Page 5 Le Canard du Caucase N°15 - novembre2014!
HISTOIRE
La grande guerre dans le Caucase (1914-1918). Par Bruno Elie, chercheur indépendant.
Ce texte est issu d’une conférence donnée le 15 septembre à Tbilissi, à l’initiative de l’Institut français de
Géorgie, à l’occasion de la commémoration du Centenaire de la Première Guerre mondiale.
La Grande Guerre, on en parle beaucoup, surtout au moment du centième anniversaire de son début. Mais chacun y
voit une guerre différente, celle que son pays a subie : pour les Français, ce sont les batailles des Flandres aux Vosges,
pour les Russes, le front germano-russe, de la Baltique à la Roumanie, pour les Serbes, du Vardar au Danube, etc.
Les deux protagonistes de la Grande Guerre dans le Caucase, les Empires russe et ottoman ont disparu. Leurs
successeurs, l’URSS et la République de Turquie, ont longtemps maintenu dans les oubliettes de l’Histoire, pour l’une
les victoires de la Russie impériale, pour l’autre le désastre ottoman de Sarikamis.
Il y a pourtant eu un véritable front de plus de 600 km de longueur, de la Mer Noire au Lac d’Ourmiah, sur lequel se
sont affrontées des armées de l’ordre de 150 000 hommes de part et d’autre.
Le déroulement de la guerre
En 1914 les deux Empires ottoman et russe sont encore deux géants mais deux géants malades. La guerre leur sera
d’ailleurs fatale : ni l’un ni l’autre n’y survivront. En 1914 ils ont un certain nombre de points communs : ce sont deux
régimes autocratiques qui se sont empressés dès l’ouverture du conflit de verrouiller la faible représentation populaire
qui existait chez eux. Tous deux ont connu la défaite depuis le début du XXe siècle : Guerres balkaniques de 1912-1913
pour les Ottomans, Guerre russo-japonaise de 1904-1905pour les Russes, avec dans l’un et l’autre cas perte de territoires et
de prestige. Tous deux ont aussi traversé un épisode révolutionnaire, « Révolution » de 1908-1909 pour l’Empire
ottoman, Révolution de 1905 pour l’Empire russe. Tous deux sont multiethniques et rencontrent des problèmes avec
leurs minorités ethniques ou religieuses : Arabes, Arméniens grégoriens, Grecs orthodoxes pour les Ottomans, Musulmans du
Caucase et d’Asie Centrale, Polonais catholiques pour les Russes. Tous deux ont des finances en mauvais état.
Mais il y a aussi des différences majeures. La première est démographique : l’Empire ottoman ne dépasse pas 24
millions d’habitants, l’empire russe atteint 170 millions d’habitants, avec comme conséquence importante que les
Ottomans ne peuvent guère mobiliser plus de 800.000 hommes tandis que les Russes pourraient mobiliser jusqu’à 12
millions d’hommes ! L’Empire ottoman a des ressources agricoles limitées, peu de ressources minérales, très peu de
pétrole en exploitation ; l’Empire russe a des ressources quasi-inépuisables en charbon, en fer, en pétrole, en bois, en
or… L’Empire ottoman est endetté et ses créanciers se payent eux-mêmes sur le pays sans favoriser son développement
tandis que l’endettement de la Russie a servi à financer sa modernisation économique. En conséquence l’Empire
ottoman est très peu industrialisé, avec des infrastructures médiocres, alors qu’en Russie l’industrialisation et les
infrastructures sont en plein développement. La Russie est depuis le début du XXe siècle dans un système d’alliances et
quand elle soutient la Serbie face à l’Autriche, ses alliées, la France et la Grande Bretagne, entrent en guerre à ses côtés.
L’Empire ottoman n’est dans aucune alliance, hésite beaucoup. Quelques personnalités l’entraînent finalement vers
l’Allemagne.
Les buts de guerre aussi sont dissemblables : l’Empire ottoman cherche d’abord à reprendre à la Russie les districts
perdus en 1878 (Ardahan, Artvin, Batoum et Kars), ensuite à donner la main aux peuples turco-musulmans de l’Asie
Centrale en rêvant de les soulever contre la Russie chrétienne. La Russie convoite Constantinople mais elle s’est laissée
persuader par la France que le chemin en passait par Berlin. Il faut d’abord vaincre l’Allemagne. La Grande Bretagne,
quant à elle, est fermement décidée à ne pas laisser les Russes arriver seuls à Constantinople.
Pour la guerre elle-même, rappelons qu’elle dure pour l’Empire ottoman du 2 novembre 1914 au 30 octobre 1918
(Armistice de Moudros), pour la Russie du 1er août 1914 au 3 mars 1918 (Traité de Brest-Litovsk).
La guerre se déroule pour la Russie sur un front énorme, appelé Front oriental, depuis la Finlande jusqu’à la mer Noire
et sur un front secondaire de la mer Noire à la Perse. La partie qui nous intéresse se trouve sur ce front secondaire,
dans le Caucase, depuis Hopa sur la mer Noire jusqu’à la rive Sud du lac de Van. Pour l’Empire ottoman, elle se déroule