MARTINA AVANZA
italienne, non seulement parce qu’elle produit un récit nettement séparé pour le
Nord et le Sud, mais aussi parce qu’elle tire les conséquences politiques d’une
histoire ainsi construite. Si elle affirme que, au
XIX
e
siècle, l’unité nationale n’a pas
été le fruit de la volonté populaire, c’est pour démontrer qu’aujourd’hui l’Italie n’a
pas de raisons d’être et que mettre fin à l’État italien en séparant le Nord du Sud
consisterait seulement à réparer les « erreurs de l’histoire ». Outil déconstruction-
niste en ce qui concerne l’Italie, l’histoire devient ici un instrument structurant :
elle est utilisée par les idéologues léguistes pour prouver l’existence de la Padanie.
Il s’agit non seulement de souligner l’ancienneté de la communauté padane, mais
aussi d’affirmer sa différence structurelle avec le sud du pays. Cette opération de
mise en passé est d’autant plus nécessaire que la Padanie manque de tout marqueur
identitaire classiquement investi par les mouvements indépendantistes. Il n’est
pas de langue padane
3
, pas de spécificité religieuse et, surtout, pas de sentiment
d’appartenance commune puisque aucun habitant du nord de l’Italie, en dehors
des plus fervents militants léguistes
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, ne se définit comme « Padan ». Comment
légitimer, alors, l’indépendance d’un « peuple » qui, dans sa grande majorité, ne
se reconnaît pas comme tel ? Certes, le nord du pays se différencie du sud par son
industrialisation et sa prospérité, mais cet argument ne peut être mis en avant par
le parti, car revendiquer l’indépendance parce que l’on est riche et que l’on ne
veut plus s’encombrer de pauvres apparaît comme un opportunisme difficile à
assumer. En revanche, l’autonomie d’un peuple « colonisé » dont l’histoire millé-
naire aurait été niée peut être présentée comme une noble cause. L’histoire est
ainsi mobilisée pour montrer que la Padanie a existé dans le passé, même si les
Padans, « endormis » par la « colonisation italienne », l’ont aujourd’hui oublié, et
constitue ainsi le fondement du projet politique léguiste.
Comme le thème de la « nation endormie », l’idée d’une histoire millénaire
spécifique est un classique du répertoire nationaliste. Toutes les entreprises
nationales doivent « construire une image de la nation qui soit cohérente, grati-
fiante, enracinée à partir de la mobilisation de ressources offertes par le passé
5
».
La particularité du cas léguiste réside dans le fait que, justement, le passé n’offre
à la Padanie que de très faibles ressources. Impossible d’évoquer un royaume ou
3 - Pour combler ce manque, les idéologues léguistes valorisent les dialectes parlés dans
le Nord. Les plus audacieux vont même jusqu’à vouloir codifier, à partir de cet ensemble
de dialectes hétérogènes, une langue padane (voir M
ARTINA
A
VANZA
, « La Ligue du
Nord : de la défense des dialectes à la recherche d’une langue nationale padane »,
Mélanges de l’École française de Rome, à paraître).
4 - Il existe plusieurs degrés d’appartenance au léguisme. L’électeur : en 2001, le parti
obtenait 4 % des voix au niveau national (10 % en 1996). Le militant: en 1998, la Ligue
comptait 120 000 encartés (ce chiffre a aujourd’hui baissé). Le « padaniste » : électeur,
encarté, résolument sécessionniste et souvent actif dans le processus de construction
de la Padanie. Ce phénomène est difficilement mesurable, mais on peut prendre comme
indicateur la participation aux grands meetings et manifestations organisés par le parti,
qui rassemblent entre 10 000 et 50 000 participants.
5-F
RANÇOIS
H
ARTOG
et J
ACQUES
R
EVEL
, « Avant-propos », in F. H
ARTOG
et J. R
EVEL
(dir.), Les usages politiques du passé, Paris, Éditions de l’EHESS, 2001, pp. 7-9, ici p. 8.
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