Madame la garde des sceaux, c’est aussi au nom de l’égalité
que vous vous exprimez lorsque vous prétendez que, loin de
retirer un droit à quiconque, le texte élargira à tous un droit
d'ores et déjà existant. Cette affirmation est rigoureusement
fausse parce que, avec cette réforme, vous allez tarir un peu
plus la source de l’adoption pour tous les couples, y compris
hétérosexuels. Surtout, vous allez priver des enfants de
connaître leurs origines, leur père et leur mère. Vous allez
donc, au nom de l’égalité pour les adultes, créer une discri-
mination entre enfants.
Au-delà de l’égalité, c’est aussi la conception de la loi qui est
en jeu.
Je pense que la source du droit républicain n’est ni le
sentiment ni, à l’inverse, et à plus forte raison d'ailleurs, le
rapport de forces.
Pour ce qui concerne le sentiment, j’ai souvent entendu que
l’amour justifiait le droit au mariage et constituait un passe-
port suffisant pour y accéder.
L’amour, c’est le plus grand et le plus beau de tous les
sentiments ; nous nous accordons aussi sur ce point. Mais
l’amour est de l’ordre de l’intime, de la sphère privée. En
quoi la loi donnerait-elle un statut public à une relation
affective, aussi noble, aussi digne soit-elle ? Au nom de quoi
la République se mêlerait-elle de ce qui ne la regarde pas ?
Et quand la République, à travers l’officier de l’état civil
qu’est le maire, s’intéresse au mariage, c’est pour jouer le rôle
du tiers qui constate l’existence d’une coïncidence entre
l’intérêt particulier d’un couple et l’intérêt général, à savoir
le renouvellement des générations et la transmission des patri-
moines matériel et immatériel de la Nation. Il est important
de rappeler que la République ne fait alors que se mêler de ce
qui la regarde.
À l’inverse, la loi n’est pas non plus l’expression d’un
rapport de forces.
Monsieur le rapporteur, au cours des auditions, vous avez
indiqué que « ce qui est juste, c’est ce que dit la loi » et que
celle-ci « se réfère à un rapport de forces à un moment
donné ». Mais, sur ce texte, quelle est la loi du plus fort ?
Où est le rapport de forces ? Est-ce le droit des adultes contre
le droit des enfants ?
Mes chers collègues, les grands perdants de cette réforme, ce
seront les enfants ! (Marques d’approbation sur les travées de
l’UMP.)
M. Charles Revet. C’est à eux qu’il faut penser !
M. Bruno Retailleau. Ce sont en effet des sans-voix, car ils
ne disposent pas de relais dans les médias.
Et si, quelles que soient les travées sur lesquelles nous
siégieons, nous acceptions que la loi ne soit que l’expression
d’un rapport de forces, que ferions-nous ici ? Sommes-nous
convoqués pour n’être que des greffiers qui doivent enregistrer
de façon automatique des revendications catégorielles au
profit des groupes les plus influents ? (Applaudissements sur
les travées de l'UMP.) Si notre boussole n’est autre que
celles des désirs et des volontés individuelles, où se trouve
alors l’intérêt général ? Comment, et avec quels concepts,
limitera-t-on les caprices, les désirs et les volontés individuels ?
Non, je ne crois pas à la République du désir, je crois à la
République des droits, à la République des devoirs. Je pense
que la République n’est pas un self-service normatif, auprès
duquel chacun viendrait quémander la reconnaissance de son
droit ou la satisfaction de sa demande personnelle.
Cette réforme n’est pas un progrès pour le droit républicain,
pas plus qu’elle ne l’est pour la société, voire pour la civilisa-
tion. En effet, vous avez parlé, madame la ministre, de
« réforme de civilisation », Erwann Binet, rapporteur sur le
texte à l’Assemblée nationale, évoquant pour sa part une
« révolution anthropologique ».
Certes, cela fait bien longtemps que nous vivons dans un
monde qui est –et il le restera –marqué par la différence
irréductible et la complémentarité qui caractérisent la figure
masculine et la figure féminine. C’est à partir de cette réalité
que les sociétés, quelle que soit leur culture –et leur religion,
d’ailleurs –, se sont organisées. Elles se sont organisées non
pas pour obéir et se soumettre à la nature, mais pour tenir
compte de cette donnée objective, parce que c’était le cadre le
plus harmonieux pour leur développement, et aussi le plus
universel. En effet, tout homme, quelles que soient sa culture,
sa couleur de peau, sa religion, est issu d'un homme et d'une
femme.
C’est aussi cette dimension universelle que porte en son
cœur l’institution –il ne s’agit en effet pas que d’un contrat –
du mariage. Je voudrais rappeler à ce stade les mots très justes
qu’avait eus, en 2004, l’ancien premier ministre Lionel
Jospin : « Le mariage est, dans son principe et comme insti-
tution, “l'union d'un homme et d'une femme”. Cette défini-
tion n’est pas due au hasard. Elle renvoie, non pas d’abord à
une inclinaison sexuelle, mais à la dualité des sexes qui carac-
térise notre existence et qui est la condition de la procréation
et donc de la continuation de l'humanité ». Ce n’est pas moi
qui le dis, c’est Lionel Jospin ! (Applaudissements sur certaines
travées de l'UMP.)
En remettant en cause cette définition du mariage, madame
la ministre, vous préparez –je vous le dis très sincèrement –
un bouleversement profond de la société, avec deux consé-
quences majeures.
La première concerne la filiation. De nombreux pédopsy-
chiatres nous mettent en garde…
Mme Michelle Meunier, rapporteur pour avis de la commission
des affaires sociales. Pas tous !
M. Bruno Retailleau. …parce que « l’homme n’est pas une
mère comme une autre », et inversement.
Mme Cécile Cukierman. Personne ne dit le contraire !
M. Bruno Retailleau. Je citerai ici –c’est le fait du hasard –
Sylviane Agacinsky : « La paternité ne sera jamais l'équivalent
masculin de la maternité ». (M. Gérard Larcher acquiesce.)
C’est une évidence qu’il faut rappeler, mais au cœur de
laquelle il y a la construction psychologique des enfants.
(Mme Esther Benbassa s’exclame.) Je suis sûr que vous la
gardez, de même, à l’esprit. Au moment où nous discutons
de ce texte, c’est le fil rouge qui doit nous guider. En effet, au
nom de quelle modernité projetterait-on ces enfants dans une
origine impossible ? Impossible, parce qu’impensable, et
impensable, parce que ces enfants-là, plus que d’autres, ont
besoin de fantasmer la scène originelle de l’engendrement !
M. Roland du Luart. Tout à fait !
M. Bruno Retailleau. Il se peut qu’un jour, dans de
nombreuses années, ces enfants-là nous le reprochent. Un
jour, peut-être, en souffriront-ils.
La seconde conséquence, madame la ministre, c'est l’engre-
nage, le processus, que vous mettez en place. Ce texte est un
cheval de Troie, et vous ne devez pas mentir aux Français sur
ce point : aujourd'hui, le mariage et l’adoption ; demain, la
procréation médicalement assistée, ou PMA, et la gestation
SÉNAT –SÉANCE DU 5 AVRIL 2013 2773