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durée lors de prises en charge longues des
addictions.
Les éléments ainsi collectés indiquent la
récurrence du déficit du Moi et la prudence à
adopter devant les résultats donnés par les
études de comorbidité. Ce déficit du Moi a
trouvé ses lettres de noblesse, il y a quelque
temps déjà, avec la théorie du stade du miroir
brisé de Claude Olievenstein. Son approche
à la fois psychologique, psychanalytique et
psychiatrique proposait une théorie d’un
développement psychique brisé caractéris-
tique de la personnalité du toxicomane. Elle
permettait d’en déduire l’existence d’un profil
psychologique, d’une clinique ainsi que des
orientations dans le domaine de la thérapeu-
tique spécifique. Cette idée du déficit n’est
pas neuve. La tradition du déficit de la
conscience ne remonte pas seulement à
Charles Blondel, avec sa conscience morbi-
de, mais aussi à la théorie des dégénéres-
cences de Morel et, plus près de nous, à celle
de l’organo-dynamisme d’Henri Ey. La
thèse, en matière de toxicomanie, reste la
même : le produit vient combler un déficit,
que ce soit un déficit de la conscience, un
déficit du Moi, ou, ce qu’un certain jargon
lacanien appellerait, dans un langage
impropre, un manque à être.
Le médecin et, dans le cas du suivi de ces co-
morbidités, le psychiatre auraient devant eux
une personne affectée d’un déficit de son
Moi : voilà posé le terrain où va s’effectuer la
rencontre, terrain marqué par une certaine dis-
symétrie, voire un déséquilibre dont il
convient d’interroger la fonction. Car ce défi-
cit est le résultat d’une opération qui, pour
être discrète, n’en est pas moins efficace.
La pathologisation – tel est le nom de cette
opération – produit un résultat qui ne situe pas
seulement côté patient par l’imputation faite à
son Moi d’un tel déficit, mais aussi côté
médecin, pour une raison plus obscure sur
laquelle il convient de s’arrêter un instant.
Pourquoi pathologiser ?
Qu’est-ce qui pousse certains psychiatres à
vouloir pathologiser une pratique qui n’a
somme toute que peu de rapport avec la mala-
die mentale, puisqu’il ne s’agit là de rien
d’autre que d’une pratique érotique ? La mul-
tiplicité des pratiques érotiques n’a pas lieu
d’être ici recensée, même s’il apparaît qu’elles
sont, la plupart du temps, relativement
pauvres. On les ramène bien souvent aux plai-
sirs de la chair que sont la boisson, la nourritu-
re et le sexe. Il en existe bien d’autres, parmi
lesquelles la pratique de la drogue tient toute sa
place. Cela suppose que l’on accorde au corps
le statut de “source de plaisirs” qui donne
accès à l’usage de drogue comme sollicitant ce
statut.
Les drogues font maintenant partie de la cul-
ture. De même qu’il y a de la bonne et mau-
vaise musique, il y a de bonnes et de mau-
vaises drogues. Et donc, pas plus que nous
sommes contre la musique, nous ne pouvons
dire que nous sommes contre les drogues.
Cette pratique du corps comme source de plai-
sirs permet de constituer ce corps comme lieu
où “s’inventent de nouvelles possibilités de
plaisir en utilisant des parties bizarres du
corps – en érotisant ce corps”. Henri
Michaux est le témoin vigilant de cette éroti-
sation du corps qui est rendue possible par la
mescaline. Il montre comment cette expérien-
ce du produit se révèle être une pratique éro-
tique particulière puisqu’elle n’a réellement
aucun partenaire.
Cette pathologisation d’une pratique érotique
est un vrai phénomène qui n’est pas nouveau.
Il ne faut pas remonter bien loin dans l’his-
toire de la psychiatrie pour rappeler comment
cette pathologisation des pratiques érotiques a
servi de substrat aux perversions. Il n’est pas
inutile pour l’illustrer de rappeler ce bref pas-
sage de la plume d’Henri Ey tiré de ses
Études psychiatriques : “Le goût du poison,
l’affirmation du vice, l’incorporation d’un
toxique, qui, en chavirant l’esprit, exalte enco-
re les passions bestiales, l’attitude de défi,
l’émulation des records de cabaret, le mépris
de la santé, sorte d’hypochondrie à l’envers, le
culte de l’artifice et des ‘fleurs du mal’ sont les
profondes racines perverses de l’appétence
pour les toxiques. C’est du vin qu’il faut au per-
vers ‘prolétaire’ révolté et revendicateur qui
traîne de ruisseau en ruisseau sa vie paresseu-
se et violente. C’est de l’alcool qu’exige ce
‘raté’ mythomane, maître chanteur, escroc ou
aigrefin, habitué des coulisses et des casinos.
C’est de la morphine que désiraient les
‘esthètes’‘fin du siècle’en mal de perversion et
d’attitude à la Thomas Quincey.
C’est encore sur la ‘came’ ou ‘coco’ que les
homosexuels et les prostituées des bars se
ruent, la ‘prise’ constituant dans ses milieux
un brevet d’impureté, un certificat de mau-
vaise conduite. Le poison consacre le vice, le
fortifie tout de même que le vice exige le poi-
son qui le prolonge. Tel est le fameux cercle
‘vicieux’qui résume les profondes relations de
l’appétence toxicomaniaque et de la perversi-
té. L’un et l’autre n’étant en fin de compte
que la manifestation d’une profonde angoisse
névrotique, d’une originelle insatisfaction,
d’une frustration libidinale, d’une ‘soif’ inex-
tinguible comme un effet vertigineux du vide de
l’existence. La dépravation, le dégradement
toxicomaniaque satisfont aux exigences déses-
pérées d’un frénétique sadomasochisme ; c’est
comme on l’a dit un ‘suicide permanent’.”
Au-delà du ton virulent adopté par Henri Ey,
il convient de retenir la réprobation morale
présente dans ce texte, dont on mesure qu’elle
est dans son fondement pudibonde. Car c’est
bien la dépravation et la frustration libidinale
qui indiquent que c’est le caractère érotique de
la pratique que stigmatise l’auteur.
Carrière et Bouchez ne s’attaquent pas direc-
tement à la question. Pourtant, ils en posent un
premier jalon. Ils s’interrogent pour savoir
pourquoi les toxicomanes s’adressent aux
médecins. Ils répondent que la toxicomanie ne
doit être considérée comme une maladie que
par métaphore, et que les médecins – c’est
démontré – ne doivent pas être les seuls à
intervenir. Il se trouve “que le médecin parta-
ge avec le toxicomane un certain savoir et une
certaine pratique de psychotropes”. Retenons
déjà cette notion de partage qui nous semble
précieuse. Il serait bon qu’ils nous précisent ce
qu’ils entendent par “savoir” et par “pratique”.
Est-ce à dire que médecin et le toxicomane
pratiquent les psychotropes et savent l’effet
qu’ils produisent ? Ne voyez là nulle malice :
l’ambiguïté est là.
Les auteurs poursuivent dans leur développe-
ment. Le psychiatre, disent-ils, a un rôle
important à jouer dans la prise en charge des
toxicomanes. Pourquoi ? Ils répondent que le
psychiatre, par son intervention, signifie
l’importance de la vie psychique là où le
contexte social, familial, judiciaire a ten-
dance à réduire la toxicomanie à ses mani-
festations somatiques.
En signifiant l’importance de la vie psy-
chique, le psychiatre joue ainsi un rôle
étrange. Il fait ce que devrait faire le patient
avec son symptôme, pour peu que l’on
accepte de voir dans le symptôme, ce qui
vient rappeler à tout bon entendeur son
salut inconscient. Autrement dit, il s’arroge
le rôle de son patient dans le rappel de ce
salut. C’est en cela que réside la pathologi-
sation d’une pratique érotique par le psy-
chiatre. En signifiant l’importance de ladite
vie psychique, il omet de le laisser faire par
le patient. Ce faisant, il transforme la pra-