terme ou
encore les biotechnologies ne sont que quelques
exemples des réalisations les plus prometteuses
que l’humanité est en train de déployer. Elles n’empêchent pourtant pas que domine, chez nos contemporains, le sentiment que l’humanité avance à un rythme
soutenu vers ces menaces, sans qu’il soit possible
d’infléchir sur son cheminement – comme si, à force
de déployer nos libertés individuelles, nous avions
détruit notre liberté collective, au profit d’un système
qui court selon sa logique propre vers sa propre perte.
Ce sentiment d’impuissance, pour effrayant qu’il
soit, offre toutefois l’avantage de nous prémunir de
l’éventuel regard accusateur de nos petits-enfants à
naître en 2050. En effet, si nous ne pouvons pas agir
aujourd’hui, nous ne serons pas coupables demain.
Mais c’est paradoxalement ce sentiment d’impuissance
individuel qui est la cause même de notre impuissance
collective à relever les défis majeurs qui se posent à
nous. En effet, comment ne pas voir que la liberté individuelle de chacun est un fragment de notre liberté
collective ? À travers les innombrables choix que
nous faisons individuellement chaque jour, c’est l’humanité tout entière qui choisit son propre destin. Je
suis libre de travailler pour telle ou telle entreprise,
de consommer tel ou tel bien, d’acquérir tel ou tel
savoir, de voter pour tel ou tel candidat. Tous ces choix
que nous faisons chaque jour influent à leur échelle
sur le monde que connaîtront nos petits-enfants et
sur le regard qu’ils porteront sur nos actions.
Dans ce contexte, j’ai l’espoir d’une reprise en
main de l’Homme par l’Homme, qui, après avoir pris
conscience de la gravité des dangers qui pèsent sur
lui et sur sa descendance, mais aussi de son pouvoir
d’action, réorientera ses désirs – aujourd’hui focalisés
sur l’acquisition de biens matériels à court terme –
vers l’usage de biens et de services créés selon des
processus durables, et vers plus d’être que d’avoir. Et,
puisque le système actuel tout entier, avec la généralisation du marché, est tourné vers la réalisation des
désirs des consommateurs, un changement de ces
désirs signifiera un changement du système.
Je suis optimiste sur notre capacité collective à y
parvenir, mais le chemin à parcourir sera probablement
chaotique. Je pense que les années qui nous séparent de
2050 seront le théâtre d’un conflit idéologique mondial
qui verra s’opposer non pas des États ou des nations,
mais, d’une part, les tenants d’un conservatisme matérialiste et, d’autre part, les tenants de ce que j’appellerai
un « holisme durable ». J’ose croire en l’ascendant progressif de ces derniers, qui jour après jour, choix individuel après choix individuel, donneront à l’humanité la
capacité de se forger un futur moins absurde.
Barbara HENDRICKS
« The condition upon which God hath given liberty to
man is eternal vigilance*. »
John Philpot Curran, Speech upon the Right of Election for Lord
Mayor of Dublin, 1790
En 2032, mon petit-fils Marlon aura vingt ans, cet âge
magique où nos rêves les plus invraisemblables sont
nourris par une créativité sans limite. J’essaie d’imaginer le monde dont il va hériter, mais c’est impossible.
La vitesse à laquelle les choses ont changé depuis le
début de notre civilisation s’est accélérée, doublant sa
cadence voire la triplant, depuis les cinquante dernières
années, alors que j’avais moi-même vingt ans en 1968.
Parce que je ne suis pas du tout clairvoyante, essayer
d’imaginer le monde de 2050 serait un exercice futile.
Mais, en considérant le passé et notre monde d’aujourd’hui, j’aimerais imaginer les outils nécessaires
pour faire face à tout qui peut arriver à Marlon en 2050.
Considérée
comme l’une des
plus éminentes
et actives
cantatrices de
sa génération,
Barbara
Hendricks s’est
produite sur les
plus grandes
scènes du
monde, sous
la direction
de chefs tels
que Karajan
ou Bernstein.
Depuis 1994,
elle participe
régulièrement
à des festivals
de jazz de
renommée
internationale.
Activiste
des droits
de l’homme,
elle travaille
pour le HautCommissariat
des Nations
unies pour
les réfugiés
depuis 1987. En
1998, elle crée
la Fondation
Barbara
Hendricks pour
la paix et la
réconciliation,
destinée à
soutenir sa
lutte pour la
prévention des
conflits dans le
monde.
Et il m’apparaît que l’outil le plus important sera d’être
un citoyen actif dans une vraie démocratie. Ce point de
départ est dicté par mes inquiétudes pour la démocratie, qui est aujourd’hui, à mon avis, en grand danger ;
sa survie est sérieusement menacée.
La démocratie, de demos (peuple) et kratos (pouvoir), est un régime politique où le peuple commande
et est souverain, et non pas soumis à un monarque
ou à un dictateur. Cette démocratie dont je parle a
été conçue durant l’Antiquité dans la cité d’Athènes,
mais son embryon a pris forme au xviie et au xixe siècle.
En Europe, cela a commencé en 1689 avec The Bill of
Rights en Angleterre. Les révolutions aux États-Unis et
en France ont été une grossesse douloureuse et difficile, mais un beau bébé est né. La Constitution des
États-Unis a été fondée sur les principes de la liberté et
de l’égalité pour tous devant la loi, en opposition aux
régimes monarchiques. Elle a été ratifiée en 1788 et
commence avec ces mots : « Nous, le peuple des ÉtatsUnis …» Sa jumelle, rédigée par l’Assemblée nationale,
créée en France en 1789, est fondée sur les principes
de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen,
également en opposition aux régimes aristocratiques.
La Constitution des États-Unis ne donnait accès aux
« liberté et égalité » ni aux esclaves noirs, ni aux femmes
blanches. En France, les colonisés et les femmes étaient
aussi exclus. Les femmes ont eu le droit de voter, aux
États-Unis et en France, respectivement en 1920 et en
1944. Mais ce bébé a commencé à grandir avec l’abolition de l’esclavage en France, en 1848, et aux ÉtatsUnis, en 1865, après la brutale guerre de Sécession. En
1863, Abraham Lincoln, dans son fameux discours à
Gettysburg, disait : « [En 1776], notre nation fut conçue
dans la liberté et vouée à la thèse selon laquelle tous les
hommes sont créés égaux. […] Après tous ces morts
et ces sacrifices suprêmes, à nous de décider qu’elle
aura une nouvelle naissance, que le gouvernement du
peuple, par le peuple et pour le peuple ne disparaîtra
jamais de la surface de la terre. » Le terme démocratie
retrouvait là sa définition originelle, celle qui lui avait
été donnée par les Grecs. Quand bien même, l’abolition de l’esclavage n’était pas l’abolition des inégalités.
Presque cent ans de souffrance et de barbarie, marqués par les lois « Jim Crow », allaient suivre dans les
États du sud des États-Unis. Ces lois cruelles étaient
la base de la ségrégation des races aux États-Unis et
sont devenues un modèle pour les lois d’apartheid en
Afrique du Sud. Elles ont perduré de 1876 à 1965.
Mais ce bébé s’élançait pour ses premiers pas avec
le long processus de décolonisation commencé par les
États-Unis en 1775 et achevé en 1994 avec l’élection de
Nelson Mandela à la présidence de l’Afrique du Sud.
En passant par le mouvement non violent de Gandhi
en Inde en 1947, la lutte de Lumumba au Congo et la
guerre d’Indépendance en Algérie à partir de 1954.
LES TÉMOINS
45
L’enfant du xxe siècle a résisté aux horreurs de la
Seconde Guerre mondiale. Le Conseil de l’Europe et
l’Union européenne sont nés des cendres de cette
guerre. Les dictatures du Vieux Continent – l’Espagne,
le Portugal et la Grèce – sont devenues des démocraties et plus tard des membres de l’Union européenne.
Après que le mur de Berlin est tombé en 1989, onze
pays du bloc de l’ex-Union soviétique sont entrés dans
cette famille de l’Union en Europe. Elle rassemble
aujourd’hui vingt-huit pays. En Amérique du Sud,
plusieurs pays, comme Le Brésil, l’Argentine, le Chili,
ont remplacé leurs dictatures par des gouvernements
démocratiques.
Cependant, alors que la marche vers la démocratie continue dans le monde, la qualité de la démocratie chez nous continue de s’effriter. Le dernier indice
sur la démocratie dans le monde, calculé par The
Economist, discerne plus d’une vingtaine de pays
comme de « vraies » démocraties et une cinquantaine
comme des démocraties « imparfaites ». Ce classement
se fonde sur le processus électoral et le pluralisme, les
libertés civiles, le fonctionnement du gouvernement, la
participation des citoyens et la culture politique dans
ces pays. Mais je trouve que ce sont les nations où la
46
UNE BRÈVE HISTOIRE DE L’AVENIR
Jean-Jacques
François
Le Barbier,
Déclaration des
droits de l’homme
et du citoyen,
vers 1789,
Paris, musée
Carnavalet
démocratie est la plus ancienne et où elle est prétendue « vraie », comme les États-Unis et la France, qui
sont les plus menacées de perdre ce système politique.
La démocratie est, à mon avis, entrée dans la période
turbulente de l’adolescence où ses principes – gouvernement du peuple par le peuple et pour le peuple –
sont loin d’être une réalité.
Pour que la démocratie évolue dans le bon sens,
elle exige que « le peuple », « les citoyens » restent vigilants. On a le devoir de bien nourrir et de protéger les
valeurs de la démocratie, mais il faut surtout que les
règles du jeu soient les mêmes pour tous. Il faut en finir
avec le « socialisme » pour régler des fautes, sans tolérer l’impunité des « grands », comme celle des banques
en 2008, ou de toutes les grandes corporations dans le
monde, le « capitalisme de la jungle », et, à l’inverse, la
prison pour les délits des pauvres et des impuissants.
Cette enfant, Démocratie, née il y a plus de deux
cents ans est maintenant une adolescente. En latin,
adolescere signifie « grandir ». C’est le moment pour
notre démocratie de devenir une jeune adulte dotée de
valeurs qui reposent sur la vérité irréfutable que « tous
les êtres humains naissent libres et égaux en dignité
et en droits », qui excluent discrimination, ségrégation,
oppression, torture, terreur.
Il y a de nombreux problèmes à régler : l’inégalité économique, qui engendre l’inégalité politique ; la
baisse de la qualité de l’éducation ; nos droits à la vie
privée bafoués par les États ; la défaillance grave des
médias. En Europe, depuis le dérèglement, les médias
sont, effet, davantage guidés par des préoccupations
commerciales que par l’accomplissement d’un devoir
nécessaire au bon fonctionnement du processus démocratique. Or les médias sont là pour rendre un service
public, chercher la vérité et informer impartialement le
peuple sans l’endoctriner. Les démocrates citoyens du
monde ont besoin d’être informés pour bien agir, et il
faut agir pour éviter un infanticide.
Dans notre marche vers 2050, nous pouvons empêcher cette catastrophe annoncée, en œuvrant pour une
société juste ; les valeurs de la démocratie sont, comme
l’art, un idéal, et elles doivent être en permanente évolution. La perfection est hors d’atteinte, mais notre devoir
est de toujours viser les étoiles, de cheminer vers cet
idéal. C’est ainsi que Marlon et les enfants de sa génération pourront faire face aux défis qui les attendent.
« Human progress is neither automatic nor inevitable...
Every step toward the goal of justice requires sacrifice,
suffering, and struggle; the tireless exertions and passionate concern of dedicated individuals. »
Martin Luther King
« All tyranny needs to gain a foothold is for people of
good conscience to remain silent. »
Attribué à Thomas Jefferson
Camille HENROT
Propos recueillis par Sandra Adam-Couralet
S. A. — L’art de Camille Henrot reflète son questionnement sur le statut des objets et les archétypes, ainsi que sur la position de l’artiste, entre observation
et action, entre science et éthique. Considérant notre
propre culture avec distance et parfois suspicion, elle
souligne la constitution d’un savoir entendu comme
la possibilité d’y intégrer ce qui justement échappe à
la compréhension et au langage. Elle est ici interrogée
sur la question de la transmission du savoir à travers
les siècles et le principe sous-jacent de la traduction ou
de la collecte qu’elle rejoue dans ses ikebanas. Malgré
les guerres perpétuelles qui entraînent la formation et
la chute des empires, les périodes les plus complexes
et inquiétantes de l’Histoire sont aussi celles de la
conservation, de la transmission des savoirs accumulés, grâce à des acteurs silencieux, loin de la clameur
générale. Ces acteurs invisibles sont, par exemple,
les moines copistes, les lettrés, les scientifiques, écrivains, transcripteurs et traducteurs qui s’attellent à
transmettre ou à traduire autrement la fragilité ténue
de la mémoire. Ces œuvres d’apparence inoffensives
ne sont-elles pas cependant cruciales? Ce qui reste
n’est-il pas, en quelque sorte, un contre-pouvoir à ce
qui meurt ? N’y a-t-il pas en creux une responsabilité
décisive à choisir ce que l’on garde ?
C. H. — C’est sous la menace de la destruction que le
besoin de conserver s’impose. Les hommes du Moyen
Âge vivaient dans les ruines romaines jusqu’à ce qu’elles
soient pillées pour garnir les collections des papes et
des princes, puis des musées ; la Smithsonian Institution
a collecté des enregistrements et des photographies
d’Indiens d’Amérique au moment où leurs populations
Portrait de
l’artiste
Récompensée
par le lion
d’argent à la
55e Biennale de
Venise, Camille
Henrot est une
jeune artiste
inclassable,
passionnée
d’archéologie,
de littérature
ou encore
d’anthropologie.
Elle puise dans
le passé, les
mythes ou
certains rites,
mais aussi dans
ses propres
souvenirs,
ses voyages,
pour concevoir
des œuvres
qui appellent
différentes
disciplines. Dans
ses installations,
elle intègre
vidéos, objets
récupérés,
dessins,
sculptures
ou encore
compositions
florales créées
dans la tradition
de l’ikebana
japonais.
étaient massacrées par l’armée, décimées par les maladies et recluses dans des réserves installées dans les
régions les plus hostiles. La Ghost Dance (danse des
esprits) était un moyen de se souvenir, de garder une
trace, qui pour autant n’était pas écrite et dont, finalement, l’homme blanc ne pouvait pas s’emparer.
Le langage, qu’il soit écrit, oral ou gestuel, est le
moyen de transmettre la mémoire et accomplit en
silence ce que recherche une civilisation lorsqu’elle
veut en dominer une autre : perdurer dans le temps.
L’écriture et la lecture sont des activités subversives,
tout autant que le jardinage. Car, en réalité, tout ce
qui est de l’ordre du plaisir est subversif dans une
culture capitaliste, comme dans une culture marxiste
ou traditionnelle… C’est le sens du titre choisi pour
cette installation (Est-il possible d’être révolutionnaire
et d’aimer les fleurs ?), tiré de l’ouvrage de 1973 de
Marcel Liebman intitulé Le Léninisme sous Lénine. La
conquête du pouvoir.
Dans les souvenirs sur Lénine qu’il nous a laissés,
un de ses tout premiers compagnons (mais il ne le resta
pas) rapporte cette discussion sur un point de doctrine
qui eut lieu en présence du futur fondateur du régime
soviétique. La question était : un révolutionnaire professionnel pouvait-il légitimement aimer les fleurs ?
Un des camarades de Lénine, animé d’un zèle que
le maître lui-même trouva excessif, prit la parole et dit
que « cela devait être interdit, car si on commence par
aimer les fleurs, bientôt l’envie vous prend de vivre
comme un propriétaire foncier, paresseusement étendu dans un hamac au milieu de son magnifique jardin
pour y lire des romans français en se faisant servir par
des valets obséquieux ».
La pratique de l’ikebana a pour vocation de créer
un « espace privilégié » hors du temps laïque – à l’écart
de la brutalité du flux des événements passagers,
qui représentent l’impermanence, la discontinuité, le
changement. L’ikebana, comme la lecture est un « bon
hors du rang des meurtriers » : « Étrange, mystérieuse
consolation donnée par la littérature, dangereuse
peut-être, peut-être libératrice : bond hors du rang des
meurtriers, acte-observation » (Franz Kafka, Journal,
1910-1923, note du 27 janvier 1922).
Dans cet ordre d’idées, la démarche trouve son sens
dans la présentation de plusieurs ikebanas. Le but est de
créer, à l’instar d’une bibliothèque, un environnement
apaisant. Il existait d’ailleurs, dans la Grèce antique,
toute une littérature de la consolation portée par une
véritable croyance dans le fait que le logos fournissait
des armes efficaces pour combattre tout ce qui remettait en cause son immunité spirituelle. Ce rapprochement m’est apparu d’autant plus pertinent que le livre
est aussi, d’une certaine manière, un objet dont il faudrait « consoler l’âme » – ce projet anticipant la menace
que fait peser le livre numérique sur l’objet livre.
LES TÉMOINS
47
Pour autant, l’écrit n’est pas le seul moyen de conserver la mémoire – le culte fétichiste de l’écrit est à l’origine du préjugé de supériorité de la culture occidentale
sur beaucoup d’autres cultures. Il faut s’interroger sur
cette hiérarchie mentale propre à la culture occidentale
qui idéalise les arts du discours et sous-évalue les arts
du quotidien. On retrouve ici l’un des thèmes majeurs
de l’antirationalisme zen, que résume bien l’adage :
« Ceux qui savent ne disent pas et ceux qui disent ne
savent pas. »
Yaron HERMAN
La musique d’une époque est révélatrice de l’évolution d’une culture et de ses valeurs, d’une civilisation.
Ainsi, si l’on considère les formats musicaux que produit aujourd’hui notre culture, on remarque qu’ils sont
de plus en plus courts. Nos capacités d’attention et de
concentration diminuent à mesure que la technologie
investit notre vie quotidienne. Nous « zappons » de
plus en plus vite, pour la télévision comme dans notre
vie personnelle, et cela s’exprime aussi dans notre
manière d’écouter et de créer. Les formats, qui doivent
s’adapter à cette capacité défaillante, couplée à un
désir de rentabilité – time is money –, raccourcissent
donc constamment, et vénèrent les dieux de notre
époque : l’argent, le sexe, la technologie et le confort.
Hélas ! cette recherche de la rentabilité et de l’efficience
technologique, loin d’être rassasiée, ne fait que s’affirmer toujours plus. C’est cette accélération qui, en 2050,
va changer notre manière de penser la musique. Nous
allons devoir nous poser des questions fondamentales
dont nous pensions les réponses évidentes, à commencer par : quels seront nos instruments ?
Nous verrons, en effet, naître une nouvelle gamme
d’instruments. On peut ainsi imaginer des innovations grâce aux hybridations électro-acoustiques. La
richesse sonore, les possibilités infinies et la facilité
d’utilisation apportées par la technologie vont petit à
petit transformer les anciens instruments et la manière
dont nous les utilisons. N’a-t-on pas observé de considérables changements entre le clavecin, le pianoforte
et les pianos d’aujourd’hui ? Comment sera un piano de 2050 ? L’innovation technique ne risque-t-elle
pas de faire disparaître les instruments acoustiques
tels que nous les connaissons ? Il est certain que les
musiques qui ne sauront pas s’adapter aux technologies et aux innovations sonores, tant dans leur production que sur scène, deviendront l’équivalent de la
musique baroque aujourd’hui : une musique présente
et certes infiniment belle, mais réservée à une élite,
une niche parmi les niches.
Les instruments ayant évolué, qui seront les musiciens ? Seront-ils de simples assembleurs de sons
48
UNE BRÈVE HISTOIRE DE L’AVENIR
Robert Delaunay,
Rythme no 1, 1938,
Paris, musée
d’Art moderne de
la Ville de Paris
Pianiste audacieux
et puissant,
Yaron Herman
aborde chaque
concert comme
une véritable
performance.
Travailleur
acharné, soucieux
de repousser ses
limites, le pianiste
israélien fait partie
de ces artistes qui
ne se reposent pas
sur leurs lauriers,
ni se satisfont
de proposer une
musique dans la
norme. Capable
de dégager une
énergie furieuse,
comme de laisser
s’exprimer une
sensibilité d’une
infinie délicatesse,
Yaron Herman
déploie un
éventail stylistique
dans lequel on
pourrait bien
voir un exemple
décoiffant de ce
qu’est le jazz au
xxie siècle.
préenregistrés, samplés, reproductibles à l’infini, parfaits dans leurs sonorités ? Ne deviendra-t-il pas ainsi
plus facile de faire de la bonne musique ? Cette facilité apportée par la technologie nous conduira à nous
interroger sur la notion même d’artiste. Sera-t-il encore
créateur ou juste assembleur ? Ne deviendra-t-il pas
médiocre, prévisible par manque de connaissance ? Il
est vrai que notre idée du musicien comme celui qui
maîtrise son instrument, sait lire la musique et connaît
la théorie est en train de se réduire comme une peau
de chagrin, et n’est plus valable que pour les niches
musicales savantes, telles que le classique, le jazz et les
musiques dérivées, à quelques exceptions près.
On peut imaginer que faire de la musique deviendra plus accessible et plus ludique. À l’aide de programmes, de plug-ins, tout le monde pourra créer ou,
dois-je dire, assembler. Les assembleurs ne maîtrisent
pas nécessairement un instrument et souvent ne savent
pas lire la musique, mais ils sont capables, grâce à la
technologie, de combiner les sons préexistants stockés dans des banques sonores aux ressources infinies.
Cela ouvrira un accès universel à des données et à des
possibilités, certes, mais aboutira à un degré moindre
de création, en raison de la mise en avant d’un résultat musical sans processus artistique. Or c’est ce processus même qui donne son sens à une œuvre ! Les
choses qui nous viennent facilement, nous les perdons
tout aussi facilement !
Quand on connaît la difficulté de l’apprentissage
de la musique et de la maîtrise d’un instrument, un
long travail à l’opposé de la facilité et de l’immédiateté
qu’offre la technologie, on peut se poser la question de
savoir si, à l’avenir, nous aurons affaire à de véritables
artistes. La question est cruciale, car ces derniers ont
un rôle à jouer dans notre société ! Ils cherchent à toucher des idéaux universels, qui dépassent les règles du
marché et les contraintes, qui repoussent les limites de
la médiocrité, du prévisible, du matériel. L’artiste est
celui qui projette sa vie, son monde intérieur et antérieur pendant le processus de création, et le résultat de
ce voyage est l’œuvre elle-même. Si l’on peut arriver
trop facilement au même résultat, sans passer par le
processus, sa douleur et son effort, on perdra forcément du sens, de la profondeur et du vécu, pour se
retrouver dans une saturation générale de belles et
fausses émotions.
La technologie transformera donc radicalement la
création musicale, mais elle transformera aussi notre
manière d’écouter la musique. Celle-ci sera personnalisée et interactive. L’auditeur sortira de la passivité et
participera à l’élaboration de morceaux à travers des
interfaces real time. La musique en live sera, elle aussi,
enrichie par l’intégration et la stimulation de plusieurs
sens, dans une expérience multisensorielle, par le biais
d’images, de matières, voire de substances, à l’aide de
nanotechnologies, entourant la musique d’une réalité
virtuelle.
Est-ce là l’unique voie possible ? Je ne le pense
pas. Le retour de certains à un son plus naturel,
intime, débarrassé de la technologie me semble assuré. Parallèlement à cette tendance du développement
frénétique des technologies, en effet, germent déjà
les graines d’une tendance contraire : un désir de préserver la nature et son rythme ; un respect de l’environnement, un souhait de se rapprocher de la nature
et, ce faisant, de retrouver la nature humaine. Cela
correspond à la recherche d’un sens, dans un monde
qui change à une vitesse incroyable et qui n’a plus de
valeurs absolues.
L’enjeu de la musique, miroir de la société, sera de
trouver une voie du milieu entre ces deux tendances.
Les ordinateurs vont transformer les instruments, la
manière de produire la musique et vont rendre plus
facile l’assemblage de sons. Il nous incombe de savoir
les utiliser à leur juste mesure, c’est-à-dire comme
des outils et non comme une fin en soi. La technologie devra nous aider à métamorphoser l’expérience
humaine en musique, sans éclipser notre compréhension du processus créatif même. Ainsi la technologie et
l’Homme marcheront, en musique, de concert… Ainsi
nous deviendrons plus humains.
René Magritte,
L’Heureux
Donateur, 1966,
Bruxelles, musée
d’Ixelles
Augustin JACLIN
Diplômé
de l’EDHEC
Business School,
aujourd’hui
entrepreneur dans
le développement
durable, Augustin
Jaclin a participé
à plusieurs projets
d’entreprises en
France, au Canada
et aux ÉtatsUnis. En 2010, il
cofonde Lemon
Tri, une entreprise
sociale novatrice
consacrée au
recyclage des
emballages
de boisson et
qu’il continue
actuellement
de développer.
Il a contribué
à l’élaboration
du rapport
de Jacques
Attali « Pour
une économie
positive », remis
au président de
la République
François Hollande
en 2013.
Rêvons les yeux grands ouverts. C’est aujourd’hui que
nous construisons demain, sans certitude, mais, je le
souhaite, pleins d’entrain, de cœur à l’ouvrage et d’envie d’entreprendre. En 2050, alors que l’espérance de
vie, dans les pays développés, aura sûrement crû de
dix ans, grâce notamment à la nanomédecine et aux
organes électroniques, il faut espérer que nous n’aurons pas à rougir du monde que nous aurons construit
ou laissé construire.
Être conscients des grands défis qui nous attendent,
pour ces quarante prochaines années, est la meilleure façon de ne pas subir certaines conséquences
irréversibles dont nous pourrions être responsables.
Contribuons proactivement à l’avancée vers un monde
meilleur, laissons notre attentisme au placard et
retroussons nos manches.
Nous connaissons les urgences environnementales
qui nous menacent : la fulgurante réduction de la biodiversité, le réchauffement climatique et l’épuisement
des ressources naturelles ; mais nous ne mesurons
pas encore précisément la résilience de nos écosystèmes, c’est-à-dire leur capacité à absorber et surtout
à se remettre de ces altérations. Les catastrophes naturelles sont en hausse depuis vingt ans, où en seronsnous en 2050 ? Si, par saturation, nos environnements
cessent de se régénérer, notre garde-fou disparaîtra et
chaque nouveau changement, même minime, pourra
alors provoquer une rupture, un choc inconnu, comme
LES TÉMOINS
49
la carte de trop posée sur le château ou la goutte d’eau
qui fait déborder le vase.
Pour mieux comprendre cet équilibre complexe
et se prémunir d’éventuels traumatismes plus violents, il convient d’adopter une approche globale et
de faire émerger les nombreuses interconnections qui
régissent ces systèmes. Pour cela, une collaboration
mondiale renforcée est nécessaire, tant pour densifier
les études que pour structurer les actions. Face à ces
enjeux, nous sommes tous dans le même bateau.
Agissons en inventant les matériaux de demain qui
seront réutilisables ou recyclables, en réduisant nos
consommations à la source, en privilégiant l’usage
et le partage plutôt que la possession, en faisant le
choix d’énergies renouvelables et non fossiles chaque
fois que cela est possible. Sautons à pieds joints dans
l’« économie circulaire ». Nos contributions individuelles sont nécessaires, dans nos vies personnelles
et professionnelles ; mais la véritable clé sera collective, dans l’échange, dans la collaboration et dans l’altruisme.
Si l’on se prend à rêver, nous pouvons imaginer
que, d’ici 2050, un formidable rapprochement, européen ou planétaire, nourri par les réseaux sociaux, de
toutes les énergies positives et volontaires aura émergé. Un élan rassemblé autour d’un projet de croissance
éclairée, de préservation de nos écosystèmes et de
développement durable. Un regroupement, issu de la
société civile, de personnes motivées par les simples
satisfactions d’être utiles et de laisser aux générations
futures un terrain de jeu propre et dégagé.
Rêvons donc de changements positifs, en gardant
nos yeux grands ouverts.
Trois éléments dans L’Heureux Donateur retiennent
mon attention et prolongent mon propos. La part de
rêve et d’imaginaire d’abord, constante chez Magritte,
qui nous invite à voir plus loin. Ici l’homme, au premier
plan, est une fenêtre, c’est lui qui nous donne la vision
de ce qui se passe derrière. Le titre évocateur, ensuite,
traduit bien la forme d’altruisme que j’appelle de mes
vœux. Et enfin, le grelot, posé sur le muret à gauche,
nous rappelle l’urgence de la situation, tel un signal
d’alarme.
Léa KLEIN
En France, 98 % des jeunes vont à l’école. Nous pouvons en déduire que ce même pourcentage est donc
éduqué à devenir un citoyen.
Je m’appelle Léa Klein et l’école ne m’a pas éduquée. L’école m’a permis de développer des connaissances, de comprendre l’histoire de mon pays. Mais
elle ne m’a pas donné les clefs du fonctionnement du
monde dans lequel je vis aujourd’hui.
50
UNE BRÈVE HISTOIRE DE L’AVENIR
Hilla Medalia,
extrait du
documentaire
Dancing in Jaffa,
2013
En 2009, Léa Klein
crée une association
dans son école de
commerce, afin
de développer des
projets dans un
village au Burkina
Faso. Grâce à son
rôle de présidente
et à son implication
quotidienne,
Léa rejoint le
Programme des
Nations unies pour
le développement
à Genève, où elle
analyse l’impact
des politiques
commerciales des
pays d’Afrique sur
leur développement.
En 2013, elle intègre
l’équipe d’Enactus
France, puis
MakeSense en 2014,
un mouvement
international qui
accompagne les
entrepreneurs
sociaux dans la
résolution de
leurs défis. Elle
a participé à
l’élaboration du
rapport de Jacques
Attali « Pour une
économie positive »,
remis au président
de la République
François Hollande
en 2013.
D’après moi, l’éducation est la base première du
développement d’un pays. Il est fondamental que n’importe quel individu sur Terre ait accès à l’éducation –
mais pas à n’importe laquelle. Nous avons besoin d’une
pédagogie qui nous permette de devenir des citoyens
du monde, c’est à dire de développer des savoir-être
et des savoir-faire, tels que l’empathie, l’esprit critique,
la créativité et la résolution de problèmes complexes,
afin d’ouvrir notre esprit aux autres. En effet, l’Homme
a tendance à faire des amalgames par facilité, sans
chercher à comprendre la source première d’un acte,
ni s’obliger à le décrypter.
Le spectre qui, selon moi, plane sur 2050, est l’apparition d’individus qui chercheraient à diviser notre
société, car l’école ne nous a pas éduqués et préparés à comprendre le monde dans lequel nous vivons.
Bien sûr, nous avons tous une culture propre et une
façon de vivre différente ; mais si nous prenions tous le
temps de nous comprendre, la peur de l’autre disparaîtrait. C’est ce que montre Dancing in Jaffa une œuvre
cinématographique réalisée par Hilla Medalia, qui
raconte comment Pierre Dulaine, professeur de danse,
a accompagné un groupe composé d’enfants juifs et
d’enfants palestiniens, pour les faire danser ensemble.
L’éducation ne passe pas seulement par l’école mais
aussi par le sport, la rencontre de l’autre, l’entrepreneuriat, le faire ensemble. Si nous sommes capables
de devenir citoyens du monde, nous pourrons limiter
la barbarie humaine.
La force de notre société réside dans son constant
besoin d’innover. Les nouvelles technologies permettent de faire émerger de nouvelles formes de pédagogies et donnent accès à cet enseignement innovant,
où que l’on se trouve dans le monde, y compris dans
les zones les plus reculées. De nombreux mouvements
tels que MakeSense utilisent déjà le digital pour ame-
ner les jeunes à s’engager autour de problématiques
sociétales, tout en expérimentant de nouvelles formes
d’apprentissages.
Alvin Toffler, futurologue américain, né dans les
années 1920, a dit : « Les analphabètes du xxie siècle
ne seront pas ceux qui ne savent ni lire ni écrire, mais
ceux qui ne peuvent apprendre, désapprendre et réapprendre. » Cette pensée recoupe exactement mes préoccupations pour notre monde futur : vivant dans une
société en perpétuelle évolution, nous devons être
capables d’apprendre et de réapprendre le monde dans
lequel nous vivons, et ne rien considérer comme acquis.
Lorsque l’école nous permettra réellement de devenir des citoyens du monde, nous serons capables de
répondre aux enjeux sociétaux et environnementaux de
celui-ci. Ma crainte pour l’avenir n’en est pas vraiment
une ; je suis réellement enthousiaste de participer à cette
innovation commune et mondiale : développer de nouvelles formes de pédagogies pour permettre à tous les
individus sur Terre de bénéficier de la même Liberté.
Éléonore LADREIT DE LACHARRIÈRE
L’œuvre commence par un long ruban de pinède,
comme un papyrus déroulé, à travers lequel marchent
des femmes et des hommes. De tout âge, venus de différents horizons, ils se retrouvent sur un même chemin, ils se dirigent tous lentement et en silence vers un
même lieu inconnu. Un lien invisible et mystérieux les
unit les uns aux les autres. Ce même mystère qui les
relie les uns aux autres, les relie aussi aux spectateurs.
Comme une évidence. Installation du vidéaste Bill
Viola, Going Forth by Day (« Pour sortir au jour »), nom
littéral du Livre des morts de l’Égypte ancienne, nous
plonge dans une œuvre en cinq panneaux qui ne prend
son sens que si on la visionne dans son ensemble,
cerné par ses différents panneaux vidéo. En voir des
bribes ne suffit pas. La connaître par le biais d’extraits
vidéo ne suffit pas. L’enjeu est – et demeurera – de la
vivre, et de la vivre ensemble.
Penser demain, se projeter en 2050, c’est bien sûr
avoir ce formidable espoir de la connaissance pour
tous. La population mondiale devrait passer de 7,2 milliards à 9,6 milliards d’êtres humains en 2050, Chine
Diplômée de
l’université de
Paris IX-Dauphine
et de l’ESSEC,
Éléonore Ladreit
de Lacharrière
a travaillé en
Inde pour PlaNet
Finance, une
ONG instaurant
des programmes
de microcrédit
pour les plus
défavorisés. Elle
a ensuite rejoint
la Fondation
Culture &
Diversité, dont
elle est déléguée
générale. Elle
est membre
du conseil
d’administration
de Fimalac, du
Centre français
des fonds et
fondations, de
la Fondation
Léopold Bellan
et de l’École
nationale
supérieure
d’architecture de
Marne-la-Vallée,
et présidente
du conseil
d’administration
du musée Rodin.
Bill Viola,
installation vidéo
Going Forth by
Day, panneau 2 :
« The Path »,
2002
et Inde en tête avec 1,5 milliard d’habitants chacune.
La France comptera alors 72 millions de personnes,
selon les sources les plus probantes. Plus forte que
tout, la vie va croître. La connaissance et l’information
se répandront concomitamment. Deux milliards d’internautes aujourd’hui, six milliards ou plus demain.
L’alphabétisation continue à progresser, la mortalité
infantile continue de reculer, la multitude des informations est un vecteur d’égalité entre individus. Les frontières deviennent toutes relatives et le pari d’une paix
universelle est pris.
Parallèlement à cette croissance de la population et
des connaissances, notre monde sera celui des hypercalculateurs. En 2010, l’ordinateur des marchés financiers était déjà capable de recueillir, de trier, d’analyser
l’information et de prendre une décision en cinq millisecondes. En 2050, les robots seront des machines
dotées de capacités d’apprentissage autonome, aptes
à tenir une conversation avec l’homme, et à même
de réaliser toutes les tâches des professions intermédiaires d’aujourd’hui, qu’elles soient manuelles ou
intellectuelles.
L’individualisme, la solitude, la précarité des relations humaines seront pourtant, et de plus en plus,
l’apanage de ce nouvel ordre mondial. Autant de
connaissances échangées pour autant de solitudes.
Certains sont déjà sur une voie de rédemption qui
passe par le like et le share, parfois sans jamais se rencontrer. D’autres bâtiront de malheureux phalanstères
pour s’abriter de la surinformation ou pour reclure
leur culture. Ce sera aussi le temps d’une nouvelle
Renaissance, la culture de demain qu’aucune machine
ni aucune solitude ne pourra suppléer.
La culture de demain, c’est cette volonté d’avancer
ensemble, de la vivre « religieusement », c’est-à-dire de
relier, relier les pratiques des uns aux connaissances
des autres, pour en faire un tout cohérent. C’est faire
en sorte que l’homme nomade qu’évoque Jacques
Attali dans sa Brève histoire de l’avenir ne soit pas seul
face à lui-même, à la connaissance, à l’avenir, mais
qu’il trouve la possibilité d’avancer sur ce ruban de
pinède « pour sortir au jour », conscient de la force de
son humanité et de celle des autres.
Les programmes de la Fondation Culture &
Diversité en faveur de la cohésion sociale, reposent
LES TÉMOINS
51
aujourd’hui – et reposeront demain, nous l’espérons –
sur cette conviction que le partage de repères culturels
et les pratiques artistiques sont de formidables outils
pour construire une société harmonieuse et solidaire,
grâce à l’épanouissement de chacun et à l’apprentissage du vivre ensemble. Ces actions sont fondées sur
une démarche qui associe le voir, le savoir et le faire.
Parce que les arts et la culture participent du vivre
ensemble et de l’égalité des chances, l’un des enjeux
majeurs de notre société est de permettre au plus
grand nombre un égal accès aux contenus culturels,
aux pratiques et aux formations artistiques. Dans ce
flux gigantesque de données à venir, il s’agit, en effet,
d’établir des repères ; de proposer des méthodes pour
développer ses connaissances et les hiérarchiser, bien
sûr ; d’offrir des outils pour connaître et comprendre les
arts, aussi. Mais il s’agit surtout de donner l’envie, l’envie d’être un homme, tant pour soi que pour les autres ;
d’apprendre à aimer, apprendre à créer. L’altérité, le
courage, l’humour, la beauté, la volonté, l’amour ne se
calculent pas, ne s’apprennent pas. Ils se vivent, « pour
sortir au jour », et poursuivre ensemble ce chemin.
Le monde de demain, c’est ce chemin mystérieux,
celui de la rencontre, le pari de l’homme.
François LE GALLIC
« Tous les matins du monde sont sans retour… »
Pascal Quignard
Il est assez difficile d’exprimer ses espoirs à l’égard de
l’avenir, car cela revient toujours à avouer une certaine
défaite. Nous espérons, parce que le monde comme
il va ne satisfait pas nos exigences. L’espérance porte
en elle-même sa dose d’amertume et de regrets. Sa
remise en question fait toujours apparaître le poison
derrière l’onguent. Elle flatte l’avenir, mais méprise le
présent. Espérer, c’est agir comme si la vie n’avait pas
commencé. C’est faire comme si tout était encore à
réaliser, comme si les temps que nous vivons ne présentaient un intérêt que parce qu’ils serviront un après,
qui, lui, existera véritablement. Cette soumission à
des temps prochains glorieux cache, sous des dehors
aimables, une profonde détestation du quotidien, jugé
triste et plein de médiocrité. Cette manière de considérer la vie en général est profondément angoissante,
car elle place l’homme dans un état d’insatisfaction
permanent. Elle lui laisse accroire que l’« après » sera
forcément meilleur, qu’il suffit d’attendre et de prendre
son mal en patience. Albert Camus a écrit : « On parle
de la douleur de vivre. Mais […] c’est la douleur de ne
pas vivre qu’il faut dire. »
J’ai moi-même longtemps raisonné de la manière
que je condamne, n’arrivant pas à réconcilier un pas-
52
UNE BRÈVE HISTOIRE DE L’AVENIR
sé que je souhaitais oublier, un présent que je jugeais
Lubin Baugin,
Le Dessert de gaufrettes, insultant et un futur auquel j’enjoignais d’advenir plus
1630-1635, Paris,
tôt. Une seule chose a jamais su mettre un terme à cette
musée du Louvre
Diplômé de
l’École de l’air et
de Sciences Po
Aix, le lieutenant
François Le Gallic
est né en 1988. Il
voue une profonde
passion à l’homme
et à ses créations :
une belle flanelle,
les bulbes dorés
d’une cathédrale
orthodoxe ou
encore les vents
grondeurs d’un
orgue… Le monde
est d’autant plus
merveilleux qu’il
est chanté par des
êtres dédiés à leur
art, dont la passion
guide le cœur et la
main.
François Le Gallic
n’est ni musicien, ni
peintre, mais trouve
dans l’écriture une
force puissante, une
voix intemporelle
accessible à tous.
Puisqu’il s’agit de
vivre, autant se
prêter au jeu avec
entrain et « faire son
métier d’homme là
où le destin nous en
fournit l’occasion
et le moyen »
(Pierre Bertaux,
introduction aux
Souffrances du
jeune Werther,
Goethe).
agitation de l’âme : la beauté. L’amour de la beauté,
que les athonites appelaient « philocalie », est source
de joie pour celui qui sait l’accueillir et s’en réchauffer
le cœur.
La beauté n’appartient à aucun temps. Sa contemplation revient à « tirer l’éternel du transitoire »
(Baudelaire). Elle est création de l’homme, mais excède
pourtant sa simple mesure, comme s’il n’en était que le
dépositaire et non le maître. Penser que la beauté s’approprie, c’est faire la même erreur que le jeune Marin
Marais dans le roman de Pascal Quignard. C’est croire
être musicien, alors qu’on ne fait que de la musique.
La beauté n’est pas là pour briller en société. Et elle
n’aura jamais assez de lustre pour raviver l’éclat d’un
ego terni, parce que là n’est pas sa finalité. La beauté
est avant tout générosité. Comme le confesse le maître
de viole Monsieur de Sainte-Colombe : « Quand je tire
mon archet, c’est un petit morceau de mon cœur vivant
que je déchire. Ce que je fais, ce n’est que la discipline
d’une vie où aucun jour n’est férié. J’accomplis mon
destin. »
Ne regrette ni n’espère, contente-toi de donner, telle
pourrait être la leçon dispensée, si les notes pouvaient
nous parler et si nous pouvions les entendre. Perdre sa
vie à regretter est aussi vain que perdre sa vie à espérer. Les protagonistes de Tous les matins du monde
(1991) n’échappent pourtant pas à cet écueil. D’un côté,
Marin Marais, élève surdoué cherchant à retrouver sa
voix perdue d’enfant de chœur dans les sons des sept
cordes d’une viole. De l’autre, Monsieur de SainteColombe, maître renommé enfermé dans une solitude
orgueilleuse depuis la mort de son épouse ; il est présenté comme un ami du peintre Lubin Baugin, dont le
tableau Nature morte aux gaufrettes évoque le souvenir mélancolique de la femme disparue. Tous deux
vivent dans le regret d’un avant qui ne reviendra pas,
et dans l’espoir d’un après qui tarde trop (les honneurs
de la cour pour Marin Marais, l’au-delà pour Monsieur
de Sainte-Colombe).
Face à l’absurdité de la vie, qui prend ce qu’elle
avait autrefois donné, l’homme peut se sentir désemparé. Avoir conscience que le monde n’est pas là pour
nous, qu’il n’est pas là pour nous faire plaisir, est un
savoir potentiellement désespérant. Dans ce cadre,
la musique, qui naît du néant et rejoindra le néant,
est une parenthèse enchanteresse. Elle est un cri de
révolte, elle est celle qui dit non, celle qui dit que du
chaos peut naître la joie. Joie d’être réunis et de traverser cette vie ensemble. La musique joue ainsi un
rôle de réconciliatrice. Elle accueille nos deux héros
dans leur détresse respective et ne leur demande rien.
Elle se contente d’être. Elle est « ce petit abreuvoir pour
ceux que le langage a désertés ». Dans la cabane aux
planches de bois grises, ce sont des larmes de joie qui
s’écoulent sur les visages des deux hommes. Ce sont
des lèvres maternelles qui viennent s’apposer sur une
blessure qu’on a ravivée trop souvent.
Ce pouvoir propre à la musique peut déconcerter
de prime abord. Il est tel que certaines compositions
possèdent la capacité de « réveiller les morts ». Elles
raniment les fantômes du passé. Elles transfigurent
le moment présent en un temps qui n’est pas de ce
monde. Elles rendent à un mari endeuillé les caresses
d’une femme aimée. Elles rappellent à un jeune
homme les chœurs puérils qui résonnaient autrefois
dans l’église de Saint-Germain-l’Auxerrois. Il est tel
aussi que, en 1648, le tsar Alexis Ier, sous la pression de
l’Église orthodoxe, fit interdire l’usage des instruments
lors de la célébration des offices, car ils étaient considérés comme diaboliques. Cette accusation n’est pas
sans fondement. « Monsieur de Sainte-Colombe, après
avoir craint qu’il pût être fou, considéra que si c’était
folie, elle lui donnait du bonheur, si c’était vérité, c’était
un miracle. »
Folie ou miracle ? Il ne nous appartient pas de trancher. « Le seul véritable commentaire à un morceau de
musique, un autre morceau de musique » (Stravinsky).
Louis MALPHETTES
Toutes proportions gardées, je retrouve dans le personnage représenté par Edvard Munch dans Le Cri un
reflet de mon anxiété à propos de l’avenir de la France.
Du haut de mes dix-huit ans et comme l’homme qui
crie, j’ai l’impression d’être dans un univers flou que
je ne parviens pas à déchiffrer. Je sais que je n’ai pas
toutes les clés pour pouvoir analyser en profondeur les
Après avoir
vécu dans le
XIXe arrondissement
de Paris, Louis
Malphettes est
actuellement en
classe préparatoire
aux grandes écoles
de commerce au
lycée Notre-Damedu-Grandchamp
à Versailles. Il
complète son cursus
académique par une
formation sportive,
qu’il pratique à haut
niveau, la boxe
anglaise – discipline
au sein de laquelle il
a remporté plusieurs
titres régionaux
et interrégionaux
depuis l’âge de treize
ans –, et par deux
passions, l’économie
et la géopolitique.
problèmes auxquels nous devons faire face et en trouver les solutions. Mais ce qui m’inquiète le plus, c’est
de ne pas être le seul dans cette situation, et que ceux
qui pourraient aider à y voir plus clair ne le fassent
pas. À l’image des deux hommes dans l’arrière-plan
du tableau, ils continuent leur chemin à la poursuite de
leur propre intérêt.
Tout comme le fond de cette peinture, l’avenir de
mon pays semble flou et peu avenant. La France telle
qu’on la connaît aujourd’hui en tant que grande puissance économique, stable politiquement et où il fait
bon vivre, aura presque disparu en 2050, si rien ne
change. C’est pourquoi, sans vouloir donner de leçons,
j’ai essayé de pointer du doigt les principaux problèmes
auxquels l’Hexagone devra faire face d’ici 2050.
Face à une concurrence internationale qui s’accroît, la France doit pouvoir compter sur une maind’œuvre hautement qualifiée permettant d’améliorer
la productivité globale des facteurs (PGF). Or d’après
le rapport PISA (Programme international pour le suivi des acquis des élèves), le niveau moyen des élèves
français se dégrade et le nombre d’élèves en échec
scolaire augmente. En effet, 15 % des élèves du primaire décrochent au collège et sortent du système
éducatif sans diplômes valorisables sur le marché du
travail. La moitié de ces élèves aux profils peu recherchés, pour la plupart issus de milieux défavorisés, se
retrouvent au chômage longue durée avec seulement
10 % de chances de trouver un CDI. Ces individus, principales victimes de la mondialisation, seront en 2050
en concurrence frontale avec une main-d’œuvre autant
voire plus qualifiée, mais 85 % à 300 % moins chère. Si
des efforts immédiats d’insertion et de formation continue ne sont pas entrepris, la France risque fort de voir
son nombre de chômeurs exploser et sa main-d’œuvre
disponible et qualifiée diminuer jusqu’en 2050. Cela
renforcera la tendance actuelle baissière du taux d’emploi français.
L’école de la République peine à fournir des profils adaptés à un marché mondial du travail. Une des
raisons évidente de ce manque de compétitivité est
l’augmentation de profils trop franco-français et pas
assez diversifiés. La compréhension des marchés extérieurs par les dirigeants français est trop faible. Ce qui
pénalise nos exportations et dissuade les entreprises
étrangères de s’implanter en France. Les profils trop
stéréotypés (X, Centrale, HEC) brident l’innovation,
pourtant un des seuls moyens de maintenir notre production potentielle (et in fine effective) à un niveau
décent. D’où la nécessité de diversifier les profils de nos
dirigeants pour pouvoir affronter sereinement notre
avenir. L’Allemagne l’a déjà bien compris : 27 % des
dirigeants d’entreprises cotées au MDAX (indice boursier allemand) sortent d’un cursus artistique ou lié aux
sciences humaines, contre seulement 2 % en France.
LES TÉMOINS
53
En plus de ces réformes urgentes de notre système
de formation, il faut s’inquiéter en priorité d’un partage de la valeur ajoutée de plus en plus inégalitaire
et défavorable à la croissance. Payer superdividendes
sur superdividendes et multiplier les rachats d’actions
ne constitue pas une création de richesses. La chasse
aux profits et l’obsession court-termiste qu’en ont les
dirigeants français compromet notre avenir. Si « les
profits d’aujourd’hui ne font plus les investissements
de demain, ni les emplois d’après-demain », à quoi
peuvent-ils bien servir ? À rien, car ils sont majoritairement épargnés par les actionnaires et ne servent qu’à
augmenter des revenus du patrimoine au détriment
de la France de 2050. La volonté de rétablir les profits
des entreprises est d’autant plus néfaste, pour la croissance et l’emploi, que les pays qui gagnent le plus de
parts de marché à l’exportation sont ceux qui ont les
coûts salariaux les plus élevés et la monnaie la plus
forte. Cela est dû notamment au fait qu’une spécialisation internationale de qualité est plus décisive et avantageuse sur le long terme qu’une compétitivité accrue
sur les coûts.
Edvard Munch,
Le Cri, 1893, Oslo,
Nasjonalmuseet
for kunst, arkitektur
og design
Cette obsession des profits et de la rentabilité à
court terme a des effets bien plus graves qu’un simple
déséquilibre du partage de la valeur ajoutée au profit
du capital. Elle vient directement accélérer le processus
de désindustrialisation et la disparition de nos principaux piliers économiques. Ces destructions d’emplois
contribuent aux pertes de marchés de la France sur un
échiquier mondial où elle est déjà distancée et défiée
sur ses atouts historiques, tels que l’agroalimentaire,
l’aviation… Son offre trop peu compétitive qualitativement, d’une part, et son déficit d’innovation, d’autre
part, ne lui ouvrent pas les perspectives qui lui permettraient de dépasser la contrainte d’un euro fort.
D’autant plus que notre tissu productif est inadapté
à la reconquête de parts de marché au niveau international. On ne peut plus compter sur nos PME, trop
petites et pas assez coopératives, pour connaître une
croissance au minimum stable jusqu’en 2050.
À long terme, le produit intérieur brut (PIB) est
déterminé, en partie, par le progrès technique et la
démographie. Or cette dernière, selon l’INSEE, va
difficilement croître jusqu’en 2040, puis se mettre à
décroître. Quant au progrès technique, il n’avancera que très peu, si le taux d’investissement français
n’augmente pas et que l’investissement ne change pas
de structure. Toutefois, pour la France, une « sortie vers
le haut » n’est pas impossible, à condition de ne pas
trop tarder. Il ne s’agit plus pour les entreprises françaises de comprimer toujours plus les salaires et l’emploi local, mais de regagner en priorité des parts de
marché, et de se ménager des rentes liées à la qualité
ou au caractère innovant des produits. Il devient, en
effet, urgent de réinvestir dans des projets de développement rentables à long terme pour pouvoir conserver
notre place économique d’ici 2050.
Mark MANDERS
Propos recueillis par Sandra Adam-Couralet
S. A.-C.— Que pensez-vous de la mélancolie propre
aux humains, qui sont en même temps libres et enchaînés à leur destin ? Vos œuvres sont-elles une sorte de
méditation sur la condition humaine ?
M. M.— Le fait que notre cerveau soit devenu capable
de penser au futur et au passé est peut-être le plus
grand atout des humains. Le temps, tel que nous le
connaissons, est apparu avec la naissance de la pensée, et bien sûr cette nouvelle perception du temps n’a
pris toute sa force qu’avec l’émergence du langage.
Penser prend du temps. Le jour où le premier anthropoïde s’est mis debout et a pris une pierre pour la lancer sur son ennemi, l’humanité a accompli un premier
pas prudent hors de « l’ici et maintenant ». L’idée que,
54
UNE BRÈVE HISTOIRE DE L’AVENIR
après sa brève trajectoire aérienne, la pierre pourrait
frapper l’ennemi peut être considérée comme la première prise de conscience du futur. En jetant sa pierre,
c’est comme si l’homme se catapultait lui-même hors
du règne des oiseaux, des autres animaux et des
plantes. Contrairement à ce qui se passait lorsqu’il dormait, copulait, mangeait ou se construisait une tanière,
une fracture décisive s’est faite dans la tête de celui
qui tenait la pierre, une fraction de seconde avant qu’il
ne la lance. Une partie de son cerveau, restant ancrée
dans le présent, contrôlait le corps, comme il en avait
toujours été, mais une autre petite partie se déployait
hors du présent vers un moment un peu au-delà du
présent, vers un événement futur susceptible de se
produire : la pierre frappant la tête de l’ennemi.
Cela a dû commencer avec un seul individu, et, si
l’on suit cette idée, la réitération de ce lancer, déclenchée par le succès du premier, ouvrait la porte à l’acte
de penser tel que nous le connaissons – c’était le premier jalon d’un nouvel et vaste champ d’expériences
remémorées. Nous allions acquérir une conscience qui
aurait le temps, par exemple, de penser à notre corps,
ce qui conduirait à la séparation du corporel et du mental, laquelle est réellement douloureuse pour certains.
Quelque chose a vraiment changé dans la tête de
cet anthropoïde paradigmatique. La pensée ne peut
pas élargir le présent de la conscience ; aussi une part
de notre conscience était-elle désormais préoccupée
par la pensée, par des objets qui ne sont pas réellement ancrés dans le présent. Si bien que la conscience
humaine du présent, au lieu d’être une, se trouvait
maintenant partagée en trois ; elle était désormais en
Portrait de l’artiste
Artiste néerlandais
né en 1968,
Mark Manders
vit et travaille en
Belgique. Depuis
la fin des années
1980, il a développé
une œuvre
prolifique, dont
chaque partie est
un fragment de ce
qu’il décrit comme
un « self-portrait
as a building »
(« autoportrait
en bâtiment »).
Meubles, sculptures
animalières en
bronze, fragments
de figures
humaines : autant
de pièces de cet
autoportrait en
constante évolution,
qui crée un espace
mental et méditatif
fictif. L’homme
envisage sans
cesse de nouvelles
possibilités pour
le futur, mais en
questionne la
signification. Malgré
son inclination
pour le rêve, il
doit affronter sa
condition, et n’ose
prédire l’avenir.
compétition avec le futur et le passé, avec les idées
véhiculées par le langage.
Ce processus révolutionnaire, sans cesse aiguillonné par le développement du langage, créait une nouvelle perception du temps, qui s’insérait à l’intérieur
du temps réel. La pensée est un terrain fertile pour la
mélancolie, ainsi que pour l’étonnement mélancolique.
Nous pouvons aujourd’hui nous émerveiller de l’ingéniosité des plantes – de la façon dont elles tendent
leurs feuilles vers le haut pour attraper les gouttes
rafraîchissantes de la pluie, qu’elles guident ensuite
jusqu’à leurs racines ; et nous étonner du fait qu’elles
ont décidé de ne pas se promener, mais de vivre toujours au même endroit, ce qui signifie qu’elle n’ont
pas besoin de voir. Sans oublier la façon dont elles se
sont arrangées pour que leurs fruits soient disséminés
par les bêtes ou par le vent. Les plantes ont organisé
leur existence avec une telle ingéniosité qu’elles n’ont
même pas besoin de s’éveiller à la conscience. Les
êtres qui ne peuvent pas s’éveiller à la conscience ne
peuvent pas non plus être jaloux… Nous nous sommes
créé un immense éventail de désirs que nous sommes
capables de communiquer à autrui, si bien que nous
évoluons à une vitesse fulgurante, avant tout en inventant des objets. Au fond, les ordinateurs ont la même
forme d’ingéniosité que les plantes. Ils ne peuvent pas
vraiment se reproduire, bien sûr, et aucun ordinateur
ne s’est jamais éveillé à la conscience, mais ils peuvent
faire tellement de choses ! Ce que je veux accomplir en
tant qu’artiste, c’est quelque chose d’aussi beau qu’une
plante ou un ordinateur : dans mon cas, une personne
fictive sous la forme d’un vaste édifice.
Les arts visuels ont toujours réfléchi à l’immobilité.
L’image immobile est poétiquement reliée à notre perception et à notre pensée, qui ont lieu dans le temps.
Nos pensées peuvent se mouvoir autour de ces images
immobiles et figées, et l’étonnant est qu’en vieillissant
nous gardons toujours ces images. Avec elles, nous
pensons au futur.
Arnault MARTIN
« Les nations ne sont pas quelque chose d’éternel.
Elles ont commencé, elles finiront. La confédération
européenne, probablement, les remplacera. Mais telle
n’est pas la loi du siècle où nous vivons. »
Ernest Renan, « Qu’est-ce qu’une nation ? », conférence faite en
Sorbonne le 11 mars 1882
L’espoir que je nourris pour 2050 est, en fait, intrinsèquement lié au sentiment que j’éprouve aujourd’hui
d’être moins citoyen français que citoyen européen.
Dès lors, le vœu que je forme fait sens et je constate
avec enthousiasme qu’il est de mieux en mieux partagé parmi les jeunes : c’est celui de l’Europe leader.
LES TÉMOINS
55
Le sens du mot « leader » n’a ici rien à voir avec les
débats récurrents sur la compétitivité européenne et
les différentes crises environnementale, sociale et politique. Le leadership en question est la capacité d’un
individu ou d’une entité à construire la confiance, à
faire naître la coopération et à créer, par la qualité des
relations qu’il entretient avec autrui, un sentiment de
protection favorable à l’innovation et à l’esprit d’initiative. Sous cet angle, l’Europe apparaît immédiatement
sous sa véritable nature. Elle est à ses citoyens ce
qu’une mère est à son enfant : un espace de protection propice à toutes les audaces, à l’épanouissement
et à l’exploration du sens de notre existence. Tout cela
est encore en puissance dans l’Europe, mais définit
bel et bien l’écosystème auquel les jeunes Européens
aspirent à l’horizon 2050. Ainsi, la crise sociale que
nous traversons est, en réalité, l’occasion formidable
de changer de modèles et de faire advenir ce changement positif. Trois chemins peuvent nous y mener.
Le premier chemin est celui de notre modèle d’éducation. Il doit être repensé radicalement et reconstruit
à l’aulne des réalisations et des acquis de la troisième
révolution industrielle. L’éducation occidentale que
nous connaissons est l’héritière des besoins de la deuxième révolution industrielle. Elle est donc caduque.
Un symptôme révélateur en est le processus inflationniste du besoin de diplôme : un niveau master ne suffit
plus actuellement pour s’assurer une situation professionnelle stable, ni même génératrice de valeur pour
l’entreprise et la société. En effet, au fur et à mesure
Actuellement en
seconde année de
classe préparatoire
aux grandes écoles
de commerce,
Arnault Martin
est cofondateur
et président de
l’association
Musique pour
Tous, qui favorise
l’intégration
sociale de jeunes
en difficulté par
la pratique de
la musique. Il a
également participé
en 2013 aux
réflexions du groupe
réuni dans le cadre
du rapport « Pour
une économie
positive » présenté
au président de
la République
François Hollande.
Cette expérience
a renforcé son
intérêt pour
l’entrepreneuriat
social. En 2015,
il fait partie des
« pionniers »
sélectionnés par le
programme Ticket
for Change.
Honoré Daumier,
La République,
1848, Paris,
musée d’Orsay
de leur cursus scolaire, les enfants stimulent de moins
en moins leur créativité ; et, à terme, ils la perdent,
comme l’avance sir Kenneth Robinson, expert en éducation. Désormais, l’école doit donc encourager l’apprentissage des arts, des métiers, et développer l’esprit
d’entreprise, afin de libérer la créativité au sein de la
société… La compétitivité structurelle des entreprises
de demain est aujourd’hui en jeu.
Le deuxième chemin est celui du remplacement
de la compétition par la coopération. La compétition au travail se caractérise par l’instantanéité et une
multiplication des flux d’information, ce qui appauvrit
la communication. Or de la qualité de la communication dépend la pertinence des solutions. Le véritable
échange nécessite de prendre du temps, le temps qu’il
faut pour faire évoluer la pensée et trouver ensemble
un champ de solutions satisfaisant. En revalorisant
l’écoute, nous valorisons aussi la contribution de l’individu au collectif. Le processus de coopération au travail
ainsi décrit conditionne notre capacité à vivre et à créer,
ensemble, dans la société, aujourd’hui, pour demain.
Enfin, le troisième chemin est celui de la sobriété
et de la générosité. Notre société doit favoriser des
modes sobres de consommation et, en même temps,
l’altruisme dans ses modalités d’échanges. En somme,
des échanges optimisés pour les énergies, mais aussi plus riches entre les hommes. Ainsi est-il essentiel d’exclure dès à présent les énergies de stock,
qui appartiennent à l’ancienne ère, et de promouvoir
les énergies renouvelables et permanentes, telles que
l’énergie solaire ou encore hydraulique. Par ailleurs,
redonnons sa chance à l’empathie chez tout un chacun. Ce sentiment est source d’une communication
de meilleure qualité et devrait pouvoir imprégner les
relations des Européens entre eux en 2050.
Ainsi, je réaffirme mon enthousiasme quant à ces
nombreux défis que ma génération doit relever. Les
jeunes d’aujourd’hui sont avant tout des êtres passionnés, et la prise de conscience de ces enjeux n’a jamais
été aussi bien partagée. J’ose avancer que nous avons
le souci des générations futures et, surtout, les moyens
de transmettre un monde meilleur.
Tony MELOTO
2050 : un monde moins cruel, plus juste, moins
dangereux, plus joyeux
L’année 2015 est une étape cruciale pour le monde,
pour mon pays, et pour moi. Nous en sommes aux
deux dernières minutes d’un jeu qui s’appelle la Vie,
confrontés à de nombreux défis apparemment insurmontables. Mais j’ai la conviction que le monde sera
devenu meilleur en 2050, date à laquelle bien des gens
de ma génération ne seront plus là.
56
UNE BRÈVE HISTOIRE DE L’AVENIR
Rendre le monde meilleur
Ma vision des choses est celle d’un optimiste radical,
citoyen d’un pays émergent d’Asie, dont HSBC prévoit
qu’il sera la seizième puissance économique mondiale en 2050. Nous avons le choix : soit nous alignons
notre croissance sur l’avidité effrénée et la compétitivité assassine de certaines sociétés développées, qui
récoltent les fruits empoisonnés de ce qu’elles ont
semé ; soit nous inventons une économie plus responsable et plus positive, où l’argent, la technologie et l’industrie serviront notre humanité commune et créeront
une paix et une prospérité durables pour tous.
Mon pays, les Philippines, a aujourd’hui la croissance économique la plus rapide de toute l’Asie du
Sud-Est, mais il est aussi le plus menacé par le changement climatique. Les retombées bénéfiques de notre
croissance économique ne sont pas assez rapides pour
combler la large fracture sociale et atténuer la précarité des plus pauvres, principales victimes des calamités
naturelles. Cependant, à la suite des ravages causés
par le super-typhon Haiyan, nous nous sommes prouvé à nous-mêmes que, face à un danger extrême,
nous étions capables de travailler ensemble, riches
et pauvres, à protéger mutuellement notre survie. Si
nous voulons mettre fin à la pauvreté dans notre pays,
et devenir moins vulnérables au changement climatique, il est clair que nous pouvons et devons continuer
à voir les choses de façon positive, et employer toutes
nos forces à rendre possibles de semblables miracles
d’action solidaire, de façon à promouvoir une économie plus éclairée.
L’intégrité est la clef
Je suis optimiste pour notre économie, parce que
nous avons ici beaucoup de jeunes responsables et
éclairés, dont la vie, la carrière et la famille seront en
pleine force dans les trois décennies à venir. Et d’autres
vont s’éveiller de leur léthargie, de leur ignorance ou
de leur apathie. Ils se serviront des réseaux sociaux,
de la technologie, de leurs connaissances, de leur pouvoir d’acheter ou de boycotter, et de leurs bulletins de
vote, pour exiger des dirigeants politiques et financiers
une plus grande transparence, pour utiliser l’argent
de façon juste et sage, pour rendre le monde meilleur
qu’ils ne l’ont reçu de nous en héritage. Davantage
de gens se nourriront plus sainement, conduiront des
véhicules non polluants, utiliseront l’énergie solaire
et les autres sources d’énergie renouvelable, gaspilleront moins, et transformeront même les déchets en
richesses. Des marques comme Rags2Riches, qu’on
trouve dans les magasins des quartiers chics de New
York et de Londres, proposent des sacs et des accessoires de qualité, confectionnés aux Philippines, sur les
sites de décharges à ordures, par des gens qui jusquelà « faisaient les poubelles », et qui ont été formés par
En 2003, Tony
Meloto fonde
Gawad Kalinga,
une ONG basée
aux Philippines,
dont le modèle
global et innovant
dans la lutte contre
la pauvreté est
mondialement
reconnu. Gawad
Kalinga (« prendre
soin », en philippin)
a redonné leur
dignité à plus
d’un million
de personnes
en dix ans, par
la création de
2 500 communautés
vouées à la
solidarité et au
partage. Gawad
Kalinga cherche
actuellement à
promouvoir 500 000
entrepreneurs
sociaux aux
Philippines, dans
le but de créer
cinq millions
d’emplois pour les
plus défavorisés
et de mettre fin
à la pauvreté de
vingt-cinq millions
de personnes d’ici
2024.
Village construit
par la fondation
Gawad Kalinga,
Philippines, 2012
de grands designers locaux. Il y aura moins de luxe dispendieux et de vanité vulgaire. Beaucoup préféreront
un style de vie simple et naturel. Les nouvelles élites
auront le souci des « plus petits » ; la vraie beauté sera
d’avoir moins d’ego et plus de cœur.
Innovations et entreprises à vocation sociale se
multiplieront, influençant les tendances du marché
mondial. Aux Philippines, nous sommes en train de
construire la première « Ferme Village Université du
monde », la « Ferme enchantée » de Gawad Kalinga : un
épicentre de partenariat mondial en faveur d’une économie, d’une éducation, d’un tourisme qui aient une
dimension sociale, et où le génie de l’Occident puisse
collaborer avec le génie de l’Orient pour permettre au
génie des pauvres de s’exprimer.
Les marchés émergents d’Asie, à commencer par
les Philippines, adopteront un comportement plus
patriote, créant ainsi une richesse qui ne quittera pas
leur sol, transformant les consommateurs en producteurs, et les chercheurs d’emploi à l’étranger en
créateurs d’emploi dans leur pays. Human Nature,
une marque de produits de beauté naturels créée aux
Philippines, est en train de conquérir rapidement un
marché important, de façon organique, sans publicité,
du simple fait qu’elle travaille pour son pays, pour les
pauvres et pour l’environnement.
C’est urgent !
J’entre dans ma soixante-cinquième année, et je n’ai
plus qu’une décennie pour réaliser le rêve de Gawad
Kalinga : contribuer à mettre fin à la pauvreté de cinq
millions de familles. Je me suis lancé dans l’aventure
de cette organisation, il y a vingt ans. Au début, Gawad
Kalinga avait une double activité : dans les grandes
villes, transformer les bidonvilles misérables en de
belles et paisibles « communautés intentionnelles » ; et,
dans les zones rurales, transformer les terres jusque-
LES TÉMOINS
57
L’éducation constitue le deuxième pilier. Elle a un
rôle important à jouer dans notre réappropriation
du long terme. On pourrait ainsi intégrer davantage
la réflexion sur notre avenir dans les cours d’histoire-géographie, d’éducation civique ou de sciences,
voire lui réserver une matière à part entière. C’est en se
forgeant un solide esprit critique et en stimulant l’imagination que l’on pourra faire de la mise en perspective
sur le long terme un véritable réflexe intellectuel.
Enfin, dernier pilier, l’art est plus que jamais un
puissant outil pour interroger notre futur, d’autant plus
puissant qu’il est universel et permet de toucher un
vaste public. À ce titre, romans, films ou encore pièces
de théâtre d’anticipation sont autant de longues-vues à
chérir. Et, au-delà de la science-fiction, c’est l’ensemble
des œuvres, à travers les valeurs et questionnements
qu’elles portent, qui peut nous aider à réfléchir à notre
trajectoire – et à l’infléchir. D’ailleurs, ne dit-on pas ars
longa, vita brevis ?
là incultes en centres de production de nourriture, de
façon à compenser l’exode rural et la congestion des
grandes villes. À ce jour, des résultats considérables
ont été atteints, grâce à une armée de héros ordinaires,
souvent anciennes victimes de fléaux naturels, de
conflits sociaux ou de la misère : 2 500 communautés
ont été créées, et plus d’un million de personnes parmi
les plus défavorisés ont été logées et aidées.
Oui, c’est possible, et cela doit continuer ! Le monde
que notre génération égoïste laissera en héritage aux
jeunes serait meilleur qu’il ne l’est, si nous pensions
moins à nous et davantage aux autres, de façon à ce
qu’il y en ait assez pour tout le monde.
Pour bien commencer 2015, je souhaite de tout cœur
que la santé et la chance accompagnent ceux qui
n’ont jamais perdu espoir en notre pays et en l’humanité. 2050 verra l’accomplissement de nos rêves
d’aujourd’hui. S’ils se réalisent dans notre petit coin
d’Extrême-Orient, ils verront certainement le jour dans
d’autres parties du monde, parce que ce rêve-là est
porteur de valeurs qui n’excluent personne : le respect
de la dignité humaine et des ressources de la planète,
la sollicitude pour les êtres et les choses, le partage,
l’amour et la compassion.
John Cage,
Organ2/ASLSP
(As SLow aS
Possible), 1987
Louis MORALES-CHANARD
Et si une exposition telle qu’Une brève histoire de l’avenir était l’un des derniers exemples de la pensée prospective avant la disparition progressive de ce genre de
réflexion ? Je crains, en effet, que la notion de « long
terme » n’ait perdu tout son sens à l’horizon 2050.
On sait combien l’informatisation croissante de
la société ainsi que la démocratisation de technologies telles que la téléphonie mobile ont démultiplié et
accéléré les flux d’information. Or, plus l’information
est abondante et circule vite, plus le temps nécessaire
pour la produire, la collecter et l’exploiter se réduit.
L’économie compte désormais en nanosecondes et
des secteurs entiers se nourrissent de cette fuite en
avant, comme les médias, l’aéronautique et, bien sûr,
la finance. Quel meilleur exemple de cette réduction
du temps à des proportions infinitésimales que l’explosion du trading à haute fréquence (HFT) depuis une
dizaine d’années ?
Cependant, loin de n’affecter qu’une poignée de
métiers, cette logique traverse toutes les sphères de la
société – publique, privée, intime. En passant de l’heure
à la minute, de la minute à la seconde, nous changeons
durablement d’échelle du temps. L’ultra-court terme
devient standard. Les court et moyen termes sont tolérés. Le long terme semble, quant à lui, abandonné aux
seuls savants ou aux rêveurs.
58
UNE BRÈVE HISTOIRE DE L’AVENIR
Ancien élève de
l’Institut d’études
politiques de
Bordeaux,
diplômé en
communication
et en civilisation
anglaise, Louis
Morales-Chanard
est publicitaire,
spécialiste des
médias et de
l’innovation. Il
accompagne au
quotidien les
marques dans la
compréhension
des enjeux
technologiques,
économiques
et politiques de
la révolution
numérique.
Il collabore,
par ailleurs,
à plusieurs
revues sur la
communication.
Ce court-termisme outrancier trouve dans la montée
de l’individualisme, qui reste le cœur de la modernité,
un important relais. En effet, son aversion naturelle
pour le risque conduit l’Homme à privilégier la satisfaction immédiate de ses désirs. Aidés en cela par les nouvelles technologies, nous n’aurons bientôt plus aucun
intérêt pratique ou intellectuel à nous projeter dans le
futur, fût-il proche. D’ici 2050, la notion de long terme
pourrait ainsi s’estomper puis disparaître. Or comment
s’imaginer un avenir, lorsque notre référentiel temporel
est purement et simplement tronqué ? Comment faire
naître de grandes idées sans une quelconque volonté
de transcendance ? Et comment construire des projets
collectifs sans ambition ni vision ?
La relative indifférence autour du changement climatique, phénomène bien réel mais trop éloigné symboliquement pour que le grand public s’en préoccupe
davantage, ou encore les difficultés à renouveler les
courants de pensée économique traditionnels sont
autant d’exemples précoces des obstacles que nous
pourrions rencontrer demain. Je crois néanmoins que
la réflexion de long terme peut encore être préservée
en prenant appui sur trois grands piliers.
Le premier de ces piliers est la technologie ellemême. Si elle influe irrémédiablement sur notre perception du temps, rien ne nous empêche d’en tirer
parti. Par exemple, la vitesse d’accumulation et d’extraction des données a grimpé de manière spectaculaire ces dernières années. Les mégadonnées, ou big
data, ont envahi de nombreux aspects de notre quotidien et tendent elles-mêmes à l’accélérer, comme
lorsqu’un algorithme nous pousse à acheter plus vite
un billet d’avion. Pourquoi, dès lors, ne pas mettre une
telle puissance de calcul au service de la compréhension chiffrée des évolutions macroscopiques de notre
société sur de longues périodes ?
Organ /ASLSP — Œuvre musicale au tempo extrêmement lent, dont l’exécution, note par note, actuellement en cours dans l’église de Halberstadt
(Allemagne), prendra fin en 2640. Cage repousse les limites de la musique,
en jouant sur une de ses dimensions fondamentales, le temps, et en mettant à l’épreuve la patience du public au milieu des années 1980, au moment où les flux d’information connaissent une accélération vertigineuse.
2
Antonia OPIAH
Vers une égalité raciale sur toute la terre ? Le commerce
triangulaire (ou traite atlantique) des esclaves a duré
environ trois cents ans. Apparu en Europe au xvie siècle,
il s’est prolongé jusqu’au xixe siècle. Aujourd’hui, nous
mesurons rétrospectivement toute l’horreur que représentent l’esclavage et l’instrumentalisation des êtres
humains ; mais, à l’époque, l’esclavage faisait partie intégrante de la vie ordinaire. Je me suis souvent demandé
comment une pratique aussi épouvantable avait pu se
maintenir pendant si longtemps : qu’est-ce qui pouvait
rendre possible le commerce des vies humaines ? J’ai
découvert récemment que la réponse à cette question
est assez simple. L’esclavage est né et a subsisté pendant des siècles en raison d’un complexe de supériorité.
L’idée que les Blancs sont supérieurs aux Noirs justifiait l’esclavage. L’article de François Bernier « Nouvelle
division de la terre par les différentes espèces ou races
qui l’habitent », publié anonymement dans Le Journal
des savants en 1684, est présenté par Wikipédia comme
« la première classification de l’humanité en races distinctes publiée à l’époque moderne ». Bernier catégorisait les êtres humains selon leurs caractéristiques
physiques, lesquelles ont rapidement été associées
à l’idée que certaines « races » étaient moins intelligentes, moins morales, en fait moins humaines. Pour
accepter l’esclavage, le monde avait besoin de croire
Martin Luther
King Jr. prononçant
son célèbre discours
« I have a dream » au
Lincoln Memorial,
devant plus de
200 000 manifestants,
lors de la marche
pour les droits
civiques à
Washington, en 1963
Antonia Opiah
a travaillé six ans
pour deux des
principales agences
de publicité
numérique de
New York. Début
2013, mue par un
désir personnel de
voir une adresse
en ligne proposer
des inspirations
capillaires, elle
quitte la publicité
pour lancer
un-ruly.com, un
site dédié aux
cheveux des Noirs.
Le site touche
rapidement une
très large audience
et lui offre des
opportunités
d’affaires
considérables.
La société a ainsi
développé le
réseau Unadorned
Media, dont
l’objectif est d’aider
les marques à
atteindre les
consommateurs
qui recherchent
des produits
authentiques.
que les Noirs n’étaient pas des humains ; qu’ils étaient
l’équivalent d’animaux. Et les théories scientifiques de
l’époque allaient dans ce sens.
Aujourd’hui, le monde abhorre l’esclavage, et, en
général, ne tolère pas le racisme. Malheureusement,
le système de valeurs qui a rendu possible l’esclavage
existe toujours. L’idée que le blanc est supérieur au
foncé existe toujours. Le sombre a presque toujours et
partout des connotations négatives. Aux États-Unis, le
fait d’être Noir est associé à la violence, à la criminalité et au manque d’éducation. En Asie, notamment en
Inde, il est courant de se faire éclaircir la peau, parce
qu’une peau foncée est signe de pauvreté et d’appartenance à une classe inférieure. Des amis français m’ont
décrit le mal qu’ils avaient à trouver du travail à cause
de leur nom de famille africain ; ils ne réussissaient à
avoir des entretiens d’embauche qu’en modifiant leur
patronyme sur leur CV. Une origine africaine visible
vous disqualifie pour un emploi. Cécile Kyenge, ex-ministre italien de l’Intégration, a été traitée de prostituée
et comparée à un orang-outan par ses confrères politiciens. Être foncé demeure une stigmatisation.
En 2050, et même avant, j’aimerais que l’histoire
de la couleur soit davantage racontée dans le monde.
J’aimerais voir davantage d’exemples positifs de gens
de couleur dans les médias. J’aimerais voir davantage de gens de couleur au pouvoir. J’aimerais que
disparaissent les connotations négatives liées à ce
qui est foncé, de façon que nous voyions le monde
fleurir comme il n’a jamais fleuri. Nous avons entravé le potentiel de l’humanité en rendant difficile à certains groupes humains de se mobiliser, d’avoir une
voix, et de participer au progrès général. Dans son
célèbre discours I have a dream, Martin Luther King
mettait le doigt sur la différence entre le racisme diffus et le racisme institutionnel, et dénonçait les inégalités raciales qui existaient encore aux États-Unis
LES TÉMOINS
59
Christian de PORTZAMPARC
dans les années soixante : « Mais, cent ans plus tard,
le Noir n’est toujours pas libre. Cent ans plus tard, la
vie du Noir est toujours tristement handicapée par les
menottes de la ségrégation et les chaînes de la discrimination. Cent ans plus tard, le Noir vit isolé sur une île
de pauvreté au milieu d’un vaste océan de prospérité
matérielle. Cent ans plus tard, le Noir végète toujours
dans les recoins de la société américaine, vivant en exilé dans son propre pays. »
Nous avons la chance de vivre dans un monde
débarrassé des chaînes et des pancartes qui interdisaient aux Noirs de chercher eux aussi le bonheur.
Il nous reste à éliminer les pensées conscientes ou
inconscientes qui empêchent encore l’humanité de
s’accomplir pleinement.
Joseph ORY
Je m’identifie facilement au personnage du tableau
intitulé Le Voyageur contemplant une mer de nuages,
de Caspar David Friedrich, quoique je sois rarement
aussi bien habillé. Je suis né en 1997 ; depuis que je
m’intéresse à l’actualité, les crises s’enchaînent en
Europe, les partis politiques traditionnels s’étiolent en
France, et les défis (climatiques, démographiques, économiques) se multiplient. Lorsque je regarde vers le
futur, la seule chose que je perçois, ce sont des masses
informes, sombres, menaçantes, comme celles que
l’on peut voir sur la toile. Explosion de la population
mondiale, crise alimentaire et pénurie d’eau, conflits
moyen-orientaux et africains, tensions en Asie, criminalité mondialisée, chômage de masse, la liste en est
longue. Mais le futur reste pour moi masqué par un
épais brouillard. Je le scrute et hésite.
Pourtant, je crois que ce brouillard ne dissimule pas
un avenir figé et inconnu, mais un avenir imprévisible,
qui peut être modifié. Et c’est ce qui nous motive, mes
camarades et moi, ce qui a motivé tous ceux qui sont
passés avant nous et tous ceux qui passeront après
: changer le futur. Sur les rocs poussent quelques
arbres : les menaces sont fécondes d’opportunités. Les
montagnes dessinent des vallées. Attendre, craindre,
rester passif et condamner les erreurs de ceux qui sont
venus avant moi, c’est laisser la mer de nuages monter
et m’engloutir, c’est rester aveugle. La vie, c’est le mouvement : ce qu’il me reste à faire, c’est m’élancer, sauter dans le vide, et traverser les nuages. Ensuite, il nous
reviendra, à moi et à ma génération, de gérer la chute.
Il y a des milliers de façon de le faire. Je ne crois pas
être en mesure, du haut de mes dix-huit ans, de suggérer la voie que doivent suivre nos États pour faire face
aux défis qui nous attendent, ni même de conseiller qui
que ce soit sur la manière dont il devrait vivre sa vie.
Cependant, je peux décider de la façon dont je veux
60
UNE BRÈVE HISTOIRE DE L’AVENIR
Caspar David
Friedrich,
Le Voyageur
contemplant
une mer de
nuages, vers
1817, Hambourg,
Kunsthalle
Né en 1997, Joseph
Ory a grandi dans le
XIXe arrondissement
de Paris. En 2012, il
rejoint l’association
Global Potential,
formant des jeunes
à l’entrepreunariat et
à la prise d’initiative.
En 2013, il participe
au rapport « Pour
une économie
positive », dirigé par
Jacques Attali et
remis au président
de la République
François Hollande,
et débute un
mandat d’un an au
Conseil parisien de
la jeunesse. Après
deux mois passés
en République
dominicaine dans le
cadre d’une ONG,
il est actuellement
étudiant à l’ESSEC et
président de Nupo,
une communauté de
jeunes réunis autour
de l’utilitarisme et
ses enseignements.
diriger cette chute, et la mienne sera une chute utilitariste. L’axe, le centre, le point de mire de ma chute, je
voudrais que ce soit le plaisir. Pas uniquement le mien,
bien sûr. Pas même uniquement celui de mes contemporains. Simplement la somme du plaisir et des possibilités de plaisir et de déplaisir que je crée ou détruis
à chacune de mes décisions. C’est une philosophie
simple, qui m’impose des valeurs, un comportement,
une manière de vivre et d’interagir avec les autres. Et
si je ressens le besoin de me fixer une ligne utilitariste,
c’est parce qu’elle est cohérente, efficace et infiniment féconde. Je ne voudrais pas dire que nous avons
aujourd’hui des valeurs diluées, moins nettes qu’autrefois ; c’est seulement que la rapidité avec laquelle évolue notre environnement, notamment technologique,
force à des choix éthiques et politiques nouveaux et
complexes : Internet et le téléchargement illégal, le
commerce équitable, l’agriculture productiviste et
l’économie sociale et solidaire, les biotechnologies,
l’énergie, l’Europe et même, plus largement, l’avenir
du capitalisme. J’ai choisi mon point de repère : ce ne
sera ni la nation, ni l’excellence, ni l’honneur, ni la tradition, mais le plaisir.
Et, enfin, ce qui colorera ce voyage : la culture. Je
suis toujours excité à l’idée d’être le témoin d’une
soixantaine d’années de rêves collectifs, d’innovations technologiques, de productions artistiques… Je
suis déjà heureux chaque fois que je peux constater
l’existence d’une sorte de socle commun qu’a produit
une jeunesse occupée à jouer aux consoles de salon
et à perdre son temps sur Internet, une jeunesse qui a
accès à quasiment n’importe quelle information instantanément, qui expérimente en temps réel de nouvelles
manières d’échanger, de communiquer, d’apprendre,
de consommer. Être vivant, c’est aussi pour moi être
contemporain et vivre son siècle pleinement.
De vastes régions du globe avaient été abandonnées
par leurs habitants à la suite de tornades et de sécheresses, laissant des ruines de villes entières envahies
par la végétation et les insectes. Les villes habitées
étaient couvertes de coupoles « géodésiques ». Formés
d’une membrane protectrice souple supportée par des
ballons, ces dômes de plus de trente kilomètres de
diamètre permettaient d’entretenir de grands volumes
d’atmosphère saine, ce qui affranchissait les humains
des masques respiratoires et des combinaisons protectrices indispensables dans l’atmosphère chaude et
desséchée de la plupart des territoires.
L’évolution de la vie sur la terre restait un sujet
d’inquiétude depuis le début du xxie siècle. Certains
groupes démontraient qu’il était possible de transformer les capacités d’adaptation du corps et du cerveau
humain comme de ses outils électroniques ; d’autres
militaient pour une union planétaire des terriens qui
leur paraissait essentielle pour contrôler et tendre à
supprimer tous les facteurs de déséquilibre qui rendaient la terre inhospitalière. Progrès technique ou
progrès politique, tel était le débat.
Les dômes atmosphériques avaient assuré la survie
de l’espèce humaine au moment des grandes sécheresses, quand les migrations climatiques des hommes
avaient formé dans les aires respirables d’interminables plaines d’habitat précaire autour des villes.
Mais, hors des zones protégées par les coupoles, la
vie était rude, le climat était dangereux, incertain, et
l’air plus ou moins toxique selon les périodes et les
lieux. L’habitat y était partout creusé dans le sol afin
d’assurer une protection thermique et une hygrométrie
impossible à atteindre sur le sol sans climatisation très
onéreuse. Sur ces territoires, les populations étaient
principalement employées dans les immenses étendues de serres agricoles. En effet, la demande en produits de la vraie terre demeurait, mais la nourriture des
villes était principalement fournie en pilules par des
laboratoires. Pour entrer dans les zones sous dôme,
il fallait justifier d’une puce électronique qui garantissait l’état contractuel de l’individu – santé, formation,
curriculum – ou appartenance au réseau bancaire et
assurance. Il fallait être malin, se faire implanter une
fausse puce, parler la langue dominante, mélange de
mandarin et d’anglais.
Hors des coupoles, les musées, les chefs-d’œuvre
bâtis, comme le Mont-Saint-Michel, avaient été mis
sous protection, comme auparavant la grotte Chauvet
et celle de Lascaux. Et même dans Paris protégé,
l’accès au Louvre était très limité. Il était proposé de
magnifiques visites virtuelles du musée et de nombreuses merveilles que l’humanité avait fait naître sur
la terre. Les arts visuels, l’attraction pour le nouveau
s’étaient réfugiés dans le virtuel, l’écran, la fiction. Là
Architecte
et urbaniste,
Christian de
Portzamparc
construit dans
le monde entier,
théorisant le
présent et le
futur de la ville,
le défi nouveau
du monde
postindustriel, le
retour du cas par
cas, l’attention
portée au lieu, le
concept de l’îlot
ouvert. Équerre
d’argent, Pritzker
Prize, grand prix
d’architecture de
la Ville de Paris,
grand prix de
l’urbanisme…,
ses distinctions
ont confirmé
une approche
novatrice et
sans cesse
renouvelée de
l’architecture
comme de
l’urbanisme, son
travail conciliant
dimensions
humaine et
urbaine, et
prouesses
architecturales.
était la modernité. Les jeux interactifs avaient remplacé l’art, la littérature, le cinéma, tous rangés sous la
catégorie « fantaisie ». La création d’architecture aussi,
dont on faisait l’expérience en « réalité augmentée »,
avec casque ou sur écran, alors que les bâtiments
réels étaient de simples constructions économiques
et standardisées, efficaces pour répondre aux nécessités pures. Les travaux matériels, physiques offraient,
en effet, un retour sur investissement beaucoup trop
lent, en comparaison des résultats obtenus dans les
activités immatérielles du cybermonde… Créer des
routes, des tunnels, des ports, des ponts, des bâtiments communs était devenu trop cher, et peu à peu
le génie d’aménager la terre s’était plus ou moins perdu. Il se concentrait sur les coupoles, la protection des
atmosphères de survie et l’exploitation de ressources
énergétiques indispensables. Le philosophe Descartes
avait autrefois établi que le destin humain était de se
rendre maître de la nature, et tout se passait comme
si, au contraire, cherchant continuellement à s’affranchir des contraintes naturelles, l’humanité s’éloignait
du monde physique et le maîtrisait de moins en moins.
Sur la planète, les voyages étaient devenus de plus
en plus difficiles. Même si les groupes financiers les plus
riches avaient pu acheter la paix aux rebelles pirates
terroristes – afin de protéger la circulation physique du
commerce –, les voies, les rails étaient fréquemment
coupés par des accidents climatiques. Une majorité
des transports et voyages étaient maritimes, utilisant
très peu les moteurs thermiques, mais alternativement
l’énergie solaire et le vent. Ils avaient remplacé les vols
aériens, considérablement réduits en nombre à cause
du coût élevé du carburant et des nouveaux moteurs à
très basse pollution. Seule une minorité y avait accès,
qui était appelée « hors sol ». Pour elle, les réseaux des
liens immatériels étaient devenus essentiels.
Deux économies, deux modes de production de la
richesse coexistaient, en effet. Dans l’espace physique,
sur les territoires de la planète, protégés ou sauvages,
les « forces productives » terriennes, traditionnelles,
agricoles et industrielles produisaient les biens matériels. Mais cette activité était dominée et décidée par
l’économie liée aux réseaux immatériels du commerce,
de la finance, de l’information, du divertissement, de
l’échange et des idées. Appelé « cybermonde » depuis
la fin du xxe siècle, cet espace virtuel sans frontières et
sans lieu, était étranger à la géographie des continents,
à ses distances, à ses montagnes et à ses déserts. Il
était donc libéré des incertitudes du climat. Dans ce territoire sans limites, l’effort de maîtrise et ses guerres
secrètes se jouaient dans le chiffre, les bornes étaient
dans les codages, les moyens d’éviter les intrusions
cybernétiques. Cette économie dite « hors sol » avait
toujours réalisé des plus-values spectaculaires, que
les crises n’avaient fait finalement que relancer, et elle
LES TÉMOINS
61
tenait l’essentiel de la capitalisation, au détriment de
l’autre économie.
Ainsi l’humanité se trouvait partagée selon deux
espaces étrangers. Les populations de ces deux
mondes se côtoyaient peu. La majorité des terriens
avait dû devenir membres de grands groupes financiers, laïcs, athées ou soumis à un ordre religieux, qui
leur garantissaient la vie, la santé, l’eau, la nourriture
et une certaine facilité de migration face au climat.
Quelques États bien situés, mais pauvres, avaient pu
conserver leurs frontières. Ils se disputaient le nom
d’État central et tentaient de contrôler les mouvements
de leurs citoyens selon leurs migrations climatiques et
politiques. Les humains « hors sol » étaient libres d’attaches, critiqués, parfois mis en cause pour des raisons
diverses, mais pouvaient demeurer introuvables.
Au sommet de la Terre 2036 avait été lancé le programme Save Human Life, dont l’objectif était de
conclure un accord mondial pour la planète. C’était la
première fois que les conditions étaient réunies pour
qu’une unité mondiale se concrétise. Il fallait plus que
convaincre, il fallait faire évoluer les raisons même de
vivre. Les discours dominants commencèrent, dans
62
UNE BRÈVE HISTOIRE DE L’AVENIR
Télescope spatial
Hubble, Starbirth
Region N66
certains groupes, à ressembler à une véritable rééducation. À cette époque, des émissions diffusées sur
tous les écrans expliquaient le bien-fondé d’un art, d’un
discours, d’un comportement utile et rationnel pour
l’environnement. L’art du xxe siècle était présenté aux
nouvelles générations comme irresponsable, étrange,
inutile. Le surréalisme, l’art conceptuel faisaient l’objet
de cours de rééducation pour les plus âgés, qui avaient
été intoxiqués par la publicité récréative et créative
des époques précédentes. Un groupe philosophique
et scientifique montrait le prodige inexplicable de la
vie sur cette petite planète terre et professait qu’il fallait répondre à cette merveille incroyable, inattendue,
apparue sur ce grain de sable tournant sans fin parmi
les milliards de galaxies, de cailloux et d’amas de poussières s’éloignant en explosion dans l’univers. Il était
encore possible d’éviter cette destruction du vivant par
le vivant, disaient-ils.
Quarante années de négociations entre les États
et les groupes virent la situation se détériorer encore,
mais un accord fut enfin conclu, grâce auquel nous
écrivons ces lignes. L’accord portait sur les actions clés
concernant les sujets dits de survie, comme la restitution progressive de la qualité de l’atmosphère terrestre, l’organisation des transhumances humaines,
animales et végétales, la réhabilitation d’une agriculture nouvelle privilégiant la nourriture de proximité,
les dispositifs techniques des protections temporaires
contre les inondations, le contrôle des émissions des
rejets industriels. La question de la propriété et de la
gestion des câblages sous-marins, de l’Internet, qui
liaient les continents depuis la fin du xxe siècle, avait
été débattue pendant cinquante années.
Les États n´en étant plus capables, les grands
groupes dominants finirent par s’entendre sur le partage des investissements financiers impliqués par ces
mutations où l’homme reprenait une maîtrise de la
nature, du monde physique, qui en restituait un nouvel
équilibre. Cette entreprise colossale supposait un réapprentissage de nombreuses techniques, mais aussi un
contrôle universel, et nous n’oublions pas que le texte
sur l’accord ne fut pas en lui-même suffisant pour la
réussite du plan. Nous n’oublions pas que, hors des
États et des groupes qui avaient adopté cette charte,
quelques entités dissidentes, agressives, protégées
par leurs hackers, insaisissables comme tout pirate du
cyberespace, rançonnaient au nom du « Monde naturel » les grands groupes signataires des accords.
Après des décennies où la richesse et les pouvoirs
s’étaient trouvés dans le cybermonde, revenait l’importance vitale de la terre, des lieux, de leur protection. Avec elle, la nécessité de l’action physique et non
plus seulement électronique. Peu à peu, des opérations militaires furent menées et une union se constitua contre les groupes voyous. Le projet symbolique
de replantation forestière et de transformation des
immenses systèmes de barrages d’Altamira Mira en
Amazonie, utilisés pour exploiter l’aluminium, donna lieu à un siège que toute la planète suivit. C’est à
la suite de ce siège que pour la première fois, selon
les rêves des siècles précédents, se concrétisait l’idée
d’une universalité humaine. Les terriens concluaient
un accord d’unité. Le Centre Pompidou rouvrait avec
une initiation à l’art du xxe siècle et le Louvre organisait
un festival mondial de trois mois, longuement préparé. Cette redécouverte de l’histoire humaine fêtait la
conclusion de l’accord Save Human Life.
Élizabeth de PORTZAMPARC
« Des gens de toutes conditions, de toutes nationalités, de toutes cultures et obédiences réfléchiront aux
conditions d’une survie durable de l’humanité. »
« Colloque
imaginaire »
par Élisabeth de
Portzamparc,
2015
Jacques Attali
Penser l’avenir ? Penser le durable ?
Nous sommes nombreux dans le monde à constater la
crise de civilisation – économique, alimentaire, sociale,
environnementale – que nous subissons aujourd’hui.
La multiplication des mouvements sociaux, des prises
de conscience et des tentatives de théorisations réclame toute notre attention, car tous révèlent des mutations sociétales déterminantes. Malgré ces signes
positifs, nous restons encore dans une période de barbarie qu’il est impératif de surpasser. Agir sans tarder
sur le présent et penser notre avenir, en questionnant
les fondements de notre modèle actuel, est la condition même de la survie de notre civilisation.
Est-il possible de construire ou de penser l’avenir
dans notre économie actuelle, sans la transformer au
préalable ? Le postulat de rentabilité à court terme
qui la sous-tend n’est-il pas contradictoire avec l’idée
même d’avenir, avec celle de la planification, qui est
synonyme d’une vision à long terme ?
L’économie circulaire de recyclage, qui fonde la
pensée durable ou soutenable, est-elle compatible
avec la logique de prédation de l’Homme sur la Nature
et des Hommes entre eux que notre économie actuelle,
libérale et mondialisée, a induite ?
Notre ère : l’âge des ordures. Et demain ?
Notre modèle économique repose aujourd’hui sur le
principe d’obsolescence programmée, la fabrication
d’objets de courte durée de vie, ce qui accélère le
cycle du remplacement des produits par le consommateur – des produits souvent non recyclables, ce
qui est pourtant l’exact opposé d’une production durable. En dehors des avancées scientifiques et techniques, des créations culturelles ou artistiques, nous
Architecte
et urbaniste,
Élizabeth de
Portzamparc
crée son agence
en 1987. Des
recherches sur
l’allègement des
masses, la pureté
et l’économie des
formes au travers
de jeux d’obliques,
de décalages de
volumes ou de
courbes tendues
caractérisent son
travail, dans des
réalisations qui
expriment une
relation forte avec
les différents
paysages urbains,
grâce à une
double approche
sociologique et
architecturale.
Elle signe
ainsi, entre
autres, la gare
emblématique du
Bourget, le Grand
Équipement
documentaire
d’Aubervilliers,
le musée de
la Romanité
à Nîmes, des
équipements
culturels et
des bâtiments
hôteliers ou
d’habitation en
France, au Brésil,
au Maroc, en
Chine et aux ÉtatsUnis.
travaillons tous pour produire des déchets, au mieux
recyclables pour certains. Aussi devons-nous qualifier
notre ère d’« âge des déchets », ou « Molymocène »,
pour reprendre le terme créé par le biologiste Maurice
Fontaine pour caractériser notre ère de pollution, qui
laissera à la postérité, en lieu et place des fossiles humains, de véritables sédiments de déchets). En effet,
notre modèle de civilisation influe très fortement sur
l’évolution du système terrestre par les quantités d’ordures qu’il engendre, et qui satureront bientôt les profondeurs de la terre comme celles des océans. L’impact
réel de l’anthropisation généralisée du globe, ce ne serait pas tant l’Homme que les déchets de la production
industrielle, machine aveugle devenue incontrôlable.
Il y a donc ainsi de fortes probabilités pour que notre
époque actuelle soit perçue dans le futur comme celle
de la « civilisation des ordures ».
Comment penser l’avenir dans une économie fondée sur la consommation effrénée réservée à une
élite, sur le seul objectif de rentabilité financière, sur
l’épuisement des ressources naturelles et sur la production de déchets non recyclables, bref sur une économie fondée sur des objectifs à court terme, incompatibles avec une vision à long terme indispensable à
la construction de l’avenir ?
N’est-il pas ainsi illusoire de concevoir une transition énergétique sans penser parallèlement au chan-
LES TÉMOINS
63
gement du type même de notre économie, qui produit
les gaz à effet de serre et les déchets ? Ce système qui
fait vivre tous les pays et la majorité de l’humanité, sur
lequel repose la plupart des emplois, correspond véritablement à une économie de prédation. Ces interrogations nous conduisent à admettre que la priorité
est la mutation du modèle économique actuel vers un
mode de production durable, sans lequel la transition
énergétique resterait une ambition naïve et irréaliste.
Il est difficile pour ceux-là même qui portent cette économie, financiers, grands groupes industriels ou décideurs politiques, de mettre en pratique des vrais objectifs durables, car ils sont enchaînés par le système
économique qu’ils administrent.
Le désir de transformation, à la fois énergétique et
économique, ne peut émaner que de l’ensemble de la
population mondiale, par une adhésion générale à de
nouvelles valeurs capables de faire évoluer l’individualisme, aujourd’hui prédominant, vers plus de solidarité et le souci du bien commun. Ces transitions seront,
en effet, synonymes de changements de mode de vie
pour les habitants des pays riches, et surtout pour les
plus favorisés d’entre eux.
Comment ?
Tant que l’humanité dans son ensemble n’aura pas admis que nous devons tous vivre ensemble, que, riches
ou pauvres, nous partageons le même destin, il est
vain de songer à construire un avenir pour nous tous.
Il y a urgence à susciter cette prise de conscience généralisée, notamment en réinstaurant une responsabilisation de la gestion de notre propre cadre de vie au
quotidien. La solution ne serait-elle pas d’évoluer vers
des formes de gouvernance plus horizontales, vers un
nouveau type de démocratie participative s’appuyant
sur une gestion communautaire des biens que nous
avons en partage, biens qui représentent le fondement
même de notre existence : l’air, l’eau, la terre, l’urbain,
notre logement, et tout ce qui constitue finalement
notre cadre de vie ?
Quelques raisons d’avoir encore de l’espoir
De nombreux mouvements associatifs, des groupes
sociaux ou des communautés informelles surgissent
déjà pour assurer la gestion des biens communs de
leurs membres, de leur vie quotidienne et de certains
sujets urbains qui les concernent.
Par ailleurs, les relations sociales numériques ont
acquis un rôle visible et effectif dans la formation d’une
nouvelle pensée et dans l’organisation d’actions communautaires. Les réseaux sociaux virtuels et Internet,
en tant que vecteurs de communication de nouvelles
valeurs et de pratiques professionnelles éthiques
exemplaires, ne sont-ils pas déjà aussi partie prenante
dans la construction de l’avenir ?
64
UNE BRÈVE HISTOIRE DE L’AVENIR
Karima Saïd, âgée
de trente-deux
ans, est avocate
au barreau de
Paris depuis
2008. Après avoir
exercé au sein de
cabinets d’avocats
d’affaires, elle
exerce aujourd’hui
son activité en
indépendante, en
droit du travail.
Elle est membre
du conseil
d’administration
de l’association
Humanity in
Action, et intervient
au sein d’autres
associations visant
à promouvoir,
auprès de jeunes,
la réussite
scolaire et
professionnelle ou
la capacité d’agir
(empowerment).
Elle a participé
à la commission
dirigée par Jacques
Attali « pour
une économie
positive » et au
rapport éponyme
remis au président
de la République
François Hollande
en 2013.
La mission des architectes et des urbanistes
Pour finir, quel est et quel sera notre rôle à nous, architectes et urbanistes, face aux concentrations urbaines,
informes, sous-équipées, devenues les archétypes territoriaux des inégalités sociales ? L’urbanisation actuelle
globalisée, massive et opportuniste, a été l’expression
du capitalisme libéral et a signé la fin de la planification
urbaine, cristallisant dans le même temps l’injustice
sociale dans l’espace urbain. L’architecture contemporaine est trop souvent réduite à de simples expressions
formelles, sans relation au contexte et dépourvue de
toute réflexion humaniste ou civilisatrice. Agir sur ces
phénomènes récurrents est donc impératif.
Pour conclure, il se révèle nécessaire d’apporter rapidement des réponses à certains des enjeux majeurs
de notre époque, qui se traduisent sur le plan social
par la perte même du sens de l’esprit de communauté
urbaine, remplacé par des phénomènes d’exclusions,
de clôtures et de fractures. Il est urgent de corriger ces
coupures, de rompre l’isolement et l’individualisme,
en favorisant la création de lien social. Notre responsabilité, en tant qu’acteurs sociaux et spatiaux de la
ville, est de concevoir des projets éthiques, durables et
flexibles, qui ne doivent pas se limiter à la seule satisfaction de simples critères esthétiques ou techniques.
Ces initiatives devront renforcer les relations humaines
et les communautés urbaines. Celles-ci pourront ainsi
agir directement sur leurs logements et leurs environnements quotidiens, et fonder une véritable démocratie participative – peut-être la seule capable de penser
le présent et l’avenir.
Karima SAÏD
« On voit s’ériger des générations d’enfants qui, faute
d’un éveil à la vie, sont réduits à n’être que des consommateurs insatiables, blasés et tristes. » Ce constat de
Pierre Rabhi est l’objet de ma préoccupation actuelle.
Pouvoir le contredire, à l’horizon 2050, est mon principal espoir. Pour concrétiser cet espoir, une véritable
révolution éducative est nécessaire. J’ai, en effet, le sentiment que l’éducation, telle qu’elle est pensée et mise
en œuvre dans le cadre de l’enseignement public et/ou
privé, est d’abord axée sur la préparation au devenir
professionnel des individus. Je me rappelle avoir ainsi éprouvé, très jeune, l’angoisse de cet avenir professionnel, dans lequel j’étais invitée à me projeter. J’étais
interrogée, chaque année, depuis l’école primaire (au
moins), sur ce que j’aimerais faire plus tard. Je n’ai, en
revanche, pas ou très peu souvenir d’avoir été questionnée sur ma vie, mon quotidien, mes envies et mes
goûts, en bref sur ce que j’aimais faire tout de suite.
Une vingtaine d’années plus tard, il apparaît que
c’est ce même devenir professionnel qui inquiète les
En résumé et, pour reprendre d’autres termes (pertinents) de Pierre Rabhi, cette révolution éducative
serait « fondée sur […] l’instauration de l’enthousiasme
de grandir et de connaître et non la peur de l’échec ».
Cette révolution éducative, qui, je le pense, n’est pas
excessivement idéaliste, ne permettrait pas seulement
aux enfants et aux adultes d’être plus épanouis. Elle
provoquerait indéniablement de nombreux autres
changements majeurs et positifs au sein de la société, puisqu’elle instaurerait un nouveau rapport à soi, à
autrui, au travail ou à l’emploi, à l’environnement et à
la vie de manière générale.
Tomás SARACENO
Propos recueillis par Sandra Adam-Couralet et Ignas Petronis
écoliers, collégiens ou lycéens. Cette inquiétude, je
l’ai constatée à l’occasion de rencontres destinées à
échanger avec des lycéens sur mon parcours, à leur
présenter le métier que j’exerce (avocate). Finalement,
ma profession, mon quotidien ne suscitaient que peu
de curiosité. Les questions qui m’étaient adressées portaient exclusivement sur la rémunération que je percevais. Alors, à mon tour, j’ai interrogé ces jeunes : « Quel
est votre but dans la vie ? À quoi aspirez-vous ? » La
réponse fut immédiate : « Gagner beaucoup d’argent. »
Et, à ma seconde question, « Ne voulez-vous pas simplement être heureux ? épanouis ? », j’ai perçu l’étonnement des lycéens. Le professeur qui assistait à cet
échange m’interpella assez rapidement : « Maître, je ne
crois pas que ce soit quelque chose à quoi ils soient
sensibles… C’est un peu loin tout ça… » Effectivement,
ma question était malheureusement très éloignée des
préoccupations de ces lycéens. Elle n’était d’ailleurs
même pas comprise.
Ces anecdotes, pourtant espacées dans le temps,
traduisent, à mon sens, un dysfonctionnement majeur.
Comme hier, l’éducation demeure aujourd’hui principalement orientée vers la préparation du devenir professionnel, suscitant crainte, angoisse et rejet (y compris
des individus considérés en « échec scolaire »).
Une révolution éducative, celle que j’appelle de mes
vœux à l’horizon 2050, s’inscrirait dans une approche
opposée. Elle serait tournée vers l’être, ses aspirations,
ses questionnements, ses découvertes. Elle aurait pour
objectif essentiel d’amener les individus à se découvrir
et à découvrir l’environnement qui les entoure, mais
surtout à y vivre, et à y vivre pleinement et réellement
au quotidien. Elle susciterait émerveillement, espoir et
inclusion. Elle serait centrée sur l’apprentissage de soi,
des autres et de notre environnement (pas seulement
professionnel).
Tim Douet,
« Ouvrir une école,
c’est fermer une
prison »
(Victor Hugo), 2012,
Lyon, ancienne
prison de Saint-Paul
Devenir aérosolaires : depuis les araignées-montgolfières jusqu’aux cités des nuages.
… C’est une histoire inscrite sur une pierre d’ambre
il y a 120 milliards d’années… Si toutes les araignées
qui vivent sur une superficie d’un demi-hectare s’associaient pour produire un fil continu, au bout d’une
seule journée, le fil serait assez long pour faire le tour
de l’équateur… au bout de dix jours, il irait jusqu’à la
lune… si le vent tisse ce fil, ces sociétés-montgolfières
finiront par constituer des cités de nuages dans l’espace cosmique.
… Pour devenir aérosolaire…, vous devez commencer par vous rendre aveugle, et, au cas où vous
conservez des yeux, les mettre sur la (mauvaise) face
postérieure de votre corps. De toutes façons, qu’importe ? Nous travaillons presque toujours de nuit…
Quand l’air vous semble devenir hautement visqueux,
quand vous avez l’impression de respirer sous l’eau,
c’est alors que…
Devenir aérosolaires, c’est imaginer une transformation des relations métaboliques et thermodynamiques des sociétés avec la Terre et le Soleil. C’est une
invitation à concevoir de nouvelles façons de se mouvoir, de sentir et de vivre avec la circulation de l’énergie. C’est aussi un processus adaptable, permettant,
sur des échelles variées, de reconfigurer l’atmosphère
de l’habitat et de la politique grâce à une écologie puisant librement à des pratiques, à des modèles, à des
informations d’origines diverses, et grâce à une sensibilité au monde au-delà de l’humain.
Nicolaï Kardashev a prédit que plus les sociétés
progresseraient, plus elles seraient enclines à exploiter
l’énergie de l’astre le plus proche d’elles. Si l’on examine comment, par le passé, a évolué la relation des
sociétés avec l’énergie dispensée par le soleil, on peut
penser qu’il existe deux voies possibles pour assurer
la subsistance de vastes populations : d’une part, les
« sociétés solaires », qui monopolisent un territoire
LES TÉMOINS
65
Portrait de
l’artiste
au sol et récupèrent la lumière du soleil par le biais
de l’agriculture, de l’élevage, et, de plus en plus, des
biocarburants et des panneaux solaires ; d’autre part,
les « sociétés à carburants fossiles », qui cessent de
dépendre de la surface du sol en effectuant des forages
pour se procurer d’anciens hydrocarbures. Devenir
aérosolaires nous permettrait de réaliser une troisième
voie, un autre choix pour l’avenir : une civilisation utilisant vraiment l’énergie solaire, et, en même temps,
libérée de la surface de la Terre ; une civilisation qui
décollerait, portée par l’air. C’est la promesse d’une
future ère solaire.
… Nous migrons… nous construisons des sites
d’habitation dans les airs… nous travaillons ensemble,
filant le fil d’un petit univers. À l’écoute des vents cosmiques pour savoir si notre voyage a progressé…
sentant le pouls de la gravitation, faisant confiance
au vent pour guider notre structure vers un espace
stable. Quand l’emplacement atteint ne répond pas à
nos attentes, nous devons nous adapter. Nous renforçons et réimaginons. Nous construisons des tunnels,
des passages à travers notre maison. Quand quelqu’un
bouge, tout le monde bouge. Un seul pas transmet des
vibrations à travers la structure tout entière. La perception de l’environnement pousse à l’action.
66
UNE BRÈVE HISTOIRE DE L’AVENIR
L’œuvre de Tomás
Saraceno (né en
1973) prend sa
source tant dans
le monde de l’art
que dans ceux
de l’architecture,
des sciences
sociales et de la
nature. L’artiste
a été exposé à
la Biennale de
Venise (2009), au
musée Hamburger
Bahnhof, à Berlin
(2011), et au
Metropolitan
Museum of Art, à
New York (2012).
Afin de réinventer
notre rapport
avec notre
environnement,
Tomás Saraceno
nous propose
de « devenir
aérosolaires » :
vivre et voyager en
utilisant l’énergie
thermodynamique
du Soleil et des
vents, tout comme
les « araignéesmontgolfières ».
Cette proposition
invite à réimaginer
le réel, celui de
l’Anthropocène,
et à repenser
nos relations
essentielles avec
la Terre, les êtres
humains et non
humains.
Devenir aérosolaires, c’est redistribuer l’accès à l’air
qui se trouve au-dessus de nous, découvrir par le mouvement la structure interne de l’atmosphère, être libres,
faire le tour du globe, portés par les courants aériens,
la convection naturelle et la dynamique des fluides.
Une nouvelle forme de vie sociale, démontrant que
les êtres vivants que nous sommes peuvent habiter le
volume de l’atmosphère et s’y déplacer. Cela nous fait
prendre conscience que notre corps est, d’une certaine
façon, aérosolaire : des membranes et des conduits
tout traversés par l’air. Et si, nous aussi, nous quittons
la surface pour nous élever ensemble, nous évoluons
en même temps que les masses aériennes, portés par
elles, et nous éprouvons un sentiment de calme, tout
en nous déplaçant.
… Et puis, un jour, nous les voyons. Ils étaient tous
ensemble, tellement nombreux, tout en haut de l’arbre,
lançant leurs lignes. Devenir aérosolaire veut dire
monter au point le plus haut, se mettre sur la pointe
des pieds, lever son abdomen, lever le bonhomme tout
entier en l’air, et laisser s’échapper les fils vers le haut ;
si ces fils sont assez longs, ils vont être soulevés par
un courant thermique, et l’on pourra s’envoler avec
eux. Un seul fil ne pourra jamais soulever à lui seul
dans les airs une araignée plus lourde que lui, mais
un grand nombre de fils, tissés entre eux comme un
tapis, tireront vers le haut avec davantage de force, et
seront capables d’élever dans les airs un groupe entier,
une société d’araignées-montgolfières. Entrer dans le
processus de ces sociétés-montgolfières, de ces bulles
sociales-là, c’est permettre au vent de tisser une toile
cosmique, fabriquée par un groupe de tisserands
aveugles et sourds, à la merci de l’air, de la température, des vents planétaires.
Devenir aérosolaires pourrait offrir de nouvelles
façons nomades d’habiter la Terre, en s’inspirant des
araignées-montgolfières et des formes macroscopiques de plancton aérien qui dérivent au vent, chargées de diverses formes hybrides de vie. De nouvelles
assemblées mobiles apparaîtraient dans les airs – des
sociétés humaines sur des villes-cumulus, des villes-cirrus, des villes-strato-cumulus –, car les structures
aérosolaires se configurent un jour et se dissolvent le
lendemain, au gré des influences dynamiques que l’atmosphère et la société exercent l’une sur l’autre. Nous
serions à nouveau transportés dans les airs … dans
des nuages cosmiques s’assemblant spontanément en
sociétés. Devenir aérosolaires : apprendre le langage
des sourds, entendre ce qui se tait, sentir le mouvement de fils multiples, filés par une société d’araignées
migrant dans le vent, capable de nous dire dans quelle
direction le courant du futur nous emmènera.
Xavier STARKLOFF
Face au progrès de la technologie, on trouve toujours
des sceptiques pour manifester leur opposition. Si je
souhaite ici évoquer les dangers liés à ce progrès, je
ne suis pas de ceux-là, car il n’est pas à mes yeux une
variable sur laquelle on pourrait agir, mais un phénomène inéluctable, dont la marche ne peut être freinée que temporairement. Le progrès technologique,
parce qu’il renforce sa connaissance et sa maîtrise
de son environnement, permet à l’homme de réduire
son exposition aux limites et aux aléas de la nature,
et donc, in fine, d’éloigner la mort. Rien ne laisse penser que cela va changer : la technologie continuera de
transformer la vie.
L’essor de l’intelligence artificielle, de la robotique,
et plus largement des NBIC (nanotechnologies, biotechnologies, informatique et sciences cognitives),
nous pousse vers une forme de vie toujours plus
connectée, dans laquelle l’homme biologique verra
ses capacités intellectuelles et corporelles renforcées
par une technologie toujours plus présente, autour de
lui mais aussi en lui. Ce ne sera pas l’ère des cyborgs
et des greffes d’appareils en tout genre. La frontière
entre inné et acquis sera plus subtile, plus floue. En
parallèle à la multiplication des nano-implants permettant de détecter les moindres défauts de fonctionnement du corps humain, l’homme s’habituera à la
pensée hybride, rendue possible par des dispositifs
similaires connectant les fonctions cérébrales à des
sources externes de connaissance. De même que nos
fichiers sont maintenant stockés sur le cloud, nous
trouverons vite des solutions aux limites du stockage
local de nos souvenirs, solutions qui favoriseront les
Xavier Starkloff,
ingénieur
Stanley Kubrick,
extrait du film
2001 : l’Odyssée
de l’espace, 1968
exigences croissantes de transparence. Ceux qui prédisent qu’une « révolte éthique » brisera cette tendance
oublient à quel point les normes évoluent vite. De
nombreuses pratiques, inacceptables il y a quelques
décennies, sont aujourd’hui banales, et nous serons
sans doute les réactionnaires de demain.
C’est donc à mon sens vers cette transfiguration de
la vie que nous nous dirigeons, à l’image de celle que
Stanley Kubrick nous donne à voir dans 2001 : l’Odyssée de l’espace, en mettant en images cette mue de
la vie, du jour où le primate se saisit d’un outil à celui
où l’intelligence artificielle assassine pour « sauver sa
peau », évolution dont l’« enfant des étoiles » ne constitue que la prolongation.
Comme Kubrick voulait nous le montrer, le progrès
technologique va continuer de transformer la vie. Or,
si la vie est universelle, la technologie est une denrée,
une marchandise, et, comme pour toute marchandise, il y a ceux qui en ont et ceux qui n’en ont pas.
Pendant que la technologie contribue à réduire la fracture de la connaissance, en favorisant sa diffusion, une
autre s’aggrave : la fracture numérique. Cette dernière
deviendra particulièrement critique dans les domaines
nécessaires à s’assurer des perspectives d’avenir, à
savoir l’éducation, la santé, la sécurité, la finance.
Le numérique, parce qu’il permet d’amplifier le succès d’une minorité d’individus disposant de talent et
de chance, a favorisé l’apparition d’une élite innovante
et créatrice, qui sera la locomotive de la transfiguration de la vie. C’est sous leur impulsion qu’elle s’est
amorcée et qu’elle se poursuivra. Leur objectif assumé
est de maîtriser les difficultés corporelles pour laisser
le champ libre à une utilisation optimale des fonctions
Les pensées et les idées exprimées dans cet article comprennent des
extraits de « Becoming Aerosolar » (Saraceno et al., 2015) et d’« Art
Show » (Eberhard, 2014).
LES TÉMOINS
67
intellectuelles. Nous nous dirigeons avec eux vers une
société où la qualité du code génétique d’un individu
sera proportionnelle à son accès à la technologie, et où
le « droit génétique » jouera le rôle que jouait le « droit
divin » sous l’Ancien Régime, c’est-à-dire qu’il pourra
servir de justification à un pouvoir non démocratique.
C’est d’ailleurs l’idéologie défendue par ceux qu’on
appelle les néo-réactionnaires en référence à ceux de
la Révolution française. En parallèle à l’émergence de
cette élite ultra-connectée, les emplois peu qualifiés
continueront de diminuer et une grande majorité de
personnes seront laissées sur le bord de cette autoroute conduisant vers ce monde où le capital humain,
de plus en plus corrélé à l’accès à la denrée technologique, tiendra une place toujours accrue, et où l’élite
technologique verra son assise renforcée.
Ma crainte est donc de constater, dans les décennies
qui viennent, toujours plus d’inégalités face à l’omniprésence de la technologie. La question ne sera pas de
savoir s’il faudra tenir la technologie pour responsable
de cet accroissement des inégalités. La question qu’il
faudra poser et qu’il faut poser dès aujourd’hui est celle
de notre adaptation à ces changements structurels.
Comment assurer un accès le plus large possible à cette
denrée qu’est la technologie, et qui façonnera de façon
croissante nos vies, nos relations sociales, et notre identité ? Si je pense que l’homme trouvera les réponses à
ces interrogations à long terme, j’espère que nous saurons y parvenir sans traverser de crise majeure, et que,
en 2050, nous ne nous retournerons pas sur un début
de siècle aussi dévasté que le précédent.
Juliette WIRTH
Peut-être cela est-il propre aux Français, mais
aujourd’hui, lorsque l’on aborde l’avenir, c’est essentiellement en des termes pessimistes et inquiétants :
montée des extrémismes religieux, bouleversements
climatiques, extinction des espèces, conflits liés aux
déplacements de populations, croissance des inégalités, etc. Pourtant, si l’on revient en arrière, avenir a
été synonyme de progrès, tant économique que social
et politique, pour une majorité de la population mondiale : réduction de l’extrême pauvreté, accès à l’éducation croissant, augmentation de l’espérance de vie…
Pourquoi ne croit-on donc plus en l’avenir ?
Si l’on y regarde de plus près, nous projetons dans le
futur les défis présents pour lesquels nous n’avons pas
encore de réponse, en essayant d’estimer leur impact
sur notre niveau de vie actuel. Le réchauffement climatique, par exemple, est un phénomène avéré (augmentation des températures moyennes enregistrées par les
stations météorologiques du monde entier, diminution
de l’étendue et de l’épaisseur de la banquise arctique,
68
UNE BRÈVE HISTOIRE DE L’AVENIR
Juliette Wirth,
vingt-sept ans,
est consultante
en stratégie
développement
durable au
sein du cabinet
international
PricewaterhouseCoopers
(PwC), où elle
contribue à des
missions de
conseil et d’études
pour le compte
d’acteurs publics,
privés et issus
de la société
civile, sur des
problématiques
liées à
l’environnement.
Elle a également
participé à la
simulation de
négociations sur
le changement
climatique
« Copenhague et
si ça s’était passé
autrement », ainsi
qu’à l’élaboration
du rapport
de Jacques
Attali « Pour
une économie
positive », remis à
François Hollande
en 2013.
recul des glaciers, hausse significative du niveau de la
mer) et, si nous n’agissons pas aujourd’hui, il aura des
conséquences irréversibles, voire désastreuses, sur
notre avenir : montée des eaux impliquant des déplacements de population ; sécheresse pouvant réduire
la productivité des terres et faire peser des risques de
famine ; difficulté d’accès à l’eau potable ; modification
des écosystèmes ; etc. S’il est impossible de prédire
exactement l’ampleur de ces bouleversements et leur
incidence sur nos vies, nous disposons tout de même
aujourd’hui d’outils de modélisation perfectionnés (travaux du GIEC – Groupe d’experts intergouvernemental
sur l’évolution du climat – notamment) permettant de
projeter les évolutions possibles.
Pourtant, à mes yeux, le plus inquiétant, ce ne sont
pas tant ces difficultés que nous serons très probablement amenés à surmonter, mais l’immobilisme qu’on
leur oppose, voire le désintérêt d’une large partie de
la population, y compris des personnes qui nous gouvernent, pour ces enjeux. Dans le cas du climat, il a
clairement été démontré que l’activité humaine était
responsable de l’accélération du réchauffement climatique. Toutefois, les raisons sont nombreuses pour ne
pas agir : le manque de preuves que ces phénomènes
sont réels ; des problèmes immédiats à régler avant
de se préoccuper de l’avenir ; un progrès technique
constant et la capacité d’adaptation de l’homme ; etc.
Chacun attend que les autres agissent pour agir à son
tour, au nom de la croissance économique, de l’emploi
et du confort de vie actuel. Ainsi intérêts présents et
intérêts futurs sont mis en contradiction, l’amélioration
des uns apparaissant se faire au détriment des autres.
Pourtant, sur un certain nombre de sujets, chacun
de nous peut agir, en modifiant ses habitudes et en
faisant preuve de bon sens, sans que cela ait nécessairement un impact négatif sur sa situation actuelle :
les consommateurs par leur pouvoir de choisir certains
produits plutôt que d’autres ; les industriels par leurs
méthodes de production et les produits qu’ils offrent ;
les hommes politiques par leurs idées et les réformes
qu’ils engagent ; les citoyens par leur vote et leur capacité de contestation ; les médias par l’information et la
valorisation des exemples… Agir a un coût et implique
nécessairement une certaine prise de risque, car on
ne peut anticiper à coup sûr les conséquences de nos
actes. Toutefois, n’est-il pas encore plus risqué de ne
rien faire ?
Une première action qui pourrait être bénéfique
serait de développer l’information sur les sujets de
fond (les médias ayant tendance à ne mettre l’accent
que sur les faits marquants de l’actualité) et de mettre
la lumière sur tous les acteurs qui, dans le monde,
œuvrent aujourd’hui pour que l’on puisse regarder
l’avenir avec sérénité. Cela permettrait de renforcer
la prise de conscience de l’urgence d’agir, tout en en
entier pourrait également être imaginé, permettant aux
citoyens engagés dans des démarches similaires de
partager leurs expériences.
Ces actions ne permettront certainement pas de
répondre à tous les défis qui nous menacent, mais
la conscience du collectif et le renforcement de nos
moyens d’agir et de notre coordination constituent un
premier pas vers un avenir plus serein.
George YEO
limitant l’effet anxiogène potentiel et en informant les
individus sur les moyens d’action dont ils disposent.
Pour que la démarche soit réellement efficace, elle
ne devrait pas se limiter à des revues d’experts néophytes, mais être intégrée petit à petit dans l’ensemble
des outils d’information de la population (journaux
télévisés, éducation, magazines des collectivités, etc.).
En complément de cette information, il serait utile
de renforcer le dynamisme de la citoyenneté locale et
que nos collectivités déploient des moyens pour faciliter l’expression et l’engagement de chaque citoyen.
Les collectivités s’alimenteraient ainsi des idées de
leurs habitants et faciliteraient en retour leur regroupement autour d’opérations communes, la mise en
valeur de leurs interventions, etc. Si cela commence
à se développer en France (la mairie de Paris a, par
exemple, créé le réseau « Acteurs du Paris durable »),
ces réalisations restent encore marginales et peu
visibles. Un réseau d’échange avec des villes du monde
Johnny
Adolphson,
Wildflowers at
Factory Butte,
2014
Un chimpanzé, qui partage 96 % de nos gènes, s’inquiète-t-il de savoir à quoi pourra bien ressembler le
monde en 2050 ? Ce qui nous distingue des primates
se trouve dans le petit pourcentage restant de notre
code génétique, qui fait de nous des êtres humains – et
des êtres spirituels. Dans les années qui viennent, nous
découvrirons pour une bonne partie en quoi consistent
ces 4 %, puisque le coût de séquençage de l’ADN baisse
désormais très vite, et que les techniques de scannage
nous permettent de comprendre plus précisément le
fonctionnement du cerveau et du corps. Une meilleure
connaissance de la relation corps-intelligence-esprit ne
nous permettra pas seulement de mener une vie individuelle plus saine et plus accomplie, elle peut aussi
nous aider à surmonter les grands défis lancés par la
mondialisation et un développement technologique
sans précédent.
Certains des défis auxquels l’humanité devra
probablement répondre en 2050 sont déjà évidents
aujourd’hui. Des relations entre les grandes puissances,
notamment entre les États-Unis et la Chine, dépendent
la paix ou la guerre, chacune étant en mesure de détruire
l’autre, et tous les autres par la même occasion. D’ici
là, la population de l’Inde sera devenue la première du
monde, et sa puissance économique probablement la
troisième. L’actuelle effervescence de l’ensemble des
sociétés islamiques se poursuivra, aiguisant les conflits
entre l’Islam et l’Occident.
La démographie est l’un des principaux facteurs de
l’Histoire. En 2050, les Africains représenteront le quart
de la population mondiale, et les musulmans le tiers.
40 % des bébés qui naîtront à ce moment-là seront
vraisemblablement africains, et 50 % musulmans. Du
point de vue démographique, les populations blanches
et jaunes seront sur leur déclin, du fait même de leur
mentalité « éclairée » : la chute du taux de fertilité en
dessous du niveau de reproduction est en partie due
à la transformation des valeurs, chaque génération se
souciant de vivre davantage pour elle-même que pour
les générations futures.
En 2050, plus de 60 % des dix milliards d’habitants de la planète vivront dans de grandes villes souvent pluriethniques et plurireligieuses. Les nouveaux
LES TÉMOINS
69
venus, issus de mondes différents, mettent toujours à
l’épreuve le tissu social, ce qui accroît la xénophobie.
Il faut du temps pour que la culture d’une cité réfléchisse sur elle-même et évolue suffisamment pour les
accueillir.
Le déferlement incessant de nouvelles technologies
perturbantes engendre dans la société de nouvelles
tensions, dont certaines accentuent les divisions ethniques et religieuses existantes. Les groupes les plus
capables d’exploiter ces technologies nouvelles progressent, tandis que les autres sont retardés par des
valeurs et des traditions dépassées. Les lois du marché sont désormais fatales à ceux qui exercent des
tâches répétitives, aussi compétents et travailleurs
qu’ils soient. Tout travail codifiable est remplacé par
des algorithmes ou des machines, ou encore délocalisé. Les inégalités croissantes et le chômage des jeunes
remettent en question la légitimité des institutions
politiques et économiques. L’aptitude des gouvernements nationaux à résoudre les problèmes sociaux en
redistribuant les revenus diminue à cause de la mobilité des capitaux et des talents. Nous constatons partout
un effondrement des hiérarchies et une fragmentation
des organisations humaines.
Cependant, ces fragments, un à un, comme des
molécules dans une « soupe » primordiale, se lient entre
eux pour former des réseaux ramifiés complexes qui
dépassent les anciennes frontières et leur organisation
du monde. La gestion de ces structures en réseaux,
y compris d’Internet, est l’un des défis principaux de
notre époque. L’actuelle transition d’une société hiérarchique à une société en réseaux est capitale pour l’histoire de l’humanité. Le mal-être que nous constatons
aujourd’hui un peu partout dans le monde reflète la
première phase – destructrice – de cette transition, qui
se poursuivra sans doute au-delà de 2050. Nos structures mentales ne sont pas adaptées aux changements
rapides qui ont lieu dans la réalité. Nous avons besoin
de nouvelles catégories intellectuelles, de nouvelles
théories, de nouveaux principes moraux – et d’une nouvelle spiritualité –, pour donner sens au monde et guider
nos choix. Pour l’instant, les explications simplistes et
les solutions tout aussi simplistes proposées aggravent
les problèmes. Quand de jeunes hommes et de jeunes
femmes trouvent un sens à leur vie en se sacrifiant pour
tuer des étrangers innocents, notre réponse ne peut pas
se borner à des mesures défensives.
Les diverses forces qui meuvent les sociétés
humaines ont de fortes chances d’entrer en conflit
dans les décennies à venir. Selon le Livre des mutations (Yi Jing), grand classique de la pensée chinoise,
il est d’une extrême importance de discerner la nature
de ces forces. Chacune d’elles s’apparente à un flux ou
au contraire à un reflux. Rien ne demeure immobile,
et les individus humains doivent agir en accord avec
70
UNE BRÈVE HISTOIRE DE L’AVENIR
George Yeo
est un ancien
homme politique
singapourien.
Après une
première
carrière dans les
forces armées,
de 1976 à 1988,
il a servi son
gouvernement
pendant vingttrois ans, à la
tête de différents
ministères.
Depuis 2012,
il est viceprésident de
Kerry Group et
président de
Kerry Logistics
Network. En
2013-2014,
George Yeo a été
nommé, par le
pape François,
membre d’une
commission
chargée
d’étudier la
simplification et
la rationalisation
de la structure
économique et
administrative
du Saint-Siège. Il
siège au Conseil
pour l’économie
et au Comité
des médias du
Vatican depuis
2014.
le mouvement de ces forces. Si nous travaillons avec
elles, dans leur direction, il se peut que nous soyons
capables de leur donner forme et de les diriger de façon
positive. Si nous y parvenons, nous nous transformons
nous-mêmes et donnons sens à notre vie. Sinon, nous
échouons.
En l’absence d’une nouvelle spiritualité, ces défis
seront difficiles à relever. En l’absence de principes
moraux forts, capables de limiter les inégalités, l’actuelle économie de marché ne pourra pas subsister.
Si les grandes puissances considèrent les relations
internationales comme un jeu dont le but est de faire
des gagnants et des perdants, les guerres sont inévitables. Sans la volonté de trouver un sol spirituel commun entre l’Occident et l’Islam, et si chacun continue
à diaboliser l’autre, le retour périodique de conflits
sanglants est inévitable. Nous avons besoin de chefs
religieux au cœur assez grand et à l’intelligence assez
large pour se reconnaître les uns les autres comme
frères, et être prêts à agir ensemble contre les idéologies extrémistes et leurs partisans.
Une meilleure connaissance de cette partie du
génome qui fait de nous des humains pourra nous
aider à développer cette nouvelle spiritualité, et à faire
la différence entre ce qui est profond et ce qui est superficiel. Ce qui nous unit est beaucoup, beaucoup plus
important que ce qui nous divise. Nous nous rendons
compte, de plus en plus, que les pratiques de méditation relevant de traditions différentes font intervenir
les mêmes parties du cerveau. Le contrôle du souffle
peut nous aider à canaliser nos émotions, et favoriser
une plus grande coopération à l’intérieur des groupes.
Le corps, l’intelligence et l’esprit sont liés entre eux,
comme les Anciens l’avaient compris – par le qi pour
les Chinois, le prana pour les Hindous, le pneuma pour
les Grecs. Les neurosciences de l’esprit peuvent nous
aider à échapper au cycle de violence générale dans
lequel l’humanité semble piégée. La morale laïque,
qui prône le déni ou la suppression des croyances religieuses, n’apporte aucune solution, parce qu’elle va
contre ce qui est inné et probablement génétiquement
inscrit chez les humains.
Le Yi Jing nous rappelle que les cycles de l’Histoire
sont sans fin, mais pas circulaires. Arnold Toynbee
décrit la croissance et le déclin des civilisations comme
des roues qui tournent en faisant avancer l’Homme
dans sa compréhension de Dieu et, par conséquent,
de lui-même. La spiritualité humaine évolue sans arrêt.
« Quel est le plus grand commandement ? » a-t-on
demandé à Jésus. D’abord aimer le Seigneur, ton Dieu.
Et ensuite aimer ton prochain comme toi-même. À
coup sûr, tous les êtres humains peuvent trouver un sol
commun à partir de cela. Même les athées admettent
qu’il existe une réalité qui nous dépasse de beaucoup,
dont nous ne sommes qu’une petite partie ; une réalité
mystérieuse que nous devons traiter avec respect, pour
ne pas dire avec amour. Nos nouvelles connaissances
des liens corps-intelligence-esprit peuvent nous guider
dans cette quête commune. Au cours des années qui
viennent, si nous ne régénérons pas notre spiritualité à
la lumière des nouvelles découvertes et des nouveaux
défis, ce siècle, comme le précédent, après avoir bien
commencé, sombrera dans les ténèbres.
Zhouyi (Livre
des mutations),
1615, Paris,
Bibliothèque
nationale de
France
LES TÉMOINS
71
Téléchargement