SUR VOTRE « BERGER À LA BERGÈRE

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SUR VOTRE « BERGER À LA BERGÈRE ».
« Réponse » au Professeur Erick Kuété
Monsieur le Professeur Erick Kuété,
Je dois vous avouer, et ce dès l’ouverture de mon propos, que je n’ai pris aucun plaisir à
lire l’ignoble caricature que vous avez donnée de la troisième partie de mon article : « À propos
du Club Achille Mbembé », récemment publié sur mon blog qui n’a évidemment pas, j’en suis
conscient, le même retentissement intellectuel (inter)national de vos propres productions, dont
je présume, votre Apologie de l’action. Je me suis demandé pendant longtemps s'il est bien
nécessaire de « réagir » à ce monceau d’injures à mon endroit. En effet, vous usez davantage à
mon goût de l’agression plutôt que de l’argument, ce qui, vous en conviendrez sûrement avec
moi, n’est pas très flatteur. Dans votre grande sagesse, vous auriez quand même pu prendre la
peine, comme je pense l’avoir fait, d’éviter de m’arroser de camouflets. Et je suis encore content
d’avoir évité les noms d’oiseaux. La lecture de votre réquisitoire enflammé – empoisonné pour
bien dire – m’a directement fait penser à Marcien Towa qui subît en 1979 les foudres d’un
certain Jean Sablé. En 1980, Basile-Juléat Fouda et Sindjoun-Pokam n’arrangeront rien à
l’affaire en faisant exploser l’ « injuriomètre ». Je crois que vous n’êtes pas loin de leur record
que vous battrez assurément avec encore un peu d’efforts. Sartre disait – mais est-ce que j’ai
même pu lire Sartre ? demandais un de vos adjuvants – qu’il y a deux manières de se comporter
face à la « critique » – même si votre attaque n’en est pas vraiment une –, se taire ou répondre.
Dans l’un ou dans l’autre des cas, nous nous exposons. Sartre avait choisi de répondre.
Permettez-moi de le suivre dans cette lancée.
Qu’a donc à dire le « condamné » à remettre sa capite à la société que je suis ? Quelques
petites choses. Premièrement, j’aimerais souligner le « ton » caustique et peu orthodoxe –
j’euphémise comme vous l’aurez remarqué – de votre publication. Vous manquez à bien
d’égard de tenue et de civisme lorsque vous essayez de me cantonner dans le rôle
d’ « étudiant de philosophie » – Je suppose que vous êtes un Professeur, d’où l’honneur que je
vous rends dans mon titre –. Je suis certes un étudiant comme vous dites, mais vous oubliez –
peut-on vraiment en être sûr ? – de préciser que je suis un étudiant d’un certain niveau, niveau
qui me place normalement un peu plus haut que l’ « herbe » du jardin dans lequel vous voulez
m’emprisonner. Mais effectivement, j’admets volontiers ne pas avoir la carrure de « penseur
pluridisciplinaire » que vous êtes, n’être ni disciple de Mills, ni disciple de Ricardo, n’avoir lu
que les noms de ces deniers, ne rien connaître ni à la psychologie ni à la sociologie, et encore
moins à la littérature. J’admets volontiers être un parfait idiot en ces matières et vous reconnaît
l’autorité d’affirmer de telles incongruités. Vous dites ne pas vouloir opposer le « char à l’épée »,
mais n’est-ce pas ce que vous faites lorsque vous répondez aux maigres trois paragraphes (500
mots) qui vous sont consacrés dans mon article par 2789 mots et trois bonnes pages au format
A4 ? Ne voyez-vous pas la disproportion entre la faute et le châtiment ou refusez-vous
simplement de la voir ? À mon avis – mais ai-je seulement le droit d’en avoir un ? – cette
réaction épidermique de votre part repose sur une méprise : une compréhension approximative
du concept de « critique ». À ce défaut, je rajouterais une bonne dose de « mauvaise foi »,
laquelle vous évite de voir mes mots pour ce qu’ils sont, mais vous pousse à construire à la place
de mon modeste discours une catilinaire comme la vôtre. Sur ce dernier point, je tiens à vous
préciser que si je vous ai « agressé » comme vous semblez le fantasmer, la main de fer à l’œuvre
dans mon propos m’a semblé avoir été accompagnée du gant de velours qu’est la courtoisie.
Que me reprochez-vous exactement ? Si j’en crois votre grognement, c’est le fait de vous
avoir « critiqué » sans avoir lu votre livre et sans même vous connaître. Aussi me conseillez-vous
d’inscrire vos célèbres initiales dans un moteur de recherche sur internet. Je crois savoir que
vous n’êtes pas le seul nom qui s’y trouve…Vous sous-entendez que votre livre a suscité chez
moi de la « colère », mais je vous mets au défi de retrouver dans la partie de mon article qui vous
est consacrée, le vocabulaire relatif à la colère et à l’agressivité. Vu vos multiples casquettes et
votre indéniable talent, ce jeu d’enfant ne devrait être qu’une formalité, comme lire un livre de
philosophie comme on dévore son goûter pendant une pause, entre deux livres d’économie (de
l’environnement). Mais permettez-moi, Professeur, de répondre à chacun de vos arguments
avant de vous proposer modestement, la définition non-épidermique du terme « critique »,
après quoi je dirai encore deux ou trois mots concernant votre avanie.
I
Vous semblez comprendre que je m’en prends à votre culture intellectuelle en
commettant l’erreur de me qualifier de « contradicteur ». Je me permets de vous préciser que ce
mot est mal placé puisque je ne contredis rien dans vos propos en ce qui concerne votre
Apologie. Vous devriez donc réviser le vocabulaire employé pour parler de mes « prises de
positions » vous concernant. Je ne sais où vous avez appris qu’il fallait connaître
« personnellement » un auteur pour pouvoir émettre un jugement le concernant, mais à mon
avis cette idée a ses limites, autrement il n’y aurait de nos jours plus aucun spécialiste de Kant,
de Nkrumah, ou de Nyerere par exemple vu que les gens qui ont « connu » ces personnes
doivent normalement avoir pour la plupart pris le chemin des profondeurs de la terre. Pour
attester de votre formidable culture et ainsi réfuter ma « critique », vous affirmez lire au moins
deux livres par semaine. Laissez-moi vous dire que c’est formidable, même si je remarque vous
n’avez pas besoin de moi pour vous « jeter des fleurs » et verser dans l’« autoglorification » (vous
aviez inséré un trait d’union qui n’existe pas dans ce mot), car c’est là un art dans lequel vous
excellez avec le plus grand des talents. Néanmoins, quel exploit ! J’avoue ne pas faire mieux, et
être à des années lumières d’une telle débauche d’énergie. Mais voulez-vous bien éclairer ma
lanterne sur un fait ? De quels genres de livres s’agit-il ? Des romans ? Des pamphlets ? Du
théâtre ? S’il s’agit en outre de livres qui se rapprochent de votre Apologie, je crois, vu votre
puissance de lecture, que vous pouvez mettre la barre encore plus haut et dévorer, disons, au bas
mot, au moins 10 livres chaque semaine. Ce chiffre, je crois, est davantage proche de votre
talent réel que le maigre 02 (deux) que vous vous attribuez modestement. J’aimerais moi aussi
avoir un tel talent. J’avoue courber l’échine devant un Professeur de votre rang, car cela fait
bientôt quatre ans que j’essaie, en vain, de lire les 77 pages ridicules que compte l’Essai sur la
problématique philosophique dans l’Afrique actuelle de Marcien Towa, et je n’y arrive toujours
pas ! Je serais honoré de prendre quelques « cours » – en plus du « cours de méthodologie » que
j’appelle de tous mes vœux – auprès de vous sur la question. Mais revenons à votre critique de
ma « critique ». Vous semblez dire que j’ai écrit « béatement que [vous] ne lis[ez] pas assez. »
Est-ce bien ce que j’ai dit ? C’est à ce niveau que la « mauvaise foi » dont je vous ai créditée tout
à l’heure apparaît, à moins que ce soit une inaptitude réelle à comprendre le français – ce dont
je doute fortement. Qu’ai-je réellement écrit ? Ceci : « À en juger par la taille de son livre (…)
Erick Kuété n’a pas DISCUTÉ de beaucoup d’auteurs traitant du sujet de l’action. » (Je
souligne). En tant que jeune étudiant, je crois quand même qu’il existe une différence entre lire
et discuter. Mon souci était le fait que la taille du livre ne reflétait pas à mon avis une
mobilisation – pas une inexistence – importante des ressources livresques sur la question de
l’Action. Vous dénaturez donc mon propos à des fins mesquines, c'est-à-dire dans le but de
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nourrir votre attaque et lui donner une raison d’être. Je ne conteste donc pas votre bagage
intellectuel qui doit sûrement être beaucoup plus impressionnant que le mien – même si sur ce
dernier sujet je vous conseille la prudence puisque vous ne savez de nos deux rythmes de lecture
et de nos deux bagages intellectuels que les vôtres…– mais j’émettais un doute quant au fait
qu’il ait été mobilisé de manière suffisante pour la rédaction de cette Apologie. Plus bas, dans le
dernier paragraphe avant la « Remarque finale » je fais « la supposition qu’Erick Kuété a
effectivement pris la peine de lire une bonne quantité d’ouvrages traitant du problème de
l’action. », tout en faisant remarquer qu’il aurait alors été souhaitable qu’il nous en dise plus en
écrivant un livre plus gros ou au moins moins marqué par une mise en page catastrophique dont
je parlerais un peu tout à l’heure. M. Kuété, refuserez-vous encore de voir que je n’ai point mis
en doute votre « multidisciplinarité », ni davantage le fait que vous pourriez « créer d’énormes
problèmes à [m]on unidisciplinarité » dont vous savez sûrement quelque chose…Il n’y a dans
cette remarque aucune « indignation », aucune « colère » ; il n’y a qu’un souci tout à fait
légitime, celui d’être entretenu plus longuement sur un sujet aussi important par un auteur de
votre qualité. Finalement, je vous exhorte davantage à nous dire ce que vous savez plutôt que je
ne regrette que vous ne sachiez rien. Mais évidemment, pour les raisons de votre « pathos », il
était nécessaire de travestir mon propos. Vous inventez et construisez votre fameux « argumentpoison » en tentant de noyer le poisson dans l’eau et je soutiens contre votre glose que je n’ai fait
rien d’autre que « prendre mes précautions » en parlant de vous.
Ma première précaution a été ma « sincérité-humilité », précaution que vous retournez
admirablement – si on peut utiliser un terme aussi noble pour une tâche comme la votre – pour
me trainer dans la boue. J’ai déclaré, avant même de commencer à parler de vous, que « je n’ai
pas lu » votre livre. Cette précaution placée bien en exergue de mon propos, vous ne l’appréciez
jamais à sa juste valeur parce que comme je l’ai dit et comme je le montrerai tout à l’heure, vous
me semblez avoir une compréhension douteuse de ce qu’est la « critique ». Laissez-moi vous
dire pourquoi j’ai indiqué cette précaution : c’était pour prévenir le lecteur sur le fait que les
mots, les « prises de positions », en un mot les affirmations qui vont suivre, n’ont pas la force de
la « critique », mais ne sont que des « hypothèses » de lecture, des impressions qu’ont produit
sur moi l’appareillage éditorial de votre livre. Vous, le Professeur, devriez savoir mieux que moi
le simple « étudiant », qu’un livre avant même d’être lu, produit une certaine « impression » qui
oriente la lecture. Ces impressions ont valeur d’hypothèses de lecture et elles seront confirmées
ou infirmées par la lecture elle-même. Aron disait par exemple à Sartre que L’être et le néant
donnait une très mauvaise impression, celle d’être un poids qui servirait à peser le poisson. La
première de couverture de L’Afrique noire est mal partie de René Dumont laisse penser à un
livre qui traitera de la misère de l’Afrique avec ces enfants squelettiques et nombreux, ce
paysage aride hostile à la verdure qui semble caractériser l’Afrique Noire. Serait-ce alors une
« légèreté » que de penser que Dumont parlera de la misère de l’Afrique de manière
suffisamment conséquente et approfondie lorsqu’on constate que son livre s’étend sur plus de
200 pages avec une police et une mise en page raisonnables ? Dans la même optique, mais de
manière négative, ne doit-on pas craindre qu’avec sa faible étendue (77 pages), l’Essai sur la
problématique philosophique dans l’Afrique actuelle de Marcien Towa n’étudie pas
suffisamment en profondeur l’idée de « philosophie africaine » ? (C’est par exemple l’avis de
Paulin Hountondji…) Ces questions ne sont pas des « injures » ; elles ne servent en rien à
discréditer le propos : ce sont des HYPOTHÈSES et aucunement comme vous peinez –
véritablement ou feignez de le faire – à le voir, des « positions tranchées, des conclusions
scellées, des arguments finaux sur un ouvrage que l’on a jamais lu. » Il n’y a, dans ces propos de
ma part aucun argument, mais seulement des Conjectures qui appellent, si on est poppérien,
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des Réfutations ou alors si on est carnapien, des Confirmations. Ces deux conclusions ne
peuvent être obtenues que par la lecture proprement dite, et c’est ce que j’indique en fermeture
de propos, mais naturellement, de telles paroles échappent à votre vision perfidement rabougrie.
J’écris en effet, en espérant que vous lisiez cette fois-ci : « …je ne puis m’avancer plus loin dans
ces HYPOTHÈSES puisque je n’ai pas moi-même pris la peine et le temps de lire le livre en
question. JE SUSPENDS DONC MON JUGEMENT JUSQU’À LA LECTURE DE
CETTE APOLOGIE. » (Je souligne) : Voilà ma seconde précaution et contrairement à vous, je
suis honnête.
Plutôt que de m’effrayer avec vos griffes de tigre – je ne suis qu’un pauvre humain frêle
et fragile –, je vous conseille, Professeur, de nouveau, de « prendre le temps de lire », mais cette
fois-ci, lire avec objectivité et sans arrière-pensées néfastes, les propos du « philosophe en
herbe » et du simple « étudiant » que je suis. D’ailleurs à propos de votre « tigritude », je vous
réponds ce que répondit jadis Senghor à Soyinka (Ce sont des philosophes comme vous l’aurez
remarqué…)
Vous dites que je vous ai reproché de ne pas avoir « cité » des auteurs, notamment
Blondel, mais n’importe quel lecteur peut à présent juger de la pertinence de cette déclaration
en s’aidant de cette précision. DISCUTER un auteur comme je l’ai indiqué en HYPOTHÈSE,
ce n’est pas le citer, au contraire, c’est le « discuter » et ce mot signifie ce qu’il signifie, c'est-àdire le critiquer, l’évaluer, le juger pour retenir chez lui ce qui nous sert et rejeter ce qui ne nous
sert pas. Ce mot dans ma bouche a le même sens que « penser » dans la bouche de Towa.
Ouvrez L’idée d’une philosophie négro-africaine à la page 7 et vous lirez ceci – je ne doute
d’ailleurs que vous l’ayez déjà fait vu votre cadence de lecture ahurissante – : « Le pensée est
prise ici dans un sens restrictif : au sens de peser, de discuter (…), de les confronter, d’examiner
le pour et le contre de chacune, de les trier, de les critiquer (…) ». En transformant mon
DISCUTER en CITER, je constate une dégradation essentielle de la teneur de mon propos à
des fins que j’ai déjà eu à indiquer. Et puis, comment aurais-je pu vous reprocher de n’avoir pas
« cité » tel ou tel auteur puisque je n’ai pas lu votre livre ? Vous exagérez donc grandement
lorsque vous dites que mon intention était de « déposséder [votre] ouvrage de toute
pertinence. » Il y a dans cette affirmation la marque d’un réel fantasme. Si vous aviez accepté de
comprendre la nuance qui existe entre mon exhortation à discuter les auteurs et votre
focalisation sur la citation, vous auriez sûrement compris que « vouloir toujours tout faire avec
les grands esprits, [ce n’est pas] perdre en efficacité », c’est l’inverse. Alain que vous convoquez
ne dit d’ailleurs pas autre chose, car « lire » les penseurs, ce n’est pas les « citer », mais bien les
« discuter », c'est-à-dire cheminer avec eux à la lumière de notre propre pensée. Néanmoins,
j’accepte votre « conseil » immense Professeur, vous dont la légende n’est plus à construire ;
vous dont l’expérience dans le domaine de la philosophie est avérée et dont la renommée
dépasse de loin les frontières de la terre. J’accepte votre « conseil », car vous savez sûrement
dans cette matière qu’est la philosophie beaucoup plus de choses que moi, choses que vous avez
acquis en lisant un livre par ci et un autre par là entre deux livres d’économie (de
l’environnement). Ceux qui ont passé tout leur temps à lire des livres de philosophie doivent
sûrement être en dessous de la compréhension que vous avez de cette discipline, j’en suis
intimement convaincu. Malheureusement, je n’ai pas pour habitude de lire les « biographies »
des auteurs, je préfère leurs livres, mais évidemment cette méthode révèle un ignoble défaut,
celui d’un « intellectualisme angélique, vantard et tapageur ». Peut-être ces « biographies »
m’aideraient-elles à sortir de mon « isolément intellectuel », ainsi qu’à augmenter « l’audience
flottante » de mon blog, tout en me permettant de prendre le chemin de votre éloquence et de
votre modestie à la place de ma « vantardise tapageuse ». Il est assez désolant de constater
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combien des intellectuels de votre trempe – vous êtes au moins Maître de Conférences si j’en
crois votre assurance… – s’abaissent à de telles déformations dans le but de soutenir coûte que
coûte – et il en coûte beaucoup – leurs propres opinions. C’est cette situation déplorable que
regrettait M. Njoh-Mouelle dans les réponses aux « Essais critiques » dans le livre à lui consacré
par M. Emmanuel Malolo Dissakè, L’Aspiration à être, paru chez Dianoïa en 2002. Pour mieux
fonder en raison leurs jugements – leurs insultes dans votre cas –, certains auteurs peu
scrupuleux se livrent à une déformation systématique du propos de l’autre pour pouvoir opposer
à cette reconstitution gauchie de toutes pièces, un triomphant contre-argumentaire. Voilà une
méthode peu orthodoxe qui force sûrement chez le lecteur – et l’agressé – autre chose que le
respect, car il est évidemment plus facile de s’en prendre à un ombre plutôt qu’à un corps…
Laissons de côté ces différentes erreurs de compréhension et ce que j’estime être une
preuve de votre « mauvaise foi ». Ce sont ces deux manquements qui ont parasité à mon avis la
lecture de la troisième partie de mon article « À propos du Club Achille Mbembé ». Je vous
propose maintenant une petite précision sur la notion de « critique » que vous semblez manier
avec beaucoup moins de talent que la diatribe, art dans lequel ne suis encore loin de vos
prouesses – j’aimerais d’ailleurs rester à bonne distance de ces dernières. Ne vous inquiétez pas,
je ne vous donne pas de « cours » ; je ne suis qu’un pauvre « étudiant » en face de la sommité
intellectuelle que vous êtes et je n’avance que timidement deux ou trois mots que vous pourriez,
dans votre Majesté, aisément réfuter.
II
Qu’est-ce que la critique ? Ou plus en rapport avec vos dires, « qu’est-ce que
critiquer ? », telle semble être la question fondamentale que votre philippique ne s’est jamais
posée. Pour éviter les malentendus et éviter aussi d’opposer ma vacuité à votre profondeur
intellectuelle, je vais humblement et faiblement invoquer une éminence, car il faut une
éminence pour répondre à une autre. J’espère que Kant l’est assez à votre goût. Kant est célèbre
– mais ça vous devez déjà le savoir – pour avoir été l’auteur de trois Critiques. En 1781
d’abord, il a écrit une Critique de la raison pure (rééditée en 1787). En 1788 ensuite ce fût une
Critique de la raison pratique, et en 1790, il termina cette trilogie par une Critique de la faculté
de juger. Pour cet auteur et pour la tradition philosophique en général, le travail de Critique est
un travail d’analyse patient. Il consiste à interroger la chose dans ce qu’elle a de plus
fondamental. Critiquer c’est donc dans un premier temps et absolument, analyser. La Critique
de la raison pure est ainsi une analyse approfondie des capacités de la raison humaine afin de
déterminer le domaine d’action hors duquel elle devient caduque. Ce n’est qu’à ce moment
qu’intervient le second moment de la critique : la réfutation. La critique, c'est-à-dire la
réfutation de la raison pure chez Kant, n’intervient qu’après que ce dernier ait déployé
l’architectonique qui sous-tend son fonctionnement. Critiquer une chose signifie donc au
préalable l’étudier profondément, et seulement après, l’évaluer. D’ailleurs, ce n’est pas Kant qui
invente cette méthode, mais ça vous devez déjà le savoir. Alors qu’il s’attache à réfuter le
relativisme de Parménide dans le Théétète, Platon faisant parler Socrate, expose avec plus ou
moins de fidélité la théorie de Parménide. Ce n’est que cet examen préliminaire terminé qu’il
s’engage dans ce que vous semblez appeler « critique ». De ce terme de « critique », vous ne
voyez donc qu’un seul aspect : le dernier, sans voir le plus important : le premier. Comment
expliquer autrement le fait que vous souteniez mordicus le fait que vous ait « critiqué » alors
même que j’explique et que je confesse le fait que je ne vous ai pas lu, c'est-à-dire que je n’ai en
rien réalisé le premier moment nécessaire de la critique. Je reconnais être un idiot, mais n’est-ce
pas malsain de m’accuser de quelque chose que je confesse moi-même, et de conclure à un fait
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dont je nie le premier les prémisses ? Sur la base de mon ignorance et de la constatation assumée
par moi-même de cette dernière, ce début de phrase sonne terriblement faux : « En formulant
des critiques à un ouvrage qu’il n’a pas lu… » parce qu’il lui manque une compréhension fine et
approfondie de ce qu’est la « critique ». Cette compréhension maladroite et quelque peu
orientée du terme « critique » vous a mené à engager une charge contre des moulins à vents que
vous prenez pour des conquistadores. Votre ennemi est bien plus proche de vous et vous
l’emportez avec vous dans cette bataille fantasmatique dont vous ne retirerez à n’en point
douter, aucune gloire. Voilà, Monsieur le Professeur, les balbutiements que j’avais à vous faire
parvenir au sujet de l’idée que vous vous êtes fait de la « critique ». Vous aviez pourtant pris un
excellent départ en écrivant : « je m’abstiens de ranger les propos de cet étudiant en philosophie
dans l’ordre des critiques littéraires. » : c’est ce que vous auriez du faire, malheureusement il
n’en a rien été. Il aurait pourtant été aisé de reconnaître que la partie de mon article qui vous
mentionne n’est pas une partie argumentative. À titre de rappel, mon article a trois parties. La
première constitue les « Remarques liminaires » dans lesquelles je fais l’éloge de l’ACDIS et
j’apprécie le soutien que continue toujours à apporter M. Njoh-Mouelle à la jeunesse
intellectuelle camerounaise. La seconde partie porte bien son titre, « Débats ». Dans cette
dernière, je reviens sur des discussions que j’ai eues avec M. Arouni et Mlle Massang : c’est à ce
niveau que se situent les « arguments » de mon article. Enfin, dans la dernière partie,
« Remarques conclusives », je vous mentionne en passant. Vous voyez, M. Le Professeur Erick
Kuété, je ne vous ai réservé aucun traitement argumentatif, mais seulement des « remarques »
que vous identifiez à tort comme étant des « critiques ». Les remarques peuvent être critiques
certes, mais alors il faudrait que soient réalisées les deux orientations de la critique que reconnait
la tradition philosophique, exigence que mon propos ne satisfait pas et que je suis le premier à
reconnaitre. Quand vous dites donc que je vous ai « critiqué » et me « critiquez » à votre tour,
vous semblez grandement et très largement manquer votre cible.
III
Permettez-moi à présent, Monsieur le Professeur, de terminer cette lettre à votre endroit
en disant encore quelques mots que votre éminence aura loisir à apprécier à leur injuste valeur.
Vous avez sollicité de moi une explication en ce qui concerne ma « surprenante déclaration » qui
portait sur la mise en page, notamment l’interligne démesurément grande de votre livre.
Comme vous avez pu le remarquer, je n’éprouve aucune peine et aucune gêne à reconnaître
mon « ignorance chronique » – je ne sais d’ailleurs pas de quelles bases vous partez pour juger
que mon ignorance est « chronique ». Prescrivez-moi donc des cachets, vous qui devez sûrement
aussi avoir eu une formation de médecin… –. En effet, à votre différence, je n’entretiens aucun
commerce avec le monde de l’édition et je vous « excuse [volontiers] avec [m]on classicisme
rétrograde ». C’est effectivement des livres classiques qui ont guidé mon propos, mais je vous
rassure, je ne possède ni ces livres et je ne les ai pas lus. Ils m’ont été donné à voir comme ça en
passant dans la rue. C’est effectivement par pur « classicisme rétrograde » que je distingue le
format de poche du format large… Dans la rue donc, j’ai déjà vu deux éditions par exemple de
L’être et le néant : la première, l’édition originale parue chez Gallimard dans la collection « nrf »
et la seconde parue toujours chez Gallimard mais dans l’édition de poche « tel ». L’édition
originale est parue en « grand format » (16/24 cm je crois, mais comme j’ai vu le livre de loin je
ne peux pas être précis). L’édition de poche a le format de poche de « tel » (12,5/19 cm. Même
remarque que précédemment). Bien que dans l’un ou l’autre des cas la police soit assez petite,
les marges de l’édition originale sont sensiblement plus grandes que les marges de l’édition de
poche sûrement parce que les éditeurs sont des tortionnaires qui en veulent à la vue du lecteur
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et non parce que réduire les marges permet de gagner un peu d’espace pour le texte lorsque le
format est réduit. Dans le même ordre d’idée, mais à un autre coin de rue, j’ai pu identifier deux
éditions de Dialectique négative d’Adorno. Les deux sont toutes parues chez Payot, mais dans
des collections différentes : la première a paru dans la collection « Critique de la politique »
tandis que la seconde a paru dans la « Petite bibliothèque Payot ». C’est vrai que le passage de
l’édition grand format à l’édition de poche a été marqué par un agrandissement considérable de
l’interlignage original ainsi qu’un élargissement des marges. Je pourrais encore aller dans la rue
voir si certains livres respectent ces observations ridicules et « rétrogrades ». Alors, non, je n’ai
« lu » nulle part, mais à moins que vous me contestiez le droit d’avoir des yeux et une cervelle, je
me sens encore capable d’observer un fait et d’en tirer des conclusions. Malheureusement,
l’ « isolé intellectuellement » que je suis n’était pas au courant de la « crise du livre papier », pas
plus qu’il n’était au courant des « réformes » engagées par les maisons d’édition. Vous
m’apprenez décidément beaucoup de choses Professeur Kuété ! Il m’a néanmoins été possible
de lire sur un écran de cyber-café juste en passant, que les « réformes » dont vous parler,
notamment en ce qui concerne l’interlignage concerne surtout la lecture à l’écran. Je crois qu’un
tour sur le site :
http://www.uqac.uquebec.ca/zone30/Classiques_des_sciences_sociales/index.htm vous ferait
le plus grand bien. Vous pourriez y découvrir quelles modifications s’opèrent lorsque le livre
passe de la forme papier à la forme numérique. Je vous épargne cette peine en vous indiquant
les principales : d’abord un agrandissement de la police (en général 12) ; un interligne plus grand
(1.5 en général) et un espace après les paragraphes. Votre livre était-il destiné à la lecture à
l’écran ? Les récents livres de « Présence Africaine » semblent ne pas être de votre avis en ce qui
concerne les « réformes » que vous invoquez. Je crois qu’il vous faudra aussi attaquer cet éditeur
– et beaucoup d’autres –pour « classicisme rétrograde » en le(s) priant de « vous excuser », vous
le véritable « révolutionnaire » de l’édition. Je crois, moi, que « gonfler » le livre n’est pas une
bonne méthode, car un livre peut ouvertement s’afficher comme « petit » s’il est une
« Conférence » comme L’existentialisme est un humanisme de Sartre ; un « Manifeste » comme
celui de Marx et Engels ; un « Discours » comme celui sur le colonialisme de Césaire ; une
« Lettre » comme Diderot en écrivit pour les aveugles, etc. Quand un livre de la taille d’une
Grenouille veut se faire aussi gros que le Bœuf (cf. la Fable de La Fontaine. Un philosophe !), il
lui arrive le même sort que la grenouille. Je vous admire, vous qui savez lire dans la tête des
lecteurs. Avez-vous oublié de nous préciser que vous aviez eu une formation en mentalisme ? Je
vous inviterais à ne pas vous arrêter à lire dans leurs têtes et à ménager leurs yeux en gonflant les
livres pour qu’ils paraissent plus gros et qu’ils suscitent de leur part fascination et attrait. Il
faudrait aussi peut être penser à ménager leurs poches, car je doute fort que le lecteur – c'est-àdire MOI – puisse être captivé à l’idée d’acheter à 5 000 (cinq mille) de nos Francs un livre
« gonflé à l’interligne » plutôt qu’un livre ayant exactement la substance qu’il dit avoir. Cette
technique me semble assez malhonnête. Je puis vous dire que je n’achèterais sûrement pas votre
livre. J’avais déjà été déçu par le tapage qu’Ateba Eyene avait réalisé autour de son Crimes
rituels, loges, pouvoir, sectes et alcool au Cameroun. Mon désir d’avoir le cœur net sur cette
affaire lui avait permis de m’extorquer 10 000 (dix mille) Francs. J’ai dès lors juré qu’on ne
« m’y prendrait plus ». Mon « classicisme rétrograde » conseille de n’acheter que des livres
produits par des maisons d’édition « classiques », et je crois que le seul bon livre d’Ateba Eyene
a sûrement été celui publié à CLÉ, parce que cette maison d’édition est respectable. Avec
l’argent que je serais amené à dépenser pour me procurer votre livre, laissez-moi vous dire,
Professeur Kuété, ce que je pourrais faire : me procurer de nouveau deux exemplaires de l’Essai
de Marcien Towa ; me procurer de nouveau la nouvelle édition de l’ « Essai sur la signification
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humaine du développement » de M. Njoh-Mouelle ; me procurer de nouveau un exemplaire de
l’Essai sur le postcolonialisme de M. Mbélé ; ou encore, en allant voir du côté des livres
d’occasion, me procurer de nouveau au moins trois exemplaires du Cahier de Césaire ; au moins
deux exemplaires des Fleurs du mal de Baudelaire, etc. Vous voyez donc Professeur Kuété, j’ai
beaucoup mieux à faire avec mon argent. Mais si vous insistez pour que je dresse une critique de
votre livre, vous pouvez toujours me l’envoyer. D’ici à trois ans, j’aurais peut-être déjà lu la
moitié, vu que je suis davantage une « Tortue » qu’un « Castor », et dans disons six ans, je
pourrais donc vous faire part de mes « Critiques » cette fois-ci. Voilà ce que je peux dire sur
votre Apologie de l’action et sur le sentiment que m’inspire sa mise en page. Et oui, nonobstant
votre défense, je maintiens l’idée qu’il aurait été possible d’appliquer sur ce livre une mise en
page un peu « correcte » quitte à me faire taxer comme vous le faites si bien, de « classicis[t]e
rétrograde ». Et oui, je vous « excuse » volontiers avec ce dernier.
Quant à Tous ces arguments ad hominem que vous crachez sur ma personne, je crois
qu’ils ne vous honorent pas – mais ça, en tant que Professeur, vous devez le savoir. En outre, ils
n’ont de prise que sur ceux qui leur en donne, comme le verbe du Renard à l’attention du
Corbeau…
Je dois néanmoins reconnaître que vous avez au moins raison sur une chose : je ne vous
connais pas. Et ce que je viens de lire, je dois vous l’avouer, ne m’encourage guère à tisser avec
vous des liens d’une nature autre que la rigoureuse altérité. Or cette vérité est à double sens, et
vous ne me connaissez qu’autant que je vous connais. Je ne pourrais donc pas vous ranger dans
la catégorie des êtres qui me sont « chers » avec sincérité. Je vous prierais de faire de même et
donc de ne point m’y ranger en ce qui vous concerne.
Encore un dernier mot, car j’ai conscience d’avoir largement abusé de votre patience : Je
vous ai jeté des fleurs, vous m’avez jeté des pierres. Je crois que dans cette attitude malheureuse
réside la nature humaine…
Jean Éric Bitang,
Douala le 26 octobre 2014.
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