passions∑75 Une expo, un livre Pratique «Cité sous terre. Des archéologues suisses explorent la cité grecque d’Erétrie» est à voir à Bâle du 22 septembre au 30 janvier à l’Antikenmuseum Basel und Sammlung Ludwig. L’exposition, organisée conjointement avec le Service archéologique grec, la 11e Ephorie des Antiquités d’Eubée et le Musée archéologique national d’Athènes, est accompagnée d’un superbe catalogue publié par les Editions In Folio. www.antikenmuseumbasel.ch 80 Chantal Thomas 82 Maison d’Ailleurs 84 Art contemporain 86 Spectacles de la rentrée 88 C inéma 89 Festival Food Focus 94 Agenda Cité sous terre Erétrie Île d’Eubée, Grèce Vue de l’Acropole d’Erétrie depuis les ruines des maisons du Quartier de l’ouest datant du IVe siècle avant J.-C. ESAG / Catalogue de l’exposition «Cité sous terre», éditions In Folio Isabelle Falconnier I l faut y arriver en bateau, dans le sillage des siècles qui ont brassé les eaux de l’étroit détroit de l’Euripe, et murmurer avec Apollinaire: «Ouvrez-moi cette porte où je frappe en pleurant / La vie est variable aussi bien que l’Euripe.». A une heure de route au nord d’Athènes, puis à une vingtaine de minutes de bateau depuis Oropos, la bourgade d’Erétrie ronronne, posée entre terre, mer et soleil, couvée par une colline rocailleuse habitée par les dieux depuis la nuit des temps. A la surface, une charmante station balnéaire pour Athéniens, quelques dizaines de maisons néoclassiques, des auberges les pieds sur les galets du port de pêche, des mobylettes pétaradantes, des rues larges, selon le plan dessiné par Eduard Schaubert au XIXe siècle, lorsque l’Etat grec imagina Erétrie en ville nouvelle modèle. Sous la terre: une cité enfouie qui compte parmi les plus importantes de la Grèce antique, lieu de contact essentiel entre Orient et Occident, ville pionnière de la colonisation grecque à l’ouest, maîtresse d’une flotte puissante qui nargue jusqu’aux Perses qui viennent la détruire en 490, site même où serait né Passions L’Ecole suisse d’archéologie en Grèce présente pour la premier fois à Bâle le résultat de quarante-six ans de fouilles suisses sur Eubée. Fascinant. 76∑archéologie archéologie∑77 2500 avant J.-C. Idole cycladique en marbre trouvée sur l’Acropole confirmant les liens entre l’Eubée et les Cyclades, à cette époque. 800 avant J.-C. Superbe centaure en terre cuite trouvé à Lefkandi, à l’ouest d’Erétrie, attestant de l’importance de l’âge du fer dans la région. 750-700 avANT J.-C. Fragment de tasse portant l’inscription «je suis la coupe de... nostos», témoin de l’arrivée précoce de l’écriture alphabétique à Erétrie. du VIe siècle après J.-C., de boucles d’oreilles en or à des amphores funéraires coquines en passant par des chefs-d’œuvre de la frise d’un temple d’Apollon ou des osselets d’enfant, près de 3000 ans d’histoire d’Erétrie se déroulent sous nos yeux: une préhistoire en contact avec les Cyclades, le déclin après l’effondrement de la civilisation mycé- quartiers qui s’agrandissent, des murailles qui sortent de terre, un gymnase, un théâtre, puis, avec l’époque romaine, le lent déclin avant l’abandon quasi total du site au Ve ou Urbanisation. Cette cité disparue, miracuVIe siècle de notre ère. En 1436, le voyageur leuse, ce sont des archéologues suisses qui, et commerçant Cyriaque d’Ancône s’y arrête en collaboration avec le Service archéologiet décrit les murailles et le théâtre dans un que grec, la ressuscitent depuis que, il y a fameux Commentaria. Mais la ville antique quarante-six ans, au début tombe dans un relatif des années 60, le Gouveroubli jusqu’au XIXe siècle, nement grec, inquiet de lorsque le Grand Tour l’urbanisation d’Erétrie, romantique s’étend de fait appel à eux, puis leur l’Italie à la Grèce. En 1834, confère, en 1975, le statut les Grecs récupèrent juridique d’Ecole suisse l’Eubée des mains des d’archéologie. Pour la preOttomans et y fondent mière fois depuis le début Néa Psara à l’emplacedes fouilles, une exposiment d’Erétrie pour tion permet de prendre la accueillir les réfugiés de mesure à la fois du travail l’île de Psara, dévastée par accompli par les archéololes Ottomans, puis des gues et de l’intérêt extraréfugiés de la guerre ordinaire du site. D’avril à gréco-turque en 1923. août, elle a eu les honneurs Néa Psara redevient Erédu Musée archéologique trie en 1960 et se transnational d’Athènes – une forme gentiment en un première pour une école havre de week-end pour archéologique étrangère. Athéniens. De 1800 habiCe 22 septembre, elle Thésée et Antiope, reine des Amazones Un des chefs-d’œuvre de la sculpture grecque tants en 1960, Erétrie est s’ouvre au prestigieux archaïque, lorsqu’il fut découvert en 1899, et aujourd’hui. Il ornait le fronton du temple passée à 3000 en 2000 e Antikenmuseum Basel d’Apollon Daphnéphoros dès la fin du VI s. avant J.-C. et 6500 en 2010. und Sammlung Ludwig dans une mise en scène très attendue. nienne, un premier âge d’or au VIIIe siècle Des pillards aux Suisses. Les archéologues En quelque 500 objets provenant bien avant J.-C., avec croissance démographique, grecs fouillent le site dès 1885, les pillards entendu du Musée d’Erétrie, mais aussi maîtrise de la mer, élevage de chevaux, violent de nombreuses tombes, puis les d’Athènes, de Rome, du Louvre ou de Lon- échanges commerciaux avec l’Orient et Américains et les Allemands s’y intéressent dres, d’une pâle idole cycladique en marbre l’Occident, des constructions nombreuses, avant qu’il ne soit confié aux Suisses en datée de 2500 avant J.-C. à une simple cru- une révolte contre Athènes en 411, un 1964. En quarante-six ans, de vastes pans che en céramique retrouvée dans une tombe deuxième âge d’or aux IVe et IIIe siècles, des de la cité ont été mis au jour sur quelque Passions ESAG / Catalogue de l’exposition «Cité sous terre», éditions In Folio l’influent mythe de Narcisse et où a surgi l’écriture alphabétique en Grèce et, partant, dans toute l’Europe. 1500 avant J.-C. Sceau scarabée en lapis-lazuli d’Egypte prouvant les échanges commerciaux précoces entre Erétrie et l’Orient. L’Hebdo 16 septembre 2010 Ve s. avant J.-C. Epinetron retrouvé dans une tombe de femme, soit un instrument que les femmes posaient sur la cuisse pour filer la laine. IVe s avant J.-C. Applique en terre cuite décorative représentant la tête de la Gorgone Méduse retrouvée dans la Maison aux mosaïques. Iv-IIIe s. avant J.-C. Eros potelé en terre cuite provenant de la riche tombe aux Erotes, dont une vingtaine étaient suspendus à la voûte du plafond. Fin du Ier s. après J.-C. Portrait d’un jeune Erétrien de bonne famille vivant sous le règne de l’empereur Trajan, retrouvé au pied de l’Acropole. IIIe s. avant J-C. Poupée en terre cuite avec bras et jambes mobiles. Jouet de fillette dédié en offrande à Artémis avant le mariage. 10 000 m2. Où que l’on tourne son regard, tienne était à la mode et, enfin, une palestre, au sol orné d’une mosaïque indiquant avec présent et passé se superposent. A la sortie espace d’entraînement pour athlètes, et les quasi-certitude la présence de thermes, qui de la ville, les maisons dites du quartier de bains du port. A l’ouest de l’Acropole, la seront fouillés l’été prochain. «C’est l’étape l’Ouest, fouillées dès les années 60 et 70, tombe macédonienne dite aux Erotes. A suivante, explique Sylvian Fachard, secréétalent leurs pièces sur 1200 m2 chacune, quelques kilomètres à l’est, à Amarynthos, taire scientifique de l’Esag en Grèce, responréparties en un plan à deux cours repris plus le sanctuaire d’Artémis Amarysia lieu de sable de son bureau d’Athènes et seul pertard par Vitruve dans son Traité d’architec- culte essentiel d’Erétrie et longtemps objet manent suisse de la mission. L’intérêt des ture. Entre deux herbes folles, une baignoire de fantasmes et de spéculations durant des recherches se porte désormais sur l’époque sabot posée au même romaine. On a longtemps endroit qu’il y a 2000 cru que l’occupation était ans. En marchant au terminée après Sylla, au nord, le théâtre, le temple Ier siècle avant J.-C. Mais de Dionysos, le gymnase, la découverte du Sébaspuis, au sommet de teion a changé notre l’Acropole caillouteuse, le vision d’Erétrie durant sanctuaire d’Athéna. En l’époque romaine. C’est le redescendant vers le début d’un processus. port, la Maison aux Dans cinq ans, nous y mosaïques, dont les verrons plus clair.» motifs superbes – GorLe site d’Erétrie, unique gone, sphinx, panthères, en son genre, attirant des monstres marins, grifarchéologues et des hisfons –, parmi les plus toriens du monde entier, anciens et les mieux re gorge enc ore de conservés de cette éporichesse et la cité sous que, est une attraction terre n’a de loin pas exceptionnelle. A côté, le encore livré tous ses Sébasteion, un temple du secrets. «Toute fouille est culte impérial datant de La maison aux mosaïques Découvert en 1976, abrité sous un pavillon depuis 1989, cet ensemble une marche vers l’inla fin du Ier siècle avant exceptionnel de mosaïques à galets du IVe s. avant J-C présente des scènes de la mythologie connu, mais il y a encore J.-C. et occupé au moins et décore le sol de deux salles de banquet pouvant accueillir trois et sept convives couchés. un grand potentiel, sourit jusqu’au IIIe siècle après, l’historien Pierre Ducrey, une découverte récente qui éclaire l’histoire décennies, désormais localisé. Tout autour grand amoureux du site et parmi ses plus romaine méconnue de la ville. En descen- d’Erétrie, les restes des murailles érigées anciens connaisseurs, directeur de l’Esag de dant vers le port, au cœur de la ville actuelle, dès le VIe siècle, complétées à plusieurs 1982 à 2006, actuel vice-président de son le sanctuaire d’Apollon Daphnéphoros, puis reprises, cavalant par-dessus l’Acropole. comité de fondation. L’apport de toute le quartier de l’Agora, sa fontaine publique, Cet été, la dizaine d’étudiants en archéolo- découverte en Grèce en général et à Erétrie sa Tholos circulaire et, au sud, est l’Iseion, gie, venus comme chaque année fouiller les en particulier peut entrer dans l’histoire temple dédié à Isis lorsque la déesse égyp- terrains de l’Esag, ont mis au jour une pièce universelle. Vous cliquez sur le moindre 16 septembre 2010 L’Hebdo Passions 3000 ans de l’Histoire d’Erétrie en neuf objets qui racontent leur histoire. ESAG / Catalogue de l’exposition «Cité sous terre», éditions In Folio ESAG / Catalogue de l’exposition «Cité sous terre», éditions In Folio À voir à Bâle 78∑archéologie Ils ont fait l’Ecole suisse d’Archéologie en Grèce (ESAG) Pierre Ducrey Professeur à Lausanne durant 30 ans, recteur de 87 à 95, il a été directeur de l’Esag de 1982 à 2006, dirigeant notamment les fouilles de la Maison aux mosaïques, avant de prendre les rênes de son conseil de fondation (présidé depuis 2010 par Pascal Couchepin) dont, en tant que vice-président, il est l’infatigable ambassadeur. Karl Reber Professeur d’archéologie classique à Lausanne, successeur de Pierre Ducrey à la direction de l’Esag, il fouille à Erétrie depuis 1978. Alors secrétaire scientifique de l’Esag, il a habité Erétrie 7 ans avec sa famille, avant de revenir en Suisse, à Bâle d’abord, puis à Lausanne dès 2005. photos dr Denis Knoepfler Né en 1944, professeur à Neuchâtel, titulaire de la chaire d’épigraphie au Collège de France, il a notamment localisé le fameux sanctuaire d’Artémis à Amarynthos. Il vient de publier La patrie de Narcisse (Ed. O. Jacob), prouvant qu’Erétrie est le berceau du mythe de Narcisse. Claude Bérard Professeur d’archéologie à Lausanne de 1974 à 2005, il est le fouilleur le plus chanceux de l’histoire d’Erétrie, ayant mis à jour un ensemble de tombes fameux puis les bâtiments du premier sanctuaire d’Apollon Daphnéphoros. Le rayonnement d’Erétrie dans les années 60 et 70 lui doit beaucoup. chris blaser Karl Schefold Né en Allemagne en 1905, réfugié en Suisse en 1935, grand maître de l’archéologie classique dans cette même ville durant des décennies, il est avec Lilly Kahil et Olivier Reverdin à l’origine des fouilles archéologiques suisses d’Erétrie au début des années 1960. Il est décédé à Bâle en 1999. Ingrid Metzger Spécialiste de la céramique, elle a été avec Paul Auberson la première permanente de l’Esag. Chargée du traitement du matériel archéologique trouvé dans les fouilles suisses entre 1964 et 1980, elle a longtemps vécu à Erétrie, avant de prendre la direction du Musée rhétique de Coire en 1980. Passions ESAG / Catalogue de l’exposition «Cité sous terre», éditions In Folio événement ou objet et les portes en quelque sorte, renchérit Sylvian Fachard. pour ce dernier: «Celui de quarante-six ans s’ouvrent sur des pans entiers de l’histoire, Une aubaine pour les archéologues!» de présence suisse à Erétrie, et presque de l’histoire de l’art, de la philosophie, des autant de lutte permanente pour être sciences politiques. Erétrie est un concentré Valais Connection. Superbe démonstration reconnu par les autorités grecques comme d’histoire grecque, et donc occidentale!» de ce que peut faire une mission archéolo- un partenaire fiable et de la part de la Suisse Très riche en documents épigraphiques de gique, telle que l’Esag qui travaille sur des comme une entité de recherche universitoutes sortes, Erétrie est une des villes anti- budgets d’équilibristes dispensés pendant taire à long terme.» ques les mieux docu«Erétrie doit exister mentées. Ainsi, au en Suisse! se réjouit début du IIIe siècle, les Thierry Theurillat, noms et communes responsable de recherd’origine de tous les che à l’Institut d’arcitoyens mâles adultes chéologie et des sciendu territoire furent ces de l’antiquité de inscrits sur de grandes l’Université de Laustèles, révélant près de sanne et secrétaire 2400 noms. Ce recenscientifique, en Suisse, sement, unique en son de l’Esag. Le public ne genre, fait de la popusait pas qui nous somlation d’Erétrie la mes. Cette exposition mieux connue du peu traditionnelle, qui monde grec! «Erétrie tente une approche est moins spectacuneuve en désacralisant laire que Delphes ou la notion de chefAthènes, mais non d’œuvre et en supermoins intéressante et posant les périodes importante par les historiques, est une événements de son La tombe aux érotes Photographie et reconstitution par l’exposition de Bâle de la tombe de occasion magnifique histoire tant culturelle, Macédoniens découverte en 1897, à 300 mètres derrière l’Acropole. Pillés, les objets précieux qui s’y de susciter l’enthoumilitaire que commer- trouvaient − dont plusieurs figurines originales d’érotes volants en terre cuite − sont en grande partie siasme autour de nos ciale, explique Karl conservés au Museum of Fine Arts de Boston. activités.» Reber, professeur d’arDepuis le haut de chéologie classique à l’Université de Lau- longtemps uniquement par le Fonds natio- l’Acropole, le regard glisse de la mer impasanne et actuel directeur de l’Esag. Très bien nal suisse pour la recherche scientifique, vide aux parkings qui ont remplacé les placé, à la fois proche du continent, tout en complétés par des fonds privés, depuis la marais d’antan. Au nord, des lotissements étant un passage obligé pour les bateaux, le création d’une fondation en 1982 (actuelle- entiers de villas neuves. Les autorités locasite est bien préservé, les constructions ment présidée par Pascal Couchepin, grâce les prévoient 25 000 habitants en 2025. La modernes n’ayant de loin pas tout recou- à la «Valais Connection» de Pierre Ducrey), cité sur terre a autant d’ambitions que la cité vert.» «Le niveau antique est à fleur de sol, l’exposition de Bâle est un «aboutissement» sous terre.√ L’Hebdo 16 septembre 2010 16 septembre 2010 L’Hebdo