« Aujourd’hui se décide ce que sera le monde en 2050 et se prépare ce qu’il sera en 2100. Selon la façon dont nous agirons, nos enfants et nos petits-enfants habiteront un monde vivable ou traverseront un enfer en nous haïssant. Pour leur laisser une planète fréquentable, il nous faut prendre la peine de penser l’avenir, de comprendre d’où il vient et comment agir sur lui. » Jacques Attali, Une brève histoire de l’avenir, 2006. Vision du monde pour 2050 9 Xxxxxxxx 32 UNE BRÈVE HISTOIRE DE L’AVENIR L’exposition Une brève histoire de l’avenir, comme le livre de Jacques Attali qui l’a inspirée, tente de se projeter dans le futur, en se fondant sur une lecture subjective du passé, imaginée et portée par la création artistique des millénaires précédents. Elle invite ainsi à un voyage dans le temps et dans l’espace, à un récit, orienté, enrichi de digressions délibérées, qui sont autant de pauses poétiques, dans son parcours muséographique comme dans la maquette de cet ouvrage. Son propos n’est pas dogmatique ; elle n’a pas cherché à imposer de réponse univoque, mais à proposer des champs du possible, confiant à ses spectateurs et lecteurs le soin, et la liberté, d’inventer les leurs. C’est dans cette perspective que nous avons souhaité demander à plusieurs personnalités, confirmées ou en devenir, un court texte pour ce livre, illustré, pour chacun d’entre eux, par une œuvre d’art de leur choix, qui esquisse leur vision de l’avenir. Nous sommes très heureux et très honorés des réponses favorables réservées à notre invitation à se projeter en 2050. Architectes, artistes, économistes, philosophes, entrepreneurs, avocats, tous témoignent, malgré les difficultés de notre temps, de leur confiance en l’avenir, de leurs espérances de fraternité et de liberté, de leur désir de partage. Leurs écrits mettent en valeur leur sens de l’engagement ; leur volonté de s’impliquer au sein de nos sociétés pour les faire grandir, évoluer, apparaît aussi constante que délibérée. S’ébauche ainsi, grâce à ces textes de qualité, une histoire de l’avenir d’autant plus riche qu’elle s’inscrit dans la diversité des points de vue. Elle compose une introduction inédite et singulière à cet ouvrage, dont nous sommes particulièrement fiers. LES TÉMOINS 33 grâce à de nouvelles technologies et à de nouvelles structures politiques. Mon souhait est que nos enfants soient plus libres que nous ; et que nous mettions en place des bases plus solides pour leur permettre de réaliser leurs espérances et leurs rêves. La seule façon d’avoir un impact sur le futur est de tirer les leçons du passé et d’agir sur le présent. Le futur, on le crée ; on n’attend pas qu’il arrive. Imane AYACH AI WEIWEI Un regard porté sur les cent dernières années révèle que ce qui caractérise notre époque n’est pas tant la prospérité ou le progrès technique que la prise en compte de la personne humaine en tant que telle, et notre prise de conscience de nous-mêmes, à la fois comme individus et membres d’une société. Ce qui compte est la façon dont nous nous battons pour la vie, ici et maintenant. Même en période de paix, la guerre entre individus et structures de pouvoir ne connaît pas de trêve, c’est une lutte constante, même si nous n’en sommes pas toujours conscients. Le pouvoir, qu’il soit politique, économique ou culturel, se manifeste souvent par des limitations de notre liberté. Notre époque sera jugée aux efforts que nous ferons pour nous libérer de ces entraves, et c’est notre combat pour une plus grande liberté qui nous définira. À l’instant même, un de nos chats vient de bondir et d’ouvrir la porte de la maison. Ce chat ne se soucie pas de la taille de l’univers. La seule chose qui l’intéresse est de sauter et d’ouvrir cette porte. Au moment où il y parvient, son monde, à la fois en lui et hors de lui, se transforme. Nous devons reconnaître nos limites, nos entraves. Nous, les êtres humains, avons tellement de limites ! La durée de notre vie, notre force physique, nos connaissances (nos amis et notre savoir), notre travail sont si limités ! En même temps, nous tâchons de tirer le meilleur parti de ce dont nous disposons. Je pense que nous avons tous les mêmes désirs : être reconnus, informés, pouvoir exercer librement nos droits, nous associer aux personnes et aux idées qui nous intéressent. On peut espérer que, à la fin de l’époque que nous vivons, ces valeurs essentielles de l’existence seront préservées et protégées, peut-être 34 UNE BRÈVE HISTOIRE DE L’AVENIR Tian Tian ouvrant les portes. Né en 1957, l’artiste Ai Weiwei réside et travaille à Pékin, en Chine. Réalisations architecturales, installations, réseaux sociaux, documentaires…, nombreux sont les supports qui lui permettent de questionner la société et ses valeurs. Fervent défenseur des droits de l’Homme et de la liberté d’expression, il est souvent confronté aux autorités de son pays. Arrêté et mis au secret pendant trois mois en 2011, il demeure, à ce jour, privé de passeport, et donc du droit de sortir de son pays, par le gouvernement chinois. Ai Weiwei n’en continue pas moins à développer ses projets et à présenter ses œuvres sur la scène internationale. Pour moi, penser à 2050, c’est penser à l’avenir de notre terre, où les problèmes politiques, économiques, sociaux sont de plus en plus pressants. La population augmente de jour en jour. Pourrons-nous tous nous nourrir et vivre sereins et en paix ? C’est la question majeure. Nous estimons que la population mondiale dépassera les neuf milliards d’habitants en 2050, soit plus autant de personnes à nourrir. Socrate a dit « le secret du changement consiste à concentrer toute ton énergie non pas à lutter contre le passé, mais à construire le futur ». Notre monde a subi des famines, des guerres, des épidémies, des chefs d’états dégradants, certes. Mais le moindre de ses problèmes n’est effectivement pas, selon moi, que nous nous préoccupions plus de ce qui s’est passé que de ce qui va se passer et surtout de réfléchir ensemble à une solution pour vivre mieux. Or, s’il ne faut pas viser la perfection, inaccessible, une amélioration est possible. Albert Einstein a dit « Trois bombes menacent le monde : la bombe atomique, qui vient d’exploser, la bombe de l’information, qui explosera vers la fin du siècle, la bombe démographique, qui explosera au siècle prochain, et qui sera la plus terrible. » De fait, en trois siècles, la Terre aura vu le nombre de ses habitants augmenter par dix. Pour stopper cet accroissement, il faut que la fécondité soit exactement de deux enfants par femme, ce qui stabilisera la population mondiale à 9 milliards de personnes en 2050, ainsi que nous l’avons déjà dit. Dans moins de quarante ans, les êtres humains sauront maîtriser la hausse de la démographie. Mais faire vivre neuf milliards d’êtres humains ne sera pas chose aisée. Nous devrons apprendre à mieux gérer les ressources de la planète et à les partager de façon plus équitable. La survie de notre espèce dépend plus de la façon dont les hommes vivront que de leur nombre. Nous espérons juste que la vision pessimiste de Malthus ne réalisera pas. Pour cet économiste, la production de nourriture à tendance à augmenter moins vite que la population, car sa croissance est linéaire, tandis que celle de la population est exponentielle. Pour garantir une nourriture suffisante pour tous, éviter les famines, il faut donc limiter le nombre de personnes. Oren Jack Turner, Albert Einstein, 1947 La FAO (Food and Agriculture Organization), dans son étude prospective « Comment nourrir le monde en 2050 », estime à 3 050 Kcal par jour et par personne la disponibilité énergétique alimentaire à l’horizon 2050, soit 10 % de plus qu’au cours de la décennie 2000, et l’ONU (Organisation des Nations unies) projette que la proportion d’humains en malnutrition devrait continuer à baisser jusqu’à 3,2 % en 2050, soit 290 millions de personnes, contre les 850 millions actuels selon la FAO. En ce qui concerne la médecine et la recherche, en 2050, les progrès, sensibles dès à présent dans le combat mené contre plusieurs maladies incurables, devraient être au rendez-vous. Nous espérons ainsi que les succès remportés par la recherche pour vaincre certaines formes de cancer se généraliseront pour apporter une solution définitive à cette maladie. Mais il faudra aussi lutter contre l’inégalité de l’accès aux soins. Certains pays d’Afrique ne peuvent pas bénéficier des traitements contre le paludisme, par exemple. Des associations permettent à ces pays de recevoir des médicaments et une aide médicale, mais cela ne suffit pas. En 2050, ces inégalités au niveau médical ne doivent plus exister. Par ailleurs, pour éviter l’augmentation de certaines maladies en 2050, il faudra adopter une alimentation et un mode de vie sains. En effet, comme l’a dit celui qui est considéré comme « le père de la médecine », Hippocrate : « Que ton alimentation soit ton seul médicament. » Née en 1993 à Pau, Imane Ayach est une jeune étudiante en licence de sciences politiques et sociologie à l’université de Paris XIII. Ses études à Paris lui ont permis de collaborer à l’ONG Global Potential, basée chez PlaNet Finance, en tant que coordinatrice de programme. Elle a participé à la rédaction du rapport « Pour une économie positive », dirigé par Jacques Attali et remis au président de la République en 2013. Ce rapport encourage notamment l’implication des jeunes dans des projets solidaires durant leur scolarité. La technologie, elle aussi, est en progrès constant. Son évolution est réellement impressionnante, car, en l’espace de dix ans, des changements radicaux sont intervenus. Par exemple, il y a quelques années, un ordinateur n’était pas indispensable dans le milieu scolaire. Aujourd’hui, dès le collège, les professeurs incitent les élèves à utiliser Internet pour envoyer des devoirs ou des informations par e-mail. L’Homme est incontestablement un Homo faber, un fabricant d’outils. Ces fabrications nous facilitent la vie, certes, mais à quel prix ? Ces nouvelles technologies peuvent aussi être malsaines et représenter, dans certains cas, plus un mal qu’un bien. Par exemple, certains jeunes sont victimes d’arnaques ou de harcèlements sur Internet. La perte d’intimité, la dégradation des relations entre les personnes sont les principales craintes qu’inspire la technologie, car, comme l’avait si bien formulé Albert Einstein, « il est hélas devenu évident aujourd’hui que notre technologie a dépassé notre humanité ». D’un point de vue politique, le grand problème qui se pose à notre monde, c’est que la démocratie ne parvienne pas à s’installer dans tous les pays. Ce régime, fondé sur des élections, au suffrage direct ou indirect, est pourtant le meilleur possible. François Mitterrand a dit « la démocratie, c’est aussi le droit institutionnel de dire des bêtises ». Or, dans certains pays, les pays du Maghreb ou l’Égypte, par exemple, ce droit est très loin d’être reconnu, il n’y a toujours pas de démocratie et le peuple est même durement réprimé, voire massacré. Chaque jour, des militants révolutionnaires y sont condamnés à de lourdes peines. Malgré l’élection d’Abdel Fattah Al-Sissi, la politique de l’Égypte s’enfonce dans l’autoritarisme. En 2050, il faut qu’une solution soit trouvée contre tous ces régimes qui mettent leurs pays et leurs habitants en danger. En 2050, il faut aussi qu’un compromis soit trouvé pour la Palestine et Israël. Pour ce faire, les autres pays doivent agir, trouver une solution afin que cesse ce conflit si lourd. Jean-Claude BOULET 2050, c’est dans trente-cinq ans. Si on regarde trentecinq ans en arrière, qu’est-ce qui a changé depuis 1980 à l’échelle du monde ? Les changements plutôt positifs ont été nombreux : progrès de la médecine, amélioration de la santé, découvertes scientifiques, internet et technologies de l’information, mondialisation, chute de l’Union soviétique et du communisme, émergence de la Chine, de l’Inde, de l’Afrique, émancipation des femmes dans un nombre croissant de pays, prise de conscience de l’importance du développement durable ; beaucoup de pays qui rêvent de croissance, de voitures, de biens matériels. LES TÉMOINS 35 Oui, il y a eu des changements majeurs, mais, pendant la même période, beaucoup de choses n’ont pas évolué : les conflits entre les religions, le racisme, la course au « toujours plus » entretenue par l’idée de croissance économique, le terrorisme, l’égoïsme, l’absence de spiritualité, le triomphe du matérialisme, la prépondérance de la finance… En fait, le monde s’est transformé, mais l’Homme n’a guère varié. Comment vois-je 2050 ? Très humblement et en espérant sincèrement me tromper – qui suis-je, en effet, pour parler de 2050 ? La planète terre sera fatiguée, car l’écologie, le développement durable n’auront fait que de modestes progrès. Il y aura moins de ressources naturelles, plus de pollution ; le réchauffement climatique se poursuivra. Faute d’une vraie mobilisation planétaire autour de cet enjeu. L’Europe n’aura plus de croissance. Elle devra trouver le moyen d’exister, de vivre sans croissance. Elle aura amélioré son fonctionnement, sa gouvernance au fil des crises. Mais elle devra gérer cette absence de croissance, le vieillissement de sa population, sa paupérisation relative, des taux de chômage élevés. Dans le reste du monde, des milliards d’individus (Chine, Inde, Indonésie, Russie, Afrique…) refuseront, quant à eux, de renoncer à accéder à tous les biens, tous les conforts dont l’Occident jouit déjà depuis au moins un demi-siècle. Cela entraînera des tensions économiques majeures. On se battra encore plus qu’aujourd’hui pour le contrôle des ressources naturelles, pour la conquête de parts de marché, peut‐être même pour des territoires. L’alimentation sera devenue davantage écoresponsable, parce qu’on ne pourra pas nourrir neuf ou dix milliards d’individus avec les gaspillages d’énergie, d’eau, d’aliments actuels. L’enseignement, la propagation du savoir auront formidablement évolué grâce aux nou- 36 UNE BRÈVE HISTOIRE DE L’AVENIR Mark Lewis, extrait du film Downton : Tilt, Zoom, & Pan, 2005, Paris, Centre Pompidou, Musée national d’art moderne – Centre de création industrielle Diplômé de HEC, Jean-Claude Boulet débute comme journaliste à l’AFP, puis au département marketing de Procter & Gamble. Il est ensuite consultant en communication et en stratégie, notamment dans le groupe américain Young & Rubicam. En 1984, il crée avec trois associés l’agence de publicité BDDP (Boulet Dru Dupuy Petit), devenue en quelques années le troisième groupe français, avant sa fusion avec TBWA en 2001. Jean-Claude Boulet est un acteur de la mondialisation des entreprises, des marques, des concepts, du numérique, domaine dans lequel il est toujours actif en tant que conseiller en stratégie et investisseur. velles technologies de communication. De plus en plus d’individus se sentiront citoyens du monde au moins autant que citoyens de leur pays. La médecine, l’informatique, les biotechnologies, la robotique… auront bien sûr encore progressé. Je suis un fervent partisan de la mondialisation. Je suis convaincu de ses bienfaits, de l’intérêt de voir apparaître ces citoyens du monde conscients des enjeux à l’échelle de la planète. Mais, à mon avis, l’humanité sera encore complètement dominée en 2050 par la religion matérialiste du « toujours plus », « toujours plus vite », « toujours plus riche ». Donc le monde va évoluer par à-coups. Quand les tensions seront trop fortes, il faudra bien trouver des solutions. Ce sera vraisemblablement possible pour des sujets comme la gouvernance de l’Europe, mais je crains, par exemple, qu’en matière d’écologie des dommages irréversibles ne soient commis. Face à cette course en avant, cette idéologie du « toujours plus », il manquera de la spiritualité, de la solidarité, de la bienveillance, à l’échelle individuelle mais aussi à l’échelle mondiale, pour réussir à vivre ensemble en 2050 et au-delà. Je ne suis pas croyant, néanmoins je pense que c’est en se souvenant des enseignements du christianisme ou du bouddhisme, notamment, qu’on peut espérer trouver les moyens de faire coexister dix milliards d’hommes et de femmes sur une planète qui est extraordinaire. Youness BOURIMECH Quelle est ma vision pour 2050 ? À partir de mon vécu et de mon environnement, je porte un regard grave sur le monde et sur son évolution. Je rejette les inégalités, condamne l’injustice et valorise l’Homme. Si je dois imaginer 2050, cette vision se souciera nécessairement préserver la dignité humaine, qui n’est pas aujourd’hui un acquis pour tous ! Un monde confronté à des dangers et à des défis Les catastrophes naturelles, comme les plus récents tsunamis en Asie ou le séisme de Port-au-Prince en Haïti, devraient poursuivre leurs ravages, auxquels il faudra ajouter les conséquences du réchauffement climatique : montée des océans pour les décennies à venir, avancée des déserts, assèchement des lacs ou même des mers intérieures. Les crises économiques, qu’elles soient régionales ou mondiales, se succèdent et n’épargnent sur leur passage ni les puissances mondiales ni les économies les plus faibles. Les flux migratoires, actuellement évalués à 3 % de la population mondiale par les Nations unies, sont destinés à croître, amenant probablement une redéfini- tion des traditionnels pays de départ et pays d’arrivée : depuis l’Afrique, l’Amérique latine ou l’Asie du Sud-Est vers l’Europe occidentale, l’Amérique du Nord ou le Moyen-Orient. L’histoire nous met face à la fatalité des guerres et des conflits religieux, ethniques ou politiques. Des raisons d’espérer Bien que dominantes, les énergies fossiles (pétrole, charbon, gaz) perdent progressivement de leur suprématie en faveur des énergies renouvelables (hydraulique, solaire, éolienne, etc.). Ces énergies nouvelles, plus respectueuses de l’environnement, peuvent alimenter n’importe quel territoire aménageable. De modes de production et de consommation plus responsables sont apparus, qui promeuvent les matériaux recyclables, la gestion des déchets, le contrôle de la pollution, la modularité des réalisations. Enfin, le fait que les progrès technologiques, et en particulier la domotique, soient de plus en plus accessibles permet d’espérer les voir se démocratiser totalement et contribuer au bien-être de l’Homme. Au service d’un grand idéal, une solution simple et concrète : la construction modulaire La construction modulaire à base d’acier ou de bois est aujourd’hui une alternative évidente à la construction traditionnelle. Grâce à elle pourraient être bâties les villes de demain, des villes éphémères. Ces villes d’un nouveau genre seraient à même d’apporter une réponse aussi bien aux états d’urgence provoqués par une catastrophe naturelle qu’à la problématique du logement. Formidable moyen de préserver la dignité de l’Homme, ce type de construction ouvre donc des perspectives d’avenir pleines d’espérances. Né en 1980 à Livry-Gargan, dans le département de SeineSaint-Denis, de parents marocains arrivés en France en 1975, Youness Bourimech a grandi à Bondy au sein d’une famille d’entrepreneurs. Très tôt – dès l’âge de vingt et un ans –, il a créé sa première entreprise dans le garage de son père. Depuis, ses challenges se sont diversifiés et succédé, portant à son actif plusieurs créations d’entreprises dans différents secteurs d’activité, mais toujours en banlieue parisienne. Paul Bradbury, Stacked Cargo Containers On peut, bien sûr, craindre que des systèmes lobbyistes déjà en place, hostiles au nouveau modèle économique qu’il porte, ne freinent le développement de ce concept constructif. Et son essor peut aussi être entravé, s’il ne bénéficie de l’aide déterminante d’une politique volontariste de l’État. Mais comment ne pas être convaincu par les atouts si nombreux qu’offre ce mode de construction ? Les avantages de la construction modulaire L’un des intérêts de cette technique est sa rapidité d’exécution. La mise en œuvre d’une construction modulaire est trop fois moins longue que celle d’une construction traditionnelle. Elle repose, en effet, sur la préfabrication en usine de modules en bois ou en acier, suivie de leur assemblage sur le chantier. De plus, un processus de construction réalisé à près de 80 % en usine autorise une bien meilleure gestion des déchets. Totalement flexibles et adaptables à leur environnement, les constructions modulaires peuvent aisément être complétées par des extensions, et même déplacées ou encore recyclées. Non content d’être rapide et modulable, le procédé présente aussi des avantages économiques. La standardisation du processus de fabrication en usine fait considérablement baisser les coûts : le prix se voit réduit de moitié par rapport à une construction traditionnelle. Il pourrait également être créateur d’emploi. Permettant une plus grande rationalisation des techniques d’assemblage et de construction, il pourrait faire apparaître des centres de préparation où serait employée une main-d’œuvre pour partie différente de celle que mobilisent habituellement les chantiers classiques. Enfin, rappelons-le encore, car ce n’est pas la moindre de ses qualités, la construction modulaire est respectueuse de l’environnement. Elle édifie des bâtiments démontables en fin de vie (procédé constructif d’assemblage) ; favorise les matériaux recyclables (structure acier, bois…), l’autosuffisance énergétique, les filières de valorisation (collecte et gestion des déchets en usine) ; évite, grâce à l’industrialisation, les nuisances de chantier (bruits, poussière, déchets, etc.). Vivement 2050 ! Avec l’espoir de contribuer à de tels projets, par la réflexion dans un premier temps, par l’action dans un second temps, afin de laisser un monde meilleur à nos enfants… LES TÉMOINS 37 François DESROZIERS Imaginer le futur est un exercice difficile, qui nécessite de faire l’effort de se repenser au présent, tout en se détachant de l’immédiat. L’enjeu est ici de réussir à prendre du recul pour se resituer sur une échelle de temps plus vaste. En observant les évolutions du xxe siècle, nous prenons conscience de deux phénomènes importants : l’accélération du temps et l’augmentation des capacités individuelles. Grâce aux progrès technologiques, l’Homme s’est émancipé de nombreuses contraintes (naturelles, sociales, techniques...), et il a pu explorer ou entreprendre, dans un nouveau champ des possibles. De même, le monde s’est ouvert, permettant de voyager, d’échanger ou de travailler dans presque tous les endroits de la terre. Ce monde est devenu plus connecté, globalisé et s’est massifié. Cependant l’Homme s’est petit à petit retrouvé tout seul au milieu de ce gigantesque ensemble. La perspective de ces différents éléments fait naître en moi une crainte réelle, celle d’une déconnexion de l’Homme avec son environnement. Face à cette massification, il développerait en réaction un individualisme défensif, et s’isolerait dans sa conscience de lui-même. Pour autant, cette appréhension est contrebalancée par un espoir majeur, qui est que l’Homme se rende compte de la nécessité de l’Autre, et qu’il utilise ces nouveaux outils pour s’ouvrir rationnellement à lui. Le risque d’une déconnexion Ma principale crainte pour 2050 est donc un risque de déconnexion entre l’Homme et son environnement, que ce terme désigne la nature ou bien l’écosystème – au sens large – des individus (vie sociale, travail...). Ce danger s’est déjà matérialisé de façon évidente par le changement climatique et les impacts négatifs 38 UNE BRÈVE HISTOIRE DE L’AVENIR MartinGuinard Terrin, installation Sans titre, réflexions François Desroziers est âgé de vingt-six ans. Après un master de finance à l’université de Paris IX – Dauphine, il cofonde Spear, une coopérative de crowdfunding solidaire permettant aux épargnants de choisir la destination exacte de leur argent parmi une sélection de projets responsables, et dont l’objectif est de faciliter le financement de projets de création d’entreprises solidaires. Il est également associé de CapSens, une société de conseil en crowdfunding et finance solidaire. que l’activité humaine continue d’avoir sur la nature. Quand bien même nous en sommes conscients, nous ne modifions pas nos comportements, par fainéantise, au mépris des générations futures. Cette crise écologique est en cours, et sans changement rapide de notre part, sera génératrice de tensions climatiques, humaines et géopolitiques. On estime à plus d’un milliard le nombre de réfugiés climatiques d’ici à 2050. L’Homme risque également de se déconnecter de son écosystème au sens large en se refermant sur lui-même et sur ses propres intérêts. Le signe le plus apparent de cette déconnexion est la diminution de l’engagement politique dans de nombreux pays. Ce phénomène est symptomatique du repli sur soi et du désir de s’abstraire du reste de la société. Je redoute de voir naître une société de résignés, dénués de toute croyance en l’intérêt général. Enfin, on parle souvent de la déconnexion entre l’économie réelle et la sphère financière. Cette rupture s’est déjà produite très brutalement il y a quelques années, du fait d’un manque de transparence considérable. En l’absence de contrôle ou de pouvoir des individus sur la finalité de leur argent, de nombreuses institutions ont confisqué la capacité d’action offerte par la finance. Ma crainte est que ce phénomène s’amplifie, et que des « hyper-agents » continuent de s’accaparer le pouvoir d’agir du plus grand nombre. L’espoir d’une prise de conscience orientée vers l’action Les nouvelles capacités d’action sont aussi le fruit d’une information et d’un savoir devenus de plus en plus accessibles et compréhensibles. Pour agir, il est nécessaire d’être éclairé, et, à cet égard, le web concrétise le rêve des Lumières. Il permet à tout un chacun de s’informer et d’apprendre plus facilement, à l’image de Wikipédia ou des MOOC (Massive Open Online Courses). Ma principale espérance pour le futur est que cette nouvelle forme de diffusion du savoir ouvre les yeux de l’Homme sur la nécessité d’agir pour autrui. De nombreuses initiatives prouvent que ce mouvement est déjà en marche. La consommation collaborative change radicalement notre mode de fonctionnement, et transforme notre économie de la propriété en une économie tournée vers l’usage. Ainsi, nous avons un impact moindre sur l’environnement et tissons une nouvelle forme de lien social. De même, la démocratie participative ou d’autres formes d’engagement citoyen qui apparaissent sur les réseaux sociaux permettent cette prise de conscience de l’autre. Proposer une idée pour améliorer la vie de son quartier ou financer une initiative locale est désormais possible, et change radicalement notre vision de l’action citoyenne. Le crowdfunding (financement participatif) est également une innovation majeure, qui offre à chacun la possibilité de reprendre le pouvoir avec son argent, et de financer le projet de son choix. Par cet outil, nous pouvons désormais sélectionner les projets que nous souhaitons voir naître, et contribuer tous ensemble à la construction de notre société future. Toutes ces initiatives me font sincèrement espérer que cette prise de conscience est irréversible, et que nous allons tous être amenés naturellement à consommer de façon plus intelligente, à nous impliquer dans la vie locale, et à agir en fonction de nos moyens personnels pour construire le monde de demain. Sortir de la caverne À mon sens, l’œuvre de Martin Guinard-Terrin symbolise le tournant auquel nous faisons face. Sa sculpture met en scène une plaque de Plexiglas, qui laisse entrevoir un reflet statique du spectateur. Derrière cette plaque transparente se trouve un miroir en perpétuel mouvement. Nous sommes tous face à ce miroir, à regarder le reflet changeant du monde. Allons-nous continuer à regarder le monde bouger autour de nous ou allons-nous accepter de prendre le risque de le construire comme nous l’imaginons ? Aujourd’hui, nous avons tous les moyens d’agir et de sortir de cette caverne moderne, pour devenir acteur de notre vie et affirmer enfin notre vision du monde. C’est cette expression du monde dans sa diversité qui constitue notre richesse, et il s’agit désormais de construire le reflet du monde que nous souhaitons. Geoffrey FARMER Nous sommes les passagers ! 1. Rassembler des photos, c’est rassembler le monde sous nos yeux. Les films et les images de la télévision s’allument sur nos murs, les illuminent un instant, puis disparaissent ; tandis que les images des photographies immobiles sont aussi des objets – légers, peu coûteux à produire, faciles à transporter avec soi, à collectionner, à conserver. Dans Les Carabiniers de Godard (1963), deux apathiques paysans misérables se laissent entraîner à rejoindre l’Armée du Roi par la promesse qu’ils pourront piller, violer, tuer, faire tout ce qu’ils voudront à l’ennemi, et devenir riches. Mais la valise de butin que Michel-Ange et Ulysse ramènent triomphalement chez eux, des années plus tard, à leurs femmes, s’avère contenir uniquement des images : des cartes postales par centaines de monuments, de grands magasins, de mammifères, de merveilles naturelles, de moyens de transport, d’œuvres d’art et autres trésors bien classés par catégories, venant des quatre coins du globe (Sontag, 1980, p. 3). 2. Il était une fois. Et cela continue, en remontant de plus en plus loin dans le temps. Sous chaque fois qui Découper un papier, cela veut-il dire qu’on peut isoler des fragments ? Ou que c’est impossible ? Ou qu’on peut les assembler autrement ? Un mot, une date : coupures. On peut couper en 1967. Appeler ça Colombie britannique, Canada. Ou nommer ça Geoffrey Farmer. Le papier découpé, mis debout, dit quelque chose de la photographie, d’un objet, d’une vie, du retour à un lieu non académique. Livre, représentation artistique, processus de transformation, récit. Comment faire des sculptures avec des photos. fut, il y a toujours une autre fois. Avez-vous déjà essayé de vous tenir entre deux miroirs ? Vous devriez. Vous verrez une longue ligne de miroirs brillants, de plus en plus petits, qui s’étendent à perte de vue, de moins en moins distincts, si bien que vous ne pourrez jamais voir le dernier. Mais, même si vous ne pouvez plus les voir, vous, la série des miroirs se poursuit, ils ne s’arrêtent pas là (Gombrich, 2008, p. 2). 3. Franchement, le temps des pendules m’ennuie. Je ne suis pas horloger. Ce qui m’intéresse est d’appréhender le temps dans son être non structuré. Je veux dire par là que je m’intéresse à la façon dont cet animal sauvage vit dans la nature – pas au zoo. Ce qui m’intéresse est la façon dont le temps existe avant que nous ne mettions notre patte sur lui – avant que nous ne lui imposions la marque de notre esprit, de notre imagination (Feldman, 2000, p. 87). 4. Dans ce recueil secret, il y aurait tout. Tout, c’està-dire : l’histoire détaillée du futur, Les Égyptiens d’Eschyle, le nombre exact de fois où les eaux du Gange ont reflété l’ombre d’un faucon, la secrète et vraie nature de Rome, l’encyclopédie que Novalis aurait réalisée, mes rêves endormis et mes rêves éveillés du 14 août 1934 à l’aube, la démonstration du théorème de Fermat, les chapitres non écrits du Mystère d’Edwin Drood de Dickens, ces mêmes chapitres traduits dans la langue des Berbères Garamantes, les paradoxes sur le temps que Berkeley a inventés mais n’a jamais publiés, les livres de fer d’Urizen, les épiphanies prématurées du Stephen Dedalus de Joyce, qui ne prendront sens qu’après un cycle de mille ans, l’évangile gnostique de Basilide, le chant que chantaient les sirènes, le catalogue complet de la Bibliothèque totale, et la démonstration de son incomplétude. Tout. Et pour une seule ligne sensée et une seule mention d’un fait réel, il y aurait des milliards de cacophonies sans le moindre sens, de dérapages verbaux, de borborygmes. Tout. Mais toutes les générations humaines pourraient passer devant ces rayons qui donnent le vertige – ces rayons qui éclipsent la lumière du jour, ces rayons couverts de chaos – avant qu’ils ne veuillent bien leur offrir la récompense d’une seule page acceptable (Borges, 2001). 5. Je serais bien le dernier à professer le lieu commun stupide que le chagrin ne sert à rien, qu’il faut éliminer le chagrin. J’aurais honte d’offrir ces mots-là à quelqu’un dans le chagrin. Et même les gens qui dans leur vie font tranquillement, paisiblement, opportunément, pareille démarche n’en gardent pas moins un peu de mélancolie. Le chagrin est lié à quelque chose de beaucoup plus profond, au péché originel, et au fait que nul ne peut devenir parfaitement transparent pour lui-même. 6. Coupe le baiser de douces plèvres (lèvres ?). Douceur humide, humide, humide et sucrée. Baiser apolitique, baiser de sonorités, trempé d’air. Smack. Baiser pressant. Le Baiser de Klimt. Baiser de Judas. Les belles LES TÉMOINS 39 couleurs d’un baiser : Giotto. Un baiser dans la chapelle des Scrovegni. Kataphilein (embrasser). Tendrement, chaudement. 7. La Bureaucratie de l’inconscient (le début du surréalisme). 8. Sans les rêves, les humains n’auraient pas eu l’occasion de diviser le monde. L’extrême clarté de toutes les idées-rêves, qui présuppose une foi inconditionnelle en leur réalité, nous rappelle l’état antérieur de l’humanité, dans lequel les hallucinations étaient très fréquentes, et tenaient parfois sous leur emprise des communautés, des nations entières en même temps. Cette clarté peut illuminer, progressivement, pas à pas, l’histoire de l’origine de ce monde en tant qu’idée – et nous élever, du moins par moments, au-dessus de l’ensemble du processus (Friedrich Nietzsche). 9. Il crée un récit combinant faits personnels et faits historiques d’échelles et de contenus très différents, présentant une histoire culturelle libre, c’est-à-dire qui rassemble des objets sans les chapeauter par une structure linguistique, par une « lecture ». 10. Quarante jours et quarante rêves Sombres visions troublant la raison La philosophie ne peut apaiser l’âme Mais on saura la vérité dans le miroir Je te montrerai tes terreurs Regarde juste le miroir 11. Et, comme on dit, le temps passe et le jour suit son cours. Et, comme on dit aussi, le temps dénoue les situations complexes. Et, comme on dit encore, ce qui nous reste est le visage de la pendule, et pas son mécanisme intime. Le temps, dans sa relation au son, n’est pas sans rapport avec un cadran solaire dont l’aiguille 40 UNE BRÈVE HISTOIRE DE L’AVENIR Geoffrey Farmer, Boneyard (détail : Germaine Richier, Il Menhir, 1956-1959, bronze polychrome), 2014. d’ombre se déplace imperceptiblement au cours de son trajet quotidien. Mais, si le son a pour nature d’être presque la nature, observons notre cadran solaire au moment où il n’y a plus de soleil, et où il y a cependant beaucoup de lumière. Paradoxalement, c’est à ce moment-là que le temps nous échappe le moins. Toutes les ombres ont disparu, nous laissant un objet fané. En ces instants-là, le temps lui-même est moins perçu comme un mouvement que comme une image. Dans le premier cas (en plein soleil), notre temps-son, scruté par une lumière mesurable, est voué à prendre la forme fixe d’une mélodie. Dans le second cas (en l’absence de soleil), le temps s’est transformé en son pur. Il y a encore du mouvement, mais il est désormais réduit à la respiration du son lui-même. 12. La Lecture de la tête de pierre, dite aussi L’Explication de la tête de pierre. L’expert : « Cette tête, cette tête de pierre… Cette tête, cette tête de pierre…, etc. » Derrière, vous pouvez aussi voir les deux têtes de métal. Cette sculpture bipartite pose un autre type de problème. Un problème de relation, comme on parle de relation entre deux personnes. Cela change complètement une fois que vous l’avez divisée en trois. 13. Le sentiment subjectif que votre partenaire a violé les règles ou les normes qui régissent une relation. 14. L’expression qui fait comme si : aujourd’hui. 15. Le livre dont émergent toutes les figures. 16. Petite Maternité debout, 1910-1914. Nous devons entrer dans l’esprit du personnage : ici le défi est de situer cette figure dans l’espace humain, de trouver ce qu’il/elle représente par rapport à d’autres personnes, d’autres personnalités humaines ; si vous y arrivez, vous avez gagné. Le sujet est situé dans le royaume des morts qui continuent à vivre. 17. Où, dans ce vaste monde, l’homme peut-il trouver noblesse sans orgueil, amitié sans envie, ou beauté sans vanité ? Ici. Là où la grâce est cousue de muscles et la puissance tempérée par la gentillesse. Il sert sans servilité ; il a combattu sans haine. Il n’existe rien d’aussi puissant, rien de moins violent, rien d’aussi rapide, rien de plus patient. Il porte sur son dos tout le passé de l’Angleterre. Notre histoire est son œuvre ; nous sommes ses héritiers, il est notre héritage. Le Cheval ! 18. Le mémorial ne fera pas seulement mémoire des victimes, il célébrera l’héroïsme qui a succédé aux attaques, et la détermination de notre nation à vaincre. 19. Ces sculptures font entendre des craquements, qui se poursuivent pendant toute la durée de l’exposition. Un bon nombre de ses sculptures sont perdues ou détruites. 20. Nous commençons notre journée en nous déplaçant de par notre propre volonté. Certains dans des fauteuils roulants, d’autres à pas lents vers la cuisine, traînant des vêtements un peu partout. Traînant des vêtements, les agrippant, les tirant et les étirant. Ça commence. Un torse, une narine, du liquide dans un œil, un ongle incarné au bout d’un doigt. Clic. Griffes, coagulation, grincements, tintements, la stimulation de l’eau qui coule, de la vaisselle entrechoquée. Clic, clac. Rouge, noir, blanc, noir, pourpre, noir, noir, noir. Disant au revoir de la main, créant des constellations de lieux où nous demeurons en orbite, puis disparaissant un bref instant pour revenir et y rester. Puis restant là tout en nous déplaçant. Sans oublier les lourds présents des lieux où il est impossible de ne pas rester. Et puis, finalement, les lieux que nous pouvons seulement aller chercher à de grandes distances. Nous projetant nous-mêmes au télescope loin de notre tête prise de tournis. Notre tête ! Elle s’est retrouvée en haut d’un escalier, a obliqué pour prendre un taxi. Nous a ordonné de nous arrêter. Nous sommes les passagers. Nous frissonnons en traversant la psychologie du vide, la noirceur caustique, désespérée, de la douleur paralysante, écrasante. Nous supportons les intempéries, les nuées et les échauffourées, les feux inconscients… tels qu’ils sont définis par… les calculs servant à combler l’espace entre le proche et le lointain. Donc, nous voudrions voler, mais ne savons pas voler. Et pourtant, nous volons. Oui, nous les passagers. Nous y allons en traînant les pieds, mais nous y allons, poussant nos charrettes, nos camions, nos liquides, nos chaussures, nos boîtes, nos papiers. Nous sommes intenables. Nous explosons, nous menaçons. Nous ouvrons des portes, appuyons sur des leviers, nous nous sommes réduits à rien et faisons sortir de nous des avions énormes… nous détruisons des villages. La tête ! Le bras, les jambes de l’avion. Et puis, quelque part, on soulève quelqu’un de son lit, il se défait lentement, se dessèche, se réduit en fumée, en puanteur, en mots dégoulinants sur les lèvres des autres. Dernier soupir. Bouche ouverte. Gasp ! Extraits du guide numéroté accompagnant l’installation Boneyard (Ossuaire), qui rassemble 813 formes découpées dans du papier : images de sculptures allant de 1100 avant J.-C. aux années 1970. Ces images proviennent d’une collection de cartons à dessins d’académies d’art, intitulés Capolavori della scultura (Chefs-d’œuvre de la sculpture), qui servaient jadis à étudier la sculpture. Lord FOSTER À aucun autre moment de l’Histoire, les gens n’ont été plus nombreux à vivre dans les villes qu’aujourd’hui ; on estime que, en 2050, 70 % de la population mondiale sera urbaine. Si nous voulons prévoir le futur de la société humaine, nous devons nous pencher sur la nature de ces villes, pour la simple raison que l’espérance de vie, la mortalité infantile, l’éducation, l’émancipation sexuelle et politique dépendent des services vitaux que représentent l’électricité, les égouts, l’adduction d’eau potable. Norman Foster est le fondateur et le président de Foster + Partners, groupe international d’architecture, de design et d’ingénierie, qui depuis quatre décennies mène une action pionnière pour une approche durable de l’architecture et de l’écologie, à travers un large éventail de réalisations allant des plans d’urbanisme à la conception de bureaux, d’infrastructures et de complexes industriels. En 1999, 21e lauréat du Pritzker Architecture Prize, Norman Foster a été honoré de la pairie à vie, avec le titre de « Lord Foster of Thames Bank ». Dans Une brève histoire de l’avenir, Jacques Attali envisage une forme d’hypercapitalisme qui ne fera qu’élargir la fracture entre une riche élite et des pauvres marginalisés. On rencontre dans peu de villes au monde une différence de niveaux de vie plus extrême qu’à Mumbai, où, d’un quartier à l’autre, les salaires peuvent varier du simple au centuple. Il y a sept ans, nous avons mis en place un projet visant à améliorer la qualité de vie des habitants de Dharavi, l’une des plus grandes zones de logements précaires de la ville. Avec un million de personnes entassées dans moins de deux kilomètres carrés, Dharavi est dix fois plus densément peuplé que les quartiers les plus populaires de Londres, la majorité des résidants étant logés dans des habitations à un seul étage. Les commodités sanitaires de base sont réduites, avec une seule installation de toilettes pour 1 400 personnes ; et le manque d’espace est tel que les enfants font leurs terrains de jeu au milieu des cimetières et des rails de chemin de fer. Bien que Dharavi soit souvent étiqueté comme « bidonville », nous nous sommes aperçus que ceux qui y vivent utilisent rarement ce terme – la réalité est bien plus complexe. C’est une zone industrielle, où ont recyclés 80 % des déchets de Mumbai, et où les petites entreprises de produits manufacturés sont florissantes. Quand nous configurons à travers le monde, en tant qu’architectes, des rues et des espaces publics, notre but est toujours d’encourager la vie et l’activité. Or à Dharavi, les rues sont utilisées de façon naturelle par la communauté comme des lieux de socialisation et de travail. Nous avons trouvé là une société d’une bonne cohésion, très soucieuse d’une éducation qui fait sa fierté. Elle avait certes un besoin urgent d’infrastructures de base, d’une amélioration de l’habitat et des conditions sanitaires ; mais elle possédait aussi de nombreux aspects positifs, que l’on ne veut pas toujours voir. Notre projet fournit un cadre pour un processus de régénération enrichissante, durable et humaine, qui fasse de Dharavi une partie intégrante de la prospérité croissante de Mumbai, au lieu de considérer ce quartier comme un barrage au progrès de la ville. Cette approche, fondée sur le respect de la communauté existante, constitue une alternative radicale à la méthode traditionnelle de tout raser au bulldozer, de déraciner la structure sociale et de repartir à zéro – protocole qui a toujours échoué jusqu’ici. Témoins de ces échecs, les immeubles d’habitation de quatorze étages, aujourd’hui vides et abritant les uniques toilettes… Ils ont été construits par le gouvernement local afin d’améliorer les conditions de vie, mais leur haute verticalité n’a pas tenu compte de l’étalement horizontal de la société, et ne correspond pas à sa structure particulière : intrication des lieux de vie et de travail, importance de la rue et liens communautaires étroits développés à la faveur des lieux de rencontre publics. LES TÉMOINS 41 Sarah GOGEL Nos architectes ont passé du temps à Dharavi, à parler avec les membres de la communauté, à analyser et à dessiner les constructions existantes, à regarder la façon dont les gens vivent, à observer les industries, le climat, et à comprendre les motivations des différents groupes de ce quartier. Historiquement, la tendance y a toujours été de préférer les constructions basses et d’occuper la majeure partie du terrain disponible. Nous proposons de doter de meilleures voies d’accès cette zone au plan compact, et d’ouvrir des voies piétonnes nettes dans cette ville dans la ville. Notre plan d’urbanisme répond aux besoins sanitaires de base, traite efficacement le problème des inondations, et prévoit de nouvelles écoles, des hôpitaux et des parcs, ainsi que la création d’une nouvelle infrastructure : une « colonne vertébrale » amenant l’eau potable, les réseaux de communication, le gaz et l’électricité. Cette colonne est protégée par une gaine qui passe au milieu de la rue, au-dessus du niveau du sol, ce qui permet de réaliser des raccords sans avoir à faire d’excavations. La surface plane qui recouvre la colonne peut servir de table pour vendre des marchandises, faire la cuisine, s’installer et se rencontrer – bref être utilisée pour toutes les activités qui relèvent ici de l’espace public. À l’intérieur de chaque habitation, un « cœur » individuel 42 UNE BRÈVE HISTOIRE DE L’AVENIR Norman Foster, Projet pour Dharavi, Bombay (Inde), 2008 connecté à la colonne centrale comprend un four, une adduction d’eau potable et d’électricité, une évacuation d’eaux usées : le cadre de base de la vie domestique. Même si des changements politiques nous ont empêchés de mener à bien notre plan d’urbanisme, notre travail est devenu une référence pour des réalisations ultérieures. Plus d’un tiers de l’humanité vit d’ores et déjà dans des bidonvilles. De plus, 25 % de la population mondiale vit sans électricité, et 17 % sans eau potable ni logement décent. La raréfaction grandissante des ressources de la planète, alliée à la rapidité de la croissance démographique, fait du développement durable de nos villes un des défis globaux les plus urgents. Il faudrait, en effet, disposer à l’avenir de cinq planètes Terre pour l’Amérique, et de trois pour notre Europe, pour continuer à alimenter notre style de vie actuel. Si nous avons pu le maintenir jusqu’à présent, c’est uniquement parce que le reste du monde consomme beaucoup moins d’énergie que nous. Or, cela va changer. Pour écrire autrement l’histoire du futur, nous devons donc faire face ces problèmes, afin d’aller vers un modèle de développement plus durable en Occident, et d’exploiter la puissance de notre société internationale, si bien connectée et de plus en plus prospère, de façon à changer la vie des plus pauvres d’entre nous. D’où venons-nous ? J’avais dix-huit ans quand je suis partie de « ma France à moi » (Diam’s). Après le bac, j’ai reçu une nouvelle incroyable, bénéficié d’une chance inouïe : j’avais été acceptée pour étudier à Harvard, à Boston, aux États-Unis. Avec le soutien de mes parents, de mes grands-parents, de mes frères et de ma sœur, de mes amis, j’ai décidé de me laisser encore un an, avant de saisir cette opportunité, pour déterminer ce que je voulais étudier. Je voulais vivre un moment de liberté, vivre la vie sans contraintes, pour mieux me connaître et découvrir le monde autrement. J’ai pris une année sabbatique, comme beaucoup de mes amis anglais à l’époque l’avaient fait – après tout si le prince William prenait une année sabbatique à ce moment-là, pourquoi pas moi ? Après le bac, j’étais convaincue que je voulais devenir biologiste. Après cette année sabbatique, où j’ai vécu six mois dans le village de Chagüitillo, au Nicaragua, et six mois à Bénarès, en Inde, j’ai changé d’avis. Mes études et ma vie professionnelle allaient dorénavant être orientées vers la praxis, c’est à dire l’action. Pendant mes études supérieures, j’ai certes appris la théorie, à travers la sociologie, le travail social et les droits de l’Homme. Mais j’ai surtout eu le privilège de découvrir la pratique, en travaillant dans des prisons, avec des sans domicile fixe, dans des écoles, et finalement, en 2007, en fondant avec un ami canadien une ONG qui me tient énormément à cœur, Global Potential (GP). GP accélère le développement personnel et professionnel des jeunes des quartiers populaires à New York, à Boston, ainsi que dans d’autres pays du monde, dont mon pays adoptif, le Nicaragua. Je suis revenue en France il y a deux ans, à l’âge de trente ans, enrichie par toutes mes expériences à Paul Gauguin, D’où venons-nous ? Que sommesnous ? Où allonsnous ?, 1897-1898, Boston, Museum of Fine Arts Avocate spécialisée dans la défense des droits de l’Homme, Sarah Gogel est entrepreneuse sociale et directrice générale de Global Potential France, après avoir fondé les premiers bureaux de l’ONG Global Potential, en 2007 à New York, pour développer le potentiel des jeunes de tous horizons. Elle a travaillé pendant quinze ans dans les domaines du développement international et de la défense des droits de l’Homme, notamment en France, aux ÉtatsUnis, au Nicaragua, au Moyen-Orient et en Inde ; et notamment pour l’Agence des Nations unies pour les réfugiés (UNHCR) et la Fédération internationale des ligues des droits de l’Homme (FIDH). l’étranger. Je suis rentrée pour retrouver mes amis, ma famille et surtout pour créer GP en France. Je savais alors d’où je venais, ou en tout cas j’en avais une bien meilleure notion. J’avais pris le temps d’explorer mes passions, mes intérêts, le monde. D’ici 2050, mon souhait est qu’un maximum de jeunes et de moins jeunes d’ailleurs, de tous horizons, de toutes cultures et de toutes religions, puissent prendre le temps de savoir d’où ils viennent. Un cheminement vital qui leur permettra de découvrir qui ils sont, et où ils vont, afin de trouver leur place dans la société, en continuant à apprendre et à désapprendre constamment. Que sommes-nous ? Je suis arrivée aux États-Unis deux jours avant le 11 septembre 2001. Le jour des attaques des Tours jumelles, j’étais au Museum of Fine Arts de Boston. Je me tenais debout juste devant la toile de Gauguin de 1897 qui allait par la suite devenir une de mes peintures préférées, titrée D’où venons-nous ? Que sommesnous ? Où allons-nous ? Mes amis et ma famille m’appelaient, inquiets, ma famille du Nicaragua aussi. Que s’était-il passé ? C’était un moment de crise, de chaos, d’incompréhension, et l’ironie du sort avait voulu que je sois devant cette peinture, où le personnage bleu prenait tout son sens d’évocation de l’au-delà, me rappelant un des dieux hindous qui m’avaient environnée constamment à Bénarès. J’ai compris qu’il fallait lire le chef-d’œuvre de droite à gauche, comme l’arabe, comme l’hébreu. Pendant que le monde se transformait dehors, je pleurais devant cette peinture, dans ce musée, entourée de beauté et de délicatesse, me demandant comment nous en étions arrivés là ? Si les êtres humains, qu’ils soient de n’importe quelle religion ou sans religion, sont en majorité réellement bien intentionnés et prônent la tolérance, alors LES TÉMOINS 43 pourquoi autant d’injustice autour de nous ? Mon rêve est qu’en 2050 nous puissions vivre dans un monde de dignité, de tolérance envers toutes les religions et de respect pour la vie de tout un chacun. Où allons-nous ? En 2013, lors de ma dernière année en école de droit, j’ai témoigné, avec quelques jeunes de Global Potential, du double attentat du marathon de Boston, le 15 avril 2013. « Où allons nous ? » me suis-je demandé, cette fois-là. Je me suis rappelée du personnage bleu de l’œuvre de Gauguin, qui allait revenir me hanter lors des récentes tueries du 7 au 9 janvier 2015 à Paris. Avoir vécu ces trois assauts terroristes sur une période de quinze ans de ma vie d’adulte, dans les pays où je vivais à ce moment-là, ne me fait pas pour autant oublier que des agressions similaires, la guerre, l’horreur, l’injustice sont malheureusement le quotidien de millions d’enfants, de femmes et d’hommes à travers le monde ! Mon espoir est que, avant 2050, nous puissions vivre dans un monde sans attaques, sans peur, sans crise. Un monde sans crise, une utopie ! Le monde n’évolue-t-il vers la paix que grâce aux crises, aux efforts que l’on doit fournir pour œuvrer à une société meilleure ? Aristide Briand disait : « Pour faire la paix, il faut être deux : soi-même et le voisin d’en face. » Aujourd’hui, notre voisin d’en face est multiple, issu de diverses origines, d’une variété infinie. Soyons Ensemble pour plus de tolérance, compréhension et appréciation. D’ici 2050, sachons d’où l’on vient, qui nous sommes et où nous allons, dans une France « qui se mélange, ouais, c’est un arc-en-ciel » (Diam’s). Édouard HAAG En 2050, ma fille – qui vient de naître – aura, je l’espère, à son tour des enfants. C’est avant tout à elle, à eux et, à travers eux, à tous les enfants de 2050 que je pense, lorsque je me projette vers le milieu de ce siècle. Quel regard porteront-ils sur les hommes et les femmes de ma génération ? Comment jugeront-ils nos choix ou nos non-choix ? Mon plus grand espoir est de pouvoir lire dans leurs yeux qu’ils nous sont reconnaissants de leur avoir transmis un monde de possibilités et de paix. Un monde qui ait du sens et qui leur permette d’exprimer toute leur créativité. Un monde dans lequel la peur du lendemain, la peur des autres ou la peur de posséder moins que son voisin auraient cédé la place à la confiance en l’avenir, à la confiance aux autres et à la confiance en sa propre valeur. Naturellement, ma pire crainte serait d’avoir contribué, même passivement, à laisser les périls d’au- 44 UNE BRÈVE HISTOIRE DE L’AVENIR Dermot O’Connor, extrait du film d’animation There’s no Tomorrow, 2012 Édouard Haag, vingt-neuf ans, diplômé de ESCP Europe (École supérieure de commerce de Paris), est président de Kubosphère, société dont il a été le cofondateur en 2010. Cette startup, spécialisée dans la numérisation de supports argentiques pour les particuliers et les professionnels, ambitionne de sauvegarder, pour les générations à venir, des millions de photos et de films. Kubosphère est installée depuis ses débuts dans la cité des 4000 à La Courneuve, où elle se donne comme objectif de développer un maximum d’emplois. jourd’hui devenir les réalités de demain. Car, même s’il est évident que le monde a toujours connu des menaces et des opportunités, elles n’ont jamais été d’une si forte intensité. En effet, les menaces actuelles sont d’une gravité sans précédent : l’épuisement des ressources naturelles, qui sont le fondement de notre développement économique et partant de notre modèle social ; la démographie galopante, qui se traduira par une pression insoutenable sur des ressources aussi élémentaires que l’eau, la nourriture et les territoires habitables ; et enfin l’absurdité de la société de consommation, qui pousse à posséder toujours plus aujourd’hui qu’hier et qui, ce faisant, nous conduira à posséder beaucoup moins demain. Les opportunités, quant à elles, représentent un espoir sans précédent ; le développement de l’éducation de masse, participative et continue à tous les âges de la vie grâce à Internet, l’émergence d’une « économie positive » tournée vers le long terme ou encore les biotechnologies ne sont que quelques exemples des réalisations les plus prometteuses que l’humanité est en train de déployer. Elles n’empêchent pourtant pas que domine, chez nos contemporains, le sentiment que l’humanité avance à un rythme soutenu vers ces menaces, sans qu’il soit possible d’infléchir sur son cheminement – comme si, à force de déployer nos libertés individuelles, nous avions détruit notre liberté collective, au profit d’un système qui court selon sa logique propre vers sa propre perte. Ce sentiment d’impuissance, pour effrayant qu’il soit, offre toutefois l’avantage de nous prémunir de l’éventuel regard accusateur de nos petits-enfants à naître en 2050. En effet, si nous ne pouvons pas agir aujourd’hui, nous ne serons pas coupables demain. Mais c’est paradoxalement ce sentiment d’impuissance individuel qui est la cause même de notre impuissance collective à relever les défis majeurs qui se posent à nous. En effet, comment ne pas voir que la liberté individuelle de chacun est un fragment de notre liberté collective ? À travers les innombrables choix que nous faisons individuellement chaque jour, c’est l’humanité tout entière qui choisit son propre destin. Je suis libre de travailler pour telle ou telle entreprise, de consommer tel ou tel bien, d’acquérir tel ou tel savoir, de voter pour tel ou tel candidat. Tous ces choix que nous faisons chaque jour influent à leur échelle sur le monde que connaîtront nos petits-enfants et sur le regard qu’ils porteront sur nos actions. Dans ce contexte, j’ai l’espoir d’une reprise en main de l’Homme par l’Homme, qui, après avoir pris conscience de la gravité des dangers qui pèsent sur lui et sur sa descendance, mais aussi de son pouvoir d’action, réorientera ses désirs – aujourd’hui focalisés sur l’acquisition de biens matériels à court terme – vers l’usage de biens et de services créés selon des processus durables, et vers plus d’être que d’avoir. Et, puisque le système actuel tout entier, avec la généralisation du marché, est tourné vers la réalisation des désirs des consommateurs, un changement de ces désirs signifiera un changement du système. Je suis optimiste sur notre capacité collective à y parvenir, mais le chemin à parcourir sera probablement chaotique. Je pense que les années qui nous séparent de 2050 seront le théâtre d’un conflit idéologique mondial qui verra s’opposer non pas des États ou des nations, mais, d’une part, les tenants d’un conservatisme matérialiste et, d’autre part, les tenants de ce que j’appellerai un « holisme durable ». J’ose croire en l’ascendant progressif de ces derniers, qui jour après jour, choix individuel après choix individuel, donneront à l’humanité la capacité de se forger un futur moins absurde. Barbara HENDRICKS « The condition upon which God hath given liberty to man is eternal vigilance*. » John Philpot Curran, Speech upon the Right of Election for Lord Mayor of Dublin, 1790 En 2032, mon petit-fils Marlon aura vingt ans, cet âge magique où nos rêves les plus invraisemblables sont nourris par une créativité sans limite. J’essaie d’imaginer le monde dont il va hériter, mais c’est impossible. La vitesse à laquelle les choses ont changé depuis le début de notre civilisation s’est accélérée, doublant sa cadence voire la triplant, depuis les cinquante dernières années, alors que j’avais moi-même vingt ans en 1968. Parce que je ne suis pas du tout clairvoyante, essayer d’imaginer le monde de 2050 serait un exercice futile. Mais, en considérant le passé et notre monde d’aujourd’hui, j’aimerais imaginer les outils nécessaires pour faire face à tout qui peut arriver à Marlon en 2050. Considérée comme l’une des plus éminentes et actives cantatrices de sa génération, Barbara Hendricks s’est produite sur les plus grandes scènes du monde, sous la direction de chefs tels que Karajan ou Bernstein. Depuis 1994, elle participe régulièrement à des festivals de jazz de renommée internationale. Activiste des droits de l’homme, elle travaille pour le HautCommissariat des Nations unies pour les réfugiés depuis 1987. En 1998, elle crée la Fondation Barbara Hendricks pour la paix et la réconciliation, destinée à soutenir sa lutte pour la prévention des conflits dans le monde. Et il m’apparaît que l’outil le plus important sera d’être un citoyen actif dans une vraie démocratie. Ce point de départ est dicté par mes inquiétudes pour la démocratie, qui est aujourd’hui, à mon avis, en grand danger ; sa survie est sérieusement menacée. La démocratie, de demos (peuple) et kratos (pouvoir), est un régime politique où le peuple commande et est souverain, et non pas soumis à un monarque ou à un dictateur. Cette démocratie dont je parle a été conçue durant l’Antiquité dans la cité d’Athènes, mais son embryon a pris forme au xviie et au xixe siècle. En Europe, cela a commencé en 1689 avec The Bill of Rights en Angleterre. Les révolutions aux États-Unis et en France ont été une grossesse douloureuse et difficile, mais un beau bébé est né. La Constitution des États-Unis a été fondée sur les principes de la liberté et de l’égalité pour tous devant la loi, en opposition aux régimes monarchiques. Elle a été ratifiée en 1788 et commence avec ces mots : « Nous, le peuple des ÉtatsUnis …» Sa jumelle, rédigée par l’Assemblée nationale, créée en France en 1789, est fondée sur les principes de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen, également en opposition aux régimes aristocratiques. La Constitution des États-Unis ne donnait accès aux « liberté et égalité » ni aux esclaves noirs, ni aux femmes blanches. En France, les colonisés et les femmes étaient aussi exclus. Les femmes ont eu le droit de voter, aux États-Unis et en France, respectivement en 1920 et en 1944. Mais ce bébé a commencé à grandir avec l’abolition de l’esclavage en France, en 1848, et aux ÉtatsUnis, en 1865, après la brutale guerre de Sécession. En 1863, Abraham Lincoln, dans son fameux discours à Gettysburg, disait : « [En 1776], notre nation fut conçue dans la liberté et vouée à la thèse selon laquelle tous les hommes sont créés égaux. […] Après tous ces morts et ces sacrifices suprêmes, à nous de décider qu’elle aura une nouvelle naissance, que le gouvernement du peuple, par le peuple et pour le peuple ne disparaîtra jamais de la surface de la terre. » Le terme démocratie retrouvait là sa définition originelle, celle qui lui avait été donnée par les Grecs. Quand bien même, l’abolition de l’esclavage n’était pas l’abolition des inégalités. Presque cent ans de souffrance et de barbarie, marqués par les lois « Jim Crow », allaient suivre dans les États du sud des États-Unis. Ces lois cruelles étaient la base de la ségrégation des races aux États-Unis et sont devenues un modèle pour les lois d’apartheid en Afrique du Sud. Elles ont perduré de 1876 à 1965. Mais ce bébé s’élançait pour ses premiers pas avec le long processus de décolonisation commencé par les États-Unis en 1775 et achevé en 1994 avec l’élection de Nelson Mandela à la présidence de l’Afrique du Sud. En passant par le mouvement non violent de Gandhi en Inde en 1947, la lutte de Lumumba au Congo et la guerre d’Indépendance en Algérie à partir de 1954. LES TÉMOINS 45 L’enfant du xxe siècle a résisté aux horreurs de la Seconde Guerre mondiale. Le Conseil de l’Europe et l’Union européenne sont nés des cendres de cette guerre. Les dictatures du Vieux Continent – l’Espagne, le Portugal et la Grèce – sont devenues des démocraties et plus tard des membres de l’Union européenne. Après que le mur de Berlin est tombé en 1989, onze pays du bloc de l’ex-Union soviétique sont entrés dans cette famille de l’Union en Europe. Elle rassemble aujourd’hui vingt-huit pays. En Amérique du Sud, plusieurs pays, comme Le Brésil, l’Argentine, le Chili, ont remplacé leurs dictatures par des gouvernements démocratiques. Cependant, alors que la marche vers la démocratie continue dans le monde, la qualité de la démocratie chez nous continue de s’effriter. Le dernier indice sur la démocratie dans le monde, calculé par The Economist, discerne plus d’une vingtaine de pays comme de « vraies » démocraties et une cinquantaine comme des démocraties « imparfaites ». Ce classement se fonde sur le processus électoral et le pluralisme, les libertés civiles, le fonctionnement du gouvernement, la participation des citoyens et la culture politique dans ces pays. Mais je trouve que ce sont les nations où la 46 UNE BRÈVE HISTOIRE DE L’AVENIR Jean-Jacques François Le Barbier, Déclaration des droits de l’homme et du citoyen, vers 1789, Paris, musée Carnavalet démocratie est la plus ancienne et où elle est prétendue « vraie », comme les États-Unis et la France, qui sont les plus menacées de perdre ce système politique. La démocratie est, à mon avis, entrée dans la période turbulente de l’adolescence où ses principes – gouvernement du peuple par le peuple et pour le peuple – sont loin d’être une réalité. Pour que la démocratie évolue dans le bon sens, elle exige que « le peuple », « les citoyens » restent vigilants. On a le devoir de bien nourrir et de protéger les valeurs de la démocratie, mais il faut surtout que les règles du jeu soient les mêmes pour tous. Il faut en finir avec le « socialisme » pour régler des fautes, sans tolérer l’impunité des « grands », comme celle des banques en 2008, ou de toutes les grandes corporations dans le monde, le « capitalisme de la jungle », et, à l’inverse, la prison pour les délits des pauvres et des impuissants. Cette enfant, Démocratie, née il y a plus de deux cents ans est maintenant une adolescente. En latin, adolescere signifie « grandir ». C’est le moment pour notre démocratie de devenir une jeune adulte dotée de valeurs qui reposent sur la vérité irréfutable que « tous les êtres humains naissent libres et égaux en dignité et en droits », qui excluent discrimination, ségrégation, oppression, torture, terreur. Il y a de nombreux problèmes à régler : l’inégalité économique, qui engendre l’inégalité politique ; la baisse de la qualité de l’éducation ; nos droits à la vie privée bafoués par les États ; la défaillance grave des médias. En Europe, depuis le dérèglement, les médias sont, effet, davantage guidés par des préoccupations commerciales que par l’accomplissement d’un devoir nécessaire au bon fonctionnement du processus démocratique. Or les médias sont là pour rendre un service public, chercher la vérité et informer impartialement le peuple sans l’endoctriner. Les démocrates citoyens du monde ont besoin d’être informés pour bien agir, et il faut agir pour éviter un infanticide. Dans notre marche vers 2050, nous pouvons empêcher cette catastrophe annoncée, en œuvrant pour une société juste ; les valeurs de la démocratie sont, comme l’art, un idéal, et elles doivent être en permanente évolution. La perfection est hors d’atteinte, mais notre devoir est de toujours viser les étoiles, de cheminer vers cet idéal. C’est ainsi que Marlon et les enfants de sa génération pourront faire face aux défis qui les attendent. « Human progress is neither automatic nor inevitable... Every step toward the goal of justice requires sacrifice, suffering, and struggle; the tireless exertions and passionate concern of dedicated individuals. » Martin Luther King « All tyranny needs to gain a foothold is for people of good conscience to remain silent. » Attribué à Thomas Jefferson Camille HENROT Propos recueillis par Sandra Adam-Couralet S. A. — L’art de Camille Henrot reflète son questionnement sur le statut des objets et les archétypes, ainsi que sur la position de l’artiste, entre observation et action, entre science et éthique. Considérant notre propre culture avec distance et parfois suspicion, elle souligne la constitution d’un savoir entendu comme la possibilité d’y intégrer ce qui justement échappe à la compréhension et au langage. Elle est ici interrogée sur la question de la transmission du savoir à travers les siècles et le principe sous-jacent de la traduction ou de la collecte qu’elle rejoue dans ses ikebanas. Malgré les guerres perpétuelles qui entraînent la formation et la chute des empires, les périodes les plus complexes et inquiétantes de l’Histoire sont aussi celles de la conservation, de la transmission des savoirs accumulés, grâce à des acteurs silencieux, loin de la clameur générale. Ces acteurs invisibles sont, par exemple, les moines copistes, les lettrés, les scientifiques, écrivains, transcripteurs et traducteurs qui s’attellent à transmettre ou à traduire autrement la fragilité ténue de la mémoire. Ces œuvres d’apparence inoffensives ne sont-elles pas cependant cruciales? Ce qui reste n’est-il pas, en quelque sorte, un contre-pouvoir à ce qui meurt ? N’y a-t-il pas en creux une responsabilité décisive à choisir ce que l’on garde ? C. H. — C’est sous la menace de la destruction que le besoin de conserver s’impose. Les hommes du Moyen Âge vivaient dans les ruines romaines jusqu’à ce qu’elles soient pillées pour garnir les collections des papes et des princes, puis des musées ; la Smithsonian Institution a collecté des enregistrements et des photographies d’Indiens d’Amérique au moment où leurs populations Portrait de l’artiste Récompensée par le lion d’argent à la 55e Biennale de Venise, Camille Henrot est une jeune artiste inclassable, passionnée d’archéologie, de littérature ou encore d’anthropologie. Elle puise dans le passé, les mythes ou certains rites, mais aussi dans ses propres souvenirs, ses voyages, pour concevoir des œuvres qui appellent différentes disciplines. Dans ses installations, elle intègre vidéos, objets récupérés, dessins, sculptures ou encore compositions florales créées dans la tradition de l’ikebana japonais. étaient massacrées par l’armée, décimées par les maladies et recluses dans des réserves installées dans les régions les plus hostiles. La Ghost Dance (danse des esprits) était un moyen de se souvenir, de garder une trace, qui pour autant n’était pas écrite et dont, finalement, l’homme blanc ne pouvait pas s’emparer. Le langage, qu’il soit écrit, oral ou gestuel, est le moyen de transmettre la mémoire et accomplit en silence ce que recherche une civilisation lorsqu’elle veut en dominer une autre : perdurer dans le temps. L’écriture et la lecture sont des activités subversives, tout autant que le jardinage. Car, en réalité, tout ce qui est de l’ordre du plaisir est subversif dans une culture capitaliste, comme dans une culture marxiste ou traditionnelle… C’est le sens du titre choisi pour cette installation (Est-il possible d’être révolutionnaire et d’aimer les fleurs ?), tiré de l’ouvrage de 1973 de Marcel Liebman intitulé Le Léninisme sous Lénine. La conquête du pouvoir. Dans les souvenirs sur Lénine qu’il nous a laissés, un de ses tout premiers compagnons (mais il ne le resta pas) rapporte cette discussion sur un point de doctrine qui eut lieu en présence du futur fondateur du régime soviétique. La question était : un révolutionnaire professionnel pouvait-il légitimement aimer les fleurs ? Un des camarades de Lénine, animé d’un zèle que le maître lui-même trouva excessif, prit la parole et dit que « cela devait être interdit, car si on commence par aimer les fleurs, bientôt l’envie vous prend de vivre comme un propriétaire foncier, paresseusement étendu dans un hamac au milieu de son magnifique jardin pour y lire des romans français en se faisant servir par des valets obséquieux ». La pratique de l’ikebana a pour vocation de créer un « espace privilégié » hors du temps laïque – à l’écart de la brutalité du flux des événements passagers, qui représentent l’impermanence, la discontinuité, le changement. L’ikebana, comme la lecture est un « bon hors du rang des meurtriers » : « Étrange, mystérieuse consolation donnée par la littérature, dangereuse peut-être, peut-être libératrice : bond hors du rang des meurtriers, acte-observation » (Franz Kafka, Journal, 1910-1923, note du 27 janvier 1922). Dans cet ordre d’idées, la démarche trouve son sens dans la présentation de plusieurs ikebanas. Le but est de créer, à l’instar d’une bibliothèque, un environnement apaisant. Il existait d’ailleurs, dans la Grèce antique, toute une littérature de la consolation portée par une véritable croyance dans le fait que le logos fournissait des armes efficaces pour combattre tout ce qui remettait en cause son immunité spirituelle. Ce rapprochement m’est apparu d’autant plus pertinent que le livre est aussi, d’une certaine manière, un objet dont il faudrait « consoler l’âme » – ce projet anticipant la menace que fait peser le livre numérique sur l’objet livre. LES TÉMOINS 47 Pour autant, l’écrit n’est pas le seul moyen de conserver la mémoire – le culte fétichiste de l’écrit est à l’origine du préjugé de supériorité de la culture occidentale sur beaucoup d’autres cultures. Il faut s’interroger sur cette hiérarchie mentale propre à la culture occidentale qui idéalise les arts du discours et sous-évalue les arts du quotidien. On retrouve ici l’un des thèmes majeurs de l’antirationalisme zen, que résume bien l’adage : « Ceux qui savent ne disent pas et ceux qui disent ne savent pas. » Yaron HERMAN La musique d’une époque est révélatrice de l’évolution d’une culture et de ses valeurs, d’une civilisation. Ainsi, si l’on considère les formats musicaux que produit aujourd’hui notre culture, on remarque qu’ils sont de plus en plus courts. Nos capacités d’attention et de concentration diminuent à mesure que la technologie investit notre vie quotidienne. Nous « zappons » de plus en plus vite, pour la télévision comme dans notre vie personnelle, et cela s’exprime aussi dans notre manière d’écouter et de créer. Les formats, qui doivent s’adapter à cette capacité défaillante, couplée à un désir de rentabilité – time is money –, raccourcissent donc constamment, et vénèrent les dieux de notre époque : l’argent, le sexe, la technologie et le confort. Hélas ! cette recherche de la rentabilité et de l’efficience technologique, loin d’être rassasiée, ne fait que s’affirmer toujours plus. C’est cette accélération qui, en 2050, va changer notre manière de penser la musique. Nous allons devoir nous poser des questions fondamentales dont nous pensions les réponses évidentes, à commencer par : quels seront nos instruments ? Nous verrons, en effet, naître une nouvelle gamme d’instruments. On peut ainsi imaginer des innovations grâce aux hybridations électro-acoustiques. La richesse sonore, les possibilités infinies et la facilité d’utilisation apportées par la technologie vont petit à petit transformer les anciens instruments et la manière dont nous les utilisons. N’a-t-on pas observé de considérables changements entre le clavecin, le pianoforte et les pianos d’aujourd’hui ? Comment sera un piano de 2050 ? L’innovation technique ne risque-t-elle pas de faire disparaître les instruments acoustiques tels que nous les connaissons ? Il est certain que les musiques qui ne sauront pas s’adapter aux technologies et aux innovations sonores, tant dans leur production que sur scène, deviendront l’équivalent de la musique baroque aujourd’hui : une musique présente et certes infiniment belle, mais réservée à une élite, une niche parmi les niches. Les instruments ayant évolué, qui seront les musiciens ? Seront-ils de simples assembleurs de sons 48 UNE BRÈVE HISTOIRE DE L’AVENIR Robert Delaunay, Rythme no 1, 1938, Paris, musée d’Art moderne de la Ville de Paris Pianiste audacieux et puissant, Yaron Herman aborde chaque concert comme une véritable performance. Travailleur acharné, soucieux de repousser ses limites, le pianiste israélien fait partie de ces artistes qui ne se reposent pas sur leurs lauriers, ni se satisfont de proposer une musique dans la norme. Capable de dégager une énergie furieuse, comme de laisser s’exprimer une sensibilité d’une infinie délicatesse, Yaron Herman déploie un éventail stylistique dans lequel on pourrait bien voir un exemple décoiffant de ce qu’est le jazz au xxie siècle. préenregistrés, samplés, reproductibles à l’infini, parfaits dans leurs sonorités ? Ne deviendra-t-il pas ainsi plus facile de faire de la bonne musique ? Cette facilité apportée par la technologie nous conduira à nous interroger sur la notion même d’artiste. Sera-t-il encore créateur ou juste assembleur ? Ne deviendra-t-il pas médiocre, prévisible par manque de connaissance ? Il est vrai que notre idée du musicien comme celui qui maîtrise son instrument, sait lire la musique et connaît la théorie est en train de se réduire comme une peau de chagrin, et n’est plus valable que pour les niches musicales savantes, telles que le classique, le jazz et les musiques dérivées, à quelques exceptions près. On peut imaginer que faire de la musique deviendra plus accessible et plus ludique. À l’aide de programmes, de plug-ins, tout le monde pourra créer ou, dois-je dire, assembler. Les assembleurs ne maîtrisent pas nécessairement un instrument et souvent ne savent pas lire la musique, mais ils sont capables, grâce à la technologie, de combiner les sons préexistants stockés dans des banques sonores aux ressources infinies. Cela ouvrira un accès universel à des données et à des possibilités, certes, mais aboutira à un degré moindre de création, en raison de la mise en avant d’un résultat musical sans processus artistique. Or c’est ce processus même qui donne son sens à une œuvre ! Les choses qui nous viennent facilement, nous les perdons tout aussi facilement ! Quand on connaît la difficulté de l’apprentissage de la musique et de la maîtrise d’un instrument, un long travail à l’opposé de la facilité et de l’immédiateté qu’offre la technologie, on peut se poser la question de savoir si, à l’avenir, nous aurons affaire à de véritables artistes. La question est cruciale, car ces derniers ont un rôle à jouer dans notre société ! Ils cherchent à toucher des idéaux universels, qui dépassent les règles du marché et les contraintes, qui repoussent les limites de la médiocrité, du prévisible, du matériel. L’artiste est celui qui projette sa vie, son monde intérieur et antérieur pendant le processus de création, et le résultat de ce voyage est l’œuvre elle-même. Si l’on peut arriver trop facilement au même résultat, sans passer par le processus, sa douleur et son effort, on perdra forcément du sens, de la profondeur et du vécu, pour se retrouver dans une saturation générale de belles et fausses émotions. La technologie transformera donc radicalement la création musicale, mais elle transformera aussi notre manière d’écouter la musique. Celle-ci sera personnalisée et interactive. L’auditeur sortira de la passivité et participera à l’élaboration de morceaux à travers des interfaces real time. La musique en live sera, elle aussi, enrichie par l’intégration et la stimulation de plusieurs sens, dans une expérience multisensorielle, par le biais d’images, de matières, voire de substances, à l’aide de nanotechnologies, entourant la musique d’une réalité virtuelle. Est-ce là l’unique voie possible ? Je ne le pense pas. Le retour de certains à un son plus naturel, intime, débarrassé de la technologie me semble assuré. Parallèlement à cette tendance du développement frénétique des technologies, en effet, germent déjà les graines d’une tendance contraire : un désir de préserver la nature et son rythme ; un respect de l’environnement, un souhait de se rapprocher de la nature et, ce faisant, de retrouver la nature humaine. Cela correspond à la recherche d’un sens, dans un monde qui change à une vitesse incroyable et qui n’a plus de valeurs absolues. L’enjeu de la musique, miroir de la société, sera de trouver une voie du milieu entre ces deux tendances. Les ordinateurs vont transformer les instruments, la manière de produire la musique et vont rendre plus facile l’assemblage de sons. Il nous incombe de savoir les utiliser à leur juste mesure, c’est-à-dire comme des outils et non comme une fin en soi. La technologie devra nous aider à métamorphoser l’expérience humaine en musique, sans éclipser notre compréhension du processus créatif même. Ainsi la technologie et l’Homme marcheront, en musique, de concert… Ainsi nous deviendrons plus humains. René Magritte, L’Heureux Donateur, 1966, Bruxelles, musée d’Ixelles Augustin JACLIN Diplômé de l’EDHEC Business School, aujourd’hui entrepreneur dans le développement durable, Augustin Jaclin a participé à plusieurs projets d’entreprises en France, au Canada et aux ÉtatsUnis. En 2010, il cofonde Lemon Tri, une entreprise sociale novatrice consacrée au recyclage des emballages de boisson et qu’il continue actuellement de développer. Il a contribué à l’élaboration du rapport de Jacques Attali « Pour une économie positive », remis au président de la République François Hollande en 2013. Rêvons les yeux grands ouverts. C’est aujourd’hui que nous construisons demain, sans certitude, mais, je le souhaite, pleins d’entrain, de cœur à l’ouvrage et d’envie d’entreprendre. En 2050, alors que l’espérance de vie, dans les pays développés, aura sûrement crû de dix ans, grâce notamment à la nanomédecine et aux organes électroniques, il faut espérer que nous n’aurons pas à rougir du monde que nous aurons construit ou laissé construire. Être conscients des grands défis qui nous attendent, pour ces quarante prochaines années, est la meilleure façon de ne pas subir certaines conséquences irréversibles dont nous pourrions être responsables. Contribuons proactivement à l’avancée vers un monde meilleur, laissons notre attentisme au placard et retroussons nos manches. Nous connaissons les urgences environnementales qui nous menacent : la fulgurante réduction de la biodiversité, le réchauffement climatique et l’épuisement des ressources naturelles ; mais nous ne mesurons pas encore précisément la résilience de nos écosystèmes, c’est-à-dire leur capacité à absorber et surtout à se remettre de ces altérations. Les catastrophes naturelles sont en hausse depuis vingt ans, où en seronsnous en 2050 ? Si, par saturation, nos environnements cessent de se régénérer, notre garde-fou disparaîtra et chaque nouveau changement, même minime, pourra alors provoquer une rupture, un choc inconnu, comme LES TÉMOINS 49 la carte de trop posée sur le château ou la goutte d’eau qui fait déborder le vase. Pour mieux comprendre cet équilibre complexe et se prémunir d’éventuels traumatismes plus violents, il convient d’adopter une approche globale et de faire émerger les nombreuses interconnections qui régissent ces systèmes. Pour cela, une collaboration mondiale renforcée est nécessaire, tant pour densifier les études que pour structurer les actions. Face à ces enjeux, nous sommes tous dans le même bateau. Agissons en inventant les matériaux de demain qui seront réutilisables ou recyclables, en réduisant nos consommations à la source, en privilégiant l’usage et le partage plutôt que la possession, en faisant le choix d’énergies renouvelables et non fossiles chaque fois que cela est possible. Sautons à pieds joints dans l’« économie circulaire ». Nos contributions individuelles sont nécessaires, dans nos vies personnelles et professionnelles ; mais la véritable clé sera collective, dans l’échange, dans la collaboration et dans l’altruisme. Si l’on se prend à rêver, nous pouvons imaginer que, d’ici 2050, un formidable rapprochement, européen ou planétaire, nourri par les réseaux sociaux, de toutes les énergies positives et volontaires aura émergé. Un élan rassemblé autour d’un projet de croissance éclairée, de préservation de nos écosystèmes et de développement durable. Un regroupement, issu de la société civile, de personnes motivées par les simples satisfactions d’être utiles et de laisser aux générations futures un terrain de jeu propre et dégagé. Rêvons donc de changements positifs, en gardant nos yeux grands ouverts. Trois éléments dans L’Heureux Donateur retiennent mon attention et prolongent mon propos. La part de rêve et d’imaginaire d’abord, constante chez Magritte, qui nous invite à voir plus loin. Ici l’homme, au premier plan, est une fenêtre, c’est lui qui nous donne la vision de ce qui se passe derrière. Le titre évocateur, ensuite, traduit bien la forme d’altruisme que j’appelle de mes vœux. Et enfin, le grelot, posé sur le muret à gauche, nous rappelle l’urgence de la situation, tel un signal d’alarme. Léa KLEIN En France, 98 % des jeunes vont à l’école. Nous pouvons en déduire que ce même pourcentage est donc éduqué à devenir un citoyen. Je m’appelle Léa Klein et l’école ne m’a pas éduquée. L’école m’a permis de développer des connaissances, de comprendre l’histoire de mon pays. Mais elle ne m’a pas donné les clefs du fonctionnement du monde dans lequel je vis aujourd’hui. 50 UNE BRÈVE HISTOIRE DE L’AVENIR Hilla Medalia, extrait du documentaire Dancing in Jaffa, 2013 En 2009, Léa Klein crée une association dans son école de commerce, afin de développer des projets dans un village au Burkina Faso. Grâce à son rôle de présidente et à son implication quotidienne, Léa rejoint le Programme des Nations unies pour le développement à Genève, où elle analyse l’impact des politiques commerciales des pays d’Afrique sur leur développement. En 2013, elle intègre l’équipe d’Enactus France, puis MakeSense en 2014, un mouvement international qui accompagne les entrepreneurs sociaux dans la résolution de leurs défis. Elle a participé à l’élaboration du rapport de Jacques Attali « Pour une économie positive », remis au président de la République François Hollande en 2013. D’après moi, l’éducation est la base première du développement d’un pays. Il est fondamental que n’importe quel individu sur Terre ait accès à l’éducation – mais pas à n’importe laquelle. Nous avons besoin d’une pédagogie qui nous permette de devenir des citoyens du monde, c’est à dire de développer des savoir-être et des savoir-faire, tels que l’empathie, l’esprit critique, la créativité et la résolution de problèmes complexes, afin d’ouvrir notre esprit aux autres. En effet, l’Homme a tendance à faire des amalgames par facilité, sans chercher à comprendre la source première d’un acte, ni s’obliger à le décrypter. Le spectre qui, selon moi, plane sur 2050, est l’apparition d’individus qui chercheraient à diviser notre société, car l’école ne nous a pas éduqués et préparés à comprendre le monde dans lequel nous vivons. Bien sûr, nous avons tous une culture propre et une façon de vivre différente ; mais si nous prenions tous le temps de nous comprendre, la peur de l’autre disparaîtrait. C’est ce que montre Dancing in Jaffa une œuvre cinématographique réalisée par Hilla Medalia, qui raconte comment Pierre Dulaine, professeur de danse, a accompagné un groupe composé d’enfants juifs et d’enfants palestiniens, pour les faire danser ensemble. L’éducation ne passe pas seulement par l’école mais aussi par le sport, la rencontre de l’autre, l’entrepreneuriat, le faire ensemble. Si nous sommes capables de devenir citoyens du monde, nous pourrons limiter la barbarie humaine. La force de notre société réside dans son constant besoin d’innover. Les nouvelles technologies permettent de faire émerger de nouvelles formes de pédagogies et donnent accès à cet enseignement innovant, où que l’on se trouve dans le monde, y compris dans les zones les plus reculées. De nombreux mouvements tels que MakeSense utilisent déjà le digital pour ame- ner les jeunes à s’engager autour de problématiques sociétales, tout en expérimentant de nouvelles formes d’apprentissages. Alvin Toffler, futurologue américain, né dans les années 1920, a dit : « Les analphabètes du xxie siècle ne seront pas ceux qui ne savent ni lire ni écrire, mais ceux qui ne peuvent apprendre, désapprendre et réapprendre. » Cette pensée recoupe exactement mes préoccupations pour notre monde futur : vivant dans une société en perpétuelle évolution, nous devons être capables d’apprendre et de réapprendre le monde dans lequel nous vivons, et ne rien considérer comme acquis. Lorsque l’école nous permettra réellement de devenir des citoyens du monde, nous serons capables de répondre aux enjeux sociétaux et environnementaux de celui-ci. Ma crainte pour l’avenir n’en est pas vraiment une ; je suis réellement enthousiaste de participer à cette innovation commune et mondiale : développer de nouvelles formes de pédagogies pour permettre à tous les individus sur Terre de bénéficier de la même Liberté. Éléonore LADREIT DE LACHARRIÈRE L’œuvre commence par un long ruban de pinède, comme un papyrus déroulé, à travers lequel marchent des femmes et des hommes. De tout âge, venus de différents horizons, ils se retrouvent sur un même chemin, ils se dirigent tous lentement et en silence vers un même lieu inconnu. Un lien invisible et mystérieux les unit les uns aux les autres. Ce même mystère qui les relie les uns aux autres, les relie aussi aux spectateurs. Comme une évidence. Installation du vidéaste Bill Viola, Going Forth by Day (« Pour sortir au jour »), nom littéral du Livre des morts de l’Égypte ancienne, nous plonge dans une œuvre en cinq panneaux qui ne prend son sens que si on la visionne dans son ensemble, cerné par ses différents panneaux vidéo. En voir des bribes ne suffit pas. La connaître par le biais d’extraits vidéo ne suffit pas. L’enjeu est – et demeurera – de la vivre, et de la vivre ensemble. Penser demain, se projeter en 2050, c’est bien sûr avoir ce formidable espoir de la connaissance pour tous. La population mondiale devrait passer de 7,2 milliards à 9,6 milliards d’êtres humains en 2050, Chine Diplômée de l’université de Paris IX-Dauphine et de l’ESSEC, Éléonore Ladreit de Lacharrière a travaillé en Inde pour PlaNet Finance, une ONG instaurant des programmes de microcrédit pour les plus défavorisés. Elle a ensuite rejoint la Fondation Culture & Diversité, dont elle est déléguée générale. Elle est membre du conseil d’administration de Fimalac, du Centre français des fonds et fondations, de la Fondation Léopold Bellan et de l’École nationale supérieure d’architecture de Marne-la-Vallée, et présidente du conseil d’administration du musée Rodin. Bill Viola, installation vidéo Going Forth by Day, panneau 2 : « The Path », 2002 et Inde en tête avec 1,5 milliard d’habitants chacune. La France comptera alors 72 millions de personnes, selon les sources les plus probantes. Plus forte que tout, la vie va croître. La connaissance et l’information se répandront concomitamment. Deux milliards d’internautes aujourd’hui, six milliards ou plus demain. L’alphabétisation continue à progresser, la mortalité infantile continue de reculer, la multitude des informations est un vecteur d’égalité entre individus. Les frontières deviennent toutes relatives et le pari d’une paix universelle est pris. Parallèlement à cette croissance de la population et des connaissances, notre monde sera celui des hypercalculateurs. En 2010, l’ordinateur des marchés financiers était déjà capable de recueillir, de trier, d’analyser l’information et de prendre une décision en cinq millisecondes. En 2050, les robots seront des machines dotées de capacités d’apprentissage autonome, aptes à tenir une conversation avec l’homme, et à même de réaliser toutes les tâches des professions intermédiaires d’aujourd’hui, qu’elles soient manuelles ou intellectuelles. L’individualisme, la solitude, la précarité des relations humaines seront pourtant, et de plus en plus, l’apanage de ce nouvel ordre mondial. Autant de connaissances échangées pour autant de solitudes. Certains sont déjà sur une voie de rédemption qui passe par le like et le share, parfois sans jamais se rencontrer. D’autres bâtiront de malheureux phalanstères pour s’abriter de la surinformation ou pour reclure leur culture. Ce sera aussi le temps d’une nouvelle Renaissance, la culture de demain qu’aucune machine ni aucune solitude ne pourra suppléer. La culture de demain, c’est cette volonté d’avancer ensemble, de la vivre « religieusement », c’est-à-dire de relier, relier les pratiques des uns aux connaissances des autres, pour en faire un tout cohérent. C’est faire en sorte que l’homme nomade qu’évoque Jacques Attali dans sa Brève histoire de l’avenir ne soit pas seul face à lui-même, à la connaissance, à l’avenir, mais qu’il trouve la possibilité d’avancer sur ce ruban de pinède « pour sortir au jour », conscient de la force de son humanité et de celle des autres. Les programmes de la Fondation Culture & Diversité en faveur de la cohésion sociale, reposent LES TÉMOINS 51 aujourd’hui – et reposeront demain, nous l’espérons – sur cette conviction que le partage de repères culturels et les pratiques artistiques sont de formidables outils pour construire une société harmonieuse et solidaire, grâce à l’épanouissement de chacun et à l’apprentissage du vivre ensemble. Ces actions sont fondées sur une démarche qui associe le voir, le savoir et le faire. Parce que les arts et la culture participent du vivre ensemble et de l’égalité des chances, l’un des enjeux majeurs de notre société est de permettre au plus grand nombre un égal accès aux contenus culturels, aux pratiques et aux formations artistiques. Dans ce flux gigantesque de données à venir, il s’agit, en effet, d’établir des repères ; de proposer des méthodes pour développer ses connaissances et les hiérarchiser, bien sûr ; d’offrir des outils pour connaître et comprendre les arts, aussi. Mais il s’agit surtout de donner l’envie, l’envie d’être un homme, tant pour soi que pour les autres ; d’apprendre à aimer, apprendre à créer. L’altérité, le courage, l’humour, la beauté, la volonté, l’amour ne se calculent pas, ne s’apprennent pas. Ils se vivent, « pour sortir au jour », et poursuivre ensemble ce chemin. Le monde de demain, c’est ce chemin mystérieux, celui de la rencontre, le pari de l’homme. François LE GALLIC « Tous les matins du monde sont sans retour… » Pascal Quignard Il est assez difficile d’exprimer ses espoirs à l’égard de l’avenir, car cela revient toujours à avouer une certaine défaite. Nous espérons, parce que le monde comme il va ne satisfait pas nos exigences. L’espérance porte en elle-même sa dose d’amertume et de regrets. Sa remise en question fait toujours apparaître le poison derrière l’onguent. Elle flatte l’avenir, mais méprise le présent. Espérer, c’est agir comme si la vie n’avait pas commencé. C’est faire comme si tout était encore à réaliser, comme si les temps que nous vivons ne présentaient un intérêt que parce qu’ils serviront un après, qui, lui, existera véritablement. Cette soumission à des temps prochains glorieux cache, sous des dehors aimables, une profonde détestation du quotidien, jugé triste et plein de médiocrité. Cette manière de considérer la vie en général est profondément angoissante, car elle place l’homme dans un état d’insatisfaction permanent. Elle lui laisse accroire que l’« après » sera forcément meilleur, qu’il suffit d’attendre et de prendre son mal en patience. Albert Camus a écrit : « On parle de la douleur de vivre. Mais […] c’est la douleur de ne pas vivre qu’il faut dire. » J’ai moi-même longtemps raisonné de la manière que je condamne, n’arrivant pas à réconcilier un pas- 52 UNE BRÈVE HISTOIRE DE L’AVENIR sé que je souhaitais oublier, un présent que je jugeais Lubin Baugin, Le Dessert de gaufrettes, insultant et un futur auquel j’enjoignais d’advenir plus 1630-1635, Paris, tôt. Une seule chose a jamais su mettre un terme à cette musée du Louvre Diplômé de l’École de l’air et de Sciences Po Aix, le lieutenant François Le Gallic est né en 1988. Il voue une profonde passion à l’homme et à ses créations : une belle flanelle, les bulbes dorés d’une cathédrale orthodoxe ou encore les vents grondeurs d’un orgue… Le monde est d’autant plus merveilleux qu’il est chanté par des êtres dédiés à leur art, dont la passion guide le cœur et la main. François Le Gallic n’est ni musicien, ni peintre, mais trouve dans l’écriture une force puissante, une voix intemporelle accessible à tous. Puisqu’il s’agit de vivre, autant se prêter au jeu avec entrain et « faire son métier d’homme là où le destin nous en fournit l’occasion et le moyen » (Pierre Bertaux, introduction aux Souffrances du jeune Werther, Goethe). agitation de l’âme : la beauté. L’amour de la beauté, que les athonites appelaient « philocalie », est source de joie pour celui qui sait l’accueillir et s’en réchauffer le cœur. La beauté n’appartient à aucun temps. Sa contemplation revient à « tirer l’éternel du transitoire » (Baudelaire). Elle est création de l’homme, mais excède pourtant sa simple mesure, comme s’il n’en était que le dépositaire et non le maître. Penser que la beauté s’approprie, c’est faire la même erreur que le jeune Marin Marais dans le roman de Pascal Quignard. C’est croire être musicien, alors qu’on ne fait que de la musique. La beauté n’est pas là pour briller en société. Et elle n’aura jamais assez de lustre pour raviver l’éclat d’un ego terni, parce que là n’est pas sa finalité. La beauté est avant tout générosité. Comme le confesse le maître de viole Monsieur de Sainte-Colombe : « Quand je tire mon archet, c’est un petit morceau de mon cœur vivant que je déchire. Ce que je fais, ce n’est que la discipline d’une vie où aucun jour n’est férié. J’accomplis mon destin. » Ne regrette ni n’espère, contente-toi de donner, telle pourrait être la leçon dispensée, si les notes pouvaient nous parler et si nous pouvions les entendre. Perdre sa vie à regretter est aussi vain que perdre sa vie à espérer. Les protagonistes de Tous les matins du monde (1991) n’échappent pourtant pas à cet écueil. D’un côté, Marin Marais, élève surdoué cherchant à retrouver sa voix perdue d’enfant de chœur dans les sons des sept cordes d’une viole. De l’autre, Monsieur de SainteColombe, maître renommé enfermé dans une solitude orgueilleuse depuis la mort de son épouse ; il est présenté comme un ami du peintre Lubin Baugin, dont le tableau Nature morte aux gaufrettes évoque le souvenir mélancolique de la femme disparue. Tous deux vivent dans le regret d’un avant qui ne reviendra pas, et dans l’espoir d’un après qui tarde trop (les honneurs de la cour pour Marin Marais, l’au-delà pour Monsieur de Sainte-Colombe). Face à l’absurdité de la vie, qui prend ce qu’elle avait autrefois donné, l’homme peut se sentir désemparé. Avoir conscience que le monde n’est pas là pour nous, qu’il n’est pas là pour nous faire plaisir, est un savoir potentiellement désespérant. Dans ce cadre, la musique, qui naît du néant et rejoindra le néant, est une parenthèse enchanteresse. Elle est un cri de révolte, elle est celle qui dit non, celle qui dit que du chaos peut naître la joie. Joie d’être réunis et de traverser cette vie ensemble. La musique joue ainsi un rôle de réconciliatrice. Elle accueille nos deux héros dans leur détresse respective et ne leur demande rien. Elle se contente d’être. Elle est « ce petit abreuvoir pour ceux que le langage a désertés ». Dans la cabane aux planches de bois grises, ce sont des larmes de joie qui s’écoulent sur les visages des deux hommes. Ce sont des lèvres maternelles qui viennent s’apposer sur une blessure qu’on a ravivée trop souvent. Ce pouvoir propre à la musique peut déconcerter de prime abord. Il est tel que certaines compositions possèdent la capacité de « réveiller les morts ». Elles raniment les fantômes du passé. Elles transfigurent le moment présent en un temps qui n’est pas de ce monde. Elles rendent à un mari endeuillé les caresses d’une femme aimée. Elles rappellent à un jeune homme les chœurs puérils qui résonnaient autrefois dans l’église de Saint-Germain-l’Auxerrois. Il est tel aussi que, en 1648, le tsar Alexis Ier, sous la pression de l’Église orthodoxe, fit interdire l’usage des instruments lors de la célébration des offices, car ils étaient considérés comme diaboliques. Cette accusation n’est pas sans fondement. « Monsieur de Sainte-Colombe, après avoir craint qu’il pût être fou, considéra que si c’était folie, elle lui donnait du bonheur, si c’était vérité, c’était un miracle. » Folie ou miracle ? Il ne nous appartient pas de trancher. « Le seul véritable commentaire à un morceau de musique, un autre morceau de musique » (Stravinsky). Louis MALPHETTES Toutes proportions gardées, je retrouve dans le personnage représenté par Edvard Munch dans Le Cri un reflet de mon anxiété à propos de l’avenir de la France. Du haut de mes dix-huit ans et comme l’homme qui crie, j’ai l’impression d’être dans un univers flou que je ne parviens pas à déchiffrer. Je sais que je n’ai pas toutes les clés pour pouvoir analyser en profondeur les Après avoir vécu dans le XIXe arrondissement de Paris, Louis Malphettes est actuellement en classe préparatoire aux grandes écoles de commerce au lycée Notre-Damedu-Grandchamp à Versailles. Il complète son cursus académique par une formation sportive, qu’il pratique à haut niveau, la boxe anglaise – discipline au sein de laquelle il a remporté plusieurs titres régionaux et interrégionaux depuis l’âge de treize ans –, et par deux passions, l’économie et la géopolitique. problèmes auxquels nous devons faire face et en trouver les solutions. Mais ce qui m’inquiète le plus, c’est de ne pas être le seul dans cette situation, et que ceux qui pourraient aider à y voir plus clair ne le fassent pas. À l’image des deux hommes dans l’arrière-plan du tableau, ils continuent leur chemin à la poursuite de leur propre intérêt. Tout comme le fond de cette peinture, l’avenir de mon pays semble flou et peu avenant. La France telle qu’on la connaît aujourd’hui en tant que grande puissance économique, stable politiquement et où il fait bon vivre, aura presque disparu en 2050, si rien ne change. C’est pourquoi, sans vouloir donner de leçons, j’ai essayé de pointer du doigt les principaux problèmes auxquels l’Hexagone devra faire face d’ici 2050. Face à une concurrence internationale qui s’accroît, la France doit pouvoir compter sur une maind’œuvre hautement qualifiée permettant d’améliorer la productivité globale des facteurs (PGF). Or d’après le rapport PISA (Programme international pour le suivi des acquis des élèves), le niveau moyen des élèves français se dégrade et le nombre d’élèves en échec scolaire augmente. En effet, 15 % des élèves du primaire décrochent au collège et sortent du système éducatif sans diplômes valorisables sur le marché du travail. La moitié de ces élèves aux profils peu recherchés, pour la plupart issus de milieux défavorisés, se retrouvent au chômage longue durée avec seulement 10 % de chances de trouver un CDI. Ces individus, principales victimes de la mondialisation, seront en 2050 en concurrence frontale avec une main-d’œuvre autant voire plus qualifiée, mais 85 % à 300 % moins chère. Si des efforts immédiats d’insertion et de formation continue ne sont pas entrepris, la France risque fort de voir son nombre de chômeurs exploser et sa main-d’œuvre disponible et qualifiée diminuer jusqu’en 2050. Cela renforcera la tendance actuelle baissière du taux d’emploi français. L’école de la République peine à fournir des profils adaptés à un marché mondial du travail. Une des raisons évidente de ce manque de compétitivité est l’augmentation de profils trop franco-français et pas assez diversifiés. La compréhension des marchés extérieurs par les dirigeants français est trop faible. Ce qui pénalise nos exportations et dissuade les entreprises étrangères de s’implanter en France. Les profils trop stéréotypés (X, Centrale, HEC) brident l’innovation, pourtant un des seuls moyens de maintenir notre production potentielle (et in fine effective) à un niveau décent. D’où la nécessité de diversifier les profils de nos dirigeants pour pouvoir affronter sereinement notre avenir. L’Allemagne l’a déjà bien compris : 27 % des dirigeants d’entreprises cotées au MDAX (indice boursier allemand) sortent d’un cursus artistique ou lié aux sciences humaines, contre seulement 2 % en France. LES TÉMOINS 53 En plus de ces réformes urgentes de notre système de formation, il faut s’inquiéter en priorité d’un partage de la valeur ajoutée de plus en plus inégalitaire et défavorable à la croissance. Payer superdividendes sur superdividendes et multiplier les rachats d’actions ne constitue pas une création de richesses. La chasse aux profits et l’obsession court-termiste qu’en ont les dirigeants français compromet notre avenir. Si « les profits d’aujourd’hui ne font plus les investissements de demain, ni les emplois d’après-demain », à quoi peuvent-ils bien servir ? À rien, car ils sont majoritairement épargnés par les actionnaires et ne servent qu’à augmenter des revenus du patrimoine au détriment de la France de 2050. La volonté de rétablir les profits des entreprises est d’autant plus néfaste, pour la croissance et l’emploi, que les pays qui gagnent le plus de parts de marché à l’exportation sont ceux qui ont les coûts salariaux les plus élevés et la monnaie la plus forte. Cela est dû notamment au fait qu’une spécialisation internationale de qualité est plus décisive et avantageuse sur le long terme qu’une compétitivité accrue sur les coûts. Edvard Munch, Le Cri, 1893, Oslo, Nasjonalmuseet for kunst, arkitektur og design Cette obsession des profits et de la rentabilité à court terme a des effets bien plus graves qu’un simple déséquilibre du partage de la valeur ajoutée au profit du capital. Elle vient directement accélérer le processus de désindustrialisation et la disparition de nos principaux piliers économiques. Ces destructions d’emplois contribuent aux pertes de marchés de la France sur un échiquier mondial où elle est déjà distancée et défiée sur ses atouts historiques, tels que l’agroalimentaire, l’aviation… Son offre trop peu compétitive qualitativement, d’une part, et son déficit d’innovation, d’autre part, ne lui ouvrent pas les perspectives qui lui permettraient de dépasser la contrainte d’un euro fort. D’autant plus que notre tissu productif est inadapté à la reconquête de parts de marché au niveau international. On ne peut plus compter sur nos PME, trop petites et pas assez coopératives, pour connaître une croissance au minimum stable jusqu’en 2050. À long terme, le produit intérieur brut (PIB) est déterminé, en partie, par le progrès technique et la démographie. Or cette dernière, selon l’INSEE, va difficilement croître jusqu’en 2040, puis se mettre à décroître. Quant au progrès technique, il n’avancera que très peu, si le taux d’investissement français n’augmente pas et que l’investissement ne change pas de structure. Toutefois, pour la France, une « sortie vers le haut » n’est pas impossible, à condition de ne pas trop tarder. Il ne s’agit plus pour les entreprises françaises de comprimer toujours plus les salaires et l’emploi local, mais de regagner en priorité des parts de marché, et de se ménager des rentes liées à la qualité ou au caractère innovant des produits. Il devient, en effet, urgent de réinvestir dans des projets de développement rentables à long terme pour pouvoir conserver notre place économique d’ici 2050. Mark MANDERS Propos recueillis par Sandra Adam-Couralet S. A.-C.— Que pensez-vous de la mélancolie propre aux humains, qui sont en même temps libres et enchaînés à leur destin ? Vos œuvres sont-elles une sorte de méditation sur la condition humaine ? M. M.— Le fait que notre cerveau soit devenu capable de penser au futur et au passé est peut-être le plus grand atout des humains. Le temps, tel que nous le connaissons, est apparu avec la naissance de la pensée, et bien sûr cette nouvelle perception du temps n’a pris toute sa force qu’avec l’émergence du langage. Penser prend du temps. Le jour où le premier anthropoïde s’est mis debout et a pris une pierre pour la lancer sur son ennemi, l’humanité a accompli un premier pas prudent hors de « l’ici et maintenant ». L’idée que, 54 UNE BRÈVE HISTOIRE DE L’AVENIR après sa brève trajectoire aérienne, la pierre pourrait frapper l’ennemi peut être considérée comme la première prise de conscience du futur. En jetant sa pierre, c’est comme si l’homme se catapultait lui-même hors du règne des oiseaux, des autres animaux et des plantes. Contrairement à ce qui se passait lorsqu’il dormait, copulait, mangeait ou se construisait une tanière, une fracture décisive s’est faite dans la tête de celui qui tenait la pierre, une fraction de seconde avant qu’il ne la lance. Une partie de son cerveau, restant ancrée dans le présent, contrôlait le corps, comme il en avait toujours été, mais une autre petite partie se déployait hors du présent vers un moment un peu au-delà du présent, vers un événement futur susceptible de se produire : la pierre frappant la tête de l’ennemi. Cela a dû commencer avec un seul individu, et, si l’on suit cette idée, la réitération de ce lancer, déclenchée par le succès du premier, ouvrait la porte à l’acte de penser tel que nous le connaissons – c’était le premier jalon d’un nouvel et vaste champ d’expériences remémorées. Nous allions acquérir une conscience qui aurait le temps, par exemple, de penser à notre corps, ce qui conduirait à la séparation du corporel et du mental, laquelle est réellement douloureuse pour certains. Quelque chose a vraiment changé dans la tête de cet anthropoïde paradigmatique. La pensée ne peut pas élargir le présent de la conscience ; aussi une part de notre conscience était-elle désormais préoccupée par la pensée, par des objets qui ne sont pas réellement ancrés dans le présent. Si bien que la conscience humaine du présent, au lieu d’être une, se trouvait maintenant partagée en trois ; elle était désormais en Portrait de l’artiste Artiste néerlandais né en 1968, Mark Manders vit et travaille en Belgique. Depuis la fin des années 1980, il a développé une œuvre prolifique, dont chaque partie est un fragment de ce qu’il décrit comme un « self-portrait as a building » (« autoportrait en bâtiment »). Meubles, sculptures animalières en bronze, fragments de figures humaines : autant de pièces de cet autoportrait en constante évolution, qui crée un espace mental et méditatif fictif. L’homme envisage sans cesse de nouvelles possibilités pour le futur, mais en questionne la signification. Malgré son inclination pour le rêve, il doit affronter sa condition, et n’ose prédire l’avenir. compétition avec le futur et le passé, avec les idées véhiculées par le langage. Ce processus révolutionnaire, sans cesse aiguillonné par le développement du langage, créait une nouvelle perception du temps, qui s’insérait à l’intérieur du temps réel. La pensée est un terrain fertile pour la mélancolie, ainsi que pour l’étonnement mélancolique. Nous pouvons aujourd’hui nous émerveiller de l’ingéniosité des plantes – de la façon dont elles tendent leurs feuilles vers le haut pour attraper les gouttes rafraîchissantes de la pluie, qu’elles guident ensuite jusqu’à leurs racines ; et nous étonner du fait qu’elles ont décidé de ne pas se promener, mais de vivre toujours au même endroit, ce qui signifie qu’elle n’ont pas besoin de voir. Sans oublier la façon dont elles se sont arrangées pour que leurs fruits soient disséminés par les bêtes ou par le vent. Les plantes ont organisé leur existence avec une telle ingéniosité qu’elles n’ont même pas besoin de s’éveiller à la conscience. Les êtres qui ne peuvent pas s’éveiller à la conscience ne peuvent pas non plus être jaloux… Nous nous sommes créé un immense éventail de désirs que nous sommes capables de communiquer à autrui, si bien que nous évoluons à une vitesse fulgurante, avant tout en inventant des objets. Au fond, les ordinateurs ont la même forme d’ingéniosité que les plantes. Ils ne peuvent pas vraiment se reproduire, bien sûr, et aucun ordinateur ne s’est jamais éveillé à la conscience, mais ils peuvent faire tellement de choses ! Ce que je veux accomplir en tant qu’artiste, c’est quelque chose d’aussi beau qu’une plante ou un ordinateur : dans mon cas, une personne fictive sous la forme d’un vaste édifice. Les arts visuels ont toujours réfléchi à l’immobilité. L’image immobile est poétiquement reliée à notre perception et à notre pensée, qui ont lieu dans le temps. Nos pensées peuvent se mouvoir autour de ces images immobiles et figées, et l’étonnant est qu’en vieillissant nous gardons toujours ces images. Avec elles, nous pensons au futur. Arnault MARTIN « Les nations ne sont pas quelque chose d’éternel. Elles ont commencé, elles finiront. La confédération européenne, probablement, les remplacera. Mais telle n’est pas la loi du siècle où nous vivons. » Ernest Renan, « Qu’est-ce qu’une nation ? », conférence faite en Sorbonne le 11 mars 1882 L’espoir que je nourris pour 2050 est, en fait, intrinsèquement lié au sentiment que j’éprouve aujourd’hui d’être moins citoyen français que citoyen européen. Dès lors, le vœu que je forme fait sens et je constate avec enthousiasme qu’il est de mieux en mieux partagé parmi les jeunes : c’est celui de l’Europe leader. LES TÉMOINS 55 Le sens du mot « leader » n’a ici rien à voir avec les débats récurrents sur la compétitivité européenne et les différentes crises environnementale, sociale et politique. Le leadership en question est la capacité d’un individu ou d’une entité à construire la confiance, à faire naître la coopération et à créer, par la qualité des relations qu’il entretient avec autrui, un sentiment de protection favorable à l’innovation et à l’esprit d’initiative. Sous cet angle, l’Europe apparaît immédiatement sous sa véritable nature. Elle est à ses citoyens ce qu’une mère est à son enfant : un espace de protection propice à toutes les audaces, à l’épanouissement et à l’exploration du sens de notre existence. Tout cela est encore en puissance dans l’Europe, mais définit bel et bien l’écosystème auquel les jeunes Européens aspirent à l’horizon 2050. Ainsi, la crise sociale que nous traversons est, en réalité, l’occasion formidable de changer de modèles et de faire advenir ce changement positif. Trois chemins peuvent nous y mener. Le premier chemin est celui de notre modèle d’éducation. Il doit être repensé radicalement et reconstruit à l’aulne des réalisations et des acquis de la troisième révolution industrielle. L’éducation occidentale que nous connaissons est l’héritière des besoins de la deuxième révolution industrielle. Elle est donc caduque. Un symptôme révélateur en est le processus inflationniste du besoin de diplôme : un niveau master ne suffit plus actuellement pour s’assurer une situation professionnelle stable, ni même génératrice de valeur pour l’entreprise et la société. En effet, au fur et à mesure Actuellement en seconde année de classe préparatoire aux grandes écoles de commerce, Arnault Martin est cofondateur et président de l’association Musique pour Tous, qui favorise l’intégration sociale de jeunes en difficulté par la pratique de la musique. Il a également participé en 2013 aux réflexions du groupe réuni dans le cadre du rapport « Pour une économie positive » présenté au président de la République François Hollande. Cette expérience a renforcé son intérêt pour l’entrepreneuriat social. En 2015, il fait partie des « pionniers » sélectionnés par le programme Ticket for Change. Honoré Daumier, La République, 1848, Paris, musée d’Orsay de leur cursus scolaire, les enfants stimulent de moins en moins leur créativité ; et, à terme, ils la perdent, comme l’avance sir Kenneth Robinson, expert en éducation. Désormais, l’école doit donc encourager l’apprentissage des arts, des métiers, et développer l’esprit d’entreprise, afin de libérer la créativité au sein de la société… La compétitivité structurelle des entreprises de demain est aujourd’hui en jeu. Le deuxième chemin est celui du remplacement de la compétition par la coopération. La compétition au travail se caractérise par l’instantanéité et une multiplication des flux d’information, ce qui appauvrit la communication. Or de la qualité de la communication dépend la pertinence des solutions. Le véritable échange nécessite de prendre du temps, le temps qu’il faut pour faire évoluer la pensée et trouver ensemble un champ de solutions satisfaisant. En revalorisant l’écoute, nous valorisons aussi la contribution de l’individu au collectif. Le processus de coopération au travail ainsi décrit conditionne notre capacité à vivre et à créer, ensemble, dans la société, aujourd’hui, pour demain. Enfin, le troisième chemin est celui de la sobriété et de la générosité. Notre société doit favoriser des modes sobres de consommation et, en même temps, l’altruisme dans ses modalités d’échanges. En somme, des échanges optimisés pour les énergies, mais aussi plus riches entre les hommes. Ainsi est-il essentiel d’exclure dès à présent les énergies de stock, qui appartiennent à l’ancienne ère, et de promouvoir les énergies renouvelables et permanentes, telles que l’énergie solaire ou encore hydraulique. Par ailleurs, redonnons sa chance à l’empathie chez tout un chacun. Ce sentiment est source d’une communication de meilleure qualité et devrait pouvoir imprégner les relations des Européens entre eux en 2050. Ainsi, je réaffirme mon enthousiasme quant à ces nombreux défis que ma génération doit relever. Les jeunes d’aujourd’hui sont avant tout des êtres passionnés, et la prise de conscience de ces enjeux n’a jamais été aussi bien partagée. J’ose avancer que nous avons le souci des générations futures et, surtout, les moyens de transmettre un monde meilleur. Tony MELOTO 2050 : un monde moins cruel, plus juste, moins dangereux, plus joyeux L’année 2015 est une étape cruciale pour le monde, pour mon pays, et pour moi. Nous en sommes aux deux dernières minutes d’un jeu qui s’appelle la Vie, confrontés à de nombreux défis apparemment insurmontables. Mais j’ai la conviction que le monde sera devenu meilleur en 2050, date à laquelle bien des gens de ma génération ne seront plus là. 56 UNE BRÈVE HISTOIRE DE L’AVENIR Rendre le monde meilleur Ma vision des choses est celle d’un optimiste radical, citoyen d’un pays émergent d’Asie, dont HSBC prévoit qu’il sera la seizième puissance économique mondiale en 2050. Nous avons le choix : soit nous alignons notre croissance sur l’avidité effrénée et la compétitivité assassine de certaines sociétés développées, qui récoltent les fruits empoisonnés de ce qu’elles ont semé ; soit nous inventons une économie plus responsable et plus positive, où l’argent, la technologie et l’industrie serviront notre humanité commune et créeront une paix et une prospérité durables pour tous. Mon pays, les Philippines, a aujourd’hui la croissance économique la plus rapide de toute l’Asie du Sud-Est, mais il est aussi le plus menacé par le changement climatique. Les retombées bénéfiques de notre croissance économique ne sont pas assez rapides pour combler la large fracture sociale et atténuer la précarité des plus pauvres, principales victimes des calamités naturelles. Cependant, à la suite des ravages causés par le super-typhon Haiyan, nous nous sommes prouvé à nous-mêmes que, face à un danger extrême, nous étions capables de travailler ensemble, riches et pauvres, à protéger mutuellement notre survie. Si nous voulons mettre fin à la pauvreté dans notre pays, et devenir moins vulnérables au changement climatique, il est clair que nous pouvons et devons continuer à voir les choses de façon positive, et employer toutes nos forces à rendre possibles de semblables miracles d’action solidaire, de façon à promouvoir une économie plus éclairée. L’intégrité est la clef Je suis optimiste pour notre économie, parce que nous avons ici beaucoup de jeunes responsables et éclairés, dont la vie, la carrière et la famille seront en pleine force dans les trois décennies à venir. Et d’autres vont s’éveiller de leur léthargie, de leur ignorance ou de leur apathie. Ils se serviront des réseaux sociaux, de la technologie, de leurs connaissances, de leur pouvoir d’acheter ou de boycotter, et de leurs bulletins de vote, pour exiger des dirigeants politiques et financiers une plus grande transparence, pour utiliser l’argent de façon juste et sage, pour rendre le monde meilleur qu’ils ne l’ont reçu de nous en héritage. Davantage de gens se nourriront plus sainement, conduiront des véhicules non polluants, utiliseront l’énergie solaire et les autres sources d’énergie renouvelable, gaspilleront moins, et transformeront même les déchets en richesses. Des marques comme Rags2Riches, qu’on trouve dans les magasins des quartiers chics de New York et de Londres, proposent des sacs et des accessoires de qualité, confectionnés aux Philippines, sur les sites de décharges à ordures, par des gens qui jusquelà « faisaient les poubelles », et qui ont été formés par En 2003, Tony Meloto fonde Gawad Kalinga, une ONG basée aux Philippines, dont le modèle global et innovant dans la lutte contre la pauvreté est mondialement reconnu. Gawad Kalinga (« prendre soin », en philippin) a redonné leur dignité à plus d’un million de personnes en dix ans, par la création de 2 500 communautés vouées à la solidarité et au partage. Gawad Kalinga cherche actuellement à promouvoir 500 000 entrepreneurs sociaux aux Philippines, dans le but de créer cinq millions d’emplois pour les plus défavorisés et de mettre fin à la pauvreté de vingt-cinq millions de personnes d’ici 2024. Village construit par la fondation Gawad Kalinga, Philippines, 2012 de grands designers locaux. Il y aura moins de luxe dispendieux et de vanité vulgaire. Beaucoup préféreront un style de vie simple et naturel. Les nouvelles élites auront le souci des « plus petits » ; la vraie beauté sera d’avoir moins d’ego et plus de cœur. Innovations et entreprises à vocation sociale se multiplieront, influençant les tendances du marché mondial. Aux Philippines, nous sommes en train de construire la première « Ferme Village Université du monde », la « Ferme enchantée » de Gawad Kalinga : un épicentre de partenariat mondial en faveur d’une économie, d’une éducation, d’un tourisme qui aient une dimension sociale, et où le génie de l’Occident puisse collaborer avec le génie de l’Orient pour permettre au génie des pauvres de s’exprimer. Les marchés émergents d’Asie, à commencer par les Philippines, adopteront un comportement plus patriote, créant ainsi une richesse qui ne quittera pas leur sol, transformant les consommateurs en producteurs, et les chercheurs d’emploi à l’étranger en créateurs d’emploi dans leur pays. Human Nature, une marque de produits de beauté naturels créée aux Philippines, est en train de conquérir rapidement un marché important, de façon organique, sans publicité, du simple fait qu’elle travaille pour son pays, pour les pauvres et pour l’environnement. C’est urgent ! J’entre dans ma soixante-cinquième année, et je n’ai plus qu’une décennie pour réaliser le rêve de Gawad Kalinga : contribuer à mettre fin à la pauvreté de cinq millions de familles. Je me suis lancé dans l’aventure de cette organisation, il y a vingt ans. Au début, Gawad Kalinga avait une double activité : dans les grandes villes, transformer les bidonvilles misérables en de belles et paisibles « communautés intentionnelles » ; et, dans les zones rurales, transformer les terres jusque- LES TÉMOINS 57 L’éducation constitue le deuxième pilier. Elle a un rôle important à jouer dans notre réappropriation du long terme. On pourrait ainsi intégrer davantage la réflexion sur notre avenir dans les cours d’histoire-géographie, d’éducation civique ou de sciences, voire lui réserver une matière à part entière. C’est en se forgeant un solide esprit critique et en stimulant l’imagination que l’on pourra faire de la mise en perspective sur le long terme un véritable réflexe intellectuel. Enfin, dernier pilier, l’art est plus que jamais un puissant outil pour interroger notre futur, d’autant plus puissant qu’il est universel et permet de toucher un vaste public. À ce titre, romans, films ou encore pièces de théâtre d’anticipation sont autant de longues-vues à chérir. Et, au-delà de la science-fiction, c’est l’ensemble des œuvres, à travers les valeurs et questionnements qu’elles portent, qui peut nous aider à réfléchir à notre trajectoire – et à l’infléchir. D’ailleurs, ne dit-on pas ars longa, vita brevis ? là incultes en centres de production de nourriture, de façon à compenser l’exode rural et la congestion des grandes villes. À ce jour, des résultats considérables ont été atteints, grâce à une armée de héros ordinaires, souvent anciennes victimes de fléaux naturels, de conflits sociaux ou de la misère : 2 500 communautés ont été créées, et plus d’un million de personnes parmi les plus défavorisés ont été logées et aidées. Oui, c’est possible, et cela doit continuer ! Le monde que notre génération égoïste laissera en héritage aux jeunes serait meilleur qu’il ne l’est, si nous pensions moins à nous et davantage aux autres, de façon à ce qu’il y en ait assez pour tout le monde. Pour bien commencer 2015, je souhaite de tout cœur que la santé et la chance accompagnent ceux qui n’ont jamais perdu espoir en notre pays et en l’humanité. 2050 verra l’accomplissement de nos rêves d’aujourd’hui. S’ils se réalisent dans notre petit coin d’Extrême-Orient, ils verront certainement le jour dans d’autres parties du monde, parce que ce rêve-là est porteur de valeurs qui n’excluent personne : le respect de la dignité humaine et des ressources de la planète, la sollicitude pour les êtres et les choses, le partage, l’amour et la compassion. John Cage, Organ2/ASLSP (As SLow aS Possible), 1987 Louis MORALES-CHANARD Et si une exposition telle qu’Une brève histoire de l’avenir était l’un des derniers exemples de la pensée prospective avant la disparition progressive de ce genre de réflexion ? Je crains, en effet, que la notion de « long terme » n’ait perdu tout son sens à l’horizon 2050. On sait combien l’informatisation croissante de la société ainsi que la démocratisation de technologies telles que la téléphonie mobile ont démultiplié et accéléré les flux d’information. Or, plus l’information est abondante et circule vite, plus le temps nécessaire pour la produire, la collecter et l’exploiter se réduit. L’économie compte désormais en nanosecondes et des secteurs entiers se nourrissent de cette fuite en avant, comme les médias, l’aéronautique et, bien sûr, la finance. Quel meilleur exemple de cette réduction du temps à des proportions infinitésimales que l’explosion du trading à haute fréquence (HFT) depuis une dizaine d’années ? Cependant, loin de n’affecter qu’une poignée de métiers, cette logique traverse toutes les sphères de la société – publique, privée, intime. En passant de l’heure à la minute, de la minute à la seconde, nous changeons durablement d’échelle du temps. L’ultra-court terme devient standard. Les court et moyen termes sont tolérés. Le long terme semble, quant à lui, abandonné aux seuls savants ou aux rêveurs. 58 UNE BRÈVE HISTOIRE DE L’AVENIR Ancien élève de l’Institut d’études politiques de Bordeaux, diplômé en communication et en civilisation anglaise, Louis Morales-Chanard est publicitaire, spécialiste des médias et de l’innovation. Il accompagne au quotidien les marques dans la compréhension des enjeux technologiques, économiques et politiques de la révolution numérique. Il collabore, par ailleurs, à plusieurs revues sur la communication. Ce court-termisme outrancier trouve dans la montée de l’individualisme, qui reste le cœur de la modernité, un important relais. En effet, son aversion naturelle pour le risque conduit l’Homme à privilégier la satisfaction immédiate de ses désirs. Aidés en cela par les nouvelles technologies, nous n’aurons bientôt plus aucun intérêt pratique ou intellectuel à nous projeter dans le futur, fût-il proche. D’ici 2050, la notion de long terme pourrait ainsi s’estomper puis disparaître. Or comment s’imaginer un avenir, lorsque notre référentiel temporel est purement et simplement tronqué ? Comment faire naître de grandes idées sans une quelconque volonté de transcendance ? Et comment construire des projets collectifs sans ambition ni vision ? La relative indifférence autour du changement climatique, phénomène bien réel mais trop éloigné symboliquement pour que le grand public s’en préoccupe davantage, ou encore les difficultés à renouveler les courants de pensée économique traditionnels sont autant d’exemples précoces des obstacles que nous pourrions rencontrer demain. Je crois néanmoins que la réflexion de long terme peut encore être préservée en prenant appui sur trois grands piliers. Le premier de ces piliers est la technologie ellemême. Si elle influe irrémédiablement sur notre perception du temps, rien ne nous empêche d’en tirer parti. Par exemple, la vitesse d’accumulation et d’extraction des données a grimpé de manière spectaculaire ces dernières années. Les mégadonnées, ou big data, ont envahi de nombreux aspects de notre quotidien et tendent elles-mêmes à l’accélérer, comme lorsqu’un algorithme nous pousse à acheter plus vite un billet d’avion. Pourquoi, dès lors, ne pas mettre une telle puissance de calcul au service de la compréhension chiffrée des évolutions macroscopiques de notre société sur de longues périodes ? Organ /ASLSP — Œuvre musicale au tempo extrêmement lent, dont l’exécution, note par note, actuellement en cours dans l’église de Halberstadt (Allemagne), prendra fin en 2640. Cage repousse les limites de la musique, en jouant sur une de ses dimensions fondamentales, le temps, et en mettant à l’épreuve la patience du public au milieu des années 1980, au moment où les flux d’information connaissent une accélération vertigineuse. 2 Antonia OPIAH Vers une égalité raciale sur toute la terre ? Le commerce triangulaire (ou traite atlantique) des esclaves a duré environ trois cents ans. Apparu en Europe au xvie siècle, il s’est prolongé jusqu’au xixe siècle. Aujourd’hui, nous mesurons rétrospectivement toute l’horreur que représentent l’esclavage et l’instrumentalisation des êtres humains ; mais, à l’époque, l’esclavage faisait partie intégrante de la vie ordinaire. Je me suis souvent demandé comment une pratique aussi épouvantable avait pu se maintenir pendant si longtemps : qu’est-ce qui pouvait rendre possible le commerce des vies humaines ? J’ai découvert récemment que la réponse à cette question est assez simple. L’esclavage est né et a subsisté pendant des siècles en raison d’un complexe de supériorité. L’idée que les Blancs sont supérieurs aux Noirs justifiait l’esclavage. L’article de François Bernier « Nouvelle division de la terre par les différentes espèces ou races qui l’habitent », publié anonymement dans Le Journal des savants en 1684, est présenté par Wikipédia comme « la première classification de l’humanité en races distinctes publiée à l’époque moderne ». Bernier catégorisait les êtres humains selon leurs caractéristiques physiques, lesquelles ont rapidement été associées à l’idée que certaines « races » étaient moins intelligentes, moins morales, en fait moins humaines. Pour accepter l’esclavage, le monde avait besoin de croire Martin Luther King Jr. prononçant son célèbre discours « I have a dream » au Lincoln Memorial, devant plus de 200 000 manifestants, lors de la marche pour les droits civiques à Washington, en 1963 Antonia Opiah a travaillé six ans pour deux des principales agences de publicité numérique de New York. Début 2013, mue par un désir personnel de voir une adresse en ligne proposer des inspirations capillaires, elle quitte la publicité pour lancer un-ruly.com, un site dédié aux cheveux des Noirs. Le site touche rapidement une très large audience et lui offre des opportunités d’affaires considérables. La société a ainsi développé le réseau Unadorned Media, dont l’objectif est d’aider les marques à atteindre les consommateurs qui recherchent des produits authentiques. que les Noirs n’étaient pas des humains ; qu’ils étaient l’équivalent d’animaux. Et les théories scientifiques de l’époque allaient dans ce sens. Aujourd’hui, le monde abhorre l’esclavage, et, en général, ne tolère pas le racisme. Malheureusement, le système de valeurs qui a rendu possible l’esclavage existe toujours. L’idée que le blanc est supérieur au foncé existe toujours. Le sombre a presque toujours et partout des connotations négatives. Aux États-Unis, le fait d’être Noir est associé à la violence, à la criminalité et au manque d’éducation. En Asie, notamment en Inde, il est courant de se faire éclaircir la peau, parce qu’une peau foncée est signe de pauvreté et d’appartenance à une classe inférieure. Des amis français m’ont décrit le mal qu’ils avaient à trouver du travail à cause de leur nom de famille africain ; ils ne réussissaient à avoir des entretiens d’embauche qu’en modifiant leur patronyme sur leur CV. Une origine africaine visible vous disqualifie pour un emploi. Cécile Kyenge, ex-ministre italien de l’Intégration, a été traitée de prostituée et comparée à un orang-outan par ses confrères politiciens. Être foncé demeure une stigmatisation. En 2050, et même avant, j’aimerais que l’histoire de la couleur soit davantage racontée dans le monde. J’aimerais voir davantage d’exemples positifs de gens de couleur dans les médias. J’aimerais voir davantage de gens de couleur au pouvoir. J’aimerais que disparaissent les connotations négatives liées à ce qui est foncé, de façon que nous voyions le monde fleurir comme il n’a jamais fleuri. Nous avons entravé le potentiel de l’humanité en rendant difficile à certains groupes humains de se mobiliser, d’avoir une voix, et de participer au progrès général. Dans son célèbre discours I have a dream, Martin Luther King mettait le doigt sur la différence entre le racisme diffus et le racisme institutionnel, et dénonçait les inégalités raciales qui existaient encore aux États-Unis LES TÉMOINS 59 Christian de PORTZAMPARC dans les années soixante : « Mais, cent ans plus tard, le Noir n’est toujours pas libre. Cent ans plus tard, la vie du Noir est toujours tristement handicapée par les menottes de la ségrégation et les chaînes de la discrimination. Cent ans plus tard, le Noir vit isolé sur une île de pauvreté au milieu d’un vaste océan de prospérité matérielle. Cent ans plus tard, le Noir végète toujours dans les recoins de la société américaine, vivant en exilé dans son propre pays. » Nous avons la chance de vivre dans un monde débarrassé des chaînes et des pancartes qui interdisaient aux Noirs de chercher eux aussi le bonheur. Il nous reste à éliminer les pensées conscientes ou inconscientes qui empêchent encore l’humanité de s’accomplir pleinement. Joseph ORY Je m’identifie facilement au personnage du tableau intitulé Le Voyageur contemplant une mer de nuages, de Caspar David Friedrich, quoique je sois rarement aussi bien habillé. Je suis né en 1997 ; depuis que je m’intéresse à l’actualité, les crises s’enchaînent en Europe, les partis politiques traditionnels s’étiolent en France, et les défis (climatiques, démographiques, économiques) se multiplient. Lorsque je regarde vers le futur, la seule chose que je perçois, ce sont des masses informes, sombres, menaçantes, comme celles que l’on peut voir sur la toile. Explosion de la population mondiale, crise alimentaire et pénurie d’eau, conflits moyen-orientaux et africains, tensions en Asie, criminalité mondialisée, chômage de masse, la liste en est longue. Mais le futur reste pour moi masqué par un épais brouillard. Je le scrute et hésite. Pourtant, je crois que ce brouillard ne dissimule pas un avenir figé et inconnu, mais un avenir imprévisible, qui peut être modifié. Et c’est ce qui nous motive, mes camarades et moi, ce qui a motivé tous ceux qui sont passés avant nous et tous ceux qui passeront après : changer le futur. Sur les rocs poussent quelques arbres : les menaces sont fécondes d’opportunités. Les montagnes dessinent des vallées. Attendre, craindre, rester passif et condamner les erreurs de ceux qui sont venus avant moi, c’est laisser la mer de nuages monter et m’engloutir, c’est rester aveugle. La vie, c’est le mouvement : ce qu’il me reste à faire, c’est m’élancer, sauter dans le vide, et traverser les nuages. Ensuite, il nous reviendra, à moi et à ma génération, de gérer la chute. Il y a des milliers de façon de le faire. Je ne crois pas être en mesure, du haut de mes dix-huit ans, de suggérer la voie que doivent suivre nos États pour faire face aux défis qui nous attendent, ni même de conseiller qui que ce soit sur la manière dont il devrait vivre sa vie. Cependant, je peux décider de la façon dont je veux 60 UNE BRÈVE HISTOIRE DE L’AVENIR Caspar David Friedrich, Le Voyageur contemplant une mer de nuages, vers 1817, Hambourg, Kunsthalle Né en 1997, Joseph Ory a grandi dans le XIXe arrondissement de Paris. En 2012, il rejoint l’association Global Potential, formant des jeunes à l’entrepreunariat et à la prise d’initiative. En 2013, il participe au rapport « Pour une économie positive », dirigé par Jacques Attali et remis au président de la République François Hollande, et débute un mandat d’un an au Conseil parisien de la jeunesse. Après deux mois passés en République dominicaine dans le cadre d’une ONG, il est actuellement étudiant à l’ESSEC et président de Nupo, une communauté de jeunes réunis autour de l’utilitarisme et ses enseignements. diriger cette chute, et la mienne sera une chute utilitariste. L’axe, le centre, le point de mire de ma chute, je voudrais que ce soit le plaisir. Pas uniquement le mien, bien sûr. Pas même uniquement celui de mes contemporains. Simplement la somme du plaisir et des possibilités de plaisir et de déplaisir que je crée ou détruis à chacune de mes décisions. C’est une philosophie simple, qui m’impose des valeurs, un comportement, une manière de vivre et d’interagir avec les autres. Et si je ressens le besoin de me fixer une ligne utilitariste, c’est parce qu’elle est cohérente, efficace et infiniment féconde. Je ne voudrais pas dire que nous avons aujourd’hui des valeurs diluées, moins nettes qu’autrefois ; c’est seulement que la rapidité avec laquelle évolue notre environnement, notamment technologique, force à des choix éthiques et politiques nouveaux et complexes : Internet et le téléchargement illégal, le commerce équitable, l’agriculture productiviste et l’économie sociale et solidaire, les biotechnologies, l’énergie, l’Europe et même, plus largement, l’avenir du capitalisme. J’ai choisi mon point de repère : ce ne sera ni la nation, ni l’excellence, ni l’honneur, ni la tradition, mais le plaisir. Et, enfin, ce qui colorera ce voyage : la culture. Je suis toujours excité à l’idée d’être le témoin d’une soixantaine d’années de rêves collectifs, d’innovations technologiques, de productions artistiques… Je suis déjà heureux chaque fois que je peux constater l’existence d’une sorte de socle commun qu’a produit une jeunesse occupée à jouer aux consoles de salon et à perdre son temps sur Internet, une jeunesse qui a accès à quasiment n’importe quelle information instantanément, qui expérimente en temps réel de nouvelles manières d’échanger, de communiquer, d’apprendre, de consommer. Être vivant, c’est aussi pour moi être contemporain et vivre son siècle pleinement. De vastes régions du globe avaient été abandonnées par leurs habitants à la suite de tornades et de sécheresses, laissant des ruines de villes entières envahies par la végétation et les insectes. Les villes habitées étaient couvertes de coupoles « géodésiques ». Formés d’une membrane protectrice souple supportée par des ballons, ces dômes de plus de trente kilomètres de diamètre permettaient d’entretenir de grands volumes d’atmosphère saine, ce qui affranchissait les humains des masques respiratoires et des combinaisons protectrices indispensables dans l’atmosphère chaude et desséchée de la plupart des territoires. L’évolution de la vie sur la terre restait un sujet d’inquiétude depuis le début du xxie siècle. Certains groupes démontraient qu’il était possible de transformer les capacités d’adaptation du corps et du cerveau humain comme de ses outils électroniques ; d’autres militaient pour une union planétaire des terriens qui leur paraissait essentielle pour contrôler et tendre à supprimer tous les facteurs de déséquilibre qui rendaient la terre inhospitalière. Progrès technique ou progrès politique, tel était le débat. Les dômes atmosphériques avaient assuré la survie de l’espèce humaine au moment des grandes sécheresses, quand les migrations climatiques des hommes avaient formé dans les aires respirables d’interminables plaines d’habitat précaire autour des villes. Mais, hors des zones protégées par les coupoles, la vie était rude, le climat était dangereux, incertain, et l’air plus ou moins toxique selon les périodes et les lieux. L’habitat y était partout creusé dans le sol afin d’assurer une protection thermique et une hygrométrie impossible à atteindre sur le sol sans climatisation très onéreuse. Sur ces territoires, les populations étaient principalement employées dans les immenses étendues de serres agricoles. En effet, la demande en produits de la vraie terre demeurait, mais la nourriture des villes était principalement fournie en pilules par des laboratoires. Pour entrer dans les zones sous dôme, il fallait justifier d’une puce électronique qui garantissait l’état contractuel de l’individu – santé, formation, curriculum – ou appartenance au réseau bancaire et assurance. Il fallait être malin, se faire implanter une fausse puce, parler la langue dominante, mélange de mandarin et d’anglais. Hors des coupoles, les musées, les chefs-d’œuvre bâtis, comme le Mont-Saint-Michel, avaient été mis sous protection, comme auparavant la grotte Chauvet et celle de Lascaux. Et même dans Paris protégé, l’accès au Louvre était très limité. Il était proposé de magnifiques visites virtuelles du musée et de nombreuses merveilles que l’humanité avait fait naître sur la terre. Les arts visuels, l’attraction pour le nouveau s’étaient réfugiés dans le virtuel, l’écran, la fiction. Là Architecte et urbaniste, Christian de Portzamparc construit dans le monde entier, théorisant le présent et le futur de la ville, le défi nouveau du monde postindustriel, le retour du cas par cas, l’attention portée au lieu, le concept de l’îlot ouvert. Équerre d’argent, Pritzker Prize, grand prix d’architecture de la Ville de Paris, grand prix de l’urbanisme…, ses distinctions ont confirmé une approche novatrice et sans cesse renouvelée de l’architecture comme de l’urbanisme, son travail conciliant dimensions humaine et urbaine, et prouesses architecturales. était la modernité. Les jeux interactifs avaient remplacé l’art, la littérature, le cinéma, tous rangés sous la catégorie « fantaisie ». La création d’architecture aussi, dont on faisait l’expérience en « réalité augmentée », avec casque ou sur écran, alors que les bâtiments réels étaient de simples constructions économiques et standardisées, efficaces pour répondre aux nécessités pures. Les travaux matériels, physiques offraient, en effet, un retour sur investissement beaucoup trop lent, en comparaison des résultats obtenus dans les activités immatérielles du cybermonde… Créer des routes, des tunnels, des ports, des ponts, des bâtiments communs était devenu trop cher, et peu à peu le génie d’aménager la terre s’était plus ou moins perdu. Il se concentrait sur les coupoles, la protection des atmosphères de survie et l’exploitation de ressources énergétiques indispensables. Le philosophe Descartes avait autrefois établi que le destin humain était de se rendre maître de la nature, et tout se passait comme si, au contraire, cherchant continuellement à s’affranchir des contraintes naturelles, l’humanité s’éloignait du monde physique et le maîtrisait de moins en moins. Sur la planète, les voyages étaient devenus de plus en plus difficiles. Même si les groupes financiers les plus riches avaient pu acheter la paix aux rebelles pirates terroristes – afin de protéger la circulation physique du commerce –, les voies, les rails étaient fréquemment coupés par des accidents climatiques. Une majorité des transports et voyages étaient maritimes, utilisant très peu les moteurs thermiques, mais alternativement l’énergie solaire et le vent. Ils avaient remplacé les vols aériens, considérablement réduits en nombre à cause du coût élevé du carburant et des nouveaux moteurs à très basse pollution. Seule une minorité y avait accès, qui était appelée « hors sol ». Pour elle, les réseaux des liens immatériels étaient devenus essentiels. Deux économies, deux modes de production de la richesse coexistaient, en effet. Dans l’espace physique, sur les territoires de la planète, protégés ou sauvages, les « forces productives » terriennes, traditionnelles, agricoles et industrielles produisaient les biens matériels. Mais cette activité était dominée et décidée par l’économie liée aux réseaux immatériels du commerce, de la finance, de l’information, du divertissement, de l’échange et des idées. Appelé « cybermonde » depuis la fin du xxe siècle, cet espace virtuel sans frontières et sans lieu, était étranger à la géographie des continents, à ses distances, à ses montagnes et à ses déserts. Il était donc libéré des incertitudes du climat. Dans ce territoire sans limites, l’effort de maîtrise et ses guerres secrètes se jouaient dans le chiffre, les bornes étaient dans les codages, les moyens d’éviter les intrusions cybernétiques. Cette économie dite « hors sol » avait toujours réalisé des plus-values spectaculaires, que les crises n’avaient fait finalement que relancer, et elle LES TÉMOINS 61 tenait l’essentiel de la capitalisation, au détriment de l’autre économie. Ainsi l’humanité se trouvait partagée selon deux espaces étrangers. Les populations de ces deux mondes se côtoyaient peu. La majorité des terriens avait dû devenir membres de grands groupes financiers, laïcs, athées ou soumis à un ordre religieux, qui leur garantissaient la vie, la santé, l’eau, la nourriture et une certaine facilité de migration face au climat. Quelques États bien situés, mais pauvres, avaient pu conserver leurs frontières. Ils se disputaient le nom d’État central et tentaient de contrôler les mouvements de leurs citoyens selon leurs migrations climatiques et politiques. Les humains « hors sol » étaient libres d’attaches, critiqués, parfois mis en cause pour des raisons diverses, mais pouvaient demeurer introuvables. Au sommet de la Terre 2036 avait été lancé le programme Save Human Life, dont l’objectif était de conclure un accord mondial pour la planète. C’était la première fois que les conditions étaient réunies pour qu’une unité mondiale se concrétise. Il fallait plus que convaincre, il fallait faire évoluer les raisons même de vivre. Les discours dominants commencèrent, dans 62 UNE BRÈVE HISTOIRE DE L’AVENIR Télescope spatial Hubble, Starbirth Region N66 certains groupes, à ressembler à une véritable rééducation. À cette époque, des émissions diffusées sur tous les écrans expliquaient le bien-fondé d’un art, d’un discours, d’un comportement utile et rationnel pour l’environnement. L’art du xxe siècle était présenté aux nouvelles générations comme irresponsable, étrange, inutile. Le surréalisme, l’art conceptuel faisaient l’objet de cours de rééducation pour les plus âgés, qui avaient été intoxiqués par la publicité récréative et créative des époques précédentes. Un groupe philosophique et scientifique montrait le prodige inexplicable de la vie sur cette petite planète terre et professait qu’il fallait répondre à cette merveille incroyable, inattendue, apparue sur ce grain de sable tournant sans fin parmi les milliards de galaxies, de cailloux et d’amas de poussières s’éloignant en explosion dans l’univers. Il était encore possible d’éviter cette destruction du vivant par le vivant, disaient-ils. Quarante années de négociations entre les États et les groupes virent la situation se détériorer encore, mais un accord fut enfin conclu, grâce auquel nous écrivons ces lignes. L’accord portait sur les actions clés concernant les sujets dits de survie, comme la restitution progressive de la qualité de l’atmosphère terrestre, l’organisation des transhumances humaines, animales et végétales, la réhabilitation d’une agriculture nouvelle privilégiant la nourriture de proximité, les dispositifs techniques des protections temporaires contre les inondations, le contrôle des émissions des rejets industriels. La question de la propriété et de la gestion des câblages sous-marins, de l’Internet, qui liaient les continents depuis la fin du xxe siècle, avait été débattue pendant cinquante années. Les États n´en étant plus capables, les grands groupes dominants finirent par s’entendre sur le partage des investissements financiers impliqués par ces mutations où l’homme reprenait une maîtrise de la nature, du monde physique, qui en restituait un nouvel équilibre. Cette entreprise colossale supposait un réapprentissage de nombreuses techniques, mais aussi un contrôle universel, et nous n’oublions pas que le texte sur l’accord ne fut pas en lui-même suffisant pour la réussite du plan. Nous n’oublions pas que, hors des États et des groupes qui avaient adopté cette charte, quelques entités dissidentes, agressives, protégées par leurs hackers, insaisissables comme tout pirate du cyberespace, rançonnaient au nom du « Monde naturel » les grands groupes signataires des accords. Après des décennies où la richesse et les pouvoirs s’étaient trouvés dans le cybermonde, revenait l’importance vitale de la terre, des lieux, de leur protection. Avec elle, la nécessité de l’action physique et non plus seulement électronique. Peu à peu, des opérations militaires furent menées et une union se constitua contre les groupes voyous. Le projet symbolique de replantation forestière et de transformation des immenses systèmes de barrages d’Altamira Mira en Amazonie, utilisés pour exploiter l’aluminium, donna lieu à un siège que toute la planète suivit. C’est à la suite de ce siège que pour la première fois, selon les rêves des siècles précédents, se concrétisait l’idée d’une universalité humaine. Les terriens concluaient un accord d’unité. Le Centre Pompidou rouvrait avec une initiation à l’art du xxe siècle et le Louvre organisait un festival mondial de trois mois, longuement préparé. Cette redécouverte de l’histoire humaine fêtait la conclusion de l’accord Save Human Life. Élizabeth de PORTZAMPARC « Des gens de toutes conditions, de toutes nationalités, de toutes cultures et obédiences réfléchiront aux conditions d’une survie durable de l’humanité. » « Colloque imaginaire » par Élisabeth de Portzamparc, 2015 Jacques Attali Penser l’avenir ? Penser le durable ? Nous sommes nombreux dans le monde à constater la crise de civilisation – économique, alimentaire, sociale, environnementale – que nous subissons aujourd’hui. La multiplication des mouvements sociaux, des prises de conscience et des tentatives de théorisations réclame toute notre attention, car tous révèlent des mutations sociétales déterminantes. Malgré ces signes positifs, nous restons encore dans une période de barbarie qu’il est impératif de surpasser. Agir sans tarder sur le présent et penser notre avenir, en questionnant les fondements de notre modèle actuel, est la condition même de la survie de notre civilisation. Est-il possible de construire ou de penser l’avenir dans notre économie actuelle, sans la transformer au préalable ? Le postulat de rentabilité à court terme qui la sous-tend n’est-il pas contradictoire avec l’idée même d’avenir, avec celle de la planification, qui est synonyme d’une vision à long terme ? L’économie circulaire de recyclage, qui fonde la pensée durable ou soutenable, est-elle compatible avec la logique de prédation de l’Homme sur la Nature et des Hommes entre eux que notre économie actuelle, libérale et mondialisée, a induite ? Notre ère : l’âge des ordures. Et demain ? Notre modèle économique repose aujourd’hui sur le principe d’obsolescence programmée, la fabrication d’objets de courte durée de vie, ce qui accélère le cycle du remplacement des produits par le consommateur – des produits souvent non recyclables, ce qui est pourtant l’exact opposé d’une production durable. En dehors des avancées scientifiques et techniques, des créations culturelles ou artistiques, nous Architecte et urbaniste, Élizabeth de Portzamparc crée son agence en 1987. Des recherches sur l’allègement des masses, la pureté et l’économie des formes au travers de jeux d’obliques, de décalages de volumes ou de courbes tendues caractérisent son travail, dans des réalisations qui expriment une relation forte avec les différents paysages urbains, grâce à une double approche sociologique et architecturale. Elle signe ainsi, entre autres, la gare emblématique du Bourget, le Grand Équipement documentaire d’Aubervilliers, le musée de la Romanité à Nîmes, des équipements culturels et des bâtiments hôteliers ou d’habitation en France, au Brésil, au Maroc, en Chine et aux ÉtatsUnis. travaillons tous pour produire des déchets, au mieux recyclables pour certains. Aussi devons-nous qualifier notre ère d’« âge des déchets », ou « Molymocène », pour reprendre le terme créé par le biologiste Maurice Fontaine pour caractériser notre ère de pollution, qui laissera à la postérité, en lieu et place des fossiles humains, de véritables sédiments de déchets). En effet, notre modèle de civilisation influe très fortement sur l’évolution du système terrestre par les quantités d’ordures qu’il engendre, et qui satureront bientôt les profondeurs de la terre comme celles des océans. L’impact réel de l’anthropisation généralisée du globe, ce ne serait pas tant l’Homme que les déchets de la production industrielle, machine aveugle devenue incontrôlable. Il y a donc ainsi de fortes probabilités pour que notre époque actuelle soit perçue dans le futur comme celle de la « civilisation des ordures ». Comment penser l’avenir dans une économie fondée sur la consommation effrénée réservée à une élite, sur le seul objectif de rentabilité financière, sur l’épuisement des ressources naturelles et sur la production de déchets non recyclables, bref sur une économie fondée sur des objectifs à court terme, incompatibles avec une vision à long terme indispensable à la construction de l’avenir ? N’est-il pas ainsi illusoire de concevoir une transition énergétique sans penser parallèlement au chan- LES TÉMOINS 63 gement du type même de notre économie, qui produit les gaz à effet de serre et les déchets ? Ce système qui fait vivre tous les pays et la majorité de l’humanité, sur lequel repose la plupart des emplois, correspond véritablement à une économie de prédation. Ces interrogations nous conduisent à admettre que la priorité est la mutation du modèle économique actuel vers un mode de production durable, sans lequel la transition énergétique resterait une ambition naïve et irréaliste. Il est difficile pour ceux-là même qui portent cette économie, financiers, grands groupes industriels ou décideurs politiques, de mettre en pratique des vrais objectifs durables, car ils sont enchaînés par le système économique qu’ils administrent. Le désir de transformation, à la fois énergétique et économique, ne peut émaner que de l’ensemble de la population mondiale, par une adhésion générale à de nouvelles valeurs capables de faire évoluer l’individualisme, aujourd’hui prédominant, vers plus de solidarité et le souci du bien commun. Ces transitions seront, en effet, synonymes de changements de mode de vie pour les habitants des pays riches, et surtout pour les plus favorisés d’entre eux. Comment ? Tant que l’humanité dans son ensemble n’aura pas admis que nous devons tous vivre ensemble, que, riches ou pauvres, nous partageons le même destin, il est vain de songer à construire un avenir pour nous tous. Il y a urgence à susciter cette prise de conscience généralisée, notamment en réinstaurant une responsabilisation de la gestion de notre propre cadre de vie au quotidien. La solution ne serait-elle pas d’évoluer vers des formes de gouvernance plus horizontales, vers un nouveau type de démocratie participative s’appuyant sur une gestion communautaire des biens que nous avons en partage, biens qui représentent le fondement même de notre existence : l’air, l’eau, la terre, l’urbain, notre logement, et tout ce qui constitue finalement notre cadre de vie ? Quelques raisons d’avoir encore de l’espoir De nombreux mouvements associatifs, des groupes sociaux ou des communautés informelles surgissent déjà pour assurer la gestion des biens communs de leurs membres, de leur vie quotidienne et de certains sujets urbains qui les concernent. Par ailleurs, les relations sociales numériques ont acquis un rôle visible et effectif dans la formation d’une nouvelle pensée et dans l’organisation d’actions communautaires. Les réseaux sociaux virtuels et Internet, en tant que vecteurs de communication de nouvelles valeurs et de pratiques professionnelles éthiques exemplaires, ne sont-ils pas déjà aussi partie prenante dans la construction de l’avenir ? 64 UNE BRÈVE HISTOIRE DE L’AVENIR Karima Saïd, âgée de trente-deux ans, est avocate au barreau de Paris depuis 2008. Après avoir exercé au sein de cabinets d’avocats d’affaires, elle exerce aujourd’hui son activité en indépendante, en droit du travail. Elle est membre du conseil d’administration de l’association Humanity in Action, et intervient au sein d’autres associations visant à promouvoir, auprès de jeunes, la réussite scolaire et professionnelle ou la capacité d’agir (empowerment). Elle a participé à la commission dirigée par Jacques Attali « pour une économie positive » et au rapport éponyme remis au président de la République François Hollande en 2013. La mission des architectes et des urbanistes Pour finir, quel est et quel sera notre rôle à nous, architectes et urbanistes, face aux concentrations urbaines, informes, sous-équipées, devenues les archétypes territoriaux des inégalités sociales ? L’urbanisation actuelle globalisée, massive et opportuniste, a été l’expression du capitalisme libéral et a signé la fin de la planification urbaine, cristallisant dans le même temps l’injustice sociale dans l’espace urbain. L’architecture contemporaine est trop souvent réduite à de simples expressions formelles, sans relation au contexte et dépourvue de toute réflexion humaniste ou civilisatrice. Agir sur ces phénomènes récurrents est donc impératif. Pour conclure, il se révèle nécessaire d’apporter rapidement des réponses à certains des enjeux majeurs de notre époque, qui se traduisent sur le plan social par la perte même du sens de l’esprit de communauté urbaine, remplacé par des phénomènes d’exclusions, de clôtures et de fractures. Il est urgent de corriger ces coupures, de rompre l’isolement et l’individualisme, en favorisant la création de lien social. Notre responsabilité, en tant qu’acteurs sociaux et spatiaux de la ville, est de concevoir des projets éthiques, durables et flexibles, qui ne doivent pas se limiter à la seule satisfaction de simples critères esthétiques ou techniques. Ces initiatives devront renforcer les relations humaines et les communautés urbaines. Celles-ci pourront ainsi agir directement sur leurs logements et leurs environnements quotidiens, et fonder une véritable démocratie participative – peut-être la seule capable de penser le présent et l’avenir. Karima SAÏD « On voit s’ériger des générations d’enfants qui, faute d’un éveil à la vie, sont réduits à n’être que des consommateurs insatiables, blasés et tristes. » Ce constat de Pierre Rabhi est l’objet de ma préoccupation actuelle. Pouvoir le contredire, à l’horizon 2050, est mon principal espoir. Pour concrétiser cet espoir, une véritable révolution éducative est nécessaire. J’ai, en effet, le sentiment que l’éducation, telle qu’elle est pensée et mise en œuvre dans le cadre de l’enseignement public et/ou privé, est d’abord axée sur la préparation au devenir professionnel des individus. Je me rappelle avoir ainsi éprouvé, très jeune, l’angoisse de cet avenir professionnel, dans lequel j’étais invitée à me projeter. J’étais interrogée, chaque année, depuis l’école primaire (au moins), sur ce que j’aimerais faire plus tard. Je n’ai, en revanche, pas ou très peu souvenir d’avoir été questionnée sur ma vie, mon quotidien, mes envies et mes goûts, en bref sur ce que j’aimais faire tout de suite. Une vingtaine d’années plus tard, il apparaît que c’est ce même devenir professionnel qui inquiète les En résumé et, pour reprendre d’autres termes (pertinents) de Pierre Rabhi, cette révolution éducative serait « fondée sur […] l’instauration de l’enthousiasme de grandir et de connaître et non la peur de l’échec ». Cette révolution éducative, qui, je le pense, n’est pas excessivement idéaliste, ne permettrait pas seulement aux enfants et aux adultes d’être plus épanouis. Elle provoquerait indéniablement de nombreux autres changements majeurs et positifs au sein de la société, puisqu’elle instaurerait un nouveau rapport à soi, à autrui, au travail ou à l’emploi, à l’environnement et à la vie de manière générale. Tomás SARACENO Propos recueillis par Sandra Adam-Couralet et Ignas Petronis écoliers, collégiens ou lycéens. Cette inquiétude, je l’ai constatée à l’occasion de rencontres destinées à échanger avec des lycéens sur mon parcours, à leur présenter le métier que j’exerce (avocate). Finalement, ma profession, mon quotidien ne suscitaient que peu de curiosité. Les questions qui m’étaient adressées portaient exclusivement sur la rémunération que je percevais. Alors, à mon tour, j’ai interrogé ces jeunes : « Quel est votre but dans la vie ? À quoi aspirez-vous ? » La réponse fut immédiate : « Gagner beaucoup d’argent. » Et, à ma seconde question, « Ne voulez-vous pas simplement être heureux ? épanouis ? », j’ai perçu l’étonnement des lycéens. Le professeur qui assistait à cet échange m’interpella assez rapidement : « Maître, je ne crois pas que ce soit quelque chose à quoi ils soient sensibles… C’est un peu loin tout ça… » Effectivement, ma question était malheureusement très éloignée des préoccupations de ces lycéens. Elle n’était d’ailleurs même pas comprise. Ces anecdotes, pourtant espacées dans le temps, traduisent, à mon sens, un dysfonctionnement majeur. Comme hier, l’éducation demeure aujourd’hui principalement orientée vers la préparation du devenir professionnel, suscitant crainte, angoisse et rejet (y compris des individus considérés en « échec scolaire »). Une révolution éducative, celle que j’appelle de mes vœux à l’horizon 2050, s’inscrirait dans une approche opposée. Elle serait tournée vers l’être, ses aspirations, ses questionnements, ses découvertes. Elle aurait pour objectif essentiel d’amener les individus à se découvrir et à découvrir l’environnement qui les entoure, mais surtout à y vivre, et à y vivre pleinement et réellement au quotidien. Elle susciterait émerveillement, espoir et inclusion. Elle serait centrée sur l’apprentissage de soi, des autres et de notre environnement (pas seulement professionnel). Tim Douet, « Ouvrir une école, c’est fermer une prison » (Victor Hugo), 2012, Lyon, ancienne prison de Saint-Paul Devenir aérosolaires : depuis les araignées-montgolfières jusqu’aux cités des nuages. … C’est une histoire inscrite sur une pierre d’ambre il y a 120 milliards d’années… Si toutes les araignées qui vivent sur une superficie d’un demi-hectare s’associaient pour produire un fil continu, au bout d’une seule journée, le fil serait assez long pour faire le tour de l’équateur… au bout de dix jours, il irait jusqu’à la lune… si le vent tisse ce fil, ces sociétés-montgolfières finiront par constituer des cités de nuages dans l’espace cosmique. … Pour devenir aérosolaire…, vous devez commencer par vous rendre aveugle, et, au cas où vous conservez des yeux, les mettre sur la (mauvaise) face postérieure de votre corps. De toutes façons, qu’importe ? Nous travaillons presque toujours de nuit… Quand l’air vous semble devenir hautement visqueux, quand vous avez l’impression de respirer sous l’eau, c’est alors que… Devenir aérosolaires, c’est imaginer une transformation des relations métaboliques et thermodynamiques des sociétés avec la Terre et le Soleil. C’est une invitation à concevoir de nouvelles façons de se mouvoir, de sentir et de vivre avec la circulation de l’énergie. C’est aussi un processus adaptable, permettant, sur des échelles variées, de reconfigurer l’atmosphère de l’habitat et de la politique grâce à une écologie puisant librement à des pratiques, à des modèles, à des informations d’origines diverses, et grâce à une sensibilité au monde au-delà de l’humain. Nicolaï Kardashev a prédit que plus les sociétés progresseraient, plus elles seraient enclines à exploiter l’énergie de l’astre le plus proche d’elles. Si l’on examine comment, par le passé, a évolué la relation des sociétés avec l’énergie dispensée par le soleil, on peut penser qu’il existe deux voies possibles pour assurer la subsistance de vastes populations : d’une part, les « sociétés solaires », qui monopolisent un territoire LES TÉMOINS 65 Portrait de l’artiste au sol et récupèrent la lumière du soleil par le biais de l’agriculture, de l’élevage, et, de plus en plus, des biocarburants et des panneaux solaires ; d’autre part, les « sociétés à carburants fossiles », qui cessent de dépendre de la surface du sol en effectuant des forages pour se procurer d’anciens hydrocarbures. Devenir aérosolaires nous permettrait de réaliser une troisième voie, un autre choix pour l’avenir : une civilisation utilisant vraiment l’énergie solaire, et, en même temps, libérée de la surface de la Terre ; une civilisation qui décollerait, portée par l’air. C’est la promesse d’une future ère solaire. … Nous migrons… nous construisons des sites d’habitation dans les airs… nous travaillons ensemble, filant le fil d’un petit univers. À l’écoute des vents cosmiques pour savoir si notre voyage a progressé… sentant le pouls de la gravitation, faisant confiance au vent pour guider notre structure vers un espace stable. Quand l’emplacement atteint ne répond pas à nos attentes, nous devons nous adapter. Nous renforçons et réimaginons. Nous construisons des tunnels, des passages à travers notre maison. Quand quelqu’un bouge, tout le monde bouge. Un seul pas transmet des vibrations à travers la structure tout entière. La perception de l’environnement pousse à l’action. 66 UNE BRÈVE HISTOIRE DE L’AVENIR L’œuvre de Tomás Saraceno (né en 1973) prend sa source tant dans le monde de l’art que dans ceux de l’architecture, des sciences sociales et de la nature. L’artiste a été exposé à la Biennale de Venise (2009), au musée Hamburger Bahnhof, à Berlin (2011), et au Metropolitan Museum of Art, à New York (2012). Afin de réinventer notre rapport avec notre environnement, Tomás Saraceno nous propose de « devenir aérosolaires » : vivre et voyager en utilisant l’énergie thermodynamique du Soleil et des vents, tout comme les « araignéesmontgolfières ». Cette proposition invite à réimaginer le réel, celui de l’Anthropocène, et à repenser nos relations essentielles avec la Terre, les êtres humains et non humains. Devenir aérosolaires, c’est redistribuer l’accès à l’air qui se trouve au-dessus de nous, découvrir par le mouvement la structure interne de l’atmosphère, être libres, faire le tour du globe, portés par les courants aériens, la convection naturelle et la dynamique des fluides. Une nouvelle forme de vie sociale, démontrant que les êtres vivants que nous sommes peuvent habiter le volume de l’atmosphère et s’y déplacer. Cela nous fait prendre conscience que notre corps est, d’une certaine façon, aérosolaire : des membranes et des conduits tout traversés par l’air. Et si, nous aussi, nous quittons la surface pour nous élever ensemble, nous évoluons en même temps que les masses aériennes, portés par elles, et nous éprouvons un sentiment de calme, tout en nous déplaçant. … Et puis, un jour, nous les voyons. Ils étaient tous ensemble, tellement nombreux, tout en haut de l’arbre, lançant leurs lignes. Devenir aérosolaire veut dire monter au point le plus haut, se mettre sur la pointe des pieds, lever son abdomen, lever le bonhomme tout entier en l’air, et laisser s’échapper les fils vers le haut ; si ces fils sont assez longs, ils vont être soulevés par un courant thermique, et l’on pourra s’envoler avec eux. Un seul fil ne pourra jamais soulever à lui seul dans les airs une araignée plus lourde que lui, mais un grand nombre de fils, tissés entre eux comme un tapis, tireront vers le haut avec davantage de force, et seront capables d’élever dans les airs un groupe entier, une société d’araignées-montgolfières. Entrer dans le processus de ces sociétés-montgolfières, de ces bulles sociales-là, c’est permettre au vent de tisser une toile cosmique, fabriquée par un groupe de tisserands aveugles et sourds, à la merci de l’air, de la température, des vents planétaires. Devenir aérosolaires pourrait offrir de nouvelles façons nomades d’habiter la Terre, en s’inspirant des araignées-montgolfières et des formes macroscopiques de plancton aérien qui dérivent au vent, chargées de diverses formes hybrides de vie. De nouvelles assemblées mobiles apparaîtraient dans les airs – des sociétés humaines sur des villes-cumulus, des villes-cirrus, des villes-strato-cumulus –, car les structures aérosolaires se configurent un jour et se dissolvent le lendemain, au gré des influences dynamiques que l’atmosphère et la société exercent l’une sur l’autre. Nous serions à nouveau transportés dans les airs … dans des nuages cosmiques s’assemblant spontanément en sociétés. Devenir aérosolaires : apprendre le langage des sourds, entendre ce qui se tait, sentir le mouvement de fils multiples, filés par une société d’araignées migrant dans le vent, capable de nous dire dans quelle direction le courant du futur nous emmènera. Xavier STARKLOFF Face au progrès de la technologie, on trouve toujours des sceptiques pour manifester leur opposition. Si je souhaite ici évoquer les dangers liés à ce progrès, je ne suis pas de ceux-là, car il n’est pas à mes yeux une variable sur laquelle on pourrait agir, mais un phénomène inéluctable, dont la marche ne peut être freinée que temporairement. Le progrès technologique, parce qu’il renforce sa connaissance et sa maîtrise de son environnement, permet à l’homme de réduire son exposition aux limites et aux aléas de la nature, et donc, in fine, d’éloigner la mort. Rien ne laisse penser que cela va changer : la technologie continuera de transformer la vie. L’essor de l’intelligence artificielle, de la robotique, et plus largement des NBIC (nanotechnologies, biotechnologies, informatique et sciences cognitives), nous pousse vers une forme de vie toujours plus connectée, dans laquelle l’homme biologique verra ses capacités intellectuelles et corporelles renforcées par une technologie toujours plus présente, autour de lui mais aussi en lui. Ce ne sera pas l’ère des cyborgs et des greffes d’appareils en tout genre. La frontière entre inné et acquis sera plus subtile, plus floue. En parallèle à la multiplication des nano-implants permettant de détecter les moindres défauts de fonctionnement du corps humain, l’homme s’habituera à la pensée hybride, rendue possible par des dispositifs similaires connectant les fonctions cérébrales à des sources externes de connaissance. De même que nos fichiers sont maintenant stockés sur le cloud, nous trouverons vite des solutions aux limites du stockage local de nos souvenirs, solutions qui favoriseront les Xavier Starkloff, ingénieur Stanley Kubrick, extrait du film 2001 : l’Odyssée de l’espace, 1968 exigences croissantes de transparence. Ceux qui prédisent qu’une « révolte éthique » brisera cette tendance oublient à quel point les normes évoluent vite. De nombreuses pratiques, inacceptables il y a quelques décennies, sont aujourd’hui banales, et nous serons sans doute les réactionnaires de demain. C’est donc à mon sens vers cette transfiguration de la vie que nous nous dirigeons, à l’image de celle que Stanley Kubrick nous donne à voir dans 2001 : l’Odyssée de l’espace, en mettant en images cette mue de la vie, du jour où le primate se saisit d’un outil à celui où l’intelligence artificielle assassine pour « sauver sa peau », évolution dont l’« enfant des étoiles » ne constitue que la prolongation. Comme Kubrick voulait nous le montrer, le progrès technologique va continuer de transformer la vie. Or, si la vie est universelle, la technologie est une denrée, une marchandise, et, comme pour toute marchandise, il y a ceux qui en ont et ceux qui n’en ont pas. Pendant que la technologie contribue à réduire la fracture de la connaissance, en favorisant sa diffusion, une autre s’aggrave : la fracture numérique. Cette dernière deviendra particulièrement critique dans les domaines nécessaires à s’assurer des perspectives d’avenir, à savoir l’éducation, la santé, la sécurité, la finance. Le numérique, parce qu’il permet d’amplifier le succès d’une minorité d’individus disposant de talent et de chance, a favorisé l’apparition d’une élite innovante et créatrice, qui sera la locomotive de la transfiguration de la vie. C’est sous leur impulsion qu’elle s’est amorcée et qu’elle se poursuivra. Leur objectif assumé est de maîtriser les difficultés corporelles pour laisser le champ libre à une utilisation optimale des fonctions Les pensées et les idées exprimées dans cet article comprennent des extraits de « Becoming Aerosolar » (Saraceno et al., 2015) et d’« Art Show » (Eberhard, 2014). LES TÉMOINS 67 intellectuelles. Nous nous dirigeons avec eux vers une société où la qualité du code génétique d’un individu sera proportionnelle à son accès à la technologie, et où le « droit génétique » jouera le rôle que jouait le « droit divin » sous l’Ancien Régime, c’est-à-dire qu’il pourra servir de justification à un pouvoir non démocratique. C’est d’ailleurs l’idéologie défendue par ceux qu’on appelle les néo-réactionnaires en référence à ceux de la Révolution française. En parallèle à l’émergence de cette élite ultra-connectée, les emplois peu qualifiés continueront de diminuer et une grande majorité de personnes seront laissées sur le bord de cette autoroute conduisant vers ce monde où le capital humain, de plus en plus corrélé à l’accès à la denrée technologique, tiendra une place toujours accrue, et où l’élite technologique verra son assise renforcée. Ma crainte est donc de constater, dans les décennies qui viennent, toujours plus d’inégalités face à l’omniprésence de la technologie. La question ne sera pas de savoir s’il faudra tenir la technologie pour responsable de cet accroissement des inégalités. La question qu’il faudra poser et qu’il faut poser dès aujourd’hui est celle de notre adaptation à ces changements structurels. Comment assurer un accès le plus large possible à cette denrée qu’est la technologie, et qui façonnera de façon croissante nos vies, nos relations sociales, et notre identité ? Si je pense que l’homme trouvera les réponses à ces interrogations à long terme, j’espère que nous saurons y parvenir sans traverser de crise majeure, et que, en 2050, nous ne nous retournerons pas sur un début de siècle aussi dévasté que le précédent. Juliette WIRTH Peut-être cela est-il propre aux Français, mais aujourd’hui, lorsque l’on aborde l’avenir, c’est essentiellement en des termes pessimistes et inquiétants : montée des extrémismes religieux, bouleversements climatiques, extinction des espèces, conflits liés aux déplacements de populations, croissance des inégalités, etc. Pourtant, si l’on revient en arrière, avenir a été synonyme de progrès, tant économique que social et politique, pour une majorité de la population mondiale : réduction de l’extrême pauvreté, accès à l’éducation croissant, augmentation de l’espérance de vie… Pourquoi ne croit-on donc plus en l’avenir ? Si l’on y regarde de plus près, nous projetons dans le futur les défis présents pour lesquels nous n’avons pas encore de réponse, en essayant d’estimer leur impact sur notre niveau de vie actuel. Le réchauffement climatique, par exemple, est un phénomène avéré (augmentation des températures moyennes enregistrées par les stations météorologiques du monde entier, diminution de l’étendue et de l’épaisseur de la banquise arctique, 68 UNE BRÈVE HISTOIRE DE L’AVENIR Juliette Wirth, vingt-sept ans, est consultante en stratégie développement durable au sein du cabinet international PricewaterhouseCoopers (PwC), où elle contribue à des missions de conseil et d’études pour le compte d’acteurs publics, privés et issus de la société civile, sur des problématiques liées à l’environnement. Elle a également participé à la simulation de négociations sur le changement climatique « Copenhague et si ça s’était passé autrement », ainsi qu’à l’élaboration du rapport de Jacques Attali « Pour une économie positive », remis à François Hollande en 2013. recul des glaciers, hausse significative du niveau de la mer) et, si nous n’agissons pas aujourd’hui, il aura des conséquences irréversibles, voire désastreuses, sur notre avenir : montée des eaux impliquant des déplacements de population ; sécheresse pouvant réduire la productivité des terres et faire peser des risques de famine ; difficulté d’accès à l’eau potable ; modification des écosystèmes ; etc. S’il est impossible de prédire exactement l’ampleur de ces bouleversements et leur incidence sur nos vies, nous disposons tout de même aujourd’hui d’outils de modélisation perfectionnés (travaux du GIEC – Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat – notamment) permettant de projeter les évolutions possibles. Pourtant, à mes yeux, le plus inquiétant, ce ne sont pas tant ces difficultés que nous serons très probablement amenés à surmonter, mais l’immobilisme qu’on leur oppose, voire le désintérêt d’une large partie de la population, y compris des personnes qui nous gouvernent, pour ces enjeux. Dans le cas du climat, il a clairement été démontré que l’activité humaine était responsable de l’accélération du réchauffement climatique. Toutefois, les raisons sont nombreuses pour ne pas agir : le manque de preuves que ces phénomènes sont réels ; des problèmes immédiats à régler avant de se préoccuper de l’avenir ; un progrès technique constant et la capacité d’adaptation de l’homme ; etc. Chacun attend que les autres agissent pour agir à son tour, au nom de la croissance économique, de l’emploi et du confort de vie actuel. Ainsi intérêts présents et intérêts futurs sont mis en contradiction, l’amélioration des uns apparaissant se faire au détriment des autres. Pourtant, sur un certain nombre de sujets, chacun de nous peut agir, en modifiant ses habitudes et en faisant preuve de bon sens, sans que cela ait nécessairement un impact négatif sur sa situation actuelle : les consommateurs par leur pouvoir de choisir certains produits plutôt que d’autres ; les industriels par leurs méthodes de production et les produits qu’ils offrent ; les hommes politiques par leurs idées et les réformes qu’ils engagent ; les citoyens par leur vote et leur capacité de contestation ; les médias par l’information et la valorisation des exemples… Agir a un coût et implique nécessairement une certaine prise de risque, car on ne peut anticiper à coup sûr les conséquences de nos actes. Toutefois, n’est-il pas encore plus risqué de ne rien faire ? Une première action qui pourrait être bénéfique serait de développer l’information sur les sujets de fond (les médias ayant tendance à ne mettre l’accent que sur les faits marquants de l’actualité) et de mettre la lumière sur tous les acteurs qui, dans le monde, œuvrent aujourd’hui pour que l’on puisse regarder l’avenir avec sérénité. Cela permettrait de renforcer la prise de conscience de l’urgence d’agir, tout en en entier pourrait également être imaginé, permettant aux citoyens engagés dans des démarches similaires de partager leurs expériences. Ces actions ne permettront certainement pas de répondre à tous les défis qui nous menacent, mais la conscience du collectif et le renforcement de nos moyens d’agir et de notre coordination constituent un premier pas vers un avenir plus serein. George YEO limitant l’effet anxiogène potentiel et en informant les individus sur les moyens d’action dont ils disposent. Pour que la démarche soit réellement efficace, elle ne devrait pas se limiter à des revues d’experts néophytes, mais être intégrée petit à petit dans l’ensemble des outils d’information de la population (journaux télévisés, éducation, magazines des collectivités, etc.). En complément de cette information, il serait utile de renforcer le dynamisme de la citoyenneté locale et que nos collectivités déploient des moyens pour faciliter l’expression et l’engagement de chaque citoyen. Les collectivités s’alimenteraient ainsi des idées de leurs habitants et faciliteraient en retour leur regroupement autour d’opérations communes, la mise en valeur de leurs interventions, etc. Si cela commence à se développer en France (la mairie de Paris a, par exemple, créé le réseau « Acteurs du Paris durable »), ces réalisations restent encore marginales et peu visibles. Un réseau d’échange avec des villes du monde Johnny Adolphson, Wildflowers at Factory Butte, 2014 Un chimpanzé, qui partage 96 % de nos gènes, s’inquiète-t-il de savoir à quoi pourra bien ressembler le monde en 2050 ? Ce qui nous distingue des primates se trouve dans le petit pourcentage restant de notre code génétique, qui fait de nous des êtres humains – et des êtres spirituels. Dans les années qui viennent, nous découvrirons pour une bonne partie en quoi consistent ces 4 %, puisque le coût de séquençage de l’ADN baisse désormais très vite, et que les techniques de scannage nous permettent de comprendre plus précisément le fonctionnement du cerveau et du corps. Une meilleure connaissance de la relation corps-intelligence-esprit ne nous permettra pas seulement de mener une vie individuelle plus saine et plus accomplie, elle peut aussi nous aider à surmonter les grands défis lancés par la mondialisation et un développement technologique sans précédent. Certains des défis auxquels l’humanité devra probablement répondre en 2050 sont déjà évidents aujourd’hui. Des relations entre les grandes puissances, notamment entre les États-Unis et la Chine, dépendent la paix ou la guerre, chacune étant en mesure de détruire l’autre, et tous les autres par la même occasion. D’ici là, la population de l’Inde sera devenue la première du monde, et sa puissance économique probablement la troisième. L’actuelle effervescence de l’ensemble des sociétés islamiques se poursuivra, aiguisant les conflits entre l’Islam et l’Occident. La démographie est l’un des principaux facteurs de l’Histoire. En 2050, les Africains représenteront le quart de la population mondiale, et les musulmans le tiers. 40 % des bébés qui naîtront à ce moment-là seront vraisemblablement africains, et 50 % musulmans. Du point de vue démographique, les populations blanches et jaunes seront sur leur déclin, du fait même de leur mentalité « éclairée » : la chute du taux de fertilité en dessous du niveau de reproduction est en partie due à la transformation des valeurs, chaque génération se souciant de vivre davantage pour elle-même que pour les générations futures. En 2050, plus de 60 % des dix milliards d’habitants de la planète vivront dans de grandes villes souvent pluriethniques et plurireligieuses. Les nouveaux LES TÉMOINS 69 venus, issus de mondes différents, mettent toujours à l’épreuve le tissu social, ce qui accroît la xénophobie. Il faut du temps pour que la culture d’une cité réfléchisse sur elle-même et évolue suffisamment pour les accueillir. Le déferlement incessant de nouvelles technologies perturbantes engendre dans la société de nouvelles tensions, dont certaines accentuent les divisions ethniques et religieuses existantes. Les groupes les plus capables d’exploiter ces technologies nouvelles progressent, tandis que les autres sont retardés par des valeurs et des traditions dépassées. Les lois du marché sont désormais fatales à ceux qui exercent des tâches répétitives, aussi compétents et travailleurs qu’ils soient. Tout travail codifiable est remplacé par des algorithmes ou des machines, ou encore délocalisé. Les inégalités croissantes et le chômage des jeunes remettent en question la légitimité des institutions politiques et économiques. L’aptitude des gouvernements nationaux à résoudre les problèmes sociaux en redistribuant les revenus diminue à cause de la mobilité des capitaux et des talents. Nous constatons partout un effondrement des hiérarchies et une fragmentation des organisations humaines. Cependant, ces fragments, un à un, comme des molécules dans une « soupe » primordiale, se lient entre eux pour former des réseaux ramifiés complexes qui dépassent les anciennes frontières et leur organisation du monde. La gestion de ces structures en réseaux, y compris d’Internet, est l’un des défis principaux de notre époque. L’actuelle transition d’une société hiérarchique à une société en réseaux est capitale pour l’histoire de l’humanité. Le mal-être que nous constatons aujourd’hui un peu partout dans le monde reflète la première phase – destructrice – de cette transition, qui se poursuivra sans doute au-delà de 2050. Nos structures mentales ne sont pas adaptées aux changements rapides qui ont lieu dans la réalité. Nous avons besoin de nouvelles catégories intellectuelles, de nouvelles théories, de nouveaux principes moraux – et d’une nouvelle spiritualité –, pour donner sens au monde et guider nos choix. Pour l’instant, les explications simplistes et les solutions tout aussi simplistes proposées aggravent les problèmes. Quand de jeunes hommes et de jeunes femmes trouvent un sens à leur vie en se sacrifiant pour tuer des étrangers innocents, notre réponse ne peut pas se borner à des mesures défensives. Les diverses forces qui meuvent les sociétés humaines ont de fortes chances d’entrer en conflit dans les décennies à venir. Selon le Livre des mutations (Yi Jing), grand classique de la pensée chinoise, il est d’une extrême importance de discerner la nature de ces forces. Chacune d’elles s’apparente à un flux ou au contraire à un reflux. Rien ne demeure immobile, et les individus humains doivent agir en accord avec 70 UNE BRÈVE HISTOIRE DE L’AVENIR George Yeo est un ancien homme politique singapourien. Après une première carrière dans les forces armées, de 1976 à 1988, il a servi son gouvernement pendant vingttrois ans, à la tête de différents ministères. Depuis 2012, il est viceprésident de Kerry Group et président de Kerry Logistics Network. En 2013-2014, George Yeo a été nommé, par le pape François, membre d’une commission chargée d’étudier la simplification et la rationalisation de la structure économique et administrative du Saint-Siège. Il siège au Conseil pour l’économie et au Comité des médias du Vatican depuis 2014. le mouvement de ces forces. Si nous travaillons avec elles, dans leur direction, il se peut que nous soyons capables de leur donner forme et de les diriger de façon positive. Si nous y parvenons, nous nous transformons nous-mêmes et donnons sens à notre vie. Sinon, nous échouons. En l’absence d’une nouvelle spiritualité, ces défis seront difficiles à relever. En l’absence de principes moraux forts, capables de limiter les inégalités, l’actuelle économie de marché ne pourra pas subsister. Si les grandes puissances considèrent les relations internationales comme un jeu dont le but est de faire des gagnants et des perdants, les guerres sont inévitables. Sans la volonté de trouver un sol spirituel commun entre l’Occident et l’Islam, et si chacun continue à diaboliser l’autre, le retour périodique de conflits sanglants est inévitable. Nous avons besoin de chefs religieux au cœur assez grand et à l’intelligence assez large pour se reconnaître les uns les autres comme frères, et être prêts à agir ensemble contre les idéologies extrémistes et leurs partisans. Une meilleure connaissance de cette partie du génome qui fait de nous des humains pourra nous aider à développer cette nouvelle spiritualité, et à faire la différence entre ce qui est profond et ce qui est superficiel. Ce qui nous unit est beaucoup, beaucoup plus important que ce qui nous divise. Nous nous rendons compte, de plus en plus, que les pratiques de méditation relevant de traditions différentes font intervenir les mêmes parties du cerveau. Le contrôle du souffle peut nous aider à canaliser nos émotions, et favoriser une plus grande coopération à l’intérieur des groupes. Le corps, l’intelligence et l’esprit sont liés entre eux, comme les Anciens l’avaient compris – par le qi pour les Chinois, le prana pour les Hindous, le pneuma pour les Grecs. Les neurosciences de l’esprit peuvent nous aider à échapper au cycle de violence générale dans lequel l’humanité semble piégée. La morale laïque, qui prône le déni ou la suppression des croyances religieuses, n’apporte aucune solution, parce qu’elle va contre ce qui est inné et probablement génétiquement inscrit chez les humains. Le Yi Jing nous rappelle que les cycles de l’Histoire sont sans fin, mais pas circulaires. Arnold Toynbee décrit la croissance et le déclin des civilisations comme des roues qui tournent en faisant avancer l’Homme dans sa compréhension de Dieu et, par conséquent, de lui-même. La spiritualité humaine évolue sans arrêt. « Quel est le plus grand commandement ? » a-t-on demandé à Jésus. D’abord aimer le Seigneur, ton Dieu. Et ensuite aimer ton prochain comme toi-même. À coup sûr, tous les êtres humains peuvent trouver un sol commun à partir de cela. Même les athées admettent qu’il existe une réalité qui nous dépasse de beaucoup, dont nous ne sommes qu’une petite partie ; une réalité mystérieuse que nous devons traiter avec respect, pour ne pas dire avec amour. Nos nouvelles connaissances des liens corps-intelligence-esprit peuvent nous guider dans cette quête commune. Au cours des années qui viennent, si nous ne régénérons pas notre spiritualité à la lumière des nouvelles découvertes et des nouveaux défis, ce siècle, comme le précédent, après avoir bien commencé, sombrera dans les ténèbres. Zhouyi (Livre des mutations), 1615, Paris, Bibliothèque nationale de France LES TÉMOINS 71