anna 581 0085

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Une histoire pour la Padanie. La Ligue du Nord et l’usage politique du passé
par Martina AVANZA
| Editions de l'EHESS | Annales. Histoire, Sciences Sociales
2003/1 - 58e année
ISSN 0395-2649 | ISBN 978-2-2009-0959-8 | pages 85 à 107
Pour citer cet article :
— Avanza M., Une histoire pour la Padanie. La Ligue du Nord et l’usage politique du passé, Annales. Histoire, Sciences
Sociales 2003/1, 58e année, p. 85-107.
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Une histoire pour la Padanie
La Ligue du Nord et l’usage politique du passé
Martina Avanza
« Un tremblement de terre dans l’histoire » : c’est ainsi que l’adjoint à la culture
au sein du gouvernement régional de Lombardie définit le mouvement auquel
il appartient, la Ligue du Nord 1. Revendiquant depuis 1995 l’indépendance de
l’Italie septentrionale, rebaptisée Padanie, la Ligue du Nord 2 s’est en effet
employée à réécrire l’histoire nationale. Si l’Italie reconnaît dans les anciens
Romains ses ancêtres, la Ligue fait référence, pour la Padanie, aux Celtes, et quand
la culture italienne tire sa fierté des artistes de la Renaissance, la Ligue fait plonger
les racines culturelles padanes dans le Moyen Âge. La « patrie » trouve en Garibaldi
et Mazzini ses pères fondateurs ; la Ligue met en évidence le caractère violent et
autoritaire du Risorgimento. La Ligue bouleverse les représentations de l’histoire
Je remercie Gianluca Albergoni, Alban Bensa, Jean-Louis Briquet, Marc Lazar, Marco
Meriggi, Gilles Pécout et Anne-Marie Thiesse pour leurs conseils et suggestions.
1 - ETTORE ALBERTONI, « Terremoto nella Storia », La Padania, 10 septembre 2000.
2 - Créée par Umberto Bossi en 1989 par fusion de la Ligue lombarde et de dix autres
mouvements régionalistes et autonomistes de l’Italie septentrionale, la Ligue du Nord
a d’abord milité, sans succès, pour une Constitution fédérale, puis exigé, en 1995, l’indépendance de l’Italie septentrionale. Devenue le premier parti du Nord à l’occasion des
législatives de 1996, elle a dû néanmoins renoncer à un projet sécessionniste dont la
radicalité lui interdisait toute alliance avec d’autres formations. Résignée à ne plus
revendiquer qu’une très large autonomie respectueuse de l’unité nationale italienne,
elle a alors constitué une alliance de droite avec le parti de Silvio Berlusconi, Forza
Italia, alliance qui, comme en 1994, a gagné les élections législatives de 2001. Malgré
la nouvelle ligne officielle du parti, les militants léguistes restent fortement attachés au
projet de l’indépendance de la Padanie et continuent à œuvrer pour sa « libération ».
Annales HSS, janvier-février 2003, n°1, pp. 85-107.
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MARTINA AVANZA
italienne, non seulement parce qu’elle produit un récit nettement séparé pour le
Nord et le Sud, mais aussi parce qu’elle tire les conséquences politiques d’une
histoire ainsi construite. Si elle affirme que, au XIXe siècle, l’unité nationale n’a pas
été le fruit de la volonté populaire, c’est pour démontrer qu’aujourd’hui l’Italie n’a
pas de raisons d’être et que mettre fin à l’État italien en séparant le Nord du Sud
consisterait seulement à réparer les « erreurs de l’histoire ». Outil déconstructionniste en ce qui concerne l’Italie, l’histoire devient ici un instrument structurant :
elle est utilisée par les idéologues léguistes pour prouver l’existence de la Padanie.
Il s’agit non seulement de souligner l’ancienneté de la communauté padane, mais
aussi d’affirmer sa différence structurelle avec le sud du pays. Cette opération de
mise en passé est d’autant plus nécessaire que la Padanie manque de tout marqueur
identitaire classiquement investi par les mouvements indépendantistes. Il n’est
pas de langue padane 3, pas de spécificité religieuse et, surtout, pas de sentiment
d’appartenance commune puisque aucun habitant du nord de l’Italie, en dehors
des plus fervents militants léguistes 4, ne se définit comme « Padan ». Comment
légitimer, alors, l’indépendance d’un « peuple » qui, dans sa grande majorité, ne
se reconnaît pas comme tel ? Certes, le nord du pays se différencie du sud par son
industrialisation et sa prospérité, mais cet argument ne peut être mis en avant par
le parti, car revendiquer l’indépendance parce que l’on est riche et que l’on ne
veut plus s’encombrer de pauvres apparaît comme un opportunisme difficile à
assumer. En revanche, l’autonomie d’un peuple « colonisé » dont l’histoire millénaire aurait été niée peut être présentée comme une noble cause. L’histoire est
ainsi mobilisée pour montrer que la Padanie a existé dans le passé, même si les
Padans, « endormis » par la « colonisation italienne », l’ont aujourd’hui oublié, et
constitue ainsi le fondement du projet politique léguiste.
Comme le thème de la « nation endormie », l’idée d’une histoire millénaire
spécifique est un classique du répertoire nationaliste. Toutes les entreprises
nationales doivent « construire une image de la nation qui soit cohérente, gratifiante, enracinée à partir de la mobilisation de ressources offertes par le passé 5 ».
La particularité du cas léguiste réside dans le fait que, justement, le passé n’offre
à la Padanie que de très faibles ressources. Impossible d’évoquer un royaume ou
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3 - Pour combler ce manque, les idéologues léguistes valorisent les dialectes parlés dans
le Nord. Les plus audacieux vont même jusqu’à vouloir codifier, à partir de cet ensemble
de dialectes hétérogènes, une langue padane (voir MARTINA AVANZA, « La Ligue du
Nord : de la défense des dialectes à la recherche d’une langue nationale padane »,
Mélanges de l’École française de Rome, à paraître).
4 - Il existe plusieurs degrés d’appartenance au léguisme. L’électeur : en 2001, le parti
obtenait 4 % des voix au niveau national (10 % en 1996). Le militant : en 1998, la Ligue
comptait 120 000 encartés (ce chiffre a aujourd’hui baissé). Le « padaniste » : électeur,
encarté, résolument sécessionniste et souvent actif dans le processus de construction
de la Padanie. Ce phénomène est difficilement mesurable, mais on peut prendre comme
indicateur la participation aux grands meetings et manifestations organisés par le parti,
qui rassemblent entre 10 000 et 50 000 participants.
5 - FRANÇOIS HARTOG et JACQUES REVEL, « Avant-propos », in F. HARTOG et J. REVEL
(dir.), Les usages politiques du passé, Paris, Éditions de l’EHESS, 2001, pp. 7-9, ici p. 8.
LA PADANIE
une république padans, qui n’ont jamais vu le jour ; le terme même de Padanie 6
est issu de la géographie et non de l’histoire. Le répertoire historique mobilisable
pour des motifs nationaux étant quasi inexistant, les faiseurs d’histoire padane
doivent alors l’inventer presque de toutes pièces.
L’utilisation que la Ligue fait de l’histoire transfère sur la scène publique
des débats auparavant internes à la profession. Si les discussions sur le passé
échappent de plus en plus aux historiens, la « mise en société » de l’histoire est,
dans le cas qui nous intéresse, particulièrement lourde de conséquences. Même
quand elle se fait sur un mode qui peut sembler folklorique (le celtisme), l’écriture
d’une histoire padane soulève des questions fondamentales liées à l’actualité politique 7. Ainsi l’interprétation du processus d’unification italienne n’est-elle plus
une question pour « dix-neuviémistes », mais un véritable enjeu politique : il s’agit
de savoir si l’Italie doit rester une nation ou cesser de l’être. La Ligue fait dépendre
la réponse à cette question de la position adoptée à l’égard du Risorgimento :
a-t-il constitué une lutte héroïque du peuple italien contre l’oppresseur étranger
ou, comme le soutient le parti de Umberto Bossi, une guerre expansionniste visant
à étendre la domination piémontaise et à écraser les autonomies locales ? Dans un
tel contexte, les historiens de métier sont confrontés à l’utilisation possible de leur
œuvre : souligner le caractère non consensuel de l’unification permettrait à la Ligue
de démontrer l’inconsistance de l’Italie contemporaine. Mais ils sont aussi face à
un parti qui discrédite leur position institutionnelle et, par là même, leur parole.
Considérant les universitaires comme « partie intégrante du système », la Ligue
suppose qu’ils défendent non la vérité historique, mais les intérêts nationaux et
les positions de leur famille politique. C’est ce processus de mise à distance de
« l’histoire des historiens », modèle auquel la Ligue souhaite substituer une histoire
identitaire, non distanciée, ainsi que les moments forts de cette histoire construite
par les idéologues léguistes que cet article se propose d’analyser, avant d’aborder
le débat sur le Risorgimento, pour montrer à quel point le projet indépendantiste
de la Ligue a entraîné des repositionnements politiques mais aussi historiographiques. En effet, comment produire aujourd’hui une analyse critique de l’unité
italienne, auparavant le fait de l’historiographie liée à la gauche, sans pour autant
légitimer l’indépendantisme padan ?
L’« histoire » léguiste contre les historiens officiels
L’historiographie « légitime », constituée dans le cadre de l’Université italienne
et, pour cela, considérée comme asservie au pouvoir, est étiquetée par les léguistes
comme « historiographie de régime ». En Italie, l’expression fait explicitement
6 - Padania, communément utilisé en géographie, dérive de l’adjectif padano, « du Pô »
(valle padana, vallée du Pô).
7 - Au moment où nous écrivons, le ministre U. Bossi défend au Parlement son projet
de loi sur la dévolution de pouvoirs centraux aux régions en prononçant un discours
largement fondé sur des arguments historiques (La Padania, 28 novembre 2002).
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MARTINA AVANZA
référence au fascisme, ce qui permet de mesurer le caractère infamant d’une telle
appellation. Cette critique est d’abord défensive : à une exception près, aucun
historien professionnel n’a rejoint la Ligue pour conforter sa vision de l’histoire ;
au contraire, le cercle académique est très hostile au projet padan. En délégitimant
l’historiographie « officielle », la Ligue tente ainsi de neutraliser les critiques
venant des universitaires. Elle se défend d’un monde qui la rejette. S’il n’existe
pas d’historiens professionnels parmi les cadres léguistes, c’est aussi parce que le
parti n’a pas cherché à établir de liens privilégiés avec les intellectuels. La Ligue
rompt ainsi avec une vieille tradition italienne qui veut que les partis politiques
aient leurs intellectuels de référence 8. Elle se présente donc non seulement comme
un parti populaire (à l’instar du parti communiste), mais également comme un
mouvement anti-intellectuel (ce que le PCI n’était pas). Cette image est parfaitement incarnée par le fondateur et chef incontesté du parti, U. Bossi, qui utilise un
langage simple, voire vulgaire, et exalte ses origines populaires. En conséquence,
si les milieux académiques voient dans la Ligue le parti du provincialisme, de
l’ignorance et de la trivialité, la Ligue considère les universitaires, historiens inclus,
comme des privilégiés méconnaissant le peuple, asservis au régime et dépourvus
d’honnêteté intellectuelle. Entre la Ligue et le monde du savoir légitime règne
une répulsion mutuelle.
Puisque les courants historiographiques italiens sont en grande partie liés à
des orientations politiques (marxiste – puis progressiste –, libérale, catholique), les
historiens sont également accusés de partialité : leur lecture des événements serait
déterminée par les exigences de leur famille politique. Dans la reconstruction
léguiste, c’est en raison de cette « mauvaise foi » que les historiens nient l’existence
de la Padanie, alors que « si l’on élimine toutes les incrustations laissées par l’historiographie officielle, on découvre que peu de régions au monde peuvent se vanter
d’avoir une histoire commune si homogène 9 ». Pour s’opposer à cette « historiographie officielle », les faiseurs d’histoire padane valorisent la production d’érudits
locaux et de membres de sociétés savantes non académiques, distribuée dans des
circuits périphériques et souvent publiée par des maisons d’édition mineures.
Avec l’expression « historiographie officielle », la Ligue ne fait pas tant référence aux travaux scientifiques qu’au sens commun historique inculqué par la
scolarisation à l’électeur moyen. L’État italien, avec la complicité active des historiens « de régime », aurait constitué une historiographie mythologique à vocation
nationaliste qui, via l’école, serait devenue le bagage historique moyen des Italiens.
S’il est certain que l’Italie, comme tout État européen, a fait un emploi nationalisant
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8 - Gianfranco Miglio, professeur de sciences politiques, a été le seul nom de la culture
à avoir adhéré à la Ligue, en 1992, année au cours de laquelle il a été élu sénateur. Ce
fédéraliste de longue date quitte cependant le parti en 1993 et publie même, en 1994,
un pamphlet contre U. Bossi. Notons que, lors de la participation de Gianfranco Miglio,
la Ligue présentait un programme fédéraliste et non indépendantiste. Elle était alors
considérée comme beaucoup moins iconoclaste qu’aujourd’hui.
9 - GILBERTO ONETO, L’invenzione della Padania, Bergame, Foedus, 1997, p. 79.
LA PADANIE
de l’histoire scolaire 10, la Ligue, qui critique cet usage, ne propose pourtant rien
d’autre qu’une version padanisante de l’histoire. Mais la différence réside, à leurs
yeux, dans le fait que la Padanie, contrairement à l’Italie, serait une « vraie » nation.
Son histoire nationale ne peut donc être que véridique, alors que l’histoire nationale
italienne est une mystification.
Voulant s’opposer à cette « histoire nationale officielle », les cadres de la
Ligue ont décidé, avec le style provocateur qui les caractérise, de se déclarer
« révisionnistes ». Ainsi, Gilberto Oneto, « ministre de l’identité culturelle » au sein
du « gouvernement de Padanie » (institution factice mise en place par la Ligue du
Nord), considère « la relecture de l’histoire » comme sa priorité 11. De même, pour
la responsable de l’École padane (école primaire privée fondée par le parti en
Lombardie), il faut enseigner une « histoire revisitée » et délaisser « l’historiographie officielle qui vise à l’exaltation de l’unité italienne et non à l’établissement
de la vérité 12 ». Dans le contexte italien, le terme révisionnisme, à l’origine de
débats houleux que nous ne pouvons restituer ici que sous une forme très simplifiée, recouvre des acceptions différentes. Dans l’usage scientifique, sont dits révisionnistes les historiens qui relisent les périodes essentielles de l’histoire nationale,
notamment le Risorgimento et l’époque du fascisme et de la Résistance, en démystifiant certaines légendes de l’historiographie classique 13. Ils refusent pour la plupart cette appellation, jugée compromettante, bien que le terme révisionnisme
désigne un usage ouvertement polémique de l’histoire dont l’ambition est de révéler des « vérités cachées » parce que politiquement incorrectes et de briser des
« tabous historiographiques » imposés par des exigences politiques 14. Le sens du
terme, tant dans l’univers académique que médiatique, varie également selon que
l’on se place à droite ou à gauche de l’échiquier politique. À droite, il désigne
souvent un auteur qui ose rompre avec les schémas de l’orthodoxie politisée (sousentendu de gauche) pour révéler des vérités inconfortables ; à gauche, le mot est
presque insultant, car il évoque une « idéologie visant à orienter le jugement
historique en faveur ou à l’encontre d’un parti politique 15 ». En revendiquant fièrement l’étiquette de révisionnisme, les léguistes se placent donc du côté de l’histoire
polémique et non distanciée, mais aussi du côté de la droite.
10 - ANNE-MARIE THIESSE, La création des identités nationales, Paris, Le Seuil, 1999.
11 - GILBERTO ONETO, « Padania, non c’é futuro senza memoria », La Padania, 31 mars
1998.
12 - MARIELLA MAZZETTO, « Scuola padana, custode dell’identitá », La Padania, 9 mai
1998.
13 - LUCY RIALL, Il Risorgimento. Storia e interpretazioni, Rome, Donzelli, 1997.
14 - Souligner qu’il existe des usages différents du terme révisionnisme selon les niveaux
de production (académique, médiatique), ne signifie pas opposer le « bon » révisionnisme des chercheurs au « mauvais » révisionnisme des essayistes et/ou des journalistes.
Cette opposition serait d’autant plus absurde que des historiens de métier investissent
les deux niveaux de production en publiant des ouvrages scientifiques distanciés tout
en écrivant des éditoriaux, parfois tonitruants, dans les journaux.
15 - NORBERTO BOBBIO, « Se il Papa diventa revisionista », La Stampa, 2 décembre 2000.
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MARTINA AVANZA
Le Risorgimento et la Résistance, objets privilégiés du révisionnisme tant
scientifique que politico-médiatique, sont les deux moments fondateurs de l’histoire nationale. Les remettre en question est donc une opération lourde de sens,
notamment dans un contexte politique et intellectuel en pleine mutation. Caractérisé, à partir de l’après-guerre, par une forte influence de la gauche, le paysage
intellectuel italien a beaucoup changé avec la disparition du couple DC/PCI (la
Démocratie chrétienne ayant gouverné le pays pendant cinquante ans alors que
le Parti communiste italien exerçait une grande influence dans le domaine de
la culture) et l’arrivée au pouvoir de la droite berlusconienne en 1994. Avec Silvio
Berlusconi, animé par un anticommunisme virulent, et son allié Gianfranco Fini
(secrétaire du parti néo-fasciste Alliance nationale), aspirant à sortir de sa marginalité politique, s’ouvrait alors une période favorable à l’utilisation politique et
médiatique du révisionnisme de la Résistance et du fascisme 16. Dans le même
temps, la Ligue du Nord, précédemment fédéraliste, se déclarait sécessionniste
en menaçant ouvertement l’unité nationale. De ce fait, la relecture du Risorgimento,
opérée dans les années 1980 par une nouvelle génération d’historiens dits révisionnistes, soucieux de dépasser tant une lecture strictement marxiste des événements
que la rhétorique patriotique exaltant le processus unitaire, devint également un
objet délicat à manier. En effet, la Ligue instrumentalise tout apport historiographique critique susceptible de délégitimer le processus unitaire. Comme le
parti de S. Berlusconi, elle a besoin de forger un nouveau sens commun, en histoire,
mais fondé sur l’anti-italianisme et non, comme la droite libérale, sur l’anticommunisme. Malgré cette différence, les deux partis usent de l’historiographie
comme d’une source de légitimation de l’ordre politique qu’ils souhaitent instaurer17.
La tentative léguiste pour doter la Padanie d’une histoire propre doit donc se
comprendre dans cet environnement particulièrement propice à l’usage politique
du passé.
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16 - Les historiens Renzo De Felice et Claudio Pavone avaient déjà montré dans les
années 1970, en contradiction avec ce qui était enseigné à l’école, que le soutien
populaire au fascisme avait été fort et que la Résistance ressemblait davantage à une
guerre civile qu’à un mouvement populaire large et spontané. La relecture critique
du fascisme et de la Résistance ne date donc pas des années 1990, mais elle est
pourtant présentée dans les médias comme une rupture, comme le dépassement enfin
possible d’un tabou imposé par la « vulgate marxiste » de l’histoire. Ce qui change
n’est donc pas tant l’interprétation de l’histoire que son utilisation médiatique et
politique. La tentative (avortée) du président de la région Latium, Francesco Storace
(AN), pour instaurer une commission de révision des livres scolaires d’histoire afin de
les épurer de « l’orthodoxie marxiste » est l’exemple le plus parlant de cette nouvelle
utilisation du révisionnisme.
17 - Ce faisant, les partis de U. Bossi et de S. Berlusconi n’innovent guère puisque
« l’historiographie italienne, fortement marquée depuis le Risorgimento par le conditionnement politique et idéologique, est devenue une partie essentielle des cultures
politiques, au point qu’écrire son histoire signifie écrire aussi l’histoire de la culture
politique de la nation » (MASSIMO SALVADORI, « Legittimazione politica e storiografia
italiana », in Due Nazioni? Legittimazione e delegittimazione nella storia dell’Italia contemporanea (Turin, Fondation Giovanni Agnelli, 11 et 12 octobre 2001), <www.fga.it>).
LA PADANIE
La presse léguiste 18 est le support privilégié de l’histoire revisitée par la
Ligue, que les idéologues du parti sont les plus aptes à écrire. Parmi ces derniers,
certains se révélèrent particulièrement attentifs aux questions historiques : Elena
Percivaldi qui, après avoir étudié l’histoire médiévale à l’université de Milan, est
journaliste au quotidien La Padania ; Andrea Rognoni, professeur de littérature
italienne dans l’enseignement secondaire, est aussi responsable de la culture au
sein du parti et président de l’association padane Art Nord 19 ; G. Oneto, architecte
de profession, représente la référence suprême pour les indépendantistes padans.
Directeur de Quaderni Padani, la revue érudite du padanisme, il est l’auteur d’un
livre au titre provocateur, L’invenzione della Padania ; collaborateur de La Padania,
il manie la dénonciation (pour attaquer les historiens « de régime »), la prophétie
(en 1998, il commémore les soulèvements de 1848 en annonçant que l’esprit de
révolte est tout près d’éclater à nouveau) ou la leçon (les Celtes ont été battus par
les Romains à cause de leurs divisions internes, et les Padans doivent donc s’unir
aujourd’hui, sous l’égide de la Ligue du Nord, pour ne pas répéter les mêmes
erreurs). Le passé, dans les articles de G. Oneto, devient on ne peut plus actuel.
Enfin, Ettore Albertoni, actuel adjoint à la culture de la région Lombardie et
professeur à l’université de Varèse où il enseigne l’histoire des doctrines politiques,
est le seul universitaire ayant adhéré à la Ligue 20. Plus distancié que ses camarades
de parti, il veille toujours cependant, quand il écrit dans La Padania, à faire le
lien entre l’analyse du passé et le diagnostic léguiste du présent, à savoir la nonexistence de l’Italie et la réalité d’une Padanie dont témoignerait l’histoire.
Si les cadres de la Ligue engagés dans l’écriture de l’histoire padane disposent
donc d’un capital culturel et scolaire, ils n’ont pas une position d’autorité pour
traiter d’histoire, même E. Albertoni. Les idéologues léguistes apparaissent alors
comme des acteurs illégitimes tant scientifiquement (ce ne sont pas des spécialistes) que politiquement (ils appartiennent à un parti xénophobe et sécessionniste
fortement méprisé dans les milieux académiques). Point n’est besoin d’indiquer
que le niveau d’élaboration des « historiens padans » est très élémentaire : les
18 - La lecture du quotidien La Padania, entre janvier 1998 et juin 2001, a permis de
constituer un vaste corpus d’articles traitant spécifiquement d’histoire (environ deux
cent vingt textes) ; furent également consultés la revue Quaderni Padani et les sites web
padanistes. Des entretiens avec les plus actifs parmi les producteurs d’histoire padane
ont complété ce matériel.
19 - Les associations padanes représentent la partie la plus passionnément indépendantiste du mouvement. Créées par le congrès du parti de février 1998, elles sont aujourd’hui au nombre de vingt-cinq, reconnues officiellement, et s’occupent de thèmes très
différents. Art Nord organise des événements artistiques (biennale de peinture padane,
concours de poésie padane), mais il existe aussi des associations sportives, patrimoniales,
environnementales, d’autres s’occupant des enfants (scoutisme), des jeunes, des
femmes, des retraités, etc.
20 - E. Albertoni, juriste de formation, enseigne dans une faculté de droit, où il est
rattaché à un département d’études juridico-politiques. Voir, entre autres, Doctrine de
la classe politique et théorie des élites, Paris, Méridiens-Klincksieck, 1987, et ID. (dir.), Il
federalismo nel pensiero politico e nelle istituzioni, Milan, Euroedizione, 1995.
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MARTINA AVANZA
anachronismes constituent la règle 21, les sources ne sont jamais citées, les événements sont décontextualisés, les personnages historiques caricaturés, les oppositions durcies. Ces tares reflètent moins une incompétence des cadres intellectuels
du parti qu’une volonté affichée de donner un sens politique au passé : l’histoire
est « moins un savoir à produire qu’une ressource à repérer, à capter et à faire
fructifier 22 ». Le but recherché par le parti n’est pas la production d’une histoire
rigoureuse, complexe et distanciée, mais la construction d’une interprétation de
l’évolution historique appliquée au discours politico-identitaire du mouvement 23.
Si les militants du parti, auxquels cette histoire de proximité s’adresse, sont
prêts à recevoir des interprétations historiques aussi improbables, ce n’est pas
seulement, comme on a pu l’affirmer, parce qu’il s’agit d’un public en grande
partie ouvrier doté d’un faible capital culturel. Beaucoup de militants ne sont pas
dupes des raccourcis historiques empruntés par la Ligue. Simplement, pour eux,
le cœur de la question ne se situe pas là. Se reconnaissant comme membres de la
nation padane, les militants léguistes demandent à l’histoire de confirmer leur
existence collective, de faire le lien entre les membres de la communauté. Pour
cette logique sociale de la mémoire, l’objectivité et la précision chronologique
n’ont guère d’importance. « La collectivité, ici et maintenant, étant donnée comme
première, tout se déroule comme si le passé devait se plier aux exigences du
présent. [...] Ici, la vérité sociologique prime sur la vérité historique 24. »
Une histoire de Padanie
Les Celtes sont désignés comme les ancêtres des Padans. C’est pour souligner
cette filiation qu’un motif celtique dit « soleil des Alpes », a été choisi pour orner
le drapeau de la Padanie et symboliser la Ligue du Nord. La présence des Celtes
sur le territoire témoignerait du fait que, dans le Nord, il existait des civilisations
avant l’arrivée des Romains. Un argument d’antériorité est ici évoqué, typique des
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21 - En définissant les Celtes comme un peuple fédéraliste, la Ligue affirme en
fait que, depuis l’Antiquité, il existait des instances fédéralistes en Padanie, que la
colonisation romaine, hier comme aujourd’hui, tente de réprimer. Identité, altérité,
enracinement dans le passé, tous ingrédients permettant à la Ligue de mener une
stratégie identitaire. L’histoire est alors conçue comme un « récit communautaire »
(ETTORE ALBERTONI, « Con l’Insubria la storia diventa racconto comunitario », La
Padania, 25 juin 2000).
22 - DANIEL FABRE, « L’histoire a changé de lieu », in A. BENSA et D. FABRE, Une
histoire à soi, Paris, Mission du Patrimoine ethnologique/Éditions de la MSH, 2001,
pp. 13-41, ici p. 29.
23 - Il s’agit, classiquement, d’un usage instrumental de l’histoire bien illustré dans
ERIC HOBSBAWM et TERENCE RANGER, The Invention of Tradition, Cambridge, Cambridge University Press, 1983.
24 - ALBAN BENSA, « Fièvres d’histoire dans la France contemporaine », in A. BENSA
et D. FABRE, Une histoire à soi, op. cit., pp. 1-12, ici p. 10-11.
LA PADANIE
diatribes nationalistes 25 ; les padanistes peuvent ainsi se dire colonisés, hier comme
aujourd’hui, par les Romains. La revendication d’une ascendance celtique permet
également à la Ligue de donner une profondeur historique justifiant la différence
entre l’Italie septentrionale et méridionale : depuis l’Antiquité, le Nord celtique
s’opposerait au Sud latin. Lorsque les Romains partirent à la conquête du nord de
la péninsule pour soumettre les populations celtes, eut lieu, « pour la première
fois, l’affrontement entre le centralisme le plus mesquin et une société de fait
fédéraliste 26 ». Organisés en clans autonomes, les Celtes, dans l’interprétation
léguiste, n’ont pas su dépasser leurs divisions internes et s’allier contre l’envahisseur romain. Face à une population au sein de laquelle l’esprit de clocher est plus
fort que l’identité régionale et bien davantage que la référence à la Padanie, la
Ligue a besoin de telles « leçons historiques » dans sa tentative de fédérer les
centaines de localismes qui composent l’Italie septentrionale 27.
En dépit de la défaite des Celtes et la romanisation de la Padanie, les faiseurs
d’histoire du parti traquent la trace d’une présence celtique dans les dialectes
encore parlés en Italie septentrionale, dans la toponymie, la musique ou les coutumes agraires. Les plus hardis des idéologues léguistes vont même jusqu’à soutenir l’existence d’une continuité totale entre anciens Celtes et Padans d’aujourd’hui.
Ainsi, dans la reconstruction de G. Oneto, les Celtes, peuple des bois, se sont
réfugiés dans les montagnes lors de la colonisation romaine pour descendre ensuite
repeupler la plaine, où les habitants étaient régulièrement décimés par les guerres
et les épidémies. Ce mécanisme de purification se serait répété lors des invasions
ultérieures : G. Oneto cite notamment les invasions napoléoniennes ou encore la
période fasciste, au cours de laquelle les Padans sont remontés dans les montagnes
pour résister. Les habitants du Nord ont donc pu sauvegarder leur origine celtique,
du point de vue culturel et génétique, grâce au « réservoir d’identité » que constituent les Alpes 28. Cette vision cyclique et biologisante de l’histoire, bien que fort
contestable, a le mérite de construire une continuité avec les ancêtres, fondée de
surcroît sur des éléments considérés comme valorisants : la « pureté » des CeltesPadans (par opposition au nord de la péninsule, depuis toujours terre de passage
et d’invasions) et leur capacité de résistance aux envahisseurs (les Romains, mais
aussi Napoléon et les fascistes).
Pour rendre cette continuité plus concrète et permettre à ses militants de
traduire physiquement l’histoire, le parti a exploité le celtisme sous toutes ses
formes : musique, sur Radio Padania Libera, astrologie (l’hebdomadaire léguiste
publie un horoscope celtique), tourisme : le parti organise un nouvel an celtique à
Milan et propose aux militants de partir au festival de Lorient avec Padania Tour,
25 - JEAN-FRANÇOIS BAYART et PETER GESCHIERE (dossier dirigé par), « “J’étais là avant”.
Problématiques politiques de l’autochtonie », Critique internationale, 10, 2001, pp. 125-194.
26 - G. ONETO, L’invenzione..., op. cit., p. 81.
27 - Sur le localisme, voir ILVO DIAMANTI, Il Male del Nord. Lega, localismo, secessione,
Rome, Donzelli, 1996.
28 - Gilberto Oneto, intervention lors du colloque de culture padaniste dédié aux Alpes
(Turin, 12 mars 2000).
93
MARTINA AVANZA
son agence de voyage. Terra Insubre, une association culturelle étroitement liée
à la Ligue, organise même des ateliers de fabrication d’épées et de boucliers celtiques pour ensuite mettre en scène des batailles ou des défilés historiques.
Parmi les nombreux groupes qui se sont établis dans le nord de la péninsule,
les historiens léguistes ont sélectionné les peuples qu’ils souhaitaient voir apparaître dans leur panthéon. Oubliant délibérément la période de la colonisation
romaine, ils désignent les Lombards comme fondateurs, à côté des Celtes, de la
padanité. Peuple germanique et guerrier, les Lombards font partie, dans les livres
d’école, des « envahisseurs barbares » qui ont entraîné la chute de l’Empire romain.
Dans l’histoire léguiste, ils deviennent des « forces jeunes et résolues 29 » ayant
chassé l’occupant romain, décadent et centraliste, pour renouer avec l’esprit autonomiste des Celtes : des libérateurs.
Cette reconstruction remplit une double fonction dans le projet léguiste.
D’abord, elle permet aux idéologues du parti de renforcer la dichotomie autonomie/
centralisme structurant leur vision de l’histoire. Ensuite, elle renverse une hiérarchie établie dans le sens commun historique des Italiens qui identifient dans la
Rome antique une grande civilisation et considèrent les Barbares comme de sauvages destructeurs. Cette inversion est, pour le parti, une manière de flatter ses
électeurs qui, à l’instar des Barbares, sont porteurs d’une image négative : la population de cette région, dite du « Nord profond », a en effet la réputation d’être fermée,
ignorante, rude, parlant des dialectes aussi gutturaux qu’inaudibles. Pour les padanistes, opposer au raffinement décadent des Romains la vitalité et la simplicité de
ces Barbares qu’ils revendiquent pour ancêtres signifie assumer, en le renversant,
le stigmate du provincial nordique 30. Simple, sincère, issu du peuple, travailleur,
taciturne mais généreux, l’homme du « Nord profond », dans la reconstruction
léguiste, est un barbare, mais au bon sens du terme.
Bien qu’elle revalorise les Barbares dans leur ensemble (Goths, Huns, etc.),
la Ligue privilégie les Lombards, puisque leur implantation a été durable. Récusant
l’image d’un peuple rustre et inculte, les idéologues léguistes soulignent leur « apport
fondamental » (le savoir-faire des orfèvres lombards, la beauté de leur architecture,
la justesse de leur droit) 31, grâce auquel « les Padans, aujourd’hui encore, sont
beaucoup plus proches de la civilisation centre-européenne et germanique que de
la culture et de la mentalité latino-méridionales 32 ». On renforce ainsi la fracture
Nord-Sud au sein de l’Italie, tout en tirant la Padanie vers le nord et les régions
prospères de l’Europe.
Si les Lombards ont été battus par les Francs, ces derniers n’ont pas pour
autant, soutient la Ligue, restauré le centralisme de l’Empire romain. Au contraire,
94
29 - ETTORE ALBERTONI, « Longobardi, antichi alfieri della nostra libertà », La Padania,
18 juin 2000.
30 - ERVING GOFFMAN, Stigmate. Les usages sociaux des handicaps, Paris, Éditions de
Minuit, 1975.
31 - ELENA PERCIVALDI, « I Longobardi seme d’Europa », La Padania, 15 février 1999.
32 - ID., « Noi Padani, di sangue longobardo », La Padania, 15 novembre 1998.
LA PADANIE
le Saint-Empire romain germanique représente la « réalisation d’une Europe antinationaliste caractérisée par les autonomies régionales 33 ». U. Bossi lui-même
défend cette interprétation de l’empire de Charlemagne dans lequel « des cités et
des régions autonomes cohabitaient en harmonie avec une autorité supérieure,
instaurant ainsi un équilibre entre global et local 34. ». Cette relecture du Moyen
Âge traduit les tentatives de la Ligue pour légitimer sa vision de « l’Europe des
régions et des peuples », une confédération de régions à l’autonomie large, en lieu
et place des États-nations 35. Cette Europe, que la Ligue défend au Parlement
européen aux côtés notamment des élus du FPÖ de Haider, est posée en contremodèle face à « l’Europe centraliste des finances », « l’Europe d’en haut », issue
du traité de Maastricht. L’exaltation du Saint-Empire révèle également la volonté
de la Ligue de définir l’espace européen en faisant référence à son « essence
chrétienne ». L’Europe chrétienne, héritière du Saint-Empire, devrait alors refuser
d’intégrer des pays musulmans. Le parti s’oppose d’ailleurs à l’entrée de la Turquie
dans l’Union européenne.
La valorisation de la participation padane aux Croisades 36 et l’admiration
affichée pour l’ordre des Templiers 37 témoignent du même projet : démontrer
que la Chrétienté et l’Islam sont ennemis depuis toujours et qu’ils ne peuvent que
continuer à l’être. Une telle relecture du passé, qui prétend trouver dans les événements du 11 septembre 2001 sa confirmation, est à mettre en relation avec la
question de l’immigration. Pour justifier sa politique violemment opposée à toute
immigration (U. Bossi a conçu la nouvelle loi italienne sur l’immigration, la plus
restrictive d’Europe), notamment en provenance de pays musulmans, la Ligue
utilise encore une fois des arguments historiques ; si les « Sarrasins » du passé
arrivaient le cimeterre brandi, ils se présentent aujourd’hui sous l’aspect de
« pauvres immigrés », mais il ne faut pas s’y tromper : « C’est la même culture
intolérante, arrogante et sanguinaire qui veut détruire la civilisation chrétienne
européenne38. » Faire référence aux Croisades dans l’écriture d’une histoire padane,
c’est alors proposer un modèle de religion guerrière contre un autre, caritatif et
accueillant. Le parti s’est d’ailleurs récemment rapproché des secteurs les plus
fondamentalistes de l’Église, qui ne partagent pas l’attitude tolérante du Vatican
à l’égard de l’Islam et appellent à la « résistance » des chrétiens. La Ligue venant
d’une tradition laïque, cette position de paladin de la vraie foi paraît instrumentale.
C’est confrontée à l’immigration, majoritairement musulmane, que la Ligue
a trouvé sa vocation chrétienne (des plus intransigeantes) et redécouvert les
Templiers et le Saint-Empire.
33 - Entretien avec un idéologue léguiste, 14 avril 2000.
34 - Meeting léguiste, Venise, 1er avril 2000.
35 - UMBERTO BOSSI et JÖRG HAIDER, Europa der regionen, Graz, Themen, 1993.
36 - ELENA PERCIVALDI, « I Lombardi, protagonisti alla Crociata », La Padania, 10 décembre
1999.
37 - ANDREA ROGNONI, « Templari, misteriosi custodi della sapienza », La Padania,
30 novembre 1999.
38 - GILBERTO ONETO, « La nuova invasione », La Padania, 24 janvier 1999.
95
MARTINA AVANZA
Si l’empire de Charlemagne est érigé en modèle de gouvernement, celui de
Frédéric Ier est classé par les idéologues léguistes (au même titre que l’Empire
romain) parmi les « régimes centralistes ». Frédéric Ier avait décidé de restaurer
l’Empire et de renforcer son pouvoir sur l’Italie. Confrontées à cette tentative,
les cités lombardes et vénètes s’étaient alliées pour sauvegarder leurs privilèges,
fondant la Ligue lombarde qui, malgré les campagnes militaires entreprises par
l’empereur, contraignit Frédéric à signer le traité de Constance, en 1183, marquant
le succès des communes fédérées. Cette période est fondamentale dans l’historiographie léguiste pour plusieurs raisons. Elle a fourni au parti son nom ainsi que
son symbole électoral, l’image du chevalier Alberto da Giussano, qui se serait
distingué en 1176 dans la bataille de Legnano, décisive pour le succès des cités.
Même s’il a connu différentes lectures depuis sa naissance, au début du XIXe siècle,
le mythe de la Ligue lombarde a toujours eu une finalité patriotique unitaire 39 :
Alberto da Giussano serait donc un héros patriotique à la tête d’une révolte contre
l’envahisseur étranger. U. Bossi, au contraire, donne au mythe une signification
anti-unitaire (le chevalier combattait pour l’autonomie de sa cité) et défend une
conception micro-étatique de l’organisation politique. Ainsi la Ligue détournet-elle habilement en sa faveur un mythe national déjà construit 40.
Dans l’historiographie léguiste, la Ligue lombarde représente la volonté autonomiste des communes du Nord et leur capacité de s’unir dans la lutte. Si les Celtes
n’avaient pas su rassembler leurs forces contre les Romains, les cités médiévales ont
su le faire « pour défendre leurs différences 41 ». Il est maintes fois répété dans la
presse léguiste que les Padans d’aujourd’hui devraient s’inspirer de cette expérience pour dépasser leurs divisions, face au centralisme qui les menace. Afin
de favoriser cette union entre Padans, le parti a inventé un rituel qui se veut la
reproduction du serment de fidélité prononcé par les cités au XIIe siècle. En l’an
1167, les représentants des communes avaient juré fidélité à la Ligue lombarde
dans le monastère de Pontida (localité située dans la province de Bergame). C’est
donc tout naturellement en ce lieu que Bossi réunit chaque année les militants du
mouvement pour qu’ils prêtent serment à la Padanie aux côtés des cadres et des
élus du parti. Ce meeting annuel réunit des milliers de personnes dans un terrain
surnommé le « pré sacré ». En juin 2000, la Ligue a acquis le pré sur lequel sera
érigée une stèle sculptée avec le nom de chaque militant y ayant contribué. Les
padanistes s’achètent ainsi un morceau d’histoire qui devient leur histoire.
Les idéologues léguistes gomment, en revanche, de l’histoire padane la
totalité de la Renaissance. Célébrée dans les manuels scolaires comme un grand
moment de civilisation, après la sombre période du Moyen Âge, la Renaissance
96
39 - Sur l’évolution de ce mythe, voir STEFANO CAVAZZA, « L’invenzione della tradizione
e la Lega Lombarda. Note introduttive », Iter-percorsi di ricerca, 8, 1994, pp. 197-214.
40 - CHRISTOPHE BOUILLAUD, Dans aucun pays au monde. Univers politique italien et
processus de légitimation et d’organisation d’une entreprise politique. Le cas de la
Ligue Lombarde-Ligue Nord, Doctorat de Sciences politiques, Université de Paris
I, 1995.
41 - G. ONETO, L’invenzione..., op. cit., pp. 84-85.
LA PADANIE
incarne l’italianité et, pour cela, est exclue de l’histoire de Padanie, qui reprend
au XVIIIe siècle avec les soulèvements anti-jacobins. Les campagnes antireligieuses
menées par Bonaparte en Italie, pendant la période des républiques jacobines
comme pendant la période impériale, provoquèrent des soulèvements populaires.
Au cri de « Vive Marie ! », la population manifestait son attachement à la religion.
Selon la Ligue, ces révoltes ne sauraient être exclusivement attribuées à l’esprit
conservateur de la paysannerie, car elles témoignent d’une volonté de défendre
les libertés locales (mais aussi la liberté de culte) contre le « jacobinisme centralisateur et écrasant 42 ». Encore une fois, les Padans, fédéralistes dans l’âme, étaient
confrontés au centralisme. Cette dichotomie autonomie/centralisme, structurant
l’ensemble de la vision léguiste de l’histoire, cumule deux avantages. D’abord,
elle permet d’inscrire dans la longue durée la différence entre le nord (marqué par
une tradition micro-étatique) et le sud de la péninsule (dominé par le centralisme
de l’Empire romain puis des Bourbons). Ensuite, cette opposition fournit aux
idéologues léguistes la possibilité de donner une cohérence à l’histoire padane,
malgré sa lacune de plus de cinq siècles : « Il existe un long et fort fil rouge (de
sang, de passion) qui relie les anciennes tribus celtiques aux cités médiévales, au
peuple insurgé et à tous ceux qui combattent aujourd’hui pour les libertés des
communautés padanes 43 ». Lors de ces batailles, les Padans ont gagné quand ils se
sont unis (telles les cités médiévales de la Ligue lombarde) et ont perdu quand
ils ont laissé leurs particularismes les diviser. Un tel récit fournit aux Padans d’aujourd’hui une continuité avec leurs ancêtres, une cohérence dans le déroulement
de leur histoire et un mode d’emploi pour construire leur futur.
Le Risorgimento. Interprétations politiques
et historiographiques
Le Risorgimento joue un rôle central dans l’historiographie italienne. C’est au
cours de cette période que l’Italie devient une nation, trouve ses pères fondateurs
(Mazzini, Garibaldi, Cavour) et puise ses idéaux politiques (libéralisme, nationalisme, républicanisme). S’attaquer au Risorgimento, comme le fait la Ligue, est
donc un acte lourd de sens. En questionnant l’arsenal complet des pères de la
patrie et toute la mythologie nationale, le parti souhaite démontrer l’illégitimité
de l’unification et, partant, de l’État italien issu de ce processus. Le but de cette
opération est ouvertement celui de réinterroger le présent et notamment de questionner l’existence même d’un État italien unitaire. Pour écrire leur histoire de
l’unification, les idéologues léguistes utilisent différents types d’argumentaires. À
partir de références hétéroclites, allant des plus illégitimes aux plus académiquement consacrées, ils bricolent une histoire du Risorgimento adaptée à leur projet
42 - ANDREA ROGNONI, « Se il popolo snobba la rivoluzione », La Padania, 4 juin 2000.
43 - GILBERTO ONETO, « Quei leghisti di duecento anni fa », La Padania, 26 novembre
1999.
97
MARTINA AVANZA
politique. Parmi les argumentaires développés dans des contextes non universitaires, la Ligue mobilise trois types de discours, tous violemment anti-Risorgimento.
Le premier a été développé au sein de l’horizon ultra-catholique. L’unité italienne
ayant mis fin au pouvoir temporel du pape, certains auteurs dénoncent une prétendue volonté des pères de la patrie de détruire la religion. L’Italie se serait faite
contre l’Église et donc contre le peuple, profondément croyant. Ces auteurs soulignent le fait que, après l’unité, beaucoup d’Italiens, suivant en cela les consignes
de Pie IX, ne participaient pas à la vie politique. Un tel pays, dénoncent ces
auteurs, ne saurait être considéré comme légitime 44. Dans un contexte marqué par
un regain de l’interventionnisme de la papauté dans la vie politique italienne, cette
lecture cléricale de l’histoire a été renforcée par la béatification, le 3 septembre
2000, du dernier pape-roi, Pie IX, et par le soutien accordé à Communion et
Libération, puissant groupement catholique qui, lors de l’édition 2000 de son grand
meeting annuel, organisait une exposition sur « l’Autre Risorgimento », épousant
les thèses ultra-catholiques.
Le légitimisme bourbon constitue le deuxième filon exploité par la Ligue
pour attaquer le Risorgimento. Ayant entraîné la chute du royaume de Naples,
l’unité est analysée par certains auteurs, la plupart originaires du sud de l’Italie,
comme une conquête, une guerre expansionniste menée par la maison de Savoie
contre les Bourbons 45. Si l’histoire nationale, telle qu’elle est enseignée à l’école,
justifie l’intervention du royaume de Piémont par le caractère despotique du gouvernement de Ferdinand II, les légitimistes soulignent la résistance des méridionaux contre l’invasion. On ne se bat pas pour un roi impopulaire, remarquent-ils.
De même, en insistant sur les éléments de modernisation introduits par le roi (le
chemin de fer) et sur la croissance économique de Naples dans les années antérieures à l’unité, les légitimistes essaient de montrer le souverain sous un jour
meilleur 46. Ils dénoncent enfin la ruine qu’aurait représentée l’unité italienne (en
raison de l’abolition des douanes intérieures) pour l’industrie naissante du Sud,
brutalement confrontée à la concurrence des grandes manufactures du Nord.
L’usage que fait la Ligue de cette thématique est largement utilitariste.
Membres d’un parti dont l’un des slogans préféré est Forza Etna, autrement dit :
« Entre en éruption et détruis la Sicile », les padanistes ne se soucient guère du
sort des Bourbons ou de la prospérité perdue du Sud. S’ils valorisent le courant
légitimiste, c’est parce qu’il conteste l’unité italienne et peut donc leur apporter des
arguments. Cet opportunisme concerne également la production ultra-catholique.
De tradition laïque, la Ligue récupère les arguments cléricaux uniquement dans
le but d’additionner tout ce qui permet de contester l’État italien.
Enfin, le parti puise dans une tradition autonomiste/fédéraliste, moins
construite que les deux précédentes, mais cohérente avec le projet léguiste. Pour
98
44 - ANGELA PELLICCIARI, L’altro Risorgimento. Una guerra di religione dimenticata, Casale
Monferrato, Piemme, 2000.
45 - CARLO ALIANELLO, La conquista del sud. Il Risorgimento nell’Italia meridionale, Milan,
Rusconi, 1972.
46 - ULDERICO NISTICO, Prontuario Oscurantista, Salerne, Ar, 2000.
LA PADANIE
ces auteurs, l’unification a été une opération politique qui ne prenait nullement
en considération les différences culturelles séparant les populations vivant dans la
péninsule. Pour souligner l’absence d’une culture unifiée, est constamment mis
en avant le fait que, en 1860, seulement 2,5 % de la population parlait la langue
nationale. Seule une organisation fédérale, soutiennent-ils, aurait permis de prendre
en compte ces différences, mais l’Italie unifiée, en choisissant le centralisme, a
essayé de les effacer, se rendant ainsi coupable d’un véritable crime que certains
auteurs n’hésitent pas à qualifier d’ethnocide.
Pour ces auteurs autonomistes, la Ligue est l’unique interlocuteur politique
possible (la gauche s’étant désintéressée des questions liées aux minorités linguistiques, aux dialectes, etc.). C’est ainsi qu’ont vu le jour des collaborations inattendues avec la Ligue, comme celle de Sergio Salvi 47, homme de gauche passionné
de langues minoritaires et autonomiste toscan de vieille date. Tout en restant
critique à l’égard du parti, ce dernier collabore avec ses idéologues et a même
commis un petit livre visant à prouver l’existence d’une langue padane, ce qui
justifierait le projet d’indépendance de la Padanie 48. Les ouvrages de Salvi et
d’autres compagnons de route sont vendus aux réunions, aux fêtes et parfois même
lors des manifestations du parti. Des comptes rendus de ces ouvrages et des interviews avec leurs auteurs paraissent dans La Padania ; certains d’entre eux collaborent même avec le quotidien léguiste. C’est le cas de Romano Bracalini 49 :
journaliste et récemment promu, grâce à la Ligue, vice-directeur du journal télévisé
de la chaîne publique RAI 3, il publie des articles d’histoire dans La Padania 50 et
participe aux colloques de culture padaniste organisés par le parti. Qu’ils soient
proches de la Ligue ou d’autres instances, ces auteurs, contrairement aux historiens
de métier, assument ouvertement le caractère politisé de leur production : ils fabriquent une histoire entièrement tournée vers le présent et ses enjeux, et utilisent
pour cela un ton résolument polémique. Cette allégeance affichée à une cause du
présent, qu’elle soit catholique, légitimiste ou fédéraliste, est considérée par la
Ligue comme une attitude plus honnête que la « prétendue objectivité » des
universitaires.
Pourtant, dans leur réécriture du Risorgimento, les padanistes utilisent largement les travaux universitaires, en particulier la thèse, largement acceptée, de
l’étatisation manquée de l’Italie d’après l’unification : elle fait du caractère tardif
et forcé du processus d’unification nationale la raison déterminante d’un déficit
de légitimité de l’État et de l’absence d’une conscience civique nationale capable de
se substituer aux cultures particularistes pour assurer l’intégration des masses à
47 - Ses livres : L’Italia non esiste, Florence, Camunia, 1996, et Le lingue tagliate. Storia
delle minoranze linguistiche in Italia, Milan, Rizzoli, 1975, sont des classiques toujours
cités dans la liste, régulièrement publiée dans La Padania, des ouvrages qui ne sauraient
manquer dans la bibliothèque des vrais padanistes.
48 - SERGIO SALVI, La lingua padana e i suoi dialetti, supplément à la revue Quaderni
Padani, 1999.
49 - ROMANO BRACALINI, La vita quotidiana in Italia prima dell’Unità. 1815-1860, Milan,
Rizzoli, 2001 ; ID., Cattaneo, un federalista per gli italiani, Milan, Mondadori, 1995.
50 - ID., « Arrivano le imprese. Mamma che paura! », La Padania, 17 et 26 mai 2000.
99
MARTINA AVANZA
l’ensemble de la nation 51. Il est évident que cette analyse de l’histoire italienne
en termes d’absence, de manques et d’insuffisances peut se prêter facilement à
une appropriation par les idéologues léguistes dans leur volonté de déconstruire
l’unité nationale. Des ouvrages aux titres évocateurs comme L’invention de l’Italie
unifiée 52, ou Italie adieu ? Union et désunion de 1860 à nos jours 53, ne peuvent en effet
qu’attirer l’attention des padanistes. Le fait que leurs travaux puissent légitimer le
projet padaniste oblige les historiens professionnels à s’interroger sur la dimension
politique de leur travail. Mis sous pression par le sécessionnisme de la Ligue du
Nord, les spécialistes du Risorgimento se voient dans l’obligation de se repositionner sur l’échiquier historiographique et politique. Il s’agit donc d’analyser la relecture du Risorgimento opérée par la Ligue, les emprunts faits à l’historiographie
légitime et les réactions que tout cela engendre au sein de la « famille des historiens ». La presse, qui sert de tribune à ces débats historico-politiques, est ici notre
source principale.
L’histoire nationale considère les soulèvements de 1848 comme l’un des
événements majeurs du processus d’unification. En 1848, les plus importantes
villes du Nord sous domination autrichienne, dont Milan, connaissent des révoltes
violentes que l’on a toujours interprétées comme des mouvements patriotiques
annonçant l’unité italienne. Selon l’historiographie léguiste, en revanche, elles
étaient certes dirigées contre les Habsbourg, mais n’appelaient pas à l’unité de
l’Italie ; elles exprimaient au contraire une volonté d’autonomie locale et de fédéralisme. Pour légitimer cette vision des événements, la Ligue se réfère à Carlo
Cattaneo, un intellectuel milanais engagé dans les insurrections de 1848 et qui
prônait une solution républicaine et fédérale pour l’Italie.
La Ligue, seul parti à se déclarer fédéraliste jusqu’au milieu des années 1990,
a su s’approprier cette figure et en faire un véritable père spirituel, au point qu’il fut
impossible d’organiser en toute liberté les commémorations pour le bicentenaire de
sa naissance, en 2001, sans se heurter au lien entre ce dernier et le léguisme. Le
fédéralisme, dont Cattaneo est l’un des précurseurs, est actuellement au programme
des principaux partis italiens (de gauche comme de droite) ; hommes politiques,
journalistes et historiens voulaient faire son éloge sans pour autant être soupçonnés
de léguisme. Pour arracher Cattaneo à la Ligue, parurent alors dans la presse plusieurs articles 54, dans lesquels était affirmée son « incompatibilité absolue [...] avec
100
51 - JEAN-LOUIS BRIQUET, « L’État libéral et la question sicilienne (1861-1876).
Réflexions sur l’historiographie de la formation de l’État unitaire en Italie », Le Mouvement social, 187, 1999, pp. 11-32.
52 - ROBERTO MARTUCCI, L’invenzione dell’Italia unita, Milan, Sansoni, 1999 (l’auteur est
professeur d’histoire des institutions politiques à l’université de Macerata).
53 - AURELIO LEPRE, Italia Addio? Unità e disunità dal 1860 a oggi, Milan, Mondori, 1994
(l’auteur est professeur d’histoire à l’université de Naples).
54 - MAURIZIO VIRIOLI, « Giù le mani da Cattaneo », Il Corriere della Sera, 23 avril 2001 ;
LUCIO CECCHINI, « Le vere idee di Carlo Cattaneo liberate dalle deformazioni leghiste »,
L’Unità, 24 avril 2001.
LA PADANIE
les tribalismes à la Bossi 55 ». Il y était rappelé que Cattaneo était favorable à l’unification à la condition que l’Italie choisît une organisation fédérale. La Ligue ne
pouvait donc pas en faire un précurseur de l’indépendantisme padan.
Le parti de U. Bossi répliqua en organisant son propre bicentenaire dont le
but était de montrer l’actualité de la pensée de Cattaneo. Les idéologues léguistes
se proposèrent alors de « parler de Cattaneo de manière non académique mais
politique 56 ». Rendre Cattaneo actuel, pour les padanistes, signifie démontrer la
continuité entre sa pensée et le léguisme. Ainsi, lorsqu’un journaliste de La Padania
interroge Franco Della Peruta, le plus important historien marxiste du Risorgimento,
il lui demande si Cattaneo aurait voté pour ou contre le référendum proposé par
la Ligue sur la dévolution de pouvoirs centraux à la région Lombardie (référendum
qui n’a finalement pas eu lieu). En affirmant que « le fédéralisme de Cattaneo
n’est pas la dévolution », F. Della Peruta souhaite priver la Ligue de la légitimité
que cet important théoricien du fédéralisme pouvait lui apporter 57.
Si la solution fédérale voulue par Cattaneo était la seule viable, soutiennent
les léguistes, c’est qu’elle prenait en compte les fortes différences entre les Septentrionaux et les Méridionaux. Cette opposition Nord-Sud, loin d’être une invention
léguiste, apparaît constamment depuis l’époque de l’unification dans les écrits,
tant politiques que scientifiques, traitant de la question nationale. Si, à l’époque
de l’unité, les Piémontais se demandaient comment civiliser les gens du Sud,
qu’ils considéraient comme des sauvages, depuis l’instauration de la République,
l’interrogation porte plutôt sur la manière de sortir le Mezzogiorno de son retard
économique. Une constante perdure néanmoins : l’idée qu’il existe deux Italie,
qui étaient et restent différentes. Ce cadre d’analyse se prête évidemment à la
récupération par les léguistes : l’unification voulait assembler des réalités trop différentes, elle a été une erreur que cent cinquante ans d’histoire et de centralisme
n’ont pas su réparer. La seule solution, soutiennent les padanistes, est donc de
reconnaître l’irréductible différence entre le Nord et le Sud en mettant en place
un cadre institutionnel adapté (sous la forme de deux nations distinctes ou d’une
Italie fédérale).
Les léguistes soulignent d’ailleurs que les contemporains eux-mêmes s’interrogeaient sur l’opportunité de l’unification. Certains auraient préféré une fédération autour du pape ou une unification de la seule partie septentrionale : un « règne
de la haute Italie », un « État seulement sur le Pô ». Cavour, premier ministre
piémontais et principal artisan de l’unification, se demandait, dans certains de ses
écrits que les léguistes ne manquent jamais de citer, comment unifier les populations septentrionales et méridionales, fort différentes : « On ne saurait comment
les fondre. Ce que feraient les traités en ce sens serait vite détruit par la force des
choses 58. » Les Savoie eux-mêmes, futurs souverains d’Italie, ont presque « subi »
55 - Ibid.
56 - Intervention de Romano Bracalini dans un colloque padaniste intitulé « Una giornata con Carlo Cattaneo », Montichiari, 18 février 2001.
57 - Interview accordée à Franco Della Peruta, La Padania, 4 février 2001.
58 - G. ONETO, L’invenzione..., op. cit., pp. 86-87.
101
MARTINA AVANZA
l’unité : suite à l’expédition de Garibaldi et face à la chute des Bourbons dans le
Sud, ils ont été contraints d’appuyer l’unification pour ne pas faire sombrer la
péninsule dans l’anarchie et risquer ainsi de perdre les acquisitions faites au Nord.
En se fondant sur ces éléments, que l’historiographie contemporaine confirme 59,
la Ligue espère montrer que seuls Mazzini et Garibaldi, respectivement père idéal
et père militaire de la patrie, croyaient aveuglement aux bienfaits de l’unité, alors
que Cavour et les Savoie, plus lucides (mais aussi plus cyniques), comprenaient
l’absurdité de l’unification. Pour la Ligue, l’action patriotique de Mazzini et
Garibaldi n’est donc pas héroïque, mais totalement irresponsable.
En présentant l’unification comme absurde, non désirée même par ses instigateurs, issue de sombres machinations maçonniques et d’une expédition militaire
menée par un aventurier, la Ligue s’attaque aux fondements même du mythe du
Risorgimento. Pour terminer cette œuvre de démantèlement, le parti conteste le
caractère despotique des États pré-unitaires issus de la Restauration et notamment
de l’Empire austro-hongrois. Considéré dans l’histoire nationale comme un symbole de l’oppression étrangère, l’Empire devient, sous la plume des idéologues
léguistes, un « exemple de cohabitation pacifique entre peuples différents dans le
respect des différences 60 ». Pour étayer leurs affirmations, les faiseurs d’histoire
padane n’hésitent pas à utiliser les travaux d’un historien aussi rigoureux et compétent que Marco Meriggi, qui a contribué à une mise au point sur la période préunitaire en remettant en cause certaines légendes de l’historiographie classique
sur le Risorgimento. Il montre notamment que le gouvernement autrichien en
Vénétie et en Lombardie était assez attentif aux demandes et aux besoins locaux 61.
Or, affirme la Ligue, si les Autrichiens n’étaient pas des despotes, la Lombardie
et la Vénétie, qui faisaient partie de l’Empire, n’ont pas été libérées mais annexées,
assujetties militairement. La maison de Savoie est ainsi déclassée : d’émancipatrice,
elle devient force d’occupation. Les Savoie avaient pourtant organisé des plébiscites pour légitimer leurs conquêtes militaires. Cependant, selon la Ligue, mais
aussi selon certains historiens « révisionnistes » auxquels les léguistes se réfèrent
systématiquement 62, leur résultat avait été truqué. Considérant les plébiscites
comme une véritable farce, les léguistes privent ainsi l’unité italienne de son
support populaire et donc de sa légitimité. Ce manque de consensus populaire
est considéré comme la première cause de la faiblesse de l’Italie. Impopulaire et
réunissant des populations économiquement, politiquement et culturellement trop
différentes, le nouvel État, conclut la Ligue, a été contraint, en raison de sa faiblesse, d’utiliser la force, l’autoritarisme et le centralisme. Cette unification imposée par le haut a suscité des mouvements de protestation populaire. La « révolte
du pain », qui fit se dresser en 1898 le peuple milanais affamé contre l’État central,
est présentée comme une réaction contre l’exploitation économique du Nord dès
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59 - L. RIALL, Il Risorgimento..., op. cit.
60 - ELENA PERCIVALDI, « Voglia di Mitteleuropa », La Padania, 29 novembre 1998.
61 - MARCO MERIGGI, Il regno Lombardo-Veneto, Turin, UTET, 1987 (l’auteur est professeur d’histoire des institutions politiques et sociales à l’université de Naples).
62 - R. MARTUCCI, L’invenzione dell’Italia unita, op. cit.
LA PADANIE
les premières années de l’unité 63. De la même manière, les auteurs d’actes de
brigandage, qui se multiplient dans le sud du pays après l’unité, sont présentés
comme des résistants et non comme des voleurs 64. Les idéologues léguistes développent ainsi leur principal argument anti-unitaire. Il s’agit de montrer que l’Italie
n’a pas bénéficié d’un soutien populaire : le « peuple », au Nord comme au Sud,
ne désirait pas l’unification, qui a été imposée par la force. Même le fascisme,
considéré comme une tentative extrême de « faire les Italiens », est mis sur le
compte de la faiblesse de l’unité. Pour maintenir ensemble des peuples aussi
différents que les Méridionaux et les Septentrionaux, affirme la Ligue, il a fallu
une dictature. Avec une telle reconstruction historique, le parti atteint un double
objectif. D’abord, il démonte point par point le mythe national du Risorgimento.
Ensuite, il identifie le problème national (une unité artificielle et impopulaire
ayant entraîné crises et dictatures) et expose sa solution : voter en faveur de la
Ligue pour que chaque peuple de la péninsule retrouve – enfin – son autonomie.
Le thème de l’absence de soutien populaire à l’unification n’a pas été inventé
par la Ligue ; il a d’abord été développé par l’historiographie marxiste, puis, à partir
des années 1980, par les « révisionnistes », deux courants auprès desquels la Ligue
puise ses arguments. Grâce à l’apport des seconds, il est désormais admis que
l’unité n’est pas le fruit d’un soulèvement populaire, mais d’une expédition militaire, conduite par Garibaldi, et des efforts militaires et diplomatiques de la dynastie des Savoie, qui souhaitait étendre son influence. Mais, s’il est vrai que le peuple
n’a pas été un acteur de l’unification, il n’est pas pour autant possible d’affirmer
qu’il y fut opposé. En fait, la population, notamment dans les campagnes, était
largement indifférente à la question nationale. L’historiographie révisionniste est
donc plus a- que anti-risorgimentale, puisqu’elle essaie surtout de comprendre le
e
XIX siècle sans devoir obligatoirement se centrer sur l’unification. Les indépendantistes padans caricaturent alors cette historiographie pour en faire un argument
politique.
En plus de l’historiographie « révisionniste », les léguistes s’inspirent des
historiens marxistes. Ces derniers, de Antonio Gramsci 65 jusqu’à F. Della Peruta 66,
ont toujours considéré le Risorgimento comme une révolution manquée, puisque
les masses n’y ont pas pris part. Si des manuels scolaires admettent encore difficilement que le Risorgimento n’ait pas été un mouvement populaire, l’historiographie
marxiste, qui constitua en histoire le cadre d’interprétation dominant, a toujours
été consciente du caractère élitiste de l’unification. La Ligue puise dans ce courant
pour dénoncer « l’unification par le haut ». F. Della Peruta est ainsi défini, dans
63 - GILBERTO ONETO, « Il 1998 sará un anno di libertá », La Padania, 11 janvier 1998.
64 - ADOLFO MORGANTI, Apologia del brigante, Rimini, Il Cerchio, 1995 (une recension
élogieuse du livre a été publiée dans La Padania).
65 - ANTONIO GRAMSCI, Il Risorgimento, Turin, Einaudi, 1949.
66 - Entre autres : FRANCO DELLA PERUTA, Democrazia e socialismo nel Risorgimento,
Rome, Editori Riuniti, 1974 ; ID., Conservatori, liberali e democratici nel Risorgimento, Milan,
Franco Angeli, 1989 ; ID., Realtà e mito nell’Italia dell’Ottocento, Milan, Franco Angeli,
1995.
103
MARTINA AVANZA
La Padania, comme un « grand historien padan », malgré son appartenance à l’école
marxiste.
L’histoire léguiste du Risorgimento reprend donc, même si c’est de manière
souvent caricaturale, des thèses historiographiques consacrées et notamment celle
de l’unification par le haut. Si les idéologues du parti sont critiques envers les
historiens « de régime », ce n’est donc pas tant pour la vision du passé que ces
derniers produisent, mais parce que ceux-ci ne « tirent pas les conséquences » de
leurs positions intellectuelles. Opérant de perpétuels télescopages entre le passé
et le présent, les léguistes ne comprennent pas comment un historien peut affirmer
que l’Italie, au XIXe siècle, a été unifiée par le haut sans vouloir mettre fin, aujourd’hui, à l’État italien. Puisque les historiens liés à la gauche et ayant produit une
lecture critique du Risorgimento ne suivent pas la Ligue dans cette remise en
cause du présent, il leur est reproché de ne produire qu’un simple « bavardage de
salon ». Embourgeoisés, ils ont perdu le contact avec le peuple et ne comprennent
plus ses aspirations, à la différence de la Ligue. Ainsi est-il reproché aux historiens
de gauche d’avoir retourné leur veste dans le seul but de nuire au projet indépendantiste de la Ligue 67.
Il est certain que le rapport de la gauche au patriotisme a profondément
changé. Depuis la Seconde Guerre mondiale, nation et fascisme étaient systématiquement associés, ce qui disqualifiait toute référence à la nation, stigmatisée
comme étant le patrimoine d’une droite illégitime. L’antifascisme catholique, et
plus encore communiste, ne savait donc pas parler positivement de la nation. Dans
la Constitution de 1947, rédigée par la DC et le PC, la quasi-absence de toute
référence au concept de nation est d’ailleurs frappante 68. Encore au début des
années 1990, le seul parti à s’en réclamer était le Mouvement social italien (MSI),
un mouvement néofasciste. La nation était donc inutilisable comme image et
comme symbole dans le débat politique. Ainsi, en septembre 1996, quand U. Bossi
déclara l’indépendance de la Padanie lors d’un grand meeting léguiste sur le Pô,
le gouvernement de centre-gauche ne sut pas comment réagir. Seule l’Alliance
nationale (ex-MSI ayant fait le deuil des références fascistes) organisa une manifestation pour la défense de l’unité nationale. La menace indépendantiste a, cependant, rapidement fait changer les choses. En effet, le 20 septembre 1997, si les
léguistes fêtaient à Venise le premier anniversaire de leur « déclaration d’indépendance de la Padanie », un million de personnes manifestaient à Milan pour l’unité
nationale, à l’appel des syndicats, de personnalités du monde intellectuel et artistique, ainsi que des partis de gauche et catholiques. Si elle était mal à l’aise pour
se mobiliser contre la Ligue, c’est aussi que la gauche croyait que la décentralisation
104
67 - « Alors qu’ils brûlaient en 1968 les drapeaux italiens devant les commissariats de
police », ils sont devenus des patriotes (PIERGIORGIO MAZZOCCHI, « I Mille garibaldini:
o in Sicilia o la fame », La Padania, 3 février 1999).
68 - Sur les 139 articles qui la composent, la Constitution n’évoque la nation pour définir
l’Italie que dans trois d’entre eux (MARC LAZAR, « La gauche, la République et la
nation », in I. DIAMANTI et alii, L’Italie, une nation en suspens, Bruxelles, Éditions
Complexe, 1995, pp. 63-105).
LA PADANIE
correspondait forcément à un élargissement de la démocratie. Suite à l’expérience
fasciste, qui avait annulé toute forme d’autonomie, personne ne pensait que le
régionalisme pouvait servir à des fins non démocratiques et anti-unitaires. Mais
avec l’apparition de la Ligue, « le régionalisme est apparu comme anti-solidaire,
semi-raciste et surtout séparatiste 69 ».
La gauche italienne a alors opéré une spectaculaire conversion au national.
L’action, applaudie par la gauche, du président de la République pour faire redécouvrir aux Italiens le culte de la patrie en est l’exemple le plus limpide. Le 18 mai
1999, lorsque Carlo Azeglio Ciampi, un progressiste, prêta serment à l’Assemblée
(alors à majorité de gauche), il plaça son mandat présidentiel sous le signe de
l’unité nationale qu’il se proposait de « représenter et poursuivre » : « À l’unité
nationale, je souhaite consacrer toutes mes forces, convaincu que, justement parce
que nous sommes profondément marqués par nos différences, nous serons capables
de la plus haute cohésion 70. » Bien qu’elle ne fût jamais nommée, la Ligue, seul
parti à incarner des tendances anti-unitaires, était clairement visée par ce discours.
Il n’est donc pas étonnant que le président Ciampi, qui fait l’unanimité à gauche
comme à droite, soit contesté exclusivement par la Ligue. Ainsi, en novembre
2001, quand il commémora à Solferino une importante bataille de la période de
l’unité en faisant appel aux « sentiments qui nous unissent depuis les jours du
Risorgimento », ni les ministres léguistes ni les représentants locaux du parti
n’assistèrent à la cérémonie. À cette occasion, le président manifesta le désir que
« dans chaque famille, dans chaque maison, il y ait un drapeau tricolore », symbole
d’une « liberté conquise par un peuple qui se sent uni 71 ». Au nom de l’unité des
Italiens et de la « réconciliation nationale », C. A. Ciampi, ancien résistant, alla
jusqu’à affirmer que les « jeunes de Salô » engagés en 1943 aux côtés de Mussolini
et des nazis l’ont « fait en croyant servir l’honneur de la patrie 72 ». Sachant que des
anciens « jeunes de Salô » siègent actuellement au Parlement (c’est le cas de Mirko
Tremaglia, ministre des Italiens à l’étranger, de l’Alliance nationale), ce dédouanement du fascisme peut étonner. Visiblement, Ciampi considère la menace antiunitaire, représentée par la Ligue, comme plus dangereuse que la renaissance
fasciste incarnée par certains courants de l’Alliance nationale.
Comme l’admet l’historien Denis Mack Smith, le mot « patrie », entre 1945
et le début des années 1980, était chargé de résonances rhétoriques passéistes,
69 - STEFANO CAVAZZA, « Identità e culture regionali nella storia d’Italia », Memoria e
ricerca, 6, 1995, pp. 51-71.
70 - « Giuramento e messaggio al Parlamento del Presidente della Repubblica Carlo
Azeglio Ciampi nel giorno del suo insediamento », Chambre des députés, 18 mai 1999
<www.quirinale.it/discorsi>.
71 - « Intervento del Presidente della Repubblica Carlo Azeglio Ciampi alla cerimonia
ai complessi monumentali di San Martino della Battaglia e di Solferino in occasione del
giorno dell’unità nazionale e feste delle forze armate », Solferino e San Martino della
Battaglia, 4 novembre 2001 <www.quirinale.it/discorsi>.
72 - « Intervento del Presidente della Repubblica Carlo Azeglio Ciampi in occasione
della cerimonia in onore alla Medaglia d’Oro al Valore Militare Antonio Giuriolo »,
Lizzano in Belvedere, 14 octobre 2001 <www.quirinale.it/discorsi>.
105
MARTINA AVANZA
voire proto-fascistes. L’avènement de la Ligue, avec la tentative de diviser les
mémoires presque sur une base ethnique, a suggéré au président de la République
une « thérapie corrective 73 ». Cette « thérapie » concerne également les historiens,
mal à l’aise face à l’utilisation que les padanistes peuvent faire de leur travail et
qui se voient même explicitement demander de ne pas fournir à la Ligue des
arguments historiques. Selon Gian Enrico Rusconi, professeur de Sciences politiques à l’université de Turin, « seule l’inculture du mouvement séparatiste lui
interdit de valoriser avec intelligence les arguments destructeurs que d’illustres
historiens, chercheurs et journalistes ont accumulé au cours de ces décennies par
rapport à l’Italie-nation manquée, en faillite ou velléitaire ». Alors, tout en affirmant
que « personne ne demande aux historiens de nuancer des jugements ou de
prendre des positions conciliantes », G. E. Rusconi soutient qu’il n’est pas « illégitime de s’attendre à ce que les historiens fournissent des données en mesure
d’offrir une trame interprétative dans laquelle tous puissent raisonnablement se
reconnaître 74 ». Confrontés à cette pression, Giorgio Rumi, de l’université de Milan,
rétorque, certes sur un ton polémique, que « les historiens qui ont longtemps
considéré le Risorgimento comme une révolution manquée, quand le problème
de la Ligue a éclaté, ont défendu le Risorgimento de manière acharnée 75 ». Ceci
montre le rapport mouvant existant entre le savoir historique et les diverses formes
du débat public avec lesquelles il lui faut de plus en plus négocier, tant il est vrai
qu’il n’est « pas toujours pensable de prétendre séparer la production d’un savoir
sur un passé des sollicitations qui l’environnent et qui pèsent sur lui 76 ».
Il apparaît donc que le bricolage léguiste, malgré ses nombreuses lacunes, a
une double efficacité. D’abord, il est en mesure de fournir une vision du monde
et de son devenir aux militants du parti. Ces derniers se sentent en effet partie
prenante d’une lutte millénaire que le peuple padan, des Celtes à la Ligue en
passant par Cattaneo, a entrepris pour sa « libération ». Ensuite, les idéologues
léguistes forcent les historiens et les hommes politiques à se repositionner par
rapport à leur vision de l’histoire, ne serait-ce que pour la critiquer. L’invention
léguiste, malgré les faibles ressources que le passé lui offre, a donc agi de manière
significative aussi bien dans le champ politique qu’historiographique. L’Italie des
années 1990, marquée par une difficile transition politique et caractérisée par un
doute perpétuel sur la solidité de son fondement unitaire, a été un terrain propice
à une telle utilisation du passé. Néanmoins, le cas léguiste nous amène à réfléchir
sur l’éclosion possible, dans le contexte de la construction européenne notamment,
106
73 - MARZIO BREDA, Interview de Denis Mack Smith, Il Corriere della Sera, 29 décembre
2000.
74 - GIAN ENRICO RUSCONI, « Question nationale et question démocratique en Italie »,
Hérodote, 89, « Italie, la question nationale », 1998, pp. 17-37.
75 - MICHELE BRAMBILLA, « La Politica contro la Storia », Sette, 24 mai 2001.
76 - F. HARTOG et J. REVEL (dir), « Note de conjoncture historiographique », in ID., Les
usages politiques..., op. cit., pp. 13-24, ici p. 17.
LA PADANIE
de mémoires particulières insoucieuses de compatibilité et, pour cela, facilement
mobilisables à des fins partisanes.
Ainsi, pour la gauche, confrontée à la menace léguiste, la nation, valeur
anciennement de droite, est devenue positive. À l’inverse, le régionalisme, auparavant considéré par la gauche comme un gage d’antifascisme, en est venu à faire
partie des valeurs de droite parce qu’associé à la Ligue. Si d’autres gauches européennes, confrontées à l’effondrement des références marxistes, revalorisent
l’État-nation en tant qu’instance protectrice permettant de gérer le social, ce phénomène est particulièrement marqué en Italie. Dans cette inversion des rôles qui
a engendré un néo-patriotisme de gauche (tant historiographique que politique),
la Ligue a joué un rôle fondamental. Sous la poussée des velléités sécessionnistes
de la Ligue, l’historiographie de gauche, auparavant désacralisante, redécouvre la
patrie, la nation et le Risorgimento 77.
Martina Avanza
ENS-LSS
77 - MARIO ISNENGHI, « La mémoire divisée des Italiens », Hérodote, 89, op. cit., pp. 39-54.
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