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Une histoire pour la Padanie. La Ligue du Nord et l’usage politique du passé
par Martina AVANZA
| Editions de l'EHESS | Annales. Histoire, Sciences Sociales
2003/1 - 58e année
ISSN 0395-2649 | ISBN 978-2-2009-0959-8 | pages 85 à 107
Pour citer cet article :
— Avanza M., Une histoire pour la Padanie. La Ligue du Nord et l’usage politique du passé, Annales. Histoire, Sciences
Sociales 2003/1, 58e année, p. 85-107.
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Une histoire pour la Padanie
La Ligue du Nord et l’usage politique du passé
Martina Avanza
« Un tremblement de terre dans l’histoire » : c’est ainsi que l’adjoint à la culture
au sein du gouvernement régional de Lombardie définit le mouvement auquel
il appartient, la Ligue du Nord
1
. Revendiquant depuis 1995 l’indépendance de
l’Italie septentrionale, rebaptisée Padanie, la Ligue du Nord
2
s’est en effet
employée à réécrire l’histoire nationale. Si l’Italie reconnaît dans les anciens
Romains ses ancêtres, la Ligue fait référence, pour la Padanie, aux Celtes, et quand
la culture italienne tire sa fierté des artistes de la Renaissance, la Ligue fait plonger
les racines culturelles padanes dans le Moyen A
ˆge. La « patrie » trouve en Garibaldi
et Mazzini ses pères fondateurs ; la Ligue met en évidence le caractère violent et
autoritaire du Risorgimento. La Ligue bouleverse les représentations de l’histoire
Je remercie Gianluca Albergoni, Alban Bensa, Jean-Louis Briquet, Marc Lazar, Marco
Meriggi, Gilles Pécout et Anne-Marie Thiesse pour leurs conseils et suggestions.
1-E
TTORE
A
LBERTONI
, « Terremoto nella Storia », La Padania, 10 septembre 2000.
2 - Créée par Umberto Bossi en 1989 par fusion de la Ligue lombarde et de dix autres
mouvements régionalistes et autonomistes de l’Italie septentrionale, la Ligue du Nord
a d’abord milité, sans succès, pour une Constitution fédérale, puis exigé, en 1995, l’indé-
pendance de l’Italie septentrionale. Devenue le premier parti du Nord à l’occasion des
législatives de 1996, elle a dû néanmoins renoncer à un projet sécessionniste dont la
radicalité lui interdisait toute alliance avec d’autres formations. Résignée à ne plus
revendiquer qu’une très large autonomie respectueuse de l’unité nationale italienne,
elle a alors constitué une alliance de droite avec le parti de Silvio Berlusconi, Forza
Italia, alliance qui, comme en 1994, a gagné les élections législatives de 2001. Malgré
la nouvelle ligne officielle du parti, les militants léguistes restent fortement attachés au
projet de l’indépendance de la Padanie et continuent à œuvrer pour sa « libération ».
Annales HSS, janvier-février 2003, n°1, pp. 85-107.
85
MARTINA AVANZA
italienne, non seulement parce qu’elle produit un récit nettement séparé pour le
Nord et le Sud, mais aussi parce qu’elle tire les conséquences politiques d’une
histoire ainsi construite. Si elle affirme que, au
XIX
e
siècle, l’unité nationale n’a pas
été le fruit de la volonté populaire, c’est pour démontrer qu’aujourd’hui l’Italie n’a
pas de raisons d’être et que mettre fin à l’État italien en séparant le Nord du Sud
consisterait seulement à réparer les « erreurs de l’histoire ». Outil déconstruction-
niste en ce qui concerne l’Italie, l’histoire devient ici un instrument structurant :
elle est utilisée par les idéologues léguistes pour prouver l’existence de la Padanie.
Il s’agit non seulement de souligner l’ancienneté de la communauté padane, mais
aussi d’affirmer sa différence structurelle avec le sud du pays. Cette opération de
mise en passé est d’autant plus nécessaire que la Padanie manque de tout marqueur
identitaire classiquement investi par les mouvements indépendantistes. Il n’est
pas de langue padane
3
, pas de spécificité religieuse et, surtout, pas de sentiment
d’appartenance commune puisque aucun habitant du nord de l’Italie, en dehors
des plus fervents militants léguistes
4
, ne se définit comme « Padan ». Comment
légitimer, alors, l’indépendance d’un « peuple » qui, dans sa grande majorité, ne
se reconnaît pas comme tel ? Certes, le nord du pays se différencie du sud par son
industrialisation et sa prospérité, mais cet argument ne peut être mis en avant par
le parti, car revendiquer l’indépendance parce que l’on est riche et que l’on ne
veut plus s’encombrer de pauvres apparaît comme un opportunisme difficile à
assumer. En revanche, l’autonomie d’un peuple « colonisé » dont l’histoire millé-
naire aurait été niée peut être présentée comme une noble cause. L’histoire est
ainsi mobilisée pour montrer que la Padanie a existé dans le passé, même si les
Padans, « endormis » par la « colonisation italienne », l’ont aujourd’hui oublié, et
constitue ainsi le fondement du projet politique léguiste.
Comme le thème de la « nation endormie », l’idée d’une histoire millénaire
spécifique est un classique du répertoire nationaliste. Toutes les entreprises
nationales doivent « construire une image de la nation qui soit cohérente, grati-
fiante, enracinée à partir de la mobilisation de ressources offertes par le passé
5
».
La particularité du cas léguiste réside dans le fait que, justement, le passé n’offre
à la Padanie que de très faibles ressources. Impossible d’évoquer un royaume ou
3 - Pour combler ce manque, les idéologues léguistes valorisent les dialectes parlés dans
le Nord. Les plus audacieux vont même jusqu’à vouloir codifier, à partir de cet ensemble
de dialectes hétérogènes, une langue padane (voir M
ARTINA
A
VANZA
, « La Ligue du
Nord : de la défense des dialectes à la recherche d’une langue nationale padane »,
Mélanges de l’École française de Rome, à paraître).
4 - Il existe plusieurs degrés d’appartenance au léguisme. L’électeur : en 2001, le parti
obtenait 4 % des voix au niveau national (10 % en 1996). Le militant: en 1998, la Ligue
comptait 120 000 encartés (ce chiffre a aujourd’hui baissé). Le « padaniste » : électeur,
encarté, résolument sécessionniste et souvent actif dans le processus de construction
de la Padanie. Ce phénomène est difficilement mesurable, mais on peut prendre comme
indicateur la participation aux grands meetings et manifestations organisés par le parti,
qui rassemblent entre 10 000 et 50 000 participants.
5-F
RANÇOIS
H
ARTOG
et J
ACQUES
R
EVEL
, « Avant-propos », in F. H
ARTOG
et J. R
EVEL
(dir.), Les usages politiques du passé, Paris, Éditions de l’EHESS, 2001, pp. 7-9, ici p. 8.
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LA PADANIE
une république padans, qui n’ont jamais vu le jour ; le terme même de Padanie
6
est issu de la géographie et non de l’histoire. Le répertoire historique mobilisable
pour des motifs nationaux étant quasi inexistant, les faiseurs d’histoire padane
doivent alors l’inventer presque de toutes pièces.
L’utilisation que la Ligue fait de l’histoire transfère sur la scène publique
des débats auparavant internes à la profession. Si les discussions sur le passé
échappent de plus en plus aux historiens, la « mise en société » de l’histoire est,
dans le cas qui nous intéresse, particulièrement lourde de conséquences. Même
quand elle se fait sur un mode qui peut sembler folklorique (le celtisme), l’écriture
d’une histoire padane soulève des questions fondamentales liées à l’actualité poli-
tique
7
. Ainsi l’interprétation du processus d’unification italienne n’est-elle plus
une question pour « dix-neuviémistes », mais un véritable enjeu politique : il s’agit
de savoir si l’Italie doit rester une nation ou cesser de l’être. La Ligue fait dépendre
la réponse à cette question de la position adoptée à l’égard du Risorgimento :
a-t-il constitué une lutte héroïque du peuple italien contre l’oppresseur étranger
ou, comme le soutient le parti de Umberto Bossi, une guerre expansionniste visant
à étendre la domination piémontaise et à écraser les autonomies locales ? Dans un
tel contexte, les historiens de métier sont confrontés à l’utilisation possible de leur
œuvre : souligner le caractère non consensuel de l’unification permettrait à la Ligue
de démontrer l’inconsistance de l’Italie contemporaine. Mais ils sont aussi face à
un parti qui discrédite leur position institutionnelle et, par là même, leur parole.
Considérant les universitaires comme « partie intégrante du système », la Ligue
suppose qu’ils défendent non la vérité historique, mais les intérêts nationaux et
les positions de leur famille politique. C’est ce processus de mise à distance de
« l’histoire des historiens », modèle auquel la Ligue souhaite substituer une histoire
identitaire, non distanciée, ainsi que les moments forts de cette histoire construite
par les idéologues léguistes que cet article se propose d’analyser, avant d’aborder
le débat sur le Risorgimento, pour montrer à quel point le projet indépendantiste
de la Ligue a entraîné des repositionnements politiques mais aussi historiogra-
phiques. En effet, comment produire aujourd’hui une analyse critique de l’unité
italienne, auparavant le fait de l’historiographie liée à la gauche, sans pour autant
légitimer l’indépendantisme padan ?
L’« histoire » léguiste contre les historiens officiels
L’historiographie « légitime », constituée dans le cadre de l’Université italienne
et, pour cela, considérée comme asservie au pouvoir, est étiquetée par les léguistes
comme « historiographie de régime ». En Italie, l’expression fait explicitement
6 - Padania, communément utilisé en géographie, dérive de l’adjectif padano, « du Pô »
(valle padana, vallée du Pô).
7 - Au moment où nous écrivons, le ministre U. Bossi défend au Parlement son projet
de loi sur la dévolution de pouvoirs centraux aux régions en prononçant un discours
largement fondé sur des arguments historiques (La Padania, 28 novembre 2002).
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MARTINA AVANZA
référence au fascisme, ce qui permet de mesurer le caractère infamant d’une telle
appellation. Cette critique est d’abord défensive : à une exception près, aucun
historien professionnel n’a rejoint la Ligue pour conforter sa vision de l’histoire ;
au contraire, le cercle académique est très hostile au projet padan. En délégitimant
l’historiographie « officielle », la Ligue tente ainsi de neutraliser les critiques
venant des universitaires. Elle se défend d’un monde qui la rejette. S’il n’existe
pas d’historiens professionnels parmi les cadres léguistes, c’est aussi parce que le
parti n’a pas cherché à établir de liens privilégiés avec les intellectuels. La Ligue
rompt ainsi avec une vieille tradition italienne qui veut que les partis politiques
aient leurs intellectuels de référence
8
. Elle se présente donc non seulement comme
un parti populaire (à l’instar du parti communiste), mais également comme un
mouvement anti-intellectuel (ce que le PCI n’était pas). Cette image est parfaite-
ment incarnée par le fondateur et chef incontesté du parti, U. Bossi, qui utilise un
langage simple, voire vulgaire, et exalte ses origines populaires. En conséquence,
si les milieux académiques voient dans la Ligue le parti du provincialisme, de
l’ignorance et de la trivialité, la Ligue considère les universitaires, historiens inclus,
comme des privilégiés méconnaissant le peuple, asservis au régime et dépourvus
d’honnêteté intellectuelle. Entre la Ligue et le monde du savoir légitime règne
une répulsion mutuelle.
Puisque les courants historiographiques italiens sont en grande partie liés à
des orientations politiques (marxiste – puis progressiste –, libérale, catholique), les
historiens sont également accusés de partialité : leur lecture des événements serait
déterminée par les exigences de leur famille politique. Dans la reconstruction
léguiste, c’est en raison de cette « mauvaise foi » que les historiens nient l’existence
de la Padanie, alors que « si l’on élimine toutes les incrustations laissées par l’historio-
graphie officielle, on découvre que peu de régions au monde peuvent se vanter
d’avoir une histoire commune si homogène
9
». Pour s’opposer à cette « historio-
graphie officielle », les faiseurs d’histoire padane valorisent la production d’érudits
locaux et de membres de sociétés savantes non académiques, distribuée dans des
circuits périphériques et souvent publiée par des maisons d’édition mineures.
Avec l’expression « historiographie officielle », la Ligue ne fait pas tant réfé-
rence aux travaux scientifiques qu’au sens commun historique inculqué par la
scolarisation à l’électeur moyen. L’État italien, avec la complicité active des histo-
riens « de régime », aurait constitué une historiographie mythologique à vocation
nationaliste qui, via l’école, serait devenue le bagage historique moyen des Italiens.
S’il est certain que l’Italie, comme tout État européen, a fait un emploi nationalisant
8 - Gianfranco Miglio, professeur de sciences politiques, a été le seul nom de la culture
à avoir adhéré à la Ligue, en 1992, année au cours de laquelle il a été élu sénateur. Ce
fédéraliste de longue date quitte cependant le parti en 1993 et publie même, en 1994,
un pamphlet contre U. Bossi. Notons que, lors de la participation de Gianfranco Miglio,
la Ligue présentait un programme fédéraliste et non indépendantiste. Elle était alors
considérée comme beaucoup moins iconoclaste qu’aujourd’hui.
9-G
ILBERTO
O
NETO
,L’invenzione della Padania, Bergame, Foedus, 1997, p. 79.
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