La dîme royale Finances publiques Collection dirigée par Thierry LAMBERT Les finances publiques connaissent un développement important et se diversifient. Les finances de l'État, les finances communautaires, les finances internationales et comparées, la science et la technique fiscales ne sont que quelques-uns des domaines couverts par les finances publiques contemporaines. La présente collection a pour vocation de publier des travaux originaux (thèses, essais, colloques...) ou de facture plus classique (manuels, c0Ill111entairesde textes, recueils de documents...). Elle a aussi pour ambition de rééditer des ouvrages aujourd 'hui introuvables, mais fort utiles, dès lors qu'ils s'imposent comme référence et qu'ils sont agrémentés d'une préface substantielle. Déjà parus Georges DUMAS, La dérive de l'économie française. 19581981, 2003. Macrino SUAREZ, Le système financier espagnol: de l'émergence à la maturité, 2002. André LEFEUVRE, Le paienlent en droit fis ca l, 2002. Delphine NOUGA YRENE, Construire l'impôt en Russie, 2001. Georges DUMAS, Le miracle éconolnique socialiste, 2001. Jean-Claude W A THE LET , Budget, comptabilité et contrôle externe des collectivités territoriales, 2000. Séminaire franco-italien, Les sanctions pénales fiscales, 2000. Michel NOGUET, Transition et finances publiques en Hongrie et en Pologne, 2000. Michel NOGUET, Transition et finances publiques: l'analyse d'un paradoxe, 2000. Alban COULIBAL Y, Finances publiques de la République de Côte d'Ivoire, 2000. Laurence V AP AILLE, La doctrine adlninistrative fiscale, préface de Thierry Lambert, 1999. Laurent BARONE, L'apport de la Convention européenne des droits de l'holnme au droit fiscal français, préface de Jean-Paul Costa, 1999. Henri GUERMEUR, Le régime fiscal de l'Indochine, introduction de Chantal Descours-Gatin, 1999. Bruno TILLY, La compétence des agents du fisc, préface de VAUBAN La dîme royale Texte présenté et commenté par Jean-Marc Daniel L'Harmattan 5 -7, rue de l' École- Polyteclmique 75005 Paris FRANCE L'Harmattan Hongrie Hargita u. 3 1026 Budapest HONGRIE L'Harmattan Italia Via Bava, 37 10214 Torino ITALlE ~L'Hannattan,2004 ISBN: 2-7475-6276-X EAN : 9782747562768 Vauban, réformateur de l'impôt L'actualité de la réformefiscale De l'impôt keynésien à la courbe de Laffer Le rapport à l'impôt varie avec le temps. Certes il y a des constantes et l'on peut considérer que le contribuable est a priori éternellement hostile à l'idée de voir une partie de son revenu reversé à l'Etat. Néanmoins, le même contribuable est en tant que citoyen très attaché au bon fonctionnement des services publics que finance l'impôt. Cela confère sa légitimité à l'impôt si bien que l'acceptation de son existence constitue un élément constitutif du contrat social. La traduction la plus immédiate et la plus sensible de cette acceptation est que le coût de collecte reste largement inférieur au rendement. Au moment du débat qui a présidé aux tentatives de réformes du ministère des finances et de refonte du système de collecte de l'impôt sous le gouvernement Jospin, l'inspection des finances a évalué en France ce coût à 1,62% des recettes collectées, plaçant la France parmi les pays les moins performants en la matière...Ce qui varie de façon régulière, c'est la forme de l'impôt et les théories qui concernent son impact économique. Le XXème siècle a été caractérisé par une hausse régulière du poids des prélèvements obligatoires, au point que certains ont cru devoir faire de cette tendance une loi historique générale et quasi-inéluctable (la loi de Wagner, du nom de l'économiste allemand du XIXème siècle qui l'a explicitée). Cette hausse a trouvé une justification théorique au travers du développement des théories économiques keynésiennes et singulièrement de ce que tous les étudiants en économie connaissent sous le nom de théorème de Haavelmo. Cet économiste norvégien, prix Nobel en 1989, en adoptant les hypothèses keynésiennes d'une économie fondée sur l'acte de consommation et sur l'existence d'un lien fonctionnel stable entre consommation et revenu a établi que toute augmentation d'impôt, conduisant nécessairement à un accroissement de dépenses publiques, se traduit par une augmentation de la demande publique qui entraîne un surcroît de croissance. Ce résultat appartient au corpus idéologique qui dominait l'Europe dans les années 1950/1960 affirmant l'efficacité objective de la politique économique et la capacité de l'Etat par sa politique budgétaire de déterminer le niveau de production et donc le niveau de chômage. L'inflation des années 1970, largement liée à un usage inconsidéré de la politique budgétaire, a contribué à décrédibiliser le mécanisme de régulation publique de l'économie et favorisé l'émergence et la légitimation des mouvements anti-impôt. Née en Californie dans les années 1970, la contestation de l'impôt a trouvé sa formulation théorique dans la courbe de Laffer et sa' formulation politique dans la pratique reaganienne. La courbe de Laffer représente les rentrées fiscales en fonction du taux d'imposition. Lorsque ce taux est nul, les rentrées fiscales le sont nécessairement. Mais lorsque ce taux est de 100%, elles le sont également. En effet, les agents économiques soit cessent de fournir un travail dont le produit serait entièrement confisqué par l'Etat, soit s'arrangent pour que ce travail se fasse à l'insu de l'Etat et donc de toute possible taxation. Un résultat mathématique simple, attribué à un mathématicien du XVlllème siècle du nom de Michel Rolle, montre que dans ces conditions, il existe un taux optimal d'imposition qui est celui qui rapporte le plus à l'Etat et qui n'est pas le taux maximal, puisque ce taux maximal par définition égal à 100% est synonyme de rentrées fiscales nulles. Concrètement, un taux excessif, en décourageant le travail, réduit la richesse globale du pays et donc les revenus de 6 l'Etat. C'est pourquoi, il est des situations où l'Etat a intérêt à baisser les impôts. En le faisant, il en tire d'abord un bénéfice politique dans la mesure où la population ne peut que se réjouir d'avoir moins à payer. Il en tire ensuite un bénéfice économique dans la mesure où la motivation accrue des gens qui travaillent augmente la richesse de tous et la sienne en particulier. Forte de ces théories, l'administration Reagan a initié des politiques de baisses d'impôts qui devaient conduire à un surcroît de croissance et à un retour à l'équilibre des finances publiques. Le déficit budgétaire considérable qui fut le résultat le plus immédiat de cette politique a sinon infinné les idées de Laffer du moins démontrer que le taux d'imposition en vigueur aux Etats-Unis avant l'arrivée de Reagan n'était pas trop élevé. Il restait inférieur à ceux qui handicapent l'économie au point de limiter la production. Il est resté néanmoins de cette période l'idée que les démocraties occidentales ont atteint la limite en terme de prélèvements obligatoires et qu'elles ont tout à gagner à réduire leurs impôts. Pourtant, dans la plupart des cas, les politiques de baisse systématique des impôts ont débouché sur des déficits budgétaires importants. Cela a à la fois amené les économistes à examiner de plus près les raisonnements issus de la courbe de Laffer et à revenir aux idées claires et simples en la matière que Ricardo fut le premier à formuler sur l'équivalence économique entre impôt et emprunt comme mode de financement de l'Etat. En réduisant les impôts, les gouvernements ont d'une part créé des déficits, d'autre part fourni par le biais des impôts nonpayés des moyens financiers supplémentaires aux ménages. Ceux-ci se sont empressés de consacrer les sommes ainsi économisées à l'achat des bons du Trésor émis par l'Etat pour financer son déficit. Grosso modo, le bilan final des politiques de réductions d'impôts brutales a été une modification du financement de l'Etat par substitution de l'emprunt aux impôts et un accroissement du taux d'épargne des ménages sans que la réalité économique ambiante n'ait 7 été affectée en profondeur. Ce constat d'équivalence entre emprunt et impôt que Ricardo avait déjà fait au début du XIXème siècle est à l'origine d'une nouvelle approche de l'impôt. Sa forme et son mode de perception sont désormais au centre des réflexions dans la mesure où ils influent au même titre que son volume global sur l'économie et une réforme fiscale ne doit pas se limiter à priver l'Etat de ressources, ce qui le plonge instantanément dans l'endettement. Les débats ont là encore commencé aux EtatsUnis avec la contestation de la progressivité de l'impôt et la promotion par certains hommes politiques de la « flat tax », c'est-à-dire d'un prélèvement sur le revenu strictement proportionnel à celui-ci. En France, l'apparition de la Contribution sociale généralisée a suscité des débats du même type sans qu'aucune décision vraiment radicale en la matière n'ait jamais été prise. L'avancée de la Contribution sociale généralisée, combattue en son temps par toutes les forces conservatrices du pays, allant du RPR jusqu'au parti communiste en passant par la technostructure du ministère des finances, reste un acquis du réformisme de la deuxième gauche qui semble pour l'instant sans lendemain. Pourtant, la concurrence fiscale que la mondialisation impose progressivement aux pays développés va conduire la France à reprendre le chantier de la réforme fiscale à partir de quatre constats: - la disparition durable de l'inflation modifie le rapport à l'impôt des particuliers qui voyant leur revenu peu évoluer sont sensibles à toute modification de leur imposition. En outre, en rendant caduques les politiques keynésiennes qui ne furent au bilan final que des politiques de gestion habile de l'inflation, elle conduit à abandonner la logique de Haavelmo qui faisait de l'impôt le moyen de réduire le chômage; 8 - l'échec relatif des politiques irraisonnées de réduction d'impôts qui, fondées sur une vision simplificatrice de la courbe de Laffer ont buté sur des déficits budgétaires considérables et un mécanisme d'équivalence ricardienne amène à affiner le raisonnement fiscal; - la mobilité relative des facteurs de production s'est modifiée au fur et à mesure de la dématérialisation d'une certaine forme de capital et la fiscalité doit tenir compte d'une évolution de la production qui est non seulement mondialisée mais qui suppose une circulation permanente du capital; -les développements technologiques récents remettent en cause non seulement les assiettes fiscales en modifiant la nature de la production mais encore les techniques de perception de l'impôt. Les blocages rencontrés au ministère des finances pour en revoir le fonctionnement et simplifier une administration dotée d'une informatique de plus en plus performante montrent qu'en France notamment, l'impôt n'est pas seulement un moyen de financer l'Etat mais aussi un moyen d'asseoir le statut et le pouvoir, aussi infime soit-il, d'une myriade d'employés qui s'abritent derrière le discours du service public pour consolider leur position. L'enjeu d'une réforme fiscale est aussi celui du devenir des agents qui perçoivent l'impôt, devenir qui paraît d'autant plus menacé pour certains de ces agents que les évolutions technologiques rendent, même en l'absence de toute réforme ou de toute réduction du prélèvement, leur travail de plus en plus inutile. 9 Disparition de l'inflation et retour aux conditions des débuts de la Révolution industrielle Disparition de l'inflation, dette publique accrue, mutation technologique et angoisse des agents du fisc conditionnent toute tentative actuelle de réforme fiscale pour conduire en pratique à une absence de réforme de fond. Cette situation n'est pas nouvelle. S'il est souvent difficile d'aller chercher dans le passé des références sans être victime de comparaisons anachroniques ou de contresens sur ce que furent les décisions anciennes, il n'est pas inutile pour autant d'aller voir ce que dans des situations analogues, nos ancêtres ont proposé. La réflexion fiscale organisée est ancienne et consubstantielle à la réflexion sur la politique et sur l'économie. D'ailleurs le mot «Economie politique» signifie étymologiquement gestion de l'Etat et le premier qui l'employa, Antoine de Montchrestien, souhaitait avant tout donner des conseils au Roi sur le moyen le plus efficace de gérer l'Etat et notamment ses finances. Mais des périodes où disparaît l'inflation et où la réduction pure et simple de l'impôt paraît impraticable du fait d'une accumulation de dettes publiques sont en fait relativement rares, ne serait-ce que parce que l'inflation elle-même est un phénomène relativement rare. Avant le XXème siècle, la dernière crise significative d'inflation en Europe fut celle du début du XVllème siècle. Favorisée par l'aisance monétaire due aux découvertes de mines en Amérique, entretenue par les guerres meurtrières qui ensanglantent l'Europe, la dépeuplent et réduisent ses capacités productives et donc l'offre de bien, cette inflation joue au début le rôle traditionnel qui lui assigne en particulier le keynésianisme. En allégeant les dettes et en réduisant de façon indolore la part des salaires dans la valeur ajoutée, elle fournit à une industrie embryonnaire les moyens de ses 10 premiers développements. Mais cet aspect positif disparaît assez vite et les économies les plus développées de l'époque, celle des Provinces-Unies et celle d'Angleterre, cherchent dès le milieu du XVllème siècle à s'en défaire. En créant en 1694 la banque d'Angleterre, l'establishment britannique se dote d'un outil sensé constituer un élément de la démocratie censitaire en train de se mettre en place. Cette institution a comme double objectif de contraindre l'Etat à équilibrer ses comptes et d'éviter les débordements monétaires d'antan. Cet outil indispensable de l'économie moderne qu'est la banque centrale fait ainsi son entrée dans I'histoire dans une période qui se construit autour de l'absence d'inflation et de déficit public. Pour l'économie politique naissante, cette configuration appelait une réflexion portant en particulier sur le mode de gestion d'un Etat courant encore après la richesse par le biais de politiques mercantilistes. Pour certains observateurs de cette fin du XVllème siècle, la recherche effrénée de l'or et au travers elle l'idée qu'une croissance de la masse monétaire permet de réduire le chômage et conduit en fait à des politiques inefficaces. L'inflation du début du siècle n'a pas permis de maintenir une croissance durable de l'économie et dès les années 1670 l'Angleterre amorce une modification de sa stratégie économique. Le constat pragmatique fait par ses dirigeants est celui que d'autres devront faire trois cents ans plus tard, à savoir que l'inflation n'est pas un antidote au chômage. Premier pas pratique vers l'abandon effectif des politiques mercantilistes, la création de la banque d'Angleterre va déboucher sur l'adoption systématique de politiques de stabilité monétaire. En France, il faut attendre la déroute de l'expérience de Law pour qu'en 1726, le pays adopte une monnaie qui sous différents avatars sera encore en place en Il 1913. Cette stabilité monétaire implique une nouvelle donne budgétaire, elle se combine avec la prise de conscience que l'Etat ne peut pas éternellement vivre à crédit. La réflexion économique se remodèle et s'interroge sur les origines d'une croissance qui ne trouve son fondement ni dans la quantité de monnaie en circulation ni dans les astuces financières de l'Etat. La transition s'amorce ainsi vers une pensée économique qui en passant par les physiocrates va conduire au libéralisme et à l'idée que moins l'Etat intervient mieux l'économie se porte. Si en Angleterre, le départ des Stuart favorise la mise en place d'un système politique et économique libéral qui se défait lentement mais progressivement du mercantilisme, en France, la monarchie absolue louis-quatorzienne maintient I'héritage colbertiste. Pour que sa remise en cause soit réelle, il faut une série d'écrits qui permettent de mieux mesurer les enjeux pour l'Etat des mutations économiques de cette fin du XVllème siècle. Pour s'exprimer face à un colbertisme triomphant, il faut des esprits originaux. La tentative de monétisation de la dette publique par Law montre que quelque part, la classe dirigeante française a une conscience diffuse de la nécessité pour maintenir le dirigisme et le volontarisme d'une souplesse monétaire désormais caduque car abandonnée par le reste de l'Europe. Elle va s'adapter tout au long du XVlllème siècle avec regret et en traînant les pieds. Obligée de survivre en contradiction avec la désinflation ambiante, elle subit la stabilisation monétaire du cardinal de Fleury en 1726 avec scepticisme, elle affronte Turgot qui tente de créer une amorce de banque centrale et elle refuse les mesures de reprise en main des finances publiques qui auraient pu éviter le drame révolutionnaire. Elle laisse à des francs-tireurs brillants de la pensée économique le soin de réclamer des réformes, comme 12 pour mieux les étouffer en faisant condamner leurs libelles par la justice. Vauban entre en scène C'est ce qui va se passer avec un petit livre qui aurait à bien des égards pu passer inaperçu, compte tenu de son contenu parfois assez technique, mais dont Schumpeter écrira dans sa monumentale et admirable « Histoire de l'analyse économique» qu'il constitue «un des travaux les plus remarquables dans le domaine des finances publiques, inégalé avant comme après dans la clarté et la force de l'argument ». Ce petit livre, c'est le « Projet de dîme royale» de Vauban. Le but du livre est de proposer l'adoption par l'Etat d'un mode de financement stable, qui ne s'abîme pas dans les illusions du mercantilisme et de sa vision de la richesse fondée sur l'évolution de la quantité d'or et d'argent en circulation. Puisque toute manipulation monétaire est vaine et que la source de toute richesse réside dans le travail, l'Etat doit faire en sorte de se financer sans empêcher ou décourager le travail. Noblesse courte et idées longues L'homme qui défend ce point de vue connaît bien la situation du pays. Tout le monde connaît aujourd'hui ses célèbres citadelles distribuées le long des frontières de Saint Jean Pied de Port au Sud à Neufbrisach à l'Est en passant par Blaye ou Saint Malo à l'Ouest. On imagine aisément que pour suivre ces chantiers, il parcourt sans cesse la France. Il le dit luimême dans la préface de son livre, «la vie errante que je mène depuis quarante ans et plus m'ayant donné l'occasion de voir et de visiter plusieurs fois et de plusieurs façons la plus grande partie des provinces de ce royaume, tantôt seul avec mes domestiques et tantôt en compagnie de quelques ingénieurs, j'ai souvent eu l'occasion de donner carrière à 13 mes réflexions et de remarquer le bon et le mauvais du pays; d'en examiner l'état et la situation et celui des peuples dont la pauvreté ayant souvent excité ma compassion m'a donné lieu d'en chercher la cause ». C'est donc en connaisseur du pays qu'il se présente mais aussi en amoureux de ce pays. Ille dit également dans la préface, dès la première page puisqu'il écrit «je suis français très affectionné à ma patrie ». Saint-Simon, faisant son portrait, s'appuiera sur cette phrase pour vanter ses mérites et le qualifiera de patriote, donnant au mot ses lettres de noblesse et lui assurant son introduction définitive dans la langue française. Prenant des risques physiques pour défendre le royaume dans les multiples guerres que conduit Louis XIV, Vauban se veut le défenseur sur tous les plans d'un peuple qu'il côtoie sans cesse. Dire qu'il le fréquente serait excessif. Car si Vauban veut des réformes et singulièrement des réformes fiscales, s'il est prêt à affronter la Cour pour dénoncer les injustices, il serait toutefois hasardeux, comme 1'historiographie républicaine du XIXème siècle a tendu à le faire, de voir en lui un révolutionnaire désireux de promouvoir les aspirations et les intérêts des classes populaires. Vauban est noble et se veut tel. Il est d'autant plus attaché à la défense de la noblesse que 1' anoblissement familial est récent. C'est son arrière- grand-père, Emery Le Prestre, notaire, qui acquiert le premier un titre de noblesse. Le père de Vauban, Urbain Le Prestre, est propriétaire d'une grosse maison qui fait office de château à Saint-Léger de Foucheret, dans le Nivernais, dans l'actuel département de l'Yonne. C'est là que naît Sébastien Le Prestre, marquis de Vauban en mai 1633. Si Saint Simon I'honore du titre de patriote, en terme de noblesse, il précise qu'il n'est qu'un «petit gentilhomme de Bourgogne» et qu'il n'est « rien de si court, de si nouveau, de si plat, de si mince» que sa noblesse. Pourtant, cette noblesse, Vauban y tient au point de rejoindre 14 la rébellion de la Fronde contre le jeune Louis XIV et surtout contre le cardinal Mazarin qui ne cesse d'affirmer son pouvoir au détriment de ceux ancestraux de la noblesse. Mais, indigné par la trahison de Condé qui passe à l'Espagnol par haine pure du Cardinal, il se rallie aux troupes royales pour commencer une carrière militaire que couronne en 1703 le titre de maréchal. Vauban est un soldat, fidèle, discipliné mais qui n'en pense pas moins. Sa pensée est multiple et elle est le fruit de l'accumulation des notes qu'il prend tout au long de ses pérégrinations. Il réfléchit et remet de l'ordre dans ses papiers lors des repos que lui imposent ses blessures, accumulant une œuvre dont il rassemble l'essentiel sous le titre de Mes oisivetés. Ce titre qui se veut ironique correspond à ce souci du Grand siècle de ne pas trop se mettre en valeur. N'intitule-t-il pas un autre écrit «Pensées d'un homme qui n'avait pas grand chose à/aire » ? La production intellectuelle de Vauban est riche et diversifiée. Ingénieur, il publie des textes de mécanique et d'architecture militaire. Il s'intéresse à l'agriculture, parle de dé~eloppement rural, réfléchit aux communications et rêve de travaux publics grandioses en faveur des voies d'eau. Les affaires de l'Etat l'intéressent mais il les aborde en terme géopolitique. Il prône une politique coloniale active et une présence française partout dans le monde pour contrer les autres puissances européennes qui elles-mêmes se déploient hors de leur zone. Surtout il soutient une politique visant à doter le royaume d'un territoire facile à défendre. La thèse des frontières naturelles chère aux Jacobins est déjà présente dans ses écrits. Mais cette thèse est chez lui fondée sur des arguments militaires car il est avant tout un soldat. Sa réflexion économique prolonge son approche politique. Un pays cohérent et homogène, dont les frontières sont sûres, ne pourra se consolider que s'il est riche et si l'Etat a les moyens d'entretenir une armée puissante. Cette réflexion se construit à partir de la vision très pragmatique qu'il a du pays. 15 La France de la fin du XVIIème siècle offre le spectacle d'un pays appauvri, appauvri par une période de mauvaises récoltes, mais appauvri aussi par la multiplication des guerres. Ce spectacle de la misère le pousse à demander au Roi d'être intraitable avec les vaincus et de profiter au maximum de sa victoire pour légitimer auprès d'un peuple qui souffre les aventures militaires entreprises. Il le pousse surtout à revoir sa politique économique pour alléger la fiscalité. Pays favorisé par la nature, qui pourrait nourrir une population nombreuse, susceptible par ce biais de fournir une armée puissante, la France est devenue un pays de mendiants. L'origine de cette misère, ilIa trouve dans la fiscalité. S'abritant derrière l'autorité d'un économiste dont il affirme qu'il est plus à même que lui de décrire la réalité-il s'agit de Boisguilbert, il propose de remédier le plus rapidement possible à cette situation. La référence à Boisguilbert ressort de l'effet de style qui cherche à se montrer le plus modeste possible; elle marque également le lien qui lie les deux hommes. Ce lien se distendra par la suite. Boisguilbert est un gentilhomme normand qui en bon cousin de Corneille, a le sens du tragique et du solennel. Il finit par prendre ombrage de la gloire d'un Vauban qui semble, quoi qu'il dise et quoi qu'il fasse, devoir toujours garder la faveur du Roi. Il restera néanmoins attaché à l'héritage intellectuel de Vauban et avant de disparaître dans la nature, il laissera un livre intitulé «Testament de Vauban », voulant donner à ses idées l'autorité de celles du vieux maréchal. La pensée des deux hommes correspond à un moment de mutation dans les idées économiques et la dîme royale contient les éléments constitutifs de cette évolution. Vauban y dénonce l'illusion de l'or et de l'argent comme source de richesses. C'est le capital, c'est-à-dire en son temps la terre, mis en valeur par le travail de I'homme qui est la source de la richesse. Il appartient dans ces conditions à l'Etat de tout faire pour 16 inciter les habitants d'un pays à travailler les terres dont ils disposent. Ce qui les empêche de le faire, ce sont les spoliations dont ils peuvent être victimes. Spoliations des brigands et des voleurs contre lesquels l'Etat doit les protéger, spoliation de l'Etat lui-même au travers des agents du fisc. Le système fiscal réclame des réformes A l'époque où Vauban écrit, le système fiscal est celui qui s'est mis en place à la fin du Moyen Age. Il superpose des impôts indirects (les aides) un impôt direct (la taille) et des assises dont la plus célèbre et la plus lourde est la gabelle, impôt sur le sel honni que cherche à contourner la contrebande des faux-sauniers. La taille est l'objet principal des critiques de Vauban. Elle doit son nom au fait qu'une fois payée, les collecteurs gravent à titre de reçu son montant sur une taille de bois. A la fin du XVIlème siècle, elle est due sur la base de principes fixés sous Charles VII. Depuis, elle s'est déformée avec le temps tandis qu'au fur et à mesure de l'extension du royaume, elle a été adaptée tant bien que mal dans les pays annexés après Charles VII comme l'Alsace ou la Franche Comté. Elle se présente sous forme de taille réelle, qui comme son nom l'indique est calculée sur la production réelle du contribuable et concerne surtout les paysans et de taille personnelle, due comme une capitation sur le simple fait d'exister. Cette taille personnelle est largement arbitraire et Vauban insiste sur le fait que pour paraître incapable de payer, les « taillables» donnent une image d'eux-mêmes de misère et d'abattement. Plus tard, Rousseau racontera dans les Confessions l'accueil de paysans en haillons qui, une fois compris qu'il n'est pas un collecteur de taille, feront volontiers bombance avec lui. Dissimulation, fraude, refus de travailler, abandons de terres surtaxées sont les conséquences 17 les plus évidentes pour Vauban de ce système. A cela il propose de substituer une dîme, c'est à dire un prélèvement de 10% de la production. Ce qu'il cherche dans ce système, c'est d'abord la simplicité et la justice. Tout le monde paie et tout le monde sait combien. Il propose de limiter de la sorte le nombre des impôts, complétant sa dîme par une gabelle allégée et simplifiée, par les produits du domaine et par quelques impôts relevant autant de la morale que la logique financière. C'est ainsi qu'il propose de taxer les signes extérieurs de richesse comme les perruques...L' administration fiscale connaîtra longtemps ce prurit de pureté morale et le Directoire qui a façonné la fiscalité du XIXème siècle laissa à ses héritiers un impôt sur les jeux de cartes, au nom d'une morale que ces dirigeants théorisaient plus qu'ils ne pratiquaient.. . Ce qui fait le mérite de la démarche de Vauban, c'est qu'il cherche à donner de son étude fiscale une analyse économique. Pour lui, en modifiant la fiscalité, on modifie le comportement de la population et on l'incite à accroître la production. La fiscalité ne se contente pas de fournir des moyens à l'Etat, elle structure l'économie. Schumpeter écrit à son propos « Vauban atteint pleinement ces sommets foulés par peu de gens d'où la politique fiscalel apparaît comme un 1 Par politique fiscale, il faut bel et bien entendre dans cette citation la détermination des impôts. Depuis quelques temps, les économistes, par un anglicisme plutôt appauvrissant, utilisent le terme de politique fiscale pour désigner la politique budgétaire, c'est à dire non seulement l'analyse des impôts mais également celle de l'équilibre global des finances publiques. Il est d'autant plus dommage d'abandonner le vocable de politique budgétaire que, bien qu'issu de l'anglais, ce vocable a une lointaine origine française. Le mot « budget» fait en effet allusion au terme « bougette » qui dans la langue ancienne parlée à Bordeaux signifie la bourse, le sac rempli de pièces de monnaie. Or, la tradition britannique en finances publiques se fonde sur la pratique des Plantagenêt, 18 instrument de thérapeutique économique, l'aboutissement d'un examen global du processus économique ». Cette vision se décline autour du goût des chiffres qui l'anime. Citons encore Schumpeter qui écrit «Vauban ne devinait pas. Il calculait ». Le calcul de base est pour lui celui de l'évolution de la population. Depuis les pratiques anciennes des Hébreux, seule l'autorité religieuse a le droit de recenser les populations et de compter les fidèles. Pour l'avoir entre autres ignoré et avoir voulu établir une capitation sur la base du recensement des habitants de Judée, les Séleucides du II ième siècle avant JC eurent à faire face à la révolte des Macchabées, révolte en partie victorieuse que les Juifs commémorent encore par les fêtes de Hannouka. Au XVllème siècle, les intendants de Louis XIV ont conscience de l' enjeu et ils essaient de compter les habitants de leurs généralités en demandant aux curés le nombre de leurs fidèles. Pour Vauban, il faut systématiser ces recensements car le Roi ne peut espérer obtenir des recettes fiscales qu'en connaissant bien la situation de son royaume et donc le nombre de ses habitants. Il recommande un recensement périodique et institutionnalisé, recommandation qui fait de lui aux yeux de certains le père fondateur de l'Insee. Il faudra pourtant attendre la Révolution pour que la loi rende obligatoire un recensement quinquennal dont le premier eut lieu en 1791. Vauban pour sa part calcule le nombre d'habitants à partir des textes des intendants et arrive à une population française de près de 20 millions. Il explique sa méthode et fournit un des premiers travaux de ce qu'en son temps on appelle encore arithmétique politique mais que l'époque moderne connaît sous le nom de statistique. singulièrement celle des fils d'Aliénor d'Aquitaine, et donc des coutumes en vigueur dans l'administration du Bordeaux médiéval. 19 Réfléchie et chiffrée, quelles menaces ou quel refus pèsent sur sa réforme? D'abord, il hésite sur la forme du prélèvement. Il imagine que l'Etat doit recevoir 10% des récoltes et prévoit la construction de granges pour emmagasiner ces biens. L'idée d'un prélèvement en nature rappelle les origines de la dîme, vieil impôt déjà mentionnée dans la Bible et depuis perçue par les différentes formes de clergé. Vauban d'ailleurs se réfère à cette dîme ecclésiastique qui, codifiée sous Charlemagne, continue à fournir à l'Eglise ses principales ressources. Pour l'Etat, ce mode de paiement pose problème car il a plus besoin d'espèces sonnantes et trébuchantes que de boisseaux de blé ou de baril de vin. Vauban, qui vitupère le système de la ferme générale et la prise en charge de la collecte de l'impôt par des groupes privés sans foi ni loi, conçoit néanmoins un système qui consolide leur position. C'est en effet les financiers privés qui apporteraient à l'Etat l'équivalent monétaire de la dîme, à charge pour eux de vendre et de gérer les biens collectés. La réforme impossible? Par delà cette difficulté qui de nos jours où l'économie est largement monétarisée paraît bien dépassée, Vauban perçoit surtout comme difficulté l'inertie et le conservatisme. Sa réforme, aussi souhaitable qu'elle soit à ses yeux, va soulever l'opposition de tous les organismes en charge de la collecte des anciens impôts qui n'auront de cesse de démontrer que modifier quoi que ce soit va à l'encontre de l'intérêt du roi. Lucidité toujours actuelle que confirme l'attitude crispée des agents du ministère des finances face aux réformes. Vauban craint aussi l'hostilité générale du peuple, par nature réservé sur tout ce qui vient changer ses habitudes. 20