1
François Képès,
rationalisateur
des machines vivantes
Le magazine scientifique Pour la
science de juin 2014 a fait sa première
de couverture avec le titre accrocheur
Réinventer le vivant, quels enjeux pour la
biologie de synthèse ? qui annonce le
dossier
1
consac à cette nouvelle
technoscience. Comme il se doit,
l’illustration de cette couverture est
une molécule d’ADN, mais cette fois
constituée de circuits électroniques
L’article le plus intéressant est sans
conteste celui du généticien François
Képès
2
intitulé “La biologie de
synthèse : vers une ingénierie du
vivant”.
Or François Képès est avant tout un ingénieur et en ce qui concerne la
biologie de synthèse, il sait ce qu’il veut : faire du vivant – pour le
moment surtout des bactéries les plus élémentaires la nouvelle
machine-outil de l’industrie des biotechnologies.
1
Pour la science n°440, juin 2014. Ce dossier est constitué de trois articles. Les citations
issues de l’article de François Képès sont référencées : (PLS).
2
« François Képès est directeur de recherche à l’institut de Biologie des Systèmes et de
Synthèse (ISSB, Genopole, UEVE, CNRS) et directeur du Programme d’épigénomique à
Genopole, à Évry. Il est professeur invité permanent au Collège impérial de Londres. ».
Il est également l’auteur de la brochure de 64 pages, qui fait dans la vulgarisation assez
vulgaire, La biologie de synthèse plus forte que la nature ? éd. Le Pommier, 2011. Son
article de Pour la science reprend et complète cette brochure sur certains points.
2
Ingénierie rationnelle
Rappelant que « au but des années 1960, l’invention des circuits
intégrés a métamorphosé l’ingénierie électronique » (phrase qui a
manifestement inspiré l’illustration de la couverture de ce magazine), il
file l’analogie :
« Et si une telle combinaison de technique et de méthode était
transposable en biologie ? S’il était possible, en biologie aussi, de disposer
d’une banque d’outils et de règles rationnelles qui, combinés selon les
besoins, aideraient à comprendre le vivant en le fabriquant, ou à concevoir
et produire à la demande de nouvelles fonctions biologiques n’existant pas
dans la nature ? Depuis quelques années, cette idée fait son chemin parmi
les biologistes. Rassemblées sous le nom de biologie de synthèse, leurs
approches se construisent aux interfaces de la biologie et de l’ingénierie,
avec des apports de la chimie, de la physique, des mathématiques et de
l’informatique. Elles ont pour objectif d’injecter en biologie les principes
fondant toute ingénierie. De quoi s’agit-il ? Quelles sont les ambitions de la
biologie de synthèse ? Que permet-elle aujourd’hui ? Quelles sont ses
perspectives et limites ? Telles sont les questions que nous examinerons
ici. » (PLS)
Pour ensuite proposer une définition claire et précise :
« La biologie de synthèse est l’ingénierie rationnelle de la biologie. En
d’autres termes, elle vise à la conception rationnelle et à l’ingénierie de
systèmes complexes fondés sur le vivant ou inspirés par le vivant, et dotés
de fonctions absentes dans la nature. » (PLS)
Pour mettre en œuvre cette « ingénierie rationnelle », il faut des
bases solides :
« Qu’est-ce que cela signifie ? Les ingénieries de systèmes électroniques
ou mécaniques nécessitent des cadres bien établis pour gérer la
complexité, des outils fiables pour manipuler les états du système, et des
plateformes de tests. La biotechnologie, en revanche, est encore dépourvue
de tels cadres, outils et plateformes. » (PLS)
Or, comme l’avait déjà constaté en 2012 Geneviève Fioraso
3
dans son
Rapport sur les enjeux de la biologie de synthèse : « La complexité du
vivant : un verrou à lever pour la biologie de synthèse »
4
. Il est donc
3
Avant de devenir ministre de la Recherche et de l’Enseignement Supérieur dans le
gouvernement de François Hollande. Voir son portrait au vitriol en tant que députée et
adjointe à la Ville de Grenoble “Geneviève Fioraso™, l’élue augmentée” dans Le Postillon,
journal de Grenoble et de sa cuvette n°14, février-mars 2012.
4
C’est le titre d’un chapitre de ce rapport, réalisé à partir d’auditions publiques
organisées par l’Office Parlementaire d’Évaluation des Choix Scientifiques et
3
nécessaire de simplifier tout cela, afin de faire en sorte que le vivant,
par trop instable, fantasque et imprévisible, se comporte enfin comme
une machine-outil régulière, fiable et prévisible. C’est ce sur quoi
s’achève son article :
« Une barrière, enfin, est la taille limite des circuits biochimiques que
l’on réussit à construire. […] Comment briser ce plafond pour construire
des circuits biochimiques plus complexes et augmenter d’autant les
possibilités de la biologie de synthèse ? Pour une part, ce plafond tient à
notre incapacité à concevoir un génome complet. Pour étendre fortement
la taille et la complexité des circuits, il faudrait pouvoir introduire un
nombre arbitraire de gènes qui coopéreraient de façon optimale selon un
cahier des charges fixé par avance. […]
Plusieurs équipes se sont ainsi lancées dans des recherches visant à
synthétiser ou à duire des génomes complets d’organismes
unicellulaires. C’est le cas, par exemple, de l’équipe de l’Institut J. Craig
Venter, à Rockville aux États-Unis, et de celle de Fred Blattner, de
l’Université du Wisconsin, à Madison, pour les bactéries, ou encore de celle
de Jef Boeke et Joël Bader, de l’Université Johns Hopkins, à Baltimore, pour
la levure. […]
Dans mon équipe, nous cherchons précisément à exploiter les
contraintes connues des génomes de micro-organismes pour la conception
ab initio de génomes porteurs de grands circuits de synthèse. » (PLS)
La « conception ab initio d’un génome » revient en fait à chercher
quel est le « génome minimal un génome qui ne contiendrait que les
gènes nécessaires au fonctionnement de la cellule » et qui servirait
donc de « plateforme » sur laquelle des « extensions » pourraient être
ajoutées, des « constructions génétiques » plus ou moins complexes
seraient greffées afin de produire les molécules ou réaliser les fonctions
biologiques souhaitées.
Révolution industrielle
François Képès veut donc, avec son « ingénierie rationnelle »
appliquée à la biologie de synthèse, faire ce que les ingénieurs du XIX
e
siècle ont réalisé dans la conception des machines qui ont été le vecteur
de la révolution industrielle : normaliser les mesures, standardiser les
dimensions afin de rendre possible l’interchangeabilité des pièces et
rationaliser la conception des machines.
Technologiques (OPECST) le 4 mai 2012. Document en deux volumes disponible sur
Internet.
4
C’est là un aspect de la révolution industrielle qui est souvent oublié :
on présente couramment l’invention de la machine à vapeur comme
l’acte fondateur de cette période ; et ce n’est certes pas complètement
faux. Car il faut bien un moteur indépendant des éléments naturels
5
pour animer de manière régulière et continue un grand nombre de
machines engagées dans une production de masse
6
. Mais cette
révolution dans la production repose avant tout sur la généralisation de
l’emploi des machines ; machines qu’il faut donc produire en grand
nombre, voire en masse, c’est-à-dire de manière qui soit elle-même
industrielle.
Or, avant la révolution industrielle, toutes les machines, des plus
simples aux plus complexes (les horloges et les moulins à vent, pour
n’évoquer que les plus courantes depuis le XIII
e
siècle jusqu’au XVIII
e
siècle) étaient produites de manière artisanale. Un atelier ne produisait
pas en série une pièce pour qu’ensuite un autre atelier assemble les
machines. Un artisan et ses ouvriers fabriquaient eux-mêmes toutes les
pièces d’une machine et les ajustaient les unes aux autres en sorte
qu’au final, elle fonctionne. Chaque machine était donc unique ; en
conséquence une pièce d’une machine ne pouvait pas servir à
remplacer une pièce défectueuse d’une autre machine. Ce n’est qu’à la
fin du XVIII
e
siècle dans l’horlogerie (industrie de luxe à l’époque) que
des dimensions standardisées seront adoptées pour la alisation des
engrenages et des vis, afin de faciliter une production qui reste encore
totalement artisanale.
L’idée de l’interchangeabilité des pièces d’une machine remonte à
l’invention des caractères mobiles pour l’imprimerie, mais elle n’a
jamais vraiment été étendue à d’autres mécaniques, probablement à
cause de la difficulté qu’il y a à mouler des métaux autres que ductiles
(or, argent, laiton, plomb). Au début du XVIII
e
siècle, Guillaume
Deschamps propose un fusil dont les pièces sont interchangeables et
réalise une démonstration devant le Roi de France en 1726 avant de
créer une fabrique qui fournira 12 000 fusils à la marine. Toutes les
pièces de ce fusil sont réalisées par des artisans, ce qui fait dire à un
commentateur :
5
Comme peuvent l’être le débit de l’eau d’une rivière, le vent ou les animaux pour les
moulins ; cf., Chris de Decker, “Des fabriques mues par le vent: histoire (et avenir) des
moulins à vent”, Low-Tech Magazine, octobre 2009.
6
Production de masse qui implique aussi, à l’intérieur de l’usine, une discipline du travail
qui plie la main d’œuvre au rythme des machines, ne l’oublions pas.
5
« L’idée de faire convenir toutes les pièces des platines, les unes avec les
autres, est ingénieusement imaginée, mais ceux qui connoissent l’usage de
la forge, sçavent qu’elle ne peut former ces pièces en perfection, qu’elle
peut seulement les disposer et que ce n’est que la lime qui peut les
approprier au model, ainsy le temps qu’on y employ est de grande
dépence. »
En d’autres termes, il est difficile et coûteux de chercher à produire
des pièces interchangeables de manière entièrement artisanale, et c’est
pourquoi cette livraison à la marine n’aura pas de suite
7
.
Pourtant, le maître arquebusier Honoré Blanc (1736-1801) propose
en 1777 au Roi de France, puis à l’État issu de la Révolution française,
un nouveau modèle de fusil aux pièces interchangeables
8
. Pour lui, la
solution réside dans la standardisation. Dans un « règlement », il
précise les dimensions de toutes les pièces de son nouveau modèle.
« L’interchangeabilité implique que la précision de la fabrication des
pièces d’un produit donné soit telle que leur assemblage ne nécessite
aucun ajustement final. A son niveau, la méthode de Blanc atteint cet idéal :
il met au point des matrices pour remplacer le forgeage des pièces, il
invente des gabarits pour les raboter et des machines à forer les trous pour
les façonner, il fabrique des calibres pour vérifier que les pièces s’ajustent
selon une certaine marge de tolérance. Bien que ce procédé soit mis en
œuvre à l’aide d’outils manuels, l’exécution dépend en principe de guides
mécaniques. Chaque ouvrier est obligé de faire des pièces qui s’ajustent
parfaitement lors de l’assemblage final. Le procédé de fabrication contrôle
le travail de l’artisan et, de ce point de vue, l’ajustement final du produit
témoigne de la rigueur avec laquelle l’ordre social est policé. […]
En 1777, [le chef de l’artillerie Jean-Baptiste de] Gribeauval et ses
partisans introduisent ainsi non seulement un nouveau modèle de fusil,
mais aussi de nouveaux rapports d’encadrement avec les armuriers [qui
sont des artisans indépendants]. Pour la première fois, au lieu d’acheter
des produits finis, l’État fixe les prix de pièces détachées qui, soulignons-le,
ne sont pas encore interchangeables. Les tests de qualité sont renforcés et
de nouvelles techniques de production sont introduites. Honoré Blanc est
chargé de faire en sorte que soient pourvus les différents outils et
instruments nécessaires pour assurer l’uniformité dans les trois
manufactures”. »
7
Jean-Louis Peaucelle, “Du concept d’interchangeabilité à sa réalisation, le fusil des XVIII
e
et XIX
e
siècles”, revue Gérer et comprendre n°80, Juin 2005 (article disponible sur
Internet).
8
Ken Adler, “L’amnésie des armuriers français, comment une innovation technologique
majeure peut-elle tomber dans l’oubli ?”, magazine La Recherche n°308, avril 1998. Les
citations qui suivent sont issues de cet article.
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