article - Université Paris 1 Panthéon

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1ères DOCTORIALES du Tourisme
de la Chaire « Culture, Tourisme, développement »
TOURISME / TOURISM
Concepts et méthodes à la croisée des disciplines
Concepts and methods at the disciplinary crossroads
14-16 septembre 2011
L’anthropologie face au tourisme : des méthodes à (re)penser?
Aurélie Condevaux
Doctorante en anthropologie au C.R.E.D.O. (Centre de Recherche et de Documentation sur
l'Océanie) et à l'Université de Provence, sous la direction de P. van der Grijp
Résumé
A. Doquet et O. Evrard (2008, p.10) ont souligné qu'il était nécessaire de réinscrire l’étude du
tourisme dans celle, plus large, des mobilités dans le monde globalisé considérées dans leur
ensemble. Cela ne va pas sans soulever certaines questions, notamment d'un point de vue
méthodologique. Cette communication examinera la possibilité d'utiliser des méthodes
d'enquête « nouvelles », comme l'enquête multi-située proposée par G. Marcus, afin de mieux
appréhender ce phénomène complexe.
Mots clefs :
Anthropologie du tourisme, méthodologie, enquête multi-située, Polynésie.
Abstract
1
A. Doquet and O. Evrard have underlined that we need to reinscribe tourism studies in the
larger field of research on movements in the globalised world. This assertion raises many
questions, in particular on methodology matters. I propose to examine the possibility of using
« new » ways of conducting ethnographic fieldwork, such as the multi-sited ethnography
defined by G. Marcus, to reach a better understanding of this complex phenomenon.
Key words :
Anthropology of tourism, methodology, multi-sited ethnography, Polynesia.
Affirmer que le tourisme est moteur de mouvements ― mouvements de personnes,
d'images, d'argent notamment ― relève presque du truisme. Le tourisme est aussi un vecteur
de mondialisation, comme en atteste notamment le fait que les cultures des sociétés hôtes sont
représentées selon des techniques et des choix de mise en scène très similaires d’une
destination à une autre. Pour mieux appréhender ce caractère homogénéisateur du tourisme,
A. Bunten (2008) a proposé le concept de « formule culturelle-touristique », celle-ci étant
caractérisée par quelques éléments invariables, dont un protocole d’accueil, la médiation d’un
guide, une mise en pratique de la langue locale, des détails architecturaux « traditionnels »,
une prestation de musique et de danse, une boutique de souvenirs et, souvent, une
démonstration de l’artisanat local (fabrication ou utilisation de certains objets) (p. 385).
Devant ce constat, la nécessité de « réinscrire l’étude du tourisme dans celle, plus
large, des mobilités dans le monde globalisé » (Doquet et Evrard, 2008, p.10) s'impose. Mais
ce choix ne va pas sans soulever certaines questions, notamment d'un point de vue
méthodologique. D’une manière générale, l’étude des phénomènes liés à la mondialisation a
obligé les disciplines des sciences sociales à revoir les outils conceptuels, mais aussi les
méthodes qu’elles employaient habituellement. Ceci a été particulièrement vrai pour
l’anthropologie, dont la méthode « classique » de l’enquête de terrain localisée a été remise en
cause par la nécessité d’étudier les mouvements de personnes, d’idées et d’objets notamment.
Il s'agit ici d'aborder la question des méthodes que l’anthropologue peut/doit déployer
dans l’étude du tourisme en tant que phénomène étroitement lié à la mondialisation. Comment
2
l’anthropologie peut-elle par exemple étudier ces « formules culturelles-touristiques » dont
parle A. Bunten? L’enquête de terrain localisée est-elle suffisante ou l’anthropologue ne doit-il
pas plutôt s’inspirer de l’enquête multi-située (Marcus, 1995) pour mieux saisir son objet?
Avant de répondre à ces questions, je propose de situer celles-ci dans l'ensemble plus large des
problèmes méthodologiques auxquels les anthropologues sont confrontés aujourd'hui. Dans
un deuxième temps, je donnerai un aperçu de la manière dont ces derniers ont choisi d'aborder
le tourisme : quelles sont les méthodes d'enquêtes qui ont été déployées? Pour répondre à
quelles problématiques? Les anthropologues adaptent-ils leurs méthodes à l'étude de cet objet
relativement nouveau? Enfin, je finirai par l'exemple des choix méthodologiques que j'ai
effectués pour étudier les performances touristiques polynésiennes dans le cadre de ma thèse.
I. La critique de l'enquête de terrain localisée en anthropologie
Comme le souligne L. Berger (2005), l'un des points centraux des débats
épistémologiques en sciences sociales aujourd'hui concerne la manière dont s'articulent les
« unités d'investigation empirique » et les « unités d'analyse », c'est-à-dire les totalités ou
contextes auxquels les relations et pratiques particulières observées sont rapportées (p. 33).
Or, comme le soulignait déjà Barth dans les années 1992 (cité dans Berger, 2005), il est plus
difficile aujourd'hui que jamais de défendre l'idée d'une « totalité réduite à un ensemble fini et
clos de rapports sociaux localisés, à un agrégat d'institutions normatives et de status et rôles
correspondants, à un stock homogène d'idées et de valeurs partagées » (Berger, 2005, p.33)
En anthropologie en particulier, ce constat s'est traduit par la remise en cause de
notions telles que celles de « société », d'« ethnie », de « culture » ou encore d' « aire
culturelle », qui servaient habituellement (et continuent de servir dans une certaine mesure),
de « totalité » de référence. De plus, face au constat d'une augmentation sans précédent des
flux liés à la mondialisation du capitalisme (flux de biens, d'idées, de capitaux, de personnes,
etc.) :
il apparaît aujourd'hui (…) dérisoire à la plupart des ethnologues de se lancer dans la
confection de monographies décrivant à petite échelle des groupes analphabètes isolés
et territorialement circonscrits (communautés rurales, sociétés primitives), lorsque ces
3
derniers participent activement à la décennie des populations autochtones organisée
par l'ONU, et envoient parfois leurs représentants aux côtés de pop-stars
internationales (Sting) pour plaider leur cause sur les plateaux des plus grandes
chaînes de télévision. (Berger, 2005, p.40).
De plus, comme l'ont souligné de nombreux auteurs (Appadurai, 2005, pp.83-84;
Berger, 2005, p.41; Godelier, 2007, pp.18-26), la mondialisation est créatrice de paradoxes
dans la mesure où elle entraîne aussi bien une homogénéisation des modes de vie qu'une
hétérogénéisation culturelle du fait de la montée des revendications identitaires et
nationalistes. L'ensemble de ces phénomènes pose un problème à la fois pour la délimitation
des unités d'analyse et des unités d'investigation empirique: « une autre façon de formuler ce
paradoxe identitaire, est de reconnaître qu'en lui se pose de façon encore plus accrue, la
question du contenu et des contours des « totalités » nécessaires à la délimitation des cadres
d'analyse et de contextualisation des activités menées par les gens. » (Berger, 2005, p.41).
Face à cela, les anthropologues ont proposé une grande variété de nouvelles « totalités »
pouvant servir à contextualiser l'analyse : il en va ainsi du « global ecumene » de Hannerz, du
dispositif du « bio-pouvoir » de Foucault repris par Ong (1999) et du « système-monde » de
Wolf (cités dans Berger, 2005, pp.45-60). S. Cousin et B. Réaux (2009) soulignent quant à
eux que la notion même de mobilité peut aujourd'hui servir de catégorie de totalité : « Un
nombre grandissant d'auteurs conçoivent la mobilité comme un nouveau paradigme pour
penser le monde, susceptible de supplanter le concept de société jugé de plus en plus
inopérant. » (p. 92)
De la même manière que les catégories ou totalités manipulées lors de l'analyse
doivent être repensées, les manières de mener l'enquête ethnographique de terrain ont été
largement discutées et revêtent aujourd'hui de multiples visages. Berger en distingue quatre. A
côté de l'enquête « classique » malinowskienne (basée sur le trio « un ethnographe, une
population, un lieu »i), d'autres approches ont émergé : l'une d'elles rompt avec l'idée que le
lieu du terrain serait clairement et factuellement délimité et « protégé » des influences
extérieures. Dans cette optique, qui prend en compte les échanges permanents qui existent
entre toutes les sociétés et va ainsi à l'encontre de l'idée que certaines seraient « isolées », il
s'agit ― tout en menant une enquête localisée ― d'élaborer le choix du site par rapport à un
projet théorique plus large, axé sur la construction d'une unité d'analyse qui couvre l'ensemble
de la planète (Berger, 2005, p. 111). Une autre option est d'investir un terrain non pas seul (un
4
ethnographe) mais à plusieurs, en décidant d'une répartition des tâches dans le travail
d'enquête. Enfin, la dernière option est l'enquête itinérante et multi-située telle qu'elle a été
définie par l'anthropologue américain G. Marcus (1995). Cette dernière est particulièrement
propice à l'étude des flux engendrés par la mondialisation. Elle répond aux exigences
méthodologiques nouvelles de l'étude des réconfigurations contemporaines du social puisque,
par définition, ce type d'enquête permet d'étudier des objets mouvants.
Pour définir ce dernier mode d'enquête, Marcus insiste notamment sur les différences
entre enquête multi-située et approche comparative « classique ». Alors que la « comparaison
conventionnelle » en anthropologie opère généralement entre deux unités conceptuelles
(communautés, peuples, etc.) définies au préalable comme étant équivalentes, dans l'enquête
multi-située en revanche :
Comparison emerges from putting questions to an emergent object of study whose
contours, sites, and relationships are not known beforehand, but are themselves a
contribution of making an account that has different, complexly connected real-world
sites of investigation. The object of study is ultimately mobile and multiply situated, so
any ethnography of such an object will have a comparative dimension that is integral to
it, in the form of juxtapositions of phenomena that conventionally have appeared to be
(or conceptually have been kept) « worlds apart ». (Marcus, 1995, p.102).
L'un des traits caractéristiques des recherches multi-situées est qu'elles sont toutes basées sur
le fait de tracer des liens, des juxtapositions, des connections entre divers lieux. Mais les
formes qu'elles revêtent peuvent être différentes en fonction de l'objet étudié. Il s'agit aussi
bien de suivre des personnes, des objets, des idées, des symboles que des signes, des conflits,
et ainsi de suite. L'objet de l'étude est défini au cours de l'enquête et au grès des déplacements
de l'enquêteur lui-même. A travers ce mouvement, l'identité conceptuelle de l'objet émerge
peu à peu :
these techniques might be understood as practices of construction through (preplanned
or opportunistic) movement and of tracing within different settings of a complex
cultural phenomenon given an initial, baseline conceptual identity that turns out to be
contingent and malleable as one traces it. (Marcus, 1995, p.106).
L'étude du tourisme, en tant que phénomène étroitement lié à la mondialisation, ne
peut échapper aux interrogations d'ordre méthodologique qui agitent l'anthropologie dans son
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ensemble. Je propose, à partir de ce rapide aperçu des questionnements méthodologiques
récents et de la typologie des modes d'enquête proposée par Berger (2005), de se demander
quelles ont été les méthodes privilégiées dans l'étude anthropologique du tourisme et quel(s)
renouveau(x) potentiel(s) ces dernières connaissent actuellement. Des approches encore
considérées comme « nouvelles » et qui ne font pas consensus, comme l'enquête multi-située,
ont-elles une place dans ce champ d'étude? Est-ce que l'approche « multi-située » peut être
appliquée heuristiquement à l'étude du tourisme? A quels types de questions permettrait-elle
de répondre en particulier?
II. L'anthropologie du tourisme et l'étude des communautés locales
Les anthropologues du tourisme ont d'abord choisi d'appréhender ce phénomène du
point de vue de ses effets sur des entités sociales définies localement, ces entités étant les
unités d'analyse « classiques » de l'anthropologie. Il s'agit, dans cette perspective, comme
dans l'étude de J. Michaud (1996; 1997) sur le Ladakh ou sur le tourisme chez les Hmong de
Thaïlande, de comprendre l'impact du tourisme sur l'organisation sociale d'une communauté
ou d'un groupe villageois (J. Michaud parle de « société locale »). Pour V. L. Smith (1989),
l'un des pionniers de l'anthropologie du tourisme, ce type d'approche est le meilleur qui soit.
Dans cette perspective, le tourisme est considéré comme une force allogène, un vecteur
d'influence extérieur mais qui peut être appréhendé à une échelle locale.
Prenons l'exemple de l'étude de J. Michaud sur le tourisme dans le Ladakh : celui-ci
commence par dresser un portrait de cette société du Kashmir indien, en s'arrêtant aussi bien
sur la religion, l'économie, la parenté que l'organisation politique. Il ne présente pas la société
du Ladakh comme figée dans un présent éternel, mais insiste au contraire sur les changements
incessants que celle-ci a connus au cours de l'histoire, à travers l'influence de plusieurs forces
exogènes (commerçants musulmans, colons britanniques, etc.). Le tourisme, qui se développe
à partir de l'ouverture de la région aux étrangers en 1974 n'est, dans cette perspective, qu'un
nouveau facteur du changement social. L'introduction de devises étrangères renforça
6
l'intégration du Ladakh à l'économie indienne et l'économie mondiale. Le tourisme entraîna
également une augmentation des emplois salariés et des migrations de travailleurs saisonniers
en provenance de régions indiennes voisines (Michaud, 1996, p. 293). Ces travailleurs se
concentrèrent bien souvent sur une partie seulement des emplois du marché touristique,
notamment ceux de l'hôtellerie et de la vente de souvenirs, alors que les Ladakhi occupaient
eux les emplois de guides et d'artisans. En ce qui concerne les structures de pouvoir, Michaud
note que l'on observe désormais une superposition, avec de multiples interférences, entre le
système traditionnel fondé sur les principes d'aînesse, et le système démocratique de l'Etat
indien. Les deux dimensions de l'impact du tourisme, économique et politique, mènent ainsi
toutes deux à une nouvelle configuration sociale : « onto a traditional power structure based
on a strong clergy and an historically rooted monarchical regime was grafted a commercial
bourgeoisie of tourist industry entrepreneurs. » (p. 296).
Dans un chapitre de l'ouvrage collectif Tourism, Ethnicity and the State in Asian and
Pacific Societies, ce même auteur propose l'étude de l'impact du tourisme par une « étude
intensive » d'un village particulier de Chiang Mai, au nord de la Thaïlande. Dans ce village,
depuis les années 1980, des randonneurs sont amenés par des guides Thaï pour y passer la
nuit. Ces randonneurs devenant de plus en plus nombreux, il fut bientôt impossible pour les
Hmong les accueillant de faire face à la fois à cette demande grandissante et à la nécessité de
s'occuper de leurs cultures vivrières. Les foyers marginaux, caractérisés par leur pauvreté et,
souvent, une dépendance à l'opium de l'un des membres du foyer (Michaud, 1997, p. 141),
prirent peu à peu en charge les touristes. Pour ces derniers qui, comme le note Michaud,
avaient déjà abandonné la culture de la terre et les obligations lignagères qui l'accompagnent
avant l'arrivée des touristes, cette dernière améliore donc considérablement leur situation.
Michaud conclut que chez les Hmong, les activités commerciales, en particulier le tourisme,
ne s'inscrivent pas dans les activités hmong traditionnellement désirables car elles ne rendent
pas nécessaire la mise en jeu de la coopération lignagère. Il souligne que le tourisme sert ainsi
de révélateur aux éléments caractéristiques de la structure sociale de la société hôte (p. 148).
Si l'on considère à présent les travaux anthropologiques qui s'intéressent plutôt aux
dynamiques identitaires engendrées par le tourisme, on note que les unités sociales locales
sont, dans une certaine mesure, encore privilégiées comme unités d'investigations
ethnographiques, même si ces études insistent sur les jeux d'influences réciproques qui
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existent entre différents acteurs et différentes échelles du social (Adams, 1997; Cauvin Verner
2004; Géraud, 2002; Picard, 1995; Sissons, 1999).
Les enquêtes de terrain mobilisées dans ce type d'approche relèvent plutôt de la
deuxième catégorie définie par Berger : ce ne sont pas exactement des enquêtes
« malinowskiennes » dans le sens où il ne s'agit pas seulement d'étudier une communauté
« autonome » en elle-même mais de comprendre des pratiques locales par rapport à des
mécanismes sociaux globalisés. Il s'agit d'étudier des pratiques et discours localisés à partir
d'interrogations qui portent sur un phénomène dont le caractère mondialisant ou mondialisé
est reconnu. Ces approches permettent toutes de mettre en évidence des mécanismes centraux
dans les processus de « passage au tourisme » des sociétés locales.
D'autres approches sont possibles, qui essaient d'intégrer dans la démarche même du
chercheur les flux qui sont au coeur des activités touristiques. C'est ce que je propose à
présent d'examiner à travers les exemples de recherches méthodologiquement innovantes et
une réflexion sur ma propre démarche dans l'étude des performances touristiques
polynésiennes. La question qui m'intéresse plus particulièrement ici est de savoir quel peut
être l'apport d'une approche non plus uni mais multi-située dans l'étude du tourisme. Quels
sont ses avantages, à quelles questions permettrait-elle de répondre et comment la mettre en
place?
III. L'étude des flux touristiques par l'enquête multi-située
Comme mentionné précédemment, le champ d'application de l'enquête multi-située
défini par Marcus (1995) est potentiellement sans limite. Pour appliquer ce type d'enquête à
l'étude du tourisme, il faut se demander à quels aspects du phénomène elle peut l'être le plus
utilement. Les mouvements générés par les pratiques touristiques sont nombreux, et ils ont
plus ou moins été pris en considération en tant que tels par les anthropologues. Les flux de
personnes ont plutôt tendance à être un objet d'étude de la géographie. L'anthropologue E.
Bruner (1996) a néanmoins réalisé une enquête itinérante lui permettant de suivre un groupe
de touristes visitant l'Indonésie, en devenant leur guide. Il s'agissait alors plus, pour lui, de
8
faire l'ethnographie de ce groupe que de prendre comme objet d'étude la mobilité de celui-ci.
Les touristes ne sont pas les seuls concernés par le mouvement. Les pratiques touristiques
peuvent aussi être étroitement liées à – voire induire – des mouvements dans les sociétés
« hôtes ».
M. Lassibile (2006), anthropologue africaniste, révèle ainsi les réseaux qui se tissent et
les déplacements de personnes induits à l'échelle internationale par l'activité touristique chez
les WoDaaBe (sous-groupe peul du Niger). Les danseurs woDaaBe se retrouvent en effet
invités sur les scènes de festivals européens par des touristes qui ont visité le Niger. Ellemême a effectué des observations dans ces différents contextes (ceux des spectacles
touristiques au Niger et des festivals en Europe), suivant ainsi son objet en mouvement. Elle
se revendique explicitement d'une démarche « multi-située » ou « itinérante » (Lassibile,
2006, p. 127). De même, J. Raout (2009), qui étudie le « tourisme musical » ‒ essentiellement
orienté vers l'apprentissage ou la pratique du jembé ‒ en République de Guinée, propose de
mener à bien cela « en replaçant le phénomène dans le cadre de l'accélération des
transformations musicales et de la circulation des artistes depuis la décolonisation » (p. 175).
Il effectue des entretiens aussi bien en France qu'en Guinée, se penche sur la circulation des
artistes guinéens et les réseaux transnationaux qui permettent à ce type de tourisme d'émergerii
et pratique une « une observation participante multi-située, entre la France et la Guinée »,
devenant tour à tour apprenti et musicien accompagnateur dans les ballets guinéens ou les
cérémonies (p. 176).
Outre la circulation de personnes, de danses et de musiques, le tourisme induit un autre
type de circulation (parmi bien d'autres encore qu'il serait possible de mentionner) : celui des
techniques de représentation utilisées pour mettre en scène les cultures locales. Le travail de
l'anthropologue américaine A. Bunten déjà cité précédemment a permis, à mon sens, de mettre
en lumière ce type de flux. Comme elle le souligne:
Perhaps the most glaring feature of cultural commodification in the tourism setting is
the routinization of cultural representation. Most cultural-tourism sites follow
predictable formats, presenting aspects of local culture that are fixed in a precolonial
past, in which men and women on display follow gender roles, wear traditional garb,
and perform traditional songs and dances (Bunten, 2008, p. 385).
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Cela est particulièrement frappant à l’échelle du triangle polynésieniii, où l'on note de grandes
ressemblances entre les « performances touristiques » quelle que soit la destination choisie.
Celles-ci sont essentiellement constituées d'une démonstration de danses et de musique, et
d'un repas cuit au four polynésien (four enterré). On y trouve également les principaux traits
caractéristiques de la formule culturelle-touristique définie par Bunten mentionnée en
introduction.
C'est à l'expérience des terrains effectués pour mon doctorat que j'ai réalisé peu à peu
l'ampleur des ressemblances entre les performances touristiques des différents pays
polynésiens. Lorsque je commençai mon terrain dans l'archipel de Tonga, en Polynésie
occidentale, dans l'un des premiers spectacles touristiques auxquels j'assistai, je fus surprise
de voir des danses samoanes identiques à celles que j'avais observées dans une autre
performance touristique en Nouvelle-Zélande, à quelques 2000 kilomètres de là. De plus,
celles-ci étaient présentées au public étranger à l'aide de plaisanteries identiques. Un examen
plus attentif de la littérature anthropologique sur le sujet est ensuite venu confirmer ces
premières observations : que ce soient les travaux de J. Mageo (2008) à Sāmoa, de J.
Desmond (1999) à Hawai'i ou de K. Alexeyeff (2009) aux Iles Cook, tous mentionnent
l'existence de cette même manière de représenter les cultures polynésiennes locales.
En ce qui concerne la Nouvelle-Zélande et Tonga, qui sont les deux pays du triangle
polynésien où j'ai mené des enquêtes de terrain, il est possible de distinguer deux principaux
facteurs de ces circulations. D'une part, les nouveaux moyens de communication : la
profusion de vidéos de spectacles ‒ notamment touristiques ‒ disponibles sur internet, permet
aux acteurs locaux de trouver des sources d'inspiration multiples. La circulation des
techniques de représentation touristique est également liées aux flux migratoires
contemporains : de nombreux Tongiens vivent aujourd'hui à l'étranger, en particulier dans les
grandes puissances économiques du pourtour du Pacifique ‒ les Etats-Unis, l'Australie et la
Nouvelle-Zélande. Ces séjours, qui peuvent être temporaires ou permanents, sont l'occasion
pour eux de se familiariser avec les techniques utilisées localement dans les spectacles
culturels pour touristes. Les jeunes tongiens qui vont faire leurs études à Hawai'i par exemple
travaillent fréquemment au Polynesian Cultural Center, un centre de spectacles culturels dont
la renommée s'étend désormai dans le monde entier. De retour dans leur pays d'origine, s'ils
10
continuent à travailler dans le secteur touristique, ils mettent alors à profit leur expérience en
partageant ce qu'ils ont vu ailleurs.
Je n'aurais pu saisir cette réalité sans le choix de l'enquête multi-située. Celle-ci m'a
permis d'envisager sous un jour nouveau un objet d'étude que j'avais d'abord étudié d'un point
de vue localisé (uniquement en Nouvelle-Zélande). Je fus ainsi amenée à redéfinir ma
problématique, en me posant notamment la question de savoir comment des groupes de
personnes confrontées dans leur quotidien à des situations sociales et politiques très
différentes peuvent choisir des manières similaires de représenter leur culture pour les
touristes. Dans ce cas, l'enquête itinérante servit moins à suivre un objet connu au préalable
pour être un objet mouvant, qu'à construire cet objet et à en saisir sa nature. La méthode
d'enquête que j'ai choisie correspond à l'enquête multi-située définie par Marcus (1995) dans
la mesure où celui-ci souligne, dans les citations données précédemment, que la construction
de l'objet fait intégralement partie de l'enquête itinérante. C'est précisément ce processus que
j'ai suivi : j'ai peu à peu construit mon objet d'étude en circulant d'un lieu de représentation à
un autre, découvrant chaque fois des similarités que je ne soupçonnais pas initialement.
L'enquête multi-située ne permet donc pas seulement d'étudier des trajectoires ou des flux,
mais aussi de définir ou faire émerger de nouveaux objets d'étude dont le caractère mondialisé
ne peut être pleinement appréhendé par une enquête localisée.
Conclusion
Chaque type d'enquête utilisé en anthropologie peut être appliqué à l'étude du
tourisme. La pertinence de chaque méthode dépend du type d'objet choisi et des questions
soulevées. Utilisée dans le cadre de l'étude du tourisme, l'enquête multi-située permet de
rendre compte d'une réalité en mouvement et d'étudier les flux qui sont en coeur des pratiques
touristiques, comme M. Lassibile (2006) et J. Raout (2009) l'ont fait dans le cas de personnes,
de techniques musicales et de danses. Elle permet également de construire et d'éclairer l'objet
de recherche d'une manière particulière, différente de l'éclairage qu'apporterait une étude
localisée, comme ce fut le cas pour ma propre étude des performances touristiques
polynésiennes. Le déplacement du chercheur, s'il n'est pas indispensable dans l'étude
11
anthropologique du tourisme, peut donc être bénéfique pour la construction et l'étude de
certains objets et pour répondre à des questions spécifiques.
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i
Une association souvent réitérée qui mériterait d'être nuancée dans la mesure où B. Malinowski,
considéré comme le fondateur de l'enquête ethnographique localisée, ne se contenta pas d'un terrain unique mais
séjourna dans plusieurs archipels de l'est de la Papouasie Nouvelle-Guinée, comme il le dit au début de son
ouvrage : « Ma connaissance personnelle des diverses tribus est, quoique fort inégale, basée sur un long séjour
parmi les insulaires trobriandais (section I) ; sur un mois d’étude dans les Amphletts (section III) ; sur quelques
semaines passées dans l’île Woodlark ou Murua (section II), dans les environs de Samarai (section V) et sur la
côte sud de la Nouvelle-Guinée (V également) ; et sur trois courts séjours à Dobu (section IV). » (1996 : p.89).
ii
La diaspora guinéenne joue un rôle fondamental dans le développement de ce tourisme, dont les tours
opérateurs sont absents.
iii
Une région grossièrement délimitée par les archipels de Nouvelle-Zélande au sud-ouest, Hawai'i au
nord et l'île de Pâques (Rapanui) à l'est.
14
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