1 Didier MAILLARD Risque souverain : une réappréciation1 Le

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Didier MAILLARD
Risque souverain : une réappréciation1
Le drame grec a remis sur le devant la scène la perception du risque souverain. Non pas qu’il
n’y avait jamais eu de défauts souverains dans le passé : il s’en produit depuis des siècles,
sinon des millénaires, et la Grèce elle-même en a connu une dizaine en deux siècles. Mais
nous nous situions, avec la « grande modération », dans une période d’accalmie depuis la fin
des années mille neuf cent quatre vingt dix. Par ailleurs, la Grèce était certes une ancienne
pécheresse, mais elle faisait désormais partie de l’Union européenne et qui plus est de la zone
euro : une démocratie, européenne, pas riche mais pas pauvre non plus, membre d’un club de
grand standing.
Il était un temps où l’épargne était concentrée dans des économies développées, et où des
opportunités d’investissement prometteuses étaient situées dans des économies n’ayant pas
atteint le même niveau de développement. Ces investissements potentiels étaient affectés par
un risque de défaut du souverain de la zone où ils étaient situés, directement s’il s’agissait de
prêter au souverain, indirectement s’il s’agissait de mines, de chemins de fer, ce canaux, etc.
Même si son importance potentielle a parfois été négligée, le risque était souvent perçu
comme existant. Mais, pour les épargnants, le risque souverain concernait largement les
souverains étrangers.
La Grèce, en tant que pays développé, a été confrontée au défaut de son propre souverain.
C’est une configuration relativement nouvelle, qui pourrait concerner d’autres pays. Les
questions qu’elle pose sont comment évaluer le risque, quelles conséquences résultent de sa
concrétisation, quelles précautions prendre face au risque.
Qu’est ce qu’un défaut souverain ?
Le défaut intervient lorsque le débiteur ne règle pas, à bonne date et dans son intégralité, une
somme qu’il s’était engagé à verser. Il peut s’abstenir de payer, répudier son engagement, ou
encore le transformer unilatéralement, on reste dans le cadre du défaut. La définition
s’applique au souverain comme aux autres débiteurs. Il existe toutefois une différence entre le
souverain et les autres débiteurs, c’est que le premier contrôle parfois le numéraire de sa dette.
Lorsque la dette est libellée dans une devise nationale, et non indexée (sur l’inflation, l’or,
diverses matières, une devise étrangère) le souverain est généralement en mesure de produire
suffisamment de monnaie pour faire face à l’échéance. Les statuts d’indépendance de la
banque centrale nationale pèseront peu en cas de crise : le président des Etats-Unis pourra
toujours faire cerner la Réserve fédérale par une division blindée, si cela était nécessaire, pour
obtenir les dollars nécessaires au remboursement d’un bon ou d’une obligation du Trésor. Le
problème peut toutefois se poser si le souverain est divisé (Président versus Congrès aux
Etats-Unis), ou en cas de changement de souverain, notamment s’il est brutal suite à une
révolution.
1
Une version de ce papier est parue dans Commentaire n°144, Hiver 2013-2014. Une version en anglais peut
être téléchargée à l’adresse http://ssrn.com/abstract=2375283.
1
L’usage de la planche à billets pour rembourser les dettes conduira cependant au
développement de l’inflation. Le pouvoir d’achat de la dette remboursée sera inférieur à ce
que le détenteur escomptait et l’appauvrira de la même manière qu’un non remboursement ou
un remboursement partiel de la dette en cas défaut. Il ne s’agira pas d’un défaut au sens
juridique, mais les conséquences économiques seront similaires. Cet usage du « défaut furtif »
est fréquent : la France elle-même l’a utilisé à la suite des guerres mondiales, spécialement la
deuxième.
Lorsque la dette est en devise étrangère, ou indexée sur des éléments que le souverain ne
contrôle pas, il lui est en revanche impossible d’altérer le numéraire. Les défauts auront alors
tendance à être plus fréquents2. Or, et ce point doit être souligné, la dette des souverains de la
zone euro est maintenant intégralement de la dette en devise étrangère : aucun pays ne peut
contraindre la Banque centrale européenne à fournir la monnaie nécessaire au remboursement
de sa dette. Une coalition de pays le pourrait mais une telle coalition est plus difficile à mettre
en œuvre. L’objectif de l’union monétaire européenne était d’ailleurs de limiter les pouvoirs
des souverains sur la monnaie.
Par rapport aux débiteurs, les souverains disposent enfin d’un autre moyen pour éviter un
défaut : celui d’imposer une taxe sur leur dette ou sur ses intérêts. Sa mise en œuvre est plus
délicate mais pas impossible pour les détenteurs étrangers. Pour les épargnants dans le ressort
du souverain, diverses mesures de « répression financière » peuvent aussi être utilisées pour
contraindre ou inciter fortement à l’achat de dette publique nationale3.
Conséquences d’un défaut souverain
La première conséquence d’un défaut souverain est l’enregistrement d’une perte de valeur sur
sa dette, la dette publique. Cette perte peut être totale mais elle est plus souvent partielle. Elle
peut prendre la forme d’une réduction du nominal, d’une réduction des taux d’intérêt qui
l’affectent, d’un allongement des échéances à taux d’intérêt inchangé ou réduit. Dans tous les
cas, on constate une perte de valeur actuarielle. La perte peut varier selon les titres qui
composent la dette, ce qui rend plus difficile une évaluation globale. Les expériences récentes,
dont celle de la Grèce, pointent vers un étalon de l’ordre de la moitié pour la perte
patrimoniale essuyée par les détenteurs de dette souveraine.
La perte de valeur de la dette publique se diffuse aux dettes émises par les entreprises et
institutions du ressort du souverain défaillant. Elle se diffuse aussi au marché d’actions, par
plusieurs canaux. Les entreprises vont souffrir de pertes d’activité, et de profits, du fait de la
baisse voire de l’effondrement du produit intérieur brut qui accompagne le défaut. Elles
souffriront aussi vraisemblablement de ponctions et prélèvements auxquels le souverain les
assujettira pour tenter d’améliorer sa propre situation. Les entreprises dont une part
significative des actifs est située à l’étranger souffriront a priori moins que celles travaillant
sur le seul marché national.
Pour la Grèce, la perte de valeur des actions cotées composées l’indice général de la bourse
d’Athènes a dépassé 80 % depuis le plus haut de décembre 2007.
2
L’altération du numéraire est rendue plus difficile aussi lorsque la loi gouvernant l’émission de dette n’est pas
celle du souverain, et émane d’une juridiction étrangère.
3
Voir « répression financière : une tentation pour « liquider » la dette publique », Bastien Drut, Revue française
d’économie n°XXVII,3, Janvier 2013
2
Les difficultés économiques, et l’alourdissement de la fiscalité, auront aussi un impact sur le
marché immobilier, entraînant des baisses de prix de ce qui constitue un élément majeur du
patrimoine des ménages. En Grèce, les prix de l’immobilier ancien ont baissé de plus de 30 %
entre 2008 et la mi-2013 (source Banque de Grèce)
Au total, le prix des actifs réels et financiers domestiques subira une amputation substantielle.
Mais ce n’est pas tout : les pensions de retraite distribuées ou garanties par le souverain vont
faire l’objet de coupes importantes, entraînant une dépréciation des droits que les retraités et
futurs retraités pensaient détenir ; et, du fait du chômage en hausse et de salaires réels en
baisse, le capital humain subit lui aussi une dévalorisation.
C’est donc à un appauvrissement patrimonial conséquent des résidents, dans toutes ses
composantes et en ce qui concerne les actifs domestiques, que conduit le défaut du souverain.
Apprécier le risque
L’évaluation du risque de défaut d’un souverain est un exercice très délicat, et fait l’objet
d’une littérature abondante. Le risque dépend bien sûr au premier chef de l’importance de la
dette publique. La question se pose alors de l’existence d’un seuil pour la dette4, en deçà
duquel le risque serait insignifiant et au-delà duquel il serait palpable. D’autres facteurs
interviennent cependant : l’importance des engagements hors bilan du souverain, notamment
au titre des retraites ; le niveau déjà atteint par la pression fiscale, et sa concentration ou sa
dilution ; et enfin le dynamisme de l’économie, qui constitue la base de taxation.
Le risque de défaut du souverain dépend ainsi de la hauteur de sa dette. Exprimée en unités
monétaires, le montant de la dette n’indique pas grand-chose. C’est pourquoi il est usuel de le
rapprocher des grandeurs économiques. Pour les particuliers et les entreprises, c’est souvent
une mesure du revenu qui est utilisée pour évaluer le poids de la dette et fixer des limites. On
considère ainsi que la dette d’un ménage (souvent contractée en contrepartie d’un achat
immobilier) ne devrait pas dépasser trois ou quatre ans de revenu. Pour les entreprises, on
rapproche la dette des bénéfices, ou des cash-flows.
Pour le souverain, c’est au produit intérieur qu’on rapporte le plus souvent la dette, et les
ratios dette/PIB sont maintenant familiers de tous. Le PIB corrige les aspects monétaires et de
taille des économies pour l’évaluation et la comparaison des dettes souveraines. De nombreux
pays développés flirtent aujourd’hui avec, ou ont dépassé, un ratio de 100 % entre la dette
publique et le PIB. Le mouvement a été à l’accroissement régulier depuis une trentaine
d’années, sans que ces pays aient connu de catastrophes particulières telles qu’une guerre sur
leur territoire5. Dans ces conditions, la hausse s’explique mal par des raisons exogènes et le
niveau atteint est d’une certaine façon historiquement inédit. De nombreux pays ont connu
une bulle de dépenses publiques, sous l’effet peut-être de l’accumulation de couches de
dépenses clientélistes dans des démocraties électives (Mancur Olson).
A côté de la dette explicite existe une dette implicite importante, celle des régimes de retraite
où les droits ne sont assis sur des actifs réels et financiers, mais reposent en fait sur le pouvoir
4
Le seuil de 90 % pour le ratio dette sur PIB mis en avant par Reinhart et Rogoff et qui a fait l’objet de vives
discussions et critiques méthodologiques concerne l’impact sur la croissance du PIB. Comme celui-ci détermine
la dynamique de la base taxable, il intervient bien sur un aspect essentiel de la solvabilité du souverain.
5
Une exception est peut-être l’Allemagne, qui a dû absorber le choc de la réunification.
3
de taxer du souverain. Il en va ainsi des retraites des fonctionnaires lorsqu’elles sont versées
directement par la caisse du souverain, mais aussi des retraites par répartition qui reposent sur
une délégation par le souverain de son pouvoir de taxer, en rendant les cotisations à ces
régimes obligatoires. Ces droits, considérables en France et d’autres pays d’Europe
continentale, sont assimilables à de la dette publique ; ou, s’ils ne le sont pas, ils amputent
d’autant le pouvoir de taxer du souverain pour faire face à sa propre dette.
La question de la séniorité des deux types de dette n’est pas évidente. A priori, il est plus
facile au souverain de déprécier les engagements de retraite en modifiant plus ou moins à la
marge les règles d’attribution et de revalorisation, de pratiquer ainsi une sorte de défaut furtif.
Mais, si le souverain est élu, il heurte une fraction substantielle de l’électorat.
Le PIB correspond grosso modo à un revenu. Mais c’est un revenu national, le revenu des
sujets, et non pas celui du souverain. Le souverain ne peut prélever qu’une part du revenu
national, et la taille du revenu national n’est pas indépendante de la part qu’il veut prélever.
Il existe des limites économiques au montant du tribut que le souverain peut extirper de sa
juridiction (Jules Dupuit, Arthur Laffer). Il existe aussi des limites politiques, souvent
qualifiées « d’acquiescement à l’impôt ».
Dans le cas de la France, la charge des prélèvements est extrêmement lourde, l’une des plus
élevées au monde, et elle se concentre de plus en plus sur une minorité. On n’est sans doute
pas loin de la loi des 20-80 : 20 % de la population, active et épargnante, est à l’origine de
60 % de la création de richesse et verse 80 % des prélèvements en tous genres. De l’autre côté,
les dépenses se concentrent de plus en plus sur des catégories différentes de celles qui
contribuent : multiplication des conditions de ressources pour les prestations et subsides
publics.
Historiquement, le souverain prélevait un tribut, d’abord sur les nations vaincues, puis sur ses
propres sujets. En retour, il leur fournissait quelques services, le plus important étant la
protection de leur personne et de leurs biens. Aujourd’hui, le souverain s’implique dans de
multiples activités, et un écart grandissant se creuse entre les contributeurs et les bénéficiaires,
ce qui ne peut manquer de fragiliser la base fiscale.
Le bilan d’un souverain est relativement simple. L’essentiel de son actif est constitué de la
valeur actualisée des prélèvements futurs qu’il peut imposer (d’où l’importance du
dynamisme de la base taxable et donc de l’économie). Le souverain a peu d’actifs productifs,
et on estime souvent qu’il en obtient un rendement inférieur à celui d’un propriétaire privé,
d’où la pression à la privatisation pour les souverains en difficulté. C’est la valeur actualisée
des prélèvements futurs qui constitue le gage que la dette, et les autres passifs, seront honorés.
La capacité du souverain de prélever une fraction soutenable d’une base dynamique est donc
essentielle.
Que faire face au risque souverain ?
On pense tout d’abord à tout ce qui peut être fait pour canaliser l’action du souverain, lui
imposer des normes destinées à lui éviter de se trouver en situation délicate. Ces normes
peuvent être des engagements internationaux, en particulier européens, ou des normes internes
de nature légale ou constitutionnelle. Le problème est que le souverain se rebiffe volontiers,
4
précisément parce qu’il s’estime souverain. Les normes budgétaires du traité de Maastricht et
du Pacte de stabilité ont ainsi été allègrement bafouées. La norme légale en France que
constituait le bouclier fiscal, destiné à éviter un taux de prélèvement excessif et donc à
préserver la base fiscale a été remise en cause. Les protections normatives ne sont donc pas de
nature à éviter un défaut.
Un défaut de son propre souverain a comme on l’a vu des conséquences lourdes sur la valeur
de tous les actifs « domestiques » : dette publique, obligations, actions, immobilier, droits à
retraite et capital humain. Ceci peut éclairer d’un jour nouveau la question de la
diversification internationale des placements de l’épargne, notamment celle constituée en vue
de la retraite.
La diversification internationale des placements est en pratique relativement faible :
globalement, les résidents détiennent l’essentiel de l’immobilier domestique, une part souvent
majoritaire de la dette publique et des actions cotées du pays, l’essentiel des actions non
cotées. Même en l’absence de risque de défaut souverain, cette faible diversification est
difficile à rationaliser : pour un même niveau de risque6, un portefeuille plus diversifié devrait
produire de meilleures espérance de rendement, à moins que les rendements des actifs
étrangers soient amputés par des coûts élevés de transaction, d’information, ou de différences
de traitement fiscal favorables aux actifs domestiques. Ces coûts ne sont pas en général
suffisants pour expliquer le biais domestique que l’on constate.
Avec la présence du risque souverain, la diversification internationale devient encore plus
intéressante. Les défauts de souverains sont loin d’être parfaitement corrélés, et il est donc
possible de réduire l’impact du risque souverain en diversifiant les souverains. L’intérêt de la
diversification internationale est encore renforcé quand les droits à retraite garantis par le
souverain et le capital humain lié à la résidence sont importants. Il faut noter que le capital
humain peut faire l’objet d’une diversification ex-ante (carrières internationales) ou ex-post,
dans des conditions moins avantageuses : migration de travailleurs de pays ayant connu un
défaut ou dont la probabilité de défaut est significative vers d’autres pays, avec souvent la
nécessité de prendre un emploi de moindre qualification.
La réflexion esquissée ici mérite d’être approfondie, en fonction des situations et des
caractéristiques des sujets du souverain. Elle pourrait conduire à renouvellement des
méthodes d’allocation d’actifs et d’optimisation de portefeuille.
6
Les actifs étrangers pourraient être intrinsèquement plus risqués, ce qui les pénaliserait dans la constitution
d’un portefeuille diversifié, à cause d’un risque de change. Mais celui-ci peut être raisonnablement couvert à
court terme. A long terme, on considère généralement que le risque de change disparaît, d’autant plus vite que le
portefeuille est diversifié dans la dimension des devises.
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