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La liste royale sumérienne.
Introduction.
Dans le Proche-Orient ancien, le III
e
millénaire a vu l’épanouissement, sinon la naissance, de deux
phénomènes primordiaux dans l’Histoire, à savoir celui de l’écriture et celui de la ville en tant
qu’organisation sociale. Les deux vont d’ailleurs très probablement de pair, l’organisation sociale
étant dépendante d’une certaine forme de conservation de données et de savoir. Bien que le premier
rôle de l’écriture ait concerné l’économie, il est apparu au cours du millénaire la possibilité de s’en
servir à d’autres fins, notamment politique, et les documents administratifs, épistolaires ou
littéraires en provenance des palais étaient devenus monnaie courante aux alentours de l’an 2000
avant notre ère, lors de l’effondrement de la civilisation sumérienne. Une forme remarquable
d’écrits est celle des « listes », retrouvées en grand nombre dans le cas de listes lexicales mais
pouvant porter sur d’autres objets.
Dans ces listes, l’une des formes les plus intéressantes du point de vue historique est celle des
« listes royales », qui indique, en sumérien, les souverains censés avoir régné sur le pays de Sumer
en général depuis le premier jusqu’à la date de rédaction du document. Sauf exceptions, elles
n’indiquent cependant rien sur ce que ces souverains ont accompli, ceci étant réservé à ce que l’on
appelle les « chroniques ». Le texte présenté ici est l’un des 15 exemplaires connus de la liste
royale sumérienne, appelé « manuscrit G », qui a été retrouvé sur un parallélépipède de pierre d’une
vingtaine de centimètres de hauteur, dit « prisme Weld-Blundell », provenant peut-être de Larsa.
Contrairement à la plupart des autres exemplaires, trouvés sur des tablettes, cette liste comporte
assez peu de lacune ; elle est nécessairement postérieure au dernier roi mentionné, Sin-Magir de
Isin, qui a effectivement gné 11 ans comme indiqué. Etant donque son fils Damiq-Ilisu, le
dernier roi d’Isin avant la prise de la ville par Larsa, n’est pas mentionné, on peut supposer qu’elle
a été rédigé au moment de la succession, soit vers 1817, ou pendant son règne.
Nous pouvons alors nous demander ce que cet exemplaire de la liste royale sumérienne nous
apporte quant à la compréhension du fonctionnement politique de cette civilisation, par les rois qui
y sont indiqués mais aussi par les choix ou sélections qui ont pu être effectués consciemment par le
scribe en vue d’en orienter la compréhension, et d’autre part ce que nous pouvons en déduire sur
l’écriture de l’histoire à cette époque.
Pour ce faire, nous commencerons par montrer, après avoir décrit l’organisation général de la
liste, que celle-ci laisse de toute façon une large place au surnaturel, surtout dans la première
partout, puis nous chercherons quels éléments peuvent être considérés comme alistes et nous être
utile, et enfin nous nous intéresseront au rôle politique qu’a pu avoir cette liste au moment de sa
rédaction.
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I) Importance du surnaturel.
A) Organisation globale de la liste.
1) Souverains et durées de règne.
Ce type de document n’étant pas très habituel en histoire, il convient tout d’abord d’éclaircir sa
présentation. Contrairement à ce que l’on ferait à notre époque et que les sumériens mettaient aussi
en pratique dans certains documents, les données des règnes ne sont pas présentées sous forme de
tableau mais sous forme littérale. Ainsi, les noms des 134 souverains (dont une reine) sont indiqués
à la suite les uns des autres, avec à chaque fois précisé le nombre d’années de gne du souverain.
Ceux-ci sont regroupés en chapitres sur le texte actuel, et probablement déjà sur l’original, les
chapitres étant habituellement séparés par des lignes horizontales.
2) Importance des villes.
Chacun de ses ensembles de rois à l’intérieur d’un chapitre forme ce que l’on appelle une
« dynastie » ; toutefois, sauf quelques exceptions, ils correspondent en fait chacun à une cité et pas
forcément à une filiation biologique entre les individus. La ville correspondante est indiquée à la fin
du paragraphe précédent, en précisant en général que la ville précédente « fut vaincue ». Les seules
exceptions sont situées entre les paragraphes 8 et 9 qui suivent « Le Déluge nivela » (l.10), mais
d’autres présentations ne les séparent pas, entre les paragraphes 14 et 15 qui traitent de l’empire
d’Akkad, mais la rupture correspond apparemment à une période de guerre civile (« Qui fut roi ?
Qui ne fut pas roi ?, l.41), et entre les paragraphes 16 et 17 où la royauté va non pas à une ville mais
à l’ « armée du Gutium » (l.45), autrement dit au peuple des Gutis venus du Zagros et n’étant pas
apparenté à une cité-Etat. Globalement, l’élément primordial du découpage est donc la ville
souveraine.
3) Totaux intermédiaires.
Enfin, quelques autres éléments viennent d’ajouter à ces informations. Notamment, et c’est une
habitude mésopotamienne dès qu’il s’agit de liste, des totaux sont régulièrement calculés, ici à la
fin de chaque paragraphe, et également un fois pour faire la somme des sous-totaux d’avant le
Déluge (l.6). On récapitule ainsi le nombre de roi et la durée totale de règne pour chaque dynastie,
avec quelques erreurs éventuellement, que l’on indique par « sic » : à la ligne 28 le scribe a ainsi
indiqué un total de 2310 ans alors qu’il aurait du trouver 2311. Il faut donc se garder de considérer
ceci comme étant la mention de rois anonymes comme on pourrait le croire de prime abord : dans
ce cas, le scribe l’indiquera clairement, comme à la ligne 46 : « un roi dont le nom n’est pas
connu ». Ainsi, l’essentiel de la tablette est constituée par cette liste de rois et de durées de règne
regroupés par villes, et synthétisés par des totaux. Ne s’y rajoute que quelques rares informations
remarquables et sans doute connues de tous à l’époque, que le scribe a jugé utile de rappeler, et
pour clore la tablette la mention comme colophon du nom du scribe qui a recopié la tablette, donc
qui est peut-être à l’origine de l’ajout des derniers rois mais qui n’a fait que recopier une liste
préexistante pour les anciens (« Nur-Ninsubur »).
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B) Héros et règnes démesurés.
1) Longueur des règnes.
On peut très vite s’apercevoir en parcourant ce document que, si la fin ne semble pas présenter
d’incohérence manifeste, le début qui est pourtant rédigé exactement de la même manière ne saurait
aucunement être réaliste. Les 8 rois antédiluviens ont tous des durées de règnes supérieures à 10
000 ans. Les durées sont d’ailleurs « rondes », dans la mesure il s’agit pour la plupart de
multiples de ce qu’on appelle le « sar », soit 3600 ans ou encore 60 x 60 ans, sachant que le
système numérique mésopotamien est en base 60. Cette observation marche d’ailleurs aussi pour la
trentaine de souverains qui suivent et dont les durées de règnes sont comprises entre 100 et 1000
ans. Le premier roi a se voir attribuée une longueur de règne plausible est le fils de Gilgamesh, Ur-
Nungal, avec 30 ans de règne (l.25). Le dernier souverain à se voir créditer d’une durée de règne
clairement impossible est la reine Ku-Bawa de Kish avec ses 100 ans (l.34). Ainsi, la première
moitié du texte, jusqu’à Gilgamesh voire Ku-Bawa, apparaît déjà comme légendaire, ou du moins
totalement romancée en admettant que certains rois aient pu exister. Notons au passage la mention
assez curieuse d’un roi ayant régné 420 ans, 3 mois et 3 jours ½ à la ligne 13, seul personnage à
part un roi Guti dont la durée de règne soit plus précise qu’une année.
2) Personnages héroïques.
Une telle précision dans la durée de règne, qui par ailleurs est tout à fait fantaisiste, ne semble
pouvoir s’expliquer que par référence à un mythe dans lequel il doit être possible que calculer
exactement la longueur de son règne. Etant donné que les dieux ne vont pas régner eux-mêmes sur
les cités, il doit donc s’agir d’un personnage héroïque, comme Gilgamesh dont on vient également
de parler. En cherchant dans les rois ayant une durée de règne « impossible », on peut également en
identifier au moins une demi-douzaine d’autres connus par d’autres documents que cette liste
royale.
3) Identité des personnages.
Il s’agit en fait de ceux pour lesquels le scribe a rajouté une indication supplémentaire : ainsi,
Etana « monta au ciel » (l.16), ce qui est une référence à un texte appelé le « mythe d’Etana » qui a
effectivement été retrouvé et dit la même chose. Enmekar est effectivement censé avoir « fon
Uruk » (l.23), en plus d’avoir inventé l’écriture et soumis la ville d’Aratta. Ou encore, Lugal-banda
(l.23) est le héros de deux mythes dans lesquels il est présenté effectivement comme « divin ».
Notons toutefois que Akka, ou Agga, de Kish (l.20), est censé selon un récit avoir affronté
Gilgamesh (cf p.8 de la brochure), alors que d’après la liste plus de 2000 ans les séparent. De
même, le dernier roi avant le Déluge est ici Ubar-Tutu de Suruppak, alors qu’il existe un mythe très
célèbre faisant de son fils Uta-Napishtim, roi de la ville après lui, le survivant du Déluge et
prototype du « N» biblique. Il semble donc que la liste ne reprenne pas exactement les données
des mythes, encore que ceux-ci, dans les versions que l’on connaît, soient plus récents que la
rédaction de la liste, mais s’arrange pour présenter un ensemble qui apparaisse cohérent et
suffisamment en rapport avec les récits traditionnels.
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C) Rôle du Déluge et des divinités.
1) Une royauté accordée par les dieux.
En plus de cette présence très marquée de héros pendant toute la première moitié de la liste, il
convient de noter que les dieux n’en sont pas absent, bien au contraire, même s’ils ne dirigent pas
eux-mêmes de cité. En effet, ce sont eux qui accordent la royauté : « La royauté étant descendue du
ciel, Eridu fut choisie » (l.1, se retrouve ligne 11). Le fait de « descendre du ciel » signifie en fait
être donnée par les dieux, ce qui peut être confirmé par certains des récits cités à l’instant, et on
peut supposer également que ce ne sont pas les hommes qui ont « choisi » la cité de la royauté mais
directement les dieux. Ce sont donc bien les dieux qui décident de donner cet élément-clé de la
civilisations aux hommes, et semble-t-il orientent, au moins au commencement, son exercice.
2) Rôle du Déluge comme rupture.
D’ailleurs, on peut au moins affirmer qu’ils continuent de la surveiller par la suite. En effet, le
Déluge, qui introduit une rupture importante dans la liste en « nivelant tout » (l.10), est, d’après
plusieurs mythes, un événement orchestré par les dieux afin de remettre de l’ordre sur Terre, et le
fait que la royauté « redescende » (l.11) ensuite du ciel n’était pas évidente. Le scribe ayant
mentionné cette événement dans une liste de roi, on voit donc que l’élément avait son importance
dans la notion de continuité de la monarchie, et donc que les dieux eux-mêmes avaient leur mot à
dire dans l’affaire. Pour faire une petite digression, nous pouvons rappeler rapidement l’histoire du
Déluge mésopotamien tel qu’il est relaté par des sources du I
er
millénaire puisant leurs racines dans
des mythes sumériens : les dieux sont divisés en deux classes, les dieux dominants appelés
Annunaki et les dieux inférieurs nommés Igigi. A l’origine, les Igigi travaillaient pour nourrir les
Annunaki qui ne faisaient pas grand chose, mais ils ont un jour cessé le travail en affamant ainsi les
Annunaki. Pour régler le problème, Enki/Ea, le dieu de la sagesse, créa alors des hommes à l’image
des dieux pour travailler sur Terre à la place des Igigi, et nourrir les dieux au moyen de sacrifice.
Toutefois, ces hommes étaient nettement plus résistants que nous, étant notamment immortels mais
capables de se reproduire : ils finirent ainsi par tellement prospérer que le bruit qu’ils faisaient en
travaillant importunait les dieux. Enlil, chef des dieux, décida d’en finir en envoyant aux hommes
divers calamités. Toutefois, Enki qui souhaitait que sa création survive parvenait systématiquement
à informer les hommes par l’intermédiaire d’un certain Uta-Napishtim, aussi connu sous le nom
d’Atrahsis ou de Ziusudra, et que certaines versions de la liste royale indiquent comme dernier roi
avant le Déluge, pour la ville de Shuruppak. Les hommes survécurent à chaque fois grâce à lui, et
lorsque pour en finir une fois pour tout Enlil décida d’envoyer un Déluge, il construisit un bateau
sur les indications d’Enki, y embarqua avec sa famille et des spécimens de tous les êtres vivants, et
pu ainsi survivre au Déluge. Au bout de dix jours, il lâcha un corbeau qui ne revint pas au navire, et
pu alors accoster. Enlil ayant finit par comprendre que détruire les hommes ne feraient que forcer
les dieux à travailler, accepta que ceux-ci reprennent leur vie normale, mais en réduisant leur durée
de vie et en leur infligeant divers maux comme les guerres ou les maladies pour éviter qu’ils ne
prolifèrent à nouveau, et il accorda l’immortalité à Atrahasis. On voit évidemment tout de suite le
rapport avec le récit biblique : même si les motivations ne sont pas les mêmes, absolument toute
l’histoire est identique, jusqu’aux détails de construction de l’arche calfatée au bitume...
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3) Implications divines dans les successions.
D’ailleurs, en plus de cette double attribution de la royauté aux hommes, et du Déluge comme
élément de rupture , les dieux ne sont pas non plus absents des successions plus « banales ». D’une
part, en effet, certains rois ont un rapport plus ou moins direct avec le monde divin : Dumuzi (l.3 et
l.24), dont deux personnages portent le nom et sont tous les deux appelés « le divin », correspond
effectivement au nom d’un dieu, exactement comme pour Lugal-Banda (l.23), Etana (l.16) est allé
voir les dieux pour pouvoir avoir son fils Balih, qui lui succède dans la liste, Meskiaggaser (l.22)
est présenté directement dans la liste comme fils du dieu Utu, et Gilgamesh (l.24) est lui aussi on ne
peut plus lié avec les divinités. Mais de plus, on considère en Mésopotamie qu’une cité est détruite
parce que les dieux l’ont abandonné (cf p. 14 de la brochure), ce qui signifie que chaque
changement de cité dominante induit une implication des divinités : ce sont donc finalement en
dernier ressort les dieux qui ont décidé à qui irait la « royauté » du début à la fin. Toutefois, ceci
conserve un aspect cyclique : la royauté est accordée à une ville qui la développe, puis la perd, mais
l’essence même de la royauté existe en continue en passant d’une ville à l’autre.
Nous voyons donc que cette liste, du moins dans sa première moitié, ne peut absolument pas être
vue comme permettant d’appréhender une réalité quelconque, même si l’on peut émettre
l’hypothèse que certains de ces personnages, surtout ceux dont il est fait mention dans des mythes,
puissent avoir eu une existence réelle déformée au fil des siècles. Toutefois, il apparaît que cette
partie de la liste n’est pas alisée au hasard non plus : un certain nombre de personnages sont
connus de tous, même si les liens entre eux ne sont pas forcément exactement ceux sous-entendus
par la liste, et les dieux jouent un rôle très important dans la succession des rois. Pour un
observateur de l’époque, cette liste apparaîtrait donc comme tout à fait cohérente, et d’autant plus
qu’elle est forcément telle que les dieux l’ont voulu.
II) Eléments réalistes.
A) Crédibilité des villes.
1) Villes réelles.
Toutefois, il convient de constater que, quel que soit la partie du texte considérée, au moins un
élément est toujours réaliste, à savoir le nom des villes. Toutes les cités présentées dans la liste ont
existé, et pour la plupart ont été retrouvé, à l’exception de Larak (l.4), la troisième ville des temps
anté-diluviens, Akkad ou Agadé, et Awan qui est très excentrée en Elam. Globalement, on peut
recenser une demi-douzaine de villes dans le pays de Sumer proprement dit, dont Eridu, Ur et Uruk
qui sont toutes trois des cités de première importance, quatre dans le pays d’Akkad dont Kish,
Sippar et Agadé, également cités de premier ordre, sachant qu’il faut aussi rajouter la cité d’Isin
située plus ou moins à la limite des deux pays. A cela s’ajoutent trois villes situées hors de la basse
Mésopotamie proprement dite, notamment Mari en haute Mésopotamie.
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