Ce livre a été rendu possible par un certain nombre de travaux universitaires récents qui ont complètement renouvelé les connaissances sur les premières années de l’islam. Les principaux sont ceux de Michael Cook [1], de l’université de Londres, publié en 1980, d’Alfred-Louis de Prémare [2], de l’université d’Aix en Provence en France, publié en 2002, de Patricia Crone [3], de l’université de Princeton aux Etats-Unis, publiés en 2004, d’Edouard Marie Gallez [4], de l’université de Strasbourg en France, publié en 2005, de Christoph Luxenberg, universitaire en Allemagne, publiés en 2006. Ces avancées dans les résultats de la recherche historique ont permis de fonder plusieurs constats solides, dont ce site se fait non pas le découvreur mais le rapporteur. Lorsqu'il a disparu des écrans pour une raison inconnue, un capucin impliqué dans le dialogue avec les musulmans l'a remis en ligne, considérant qu'il apporte des éléments intéressants pour toute discussion ouverte. [1] Michael Cook a été professeur d’histoire économique du Proche Orient à la School of Oriental and African Studies, qui fait partie de l’université de Londres. [2] Alfred-Louis de Prémare, mort récemment, était professeur émérite, historien du monde arabo-islamique, et enseignant chercheur à l’Institut de recherche et d’études sur le monde arabe et musulman. [3] Patricia Crone est professeur d’histoire islamique à l’Institute for Advanced Study, à Princeton, aux Etats-Unis. [4] Edouard Marie Gallez est docteur en théologie et en histoire des religions à l’université de Strasbourg. Sa thèse de doctorat porte sur les origines de l’islam 2 I - Il est difficile de connaître l’histoire des origines 1-Les religions dans le monde moderne 2-La rançon du succès 3-Les documents historiques 4-Les documents disparus 1-Les religions dans le monde moderne: La Bible et les Evangiles, l’histoire du judaïsme archaïque et de la première église chrétienne ont été passés au crible de la critique historique, et toutes les méthodes modernes d’exploration du passé ont été mises à contribution pour comprendre ce qui s’est passé, et comment ces textes ont été constitués. Les mêmes démarches sont maintenant appliquées à l’islam. On peut se faire une idée de ce qu’elles produiront en regardant leurs effets sur le judaïsme et le christianisme. Quelques juifs et quelques chrétiens, particulièrement parmi les traditionalistes, effrayés de ce que l’usage des méthodes scientifique pouvait amener, se sont élevés contre leur emploi dans le domaine religieux. Leur opposition a été vaine : il est aujourd’hui impossible d’interdire à la science d’appliquer ses méthodes à quelque domaine que ce soit, et notamment pas à l’étude historique de la formation des religions. Les craintes exprimées se sont d’ailleurs montrées excessives. Le judaïsme et le christianisme ont bien sûr dû changer certaines idées naïves sur leur formation, mais ces recherches et les découvertes qu’elles ont produites ont été finalement avantageuses pour ces religions, car leur histoire est devenue mieux assurée, bien que sur certains points différente de ce que l’on croyait. Ce travail commence seulement pour le Coran et pour les débuts de l’islam. L’exégèse moderne, développée pour l’étude du christianisme et du judaïsme, a certes été appliquée à l’islam et au Coran depuis déjà un siècle et demi, mais c’est depuis une quinzaine d’années seulement que des percées décisives ont été réalisées, grâce à une pluralité de méthodes nouvelles. Aujourd’hui, les connaissances sur la formation du Coran et les débuts de l’islam deviennent ce qu’elles sont depuis longtemps pour le judaïsme et le christianisme. Naturellement, certains musulmans s’effraient aujourd’hui, comme des juifs et des chrétiens se sont effrayés jadis. C’est une réaction naturelle devant les changements, une réaction que nous partageons tous à une époque où la rapidité des évolutions devient un torrent qui emporte bien des symboles chéris dans notre enfance. Il vaut mieux cependant comprendre les travaux d’aujourd’hui plutôt que refuser d’en prendre connaissance. Les juifs et les chrétiens tentés par le refus se sont marginalisés, ceux qui ont accepté l’usage universel de la science sont entrés dans le monde moderne. Les musulmans sont aujourd’hui devant le passage que les juifs et les chrétiens ont dû franchir il y a plusieurs générations. Un monde nouveau, celui du troisième millénaire, les attend de 3 l’autre côté. Il n’y a pas de raison que les musulmans soient plusréfractaires à la science que les juifs et les chrétiens ne l’ontfinalement été. 2-La rançon du succès L’islam, dès ses débuts, a connu un très grand succès militaire : en 645, une dizaine d’années après la mort de Mahomet, la Syrie, la Palestine, l’Egypte et ce qui forme aujourd’hui l’Irak et la Jordanie avaient été envahies et durablement occupées par les armées musulmanes. Pour surveiller et contrôler leurs conquêtes, les musulmans ont fondé des villes nouvelles, peuplées d’Arabes "importés" essentiellement du Hedjaz et de Syrie, telles Koufa et Bassora en Irak, Fostat en Egypte, en expulsant les populations qui occupaient les régions choisies, et en transformant le reste des locaux en tributaires. Au cours du siècle suivant, les invasions s’étendirent à l’Asie Mineure, l’Afrique du Nord, l’Espagne, l’Asie Centrale et l’Inde, et de nouvelles villes, peuplées d’immigrants arabes, Bagdad, Le Caire, Oran, Cordoue et bien d’autres furent créées au centre de zones dépeuplées à cet effet. Le moteur de ces entreprises fut le système d’idées islamique, et les califes, à l’imitation de Mahomet "le beau modèle", étaient à la fois des chefs politiques et religieux : la laïcité est explicitement rejetée par l’islam. La constatation habituelle des historiens, "l’histoire est écrite par les vainqueurs", est tout à fait générale, et s’applique aux documents historiques musulmans à un double titre : d’une part parce qu’ils étaient des vainqueurs, et, comme tous les vainqueurs du monde, ils ont écrit l’histoire à leur manière, d’autre part parce que leurs entreprises militaires, fondées sur un moteur idéologique, avait besoin que ce moteur soit le plus efficace possible. Les califes, ayant à la fois le pouvoir politique et le devoir religieux d’intervenir dans le domaine des idées, ont veillé sur la formation et le contenu de tous les documents historiques et religieux : le rassemblement des textes qui constituent le Coran a été décidé et réalisé à l’initiative des califes, la rédaction de l’histoire de Mahomet a été faite sur ordre califal (c’est le calife Al Mansûr qui a ordonné la première rédaction, modifiée par ses successeurs), les hadiths ont été compilés après plus de 250 ans de tradition orale, et pendant toute cette période le contrôle des idées et des écrits a été pratiqué par les califes. De plus, les cinq [1] recueils principaux ont été déclarés canoniques sous contrôle califal. Les déviants et les dissidents de l’islam officiel, en particulier les chiites et les mutazilites, se sont plaints amèrement de la destruction systématique de leurs textes par les califes. C’est certes regrettable pour la connaissance de l’histoire, mais ce n’est en rien différent de ce qui s’est produit dans le reste du monde. C’est la rançon du succès : plus la victoire est grande, plus l’écriture de l’histoire est sous la coupe des vainqueurs. [1] Certaines traditions califales joignent un sixième recueil à ces cinq. 4 3-Les documents historiques L’islam n’est ni le premier ni le dernier des empires fondés sur un système d’idées. Tous les empires de cette sorte ont méthodiquement détruit les documents historiques, non seulement ceux qui ne leur convenaient pas, mais aussi tous ceux qu’ils ont pu atteindre, même s’ils paraissaient indifférents. Le plus ancien exemple est l’empire chinois : entre la fondation de l’empire par les Zhou, à la fin du douzième siècle avant notre ère, jusqu’à sa consolidation par Qin Shi Houangdu neuf siècles plus tard, tous les documents, de quelque nature qu’ils soient, ont fait l’objet de destruction ou de tentatives de destruction. N’ont subsisté que deux annales, les Royaumes Combattants et Printemps et Automne, un texte juridique d’une page, les Punitions de Lu, et des sentences arbitrales gravées sur bronze, en général en une seule phrase. Le tout peut tenir dans un livre d’une centaine de pages. Des traditions orales ont transmis quelques textes mis par écrit des siècles plus tard. C’est tout ce qui subsiste de près d’un millénaire de création intellectuelle par l’une des plus grandes civilisations de la planète. Les conquérants espagnols en Amérique centrale étaient essentiellement motivés par l’espoir du butin, mais ils étaient accompagnés de fondamentalistes chrétiens qui ont détruit tous les codex mayas et aztèques qu’ils ont pu trouver. Il ne reste presque rien. La révolution française, pendant la terreur, en 1793, a tenté de détruire toute la mémoire historique de la France. Une large partie des documents historiques a disparu. Si les destructions n’ont pas été plus étendues, c’est en raison de la faible durée du pouvoir des Jacobins. Au vingtième siècle, le socialisme soviétique a agi de même, au point que Soljenitsyne disait que les Russes étaient devenus "un peuple sans mémoire". Mao a voulu transformer les Chinois en "une page blanche". A cet effet, à partir de la Révolution Culturelle et pendant huit ans, les étudiants chinois en université ont eu interdiction d’étudier les textes classiques. La seule formation littéraire autorisée était l’étude des quelques poésies écrites par Mao. La seule lecture était le petit livre rouge. Un nombre immense de livres a été brûlé en public, et l’énormité des destructions culturelles n’a été limitée que par le peu de temps où Mao a disposé d’un pouvoir absolu. L’islam a suivi la même pente, car elle est universelle : presque aucun document original écrit dans les deux cent ans suivant la mort de Mahomet n’a subsisté, et absolument aucun datant des cent premières années. Depuis la Chine ancienne jusqu’aux socialismes soviétique et maoïste, dans tous les régimes où le pouvoir a été fondé sur un système d’idées, les documents existants sont d’une part très postérieurs aux faits, et d’autre part rédigés sous le contrôle du pouvoir politique. Il faut s’en accommoder, car cette situation est générale : tous les pouvoirs politiques fondés sur un système d’idées ont utilisé leur pouvoir pour contrôler les idées, ce qui implique le contrôle des écrits. 5 4-Les documents disparus L’histoire de l’islam des premiers temps, et particulièrement l’élaboration du Coran, telle qu’elle est racontée aujourd’hui par les théologiens, chefs de guerre, islamologues et historiens musulmans contemporains s’appuie sur des documents des 8ième et 9ième siècles, dont la quasi totalité date de plus de deux siècles après la mort de Mahomet. Tous les documents antérieurs ont disparu, alors que l’on a des preuves de leur existence par des citations qui ont subsisté dans des ouvrages ultérieurs. De plus un grand nombre de ces documents disparus ne provenait pas de témoins oculaires mais de chaînes de transmission orale appelées isnâd : Ahmed a entendu dire par Brahim, qui le tenait de Mustapha, etc. De ces témoins successifs, on ne sait le plus souvent strictement rien. Si d’aventure un historien moderne voulait faire preuve d’autant de rigueur dans le traitement des sources historiques de l’islam qu’il est de coutume de le faire pour les sources européennes, japonaises ou indiennes, il devrait écarter toutes celles qui comportent des contradictions. Elles sont si nombreuses dans les sources historiques musulmanes que l’histoire de l’islam des débuts et celle de Mahomet en particulier se réduirait à quelques pages. Selon une formule classique, en matière islamique, ou bien on fait une critique des sources et on n’écrit pas l’histoire, ou bien on ne fait pas la critique des sources et l’on écrit "des histoires". Harald Motzki résume ainsi la situation [1] : "D’un côté, il n’est pas possible d’écrire une biographie historique du Prophète sans être accusé de faire un usage non critique des sources ; tandis que d’un autre côté, lorsqu’on fait un usage critique des sources, il est simplement impossible d’écrire une telle biographie." Alfred Louis de Prémare constate [2] : "Toute biographie du prophète de l’islam n’a de valeur que celle d’un roman que l’on espère historique." Lorsque l’on cherche à comprendre la formation de l’islam, on se heurte à certaines restrictions bien difficiles à admettre : le Coran est intouchable ; il est interdit à tout musulman de discuter de religion avec un non musulman. La théologie et l’histoire de l’islam sont auto-référentes : pour comprendre et interpréter un passage du Coran, connaître l’histoire de Mahomet et de l’islam, il n’est permis d’utiliser qu’un autre passage du Coran, ou des hadiths, ou d’autres textes de la théologie musulmane. Il est interdit de faire usage de textes non musulmans. Dans une large partie du monde, celle qui est développée, il est désormais possible de ne pas se plier à ces restrictions, qu’ont respectées non seulement les croyants musulmans, mais aussi bien des islamologues, et d’espérer faire mieux qu’un roman historique. 6 [1] Harald Motzki, The Biography of Muhammad. The Issue of the Sources. Introduction, Bleyde-Boston-Cologne, Brill Academic Publisher, 2000. [2] Alfred-Louis de Prémare Les fondations de l’islam, Le Seuil, Paris, 2002. 7 II Les difficultés 1 2 3 4 5 - méthodes qui surmontent ces L’exégèse moderne Des sources nouvelles Un pré-islam Les nouveaux outils Une nouvelle voie de recherche 1 - L’exégèse moderne Il y a cent cinquante ans, des exégètes autrichiens, voisins de l’empire ottoman, qui connaissaient les travaux et les méthodes appliquées à la Bible et aux Evangiles par leurs confrères allemands, s’intéressèrent au Coran. A leur suite, des chercheurs de plus en plus nombreux ont continué et prolongé ces travaux, en France, en Angleterre, puis aux Etats unis. Cette approche scientifique - une lecture critique des textes - a été appliquée à des éléments de l’histoire islamique de plus en plus nombreux, au Coran, à la vie de Mahomet et aux autres écrits de l’islam. 2 - Des sources nouvelles Des historiens explorent depuis le dernier quart du 20ième siècle, dans un contexte d’expansion des connaissances, des sources contemporaines de Mahomet, ou légèrement postérieures, qui n’avaient jamais été exploitées. Ces documents grecs, latins, hébreux, arméniens, géorgiens, syriaques ou persans, sont l’œuvre de chroniqueurs, de moines ou parfois d’évêques. Dans la plupart des cas ces auteurs rendent compte des événements qui se déroulaient dans leur région. Ils y mentionnaient souvent les activités de sectes diverses qui pullulaient alors au Proche Orient et, parmi celles-ci, le mouvement qui allait donner naissance à l’islam. Ces textes comportent des allusions, des éléments descriptifs ou des anecdotes concernant les croyances, les pratiques, les actes et les guerres des adeptes de Mahomet. Les éléments d’information qu’ils contiennent sont d’autant plus crédibles qu’ils datent des débuts de l’islam ou d’immédiatement après, et non deux siècles plus tard. Ces informations sont généralement des remarques incidentes noyées dans une prose foisonnante. Elles sont le plus souvent exposées sans volonté polémique et ne concernent l’histoire de l’islam que de manière très secondaire. Trouver ces informations suppose un travail de lecture et de traduction considérable. Il faut pour cela lire des centaines ou des milliers de pages sans être assuré de trouver quoi que ce soit d’utile. La récolte se limite à des paragraphes de quelques lignes perdus dans d’énormes volumes en syriaque, géorgien, grec ou latin ! Mais ces bribes d’information non intentionnelles sont extrêmement précieuses.­­ Par exemple, trouver dans quatre textes totalement différents, dont trois ont été écrits moins de dix ans après les faits, des phrases mentionnant que Mahomet commandait l’armée musulmane à la bataille de Gaza en 634 permet de se poser des questions sur les raisons qui ont conduit les historiens califaux, deux cents ans plus tard, à affirmer que Mahomet est 8 mort en 632. 3 - Un pré-islam Le point de vue musulman est qu’il y a eu une lignée de prophètes, dont Mahomet est le dernier. Comme les hommes oublient, Allah a envoyé une succession de prophètes, dont Mahomet est le dernier, pour faire des "rappels". Il y a eu cinq révélations majeures : celle d’Adam, qui a reçu l’intégralité du Coran, mais qui ne l’a pas mis par écrit, de sorte que cette révélation est perdue. Moïse a ensuite reçu le Coran, mais les juifs ont falsifié son écrit, ce qui explique que la Tora soit différente du Coran. David l’a reçu de nouveau, mais son écrit est entièrement perdu. Jésus l’a reçu également, mais les chrétiens ont falsifié les Evangiles, ce qui explique que les Evangiles soient différents du Coran. Enfin Mahomet l’a reçu, sa révélation a été mise par écrit avec exactitude, et ne s’est pas perdue. Dans ces conditions, il est concevable que les révélations antérieures à Mahomet puissent avoir laissé quelques traces, ce qui explique que l’on puisse retrouver des éléments de la doctrine islamique avant Mahomet. Le point de vue des historiens modernes est que les grandes novations, en religion, en philosophie, ou en tout domaine, sont préparées par des ébauches et des préparations, de sorte qu’il est envisageable de trouver dans les siècles qui ont précédé l’islam des éléments de sa doctrine. Pour les uns comme pour les autres, il est acceptable, et éventuellement intéressant, de chercher s’il a existé un pré-islam identifiable. Les écrits d’historiens, de chroniqueurs romains, juifs ou chrétiens, de moines, évêques et autres membres du clergé, les documents produits par les sectateurs juifs et chrétiens qui ont opéré au Proche Orient entre le 2ième siècle avant notre ère et le 3ième après, c’est à dire entre huit cents et quatre cents ans avant l’origine de l’islam, sont riches de découvertes et d’enseignements. Ces auteurs décrivent, avec plus ou moins de précision, les innombrables conflits théologiques, le credo, les pratiques rituelles des multiples groupes, sectes, écoles de pensées qui prévalaient à cette époque dans cette région. Ils nous font connaître ce que les sociologues d’aujourd’hui nomment les mouvements millénaristes et messianistes qui ont vu le jour peu avant ou peu après le premier siècle. Certains se sont maintenus de manière plus ou moins larvée ou à peine modifiée pendant des siècles. L’étude de ces documents permet de suivre à la trace les permanences et les évolutions de certains d’entre eux dont la théologie est étrangement proche de celle de l’islam d’aujourd’hui. 9 Un exemple : les thématiques théologiques si particulières des "guerres juives" dans la Palestine romaine, décrites par Flavius Joseph et d’autres auteurs, conduites par des sectes en rupture avec l’orthodoxie judaïque, ont survécu et évolué de siècle en siècle depuis leur origine ; une bonne part de leurs croyances, de leurs légendes, de leurs pratiques se retrouvent dans l’islam aujourd’hui, notamment l’idée qu’une communauté protégée par Dieu allait, par les armes, dominer le monde­ pour y établir une société où régneraient le bonheur et l’abondance, au seul profit des Justes, les adeptes de la nouvelle religion. Quant à ceux qui refuseraient de se convertir, les Injustes, ils seraient affligés d’un statut inférieur. Ces idées se retrouvent aujourd’hui dans les concepts de djihad et de dhimmis, et dans la pratique des sociétés musulmanes depuis quatorze siècles. 4 - Les nouveaux outils Le quatrième facteur qui permet d’approcher de plus près la vérité historique est le développement de techniques et de disciplines créées il y a plus d’un siècle. Pour l’islam, elles ont produit une moisson de résultats nouveaux seulement dans le dernier quart du 20ième siècle et surtout au début du 21ième. Ceux-ci apportent des éléments de preuve ou des compléments d’information sur les faits historiques. Les plus importantes sont l’onomastique, étude des noms propres ; la toponymie, étude des noms de lieux ; l’épigraphie, étude des inscriptions dans la pierre ; la linguistique, en particulier à partir du syro-araméen ; la numismatique, et l’archéologie. 5 - Une nouvelle voie de recherche Certaines idées incluses dans l’islam contemporain sont présentes dans le messianisme et le millénarisme judéo-chrétien qui ont vécu leur âge d’or durant le premier et le deuxième siècle après J.C. Il est intéressant de chercher par quel chemin ces idées anciennes ont rejoint l’islam d’aujourd’hui. Cette recherche est conduite dans les pages suivantes. 10 III - Avant Mahomet, un pré-islam 1 2 3 4 5 6 - Les traditions sur l’origine de l’islam La formation du Messianisme dans la Palestine antique Des théologies palestiniennes aux premier et second siècles Le mouvement nazaréen La théologie nazaréenne Le nazaréisme est un pré-islam 1 -Les traditions sur l’origine de l’islam L’histoire musulmane officielle raconte que Mahomet, un chef de caravane employé puis épousé par Khadidja, riche commerçante de la Mecque, ville située au centre de l’Arabie, s’étant isolé dans une grotte pour méditer, reçut la visite de l’ange Gabriel, qui le contraignit à lire un texte, et lui ordonna d’aller le proclamer à la Mecque. En une dizaine d’années, Mahomet fit environ 70 convertis, puis, en butte à des menaces de mort et des tentatives d’assassinat des Mecquois, il partit avec ses convertis à Yathrib, une ville située à 300 kilomètres au nord, y prit le pouvoir, monta des razzias contre des caravanes de Mecquois, puis contre des villes, rassembla un grand nombre de convertis, mena une guerre de dix ans contre les Mecquois, qu’il finit par vaincre, puis mourut à Yathrib, renommée Médine. Durant sa vie il ne prit lui même aucune note sur les paroles de l’ange, mais, alors qu’il les proclamait, certains auditeurs très pauvres les prirent en note sur ce qu’ils purent utiliser, des omoplates de chameaux, des tessons de poterie, des pierres plates. Quinze ans après la mort de Mahomet, ses disciples se disputèrent, chaque parti disposant d’une version différente des paroles de l’ange. Hudhayfa, un général, effrayé de la guerre civile qui menaçait entre les divers partis, demanda au calife Othmân d’établir une version officielle [1]. Ce dernier fit rassembler les textes pris en note, les fit classer par ordre de longueur décroissante, ordonna de mettre à mort tous ceux, qui après une date fixée, conserveraient encore des notes, fit détruire les supports originaux. Les notes prises par Hafça, une des femmes de Mahomet, furent utilisées, puis détruites. Celles prises par Aïcha, l’épouse préférée de Mahomet ont disparu sans laisser de traces. Ainsi fut constitué le Coran. Il y a deux versions de la dictée de l’ange. Selon la première, ce fut en bloc, de la première à la dernière lettre, au cours d’une seule "nuit bénie", ou "nuit du destin" [2]. Selon la seconde version, décrite par les traditions de l’islam et évoquée dans le Coran [3], ce fut sur une durée de vingt trois ans. Dans les livres très anciens, il y a parfois un mélange de plusieurs traditions. Ainsi, le livre d’Isaïe, qui remonte à huit siècles avant notre ère, est dû à deux auteurs différents au moins, Isaïe et le Deutéro-Isaïe. De même le livre de la Genèse, encore plus ancien, mêle des fragments venus de deux sources 11 différentes, la Yahviste et l’Eloïste. Les deux traditions sur la dictée du Coran font penser à une formation mixte de cette sorte. Mahomet est tenu pour analphabète par la tradition islamique [4], mais l’ange Gabriel l’a obligé à lire [5]. Cela fait également penser au mélange de deux traditions. La suite de l’histoire laisse assez perplexe. Si Mahomet pensait que le Coran était la parole d’Allah, pourquoi ne l’a-t-il fait noter avec soin ? La réponse officielle est qu’il avait une totale confiance dans la mémoire de ses auditeurs. Il y a quelques bons arguments en faveur de cette thèse : au septième siècle, en Arabie centrale, il existait une littérature formée de poésies transmises par tradition orale. Il y avait donc des personnes entraînées à mémoriser des textes assez longs. Mahomet pouvait avoir des personnes de cette sorte dans son entourage. Le fait que le texte du Coran comporte de 500 à 800 pages, selon la typographie utilisée, n’est pas non plus une objection décisive. Assurément, personne ne peut savoir par cœur, à la virgule près, un texte aussi long, mais il pouvait y avoir une pluralité de personnes, chacune connaissant par cœur une sourate, ou un fragment de sourate pour les plus longues. Cette idée est soutenable, mais pose quelques questions : si vraiment il existait des personnes capables de retenir le Coran de mémoire, pourquoi Othmân s’est-il fondé sur les notes prises sur des pierres plates ou des omoplates de chameaux ? Et qui a pris ces notes ? L’épigraphie moderne montre que, à l’époque de Mahomet, et pour tout le siècle suivant, en Arabie centrale, personne ne savait ni lire ni écrire. Le fait que le calife ait fait brûler les notes d’Hafça, que celles d’Aïcha aient disparu, et qu’il ait fait détruire les pierres plates et les omoplates de chameaux après les avoir utilisées, fait également penser qu’il y a plusieurs traditions à l’origine du Coran, et qu’Othmân et ses successeurs ont fait délibérément détruire les témoins de l’une au moins des traditions. D’autres éléments plaident dans le même sens : dans le Coran, Myriam, sœur d’Aaron, et Marie, mère du Christ, sont la même personne, alors que 1.200 ans les séparent. La Trinité, formée pour les chrétiens du Père, du Christ et du Saint Esprit, est déclarée dans le Coran faite du Père, du Christ, et de Marie. Le vin est interdit, mais le Coran déclare qu’il est si excellent que, dans le paradis, couleront des fleuves de vin pour récompenser les élus [6]. Le nom de Jésus est Yéshû’ chez les Arabes chrétiens. Dans le Coran c’est ‘Îsâ, sans aucune explication. C’est là le genre de difficulté qu’il est coutume de voir apparaître dans un livre ancien quand il est formé de fragments venus d’une tradition intercalés parmi d’autres venus d’une tradition différente. Prenons pour hypothèse que plusieurs traditions se trouvent à la source de l’islam, et voyons si nous pouvons retrouver certaines 12 d’entre elles dans les siècles d’avant Mahomet. Depuis le 9ième, l’islam sépare le monde en deux parties : le Dâr al Islam, maison de la soumission, les pays envahis par les armées musulmanes et soumises à la loi islamique, et le Dâr al Harb, la maison de la guerre, le reste du monde. L’essentiel du domaine islamique a été conquis par des armées, au moyen de guerres, le Proche Orient, l’Afrique du Nord, les Balkans, l’Espagne, la Perse, l’Asie centrale dont l’invasion commença par la chute de Samarcande en 712, puis l’attaque de l’Inde, débutée dès 664 par de nombreux coups de mains ; à partir de 1001, sous la conduite de Mahmûd de Ghazni, elle devint une invasion en règle, suivie de six siècles de domination armée musulmane, etc. La guerre théologique a une place tellement centrale dans la doctrine islamique qu’un hadith célèbre, rapporté par le plus respecté des auteurs, Boukhari, dit [7] : "Le paradis est à l’ombre des sabres." La diffusion d’une religion par la force armée est une idée présente dans un vaste ensemble de croyances, que l’on appelle les messianismes. Du deuxième siècle avant notre ère au troisième siècle après, des idées de cette sorte se sont développées et répandues au Proche Orient. Il peut paraître aventureux de remonter si loin. Pourtant, l’idée de diffuser par la force armée une religion que ses adeptes veulent étendre au monde entier est née dans cette partie du monde, toute proche de celle où l’islam est né. Est-ce une simple coïncidence ? Assurément, cela contredit l’interdiction de tenter de comprendre l’islam en examinant des sources qui lui sont extérieures et antérieures. Pour bien des personnes, et notamment pour moi, une telle interdiction est une incitation à aller explorer ces sources. Et il est plus conforme à ce que nous savons de l’histoire de penser qu’un système d’idées complexe s’est formé par évolution plutôt que d’accepter une apparition subite. [1] Les traditions islamiques sur la formation du Coran sont nombreuses et contradictoires. Leur analyse, présentée en cliquant ici, montre que c’est Othmân qui effectua la première collecte des textes qui composent le Coran. [2] Sourate 2, versets 97. Sourate 44, verset 3. Sourate 97, verset 1. [3] Sourate 17, verset 106. [4] Sourate 29, verset 48. Sourate 7, verset 157. Ibn Hicham, Sira,126. Tabari, Annales, 1, 1147 et 1155. [5] Sourate 96, versets 1 et 3. [6] Sourate 47, verset 15. [7] Boukhari, Sahih, Livre 56 djihad, chapitre 22 13 2 - La formation du Messianisme dans la Palestine antique La situation de la Palestine. Les juifs furent déportés à Babylone en 597, 586 et 581 avant notre ère. En 539, Cyrus, le roi des Perses, conquit Babylone, et permit aux juifs de revenir à Jérusalem. La dynastie de Cyrus, les Achéménides, exerça un protectorat assez bienveillant sur l’Etat juif pendant plus de deux siècles. Elle fut détruite par Alexandre, dont l’empire fut partagé entre ses généraux, qui fondèrent chacun une dynastie. La Syrie échut aux Séleucides, et l’Egypte aux Lagides. La province juive, la Palestine, fut d’abord dominée par les Lagides, qui entretinrent de bons rapports avec les Grands Prêtres de Jérusalem. Puis, en 202 avant notre ère, les Séleucides prirent le contrôle du pays. La culture littéraire et scientifique des Grecs se répandait, entraînant dans son sillage la langue grecque. C’était un processus spontané, que les gouvernants facilitaient en fondant des villes grecques dans les pays conquis par Alexandre. Les Lagides se limitaient à la fondation de villes, mais les Séleucides voulurent accélérer l’hellénisation en usant de la force. En Palestine, certains juifs prirent partis pour l’hellénisation, d’autres pour la tradition. Les partisans de l’hellénisation et de l’entente avec le pouvoir se recrutaient principalement parmi les prêtres et la caste dirigeante, qui formèrent le parti des Saducéens [1]. Les opposants furent essentiellement les couches populaires. Sous le règne d’Antiochus IV, de 174 à 164 avant notre ère, le Temple fut pillé et profané, les juifs eurent interdiction sous peine de mort de pratiquer leurs rites traditionnels et une persécution sanglante s’abattit sur les opposants. Une longue guerre en résulta, où s’illustrèrent Mattathias Maccabée et ses fils Judas, Jonathan et Simon. Les juifs furent vainqueurs, et les Maccabées fondèrent une dynastie. Le courant qui donna naissance au messianisme juif débuta dans cette période troublée par les affrontements religieux, par le problème de l’hellénisation et par l’occupation des Séleucides. Les origines du messianisme Juste avant, pendant, et juste après la guerre des Maccabées, un groupe de dissidents tenta de réformer le judaïsme. Leur réforme contenait de telles novations qu’ils sont sortis du judaïsme, probablement sans en avoir conscience, en créant une hérésie fondée sur des idées messianiques et millénaristes. La classe sacerdotale juive traversait alors une crise majeure. Beaucoup de juifs abandonnaient leur style de vie et les observances religieuses pour rejoindre la culture et le mode de vie grecs. La fonction de Grand Prêtre était devenue un enjeu de pouvoir, objet de complots souvent brutaux. En 176 avant notre 14 ère, un juif nommé Josué, qui avait hellénisé son nom en Jason, usurpa la Grande Prêtrise en écartant son frère Onias III, grâce à l’appui des forces syriennes. Un des principaux membres du Sanhédrin, Joseph ben Yo’ezer, un traditionaliste violemment opposé à l’hellénisation, refusa d’accepter Jason, et s’exila à Zerada, bourgade située à 30 kilomètres au nord de Jérusalem. Ce village étant sous l’autorité syrienne, Jason ne pouvait légalement y intervenir. Le choix de Zerada fut motivé par le fait qu’il se trouvait en dehors de la juridiction de Jason. Des raisons théologiques s’y ajoutèrent. C’est en ce lieu que, huit siècles auparavant, le prophète Ahiyya de Silo déchira son manteau en douze parties, en remit dix à Jéroboam, en lui disant que Yavhé lui donnait dix tribus à gouverner, n’en laissant qu’une à Salomon, celle de Juda, pour le punir des idolâtries qu’il avait commises (la douzième tribu, celle de Siméon, avait fusionné avec celle de Juda). Une tribu devait être laissée à Salomon afin que subsiste la descendance de David, dont devait sortir le Messie. Salomon tenta vainement de faire tuer Jéroboam, et la prophétie d’Ahiyya s’accomplit [2]. En choisissant Zerada, Joseph ben Yo’ezer signifiait qu’il était un nouveau Jéroboam, et Jason un nouveau Salomon, un idolâtre exposé à la sanction de Yahvé. L’idéologie messianique et millénariste Les documents qui permettent de reconstituer cette partie de l’histoire ont été rassemblés par Edouard-Marie Gallez [3]. Joseph ben Yo’ezer établit une théologie, qui, pour lui, était celle des vrais juifs. Il se fondait sur des idées courantes à son époque, mais qui ne faisaient pas l’unanimité parmi les juifs, notamment pas parmi les élites sacerdotales. Selon cette théologie, il devait y avoir deux Messies. Le premier, le Messie sacerdotal chargé des fonctions religieuses était nommé fils de Lévi, ou fils d’Aaron, le second, le Messie royal chargé du pouvoir politique fils de Judas, ou fils de Moïse. Le Messie politique devait prendre Jérusalem par les armes, massacrer les impies, en "rougissant la terre de leur sang", et fonder le royaume terrestre de la justice universelle. Pour certains adeptes, le Messie, descendant de David, étant destiné à être le plus grand de tous les hommes, son royaume, image amplifiée de celui de David, devait être le plus grand des royaumes, la terre entière et non un petit territoire du Proche Orient. Joseph ben Yo’ezer théorisa son départ de Jérusalem et son émigration à Zerada en les comparant à l’Exode. Ceux qui revinrent d’Egypte étaient des vainqueurs. Ils avaient échappé à la servitude, l’armée égyptienne avait été détruite, et après une période de purification de 40 ans dans le désert, ils effectuèrent une conquête armée de la terre promise en battant militairement les idolâtres qui la peuplaient. De même, les disciples de Joseph ben Yo’ezer ne se considéraient pas comme des fuyards obligés de quitter Jérusalem pour échapper à la mort, mais comme un nouvel Israël, en cours de purification au désert, qui reviendrait, sous 15 la conduite du Messie royal, conquérir Jérusalem, mettre à mort les juifs idolâtres et le Grand Prêtre indigne, puis massacrer les impies sur la terre entière et établir le royaume futur de la justice. Le Messie devait être un nouveau Moïse. Le premier exode, hors d’Egypte, était considéré comme une préfiguration et une annonce du second, bien plus important que le premier, puisque, pour certains, il conduirait à la conquête de la terre, et non plus seulement d’un petit pays. Ce thème de l’exode au désert, préalable nécessaire à la guerre victorieuse des élus de Dieu, se retrouve, les siècles suivants, dans toutes les théologies issues des divers messianismes juifs. Ce terme est peu adapté, car il met l’accent sur le Messie, alors que la caractéristique de ces mouvements est le caractère guerrier du Messie et les projets de conquête au profit des Justes. Ces deux Messies, le sacerdotal et le politique, devaient être précédés d’un prophète annonciateur conformément à la prophétie d’Isaïe et à celle de Malachie [4]. Il semble que Joseph ben Yo’ezer se soit vu dans le rôle de ce prophète. La mort de Joseph ben Yo’ezer Pendant qu’il explicitait sa théologie et organisait son groupe, les guerres civiles et les massacres se succédaient à Jérusalem. Exaspéré par l’hellénisation et les interventions des Syriens dans le choix du Grand Prêtre, Judas Maccabée, fils du prêtre Mattathias, prit les armes, s’allia à Rome, remporta quelques victoires, puis décida de négocier. Il semble qu’il visait l’autonomie religieuse, plutôt que le pouvoir politique. Alkime, un membre du sacerdoce, venu dans les bagages de l’armée syrienne, prit la Grande Prêtrise. Les juifs l’acceptèrent mais il se montra rapidement indigne de leur confiance et s’efforça d’éliminer ses deux adversaires, le politique, Judas Maccabée, et le religieux, Joseph ben Yo’ezer. Ce dernier, d’une totale intransigeance, trouvait Judas Maccabée trop conciliant. Ses compromis lui paraissaient méprisables. En 159, Judas Maccabée fut tué. Joseph ben Yo’ezer, se voyant comme prophète annonciateur des deux Messies, et donc spécialement protégé de Yahvé, n’attendait que la chute d’Alkime pour devenir maître de la situation. Il lui envoya un tokhaha, une réprimande solennelle, et établit un nouveau culte destiné à remplacer celui de Jérusalem. C’était une déclaration de guerre, imprudente car Joseph ben Yo’ezer n’avait aucune force militaire, alors qu’Alkime disposait d’une garde et de l’appui de l’armée syrienne. En principe Alkime n’avait pas d’autorité sur Zerada. Légalement il ne pouvait y agir lui-même, et aurait dû demander aux Syriens d’intervenir. Alkime ne s’en tint pas aux formes légales, il fit saisir Joseph ben Yo’ezer, et traduire devant un tribunal ; Alkime mourut avant le jugement. Le tribunal poursuivit son travail et condamna le malheureux sur les accusations de travail pendant le sabbat, inceste, rébellion et meurtre. Chacun de ces crimes étant puni d’une mise à mort différente, Joseph ben Yo’ezer fut condamné à être lapidé, brûlé, étranglé et décapité. Cela parut insuffisant 16 au tribunal. Il y ajouta la crucifixion. Nous retrouverons à plusieurs reprises, chez les adeptes de ces théologies, des entreprises d’un total irréalisme, qui se terminèrent par la mort. Dans certains cas, nous savons que c’est parce que les adeptes se croyaient investis d’une mission divine et de ce fait protégés par Dieu lui-même. Ce fut peut être le cas de Joseph ben Yo’ezer qui se considérait comme le prophète précurseur des deux Messies. Le groupe de Joseph ben Yo’ezer dura de 176 à 159. Les adeptes s’appelaient les Isim. La signification théologique de ce nom n’est pas connue. L’histoire religieuse après la mort de Joseph ben Yo’ezer Les disciples furent dispersés ou tués, mais la théologie du groupe ne disparut pas. Elle se divisa en deux branches. La première, se souvenant du respect rigoureux de la Loi par le fondateur, observa le même respect et devint l’ancêtre des Pharisiens. La seconde, plus populaire, retint essentiellement l’eschatologie messianique : l’exode au désert, l’attente prochaine des deux Messies, l’armée levée par le Messie guerrier, la prise de Jérusalem, la conquête du monde pour certains, le massacre des impies, l’établissement d’un royaume réservé aux Justes, le choix imposé à tout homme dans les terres conquises, être un Juste en devenant un juif de stricte observance, selon les règles fixées par le prophète annonciateur, ou être mis à mort. La victoire était assurée, puisque Yahvé lui-même fixait les règles et imposait sa volonté. C’est cette seconde branche qui a traversé les siècles, et dont une part de la théologie se retrouve dans l’islam. Les adeptes de la seconde branche prirent le nom de Bayethosim, de bayethos, un mot hébreu venu du grec bontos, "celui qui vient en aide". Quant au sens, Bayethos est une variante du mot hébreu Yo’ezer, "Dieu vient en aide". Dans Yo’ezer, c’est Dieu qui vient en aide, dans Bayethos c’est une ou plusieurs personnes indéterminées. Le second terme reflétait certainement la pensée dominante, car il fut utilisé sous une forme hébraïsée, bayethosim. Créer un nouveau mot à partir du grec, surtout pour des juifs aussi traditionalistes, implique que le terme hébreu disponible, Dieu vient en aide, ne cadrait pas avec leur théologie. Les Bayethosim se répandirent dans divers groupes et associations religieuses, et diffusèrent les idées du fondateur. Il n’en résulta ni une secte, ni une religion, mais quelque chose d’intermédiaire, un foisonnement dont les adeptes partageaient les mêmes idées, quoique avec des variantes ; ces idées donnèrent naissance à des mouvements à visée politique qui, à de nombreuses reprises, prirent les armes pour tenter une conquête du pouvoir par la force. Les adeptes de ces mouvements partageaient aussi un ensemble de pratiques rituelles plus ou moins codifiées, toutes tirées d’une stricte observance juive. L’histoire politique après la mort de Joseph ben Yo’ezer 17 La guerre victorieuse des Maccabées conduisit à la fondation d’unedynastie, qui dura un siècle, et qui se termina dans une guerrecivile : en 67, les deux frères héritiers, Aristobule II et HircamII s’affrontèrent les armes à la main, chacun voulant le pouvoirpour lui seul. Ils finirent par demander l’arbitrage romain. En 63, Pompée, au nom de Rome, choisit Hircam, car il était le plus médiocre, et en profita pour établir un protectorat [5]. Hérode, originaire de l’Idumée, une région située dans le sud de la Judée et le nord de l’Arabie Pétrée, intrigua et réussit à se faire nommer roi par le Sénat romain ; puis il évinça Hircam par une guerre civile de trois ans. Pour se faire pardonner, Hérode couvrit Jérusalem et tout le pays de constructions somptueuses. Selon Pline, Jérusalem devint "la plus superbe ville du superbe Orient". Le parti saducéen pactisait avec l’hellénisation et collaborait avec les occupants. Les adeptes des deux branches issues du mouvement de Joseph ben Yo’ezer devinrent des opposants. Les premiers formèrent le parti des Pharisiens et se replièrent sur une pratique minutieuse des rites, les seconds prirent les armes et formèrent le parti des Zélotes, ou des Sicaires (du latin sicarius, l’épée courte et courbe qu’ils utilisaient). Les idées centrales des messianistes juifs Les Zélotes conservèrent les idées messianiques et guerrières de leurs prédécesseurs Bayethosim. Les cinq idées centrales de leur théologie durèrent bien des siècles : La première est celle d’une guerre menée pour des raisons théologiques. La seconde est celle d’émigration : les Justes devaient d’abord aller au désert, reproduisant l’Exode de Moïse au Néguev. Ce fut le premier geste de Joseph ben Yo’ezer allant s’installer à Zerada. La troisième idée était la conquête de Jérusalem. La quatrième était la libération complète de la Palestine juive. La cinquième était la conquête du monde entier. Alors que les quatre premières étaient tout à fait générales dans les mouvements messianiques juifs, la dernière n’était acceptée que par une partie des adeptes. Les deux premières idées sont proches de celles de l’islam, et la cinquième reste un rêve que les musulmans ont poursuivi pendant quatorze siècles. Explorons les descendants de ces mouvements. [1] Leur nom vient de Sadok, un prêtre qui joua un rôle important à l’époque de David [2] 1 Rois, 11, 26 à 40. 18 [3] Le Messie et son Prophète, op cit [4] Isaïe, 40,3. Malachie, 3,23. [5] Flavius Joseph , Antiquités juives 14, 5-13. Les Guerres juives, 1, 8-13. 3 -Des théologies palestiniennes aux premier et second siècles: Les circonstances de la formation de ces théologies: De même que la première théologie messianique juive s’est formée au milieu des violences accompagnant la guerre des Maccabées, l’évolution qui a fait sortir les théologies judéo-chrétiennes du messianisme juif s’est produite au milieu des violences qui ont accompagnées les guerres juives. C’est peut être la raison pour laquelle ces théologies guerrières ont été dès l’origine si largement acceptées. Les guerres théologiques juives Les Zélotes et ceux qui pensaient comme eux se lancèrent dans la guerre, furent battus, reprirent une nouvelle guerre, furent de nouveau battus, etc. Au total, de l’an 4 avant notre ère à l’an 140 après, l’histoire garde la trace de treize guerres ou soulèvements majeurs, les moindres ayant entraîné quelques dizaines de milliers de morts, les plus importants plusieurs centaines de milliers. Pour en savoir plus, cliquez ici Ces conflits avaient une double motivation, nationaliste, pour libérer la Palestine juive de l’occupation étrangère, et théologique : au moins six des chefs de ces guerres déclarèrent qu’il étaient le Messie, et ceux qui les crurent, par centaines de milliers au total, le payèrent de leur vie. La motivation théologique s’est développée et modifiée au cours de ces événements, en restant messianique et millénariste. Nous n’avons pas de rapport ou de récit indiquant la motivation des sept autres guerres, mais le silence des sources, qui sont très lacunaires, ne signifie pas que la motivation théologique était absente. Cette longue série de soulèvements montre la puissance de l’idée de guerre théologique, et la force du soutien populaire. L’exode Les guerres de 52 à 58, de 59 et de 73 commencèrent par une émigration au désert, comme l’avait fait de Joseph ben Yo’ezer émigrant à Zerada. Les autres guerres n’ont pas laissé d’attestation de cette sorte, mais les documents disponibles sont rédigés par les vainqueurs, qui ne s’intéressaient pas à la théologie des vaincus. Les éléments disponibles incitent à penser que l’émigration initiale était tenue pour décisive dans la plupart des mouvances messianiques. 19 Le messianisme et le millénarisme La naissance du christianisme a introduit au Proche Orient un grand nombre d’idées nouvelles, qui ont modifié la théologie de certaines sectes responsables des guerres juives. Les historiens des religions ont nommé judéo-chrétiens les sectes qui ont emprunté et mêlé des idées juives et des idées chrétiennes. Ce terme peut conduire à des méprises, car, dans son sens général, les judéo-chrétiens forment l’ensemble du judaïsme et du christianisme. Au sens restreint où l’entendent les historiens des religions, il s’agit seulement d’un ensemble de sectes qui s’est formé au cours des deux premiers siècles de notre ère, en combinant des idées juives et des idées chrétiennes, et en les distordant si bien que le résultat n’est ni juif ni chrétien. Pour éviter des confusion, ces sectes seront nommées palestiniennes. L’idée la plus importante de ces sectes réunit l’idée juive qui voyait dans le Messie un guerrier qui viendrait rétablir par la force armée l’indépendance politique de la Palestine, et l’idée chrétienne qui voit dans le Messie un sauveur spirituel à vocation universelle. Les sectes palestiniennes ont unit ces idées pour imaginer que le Christ reviendrait prendre la tête de l’armée des Justes et imposerait le judéo-christianisme à la terre entière par la force des armes, ce qui produirait le royaume millénariste. L’idée de conquête mondiale semble avoir été présente de façon marginale chez certains combattants des guerres juives. les sectes palestiniennes l’ont fait passer au premier plan. Le millénarisme Une fois que les Justes auraient conquis la terre entière et soumis tous les hommes à leur doctrine par une combinaison de force armée et de prédication, les Justes vivraient dans la paix, l’abondance et le bonheur, dans une société rendue juste par l’application rigoureuse de la théorie. Quant aux Injustes, ceux qui ne voudraient pas accepter le pouvoir des Justes et l’application de la théorie à la société, ils seraient soit mis à mort, soit transformés en subalternes, serviteurs ou esclaves des Justes. Après leur mort, ils seraient voués à l’enfer, tandis que les Justes iraient au paradis. Dans la plupart des versions, ce paradis terrestre durerait mille ans, d’où le nom de millénarisme. Dans certaines versions moins fréquentes, il durerait quatre cents ans, ou une durée indéterminée, ou jusqu’à la fin du monde. Le paradis céleste où les Justes iraient après leur mort eut tendance à être décrit comme une continuation du royaume terrestre des Justes. On y trouverait essentiellement les plaisirs de la table et de la chair. Le millénarisme a toujours été lié au messianisme, car les combats des guerres messianiques provoquaient beaucoup de morts et de souffrances dans l’armée des Justes. Le royaume millénariste était utilisé pour convaincre les Justes d’accepter les souffrances et les morts qui atteindraient beaucoup d’entre eux. Un bonheur immense était promis aux survivants, qui entreraient dans le royaume, et en plus ils auraient la satisfaction morale d’avoir 20 amené la race humaine tout entière à ce même bonheur. Les héritiers des sectes palestiniennes les idées de ces sectes ont traversé les siècles en évoluant progressivement et ont engendré de très nombreux descendants, formant une sorte de buisson aux branches multiples et ramifiées. Une division apparue dès le premier siècle a formé deux groupes de croyances. Le premier, individualiste et pacifique, a totalement abandonné l’idée de Messie, tout en gardant beaucoup d’idées venues du tronc commun judéo-chrétien. Ce sont les croyances dites gnostiques. Le second, collectif et guerrier, a donné le rôle central au Messie, en conservant également bien d’autres idées judéo-chrétiennes : ce sont les messianismes. Les messianismes se sont plus tard scindés en deux, les laïcs et les religieux. Il n’est pas dans l’objet de ce livre d’étudier l’histoire et le développement des branches devenue laïques. Pour en savoir plus, cliquez ici L’autre ramification du messianisme est formée de l’ensemble des branches qui ont conservé la composante religieuse. Dans cet ensemble, la branche qui nous intéresse est celle des nazaréens. 4 - Le mouvement nazaréen: Un indice : le nom du Christ. Dans l’islam, le Christ porte le nom de ’Îsâ, sans qu’aucune explication ne soit donnée sur la signification de ce nom. C’est une présomption que ce nom appartient à une tradition présente dans l’islam sous forme plus ou moins résiduelle. Or, la partie guerrière et collective du messianisme judéo-chrétien s’est rassemblée dans un mouvement, le nazaréisme, qui donnait au Christ le nom de ’Îsâ. Nous avons vu que ce mouvement a commencé au second siècle avant notre ère, et sa théologie a évolué dans les siècles suivants, en intégrant le Christ. Les nazaréens considéraient que le Christ était le Messie, un grand prophète, mais non le Fils de Dieu. Ils soutenaient que le Christ avait échappé à la crucifixion, ayant par ruse fait crucifier un homme à sa ressemblance, que Dieu avait placé le Christ en attente au ciel, et qu’il reviendrait un jour pour prendre la tête de l’armée des Justes et conquérir la terre. Les nazaréens "judaïsaient", c’est-à-dire pratiquaient avec rigueur les 613 observances juives. Regardons ce que l’on peut retrouver de l’histoire de ce mouvement. La continuité du nazaréisme Cette mouvance s’est développée progressivement, au cours de plusieurs siècles, en partant d’une base juive, modifiée ensuite par des apports chrétiens. Sa théologie s’est formée au milieu du foisonnement de doctrines et de mouvements qui, au cours des trois premiers siècles de notre ère, se sont efforcés de combiner le judaïsme, le christianisme et les idées populaires des juifs et des chrétiens, souvent très différentes de celles de leurs élites. 21 La continuité de la mouvance nazaréenne a été mise en évidence de façon assez récente, en particulier par les travaux de Gallez [1]. Les preuves de cette continuité se trouvent dispersées dans de nombreux textes. Elles ont été retrouvées aujourd’hui en raison de l’ampleur des moyens de recherche mis en œuvre à notre époque, en tous domaines, notamment dans ceux qui concernent l’islam et les mouvements qui l’ont précédé dans la même région. L’histoire, l’exégèse, l’archéologie, etc. ont été mises à contribution. Aujourd’hui une grande quantité d’informations longtemps ignorées ou cachées deviennent accessibles. Le projet initial des nazaréens était de libérer la Palestine juive de l’occupation étrangère. Dès l’origine cependant certains adeptes pensaient à une conquête mondiale plutôt qu’à la seule libération d’Israël. Les mondialistes devinrent majoritaires en une durée difficile à préciser, de l’ordre de deux ou trois siècles. Les idées nazaréennes se sont formées non seulement par des débats d’idées, mais aussi au cours de nombreuses guerres engendrées par les tentatives de mise en application de ses prescriptions théologiques. Ces guerres, et leurs résultats, ont fini par séparer le nazaréisme du judaïsme et du christianisme. La théologie des guerres juives Assez rapidement une fraction des adeptes considéra que l’armée des Justes ne devait pas se borner à libérer la Palestine, mais conquérir le monde entier et que tout humain devrait soit devenir un Juste en adhérant à la théologie, soit un esclave au service des Justes. Cette tendance finit par devenir majoritaire. Après la chute de Jérusalem en 70 et la destruction du Temple, ils ajoutèrent la reconstruction du Temple dès que Jérusalem serait libérée. La théologie changea : ce ne fut plus le Messie qui devait conduire l’exode, puis la conquête de Jérusalem et la reconstruction du Temple, mais un guerrier précurseur. Le Messie se manifesterait quand ces étapes préalables seraient accomplies. La raison de ce changement est peut être que la prétention de beaucoup de chefs d’être le Messie avait entraîné leurs fidèles à la catastrophe. Les guerres théologiques nazaréennes Les textes historiques qui nous sont parvenus décrivent les batailles, les noms des participants, les dates de leurs victoires ou de leur chute. Ils sont presque toujours muets sur les convictions et l’idéologie des combattants. Toutes les guerres théologiques indiquées en cliquant ici sont rapportées comme ayant été menées par des juifs. Comme les auteurs de l’époque ne font pas de différence entre les divers courants du judaïsme, les textes n’indiquent pas le rôle de chacun. Ce que l’on sait, c’est que les nazaréens se considéraient comme des juifs, et que leur théologie les portait à mener de telles guerres. C’est pourquoi il est probable qu’ils y ont participé, en portant les armes, et sans doute aussi comme inspirateurs. 22 Cette déduction est confortée par des textes montrant que deux guerres théologiques au moins ont été fondées sur le nazaréisme. Theudas Voici ce qu’écrit Flavius Joseph sur cet homme. Flavius Joseph, qui a choisi le camp romain, peint un adversaire des Romains sous un jour négatif [2] : "Il advint, alors que Fadus était procurateur de Judée, qu’un certain charlatan, nommé Theudas, persuada une large partie du peuple de prendre avec eux leurs effets et de le suivre jusqu’au Jourdain. Car il leur avait dit qu’il était un prophète, et qu’à son ordre, le fleuve se diviserait et leur offrirait un passage facile. Beaucoup furent trompés par ses paroles. Cependant, Fadus ne leur permit de tirer aucun profit de cette folle tentative, et envoya une troupe de cavalerie contre eux. Ils tombèrent sur eux à l’improviste, en tuèrent beaucoup, et firent les autres prisonniers. Ils prirent Theudas vivant, le décapitèrent et emportèrent la tête à Jérusalem." Hyppolite en dit aussi quelques mots dans son commentaire Sur Daniel [3] : "Un chef de cette Eglise lointaine (de Syrie ou d’Asie Mineure) qui… se mit à divaguer… Il persuada bon nombre de frères de venir dans le désert avec femmes et enfants, à la rencontre du Christ dans le désert." Cuspius Fadus fut procurateur de Judée de 42 à 46, donc Theudas intervint après la crucifixion du Christ. Ces textes contiennent deux idées communes aux nazaréens et aux juifs du peuple, mais non aux élites juives, et une troisième exclusivement nazaréenne : La première est une entreprise armée justifiée par une théologie. La seconde est que l’entreprise commence par une réédition de l’Exode : un départ vers le "désert des nations", le désert syrien au-delà du Jourdain, qui remplace celui du Néguev où Moïse mena les Hébreux, et le Jourdain qui se divise sur l’ordre de Theudas, comme la Mer Rouge s’était divisée sur celui de Moïse. Voici la troisième : Hippolyte, qui était chrétien, dit que ce sont des "frères", et précise que Theudas était le chef d’une Eglise chrétienne. Flavius Joseph dit que les personnes qui suivirent Theudas formaient "une large partie du peuple juif". A cette époque, les chrétiens se considéraient encore comme des juifs ; la conscience de la différence ne s’est développée que progressivement, et n’a été complète que 60 ans après Theudas. Ce sont donc à la fois des juifs et des chrétiens mais ils sont particuliers à la fois comme juifs et comme chrétiens. Comme juifs, ils n’appartiennent pas au courant traditionnel, puisqu’ils reconnaissaient le Christ et pensaient aller à sa rencontre. Et 23 comme chrétiens ils n’appartenaient pas non plus au courant principal fondé sur les Apôtres, car ceux-ci pensaient que le Christ reviendrait à la fin des temps, pour achever l’aventure humaine et emmener tous les hommes, les vivants et les morts ressuscités, dans le Royaume des cieux. Les partisans de Theudas avaient une autre idée du retour du Christ : ils venaient lui offrir le commandement d’une armée pour conduire une entreprise guerrière terrestre. Les partisans de Theudas sont à la fois juifs et chrétiens sans être ni vraiment juifs ni vraiment chrétiens : ce sont des nazaréens. Theudas se présente comme un nouveau Moïse, et aussi un nouveau Jean Baptiste, puisqu’il est l’annonciateur du Christ. Il était persuadé que le Christ viendrait prendre la tête de son armée, et avait joué sa vie sur cette conviction, car sans cette aide, il n’avait aucune chance contre l’armée romaine. Il reproduisait le comportement de Joseph ben Yo’ezer, avec la même conséquence. A deux siècles de distance, des convictions analogues étaient suffisamment répandues pour que des foules viennent jouer et perdre leur vie sur elles. Zénobie Elle était la reine de Palmyre, une oasis syrienne. Son aventure est extraordinaire : elle partit à la conquête de l’Empire romain, une oasis de cinquante mille habitants contre un empire de quatre-vingt millions. Son succès, pour éphémère qu’il ait été, fut surprenant. En 268, elle battit les armées romaines, et annexa l’Egypte. En 271, à la suite d’une nouvelle victoire, elle s’empara d’Antioche. La Syrie et les provinces romaines d’Arabie, d’Arménie et de Perse lui firent allégeance. Elle fut finalement battue en 272 par l’empereur Aurélien, qui dut prendre lui-même le commandement des armées romaines. Il y a un contraste saisissant entre l’étroitesse de sa base et l’envergure de son entreprise. L’hypothèse la plus vraisemblable est qu’elle trouva un appui important dans les populations locales. Paul de Samosate joua un rôle important dans cette guerre. Il fut patriarche d’Antioche de 262 à 272. Haut dignitaire de l’Eglise chrétienne, il enseignait que le Christ n’était qu’un prophète. Un concile le destitua. La doctrine de Paul jouissait dans la population d’un appui si large qu’il put se maintenir en place, en partie grâce à l’appui de la reine Zénobie. Le concile fut suivi d’un second, puis d’un troisième, dans le même but, sans plus de succès. Finalement, le concile demanda l’aide de l’empereur Aurélien, lequel jugea qu’un patriarche ne pouvait se maintenir contre la volonté de l’Eglise qu’il déclarait représenter. Après la défaite de Zénobie, Paul fut destitué. Voici ce que dit Filastre de Brescia à propos du patriarche d’Antioche [4] : "Il présentait le Christ non comme vrai Dieu, mais comme un homme juste, et il enseignait la circoncision ; il enseigna même une certaine Zénobie à judaïser, qui était alors reine en Orient." La circoncision et les pratiques juives associées à la 24 reconnaissance du Christ comme Messie, mais non comme Dieu, sont caractéristiques des nazaréens. L’hypothèse que Zénobie dut ses succès à leur aide rend compte de trois éléments qui, sans cette hypothèse, sont incompréhensibles : La reine d’une petite oasis a été capable de battre des armées romaines et de s’emparer d’une partie importante de l’Empire. Les provinces orientales la reconnurent pour reine avant même qu’elle ne se soit présentée à elles. Elle se lança dans une entreprise qui, à vue humaine, n’avait aucune chance de succès. Joseph ben Yo’ezer et Theudas firent de même, et y perdirent la vie : les nazaréens, comme tous les messianistes, étaient convaincus qu’une aide divine viendrait à leur secours. Le moteur théologique Dans les guerres de Theudas et de Zénobie, nous savons que le moteur a été théologique, mais nous le savons par des incidentes, trois lignes d’Hyppolite pour Theudas, deux de Filastre de Brescia pour Zénobie. Ce sont des remarques très accessoires dans des textes traitant d’autres sujets : les auteurs des chroniques ne s’intéressaient pas à cet aspect, ils nous l’ont indiqué en donnant des informations dont ils étaient incapables de comprendre le sens. Cela explique sans doute que nous n’ayons aucun jalon identifiable entre les années 42 à 46, où se place la tentative de Theudas et les années 266 à 272, celle de Zénobie, sur plus de deux siècles. Pour avoir un jalon, il faut deux conditions : Tout d’abord que la guerre théologique soit suffisamment importante pour que les historiens la relatent. Theudas a exigé l’intervention d’un procurateur, Zénobie celle de l’empereur en personne. Ensuite il faut qu’un historien au moins mentionne les convictions qui ont motivé les combattants. Nous avons vu la brièveté des notices d’Hyppolite et de Filastre de Brescia. Pour eux cet aspect n’était qu’anecdotique. Ceci est probablement la raison pour laquelle nous avons si peu d’information sur l’aspect théologique des guerres qui, des Maccabées à Bar Kochba, ont ravagé la Palestine juive pendant trois siècles. Les vainqueurs romains ont considéré ces soulèvements comme des entreprises nationalistes, parce que telle était la motivation des guerres de conquêtes romaines : ils ont prêté leurs convictions à leurs adversaires. Les romains n’avaient pas de visées théologiques, l’idée de guerre théologique ne faisait pas partie de leur bagage intellectuel, ils ne se sont pas intéressés à cet aspect de la question. En général, nous ignorons tout des motivations juives, car ce ne sont pas les vaincus juifs qui ont écrit l’histoire. Le silence habituel des sources sur les convictions des combattants juifs ne signifie pas que ces combattants n’avaient pas de motivation théologique. 25 L’idéologie nazaréenne était largement répandue à cette époque : Flavius Joseph écrit qu’elle avait rallié "une large partie du peuple". Ses fidèles étaient massivement présents non seulement en Palestine, mais aussi dans les régions voisines, puisque Theudas venait d’une "Eglise lointaine", et que la Syrie et les provinces romaines d’Arabie, d’Arménie et de Perse se rallièrent sans combat à Zénobie, une présomption que leurs idées étaient les mêmes. La même conclusion peut être tirée du fait que, grâce à leur appui, Paul de Samosate put défier trois conciles pendant sept ans. Les nazaréens peu avant l’islam Les nombreuses inscriptions dans le Néguev, au sud de Beersheba, écrites en arabe [5] nous apportent une information en ce domaine : elles ont été écrites vers 560. Ce sont des demandes de pardon adressées "au Seigneur de Moïse", "au Seigneur de Moïse et de Jésus", ou "au Seigneur de Jésus et de Moïse". Les références et la tonalité sont bibliques. La formule finale "Amen, Seigneur des siècles / de l’univers" est d’origine juive. Les auteurs de ces inscriptions sont des Arabes, par la langue et l’onomastique, ils prient Jésus, ce qui les rapproche des chrétiens, ils font référence à Moïse et à la Bible, ce qui les place dans la mouvance juive. Ce sont là des présomptions qu’ils pouvaient être nazaréens, mais il y a en plus une preuve formelle : dans ces inscriptions, le nom de Jésus est ’Îsâ. Pour les chrétiens de langue arabe, le nom de Jésus est Yéshû’. Ce n’étaient donc pas des chrétiens. Seuls, à cette époque, les nazaréens écrivaient ’Îsâ. Pour en savoir plus sur l’origine de ce terme, cliquez ici. Comme il s’agit d’Arabes, cela implique qu’un certain nombre d’Arabes, vivant au nord de l’Arabie, étaient devenus nazaréens. Ainsi, vers 560, 50 ans avant le début de l’islam, il existait une communauté arabe nazaréenne. Cette communauté a participé à la naissance de l’islam, car un certain nombre d’expressions présentes dans ces inscriptions se retrouvent dans le Coran, écrit près d’un siècle plus tard [6]. Les nazaréens peu après la naissance de l’islam Une autre attestation montre que les nazaréens existaient toujours 80 ans après le début de l’islam. Jacques d’Edesse, né en 633, fut évêque de Mossoul, puis métropolitain d’Arbèles et de Mossoul. Dans ses Questions au prince Antiochus, vers la fin du septième siècle, il écrit [7] : "Dès lors, nous savons clairement que tous ceux qui sont circoncis, qu’ils soient croyants ou incroyants, juifs ou non juifs, même s’ils glorifient la loi de Moïse, ne sont pas des disciples du Christ." Il existait donc à l’époque des non juifs circoncis, glorifiant la loi de Moïse, et se prétendant disciples du Christ. A cette époque et en ce lieu, seuls les nazaréens étaient à la fois judaïsant sans être juif, et disciples déclarés du Christ sans être reconnus comme tels par les chrétiens : la mouvance nazaréenne a participé à la naissance de l’islam, et au moins quelques nazaréens subsistaient encore 80 ans après la naissance de l’islam. 26 [1] Edouard-Marie Gallez, opus cit. [2] Flavius Joseph, Antiquités juives, 29, 97-98. [3] Hyppolite, Sur Daniel, 4, 18 et 19, cité dans Claude Carozzi, La fin des temps, terreurs et prophéties au Moyen Age, Paris, Flammarion, 1999. [4] Filastre de Brescia, Liber de heresibus. [5] Alfred-Louis de Prémare, opus cit. [6] Ibidem [7] Robert G. Hoyland, Seeing islam as others saw it. A survey and evaluation of Christian, Jewish and Zoroastrianwriting on early islam, Princeton, the Darwin Press. 5 - La théologie nazaréenne: Une double dénomination Certains historiens considèrent que les nazaréens et les ébionites constituent deux mouvements apparentés, d’autres que c’est le même mouvement portant deux noms différents. Il existe parfois plusieurs noms différents pour désigner la même communauté, par exemple les Pays bas et la Hollande. Puisque les textes qui vont être cités se réfèrent le plus souvent à cette secte sous le nom de nazaréens, parfois d’ébionites, montrons qu’il s’agit bien des mêmes personnes. Saint Jérôme, dans une lettre à Saint Augustin datant de 404, écrit : "Que dirais-je des ébionites, qui feignent d’être Chrétiens ? Jusqu’à aujourd’hui, dans toutes les synagogues de l’Orient, il y a une secte que l’on appelle les minim (les hérétique en hébreu) qui est jusqu’ici condamnée par les pharisiens (Les juifs de tradition rabbinique). Ils les appellent vulgairement nazaréens. Ils croient au Christ, fils de Dieu, né de la Vierge Marie, et ils disent que c’est lui qui, sous Ponce Pilate, a souffert et est ressuscité. En lui aussi nous croyons, mais tandis qu’ils veulent être à la fois juifs et chrétiens, ils ne sont ni juifs ni chrétiens." Saint Augustin savait par une autre source que nazaréen était un terme populaire qui désignait les ébionites [1] : "L’hérésie d’Elbion, ou ceux qui sont communément appelés nazaréens." 27 La source est différente, car Augustin ignore que ébionite signifie pauvre, il croit que leur nom vient d’un fondateur nommé Elbion, alors que Jérôme connaît le sens d’ébionite. L’usage du terme ébionite dura environ quatre siècles. Ce choix reflète le fait qu’il s’agissait de personnes souvent peu instruites, étrangères à la caste dirigeante et aux élites sacerdotales. Ils étaient pauvres, et se glorifiaient de leur pauvreté. Cette pauvreté était pour un petit nombre un choix ascétique, pour la plupart une condition inévitable. Au début du quatrième siècle, l’appellation nazaréen devint un équivalent populaire d’ébionite. Ce dernier terme est définitivement tombé en désuétude au début du cinquième siècle. Le terme nazaréen fut désormais seul utilisé. Bien qu’il ne soit devenu prévalent qu’au quatrième siècle, le terme nazaréen est ancien. Pline l’ancien [2], le mentionne vers l’an 70 de notre ère, et Epiphane [3] indique que les nazaréens existaient avant le Christ. Les deux sources indiquent que les nazaréens habitaient la Syrie. Le nom de nazaréens est celui qu’ils portaient exclusivement au sixième et au septième siècle, à la naissance de l’islam. C’est sous ce nom qu’ils sont mentionnés dans le Coran [4]. Le syncrétisme entre nazaréens et chrétiens Au premier siècle, les juifs et les chrétiens pensaient appartenir à deux courants différents de la même religion. Et, chez les uns comme chez les autres, il existait des variantes. Les juifs traditionnels, qui sont devenus les juifs d’aujourd’hui, étaient nommés rabbiniques. Les nazaréens s’étaient tellement éloignés du rabbinisme qu’ils formaient une religion différente. Chez les chrétiens il y avait une situation semblable : parmi les chrétiens apostoliques, qui sont devenus les chrétiens d’aujourd’hui, il existait un groupe, fondé par Jacques le Mineur [5], un cousin éloigné du Christ. On appelait ce groupe les jacobiens [6], car Jacques est la transposition occidentale de Jacob, un prénom hébreu et araméen. Les jacobiens du premier siècle étaient chrétiens, puisque certaines épîtres de Jacques le Mineur font partie des écrits canoniques chrétiens. En fait certaines croyances jacobiennes étaient proches de celles des nazaréens. Comme nous l’avons vu, au premier siècle, les nazaréens étaient souvent appelés ébionites, les pauvres, sans doute parce qu’ils appartenaient au peuple peu éduqué. Comme tous les milieux populaires juifs de l’époque, ils partageaient les idées messianiques et millénaristes. Ils se différenciaient des juifs rabbiniques par des emprunts au christianisme. Il est probable que cet apport a été dû aux disciples de Jacques le Mineur. Ce dernier était un chrétien judaïsant, c’est-à-dire qu’il observait toutes les prescriptions juives de façon rigoureuse. On l’appelait "Jacques le Juste". En 62, il fut mis à mort par 28 lapidation. Ses disciples, les jacobiens, prévoyant que la révoltejuive imminente se terminerait par la destruction de Jérusalem,selon la prophétie du Christ, quittèrent la ville en 67 et 68 etallèrent habiter les uns à Pella, en Décapole, l’actuelle Jordanie, les autres en Syrie. Le choix de ce lieu avait une signification eschatologique. Etienne Nodet écrit [7] : "Le lieu de la migration n’est pas quelconque : il s’agit d’un retour au désert et à l’Exode pour refaire l’entrée en terre promise. Le thème est très biblique, et sous-tend la prédication de Jean-Baptiste, qui selon Jean, 1, 28, se trouvait au-delà du Jourdain." L’exode préludant à un retour en terre promise est une des idées fondatrices des nazaréens, et plus généralement des juifs de cette époque. Les jacobiens, très attachés aux traditions juives, partageaient probablement les idées des juifs du peuple. A cette époque, les nazaréens, comme les disciples de Jacques, se considéraient comme des juifs, plus fidèles et mieux instruits que les traditionalistes. Ni les nazaréens, ni les jacobiens n’avaient conscience que leurs différences théologiques avaient rompu l’unité religieuse, avec les juifs pour les nazaréens, avec les chrétiens pour les jacobiens. Les documents historiques disponibles montrent qu’entre les chrétiens et les juifs, la prise de conscience de la rupture se fit en deux générations. Il est concevable qu’une durée du même ordre ait été nécessaire pour la prise de conscience de la rupture entre les nazaréens et les juifs rabbiniques, et entre les jacobiens et les chrétiens apostoliques. Ces prises de conscience ont ainsi du être complètes vers la fin du premier siècle. La conviction commune d’appartenir à la même religion juive facilita les contacts et les échanges entre nazaréens et jacobiens. Le respect strict de la Loi par les uns et les autres y contribua. Et aussi, dans les milieux populaires, l’idée que le Messie serait un guerrier. Beaucoup de chrétiens de cette époque n’y avaient pas renoncé [8] : "Est-ce en ce temps-ci que tu vas rétablir le Royaume pour Israël ?" Les Apôtres formulent cette question au Christ après la crucifixion, la résurrection, l’assertion formelle du Christ que "son royaume n’est pas de ce monde". Malgré l’accumulation d’évidences contraires, ils avaient du mal à se dégager des idées si répandues parmi les juifs du peuple. Les jacobiens, puisqu’ils judaïsaient, étaient sans doute imprégnés de ces idées du judaïsme populaire, malgré les paroles du Christ. Une partie des jacobiens se joignit aux nazaréens. On trouve dans les textes de ces derniers un écho du rôle éminent de Jacques. Leur principal texte religieux est celui que saint Jérôme appelle l’Evangile selon les Hébreux. Jérôme écrit [9] : 29 "Les nazaréens et les ébionites se servent de l’Evangile selon les Hébreux." L’Evangile selon les Hébreux est un apocryphe, une version modifiée de celui de Matthieu. Il exalte le rôle de Jacques. D’autres textes de même mouvance font de même. Hégésippe, un juif devenu chrétien vers l’an 150, était probablement nazaréen, car il considère que la ruine de Jérusalem, en 70, n’était pas due à la crucifixion du Christ mais à la lapidation de Jacques en 62. De même l’Evangile de Thomas, un autre apocryphe, fait dire au Christ [10] : "Vous irez vers Jacques le Juste, pour qui ont été fait le ciel et la terre." D’autres apocryphes, les Lettres de Pierre à Jacques et de Clément à Jacques attribuent la même situation exaltée à Jacques. Les théologies de ces deux groupes étaient cependant très différentes. Pour une raison qui ne nous est pas connue, les deux groupes fusionnèrent. On peut conjecturer que les conversions massives au christianisme, dans tous les milieux, dès le premier siècle, jouèrent un rôle : ainsi, Clemens, le neveu de l’empereur Vespasien, élu consul en 95, devint chrétien ainsi que son épouse Domitille. Quand Domitien, le fils de Vespasien, devint empereur à la mort de son père, il décida de persécuter les chrétiens, comme le firent beaucoup d’autres empereurs après lui, et, à ce titre, il fit exécuter son cousin Clemens et déporter Domitille dans une île. Les persécutions ne ralentirent cependant pas les conversions. Il est possible que la pénétration des idées chrétiennes dans toutes les couches de la société leur ait donné un prestige qui a poussé les nazaréens à en accepter une part. Le prosélytisme des jacobiens a pu aussi y contribuer. Quelles qu’en soient les raisons, l’étude des apocryphes montre que les jacobiens et les nazaréens échangèrent des fragments de théologie, et finirent par produire un syncrétisme destiné à durer. La nouvelle théologie nazaréenne Selon la première théologie nazaréenne, avant leurs échanges avec les jacobiens, il devait y avoir non pas un, mais deux Messies. Ces échanges eurent lieu avant l’an 70, car l’Evangile des Hébreux, utilisé par les nazaréens, a été rédigé à partir de l’Evangile de Matthieu, en l’an 70, à Pella, une ville située dans l’actuelle Jordanie, dans la vallée du Jourdain. L’un, appelé fils de Lévi, ou fils d’Aaron, devait être un Messie sacerdotal, l’autre, fils de Judas, ou fils de Moïse, un Messie royal. Le Christ s’était déclaré le Messie de façon si convaincante que deux mille ans plus tard, un nombre immense de personnes pensent qu’en effet, il était le Messie. Les nazaréens acceptèrent le Christ comme Messie, et également, selon la théologie chrétienne, son caractère à la fois sacerdotal et royal. Dans leur nouvelle théologie, ils fusionnèrent leurs deux Messies en un seul. Ils acceptèrent aussi le rôle et l’histoire de Marie. Origène, tirant parti de leur nom d’ébionites, les raille en 30 détournant le sens du mot pauvre [11] : "Ils vivent en conformité avec la Loi, et doivent leur appellation à la pauvreté de son interprétation. Ebion est en effet le nom du pauvre chez les juifs et ébionite l’appellation que se donnent ceux des juifs qui ont reçu Jésus comme Christ." Cette plaisanterie devait être courante, car Eusèbe la cite aussi [12] : "Dès le début, on appela à juste titre ces hommes ébionites parce qu’ils avaient sur le Christ des pensées pauvres….Ils ont reçu le nom d’ébionites qui met en relief la pauvreté de leur intelligence." Les nazaréens se considéraient à la fois comme juifs et chrétiens, observant avec rigueur la Loi juive et reconnaissant Jésus comme Messie (Christ vient du grec chrestos, celui qui a reçu l’onction, et Messie de l’hébreux massiah, qui a le même sens. Christ et Messie sont des équivalents.) Tout en acceptant Jésus comme Messie, les nazaréens ne le reconnaissaient pas comme Dieu, coéternel au Père, une incarnation de Dieu lui-même. Eusèbe évoque ces conceptions [13] : "D’autres ébionites…ne niaient pas que le Seigneur fut né d’une vierge et du Saint Esprit…Ils niaient cependant qu’il fut Dieu, Verbe et Sagesse préexistant." Ainsi, bien qu’ils se soient déclarés chrétiens, les discordances avec la théologie chrétienne restaient importantes. Non seulement le Christ ne fut pas un guerrier mais il refusa le rôle politique que même les Apôtres espéraient [14]. Pour les nazaréens, la mort en croix était inacceptable. Comment le roi guerrier, futur maître du monde, pourrait-il se laisser crucifier ? Ils en conclurent que le Christ n’avait pas été crucifié. Un autre avait pris sa place, soit parce qu’il lui ressemblait, soit parce que, pour sauver son Messie, Dieu avait donné au remplaçant l’apparence du Christ. Selon certains nazaréens, le remplaçant fut Simon de Cyrène. Après la crucifixion de Simon, le Christ aurait été placé au ciel, en attente de sa deuxième venue conforme au modèle guerrier. Saint Irénée rapporte que d’après Basilide, un gnostique égyptien qui vivait au second siècle, et qui partageait beaucoup d’idées nazaréennes [15] : "Simon de Cyrène… fut crucifié après avoir été métamorphosé afin qu’on le prit pour Jésus." Les nazaréens, au premier siècle, ont combiné une de leurs anciennes traditions avec une tradition chrétienne. L’ancienne tradition nazaréenne, rapportée par Epiphane [16], dit que, selon l’Evangile des Hébreux, la traversée du Jourdain serait le premier acte de la mission du Messie. La tradition chrétienne est le baptême du Christ par Jean le Baptiste, dans le Jourdain. L’Esprit de Dieu descendit sur le Christ sous la forme d’une colombe. Ce fut l’acte inaugural de la prédication du Christ [17]. L’élément 31 commun à ces deux traditions est que l’acte inaugural de la mission du Messie se place au bord du Jourdain. Les nazaréens déclarèrent que le Christ, lors de sa seconde venue, serait "envahi" par un ange ou par Dieu Lui-même. Cette "invasion" se produirait lorsque, venant du "désert des nations", la Syrie, pour passer dans le "désert de Jérusalem", situé entre le Jourdain et Jérusalem, le Messie traverserait le Jourdain afin d’accomplir sa mission en Israël. Le sens du mot "invasion" n’est pas clair. Il se réfère probablement à une forme de possession comme celle qui advint au roi Saul [18]. Tertullien fait état de cette croyance [19] : "Les ébionites…disent que le Christ est seulement un homme, descendant de David, mais non le fils de Dieu, quoiqu’en un sens plus glorieux que les prophètes, en ce sens qu’il avait un ange en lui, comme Zacharie." Selon Epiphane, l’ange en question est [20] : "Le premier des archanges, qui règne sur les anges et dirige les affaires du Tout-Puissant." Le Pasteur d’Hermas et Irénée donnent les mêmes indications [21]. A partir de là, la tradition nazaréenne a considéré que le Christ, s’il n’était qu’un homme, était cependant un prophète à part. Mais la raison de cette supériorité du Christ est absente de bien des textes nazaréens postérieurs. Cette conception implique le refus de l’Incarnation, dogme fondamental du christianisme : si le Christ n’est pas Dieu, alors Dieu ne s’est pas incarné. Nous verrons ce refus fonder plusieurs des affirmations dogmatiques nazaréennes, lesquelles se retrouvent dans l’islam, coupées des explications qui les fondaient dans le nazaréisme. La résurrection du Christ posait un autre problème aux nazaréens. Si le Christ n’était pas mort, il ne pouvait pas ressusciter. Mais, selon la théologie chrétienne, le Christ après sa mort, et avant sa résurrection, descendit aux enfers pour délivrer les Justes des temps passés. Comment descendre parmi les morts sans être mort ? Les nazaréens ne trouvèrent pas de solution. Tout en affirmant que le Christ n’était pas mort en croix, ils disaient aussi que le Christ avait annoncé sa mort. Les observances juives Bien que se déclarant disciples du Christ, les nazaréens judaïsaient [22]. "Il leur fallait absolument observer la loi (de Moïse) parce que, disait-ils, ils ne seraient pas sauvé par la seule foi dans le Christ…Ils gardaient le sabbat et le reste de la coutume juive… Ils mettaient tout leur zèle à accomplir soigneusement les prescriptions formelles de la loi… Ils gardaient le sabbat et observaient le reste de la tradition juive se comportant en groupe de fidèle observance judaïque." 32 Ainsi, suivant les règles des juifs traditionnels, ils acceptaient la polygamie, en la limitant toutefois à quatre femmes comme le prescrit le Talmud [23]. Ils priaient tournés vers Jérusalem alors que les chrétiens se tournaient vers l’est, car le soleil levant symbolise la résurrection du Christ à l’aube du troisième jour. Ils avaient également conservé la circoncision. "Ils pratiquent la circoncision et persévèrent dans les coutumes légales et dans les pratiques juives au point d’aller jusqu’à adorer Jérusalem comme étant la maison de Dieu." [24] Le précurseur et le Temple Quand au précurseur, les nazaréens devaient choisir entre deux possibilités : ou bien il y aurait un second précurseur pour la seconde venue, ou bien il n’y avait qu’un seul précurseur, Jean le Baptiste. Nous verrons ci-dessous la solution qu’ils imaginèrent. Un peu plus de trente ans après la mort du Christ, la destruction du Temple par les romains dut être intégrée dans la théologie nazaréenne. Le Messie étant devenu à la fois sacerdotal et royal, il devrait pouvoir célébrer le culte dans le Temple. Pour les nazaréens, il devint donc impératif de le reconstruire, sous la forme du Débir, le cube qui contenait le Saint des Saints du Temple. Pour cela, il fallait conquérir Jérusalem, et le conquérant serait le Messie. Les juifs traditionalistes pensaient eux aussi que le futur Messie entrerait les armes à la main dans Jérusalem et rebâtiraient le Temple. Cependant, après la succession de désastres engendrés par les guerres théologiques, ils finirent par décider que le judaïsme devait fonder sa survie sur la seule étude de la Tora. On en trouve l’écho dans le Talmud de Babylone [25] : "Etudier la Tora est plus important qu’ériger le Temple." Cette déclaration implique une lutte contre l’opinion antérieure, selon laquelle rien n’était plus important que de rebâtir le Temple. Ainsi, l’idée que le Messie conquerrait Jérusalem et rebâtirait le Temple a finit par paraître dangereuse, et devint marginale dans les croyances du peuple juif. Les nazaréens trouvèrent une solution dans leur théologie primitive : celui qui "aplanirait le chemin du Seigneur" [26], ce ne serait plus le prédécesseur annoncé par Isaïe et Malachie, puisque, conformément à la théologie chrétienne, ce prédécesseur était déjà venu en la personne de Jean le Baptiste, ce seraient les "aides de Dieu" selon le titre ancien des premiers messianistes, indiqué au second chapitre. Ce sont eux qui réaliseraient les tâches imposées par le millénarisme et le messianisme, émigrer dans le désert des nations, conquérir Jérusalem et rebâtir le Temple. Après cela, le Messie viendrait et conquerrait la planète entière, massacrerait les impies et 33 fonderait le royaume millénariste de la justice universelle. Le royaume terrestre des Justes Une fois la conquête achevée, il y aurait un royaume terrestre, où tous les peuples du monde seraient soumis aux armées du Messie. Saint Jérôme nous transmet le point de vue des nazaréens en cette matière [27] : "David, qui fera son apparition dans les derniers jours (David est une métonymie qui signifie le Messie, car le Messie est un descendant de David)…Il régnera sur tous les Gentils… tous les peuples à son glaive seront soumis." Naturellement, il y aurait des morts et des blessés durant les guerres de conquêtes. Les combattants ne devaient pas s’en inquiéter, car les survivants auraient quatre cents années de plaisir terrestre pour les récompenser [28] : "Mon fils, le Messie, sera révélé en même temps que ceux qui sont avec lui, et ceux qui auront survécu se réjouiront durant quatre cents ans." Dans ce royaume futur, il y aurait les élus, les nazaréens conquérants sous les ordres du Messie guerrier, et les impies, massacrés ou réduits à un rôle subalterne de serviteurs. Les élus auraient une vie plaisante, fondée sur les plaisirs de la table et de la chair, pendant une durée prolongée, quatre cents ans selon les uns, mille selon les autres. Saint Jérôme décrit le royaume terrestre tel que l’imaginent les nazaréens [29] : "délices de la chair, de la luxure et de toutes les voluptés du corps…l’esclavage de tous les autres peuples à leur service et la jouissance de la beauté des femmes…des jeunes femmes et des petits garçons pour leur plaisir." Les nazaréens imaginèrent que le paradis serait un lieu offrant aux élus des aliments délicieux, des boissons, et des femmes, comme si le paradis était la continuation éternelle du futur royaume terrestre millénariste. Les nazaréens dans le temps et dans l’espace Le courant nazaréen a été identifié par plusieurs chercheurs indiqués ci-dessous, chaque fois dans des tranches de temps particulières. Lorsque l’étude est centrée sur les trois premiers siècles de notre ère, on leur donne généralement le nom de judéo-chrétiens. Ce terme convient mal, car il implique que ce sont des chrétiens pratiquant les observances juives. Certes ils pratiquaient ces observances mais, ne reconnaissant pas le Christ comme Dieu, ils ne peuvent être dit chrétiens. Patricia Crone les a repérés au sixième siècle et a nommé leur religion hagarisme, du nom d’Agar ou Hagar, la servante d’Abraham qui engendra Ismaël, éponyme des Ismaélites, c’est-à-dire des Arabes [30]. Ce nom met l’accent sur l’ethnie arabe des convertis et sur leur conviction juive, mais ne prend en compte ni la continuité de leur mouvement à travers les siècles ni leur 34 négation du caractère divin du Christ. Jean de Damas, qui écrivait en 744, un siècle après la mort de Mahomet [31], donne aux musulmans les noms d’ismaélites, de saracènes (dont nous avons fait sarrasins) et d’agarènes. Cela implique que l’hagarisme a été une des sources de l’islam, et que, un peu plus d’un siècle après la mort de Mahomet, ce fait était encore suffisamment connu pour que l’on utilise comme des synonymes les termes de musulmans et d’agarènes. Edouard-Marie Gallez, qui a montré la continuité de leur mouvement à travers plusieurs siècles, a proposé le nom de judéo-nazaréens, pour souligner l’importance chez les nazaréens des idées venues du judaïsme populaire. Puisque eux-mêmes ont finalement choisi de s’appeler les nazaréens, il n’y a pas de raison d’utiliser un terme différent. Leurs implantations les plus importantes se trouvaient dans le "désert des nations," la Syrie. Selon Irénée, ils n’ont jamais fait de disciples dans la partie occidentale de l’empire romain. L’attestation d’Irénée confirme les indications semblables, vues précédemment, dues à Pline l’ancien et Epiphane. Le sens du mot nazaréen Plusieurs étymologies ont été envisagées. La plus probable semble être la dérivation de la racine NSR, qui, en araméen, la langue alors parlée, signifie secourir, protéger. La page " La formation des messianismes dans la Palestine antique " indique que les premiers messianistes, ceux du groupe fondé par Joseph ben Yo’ezer, se nommaient les Bayethosim, un nom formé en hébraïsant le mot grec bontos, qui signifie "celui qui vient en aide". Si vous voulez voir cette page cliquez ici Les Bayethosim sont les ancêtres idéologiques des nazaréens. Comme leur nom signifie "les portes secours" il est concevable que le terme de nazaréen dérive de la racine NSR qui traduit en araméen le bontos grec. Les nazaréens sont ceux qui "viennent en aide" ou qui "secourent". Un écho de cette tradition se trouve dans l’Epître aux Hébreux [32]. La traduction de cette Epître en grec rend "venir en aide" et "secourir" par Boêthêsai. Pour en savoir plus sur ce que signifie le remplacement progressif du nom d’ébionite par celui de nazaréen cliquez ici. Les nazaréens et les ansars Selon l’histoire califale, les ansars étaient les adeptes de Mahomet à Médine. Le mot coranique ansar est formé sur des consonnes très proches de celles du mot nazaréen, nsr au lieu de nzr. Or en arabe, comme dans toutes les langues sémites, le sens d’une racine est porté par les consonnes. Les voyelles servent à préciser les divers sens voisins qui peuvent dériver d’une même racine. Les sens sont identiques : les nazaréens étaient les "secoureurs de Dieu" et les ansars étaient "les aides d’Allah". 35 Il existe, dans le nord Ouest de la Syrie, près d’Alep, le village d’Ansari, peuplé de nazaréens : en araméen, la dérivation linguistique de nazara à ansari a été faite par les nazaréens eux-mêmes. Il est ainsi vraisemblable que les ansars aient été des habitants de Médine convertis au nazaréisme, qui ont ensuite été des adeptes de Mahomet, et que le mot arabe ansar dérive de l’araméen nazara. Les ansars ne sont pas les adeptes au sens général, car le Coran mentionne les ansars et les muhâjirûn comme deux groupes distincts [33]. Les livres sacrés nazaréens Comme on peut s’y attendre pour des gens qui se disaient à la fois juifs et chrétiens sans l’être réellement, leurs livres sacrés étaient une partie des écrits juifs et une partie des écrits chrétiens. Il est important pour la suite d’identifier précisément ces parties. Parmi les textes chrétiens, les nazaréens ne reconnaissaient qu’un seul Evangile, celui dit des Hébreux. D’après Epiphane, qui écrivait en Palestine, au IVième siècle [34] : "Les ébionites prennent en considération l’Evangile de Matthieu et se basent sur ce seul Evangile à l’exclusion de tout autre ; ils l’appellent Evangile selon les Hébreux. Cet Evangile de Matthieu qu’ils possèdent n’est pas complet, il est falsifié et incomplet." L’Evangile des Hébreux éliminait, entre autres, les deux premiers chapitres, de façon à faire commencer l’histoire du Christ par le passage du Jourdain. Saint Jérôme passa les 35 dernières années de sa vie la fin du quatrième siècle et au début du cinquième. Alep un exemplaire de l’Evangile des Hébreux, et l’a grec et en latin. Ses traductions sont perdues, mais état à de multiples reprises. Il écrit [35] : à Bethléem, à Il a trouvé à traduit en il en fait "L’Evangile selon les Hébreux qu’utilisent les nazaréens et qui est écrit en araméen...est très semblable à l’Evangile de Matthieu qui est conservé dans la bibliothèque de Césarée." Eusèbe confirme qu’ils utilisaient uniquement cet Evangile, à l’exclusion des trois autres [36] : "Ils se servaient uniquement de l’Evangile appelé « selon les Hébreux »… Ils n’utilisent que l’Evangile selon Matthieu." Saint Jérôme indique que cet Evangile a été rédigé à Pella, une ville située dans la vallée du Jourdain, entre le lac de Génésareth et la Mer morte, à partir de la première rédaction de l’Evangile de Matthieu en araméen, vers l’an 70. Or c’est à Pella, sous juridiction de la province de Syrie, que s’étaient réfugiés un grand nombre de jacobiens qui avait quitté Jérusalem après la 36 lapidation de Jacques le Juste. Cela tend à confirmer que ce sont bien les jacobiens qui ont introduit des idées chrétiennes dans les textes sacrés nazaréens. Entre le deuxième et le début du cinquième siècle, cet Evangile était très répandu : Origène l’a lu à Alexandrie et mentionne cette lecture à trois reprises [37]. Ignace d’Antioche l’a lu à Alep [38], Clément d’Alexandrie à Alexandrie [39], Saint Irénée à Lyon [40] et Epiphane à Chypre [41]. Le texte lui-même, aujourd’hui perdu, n’est connu que par des citations et des commentaires. Clément d’Alexandrie, Origène et Didyme l’appellent Evangile des Hébreux, Epiphane le nomme Evangile des ébionites, Saint Jérôme Evangile des nazaréens. Origène l’appelle Evangile des Douze Apôtres, et ce dernier nom est probablement celui qu’utilisaient les nazaréens. Parmi les écrits juifs, ils se fondaient presque exclusivement sur la Tora, c’est-à-dire les cinq premiers livres de la Bible, attribués à Moïse. Ils semblaient admettre également les Psaumes, quoiqu’à un rang inférieur. Les sources sur le nazaréisme Pour les connaître, cliquez ici [1] Saint Augustin, Lettre 116, 16. [2] Pline l’Ancien, Histoire naturelle, 5, 81. [3] Epiphane, Panarion, 29, 6. [4] Sourate 2, verset 62. Sourate 3, verset 67. Sourate 5, versets 14, 51, 69 et 82. Le verset 51, sourate 5 est une interpolation tardive. Les autres versets cités sont anciens. [5] Il existait deux Jacques célèbres à l’époque. Le premier était un des douze apôtres, le second le chef de l’Eglise de Jérusalem. Pour éviter de les confondre, on appelle le premier Jacques le Majeur, et le second Jacques le Mineur. [6] Les Jacobiens, disciples de Jacques le Mineur, ont disparu à la fin du premier siècle. Les Jacobites d’aujourd’hui sont des monophysites, pensant que le Christ n’a qu’une seule nature, divine et non humaine. Cette dernière branche du christianisme a été créée, en Syrie et en Asie Mineure, de 542 à 578, par Jacques Baradée (Jacob Burd’aya en syriaque, Jacques la guenille, car pendant ses voyages, il se déguisait en mendiant pour assurer sa sécurité). Il a évangélisé une tribu arabe syrienne, les Ghassans, qui ont joué un rôle dans la naissance de l’islam. [7] Etienne Nodet, Flavius Joseph, Baptême et résurrection, Paris, Cerf, 1999. [8] Actes, des Apôtres, 1, 6. 37 [9] Saint Jérôme, Commentaire sur Saint Matthieu, 12, 13. [10] Evangile de Thomas, 12 ième Logion, in Ecrits apocryphes chrétiens, Gallimard, Paris, 1998. [11] Origène, Contre Celse, 2,1. [12] Eusèbe, Histoire Ecclésiastique, livre 3, chapitre 27 [13] Eusèbe, Histoire Ecclésiastique, 3, 27, 44-45. [14] Jean, 6, 15. Mat 24,3. Egalement Mat 21, Marc 11, 1 à 11, Luc 19, 28 à 38. [15] Saint Irénée, Contre les hérésies, 1, 24, 4, traduction Adelin Rousseau, Source Chrétienne N° 264, Paris, Cerf 1979. [16] Epiphane, Panarion, 30,13. [17] Mat, 3, 13 à 17. Marc, 1, 9 à 11. Luc, 3, 21 et 22. [18] 1, Samuel, 19, 18 à 24. [19] Tertullien, De carne Christi, 14,5. [20] Epiphane, Panarion, 30, 4 et 6. [21] Irénée, Contre les hérésies, 3, 3 et 4. [22] Eusèbe, Histoire Ecclésiastique, livre 3, chapitre 27 [23] Talmud, Yehamot, 1,44. Shem’uni, 1,82. [24] Eusèbe, Histoire Ecclésiastique, livre 1, chapitre 26. [25] Talmud de Babylone, Megilla, 16, b. [26] Isaïe, 40,3 [27] Saint Jérôme, Commentaire sur Isaïe, 4Q161, 10 22,26. [28] Quatrième livre d’Esdras, 7, 28-31. [29] Saint Jérôme, In Isaïam, 49,14. [30] Patricia Crone et Michael Cook, Hagarism, the making of the islamic world, Cambridge University Press, 1977. [31] Jean Damascène, Ecrit sur l’islam, traduit par Raymond Le Coz, dans Sources Chrétiennes, N° 383, le Cerf, Paris, 1992. [32] Epitre aux Hébreux, 2,18 et 13,6. [33] Sourate 9, verset 117. 38 [34] Epiphane, Panarion, 39, 3 et 13. [35] Saint Jérôme, Dialogue contre les Pélagiens, 3, 2. Il mentionne également cet Evangiles dans : Commentaire sur Isaïe, 11, 2. Commentaire sur Ezéchiel, 18, 7. Commentaire sur Ephésiens, 5, 3 et 4. Commentaire sur Matthieu, 13, 13. [36] Eusèbe, Histoire Ecclésiastique, III, 25 et 27. [37] Origène, Commentaire sur Matthieu, 15, 14. Commentaire sur Jean, 2, 12. Contre Celse, II, 1. [38] Ignace d’Antioche, Smyrnes, III, 2. [39] Clément d’Alexandrie, Stromates, , II, 9, 45. [40] Saint Iréné, Contre les hérésies, I, 26, 12. [41] Epiphane, Panarion, vol XXX 6 - Le nazaréisme est un pré-islam: ‘Îsâ, le nom de Jésus chez les nazaréens arabes et dans le Coran: Le nom que Marie et Joseph donnèrent à leur enfant était Yéshû’, qui signifie "Il sauve" en hébreu. Dans nos langues, nous en avons fait Jésus. Les Arabes chrétiens, depuis le premier siècle, utilisent le vocable Yéshû’, qui transpose directement l’hébreu. Les nazaréens arabes, 50 ans avant le début de l’islam, utilisaient ‘Îsâ. Le Coran fait de même, et tous les musulmans disent ‘Îsâ pour suivre le Coran. Or ce vocable ne correspond à aucune racine dans la langue arabe : il y a été importé en provenance d’une autre langue. ‘Îsâ a son origine dans la théologie des nazaréens. Les nazaréens reconnaissaient Jésus comme Messie purement humain, mais non comme le Fils coéternel au Père, "vrai Dieu né du vrai Dieu, Lumière née de la Lumière, engendré, non pas créé" selon les termes du credo chrétien. Ils ne pouvaient utiliser le nom qui signifie "il sauve" car, au sens théologique, c’est Dieu seul qui sauve. On peut être sauvé de la noyade ou de la ruine par un ami, mais on ne peut être sauvé de la perdition spirituelle que par Dieu. Nommer le Christ "il sauve", c’est le reconnaître comme Dieu. Les nazaréens avaient gardé la conception ancienne des juifs populaires, et attendaient un Messie guerrier. Pour signifier que "il sauve" ne pouvait être le nom du Christ, ils utilisaient un jeu symbolique sur les lettres, une pratique courante à cette époque, notamment dans la kabbale. Cela permettait d’attribuer à un texte un sens caché aux profanes. Ceux qui connaissaient le sens caché se considéraient comme supérieurs aux profanes. Cette symbolique, attestée notamment dans le Talmud, avait été créée par les rabbins, qui nommaient les juifs "fils d’Israël", les romains "fils d’Edom", les chrétiens "fils d’Esaü". La raison 39 du nom donné aux chrétiens vient de l’histoire d’Esaü : Abraham eut un fils, Isaac, auquel il transmit son héritage, dont la partie spirituelle était son alliance avec Dieu, qui ferait de sa descendance le Peuple Elu. Isaac eut deux fils, l’aîné, Esaü, héritier de l’alliance, et le second, Jacob, qui ne devait hériter que de biens matériels. Esaü revenant affamé d’une chasse, Jacob lui proposa un plat de lentilles en échange de son droit d’aînesse. Esaü accepta, et le Peuple Elu fut la descendance de Jacob, et non pas d’Esaü. Esaü devint ainsi l’exemple du mauvais choix, qui fait perdre l’appartenance au Peuple Elu. Les tout premiers chrétiens furent des juifs, qui d’après les rabbins, avaient fait le mauvais choix en reconnaissant le Messie dans Jésus, et ce mauvais choix leur avait fait perdre leur héritage, en les plaçant en dehors du Peuple Elu. Ils étaient ainsi des "fils d’Esaü". Les rabbins avaient choisi l’histoire d’Esaü pour leur symbolique parce qu’ils avaient coutume de changer une ou deux lettres dans un nom pour que le nom modifié symbolise ce qu’ils pensaient de la personne. Un exemple se trouve en cliquant ici avec bar Kosiba, dont le nom fut changé par ses adeptes en bar Kochba (fils de l’étoile), en référence à une prophétie de Balaam [1] ; ce changement signifiait que bar Kosiba était le Messie. Ses adversaires utilisèrent le même procédé, en l’appelant bar Kozeba (fils du mensonge), pour signifier que cette prétention était mensongère. Le nom de Jésus, Yéshû’ en hébreu, devenait ‘Eshû en prenant, en écriture hébraïque, la dernière lettre de Yéshû’ pour la placer au début du mot. Cette dernière lettre est un ‘ayn, une consonne qui n‘existe pas en français, et que l’on symbolise par le signe : ‘. En hébreux, Esaü se dit ‘Esaû. ‘Eshû est suffisamment voisin de ‘Esaû pour que les rabbins auteurs de ces jeux de lettres s’en satisfassent pour signifier ce qu’ils avaient à dire sur les fidèles de Jésus, et nomment les chrétiens des "fils d’Esaü". L’histoire d’Esaü a joué pour le passage de Yéshû’ à ‘Esaû le même rôle que la prophétie de Balaam pour le passage de Kosiba à Kochba. Le nom de Jésus, "il sauve", signifiait qu’il était le Messie, son remplacement par Esaü signifiait que cette affirmation était un mauvais choix faisant perdre la qualité de membre du Peuple Elu. Ce jeu sur les noms et les lettres, inventé par des juifs, continue jusqu’à aujourd’hui : en Israël, le nom de Jésus est Yéchoua pour les chrétiens de ce pays, mais Yéchou par les juifs, qui rejettent le Christ : Yéchou est un acronyme de Yimma Chemo Vesikro, qui signifie "que son nom et son souvenir soit effacé." Il s’agit toujours d’exprimer son opinion sur une personne en changeant de manière significative une ou deux lettres de son nom. Les nazaréens arabes ont transposé dans leur langue en remplaçant le û final de ‘Eshû, peu courant chez eux, par un â plus habituel, et le sh par un s. Ces changements sont attestés dans un cas bien connu : Moïse se nomme Moshéh en hébreu, et Mûsâ en arabe. Là aussi, la voyelle finale est devenue â, et le sh a été remplacé 40 par un s. La transposition qui fait passer de Moshéh à Mûsâ fait passer de ‘Eshû à ‘Îsâ. La thèse nazaréenne fondamentale C’est la conquête armée du monde entier, voulue par Dieu. Cette thèse est si complètement passée dans l’islam qu’une métaphore a été très répandue chez les premiers musulmans : pour exprimer que c’est pour leur bien que les infidèles seraient contraints par la violence de rallier l’islam, les musulmans disaient "qu’ils amèneraient les infidèles enchaînés au paradis." [2] Le millénarisme Dans le nazaréisme, quand l’armée des Justes aurait conquis la terre et imposé la vision du monde et le plan de société de sa théologie, la terre deviendrait un paradis, pour les Justes seulement. Le statut inférieur prévu par les nazaréens pour les injustes qui refusent de se convertir est passé dans l’islam : encore aujourd’hui, dans tous les Etats où la religion officielle est l’islam, les non musulmans sont des dhimmis, au mieux des citoyens de seconde zone. Ils sont privés de pratiquement tous les droits politiques et d’une large part des droits civils. Les nazaréens n’ont jamais gagné une seule de leurs nombreuses guerres messianiques, et n’ont donc pas eu à constater l’effet qu’aurait eu l’application de leur théologie à toute une société. L’islam a gagné de nombreuses guerres, et établit sa domination en de nombreux pays. Le retard des pays musulmans est dû, selon les musulmans à l’application imparfaite de la charia. L’universalité et la profondeur d’enracinement de cette croyance sont sans doute une des raisons majeures du retard des pays musulmans [3]. L’idée millénariste des nazaréens, le paradis sur terre après la victoire des Justes, est intégralement passée dans l’islam, malgré hélas le démenti des faits. La ruse et la Crucifixion On trouve chez les nazaréens l’idée que Dieu est un rusé qui trompe son monde [4] : "Le Christ change volontairement de forme : lors de sa crucifixion, il a pris la forme de Simon, et c’est Simon l’Escariote [5] qui fut crucifié à sa place ; alors que lui, il s’est élevé vivant vers celui qui l’avait envoyé, rusant avec tous ceux qui ont voulu ruser pour se saisir de lui, parce qu’il s’était rendu invisible à tous." Le Coran recopie cette formulation nazaréenne [6] : "Les fils d’Israël rusèrent contre Jésus. Allah ruse aussi. Allah est le meilleur de ceux qui rusent." Egalement [7] : "Ils (les Juifs) ont dit : « Oui, nous avons tué le Messie, Jésus, fils de Marie, le prophète de Dieu. » Mais ils ne l’ont pas tué. 41 Ils ne l’ont pas crucifié, cela leur est seulement apparu ainsi." Si l’on ne connaît pas les textes nazaréens, il est difficile de comprendre ce que signifie : "cela leur est seulement apparu ainsi." Par contre cette phrase devient claire dès que l’on connaît la théologie nazaréenne qui l’a inspirée. L’enfance de Marie Voici ce qu’écrit un texte de la mouvance nazaréenne [8] : "Anne (la mère de Marie) répondit : "Aussi vrai que vit le Seigneur Dieu, je ferai don de mon enfant, garçon ou fille, au Seigneur mon Dieu, et il le servira tous les jours de sa vie." Et voici la transcription dans le Coran [9] : "L’épouse d’Imran dit : "Mon Seigneur ! Je te consacre ce qui est dans mon sein ; accepte- le de ma part..." Après avoir mis sa fille au monde, elle dit : "Mon Seigneur ! J’ai mis au monde une fille." - Dieu savait ce qu’elle avait enfanté : un garçon n’est pas semblable à une fille - "Je l’appelle Marie." On retrouve le même texte dans l’Evangile des Hébreux, qui était le principal livre sacré des nazaréens. Une autre légende nazaréenne raconte que Marie avait été placée dans le Temple de Jérusalem, et qu’elle y était miraculeusement nourrie par les anges [10] : "Marie demeurait dans le temple du Seigneur, telle une colombe, et elle recevait sa nourriture de la main d’un ange." Voici la transmission dans le Coran [11] : "Chaque fois que Zacharie allait la voir dans le temple, il trouvait auprès d’elle la nourriture nécessaire, et il lui demandait : "O Marie ! D’où cela te vient-il ?" Elle répondait : "Cela vient de Dieu." Le palmier de Marie Deux textes nazaréens font état d’un palmier qui se penche de lui-même pour nourrir Marie et Jésus enfant [12] : "Le palmier s’était penché sur Marie, lui offrant ses dattes pour qu’elle donne à manger à son fils durant son voyage en Egypte." Le Coran place cette histoire à la naissance de Jésus, qui a lieu sous un palmier. Le palmier en question devait être connu des auditeurs, car le texte ne dit pas d’un palmier, mais du palmier [13] : "Les douleurs la surprirent auprès du tronc du palmier. Elle dit : « Malheur à moi ! Que ne suis-je déjà morte, totalement oubliée ! » L’enfant qui se trouvait à ses pieds l’appela : « Ne t’attriste pas...Secoue vers toi le tronc du palmier. Il fera tomber sur toi des dattes fraîches et mûres. »" 42 La transposition n’est pas directe mais, compte tenu des transpositions précédentes, quasi littérales, il est concevable que le premier texte ait inspiré le second. Le miracle des oiseaux Le passage ci-dessous vient d’un apocryphe appelé "Histoire de l’enfance de Jésus" [14]. Certains exégètes l’avaient jadis appelé par erreur "Evangile de l’enfance de Thomas" à la suite d’une interpolation qui n’avait pas été identifiée. Ce texte est considéré comme nazaréen parce qu’il déclare que Jésus s’est fait remplacer par un autre sur la croix [15]. Voici ce texte : "Ensuite, il (Jésus enfant) tira de la vase de l’argile molle, et en façonna douze oiseaux. C’était alors le jour du sabbat et beaucoup d’enfants jouaient avec lui. Un juif le vit en train de faire cela avec les enfants, et il alla vers Joseph son père et accusa Jésus en disant : « Il a fait de la boue et il en a façonné des oiseaux le jour du sabbat où il n’est pas permis de le faire. » Et Joseph étant arrivé le réprimanda en disant : « Pourquoi as-tu fait un jour de sabbat ce qu’il n’est pas permis de faire ? » Mais, l’ayant entendu, Jésus frappa des mains et fit s’envoler les oiseaux en disant : « Allez, volez et souvenez vous de moi, vous qui êtes vivants. » Et les passereaux s’envolèrent en poussant des cris." Voici la transmission au Coran [16] : "Je (Jésus) suis venu à vous avec un Signe de votre Seigneur : je vais, pour vous, créer d’argile comme une forme d’oiseau. Je souffle en lui, et il est : oiseau ." Egalement [17] : "Tu (Jésus) crées, de terre, une forme d’oiseau – avec ma permission – Tu souffles en elle, et elle est : oiseau." Le statut des femmes Il était prescrit aux femmes nazaréennes de vivre retirées dans leurs maisons [18] : "La vie publique est pour les hommes. Il est plus convenable pour les femmes de rester à la maison et de vivre retirées." Et encore [19] : "J’étais une jeune fille pure, je ne passais pas le seuil de la maison paternelle." Il s’agit de pratiques juives de l’époque, que les nazaréens imitaient [20] : une juive pouvait être répudiée par son mari de stricte observance si elle marchait dans la rue tête nue, ou marchait vite, ou courait, ou parlait avec des passants, ou parlait à voix haute. Le Coran a repris ces interdits, notamment la réclusion dans la maison [21] et l’interdiction de la tête nue [22]. Myriam et Mariam 43 Dans le Coran, Myriam, sœur d’Aaron et de Moïse, fille d’Imran, est la même personne que Mariam, la mère de Jésus (Les versets en question sont indiqués ci-dessous). Or, mille deux cent ans séparent les deux personnages. Les noms se ressemblent, mais ne sont pas identiques. A l’époque de Moïse les juifs parlaient hébreu, mais, douze siècles plus tard, le peuple avait abandonné cette langue et adopté une variante de l’araméen. L’hébreu était devenu une langue sacrée utilisée dans la liturgie et parlée par les prêtres, comme le latin aujourd’hui. La sœur d’Aaron s’appelait Myriam, qui signifie "aimée de Dieu" en hébreu archaïque, alors que la mère de Jésus s’appelait Mariam, qui signifie "princesse" en araméen. A l’époque du Christ, certains pères nommaient ainsi leur fille. Il y a nécessairement une raison au fait que le Coran confonde Mariam et Myriam. Une explication populaire est que la sœur d’Aaron aurait vécu mille deux cents ans avant de se marier, en restant jeune et belle. Personne ne s’en est étonné, car Allah voulait que personne ne s’en étonnât. Les milieux populaires ne sont pas toujours très rationnels, ils font ce qu’ils peuvent pour comprendre, mais l’islam ne se réduit pas à eux. Il y a aussi des docteurs et des érudits. Ceux-ci proposent une explication plus acceptable : dans la manière de parler des sémites, les mots "fille d’Imran" [23] peuvent signifier descendante d’Imran. Cette manière de voir est tout à fait logique, mais il reste cependant des éléments qui ne relèvent pas de cette vue : Marie, mère de Jésus, est dans le Coran la fille de l’épouse d’Imran [24], et on ne trouve dans aucun texte arabe l’expression "fille de la femme de X" pour dire descendante de X. De même Marie est appelée dans le Coran "sœur d’Aaron," [25] et aucun texte arabe ne dit sœur de X pour dire descendante du père de X. Il reste aussi la différence entre Myriam et Mariam. La ressemblance des deux noms n’est qu’approximative. Cela peut se comprendre, car en arabe le sens est essentiellement donné par les consonnes, qui sont les mêmes. Mais les voyelles y de Myriam et a de Mariam sont différentes, et, même dans l’alphabet primitif du début de l’islam, y et a ont des notations différentes. Il y a bien une explication qui lève ces difficultés. Elle se trouve chez les nazaréens. Dans certains de leurs textes liturgiques, ils comparaient Marie à Myriam. Myriam est une "mère de l’eau" en raison d’une tradition juive rapportée par la Tosefta, une compilation de traditions orales mises par écrit vers l’an 200 de notre ère [26]. Lorsque les juifs, fuyant l’Egypte, faillirent mourir de soif dans le désert, Myriam obtint par ses prières qu’un puits les suive [27]. On retrouve au 4ième siècle une attestation de cette tradition chez les chrétiens de Perse [28]. Myriam fut donc considérée comme la "mère de l’eau". 44 Mariam, dont nous avons fait Marie, mère du Christ, est également une "mère de l’eau" pour une toute autre raison, de nature symbolique : lors de la dernière Pâques avant la crucifixion, le Christ déclara dans le Temple [29] : "Si quelqu’un a soif, qu’il vienne à moi, et il boira, celui qui croit en moi." L’eau symbolise l’Esprit Saint envoyé par le Christ. Saint Paul se fait l’écho de cette tradition [30]. Le Christ est assimilé à l’eau qu’il donne, et Mariam, mère du Christ, est ainsi, spirituellement, "une mère de l’eau". Les adeptes de Mahomet, entendant les nazaréens donner le nom de "mère de l’eau" aussi bien à Mariam qu’à Myriam, ont conclu qu’il s’agissait de la même personne. D’où la confusion dont le Coran garde la trace. La Trinité dans le Coran Pour les Chrétiens, la Trinité, c’est un seul Dieu en trois personnes, le Père, le Fils, le Saint Esprit. Selon le Coran, la Trinité chrétienne, serait constituée du Père, du Christ et de Marie [31]. La position des docteurs musulmans est d’affirmer que, selon les Chrétiens, il y a trois dieux, et que le christianisme n’est pas monothéiste. Comme il est interdit à tout musulman, sous les peines les plus graves, de discuter du Coran avec un chrétien, cette idée reste courante chez les musulmans. Les chrétiens donnent souvent à Dieu le nom de Père et à Jésus celui de Fils. L’usage de ces mots tente d’exprimer en langage humain, par une métaphore, une réalité qui dépasse les possibilités du langage. En les prenant au pied de la lettre, certains disent que Dieu est le père de Jésus, en un sens quasi humain. Les nazaréens, aux premiers siècles de notre ère, parlaient l’araméen. Dans cette langue le mot esprit est féminin. C’est pourquoi certains textes liturgiques nazaréens, cités ci-dessous, parlaient de l’Esprit Saint en le nommant la "mère de Jésus", par analogie avec Dieu, "père de Jésus". Comme nous l’avons vu, l’Evangile des Hébreux était le principal texte liturgique des nazaréens. Origène [32], et saint Jérôme indépendamment [33], citent ce verset tiré de cet Evangile : "Le Sauveur a dit : il y a un instant, ma Mère, qui est l’Esprit Saint, m’a enlevé par un de mes cheveux, et m’a transporté sur la grande montagne du Tabor." Aphrahate cite un autre passage de l’Evangile des Hébreux [34] : "Cet homme (le Christ) aime Dieu, son père, et l’Esprit Saint, sa mère." 45 Cette manière de parler explique la confusion des musulmans : pourles nazaréens la "mère de Jésus" était une métaphore qui désignaitl’Esprit Saint. Les musulmans, ignorant la métaphore parce qu’ilsont effacé les traces de la théologie nazaréenne, prennent les mots "mère de Jésus" au sens propre, et y voient Marie. Ils imaginent donc que Marie ferait partie de la Trinité, et concluent qu’elle serait une déesse. La prohibition du vin Les explications par l’hygiène, souvent entendues aujourd’hui, sont peu convaincantes parce que lorsqu’une religion prononce un interdit, le motif est religieux. Les juifs et à leur suite les chrétiens ont fait de la vigne le symbole du royaume des cieux. Ce symbole apparaît dans Isaïe [35] et le Cantique des Cantiques [36]. Le Christ l’utilise dans un sens voisin de celui d’Isaïe [37]. Les nazaréens avaient intégré ces symboles dans leur doctrine. Puisque le vin symbolise le royaume des cieux, boire du vin sur terre signifie que le royaume est déjà présent dans le monde. Pour les chrétiens le Christ est "Vrai Dieu né du Vrai Dieu, engendré, non pas créé "et Il a envoyé son Esprit pour rendre toute personne qui l’accepte "participant à la nature divine" [38], ce qui implique que le royaume des cieux est déjà dans notre monde, invisible mais actif, "en esprit et en vérité". Exactement ce que refusaient les nazaréens, pour qui le Christ n’était qu’un prophète. Pour eux, refuser de boire du vin sur terre, c’est affirmer que le royaume n’est pas commencé, parce que Dieu ne s’est pas incarné. Cet interdit allait si loin que, dans le plus important de leurs gestes liturgiques, une transposition de la messe chrétienne, le vin était proscrit. Pour voir des explications plus détaillées sur ce point cliquez ici. Les nazaréens cependant ne considéraient pas le vin comme nocif : selon une information transmise par Origène [39] les nazaréens pensaient que le vin serait licite dans le royaume des cieux. Saint Ephrem le Syrien transmet la même information. Pour les nazaréens, celui qui ne boira pas de vin sur terre sera ainsi récompensé [40] : "Les vignes du paradis se précipiteront sur lui, l’une après l’autre, pour lui offrir leur grappes." La figure de style par laquelle on remplace le vin par la vigne dont il provient s’appelle une métonymie. Elle était très fréquente jadis, et le reste aujourd’hui : on dit "il vit de son travail" pour "du fruit de son travail", ou "la ville" pour "les habitants de la ville". Les musulmans ont repris précisément cet interdit contradictoire. Le vin est interdit, tout en étant si excellent que dans le paradis couleront [41] : 46 "des fleuves de vin, délices pour ceux qui en boivent." Les élus boiront [42] : "Un vin rare, cacheté par un cachet de musc." Cette combinaison contradictoire, l’interdiction d’un produit d’une excellence paradisiaque, est sans explication dans le Coran. Les nazaréens promulguaient la même interdiction contradictoire, en conséquence du rejet de l’Incarnation dans leur théologie. Le paradis nazaréen et l’islam Une autre croyance, issue du millénarisme nazaréen, est passée dans l’islam : le paradis qui attend les élus après leur mort est conçu à l’image de la société terrestre, parfaite après la victoire des Justes. Les plaisirs de la table promis par les nazaréens dans leur paradis deviennent dans l’islam des fleuves de lait, de miel, de vin ou d’eau non aromatisée [43], ainsi que des fruits délicieux [44]. Quant aux plaisirs de la chair, ils sont abondamment détaillés : chaque musulman est pourvu d’une ou plusieurs houris (jusqu’à 70 pour les plus méritants). Elles sont cloîtrées sous leur tente pour qu’aucune n’ait la tentation de regarder un autre musulman que celui auquel elle est attribuée [45]. De toute façon, la houri d’un musulman n’en regarde jamais un autre [46]. Elle passe sa vie éternelle couchée sur un lit pour que le musulman qui entre sous sa tente puisse plus vite passer à l’action [47]. (Certains traducteurs traduisent siège au lieu de lit, par décence. En fait il s’agit d’un lit. Un siège serait d’ailleurs malcommode pour l’activité de la houri.) Avant d’être attribuée à un musulman elle n’a été touchée ni par un homme ni par un djinn [48]. Elle est perpétuellement vierge, pour que le musulman ait le plaisir de la déflorer chaque fois [49]. Chaque houri est amoureuse de celui auquel elle est attribuée [50], elles ont toutes le même âge pour qu’aucun musulman ne soit jaloux d’un autre [51] et elles sont toutes adolescentes [52], ou sont pourvues de gros seins [53]. Les religieux musulmans, en Occident mais non en terre d’islam, disent qu’il faut entendre ces descriptions au sens métaphorique. Si c’était le cas, pourquoi un tel luxe de détails sensuels ? Ces versets sont écrits dans un langage particulièrement difficile à comprendre, et de plus les premiers Corans étaient en scriptio defectiva, une écriture si primitive que son seul usage était de servir d’aide mémoire à ceux qui connaissaient déjà le texte par cœur. Pour ceux qui ne le connaissent pas, cette écriture est le plus souvent indéchiffrable. Le déchiffrement de ces versets a été proposé plus de 200 ans après la mort de Mahomet, par des grammairiens qui ignoraient le sens, et qui ont fait des conjectures. La conception hyper sexualisée présentée ci-dessus est celle qui a droit de cité dans tout le Dâr al islam. Le consensus étant un critère de vérité dans l’islam, cette conception a force de loi. 47 En fait, le paradis islamique reproduit parles nazaréens, et ce dernier était un physiquesparce qu’il était conçu par des grandeinstruction : pour eux, le paradis récompenseest la fornication et la bonne Le Christ est à la fois mort et non mort exactement celui conçu lieu de plaisirs milieux populaires sans était un lieu où la cuisine. Pour les nazaréens, la mort du Christ posait un problème irrésolu : d’une part, d’après eux, il n’était pas mort en croix, s’étant fait remplacer, d’autre part, ayant visité les enfers pour délivrer les Justes des temps passés, il était cependant mort. L’islam a hérité de cette même contradiction : le Christ s’est fait remplacer sur la croix, donc il n’est pas mort [54], mais il a quand même annoncé sa mort, donc il est mort [55]. Le caractère particulier du Christ Pour les nazaréens, le Christ n’était qu’un prophète, cependant particulier, car, en traversant le Jourdain, il avait été "envahi" par l’esprit d’un ange, ou du premier des archanges, ce qui en faisait le Messie, chargé de conduire l’armée des Justes à la conquête du monde. Les musulmans ont gardé l’idée qu’il n’était qu’un prophète au milieu d’une longue lignée, à la suite de Noé, d’Abraham, de Lot, de Moïse, etc. précédant Chu’aïb, Calith, Houd, Mahomet, mais il est cependant particulier : c’est lui qui, comme nous allons le voir, peu avant la fin des temps, doit aider le Mahdi à conduire les armées musulmanes à la conquête du monde. Dans l’islam, le Christ a ainsi un rôle particulier, que même Mahomet ne peut assumer. Il n’y a aucune explication islamique à ce statut spécial. Le Christ dans l’islam Le concept messianique de Mahdi est accepté par toutes les branches de l’islam. Il s’agit d’un personnage qui est censé apparaître un peu avant la fin des temps et le Jugement Dernier. Il prendra les armes, conquerra la planète entière au nom de l’islam, établira le royaume millénariste de la justice et de l’abondance au profit des seuls musulmans. D’après les sunnites, il sera un homme ordinaire fils d’une femme ordinaire, d’après les chiites, il est le douzième descendant d’Ali, il est déjà vivant, mais se cache depuis plus de 1.200 ans, et paraîtra quand son temps sera venu. Les sunnites disent que peu après l’apparition du Mahdi, le Christ reviendra sur terre et combattra avec le Mahdi. Le Christ et le Mahdi sont ainsi deux personnes différentes. Il y a cependant une opinion divergente, celle d’Ibn Khaldoun, le plus célèbre des historiens musulmans, qui cite Anas ibn Malik. Ce dernier a vécu de 612 à 709, ou 712 selon les sources. Il a été un des premiers compagnons de Mahomet, et il est cité dans 128 hadiths appartenant aux deux sources les plus respectées des musulmans, les recueils de Boukhari et de Muslim. Il est le premier transmetteur de 2.286 hadiths sur les 19.305 transmis par l’un des 13 transmetteurs de premier rang. Selon Anas ibn Malik, le Mahdi sera le Christ lui-même. 48 D’après la date à laquelle vécut Anas ibn Malik la conception qui fait du Mahdi le Christ revenu sur terre est la plus ancienne. C’est à une date ultérieure, quand la tradition d’Anas ibn Malik a été perdue de vue, que le Christ et le Mahdi sont devenus deux personnes différentes. Pour les musulmans, le Christ, mentionné dans une cinquantaine de versets du Coran, est le Messie, un grand prophète, mais non le Fils de Dieu. D’après le Coran, le Christ avait échappé à la crucifixion, ayant par ruse fait crucifier un homme à sa ressemblance, puis Dieu l’avait placé en attente au ciel, d’où il reviendrait un jour pour participer à la conquête de la terre. La seule différence à cet égard entre nazaréens et musulmans d’aujourd’hui, est que, pour les premiers, le Christ prendrait le commandement de l’armée des Justes, alors que pour les seconds il se bornera à assister le chef de l’armée qui sera le Mahdi, "celui qui est guidé (par Allah) ". La théologie islamique ne dit presque rien du Mahdi. Le Christ doit revenir du ciel pour l’aider, d’une manière indéterminée, à conquérir la terre pour imposer universellement l’islam. Il est remarquable, et très étonnant, que ce ne soit pas Mahomet qui doive revenir du ciel pour la guerre finale imposant la société islamique sur la terre entière, mais le Christ. Les musulmans disent que Mahomet est le plus grand des prophètes, le dernier avant la fin des temps, le centre de leur religion, et pourtant, ce n’est pas lui qui est censé revenir du ciel. Le Christ, malgré les quelques cinquante versets que le Coran lui consacre, ne joue aucun rôle dans les dévotions, ni dans l’enseignement ordinaire, ni dans les pratiques habituelles des musulmans, et c’est pourtant lui qui doit revenir pour la guerre finale. Il y a visiblement en cette matière deux traditions différentes juxtaposées. Il est visible aussi qu’une des traditions fondatrices a été mise sous le boisseau, comme le laissaient pressentir, entre autres, la destruction des notes d’Hafça et la disparition de celles d’Aïcha. En ce qui concerne le rôle du Christ dans la conquête finale de la terre, il y a un contraste frappant entre la précision de la théologie nazaréenne et le vague de la musulmane : pour les nazaréens, il y avait un certain nombre d’étapes bien spécifiées : l’émigration des "aidant Dieu" au désert, la conquête de Jérusalem, la reconstruction du Temple, le retour du Christ, qui devient le général en chef des armées nazaréennes, la guerre finale menant à imposer le nazaréisme à toute la terre. Pour les musulmans actuels, le Mahdi est une personne indéterminée dont on ne sait rien, et le Christ revient pour l’aider on ne sait comment. Ainsi, dans l’islam initial, le Christ était un Messie guerrier chargé de répandre l’islam, par la force des armes, sur la terre entière. C’était exactement la conception des nazaréens. Cette première conception a été recouverte par une seconde, qui donne au Mahdi le rôle du Christ. Cependant, la présence du Christ étant trop enracinée dans la tradition dont l’islam est né, le retour du Christ est resté une idée islamique, devenue contradictoire : si 49 c’est le Mahdi qui doit conquérir la terre, le retour du Christ devient sans objet. Le concept de Mahdi est resté une idée puissante dans l’islam jusqu’à aujourd’hui. Le Mahdi est considéré comme un réformateur social rétablissant la pureté des origines, conduisant à une société parfaite, ce qui est la composante millénariste, et comme un guerrier destiné à la conquête du monde, la composante messianique. Un certain nombre de chefs politiques musulmans ont utilisé le prestige du mahdisme en se proclamant Mahdi. Pour en connaître plus sur les Mahdis, cliquez ici Les chefs musulmans qui se sont déclarés mahdis imitaient les chefs juifs qui s’étaient proclamé Messie lors des guerres juives qui ont dévasté la Palestine de 4 avant notre ère à 135 après. Il s’agit du même courant de pensée, utilisant les mêmes concepts de messianisme et de millénarisme. Une troisième conception est apparue dans l’islam, selon laquelle c’est l’ensemble des musulmans qui doit, par le djihad, effectuer la conquête armée de la terre. C’est cette conception qui a finalement prévalu, et qui rend sans objet les deux premières : l’apparition du Mahdi devient aussi inutile que le retour du Christ. La présence du Christ et l’absence de Mahomet dans la guerre finale des musulmans, ainsi que le vague qui entoure ces idées dans l’islam, sont des présomptions que, en ce qui concerne le Christ, la théologie des compagnons de Mahomet était très proche de celle des nazaréens, et que celle-ci a été occultée, sans pouvoir être totalement éliminée. Cela implique qu’à une époque primitive de l’islam la théologie nazaréenne jouait un rôle décisif, et que, un très grand nombre d’adeptes la connaissant, il était impossible de la faire entièrement disparaître. Cela incite à penser qu’il est possible de retrouver une partie de l’histoire primitive de l’islam en étudiant les traces du nazaréisme, comme on reconstitue la géographie d’un continent englouti en étudiant les sommets montagneux qui émergent encore des eaux. Le passage de pratiques et de croyances nazaréennes dans le Coran Dans tous ces cas, les éléments du nazaréisme dépendent d’une doctrine élaborée et complexe. La thèse fondamentale, la conquête armée du monde entier voulue par Dieu est passée dans le Coran à l’identique. Certains thèmes, idées, croyances sont passés du nazaréisme à l’islam, le millénarisme, le paradis à l’image de la terre, la ruse de la crucifixion, l’enfance de Marie, le palmier de Marie, le statut des femmes, le miracle des oiseaux, le Christ à la fois mort et non mort, le caractère particulier du Christ, la conquête du monde sous la direction du Christ armé, le nom de nazaréen littéralement traduit en arabe par "ansar Llah", aidant Dieu, pour désigner les plus proches compagnons de Mahomet, et bien des expressions coraniques typiques figurent dans les inscriptions nazaréennes du Néguev, 50 ans avant le début de l’islam. 50 D’autres éléments sont passées sans la doctrine qui en donnait le sens, et, de ce fait apparaissent soit comme des erreurs pour les deux Marie et pour la Trinité, soit comme incompréhensibles pour Jésus devenu ‘Îsâ, et la prohibition du vin, alors que le vin est digne de constituer un des délices du paradis. Les idées nazaréennes absentes du Coran A coté de ce premier groupe de croyances, il en existe un second, les croyances typiquement nazaréennes qui ne se retrouvent pas dans le Coran. Ce sont celles que nous avons vues si souvent dans les guerres et la théologie nazaréennes : le Christ, un Messie guerrier, reviendrait prendre la tête de l’armée des Justes et mènerait la conquête du monde quand les étapes préalables seraient menées à bien : l’émigration des "aidants Dieu" au désert, leur retour offensif, la conquête de Jérusalem, la reconstruction du Temple. Le rôle décisif du Christ est cependant attesté, dans l’islam initial, par Anas ibn Malik. Reste à savoir pourquoi cette partie de la théologie nazaréenne a été ensuite occultée, et quels événements ont donné au passage des idées nazaréennes dans l’islam ses caractéristiques singulières : un très grand nombre d’éléments sont passés, alors que d’autres ont été exclus, bien qu’ils aient été initialement présents, et qu’ils fassent partie du cœur de la théologie nazaréenne. [1] Nombres, 24, 17. [2] Ibn Abd Rabbih, Kitab al-iqd. Boukhari, Sahih, livre 56, Djihad, chapitre 144. [3] Hors pétrole, ils sont trente cinq fois moins riches que les Occidentaux, et aucun des 57 pays de l’Organisation de la Conférence Islamique ne respecte les droits de l’homme. [4] Irénée, Contre les hérésies, 1, 24, 4. Epiphane, Panarion, 1 et 2. [5] Sic. C’est bien sûr Judas qui est l’Ischariote. Le Simon en question est Simon de Cyrène, indiqué dans d’autres documents nazaréens. [6] Sourate 3 verset 54. [7] Sourate 4, verset 157. [8] Proto Evangile de Jacques, 4, 1. [9] Sourate 3, versets 35 et 36. [10] Proto Evangile de Jacques, 8, 1. [11] Sourate 3, versets 37. [12] Evangile des Hébreux, 10, 11 et Proto-Evangile de Jacques, 12, 16. 51 [13] Sourate 66, versets 23 à 25. [14] Histoire de l’enfance de Jésus, chapitre 2, versets 2 à 4, in Ecrits apocryphes chrétiens, Gallimard, Paris,1998 [15] Opus cit., chapitre 6, verset 2b. [16] Sourate 3, verset 49. [17] Sourate 5, verset 110. [18] Philon, Les Lois, 3, 169. [19] IV Maccabiens, 18, 7 [20] Talmud, Fiançailles, 7, 7. [21] Sourate 33, versets 33. [22] Sourate 24, versets 31. [23] Sourate 66, verset 12. [24] Sourate 3, verset 36. [25] Sourate 19, verset 28. [26] Jules Leroy, Les fresques de Doura Europos, in Bible et Terre Sainte, 1967, N° 88 [27] Pseudo Philon, Antiquités bibliques, Tome 1, 20,8 Sources Chrétiennes N° 229, Paris, Cerf, 1976. [28] Aphrahate, Les Exposés, tome 2, 23, 4, traduction Marie Joseph Pierre, Sources Chrétiennes, N° 359, Paris, Cerf, 1989. [29] Jean, 7, 37. [30] 1 Corinthiens, 10, 3 et 4. [31] Sourate 5, verset 116 [32] Origène, Sur l’Evangile de Jean, Homélie 2, 12 et Commentaire sur Jérémie, 14, 14. [33] Saint Jérôme, In Isaïe, 40,9. [34] Aphrahate, Démonstrations, 18, 10. [35] Isaïe, 5, 1 à 7. [36] Cantique des cantiques, dixième poème. [37] Mat, 20, 1 à 17. Egalement Mat 21, 33 à 44, et aussi Mat 26, 26 à 28. Jean 15, 1, 4, 5. 52 [38] Deuxième Epitre de Pierre, chapitre 1, verset 4. [39] Origène, Commentaire du livre du Lévitique, VII. [40] Saint Ephrem, Hymne sur le Paradis, VII. Saint Ephrem était chrétien, et la théologie chrétienne n’a jamais imposé la prohibition du vin, ni offert une récompense éternelle à ceux qui s’en abstiennent. Saint Ephrem transmet là une tradition populaire de son époque, si largement implantée qu’il l’accepte par habitude. Comme Origène rapporte cette même tradition chez les nazaréens, on peut en conclure que les idées nazaréennes étaient largement répandues à cette époque. [41] Sourate 47, verset 15. [42] Sourate 83, versets 25 et 26. [43] Sourate 47 verset 15. [44] Sourate 36 verset 57. Sourate 37 verset 42. Sourate 38 verset 51.Sourate 47 verset 15. Sourate 55 verset 52 et 68, etc. [45] Sourate 55 verset 72. [46] Sourate 37 verset 48. Sourate 38 verset 52. Sourate 55 verset 56. [47] Sourate 36 verset 56. [48] Sourate 55 versets 56 et 74. [49] Sourate 55 verset 70. Sourate 56 verset 36. [50] Sourate 56 verset 37. [51] Sourate 38 verset 52. Sourate 56 verset 37. Sourate 78 verset 33. [52] Sourate 78 verset 33. [53] La raison pour laquelle le même mot arabe est traduit tantôt par adolescente, tantôt par une indication sur la taille des seins est détaillée dans le chapitre 23. [54] Sourate 4, versets 157 [55] Sourate 19, versets 33 53 IV - Mahomet 1 - Les sources documentaires islamiques 2 3 4 5 6 7 - La tribu de Mahomet : les Qoreychites Waraka La vie de Mahomet de la naissance à l’hégire L’exode de La Mecque à Médine : l’hégire La vie de Mahomet de l’hégire à sa mort L’empreinte du nazaréisme pendant la période médinoise 1 - Les sources documentaires islamiques: L’islam On entend souvent dire que l’islam est une religion, c’est-à-dire, selon le dictionnaire, "un ensemble de croyances ou de pratiques ayant pour objet le rapport des hommes avec la divinité ou le sacré". L’islam est en effet une religion, mais il est aussi autre chose. Selon les théologiens islamiques, l’islam est à la fois dîn, dunya, daoula, religion, société, Etat. Le Coran contient en effet un grand nombre de dispositions civiles : le statut des femmes, celui des dhimmis [1], les lois qui interdisent à un musulman de changer de religion, celles qui interdisent aux non musulmans d’exprimer publiquement leur foi, etc. Ces dispositions et bien d’autres forment l’ossature d’une société, et c’est dans cette société, sous la direction des califes, donc de l’autorité politique, que les textes fondateurs ont pris la forme que l’on connaît aujourd’hui. Le Coran, la biographie de Mahomet, le corps de lois nommé la charia, ont été rédigé sur l’ordre des califes, sous leur contrôle, durant les deux siècles qui ont suivi la naissance de l’islam et les hadiths, dont la première collection faite en 712 sur ordre califal a complètement disparu, se fondent sur une tradition étroitement surveillée pendant deux siècles et demi. La destruction des documents initiaux est attestée à de multiples reprises, particulièrement pour les versions successives du Coran. Ces destructions n’ont été complètement achevées qu’au dixième siècle, trois cents ans après les origines. Le Coran Il n’existe aucune attestation de l’existence du Coran, sous quelque forme que ce soit, avant la fin du septième siècle, soixante-dix ans après la mort de Mahomet, et l’ensemble de traditions très divergentes qui décrivent la collecte et l’histoire des Corans n’est attesté que vers 750, 120 années après la mort de Mahomet [2]. L’histoire personnelle de Mahomet. Elle a été rédigée deux siècles après sa mort, sur ordre califal. Tous les documents qui ont servi de sources ont disparu. Les hadiths Ce sont les paroles ou les actes de Mahomet, ou des actes de compagnons de Mahomet vus et approuvés par ce dernier, ou des 54 descriptions louangeuses de Mahomet par ceux qui l’on connu. Les recueils qui les contiennent ont été mis par écrit deux siècles et demi après la mort de Mahomet. Il existe environ un million et demi de hadiths. Cinq recueils, contenant environ 20.000 hadiths, sont tenus pour authentiques par les érudits de l’islam. Le problème des sources documentaires L’islamologue Harald Motzki a dit : ou bien on fait une critique des sources, et l’on ne peut écrire une histoire de l’islam et de Mahomet, ou bien on renonce à évaluer les sources, et ce qu’on écrit est, suivant la formule d’Alfred Louis de Prémare, un roman que l’on espère historique. Pour en savoir plus sur ce point, cliquez ici La situation est-elle vraiment aussi désespérante ? Certes, les documents officiels, le Coran, la biographie de Mahomet et les hadiths principaux sont tardifs. Ce sont les califes qui ont conduit les collectes qui ont servi à former le Coran, c’est le calife al-Mansûr qui a fait rédiger la première biographie de Mahomet, ce sont les califes qui ont surveillé le choix des recueils de hadiths qui devaient être tenus pour canoniques et avoir autorité. Ce sont les califes qui ont fait détruire les sources originales du Coran, et encore que cela ne soit pas attesté par des sources historiques directes, il est assez raisonnable de penser que la disparition des textes originaux concernant l’histoire du premier islam, la biographie de Mahomet et les premiers recueils de hadiths, n’a pu être si complète sans une action du pouvoir central. Tout ceci n’est d’ailleurs en rien différent de ce qu’ont fait toutes les autorités politiques en quête de pouvoir sur les idées. Si l’on ne peut utiliser ni le Coran, ni la biographie de Mahomet, ni les hadiths comme sources fiables, il reste un très grand nombre de traditions, qui décrivent les origines de l’islam et divers incidents de la vie de Mahomet. Quel parti peut-on en tirer ? Les traditions orales islamiques, mises ensuite par écrit Pour savoir plus sur ces traditions,cliquez ici. Elles sont foisonnantes et très contradictoires entre elles. Dans les autres parties du monde, pour l’histoire de la Chine après Qin Shi Houangdu, de l’Inde, de la Grèce antique ou de la Rome antique, il est possible de trouver une pluralité de documents, dont certains ont été écrits pendant ou peu après les événements qu’ils décrivent. Cela permet d’isoler la part historique, et de comprendre les motivations des divers auteurs. Cette méthode est impossible dans le cas de l’islam, en raison de la disparition de tous les documents anciens. Il ne reste d’autre possibilité que de trouver des critères internes aux diverses traditions. C’est ce que font les islamologues modernes. Le critère le plus utilisé consiste à tenir pour historique, quand il existe, l’élément commun à plusieurs traditions. Maxime Rodinson [3], un des grands islamologues, en a proposé un autre : ce qui présente Mahomet sous un jour défavorable serait vrai. L’idée est que des auteurs musulmans ne diffameraient pas Mahomet s’ils n’y étaient 55 contraints par le souci de la vérité historique. Ce critère paraîtraisonnable, mais il est douteux : ce qui est défavorable selon les conceptions modernes ne l’était pas nécessairement il y a quatorze siècles en Arabie. De plus, Mahomet étant le "beau modèle" que tous doivent imiter, lui attribuer un acte contestable permet de justifier cet acte pour tous ceux qui veulent le pratiquer : contrairement à ce qu’écrit Rodinson, Mahomet n’a pas nécessairement commis tous les actes répréhensibles que lui attribuent les auteurs musulmans. Ces difficultés ne signifient pas qu’il faille renoncer à utiliser les traditions islamiques, mais simplement qu’il faut effectuer un tri plus rigoureux que celui qui est habituel. Le critère le plus évident consiste à n’utiliser que les traditions qui ne présentent pas ou peu de divergences entre elles. On peut présumer que dans ce cas il n’y a pas eu de création par des conteurs, car l’extrême variété des traditions où ils sont intervenus montre la richesse de leur imagination. Cela rend peu vraisemblable qu’ils soient à l’origine des traditions peu divergentes : il aurait fallu qu’ils perdent soudain leur créativité. L’avantage de cette approche est de fournir une sécurité supérieure, l’inconvénient est que ce critère ne laisse subsister que très peu de données. De telles traditions ne concernent que des éléments apparemment assez marginaux, essentiellement la tribu de Mahomet, appelée Qoreychite, où les traditions sont assez peu divergentes, et Waraka un personnage qui a joué un rôle dans la formation de l’islam, où les traditions sont pratiquement sans divergences. Ces données sont moins accessoires qu’il n’y paraît. Dans le cas des Qoreychites, il existe également quelques données non musulmanes qui confirment les traditions islamiques concordantes. Bien que limitées, ces données sont précieuses car elles sont raisonnablement assurées. En dehors des Qoreychites et de Waraka, les travaux modernes, l’exégèse, l’épigraphie, etc., ainsi que des sources non musulmanes récemment découvertes fournissent des compléments. L’ensemble est insuffisant pour écrire une biographie et une histoire aussi longue et détaillée que celles qui sont habituelles, mais l’avantage est qu’un travail établi sur ces bases est plus proche de la vérité historique. [1] Ceux qui ont refusé de devenir musulmans lorsque leurs armées ont été battues et leur pays durablement occupé par les forces armées islamiques [2] Patricia Crone et Michael Cook, opus cit.. [3] Maxime Rodinson, Mahomet, Le Seuil, Paris, 1968 2 - La tribu de Mahomet : les Qoreychites: Le milieu humain : Il est intéressant, pour comprendre le rôle des Qoreychites et la manière dont l’empire musulman s’est formé, d’avoir une idée des 56 peuples qui environnaient l’islam naissant. Le cœur est formé de sémites, un groupe humain complexe, que l’on peut aborder par les langues, car celles-ci gardent la trace des ethnies d’origine. Les implantations sont indiquées à partir des pays d’aujourd’hui, ce qui permet une formulation simple, quoique approximative. Cela suffit pour donner une idée de la géographie humaine à l’époque de l’islam naissant. Les locuteurs sémites formaient quatre branches, appelées nord, est, ouest et sud. Le sémitique nord est formé de groupes déjà éteints ou résiduels à l’époque de Mahomet, et le sémitique sud se trouve dans la corne de l’Afrique, Ethiopie et Erythrée, sans intérêt pour les débuts des invasions islamiques. Les ethnies parlant le sémitique est se trouvaient sur le territoire de l’Irak actuel. Elles étaient différentes des Arabes, et descendaient des Babyloniens et des Assyriens. Le sémitique ouest est formé de trois branches principales : la première est le cananéen, une ethnie également différente de l’ethnie arabe. L’ethnie cananéenne était formée des Hébreux qui occupaient principalement ce qui est aujourd’hui Israël, et des Phéniciens, dans le Liban d’aujourd’hui ; la seconde branche, l’araméenne, elle aussi une ethnie non arabe, dont les membres peuplaient ce qui est aujourd’hui la Jordanie, la Syrie et une partie de l’Irak ; la troisième branche est l’ethnie arabe, avec un rameau nord, dont la principale langue subsistante est l’arabe littéraire, et un rameau sud, parlant le sudarabique, établi sur le Yémen et l’Hadramaout. Les ethnies parlant l’arabe du nord étaient formées d’une vingtaine de tribus, appelées Arabes de Mudar, la plupart du temps nomades, qui se déplaçaient dans ce qui est aujourd’hui Israël, le Liban, la Jordanie, la Syrie, et l’Irak. Numériquement, les tribus les plus importantes étaient les Ghassâns, à l’ouest, et le Lakhm, à l’Est, puis les Qoreychites, la tribu de Mahomet. Il y avait également quelques sédentaires dans les oasis du Hedjaz. La limite sud de ce peuplement se situait aux alentour de Médine. Les Arabes du sud, nommés Arabes de Himyar, parlaient un groupe de langues différentes de celles des Arabes du Nord. Ces langues portent le nom de sud-arabique. Les Arabes du nord nomadisaient dans l’empire byzantin quand ils habitaient à l’ouest, et dans l’empire perse quand ils habitaient à l’est. Ils vivaient au contact de peuples parmi les plus civilisés du monde à l’époque de la naissance de l’islam, des peuples à l’époque non arabes. L’Egypte était peuplée des descendants des Egyptiens anciens, qui n’étaient ni arabes, ni même sémites, et l’Afrique du nord était peuplée de Berbères, qui n’étaient, eux non plus, ni arabes, ni sémites. Au-delà, l’islam s’est implanté en Espagne, peuplée de celtes-ibères, en Turquie, peuplée à l’époque de Grecs, d’Arméniens, de descendants des Hittites et de Kurdes, et en Perse, tous membres de la famille indo-européenne, très éloignés non seulement des Arabes, mais aussi des Berbères et des Egyptiens 57 anciens. Les Qoreychites dans la tradition islamique Les sources, aussi bien les musulmanes que les non musulmanes, indiquent que le clan des Qoreychites a joué un rôle fondamental dans la vie de Mahomet. Pour comprendre le cadre dans lequel Mahomet a agit, il faut savoir ce qu’était ce clan, ce qu’il a fait, où il habitait. Selon l’histoire califale, le clan des Qoreychites était basé à la Mecque et Mahomet en faisait partie. Ce clan vivait de commerce, la plupart des Qoreychites se sont violemment opposés à Mahomet, puis l’ont rejoint quand son succès s’est affirmé. Les sources musulmanes donnent des indications qui, sans être frontalement opposées à l’histoire califale, ne tendent pourtant pas à la confirmer. Ainsi, Hâchim, l’arrière grand-père de Mahomet, était un commerçant qui exerçait à Gaza, où il possédait des terres. Il y mourut et y fut enterré. Ses descendants conservèrent son héritage, qui revint finalement à Mahomet [1]. S’il était mecquois, il peut sans doute avoir émigré à Gaza, mais il est incompréhensible que ses descendants mecquois aient conservé des terres aussi lointaines. Mahomet possédait des terres à Hébron, en Palestine [2]. Certaines traditions issues de l’histoire califale s’efforcent d’expliquer ce fait en supposant que ces terres auraient été la part de pillage que Mahomet se serait réservée sur les territoires qui seraient conquis plus tard par les armées musulmanes. D’autres traditions disent qu’il les aurait acquises grâce à ses bénéfices commerciaux. Tout cela est possible, mais il est incompréhensible d’acheter des terres à 1.300 kilomètres de son domicile. Il lui aurait fallu plus d’un mois pour aller en percevoir les fermages, autant pour en revenir. D’autres traditions présentent ces terres comme un héritage de son arrière grand-père Hâchim. Elles sont plus vraisemblables, puisque Hâchim vivait à Gaza. Plusieurs compagnons de Mahomet possédaient des terres en Palestine avant l’islam. Abû Sufyân, un Qoreychite, fut, d’après l’histoire califale, le chef de la résistance mecquoise contre Mahomet, avant de se rallier à l’islam. Son fils Muâwiya devint calife, et fonda la dynastie omeyade. Voici ce qu’en dit Balâdhuri, un des plus importants historiens arabes, qui vivait au neuvième siècle à la cour de Bagdad [3] : "Abû Sufyân, à l’époque de son commerce dans le Sham, durant la jâhiliyya, avait dans la Balqâ un domaine foncier qui s’appelait Biqinnis, et dont héritèrent Muâwiyah et ses descendants." Le Sham couvrait à l’époque la Palestine, la Jordanie et la Syrie. La jâhiliyya est la période préislamique. La région de la Balqâ est la plaine à l’est de la mer Morte. La même question se pose. Il est incompréhensible de posséder une propriété que l’on ne pouvait visiter qu’en consacrant plus de deux mois au trajet 58 aller-retour. Et l’une des diverses explications proposées pour Mahomet, une part de pillage islamique réservée à l’avance, ne peut être reçue pour Abû Sufyân, car, avant l’islam, il n’y avait pas de pillages islamiques. Au début de l’islam, Zubayrî atteste qu’un certain nombre de Qoreychites vivaient en Palestine, comme Hâchim, l’arrière grand-père de Mahomet [4]. Une tribu coupée en deux par 1.300 kilomètres aurait eu du mal à conserver son unité. Comme l’unité a été conservée, on peut présumer que les divers membres vivaient proches les uns des autres. Reste à savoir s’ils vivaient tous en Palestine, ou tous à La Mecque. Les attestations musulmanes de Qoreychites vivant en Palestine et en Syrie sont recoupées par des informations non musulmanes et par les études toponymiques. De ce fait l’hypothèse de la vie en Syrie et en Palestine, que nous analyserons plus loin, est plus fiable que les sources califales qui indiquent La Mecque. Ainsi, d’après les sources musulmanes elles-mêmes, sans divergences sur cela, des Qoreychites habitant La Mecque ont eu leurs commerces et leurs propriétés agricoles en Syrie et en Palestine, fort loin de leur domicile. La domiciliation mecquoise n’est guère plausible. Le commerce des Qoreychites Pour en savoir plus sur ce commerce, Voici les conclusions : Les seuls lieux mentionnés avec précision par les sources islamiques sont la Syrie et la Palestine. Les lieux mentionnés par les sources non islamiques sont exclusivement la Syrie et la Palestine. Les marchandises indiquées, de faible valeur par rapport à leur poids, sont typiques d’un commerce local entre pasteurs et agriculteurs. Ce commerce ne pouvait se produire que dans une région pourvue à la fois de pasteurs et d’agriculteurs, ce qui exclut La Mecque, située au milieu d’une vaste région désertique où il n’y a ni pasteurs ni agriculteurs. Le commerce international allégué n’a laissé que des traces contradictoires dans les traditions musulmanes, et aucune trace dans les documents des peuples avec lesquels ils étaient censés commercer. Les agents de ce commerce local avaient peu de chance d’habiter à 1.300 kilomètres au sud de leur lieu de travail. Les Qoreychites sont dits par la tradition califale avoir été les habitants de La Mecque. Il est plus probable qu’ils résidaient en Syrie. Les textes disponibles contiennent les mêmes informations concernant le commerce personnel de Mahomet, ce qui conduit aux 59 mêmes conclusions sur le lieu de résidence de ce dernier. La Mecque et la Mer Morte Le Coran dit que les Qoreychites, lors de leurs voyages, passaient matin et soir devant les cendres de Loth et de sa famille, c’est-à-dire au sud de la Mer Morte [5]. C’est incompréhensible s’ils habitaient la Mecque du Hedjaz, à 1.100 kilomètres de la Mer Morte, mais c’est possible s’ils habitaient là où ils avaient leur propriétés agricoles et leur commerce, en Syrie et en Palestine. La toponymie qoreychite Edouard-Marie Gallez a étudié, dans le Proche Orient et la péninsule arabique, les noms de lieux qui indiquent la présence ancienne de Qoreychites [6]. Le Han al-Quraysîy est une bourgade dont le nom signifie le "lieu des Qoreychites", et les habitants de cette bourgade se nommaient les banou el-Quorashi, "la tribu des Qoreychites" [7]. Elle se trouve en Syrie, près de la mer, à dix kilomètres au sud de la frontière turque actuelle. Si l’on tient l’identité des noms pour une coïncidence, elle est improbable, car ce lieu est voisin des localités où commerçaient les Qoreychites de l’islam initial, et où ils possédaient des propriétés agricoles. La toponymie nazaréenne La toponymie qui concerne les nazaréens a été étudiée par Edouard-Marie Gallez [8]. Elle indique trois zones peuplées de nazaréens : La première est située autour d’Alep, dans le nord-ouest de la Syrie. On y trouve le village d’Ansari, vu dans la page "La théologie nazaréenne", dans le paragraphe "Les nazaréens et les ansars". Si vous voulez voir cette page cliquez ici. Près d’Alep se trouve également le village de Qinnasrîn, le "nid des nazaréens". Il est remarquable que Sâlih, l’un des prophètes arabes que le Coran désigne comme prédécesseur de Mahomet, ait été originaire, ait vécu et soit enterré à Qinnasrîn [9]. Cela implique que ce prédécesseur de Mahomet était nazaréen. La seconde, une chaîne montagneuse nommée les monts des Nosaïris, se trouve le long du fleuve Oronte, dans l’est de la Syrie, entre le fleuve et la mer. On y trouve aussi le village de Nasiriyé. La troisième zone couvre le nord d’Israël et le sud de Liban. S’y trouvent le village de Nazareth, un village nommé Ansariyè et un Abil el-Qamh, que la tradition indique comme étant un nouveau nom de l’Abil Bet Ma’aqa biblique, un nom donné aussi à un cours d’eau de la région de l’Oronte, 180 kilomètres au nord. Ainsi, si l’on se fonde sur la toponymie de Syrie et de Palestine et sur l’onomastique des épigraphies du Néguev, les nazaréens vivaient dans ces régions. Les Qoreychites et les nazaréens étaient ainsi voisins, ce qui explique que les seconds aient pu convertir les premiers. Les musulmans avant l’islam : les nazaréens sont des proto musulmans 60 Des traditions musulmanes [10] disent que, lors de la conquête islamique, certaines populations de la région syrienne n’ont pas eu besoin de se convertir à l’islam parce qu’elles étaient déjà musulmanes. Dans le cadre de l’histoire califale, il est impossible qu’elles aient été musulmanes avant que Mahomet n’ait commencé son action et que l’islam ne leur soit présenté. Les trois zones peuplées de nazaréens étaient en Syrie et les convertis Qoreychites au nazaréisme habitaient en Palestine, là où les principaux chefs Qoreychites possédaient des propriétés agricoles. Les populations "déjà musulmanes" étaient les nazaréens. Cela signifie que les Qoreychites qui ont émigrés à Yathrib ne provenaient pas de la Mecque, mais de ces régions, et que leur religion n’était pas l’islam, mais le nazaréisme. Les nombreux matériaux nazaréens présents dans l’islam, appuient cette conclusion. Ils ont été indiqués dans la page "Le nazaréisme est un pré-islam". Si vous voulez voir cette page, cliquez ici. Un raid significatif Un siècle et demi avant l’islam, c’est-à-dire environ six générations plus tôt, les Qoreychites n’habitaient nullement la Mecque, comme le dit l’histoire califale, mais au voisinage de la frontière actuelle entre Irak et Syrie. Alphonse Mingana cite Narsaï, un écrivain Syrien [11] : "Le raid des fils d’Hagar fut plus cruel même que la famine…Déplorons la tendance infecte des fils d’Hagar, et en particulier de la tribu de Qurays qui sont comme des animaux." Le raid de pillage dont il s’agit fut effectué dans le nord ouest de l’Irak actuel, près de la frontière syrienne. Le Han al-Quraysîy indiqué par la toponymie est situé à 400 kilomètres du lieu indiqué par Narsaï, et l’intervalle entre les deux est une région fertile et peuplée. Un raid de l’un à l’autre n’offre pas de difficulté. Par contre, La Mecque est situé à 1 400 kilomètres du lieu indiqué par Narsaï, et, sur plus de 1 000 kilomètres, l’intervalle entre les deux est une région désertique. Un raid de cette sorte offre de telles difficultés qu’il n’est guère vraisemblable. En 470, les Qoreychites n’habitaient pas La Mecque. Ils ont certes pu migrer ensuite, mais leur destination de migration ne pouvait être qu’une région pourvue à la fois de cités où exercer leur habitude de pillage, et de pasteurs et d’agriculteurs pour leur commerce. La région de La Mecque n’offre ni cités, ni pasteurs, ni agriculteurs. Il n’y a pas de vraisemblance à une émigration qoreychite à La Mecque. Narsaï dit de plus que les Qoreychites étaient des "fils d’Hagar". C’est là une indication religieuse, et non ethnique : cette dernière aurait été "fils d’Ismaël", ou "Ismaélites". D’après les travaux de Patricia Crone et Micaël Cook [12] les fils d’Hagar sont ou des nazaréens, ou des judéo-chrétiens très proche des nazaréens. D’après Jean de Damas, les fils d’Hagar étaient si proches des musulmans que, en 744, un siècle après la mort de Mahomet, fils d’Hagar, ou Hagarène était l’un des noms portés par 61 les musulmans [13]. Il est vraisemblable que ces Qoreychites fils d’Hagar sont les populations de Syrie "déjà musulmanes". Une conjecture Edouard Marie Gallez observe que ces qoreychites se trouvaient dans le royaume ghassânide, peuplé d’Arabes devenus chrétiens et alliés plus ou moins fidèles de Byzance. Il existait chez les Ghassâns des paroisses mobiles, les paremboles, c’est-à-dire les paroisses des tentes. Une fois par an, les nomades se rassemblaient en un grand camp, ou des prêtres chrétiens venaient célébrer des messes, prêcher et enseigner. La christianisation était assez superficielle, mais a introduit dans leurs esprits l’idée que le Christ était le Messie. Ensuite, chez les nazaréens au contact desquels ils se trouvaient par leur commerce, ces chrétiens de fraîche date ont trouvé à la fois une idéologie guerrière qui convenait à leur culture et à leurs traditions, et une théologie fondée sur le Christ, qui les gardaient en terrain connu. Il est envisageable qu’ils soient passés d’un christianisme de surface au nazaréisme. L’opposition des Qoreychites à l’islam naissant Elle est traditionnelle dans l’histoire califale, mais peu vraisemblable : presque tous les chefs et les plus célèbres généraux de l’islam naissant ont été des Qoreychites, tels Abu Sufyân, son fils Yazîd, Khalid ibn al-Walid ou Amr ibn al-As. Même Abu Sufyân, un homme supposé avoir été un opposant radical, a été non seulement un général, mais aussi un dirigeant d’un prestige tel que son fils est devenu calife. Cette domination quasi exclusive de l’islam initial par les Qoreychites les désigne comme des pères fondateurs plutôt que comme des ennemis. De plus, la charte de Médine ne les mentionne pas comme ennemis dans la version d’Abû Ubayd, et une seule fois dans celle d’Ibn Hichâm [14], peu sûre car rédigée sur l’ordre et sous le contrôle califal, plus de 200 ans après les faits. Si les Qoreychites avaient été les ennemis acharnés que décrit l’histoire califale, ils devraient être souvent mentionnés dans un document qui organise la défense. Il est remarquable qu’Ibn Ishaq, dont l’ouvrage perdu a servi de matériau à la biographie rédigée par Ibn Hichâm, dit, d’après une citation de cet ouvrage [15], citation qui a survécu à la perte de l’ouvrage dont elle était issue, que les Qoreychites furent parmi les premiers à suivre Mahomet. L’analyse des documents disponibles, les non musulmans comme les traditions musulmanes sans discordances, conduit à penser que les Qoreychites habitaient la Syrie et la Palestine, et non La Mecque, et qu’ils furent dès le début les plus fermes soutiens de Mahomet, et non ses adversaires. [1] Ibn Hichâm, Sira. Ibn Sa’d Tabaqât. [2] Ibn Sa’d, Tabaqât. [3] Balâdhuri, Futûh, Conquête des pays. 62 [4] Balâdhuri, Futûh, Conquête des pays. [5] Sourate 37, versets 133 à 138. [6] Edouard-Marie Gallez, ouvrage cite. [7] René Dussaud, Topographie de la Syrie Antique et Médiévale, Paris, Geuthner, 1927. [8] Ibid [9] Yâqût, Buldân, IV, "Qinnasrîn". [10] Youssuf Dorra-Haddad, Coran, prédication nazaréenne, in Proche-Orient Chrétien, N° 23, Jérusalem, 1973. [11] Alphonse Mingana, Leaves from three Ancient Kur’âns possibly pre-othmânic, Cambridge University Presss, 1914. [12] Patricia Crone et Michael Cook, opus cit. [13] Jean Damascène, opus cit. [14] D’après Afred-Louis de Prémare, opus cit. c’est une interpolation. [15] Ibn Khaldum, Prolégomènes. 3 - Waraka : La reconstitution d’une partie de l’histoire réelle : Dans les premiers pays conquis et occupés, les califes ont détruit méthodiquement les témoignages relatifs à Mahomet et à ses compagnons. Cependant, ils ont été moins systématiques quand il s’agissait de personnages moins célèbres. Les plus intéressants des documents subsistants concernent un personnage nommé Waraqa. Les traditions qui le concernent sont sans divergences. Le prêtre Waraqa Les textes islamiques le mentionnent, notamment les hadiths principaux. Il a joué un rôle significatif. Boukhari est le plus célèbre compilateur de hadiths, c’est-à-dire d’actes ou de paroles attribués à Mahomet. Il apprit par cœur, dit-on, 200.000 hadiths, parmi lesquels 2.700 lui parurent authentiques [1]. Il établit son recueil à partir de traditions orales et le publia 250 ans après la mort de Mahomet. Ce recueil est si prestigieux que c’est un des deux livres sur lequel un musulman peut poser la main afin de prêter serment. L‘autre livre est le Coran. Voici ce qu’écrit Al Boukhari [2] : "Cet homme (Waraqa Ibn Nawfal) qui était cousin de Khadidja du 63 côté de son père, avait embrassé le nazaréisme avant l’apparition de l’islam. Il savait écrire l’hébreu, et avait copié en hébreu toute la partie de l’Evangile que Dieu avait voulu qu’il transcrivît." L’Evangile, puisqu’il est au singulier, ne peut être que celui des nazaréens. Ceci est confirmé par la phrase précédente : Waraqa était converti au nazaréisme. Autre citation de Boukhari [3] : "Le prêtre Waraqa écrivait le Livre hébreu. Il écrivait de l’Evangile en hébreu ce que Dieu voulait qu’il écrivît." Ibn Kusaïr, al-Isfahânî et Ibn Kathîr donnent la même information [4]. Ce texte indique que Waraqa était un prêtre nazaréen. Le fait qu’il ne mentionne qu’un seul Evangile le signifiait également, et nous en verrons encore d’autres attestations. Muslim, compilateur de l’un des six recueils principaux, très célèbre, mais moins cependant que celui d’Al Boukhari, cite le même hadith, avec cependant une différence significative [5] : "Le prêtre Waraqa écrivait le Livre arabe. Il écrivait de l’Evangile en arabe ce que Dieu voulait qu’il écrivît." Si le même Evangile est dans un cas en hébreu, dans l’autre en arabe, on peut en déduire que Waraqa traduisit en arabe l’Evangile en hébreu des nazaréens. Dans la Sira (ce qui signifie l’histoire) d’Ibn Hichâm, écrite 200 ans après la mort de Mahomet, unique biographie n’ait pas disparu, on peut lire [6] : "(Waraqa) était devenu nazaréen et avait suivi les livres et appris la science des hommes...Il était excellent connaisseur du nazaréisme. Il a fréquenté les livres des nazaréens, jusqu’à les connaître comme les gens du Livre." Au début du dixième siècle, près de trois siècles après la mort de Mahomet, Al Yaqûbî publia un recueil de sermons attribués à Mahomet, dans lequel il écrit [7] : "Parmi les Arabes qui sont devenus nazaréens, il y a un groupe de Quraysh (une autre orthographe de Qoreychite)... parmi eux figurent... Waraqa ibn Nafal ibn Assad." Al Isfahânî écrit lui aussi [8] : "Waraqa s’est converti au nazaréisme au temps de l’ignorance (c’est-à-dire avant l’islam)." Ainsi, Waraqa était un Arabe qoreychite converti au nazaréisme, et devenu prêtre nazaréen. 64 Ceci confirme que les Qoreychites vivaient en Syrie, et non à la Mecque : pour que l’un d’eux puisse devenir un prêtre nazaréen, il fallait qu’il y eut à proximité des nazaréens pour l’informer sur le nazaréisme. C’était le cas en Syrie mais non à la Mecque du Hedjaz. L’entourage de Mahomet Al Halabi écrivit une biographie de Mahomet en utilisant essentiellement l’œuvre d’Ibn Hichâm. Quelques renseignements anciens ont pu lui parvenir par tradition orale, et enrichir son œuvre. D’après lui, lors du mariage de Mahomet avec Khadidja, Waraqa a déclaré : "Nous sommes les chefs et les guides des Arabes." Cette même affirmation est transmise également par d’autres sources [9]. A cette époque, le chef et le guide des Arabes était Mahomet. Si Waraqa se place à côté de Mahomet comme chef et guide, c’est que les deux étaient d’accord en matière religieuse, car, pour Waraqa, prêtre par conversion, comme pour Mahomet, qui fondait son action sur des croyances religieuses, le domaine religieux était décisif. Les sources islamique elles-mêmes confirment la profondeur de leur accord, car Waraqa était l’inspirateur de Mahomet. Boukhari ajoute en effet cette indication [10] : "Lorsque Waraqa fut décédé, la révélation s’est tarie." Cela laisse penser que Waraqa fournissait à Mahomet la matière des ses allocutions et discours, à partir de traductions en arabe de textes religieux ou liturgiques nazaréens. A la mort de Waraqa, Mahomet déclara qu’il l’avait vu au paradis [11]. Ceci doit être analysé à partir de ce que nous savons de l’islam et du nazaréisme. Pour l’islam actuel, tous ceux qui ne sont pas de la bonne religion vont en enfer. Les nazaréens ont été aussi exclusifs, puisqu’ils vouaient à la servitude avant leur mort et à l’enfer après ceux qui ne voudraient pas devenir nazaréens quand les armées nazaréennes auraient conquis la terre. Cette convergence rend probable le fait que Mahomet partageait cette idée quand Waraqa est mort. Waraqa, admis au paradis, était ainsi de la bonne religion. Comme il était nazaréen, et que seul l’islam est la bonne religion, il faut conclure qu’au début de l’islam, le nazaréisme et l’islam étaient identiques, que le nazaréisme était un proto islam. Cette conclusion est renforcée par le fait qu’une partie de l’entourage très proche de Mahomet était nazaréen : Ibn Sa’d est un biographe qui vivait à Bagdad au neuvième siècle. Il fut secrétaire de Waqidi. Sa réputation de fiabilité et de précision lui valut d’être très souvent cité dans les siècles suivants. Il indique [12], comme Ibn Hichâm [13], quatre nazaréens dans l’entourage immédiat de Mahomet. L’un était Waraqa. Les autres 65 sont : Ubayd [14], un petit fils d’Abd al-Muttalib, l’oncle de Mahomet. Ubayd répudia sa femme Umm Habîba. Ubayd était si proche de Mahomet que ce dernier récupéra Umm Habîba comme épouse. Uthmân [15], un cousin germain de Mahomet. Zayd [16], dont Mahomet disait : "A lui seul, il vaut une nation." [17] Mahomet a fait beaucoup d’efforts pour convertir à ses idées tous ceux qui l’entouraient, de près ou de loin. Que des membres de son entourage le plus proche aient été nazaréens est une présomption qu’il l’était lui-même. La collecte du Coran dans un cadre nazaréen Si les compagnons de Mahomet avaient pensé que les proclamations de Mahomet venaient d’Allah, ils auraient immédiatement pris en note des paroles aussi précieuses. La collecte tardive du Coran à partir de notes prises par des auditeurs de rencontre est incompréhensible dans le cadre de l’histoire traditionnelle musulmane. Si au contraire l’islam initial était le nazaréisme, il n’y avait pas de raison de conserver les discours et commentaires de Mahomet : la doctrine exposée et commentée par Mahomet était disponible dans les écrits sacrés des nazaréens, c’est à dire l’Evangile des Hébreux et la Tora. Il est compréhensible dans ce cas que des adeptes admiratifs de Mahomet aient pris en note ses paroles, en le considérant comme un orateur de talent, capable de convaincre et de motiver ses auditoires au moyen de discours mémorables. Ce sont ces notes de fortune, récupérées par les califes, qui ont ensuite servi de matériaux à la confection du Coran, quand le besoin d’un livre sacré proprement arabe s’est fait sentir. [1] Le recueil de Boukhari contient un peu moins de 8.000 hadiths, dont beaucoup sont identiques, transmis par plusieurs chaînes de témoins différentes. Il existe 2.762 hadiths différents, ou près de 4.000 si l’on compte comme différents des textes qui ne présentent que des différences minimes. [2] Al Boukhari, Sahih, Livre 1 (Commencement de la révélation), Chapitre 1. [3] Al Boukhari, Sahih, Livre 1 (Commencement de la révélation), Chapitre 1. [4] Ibn Kusaïr, Biographie du prophète, 1, 386. Abû al-Faraj al-Isfahânî, Kitâb al-agânî, (Le livre des chants). Abû al-fida Ibn Kathîr, Tafsîr al-qur’ân, (Explication du Coran), une copie de l’ouvrage de Tabari. [5] Muslim, Sahih, I, 78 et 79. 66 [6] Ibn Hicham, Sira, 1,175 et 203. [7] Al-Yaqubi, Tarikh, 1, 256 et 257. [8] Al Isfahânî, Al kital al-agânî, (Le livre des chansons) Le Caire, 1937, vol 3, 144 [9] Mecquoise, I, 123. Alépine, I, 155. L’auteur de la Mecquoise est Ahmad Zini, et le titre complet est "La vie prophétique et les traces mahomédiennes". L’auteur de l’Alépine est Ali ben Bourhâne ed Dine el Halabi, et le titre complet est "La vie du très fidèle Mahomet". Les deux livres ont été publiés dans le même groupe de trois volumes, par Al Istiqamat, Le Caire 1962. Cité par Joseph Azzi, in Le Prêtre et le Prophète : aux sources du Coran. Maisonneuve & Larose, Paris, 2001 [10] Al-Boukhari, Sahih, Livre 1 (Commencement de la révélation), Chapitre 1 [11] Alépine, vol 1. opus cit. [12] Abdallah Mahomet ibn Sa’d ibn Mani al-Zuhri, Kitâb al-tabaqât al-kubra (Le livre des hautes classes) [13] Ibn Hichâm , al-Sîrâ al-Nabawîya (Biographie du Prophète) [14] Le nom complet est Ubayd Allah ibn Jahch ibn Umayma. [15] Le nom complet est ‘Uthmân ibn al-Huwayrith [16] Le nom complet est Zayd ibn ‘Amr ibn Nafîl [17] Ibn Hichâm, opus cit. 4 - La vie de Mahomet de la naissance à l’hégire : L’histoire califale raconte que Mahomet est né à La Mecque, et qu’il y a vécu jusqu’à ce que l’opposition et les menaces des Qoreychites le forcent à fuir à Médine pour sauver sa vie et celles de ses adeptes. Cette fuite constitue l’hégire. Les sources non musulmanes racontent une histoire différente. La date de naissance de Mahomet (environ 580) L’histoire califale le fait naître pendant "l’année de l’éléphant". L’épigraphie yéménite a montré qu’à une date mal connue, au cours du sixième siècle, une armée yéménite peut-être équipée de quelques éléphants, conduite par Abraha, gouverneur du Yémen sous les ordres du Negus, l’empereur d’Abyssinie, avait fait une expédition vers le nord du Yémen. L’histoire califale dit que l’armée d’Abraha a atteint et attaqué la Mecque, que le grand-père de Mahomet a mené une défense héroïque et victorieuse, et que Mahomet, ou son père suivant les traditions, est né cette année-là. Cependant, l’expédition d’Abraha est restée très au sud de la Mecque. Sa date a été fixée par des chercheurs occidentaux vers 580, pour donner un âge vraisemblable à Mahomet. En fait, on 67 ne sait rien sur la date réelle de cette incursion. De ce fait la date de naissance de Mahomet ne peut être que conjecturale. La ville où il est né Théophile d’Edesse, un chrétien maronite né en 695 et mort en 785, vécut principalement à Bagdad. Il écrivit une chronique, aujourd’hui perdue, mais qui est reproduite dans la Chronographie de Théophane [1] : "Lorsqu’il (Mahomet) eut atteint l’âge et la taille de jeune homme, il se mit, à partir de Yathrib sa ville à aller et venir vers la Palestine pour le commerce, pour acheter et vendre. S’étant habitué à la région, il fut attiré par la religion de l’unique Dieu et il revient vers les gens de sa tribu. Il leur proposa cette croyance. Il en persuada un petit nombre qui adhérèrent à lui. De plus, il leur vantait l’excellence de la terre de Palestine, leur disant : « C’est à cause de la croyance à l’unique Dieu que leur a été donnée cette terre si bonne et si fertile. » Et il ajoutait : « Si vous m’écoutez, Dieu vous donnera à vous aussi une bonne terre où coulent le lait et le miel. » Comme il voulait renforcer sa parole, il dirigea une troupe de ceux qui avaient adhéré à lui, et il commença à monter vers la terre de Palestine, attaquant, ravageant et pillant. Ils revinrent chargés (de butin) sans avoir subi de dommages, et ils ne furent pas frustrés de ce qu’il leur avait promis. Dès lors, mus par l’ardeur de posséder, ils s’en firent une habitude. Ils se mirent à monter de nouveau pour piller, et à revenir. Ceux qui n’avaient pas encore adhéré à lui virent que ceux qui s’étaient soumis à lui jouissaient d’abondantes richesses, et ils furent entraînés à se soumettre à lui sans résistance. Ensuite, comme les hommes qui le suivaient étaient devenus une troupe très nombreuse, il ne les conduisit plus (lui-même) pour piller, et il resta à Yathrib sa ville, dans les honneurs." Ainsi, selon Théophile d’Edesse, la ville d’origine Mahomet était Yathrib, renommée Médine par les adeptes de Mahomet. Ce dernier était commerçant, et dans ses voyages en Palestine, rencontra des personnes qui le convertirent à une religion fondée sur deux éléments : le Dieu unique et l’usage des armes pour s’emparer de butin et des terres de Palestine, désignées par une expression biblique, "la terre où coulent le lait et le miel". La Palestine, le Dieu unique, la Bible et la guerre en vue du pillage sont les quatre caractéristiques de ce groupe. Les tribus arabes guerroyaient et pillaient, mais ne considéraient pas la Palestine comme "la terre où coulent le lait et le miel", et, à cette époque, ne s’intéressaient ni à la Bible, ni au Dieu unique. Les juifs s’intéressaient à la Palestine, à la Bible et au Dieu unique, mais, découragés par les échecs de toutes leurs guerres de libération, ils pensaient alors "qu’étudier la Tora était plus important que restaurer le Temple", et avaient renoncé à la guerre. De plus, dans la tradition juive, la guerre était conduite en vue de la libération d’Israël, non en vue du pillage. Seuls les nazaréens de cette époque possédaient à la fois les quatre caractéristiques en question : Mahomet commandait une troupe de nazaréens. Il est inévitable qu’à cette époque il ait 68 été nazaréen lui-même. Mahomet s’était sans doute converti sous l’influence de ses rencontres avec des nazaréens lors de ses voyages commerciaux et sans doute aussi sous l’influence de Waraqa. La combinaison du pillage et d’une idéologie utilisant le Christ était, nous l’avons vu, particulièrement apte à convaincre les Qoreychites, du fait de leurs traditions pillardes et d’une christianisation superficielle. Mahomet mena de nombreuses expéditions, et fit sans doute un grand nombre de convertis parmi les Qoreychites de Palestine, du Néguev et de Jordanie. Le mariage avec Khadija (environ 610) Selon la Sira d’Ibn Hichâm et les autres sources islamiques citées précédemment, Mahomet, alors qu’il était jeune, épousa Khadija, une femme bien plus âgée que lui, riche négociante, dont il était l’un des caravaniers. Mahomet faisait un beau mariage. Cette tradition est confirmée par une source non islamique, le pseudo-Sébéos, un Arménien qui écrivait vers 660. Il faut noter que l’attestation non musulmane de Sébéos date de 50 ans après les faits, alors que celle d’Ibn Hichâm, musulmane, est de 200 ans après. Mahomet eut quatre filles de Khadija. Les sources islamiques attestent que Khadija mourut assez vite. Son nom signifie "celle qui fait des fausses couches". Bouhkari, le plus respecté des collecteurs de hadiths, écrit dans son recueil : "Cet homme (Waraqa Ibn Nafal), qui était cousin de Khadija du côté de son père, avait embrassé le nazaréisme avant l’apparition de l’islam." Etant donné les solidarités claniques, fortes entre cousin et cousine, Khadija était probablement nazaréenne. Un autre texte va dans le même sens [2] : "Cela vient de Khadija, suite au conseil donné par Waraqa." Son entourage lui demandait conseil, et elle-même ne donnait son avis qu’après avoir pris celui de Waraqa. Aujourd’hui, quand un scientifique ou un philosophe donne un avis hors de son domaine, il n’est que très partiellement suivi. Jacques Monot, prix Nobel de biologie moléculaire, en a fait l’expérience quand il a voulu utiliser son prestige scientifique au profit d’un parti politique. A la fin de l’antiquité, il en allait autrement, car la séparation des domaines de compétences était une idée inconnue. Une personne tenue pour un sage ou un chef avait une autorité beaucoup plus large. La variété des questions traitées par les hadiths ou les fondateurs des quatre écoles sunnites en témoigne : un prophète ou un juriste estimé avait autorité en tout domaine. C’est dans ce cadre qu’il faut analyser la citation précédente : puisque Khadija donnait une 69 telle importance aux avis de Waraqa pour les affaires courantes, il est probable qu’elle suivait aussi son avis pour le choix de ses convictions religieuses. Ce fut sans doute l’efficacité de Mahomet comme négociant, comme prédicateur et comme chef de guerre qui conduisit Waraqa à l’unir à sa cousine, mais, si Mahomet n’avait pas été nazaréen, les solidarités claniques de l’époque auraient interdit à un nazaréen, prêtre de surcroît, de donner sa cousine en mariage à un homme d’une autre religion. La campagne perse de 614 En 614, les Perses attaquèrent l’empire byzantin et envahirent une partie importante de l’Asie mineure et du Proche-Orient. Ils étaient accompagnés de contingents venus d’Arabie orientale, et d’une armée juive. Il existait en effet une communauté juive nombreuse en Perse. Elle était commandée, sous les ordres de l’empereur, par un chef nommé l’exilarque. L’empereur de Perse avait demandé à l’exilarque de lever un corps de combattants juifs, qui comprenait 20.000 guerriers. Il est probable que les nazaréens et leurs convertis Qoreychites se sont joints à eux, pour plusieurs raisons. D’une part théologiques, car il était impossible de prendre le contrôle de Jérusalem et d’y rebâtir le grand cube du Saint des Saints tant que les chrétiens byzantins avaient la maîtrise de la ville. D’autre part, les nazaréens étaient motivés par les discours de Mahomet, que l’on retrouve dans le Coran : ils sont remplis d’invitations à la guerre "sur le sentier de Dieu", en vue du butin [3]. D’après le Coran et d’après Théophile d’Edesse, Mahomet utilisa largement cet argument pour rallier des tribus. La campagne aux côtés des Perses lui permettait d’élargir ses expéditions et d’augmenter les pillages. Les activités de Mahomet entre 614 et 622 Mahomet continua à rallier les tribus arabes à ses convictions. Jacob d’Edesse dans sa chronique datant de 640 environ, rapporte que : "Le royaume des Arabes, que nous appelons Tayyayé, commença lorsque Héraclius, roi des Romains, était dans sa 11ième année, et Chosroès, roi des Perses, dans sa 31ième (en 621 donc). Les Tayyayés commencèrent à faire des incursions dans la Palestine." Ces Tayyayés sont les premiers adeptes de ce qui allait devenir l’islam, et que personne alors, encore moins eux-mêmes, n’appelait musulmans. S’ils avaient été basés à La Mecque, dans l’Arabie profonde, leurs premières incursions auraient été faites dans les villes du voisinage, notamment Taïf qui, selon l’histoire califale, avait repoussé Mahomet par la violence. Puisqu’ils faisaient des incursions en Palestine, sans en faire ailleurs à cette époque, ils étaient basés au voisinage de ce pays. Ainsi, à partir de 621, année indiquée par Jacob d’Edesse, l’alliance des Perses et le retrait des Byzantins avait permis aux razzias de se développer, avec, comme conséquence le ralliement de beaucoup d’Arabes. 70 [1] Traduite par Alfred Louis de Prémare, op cit. [2] Alépine, vol 1, opus cit. [3] Sourate 4, verset 94. Sourate 8, versets 1, 41 et 69. Sourate 49, versets 15, 19 et 29. Sourate 59, versets 6 à 10. 5 - L’exode de La Mecque à Médine : l’hégire : L’hégire dans la théologie musulmane La date de l’hégire est prise pour origine du calendrier musulman, parce qu’elle constitue un événement capital. Dans l’histoire musulmane, c’est le tournant décisif de la vie de Mahomet. Avant, il était un prophète tourné en dérision par ses concitoyens, et finalement menacé de mort, au point de devoir prendre la fuite avec ses quelques convertis. Après, il devint le chef de Médine, constitua une armée, organisa des razzias pour le butin puis des guerres de conquêtes, et parvint à fonder un empire. Les événements fondateurs L’hégire est un événement fondateur, puisqu’elle marque la date origine du calendrier, mais c’est un événement discordant par rapports à tous ceux qui sont connus dans l’histoire du monde. Dans les autres cas, par exemple la fondation de Rome ou la naissance du Christ, il s’agit d’un événement glorieux qui marque l’entrée dans une ère nouvelle. D’autres événements marquants sont des combats extraordinaires, les Grecs aux Thermopyles ou les Juifs à Massada. Il est sans exemple qu’une fuite de quelques dizaines d’hommes, événement en soi peu glorieux, soit prise pour marquer la date d’entrée dans un monde nouveau. Il est également peu cohérent que cette fuite ait eu pour conséquence une série de guerres victorieuses. L’histoire réelle a du être différente, l’hégire a du être un événement capital et glorieux et ses conséquences ont du devenir suffisamment évidentes pour qu’Omar, vers 637, 638 ou 639 choisisse cette date pour origine du calendrier. Regardons les événements entre 622, date de l’hégire, et 637, 638 ou 639. La situation en 622 La date de l’hégire est attestée par tant de traditions convergentes que l’on peut tenir pour certaine la date habituellement indiquée. Que s’est-il passé cette année là dans cette région du monde ? Byzance avait été attaquée peu avant par les Avars, des barbares venus de Bulgarie. L’empereur dut lutter contre eux, et abandonner les provinces d’Orient aux Perses. Cependant, en 619, il finit par conclure une paix avec les Avars, il réorganisa son armée, et, en 622, il contre-attaqua la Perse à partir du nord de la Syrie. Chosroès, l’empereur perse, riposta en allant attaquer Constantinople. Sergius, le Patriarche de Constantinople, 71 conduisit la défense de la ville, et Chosroès comprenant qu’il ne pourrait vaincre, se retira en 626, rentra dans son pays et se réfugia dans sa capitale, Ctésiphon. Héraclius prit Ninive en 627, vint mettre le siège devant Ctésiphon, la ville se rendit, Chosroès s’enfuit et il fut assassiné peu après par son propre fils Kavadh. 622, la date de l’hégire, est celle où Héraclius revint au Proche Orient, battit les Perses et leurs alliés, et commença la reconquête des provinces envahies. L’action des nazaréens entre 614 et 622 Il n’existe pas de documents musulmans utilisables, ce qui est surprenant, car il existe des sources abondantes sur les actes des armées juives. Celles-ci avaient beaucoup pillé et massacré les chrétiens, et utilisé les menaces de mort pour produire des conversions forcées. Le plus grand massacre effectué par les armées juives, portant sur 90.000 chrétiens, a été fait en 614, à Mamilla, un faubourg de Jérusalem. Il est assez probable que les nazaréens qoreychites, alliés avec les juifs dans la même guerre, ont agit comme leurs alliés : Cela est certain quant aux pillages, d’après ce que nous savons des traditions quoréchites, des incitations du Coran, des récits de Théophane, et de la lettre d’Abraamès que nous verrons ci-dessous. C’est également certain en ce qui concerne les conversions forcées sous menace de mort : la Doctrina Jacobi citée ci-après montre que Mahomet utilisait largement des violences sanglantes, et le texte de Tabari également cité ci-après montre que ces violences étaient essentiellement destinées à produire des conversions forcées. Que les nazaréens qoreychites se soient conduit comme leurs alliés juifs en matière de massacre est sujet à conjecture, car il n’existe pas d’attestation directe sur ce point. De toute façon, le fait qu’ils aient été alliés des Perses et des juifs, les pillages et les conversions forcées étaient des raisons suffisantes pour craindre, de la part d’Héraclius, le même genre de rétorsion qu’il appliqua aux juifs. Les adeptes de Mahomet étaient ainsi gravement menacés lorsqu’en 622 Héraclius revint en vainqueur. Ils avaient intérêt à se déplacer suffisamment loin pour être hors de portée. Le meilleur endroit était Yathrib, la ville de leur chef Mahomet. Trop au sud pour qu’Héraclius puisse facilement s’en emparer, elle était depuis longtemps habitée par des nazaréens, et Mahomet avait converti les habitants qui ne l’étaient pas encore. L’hégire a concerné non quelques douzaines de convertis en provenance de la Mecque, mais des armées de plusieurs milliers de convertis venus de Palestine et de Syrie. La situation en 638 Selon la théologie nazaréenne, quand les Justes auraient accompli un exode au désert, conquis Jérusalem et reconstruit le Temple, le 72 Christ reviendrait, prendrait la tête de l’armée des Justes, et conquerrait le monde. En 622 l’exode avait été fait, en 637 Jérusalem conquise, et, puisque Omar alla prier en 638 dans un temple situé sur l’Esplanade, au moins une construction précaire avait été établie à cette date. Les conditions étaient remplies. Omar prévoyait l’arrivée imminente du Christ et la conquête de la planète entière, en raison du succès d’un long effort, dont le tournant décisif avait été la réalisation de la première étape, l’Exode de 622. Il est compréhensible que les convertis l’aient pris pour origine de leur calendrier. L’opposition des Qoreychites à Mahomet Nous avons vu que les Qoreychites ont été les premiers et les plus proches soutiens de Mahomet, non ses adversaires. L’histoire califale le nie. En effet, accepter de reconnaître que la masse des convertis était en Syrie, que leurs ennemis étaient les Byzantins, et qu’ils ont dû se mettre à l’abri lors du retour d’Héraclius, conduit à une cascade de questions qui mène aux nazaréens. Il n’était pas possible d’éviter cette cascade en dissimulant l’Exode, beaucoup trop connu. Par contre il a été possible d’introduire l’Exode dans une autre histoire. Puisque, pour écarter le souvenir des nazaréens, et aussi pour mettre au premier plan les Arabes, l’histoire califale a transporté Mahomet en Arabie profonde, à la Mecque, il lui fallait des ennemis dans cette ville, afin de donner une raison à l’Exode. Ce lieu est désert, il n’y a personne autour. Les seuls ennemis possibles ne pouvaient venir que de la ville elle-même, et du clan qui l’habitait. D’où la transformation d’une partie des Qoreychites en ennemis, cause de l’Exode. Il reste ces difficultés, parmi bien d’autres : une fuite est présentée comme un événement digne de marquer l’origine d’une ère nouvelle, et les ennemis allégués sont des pères fondateurs. 6 - La vie de Mahomet de l’hégire à sa mort: Dans l’histoire califale, Mahomet est mort en 632, peu après sa victoire sur les Mecquois. Le ralliement des tribus arabes après 622: Tabari [1] est né en 839, en Perse. Premier chroniqueur musulman, il publia son œuvre historique vers 910, trois siècles après la mort de Mahomet. Il constitue la source principale de l’histoire califale. Il raconte que Khaled, un général, selon certains sous les ordres d’Abu Bakr, selon d’autres directement sous ceux de Mahomet, aurait reçu l’ordre suivant de Mahomet [2] : "Si, dans une tribu, ils n’entendent pas l’appel à la prière, tu sauras que les gens de cette tribu sont des apostats et tu les feras mourir. Quant aux autres tribus où l’on aura entendu l’appel à la prière, invite-les à se rendre auprès de toi. Si elles paient la dîme, accepte-la et épargne ces hommes ; mais si on ne la paie 73 pas, fais-les tous mourir et ne fais grâce à personne." Les Byzantins et les Perses, engagés dans une guerre violente, ne pouvaient limiter les entreprises de Mahomet. Il en profita pour les étendre, par une combinaison typiquement messianique de prédication et de combats. La conversion des Arabes du nord Ibn Khaldoun fut le plus grand des historiens, des géographes et des philosophes de l’histoire en terre musulmane. Né en Espagne en 1332, il vécut essentiellement à Tunis où il mourut en 1406. Dans ses Prolégomènes, une introduction philosophique à son ouvrage principal, l’Histoire des Berbères, il cite l’ouvrage perdu d’Ibn Ishaq, le premier biographe de Mahomet. Ibn Ishaq écrivit un siècle après la mort de Mahomet. Ibn Khaldoum eut entre les mains un exemplaire, qui subsistait à cette époque, du livre de Ibn Ishaq. Il lut ce livre et en cite ce passage : "Lorsque les Qurays (Qoreychites) furent bien organisés grâce au fait qu’ils avaient unifié l’ensemble des Arabes du nord, tous les Arabes leur obéirent... Leurs armées parcoururent les pays lointains, ce qui se produisit à l’époque des conquêtes. Celui qui s’est familiarisé avec l’histoire des Arabes et leur geste glorieuse (Siyar) et qui a constaté cela à travers leurs manières d’être, sait bien que les Qurays avaient en leur faveur le nombre et la capacité de s’imposer aux clans du nord. Ibn Ishaq, dans son livre des Siyar, l’a souligné, comme bien d’autres." Pour les Arabes, le nord, c’est la Syrie et la Palestine, les pays les plus au nord qu’ils aient peuplés. La Mecque est à 1.700 kilomètres de la limite nord de l’habitat arabe, et à 1.100 kilomètres de sa limite sud. Il est clair que si les Qoreychites avaient été mecquois, ils n’auraient pas unifié les Arabes du nord. Ce que dit Ibn Ishaq montre que c’est bien l’unification des Qoreychites de Syrie et de Palestine, puis des tribus arabes de ces mêmes pays, qui a constitué l’étape initiale de l’islam. Les conversions au nazaréisme Elles furent nombreuses à cette époque, parmi les tribus arabes. Ibn Qutayba vivait au neuvième siècle, deux siècles et demi après Mahomet. Il était un spécialiste des hadiths, un philologue, un linguiste et un épistolier de premier plan. Il cite trois tribus qui se convertirent au nazaréisme à l’époque du début de l’islam, dont les Ghassâns, très nombreux, qui formaient l’essentiel du peuplement de ce qui est aujourd’hui la Syrie et la Jordanie [3]. Les Ghassâns s’opposaient au pouvoir central byzantin [4]. Ils étaient devenus monophysites, ce qui donnait une base religieuse à leur opposition politique. Leur conversion au nazaréisme amplifiait cette tendance, car entre le nazaréisme et l’orthodoxie la distance était bien supérieure à celle entre le monophysisme et l’orthodoxie. Al Ya’qûbi est un des grands historiens islamique, contemporain de Ibn Qutayba. Il indique neuf tribus converties au nazaréisme, 74 parmi lesquelles celle de Lakhm, qui occupait un vaste territoire,sur une partie importante de l’Iraq actuel, autour de Hîra, aucontact de la frontière perse [5]. Al Jâhiz, contemporain des précédents, fut aussi un des grands historiens islamiques, et également un théologien mutazilite, un prosateur et un polémiste religieux. Il indique onze tribus converties au nazaréisme [6]. En dédoublonnant celles qui sont indiquées par plusieurs auteurs, on arrive à 17 tribus différentes, dont les deux plus grandes, les Ghassân et les Lakhm, soit une large part du peuplement arabe du nord. Il s’agissait de tribus habituées aux raids de pillages, et le nazaréisme était une idéologie guerrière. Il est difficile de croire que des conversions aussi massives n’aient pas conduit à des opérations de guerre et de pillage. Or, on ne trouve aucune trace de guerres nazaréennes à cette époque, ni des causes d’une conversion aussi étendue. Par contre, on trouve des attestations historiques abondantes montrant qu’il y eu à cette époque des conversions massives chez les Arabes du nord, notamment les Ghassân et les Lakhm, et des guerres fondées sur ces conversions. Ce sont les conversions et les guerres de l’islam. En 622, Mahomet est pris pour un prophète juif Théophane est un moine byzantin, fondateur d’un monastère. En 811, Georges Syncelle, secrétaire du Patriarche Tarasius, sentit sa fin prochaine. Georges Syncelle avait entrepris d’écrire une histoire du monde et avait atteint l’année 284, celle où Dioclétien devint empereur. Il demanda à son ami Théophane de terminer son oeuvre. De 811 à 815, Théophane rassembla les archives disponibles à Byzance et s’en servit pour écrire sa Chronographie. Ce sont des annales, organisées par année, de 284 jusqu’à 815. L’année 622 porte l’indication suivante [7] : "Les juifs se sont attachés à Mahomet parce qu’ils le tenaient pour l’un de leurs prophètes." Il faut remarquer que les juifs ont pris Mahomet pour un prophète de leur tradition, ce que n’ont pas fait les chrétiens. Les juifs dont il s’agit sont des juifs traditionnels. Aujourd’hui, il serait tout à fait impossible de prendre un prédicateur musulman pour un prophète juif. Par contre un apôtre du nazaréisme pouvait prêter à une telle confusion. Voici pourquoi : L’attente messianique des juifs au septième siècle L’état d’esprit des juifs de cette époque se caractérisait par une forte attente messianique. Une tradition faisait état d’un "Messie de Joseph" qui serait mis à mort. Celui-ci serait suivi "d’Elie le prophète", puis viendrait le "roi Messie" [8]. Les chefs juifs disaient "Un prophète va se lever. Son temps est proche. Nous le suivrons et il massacrera (nos ennemis) d’un (divin) massacre" [9]. Dans le peuple, "les gens se disaient les uns aux autres : sûrement, ceci est le Messie dont nous ont averti les prêtres" [10]. 75 Nehemiah, l’exilarque, chef des armées juives entrées en Palestineavec les Perses ayant été assassiné, beaucoup le considérèrentcomme le Messie de Joseph, et attendait de façon imminente Elie,puis le roi Messie. D’autres juifs s’appuyaient sur une prophétie de Daniel disant qu’après 70 semaines d’années [11] le Temple serait reconstruit [12]. En datant la fin du Temple non de sa destruction effective par Titus, en 70, mais de la défaite de Bar Kokhba, en 132, on arrivait à la date de 622 pour la reconstruction du Temple. Cette croyance était partagée par de très nombreux juifs [13]. Ainsi, les spéculations théologiques juives de l’époque s’appuyaient sur le prophète Daniel et conduisaient à prévoir la reconstruction du Temple pour l’année 622, tandis que diverses autres spéculations également venues de la théologie juive faisaient prévoir l’arrivée imminente d’un prophète prédécesseur du roi Messie. Les nazaréens pratiquaient les observances juives, ce qui pouvait conduire des observateurs superficiels à les prendre pour des juifs, et la théologie nazaréenne prévoyait le retour du Christ Messie, pour conduire les armées des Justes à la conquête du monde. Un chef judaïsant annonçant l’arrivée prochaine d’un Messie guerrier était exactement ce qu’attendaient les juifs de ce temps, ils pouvaient le prendre pour l’annonciateur juif prophétisé par Isaïe et Malachie. Les chrétiens par contre ne pouvaient faire une telle confusion. Pour eux le Christ devait revenir seulement à la fin des temps, pour emmener tous les hommes, les vivants et les morts ressuscités dans le royaume éternel. Et il ne pouvait y avoir d’annonciateur, celui-ci étant déjà venu en la personne de Jean Baptiste. La confusion faite par les juifs et évitée par les chrétiens est une signature du nazaréisme. L’arrivée des juifs d’Edesse à Yathrib, en 625 ou 627 Le Pseudo-Sébéos raconte qu’en 625 ou 627, des juifs d’Edesse, chassés par Héraclius, tentèrent de se réfugier à Yathrib, où ils pensaient trouver des juifs. Voici la suite de ce texte [14] : "En ce temps-là il y avait un Ismaëlite nommé Mahomet, un négociant. Il se présenta lui-même à eux (les juifs d’Edesse) comme sur ordre de Dieu, comme un prédicateur, comme le chemin de la vérité, et leur apprit à connaître le Dieu d’Abraham, car il était très bien instruit et à l’aise avec l’histoire de Moïse. Comme l’ordre venait d’En-haut, ils s’unirent tous sous l’autorité d’un seul homme, sous une seule loi, et abandonnant de vains cultes, revinrent au Dieu vivant qui s’était révélé à leur père Abraham. Mahomet leur interdit de manger de la viande d’aucun animal mort, de boire du vin, de mentir ou de forniquer." Dans ce texte, Mahomet est un orateur et un chef qui se présente comme un prédicateur et qui parle non pas en exposant des révélations apportées par l’ange Gabriel, mais en enseignant à des juifs le Dieu d’Abraham et l’histoire de Moïse ! Il se présente 76 donc comme une sorte de juif, mais non un juif traditionnel, car "leurs cultes étaient différents", dit le chroniqueur. Mahomet, ce négociant ismaélite (arabe), chef de l’oasis et "très bien instruit et à l’aise avec l’histoire de Moïse" est fort loin de l’image califale, et tout à fait conforme à ce que nous savons des nazaréens. Il prescrit la morale élémentaire – ne pas mentir et ne pas forniquer – un interdit juif sur les bêtes mortes, et un interdit typiquement nazaréen, la prohibition du vin. C’est d’ailleurs un orateur de talent, car il convainc les juifs venus d’Edesse de se rallier à sa religion, et de se placer tous sous son autorité, en les persuadant qu’ils n’abandonnaient pas le judaïsme en embrassant le nazaréisme, ce qui montre à quel point la confusion était possible. Le Pseudo-Sébéos poursuit [15] : "Il (Mahomet) ajouta : Dans un serment, Dieu a promis ce pays à Abraham et à sa postérité après lui à jamais. Il agissait selon sa promesse quand il aimait Israël. Maintenant, vous, vous êtes les fils d’Abraham, et Dieu réalise en vous la promesse faite à Abraham et à sa postérité. Aimez seulement (c’est à dire exclusivement, et non comme les associateurs) le Dieu d’Abraham, allez vous emparer de votre territoire que Dieu a donné à votre père Abraham, et personne ne pourra vous résister dans le combat, car Dieu est avec nous." L’incitation à la guerre sainte, avec la victoire garantie par Dieu et le pillage en prime, sont typiques des messianismes. Les nazaréens ont adopté cette théologie, que l’on trouve dans le premier islam, comme dans celui d’aujourd’hui. La lettre de 628 La chronique de Sebêos cite une lettre envoyée vers 628 par Mahomet à Héraclius. Peu importe qu’elle soit authentique, comme certains islamologues le pensent, ou fabriquée après coup, selon d’autres : comme elle est extrêmement célèbre, notamment parmi les musulmans, elle indique l’état d’esprit qui régnait à l’époque dans les armées de Mahomet. Comme la chronique de Sebêos date de 660, une trentaine d’années après la date de la lettre en question, et qu’elle n’a pas été filtrée par le pouvoir califal, elle indique mieux l’état d’esprit réel que les traditions califales, dont les plus anciennes datent de plus d’un siècle après cette époque, et les plus nombreuses de plus de deux siècles après. Voici son texte [16] : "… Celles-ci sont les tribus d’Ismaël… Tout ce qu’il restait des enfants d’Israël se joignit à eux, et ils formèrent une armée puissante. Alors ils envoyèrent une ambassade à l’Empereur des Grecs (Héraclius), disant : « Donnez nous cette terre en tant qu’héritage de notre père Abraham et de sa postérité après lui ; nous sommes les enfants d’Abraham ; vous avez tenu notre pays assez longtemps. Donnez le nous en paix, et nous n’envahirons pas votre territoire ; autrement, nous reprendrons avec intérêt ce que vous avez pris. »" A cette époque, bien avant la conquête de Jérusalem, le rôle de Jérusalem était tellement central que toute autre conquête n’était vue que comme les intérêts dus. Jérusalem était le capital, 77 l’essentiel, les autres conquêtes n’étaient que l’accessoire, les dommages intérêts dus par les chrétiens pour avoir indûment occupé Jérusalem. Il n’y a que dans la théologie nazaréenne que Jérusalem est à ce point décisive [17]. L’autre élément remarquable de la lettre est que les "juifs" et les Arabes combattaient ensemble dans la même armée, et que les Arabes se considéraient aussi "juifs" que leurs partenaires, et à ce titre autant héritiers qu’eux. La défaite de Mu’ta, en 629 Théophile d’Edesse relate que Mahomet envoya une armée, partie de Yathrib, qui tenta de conquérir la Palestine. Elle fut battue par les Byzantins en 629, à Mu’ta, ou Môteh, avant d’atteindre le Jourdain, et dut battre en retraite. Cette bataille est la seule de toutes celles organisée ou livrée livrées par Mahomet qui soit historiquement avérée quant à la date et au lieu. Les textes musulmans présentent cette défaite comme un combat héroïque, où les musulmans déployèrent un héroïsme tel que cette défaite valait une victoire. Cependant, les rares textes musulmans qui y font allusion n’indiquent ni l’année ni le lieu [18]. On peut se demander ce que faisait Mahomet à cet endroit situé à une vingtaine de kilomètres à l’est de la pointe sud de la mer Morte (il est indiqué sur la carte de la page "La tribu de Mahomet : les Qoreychites".) Si vous voulez voir cette page, cliquer ici. Selon l’hagiographie musulmane, Mahomet était à cette époque absorbé par sa lutte contre la Mecque ; en 625, une armée mecquoise avait assiégé Médine, et infligé une défaite à Mahomet, à Ohod. En 627, une nouvelle armée mecquoise, plus importante, avait été arrêtée par un fossé creusé à la hâte, sur l’ordre de Mahomet, pour défendre la ville. Mahomet se jugeant incapable de résister en choc frontal à l’armée de 13.000 hommes envoyée contre lui, avait fortifié la ville, afin d’échapper par un siège à un combat en rase campagne. L’histoire selon les sources non musulmane ne recoupe pas du tout cette histoire califale : comment se pourrait-il que, deux ans après la bataille du fossé, Mahomet ait pu abandonner sa base menacée pour tenter d’arracher la Palestine aux armées byzantines ? Cela revenait à livrer sa base à ses ennemis. Pour l’historien actuel, il est difficile d’imaginer que l’histoire califale et la chronique d’Edesse puissent être vraies simultanément. La bataille de Gaza, en 634 A cette date, l’histoire califale dit que Mahomet était mort depuis deux ans, et qu’il avait été remplacé par Abou Bakr, calife de 632 à 634. Les documents non musulmans racontent une histoire différente. Sophrone, Patriarche de Jérusalem Ce patriarche fait état de la bataille de Gaza, en 634, où les Musulmans furent vainqueurs. Son texte a été écrit moins de dix ans après les faits. Il indique que les Musulmans avaient déjà une visée mondiale [19] : 78 "Ils se vantent de dominer le monde entier en imitant leur chef continûment et sans retenue." Pour convaincre ses hommes qu’ils allaient conquérir le monde entier, ce chef était nécessairement un homme charismatique d’une très grande autorité. Un général de Mahomet aurait difficilement pu avoir une telle influence. Il est probable que ce chef était Mahomet lui-même, et qu’il n’était pas mort en 632, puisqu’il tentait de conquérir Jérusalem en 634. Thomas le presbytre Ce prêtre jacobite vivait à Resaina, dans ce qui est aujourd’hui l’Irak. Il écrivait en 640, six ans seulement après les événements qu’il relate [20] : "En l’année 945 Indiction VII, vendredi 4 Shebat (cette date du calendrier byzantin correspond au 4 février 634 de l’ère chrétienne) à 9 heures, eut lieu le combat des Romains (les Byzantins) contre les Tayayê (les Arabes) de Mahomet, en Palestine, à 12 miles à l’est de Gaza. Les Romains s’enfuirent, abandonnant le patrice Bar Yardan, que les Tayayé tuèrent. Furent tués là environ 4.000 paysans pauvres de Palestine, chrétiens, juifs et Samaritains. Et les Tayayê dévastèrent toute la région." Ce texte affirme que Mahomet était bien le chef qui commandait à la bataille de Gaza : Mahomet était toujours vivant en 634. Cette information est donnée par un contemporain de Mahomet, dont les œuvres, non musulmanes, ont échappées à la censure des califes. Thomas indique une population locale formée de chrétiens, de juifs et de Samaritains, ce qui est exact : Gaza était le siège d’un évêché, et la présence de juifs et de Samaritains est indiquée par d’autres sources [21]. Thomas montre ainsi qu’il connaît la réalité locale de cette époque, contrairement aux textes musulmans sur le même sujet. La Doctrina Jacobi Ce texte, également appelé Didascalie de Jacob, est un ouvrage chrétien adressé aux juifs traditionalistes, écrit en grec, à Carthage, avant 640. Il contient une lettre envoyée par un juif de Césarée, Abraamès, à son frère Justus. L’extrait commence par relater la mort du patrice byzantin à la bataille de Gaza, en 634. Un patrice est un très haut dignitaire, qui commandait l’armée. Un "candidat" est un lieutenant de la garde impériale ; son rang est équivalent à celui de patrice. Justus cite la lettre de son frère [22] : "Mon frère Abraamès m’a écrit qu’un faux prophète est apparu. Lorsque le Candidat fut tué par les Arabes, j’étais à Césarée et j’allais en bateau à Skymine (à 40 kilomètres au nord de Césarée). On disait : Le Candidat a été tué ! Et nous, les juifs nous étions dans une grande joie (Les juifs se réjouissaient de la mort d’un chef militaire byzantin parce que les Byzantins exerçaient de fortes pressions pour contraindre les juifs à se convertir au christianisme). On disait que le prophète était apparu, venant avec les Arabes, et qu’il proclamait l’arrivée du Christ oint, qui 79 allait venir. Et moi, (Abraamès) étant arrivé à Skymine, je m’arrêtai chez un vieil homme bien versé dans les Ecritures, et je lui dis : Que me dis-tu du prophète arrivé avec les Arabes ? Il me répondit en gémissant profondément : C’est un faux prophète : les prophètes viennent-ils armés de pied en cap ?.... et moi, Abraamès, ayant poussé l’enquête, j’appris de ceux qui l’avaient rencontré qu’on ne trouve rien d’authentique dans ce prétendu prophète : il n’est question que de massacres. Il dit aussi qu’il détient les clés du Paradis, ce qui est incroyable." On trouve ici une théologie qui prévoit un guerrier, préparant les conditions du retour d’un Christ guerrier, lequel ira conquérir le monde entier par les armes. Les juifs cultivés, et il s’agit ici d’un "homme bien versé dans les Ecritures", voyaient cet annonciateur comme un sage. Pour les musulmans dans leur théologie d’aujourd’hui, il y a bien un prophète armé, Mahomet, mais celui-ci n’annonce pas le retour imminent du Christ, le Messie armé qui va conquérir la terre. Dans l’islam des origines, selon Anas ibn Malik, le Mahdi était le Christ. Pour en savoir plus sur ce point cliquez ici et voir le paragraphe "Le Christ dans l’islam". Ainsi, ces deux témoins du premier islam, Anas ibn Malik et Abraamès, concordent pour affirmer que Mahomet annonçait le retour imminent du Christ en armes. Il appliquait la théologie nazaréenne, s’apprêtait à conquérir Jérusalem, et attendait immédiatement après le retour du Christ armé. Au contraire, dans la théologie de l’islam actuel, le retour du Christ est indépendant de la conquête de Jérusalem, et ne se produira que bien des siècles plus tard, quand le Mahdi sera apparu. L’arrivée imminente du Christ est une signature du nazaréisme. Un hadith surprenant et révélateur Al Boukhari est l’auteur islamique dont l’autorité est la plus grande. Rappelons que pour prêter serment, un musulman doit poser la main soit sur le Coran soit sur le recueil de hadiths de Boukhari, à l’exclusion de tout autre livre. Juste après cet auteur se trouve Muslim, auteur d’un autre recueil de hadiths. Ces deux recueils sont déclarés sahih, ce qui signifie solides, c’est-à-dire authentiques. En dehors de ces deux recueils, aucun autre livre musulman ne s’est vu attribué ce qualificatif. Les deux contiennent cette proclamation de Mahomet [23] : "Par celui qui tient mon âme en sa main, la descente de Jésus, fils de Marie, est imminente." Les érudits musulmans classent les hadiths en 4 catégories, bons, acceptables, faibles, faux. Ce hadith appartient à la première catégorie. Cette catégorie est divisée en six niveaux. Ce hadith appartient au premier, le meilleur, car il est identique dans les recueils de Boukhari et de Muslim. En général, les hadiths ne sont pas des sources fiables car ils ont été mis par écrit deux siècles et demi après les faits, et pendant toute cette période les califes sont intervenus de toutes les manières accessibles à leur pouvoir. Cependant, ce hadith 80 montre précisément ce que les califes ont voulu occulter : Mahomet était nazaréen et non musulman. C’est pourquoi il ne peut être unefabrication ultérieure. C’est un survivant des origines. Ainsi, ce ne sont pas seulement Anas ibn Malik et Abraamès qui attestent cette proclamation de Mahomet, ce sont aussi les deux auteurs les plus respectés de l’islam, Boukhari et de Muslim. La mort de Mahomet en 634 Le rabbin Eléazar Qilir, ou Kalir est le plus célèbre des poètes liturgiques hébreux. Il vivait en Palestine, au moment de la défaite byzantine de Gaza. L’un de ses poèmes évoque un "Messie de guerre", annonciateur du vrai Messie, qui entra à Jérusalem, commença à reconstruire le Temple de Salomon, et fut assassiné au bout de trois mois [24]. Si l’on interprète le Messie comme un guerrier venu rétablir par les armes l’indépendance d’un royaume juif, comme le faisaient de nombreux juifs du peuple, son précurseur annoncé par Isaïe et Malachie devait être aussi un guerrier. Or c’est Mahomet, vainqueur à Gaza, qui est entré à Jérusalem en 634. C’est donc lui qui a commencé à rebâtir le Temple de Salomon, une urgence dans le cadre de la théologie nazaréenne, et c’est lui qui a été assassiné au bout de trois mois. Eléazar Qilir le désigne par l’expression "Messie de guerre" plutôt que par son nom, comme son contemporain Thomas le presbytre. Sans doute parce qu’un poème utilise volontiers les allégories et les métaphores. Les divers textes que nous venons de voir indiquent que Mahomet était toujours en vie deux ans après la date supposée de sa mort. L’histoire califale a caché les circonstances et la date réelles car elle ne pouvait dire qu’il avait été assassiné à cette époque à Jérusalem : outre que cette fin était peu glorieuse, il aurait été difficile de cacher les origines de l’islam si le premier geste de Mahomet, après la victoire de Gaza avait été de s’y précipiter pour reconstruire le Temple. Officiellement, le premier successeur de Mahomet fut Abou Bakr, censé gouverner de 632 à 634. Ses actes comme calife ne sont connus que par des sources musulmanes tardives, notamment la Sira d’Ibn Hichâm, et ne sont jamais mentionnés dans des documents non islamiques, au contraire des califes suivant, Omar, Othmân, Ali et leur successseurs. Ce contraste a conduit certains islamologues [25] à se demander si Abou Bakr, compagnon et beau père de Mahomet, avait bien été calife. Cette hypothèse est d’autant plus justifiée que, Mahomet étant toujours vivant en 634, il fallait expliquer qui était calife entre 632 et 634. Les historiens mandatés par les califes ultérieurs pour rédiger l’histoire ont dû trouver un moyen de combler l’intervalle. Le plus simple était de prendre un proche de Mahomet, et de lui attribuer un califat intercalaire. Une raison supplémentaire de penser qu’Abou Bakr n’a jamais été calife est que son histoire est différente de celle des treize 81 suivants : tous ont été assassinés, alors qu’Abou Bakr serait mortde mort naturelle. L’instabilité de l’islam primitif, que manifeste non seulement cette longue série d’assassinats, mais aussi les guerres civiles qui ont fait des centaines de milliers de morts parmi les musulmans durant les premiers siècles de l’histoire musulmane, rend pour le moins peu probable un unique califat paisible. Mahomet, aussitôt après la victoire de Gaza est entré dans Jérusalem, une ville violemment hostile à l’occupation étrangère : les nombreuses guerres de libération juives, pendant des siècles, en témoignent. Il se plaçait dans une situation dangereuse, et plus encore en s’emparant de l’Esplanade pour y bâtir un temple. Il est compréhensible qu’il y ait été assassiné. Jérusalem ne s’est rendue qu’en 637, et Omar n’y est entré qu’en 638. Entre 634 et 637 Jérusalem a donc été une ville libre. Les vainqueurs de Gaza ont évacué la ville. C’est une indication de plus que ces vainqueurs ont vécu après leur victoire un événement qui les contraint à la retraite. D’autres attestations, melchites, jacobites, nestoriennes et samaritaines indiquent que c’est Mahomet qui a conduit la conquête de Palestine, ce qui implique qu’il n’est pas mort en 632, mais après [26]. Les historiens musulmans ont tous passé sous silence la date et les circonstances de la défaite de Mahomet, en 629, à Mu’ta, lors de sa première tentative de conquérir Jérusalem. Les documents byzantins attestent cette défaite et les historiens arabes y font quelques vagues allusions. Les mêmes historiens ne pouvaient qu’occulter plus encore une seconde retraite, surtout précédée de l’assassinat de Mahomet. Quant aux Byzantins, ils ne peuvent fournir de sources fiables sur le combat de 634 : en effet, à Mu’ta, les Byzantins l’avaient emporté et les historiens pouvaient interroger les vainqueurs à leur retour. A Gaza, cinq ans plus tard, les Byzantins ont été battus et le patrice, commandant en chef, tué. Seuls sont revenus des fuyards dispersés. Ce ne sont pas les personnes dont les historiens enregistrent le plus volontiers les comptes rendus. Il s’est quand même trouvé un juif de Palestine, qui n’avait ni les réticences des musulmans ni les difficultés des Byzantins, pour témoigner de ce qui s’était passé. Il est possible que si, malgré l’occupation de Jérusalem par les musulmans pendant tant de siècles, son texte nous est cependant parvenu, c’est parce que, sous la forme d’un poème liturgique en hébreu, et sans la mention explicite du nom de Mahomet, il a échappé à la vigilance des représentants du pouvoir chargés de détruire tout ce qui n’était pas conforme à l’histoire califale. [1] Le nom complet est Muhammad ben Jarir ben Yazid al-Imam abou Jafar at-Tabari. [2] Tabari, Histoire des prophètes et des rois, tome 2, Les quatre premiers califes, Actes sud, Paris, 2002. 82 [3] Le nom complet est Abd Allāh ibn Muslim ibn Qutayba, Abū Muh.ammad al-Dīnawarī al-Marwazī. Son livre est al Ma’ârif (les Connaissances). Les tribus indiquées sont celle de Rabî’a, de Ghassân et de Qudâ’a. [4] Les monophysites pensaient que le Christ n’avait qu’une seule nature, divine, et non pas deux, une divine et une humaine, unies dans la même personne, selon les théologies catholique et orthodoxe. Les Ghassans, opposés au pouvoir impérial grec, avaient remplacé le grec par le syriaque comme langue liturgique. [5] Al Ya’qûbi, T’arikh ( Histoire). Les tribus sont : Tamîm, Rabîa, Banû Taghlib, Tay’, Mazhaj, Bahra, Salîkh, Tannûkh et Lakhm. [6] Le nom complet est Abu Uthman Amr Ibn Bahr al-Kinani al-Fuqaimi al-Basri. Les tribus sont indiquées dans le volume 7 de Kitâb al-Hayawân (Le livre des animaux).Ce sont Taghlib, Chibân, Âbd al-Qays, Qudâ’a, Salîkh, al-Ubâd, Tannûk, Lakhm, ‘Âmila, Jizân, Ibn Kathîr ibn Belhârith ibn Ka’b. [7] Théophane le Confesseur, Chronographia. J.P. Migne, Patrologiae Graecae, tome 108, Edition de Boor, Theophanis Chronographia, II Leipsig, 1885. [8] Succot 51b, Sefer Elijah [9] Hishami [10] Ibid [11] Une semaine d’années signifie sept ans. [12] Daniel, 9, 24. [13] Hishami [14] Histoire d’Héraclius par l’évêque Sébéos, op cit. [15] Ibid. [16] Histoire d’Héraclius par l’évêque Sébéos, op cit. [17] Pour les juifs orthodoxes, Jérusalem est la capitale de l’Etat juif. Pour les nazaréens et pour les proto musulmans, elle devait devenir la capitale du monde entier. [18] Par exemple Boukhari, Livre 64 (des expéditions militaires), chapitre 44, parle de la bataille de Mota. Il y dit que Mahomet en était absent, que le chef musulman, Zeid fut tué (Zayd Ibn Hâritha, fils adoptif de Mahomet), remplacé par Djafar, qui fut tué aussi, après avoir combattu tant d’acharnement qu’il reçu 50 blessures selon un hadiths, plus de 90 selon un autre. Djafar fut remplacé par Ibn Rouâha, qui fut également tué. Le chef suivant, Khâlid Ibn al-Oualîd fut si énergique qu’il brisa neuf sabres, le dixième, un sabre yéménite, étant seul capable de soutenir la 83 vigueur du sabreur. Et la bataille finit par une victoire musulmane. Il est clair qu’un soldat ne peut continuer le combat après avoir reçu plusieurs dizaines de coups de sabre ou de lance, en ne tombant qu’au cinquantième ou au quatre vingt dixième, que personne ne va au combat avec dans le dos une hotte pleine de sabres de rechange, et qu’une bataille suivie d’une retraite est perdue. Les précisions données par Théophile d’Edesse montrent que Mahomet a organisé cette expédition. Les hadiths de ce chapitre sont visiblement fabriqués, mais pas nécessairement par Boukhari. Balâdhurî, Ansâb, I, chap 7, donne des indications voisines. Djafar aurait reçu 72 blessures avant de tomber, et Khâlid conduisit la retraite. [19] Sophrone de Jérusalem, Sermon sur la Théophanie, cité par Christoph von Schönborn, Sophrone de Jérusalem, Vie monastique et confession dogmatique, Collection Théologie Historique, Paris, Beauchesne, 1972. [20] Chroniqua minora, Pars seconda, III. Traduction Alfred-Louis de Prémare, Les fondations de l’islam, Paris, Seuil, 2002. [21] Yaqûbî, Buldân et Bakrî, Mujam. [22] Doctrina Jacobi, 5, 16, traduction Gilbert Dagron et Vincent Déroche, juifs et chrétiens dans l’orient du 7ième siècle, Travaux et Mémoire, Collège de France, Centre de recherche d’histoire et de civilisation de Byzance, 11, Paris, de Boccard, 1991. [23] Al Boukhari, Sahih, livre 60 (des prophètes) chapitre 49. Muslim, 2,189. [24] Gilbert Dagron, Entre histoire et apocalypse, in Travaux et mémoire, tome IX, 1991. [25] Edouard-Marie Gallez, op cit, et Patricia Crone et Michael Cook, opus cit. [26] Patricia Crone et Michael Cook, Hagarism, opus cit. 7 - L’empreinte du nazaréisme pendant la période médinoise : Les mahgrâyês : Mahomet n’était pas musulman, car le mot de musulman, comme celui d’islam, apparaît pour la première fois dans l’empire islamique en 691, soixante ans après la mort de Mahomet, et il a mis si longtemps à s’imposer qu’il n’apparaît dans les documents non musulmans que 150 ans après la mort du fondateur. Ses adeptes, pendant la vie de Mahomet et au moins les dix ans qui ont suivi la mort de leur chef, ont porté le nom de mahgrâyês, un mot qui appartient à la langue syriaque, et qui signifie les émigrés. Son usage a été exclusif au moins jusqu’en 644. Ce terme est attesté dès 640 en syriaque, et en 642 en grec sous la forme magaritai, dérivée du syriaque [1]. 84 Jean d’Edesse a écrit une lettre à Jean le Stylite dans laquelle il donne aux musulmans leur premier nom, mahgrâyê [2] : "Les mahgrâyê confessent tous fermement qu’il (Jésus) est le vrai Messie qui devait venir, et qui fut prédit par les prophètes. Sur ce point il n’y a pas de dispute avec nous (les chrétiens)." Un fragment de texte syriaque, daté de 682, indique [3] : "Ce livre… a été achevé en l’an 993 des Grecs, qui correspond à l’an 63 des mahgrâyê." Le syriaque était alors une langue liturgique, et dans cette langue, l’Exode est celui de Moïse conduisant les Hébreux hors d’Egypte. Cet exode fut suivi de la conquête de Canaan. Cela montre que pour les compagnons de Mahomet, l’Exode dont ils avaient tiré leur nom était celui de Moïse, préfigurant celui des nazaréens à Yathrib. A cette époque, les compagnons de Mahomet étaient des nazaréens. L’islam n’existait pas encore. L’explication califale du nom de Médine La ville de naissance de Mahomet, Yathrib, devint Médine. Le document musulman le plus ancien est la charte de Médine. Il a été rédigé en 622, l’année de l’hégire, il organise l’entraide mutuelle entre les fidèles de Mahomet, et donne à ce dernier un pourvoir d’arbitrage important. Le terme Mdyn, les consonnes qui signifient Médine, n’apparaissent dans la charte de Médine qu’à la fin du texte. Cette mention est un ajout tardif, qui d’ailleurs ne figure pas dans la version d’Abû Ubayd, plus ancienne et donc plus sûre. A cette date, Yathrib n’était pas encore Médine. La date à laquelle Yathrib fut renommée Médine est mal connue. Les textes musulmans disent peu d’années après 622, sans en préciser le nombre exact. Le Coran mentionne deux fois Médine [4], dans des versets où l’exégèse moderne de repère pas de modification. Ces versets remontent donc à la collecte d’Othmân, vers 645. La Chronique du Khûrzistân, un document non musulman, indique qu’en 660 la ville s’appelait Médine depuis un certain temps. Ces différents documents font penser que le nom de Médine a du apparaître entre 625 et 630, et peut être dès 622 ou 623 si l’on en croit les textes musulmans, sans divergences sur ce point. Selon l’histoire califale Médine serait l’abréviation d’al-Madina ar-rasul Allah, la ville du messager d’Allah, ou de al-Madina an-nabi, la ville du Prophète. Ces étymologies sont des plus douteuses car elles n’apparaissent que vers 820, deux siècles après les faits, sauf dans le traité d’arbitrage entre Ali et Muawiyah, qui a subi des corrections ultérieures, après la défaite d’Ali, et qui, donc, n’est pas fiable. Cette explication n’est pas satisfaisante pour une autre raison : le terme mdyn, à l’époque, signifiait région habitée et non ville, qui se disait qura. Le sens bourgade est apparu deux siècles plus tard, précisément en raison de l’interprétation du nom Médine par 85 "ville du messager d’Allah", "ou ville du prophète". L’explication califale n’est pas satisfaisante pour une autre raison encore, la date à laquelle le nom de Médine apparaît pour la première fois. A cette époque, les adeptes de Mahomet utilisaient le syriaque comme langue sacrée : ils se donnaient le nom de mahgrâyê, et ils appelaient leur religion la loi mahgra. C’est pourquoi ils ont du aussi renommer la ville de l’émigration d’un nom en araméen et non en arabe. Pour valider cette conjecture, il faut trouver un texte rédigé peu de temps après les faits, qui indique la raison du choix du nom Médine. La Chronique du Khûrzistân Précisément, un tel texte existe, la Chronique du Khûrzistân, écrite par des Nestoriens de Perse [5], vers 660, une trentaine d’années après le changement de nom. Etant chrétienne, elle est restée à l’abri des destructions qui ont fait disparaître tous les textes musulmans originaux Cette chronique indique les deux dénominations, Yathrib et Médine et dit que la seconde dérive du Medân biblique [6] : "Appartient de même aux Tayyaïé Médine, qui a pris son nom de Medân, le quatrième fils de Qetura. On nomme aussi (cette ville) Yathrib." Une autre tradition non musulmane indique aussi que le nom de Médine vient de Medân. Elle est attestée au onzième siècle par Bar Hebraeus, qui écrit [7] : "La ville de Yathrib, ou de Madiân… (a été nommée ) du quatrième fils qu’Abraham eu de Qetura." Certains peuvent s’étonner, pensant qu’Abraham ne fut marié qu’à Sara. Ce n’est pas exact [8]. Cela laisse une question ouverte : le nom choisi par les nazaréens de Mahomet devrait avoir un sens symbolique. Or, Medân n’en a pas. Sa vie est totalement inconnue. Les coutumes juives en matière de symboles Comme de nombreux juifs de toutes les époques, les nazaréens considéraient que le passé était une préfiguration du futur. Ainsi Joseph ben Yo’ezer, le premier théoricien du messianisme, considérait qu’il était un nouveau Jéroboam, et que Jason, le Grand Prêtre en exercice, était un nouveau Salomon, un idolâtre exposé à la sanction de Yahvé. De même, les nazaréens pensaient que le Christ était un nouveau Moïse, et que son prédécesseur serait un nouvel Elie, etc... C’est dans leur théologie qu’il faut chercher. L’alphabet arabe primitif A partir de 640, date de l’invasion arabo-musulmane, les Perses utilisèrent un alphabet arabe primitif, presque sans voyelles. Le chroniqueur a écrit Mdyn. En 660, à l’époque de la Chronique du Khûrzistân, les signes représentant les voyelles n’existaient toujours pas. Les lecteurs devaient vocaliser, c’est-à-dire 86 ajouter les voyelles en devinant. Un siècle plus tard, quand l’usage de représenter les voyelles s’est répandu, le copiste chrétien qui a ajouté les voyelles pouvait interpréter Mdyn par Medân ou bien autrement, avec d’autres voyelles. Il a choisi Medân, pour une raison que nous ne connaissons pas, ce qui a donné naissance à la tradition indiquée par Bar Hebraeus. S’il a fait une erreur de vocalisation, il doit être possible de la retrouver : existe-t-il dans la Bible une ville ou une personne dont le nom s’écrivait Mdyn en alphabet primitif, et qui avait un sens symbolique dans le cadre de la théologie nazaréenne ? Modîn Effectivement il en existe une, et une seule, le petit village juif de Modîn. C’est le village d’où partit l’insurrection des Maccabées qui devait libérer Israël de l’occupation séleucide, au cours d’une longue guerre coupée de périodes de paix armée et de négociations, qui s’étendit de 166 à 140 avant notre ère. L’histoire de cette guerre, relatée dans le livre des Macchabées [9], montre ce qu’était Modîn dans la pensée juive, et dans l’esprit de ceux qui judaïsaient : le point de départ d’une guerre théologique victorieuse. Mahomet déclarait être celui qui ouvrait le chemin au Christ en accomplissant un nouvel Exode, répétition de l’Exode de Moïse hors d’Egypte, qui devait être suivi d’une guerre théologique victorieuse. Les adeptes de Mahomet avaient accompli leur Exode et en tirèrent leur nom, les émigrés. Yathrib fut une nouvelle Modîn, en écriture arabe primitive Mdyn, d’où devaient partir de nouveaux Maccabées. Le chroniqueur ne s’est pas étonné que les premiers musulmans aient choisi un nom biblique, et non coranique, pour la ville de leur émigration, et ne s’est pas demandé la raison de ce choix. Cela montre qu’une génération après le début de l’islam, en Perse, pas très loin du foyer initial, les traces nazaréennes étaient encore présentes, mais n’étaient plus comprises. Le processus d’occultation du passé réel et de construction d’un passé mythique était engagé, mais n’était pas achevé. En 820, après deux siècles, le nom de Mdyn était trop enraciné pour le faire disparaître. Il parut plus facile aux commentateurs du calife de le réinterpréter plutôt que de tenter de le supprimer. C’était plus simple à mettre en place, et aussi efficace pour occulter l’origine nazaréenne. Le nom de Mahomet Mahomet est un prénom arabe strictement inconnu avant l’islam. Dans les siècles suivants la fondation de l’islam, ce prénom a été très utilisé par les musulmans, par imitation du fondateur, comme cela est assez souvent le cas pour les personnes célèbres. Il est ainsi probable que ce prénom ait été porté pour la première fois par le Mahomet historique. Dans ce cas, donner un nom nouveau, jusque là inconnu, implique probablement que cette nouvelle dénomination avait un sens symbolique. 87 Le nom de Mahomet a, d’après l’histoire califale, un sens en langue arabe : homme illustre, ou homme célèbre. Cependant, la même raison que pour Médine fait douter de cette étymologie : elle est arabe, alors qu’à l’époque où Mahomet reçut ce nom, les langues utilisées par les adeptes de Mahomet pour les usages symboliques étaient l’araméen ou l’hébreu. Il y a ainsi une probabilité élevée que le nom de Mahomet dérive de l’araméen ou de l’hébreu. Une autre raison fait douter de l’étymologie arabe : de sens symbolique, contrairement à Mahgrâyê, Mahgra Dire que Mahomet serait un homme illustre ne renvoie théologie. Cela relève de la flatterie de courtisan, symbolique religieuse. Le prophète Daniel elle n’a pas et Médine. à aucune et non d’une C’est l’un des quatre prophètes majeurs du peuple juif. Les juifs de ce temps fondaient leur attente messianique sur l’analyse du livre de Daniel, et les chrétiens, nous le verrons, interprétaient eux aussi leur époque à partir de ce même prophète. On peut présumer que les nazaréens faisaient de même : le Zeitgeist, l’esprit du temps, était à l’œuvre [10]. Dans le livre de Daniel se trouve le discours d’un ange qui combat les Perses et les Romains. Dans le vocabulaire du Proche Orient à l’époque, le mot Romains désigne les Byzantins, et le mot ange vient du grec angelon, envoyé. Le texte de Daniel signifie qu’un envoyé de Dieu a combattu et vaincu les Perses et les Romains. Il préfigure Mahomet, lui aussi envoyé de Dieu pour combattre et vaincre Perses et Romains. C’est le système de pensée qui voyait dans les événements du passé une préfiguration de l’avenir. Dans ce texte, Daniel est gratifié du titre d’ "homme des prédilections", ish hamudot en hébreu [11]. Pour transposer de l’hébreu à l’arabe, il faut remplacer ish, homme en hébreu, par son équivalent en arabe, mu, puis translittérer hamudot selon les règles habituelles entre hébreu et arabe. Le résultat est Muhammad. Cette étymologie possède une forte charge symbolique : elle se place dans le cadre de l’esprit du temps, elle fait du porteur de ce nom un équivalent de l’un des prophètes majeurs d’Israël, un objet des prédilections de Dieu, et la victoire de l’envoyé angélique sur les Perses et les Romains préfigure celle de l’envoyé humain. [1] Patricia Crone et Michaël Cook, op cit. [2] François Nau, Lettre sur la généalogie de la Sainte Vierge, in Revue de l’Orient Chrétien, 1901. [3] Patricia Crone et Michaël Cook, op cit. [4] Sourate 9, versets 101 et 120. 88 [5] Nestorius devint patriarche de Constantinople en 428. Ses idées, monophysites, furent condamnées par un concile en 430, et Nestorius déposé. Ses idées se répandirent cependant, et l’Eglise de Perse les adopta vers 490. Cette Eglise fut très influente jusque vers l’an 900. Elle est aujourd’hui constituée d’environ un million de croyants, essentiellement en Irak, où elle porte le nom de chaldéenne. [6] François Nau, Les Arabes chrétiens de Mésopotamie et de Syrie du 7ième au 8ième siècle , Paris, 1933. [7] Bar Hebraeus, Chronique Ecclésiastique, 2, 114 [8] Genèse, 25, 1. [9] 1 Macchabées, 2, 15 à 25 et 2, 70 à 3, 2. [10] Ce terme, introduit par Heidegger dans la philosophie allemande, désigne l’ensemble des idées, des conceptions, des modes de pensées, des présupposés communs aux habitants d’une région, dans une tranche de temps particulière. [11] Daniel, 9, 23 et 10, 11 et 19. 89 V - Les dix ans suivant la mort de Mahomet Les nazaréens: Les textes géorgiens de Théodore: Il était un moine contemporain des débuts de l’islam, d’origine géorgienne. Il écrit que des "arabes athées" sont entrés à Jérusalem avant l’arrivée d’Omar [1] : "Aussitôt ils arrivèrent en courant au lieu que l’on appelle le Capitole. Ils prirent avec eux des hommes, certains de force, d’autres de leur plein gré, afin de nettoyer ce lieu et d’édifier cette maudite chose, destinée à leur prière, qu’ils appellent une mosquée." Il est clair qu’athée est une injure plutôt qu’une réalité, car le premier geste de ces "athées", et de courir pour construire une "mosquée". Le terme de mosquée est islamique, il s’agit donc des compagnons de Mahomet dont les successeurs ont engendré l’islam. Ils sont entrés à Jérusalem avant l’arrivée d’Omar, donc soit lors de la victoire de Gaza, en 634, soit lors de la reddition de Jérusalem en 637. Le Capitole est un temple à Jupiter Capitolin élevé sur l’ordre de l’empereur Hadrien, entre 132 à 135, sur l’emplacement du temple d’Hérode, pour interdire les célébrations juives après la révolte de Bar Kokhba. Le temple d’Hérode avait été construit sur l’emplacement de celui d’Esdras, et ce dernier sur celui de Salomon : c’était le Temple. Il est assez étrange de voir des soldats musulmans se précipiter pour reconstruire le Temple. Rien ne justifie un pareil acte dans la théologie musulmane des califes. Par contre, dans la théologie nazaréenne, c’était une urgence absolue, car, après l’exode et la conquête de Jérusalem, c’était le troisième et dernier acte à faire pour déclencher le retour du Christ armé et la conquête du monde entier. Dès lors qu’ils appliquent la théologie nazaréenne, et qu’ils l’appliquent en urgence, il est probable que ces soldats appartenaient à la mouvance nazaréenne. La Chronographie de Théophane Ce texte précédemment cité dit [2] : "Omar, ...entra dans la Ville Sainte et, avec une hypocrisie satanique, chercha le Temple des juifs afin d’en faire un lieu pour ses prières blasphématoires. Quand il l’eut vu, Sophone (le Patriarche) dit : en vérité voici l’abomination de la désolation, qui se tient dans le Saint des Saints." Ce texte contraste avec les relations des historiens musulmans selon lesquelles Omar entra dans Jérusalem en 638, un an après la reddition de la ville en 637, en bonne intelligence avec le 90 patriarche. Il montre aussi, ce que ne disent pas les auteurs musulmans, que c’est dans le Saint des Saints du Temple qu’Omar alla prier. Quant à l’expression "l’abomination de la désolation", c’est une citation du Livre de Daniel [3], qui désigne l’introduction d’idoles sataniques dans le Temple de Yahvé. Cela montre d’une part que les chrétiens de l’époque considéraient les adeptes de Mahomet comme une secte satanique, ce qui était déjà impliqué par l’expression de "prières blasphématoires", et d’autre part que, comme leurs contemporains juifs, les chrétiens interprétaient les événements de leur temps en se référant au prophète Daniel. Le Saint des Saints n’existait plus depuis la destruction du Temple par les armées romaines en 70. La destruction avait été complète, il n’en restait pas "pierre sur pierre", car les ruines avaient été dégagées, de 132 à 135, sur l’ordre de l’empereur Hadrien, pour bâtir sur cet emplacement un temple à Jupiter Capitolin. Puisque Omar alla y prier, c’est qu’il avait été reconstruit entre la reddition de Jérusalem en 637 et l’arrivée d’Omar en 638. Dans un intervalle aussi bref, il était sans doute une construction sommaire. Il a été détruit par le séisme de 661. Ce n’est que pour les nazaréens que le lieu de la prière devait être le Saint des Saints dans le Temple reconstruit. Ce texte décrit toujours l’application de la théologie nazaréenne. La controverse entre Jean 1er et un émir compagnon de Mahomet. En 644 eut lieu une controverse entre le patriarche jacobite Jean 1er et l’émir Amru bar Sa’d [4], gouverneur de Homs, en Syrie, ancien compagnon de Mahomet. Le patriarche a rédigé leur discussion, et cet écrit nous est parvenu [5]. L’émir, violemment anti-chrétien, s’efforça de convaincre le patriarche de se rallier à la religion de l’armée arabe, et d’entraîner avec lui ses ouailles. Il est remarquable que, dans tout le cours de la controverse, pas une fois l’émir ne mentionne ni le Coran, ni Mahomet, ni l’islam. Son but fut de convaincre le patriarche que le Christ était certes un prophète, mais non pas Dieu. Voici une citation de cet échange : "L’illustre émir n’accepta pas qu’il (le Patriarche) se réfère aux prophètes, mais demanda une citation de Moïse prouvant que le Messie était Dieu." Pour les chrétiens, le Christ est à la fois homme et Dieu. C’est exactement ce que les nazaréens contestaient : pour eux le Christ était un très grand prophète, le futur maître guerrier du monde, mais un homme seulement. L’émir conteste que le Christ soit Dieu, et défie le patriarche de lui montrer une citation de Moïse, c’est-à-dire de la Tora, montrant que le Christ est Dieu. Il se comporte en nazaréen ou en juif en tenant pour décisif un texte tiré de la Tora. Rien dans sa manière de conduire la controverse n’a le moindre rapport avec l’islam tel qu’il se présente aujourd’hui. 91 L’émir demande au patriarche comment ils se fait que, la Tora étant unique, il y ait plusieurs branches du christianisme. Le Patriarche répond : "De même que le Pentateuque (autre nom de la Tora) est unique et la même, et est acceptée par nous chrétiens et par vous mahgrâyês…" Là aussi, les compagnons de Mahomet ont pour livre sacré non le Coran, mais la Tora, et s’appellent mahgrâyês et non musulmans. De plus, l’émir fait traduire la Tora par un "juif". Les seuls "juifs" qui reconnaissait le Christ comme Messie, mais non comme Dieu, étaient les nazaréens. L’émir, un gouverneur musulman, un ancien compagnon de Mahomet, nommait la religion à laquelle il tentait de convertir le Patriarche non pas l’islam, mais la "loi mahgrâ". Ce terme est un mot syriaque dont la traduction en arabe est muhâjir, qui signifie exode, ou émigration. Le silence du gouverneur d’Homs sur Mahomet incite à penser qu’avant cette date, 644, Mahomet n’avait jamais prétendu être un prophète, ni n’avait encore été présenté de cette manière. Il y a de plus chez les nazaréens un précédent dans le même sens. Theudas avait annoncé le retour du Christ, et avait rassemblée une armée pour aller l’accueillir, mais n’avait jamais déclaré être un prophète. Ainsi, ceux qui allaient devenir les musulmans ne puisaient pas leurs références doctrinales dans le Coran, ne considéraient pas Mahomet comme un prophète, ses idées ou ses paroles n’étaient pas une référence doctrinale et ils ne portaient pas le nom de musulman mais celui d’émigrés, non pas en arabe, muhâjirûn, mais en syriaque, mahgrâyê. Ils se référaient à la Tora telle que les nazaréens l’interprétaient, et donnaient à leur religion un nom, loi mahgrâ, araméen et non arabe, tiré de la théologie nazaréenne. L’islam n’existait toujours pas. [1] Texte géorgien traduit par Bernard Flusin, L’esplanade du Temple à l’arrivée des Arabes, in Bayt al-Maqdis. Abd al-Malik’s Jerusalem, part 1, Oxford Studies in islamic Art, XI, Oxford University Press, [2] Texte géorgien traduit par Bernard Flusin, L’esplanade du Temple à l’arrivée des Arabes, in Bayt al-Maqdis. Abd al-Malik’s Jerusalem , part 1, Oxford Studies in islamic Art, XI, Oxford University Press, 1992. Robert G. Hoyland, Seeing islam as others saw it. A survey and evaluation of Christian, Jewish and Zoroastrian writing on early islam, Princeton, the Darwin Press. [3] Daniel, 9, 27. 11,31. 12, 11. [4] D’après Tabari, cité par Patrica Crone et Michale Cook, opus cit. C’est le même personnage que Umayr Ibn. Sa’d al-Ansari ; tout deux étaient gouverneurs à la fois d’Homs et de Damas, ce qui est 92 très inhabituel, et ils l’étaient dans la même période. [5] François Nau, Un colloque du Patriarche Jean, in Journal Asiatique, 1915. 93 VI - Quinze ans après la mort de Mahomet La naissance de l’islam: Les muhâjirûn Dix à quinze ans après la mort de Mahomet, mahgrâyês a été traduit par muhâjirûn, émigrés en arabe, et pour le demi siècle suivant, dans l’usage courant, les convertis de Mahomet ont porté les deux noms [1]. Quand le terme de musulman est apparu, l’usage courant est pourtant resté longtemps le mot araméen initial, et le Messie un concept central de la nouvelle religion. Dans tous les documents officiels musulmans, jusque vers 720, le seul terme utilisé est muhâjirûn. Le terme muslimûm, dont nous avons fait musulmans, apparaît vers 720 dans les textes officiels musulmans, et vers 775 dans les textes chrétiens. Ainsi, en 708, trois quarts de siècle après la mort de Mahomet, Jacques d’Edesse écrit [2] : "Que le Messie soit de descendance davidique, tout le monde le professe, les juifs, les mahgrâyês, les chrétiens." Les juifs et les premiers musulmans reconstruisent ensemble le Temple Aujourd’hui, il semble surréaliste que des juifs et des musulmans aient pu collaborer en bonne intelligence pour rebâtir ensemble le Temple de Salomon sur l’Esplanade de Jérusalem. Pourtant, il y eut une époque, où pendant une quinzaine d’années environ, de 634 à 650, des juifs et des Arabes collaborèrent, et construisirent ensemble un nouveau Saint des Saints du Temple de Salomon. Une telle collaboration était aussi impensable à l’époque de Mahomet qu’aujourd’hui : les discours de ce dernier, repris dans le Coran, traitent les juifs de falsificateurs des Ecritures [3], de singes [4], de porcs [5], de maudits d’Allah [6]. Ces qualificatifs reflètent les idées des nazaréens : ils n’appréciaient ni les juifs qui refusaient de reconnaître que le Christ était le Messie, ni les chrétiens qui y voyaient le Fils co-éternel au Père. Trois questions doivent être abordées : cette collaboration a-t-elle bien eut lieu, comment a-t-elle été possible compte tenu des idées des nazaréens sur les juifs, pourquoi a-t-elle pris fin ? D’après les documents ci-dessous, c’est pour reconstruire ensemble le Temple que juifs et compagnons de Mahomet ont collaboré. Du point de vue nazaréen, c’était une urgence. La chronique de Sebêos Sebêos était un évêque nestorien d’origine arménienne. Sa chronique, qui date de 660, rapporte [7] : "Les juifs, trouvant de l’appui auprès des Arabes pendant un moment, conçurent le projet de rebâtir le Temple de Salomon... Ayant localisé l’endroit du Saint des Saints, ils construisirent 94 là un lieu de prière pour eux-mêmes, avec des fondations et une superstructure. Mais les Ismaélites (désignation symbolique des Arabes, car Ismaël est leur ancêtre éponyme) les jalousèrent, les expulsèrent de l’endroit, et appelèrent le bâtiment leur propre lieu de culte." Nous avons vu que ces Arabes impatients de reconstruire le Temple étaient probablement des convertis au nazaréisme. Malgré les préventions des nazaréens contres les juifs, ce texte déclare sans ambiguïté non seulement que la collaboration a bien eu lieu, mais en plus que ce sont les juifs qui ont pris l’initiative de la reconstruction. Théodore décrivait pourtant chez les soldats arabes une hâte qui rend d’autant plus surprenant l’initiative qu’ils ont laissée aux juifs. Ce texte indique également qu’en 660, vingt cinq ans après la mort de Mahomet, la collaboration avait cessé. Le récit du pèlerin Arculfe Arculfe est un bordelais qui effectua un pèlerinage à Jérusalem vers 670, avant donc la construction du Dôme du Roc. Voici un extrait de son récit [8] : "En ce fameux lieu où se dressa un jour le Temple si magnifiquement bâti, près de la muraille orientale, les Arabes fréquentent maintenant une maison de prière quadrangulaire qu’ils ont bâti de manière sommaire, en l’édifiant avec des planches dressées et de grandes poutres sur des vestiges de ruines. On dit que cette maison peut recevoir 3.000 personnes à la fois." Il y avait eu un tremblement de terre en 661. Le premier temple reconstruit, selon la chronique de Sebêos, avait "des fondations et une superstructure", ce qui s’accorde avec la description d’Arnulfe : les planches et les poutres forment sans doute la superstructure, et les fondations l’assise de pierres dans laquelle étaient ancrées les planches et les poutres. Les ruines dont fait état Arnulfe sont sans doute les restes du premier temple rebâti par les Arabes, où Omar alla faire ses prières, et qui fut détruit par le tremblement de terre de 661. Si ce bâtiment quadrangulaire pouvait contenir 3.000 personnes prosternées, il devait avoir une cinquantaine de mètres de côté, sensiblement la même dimension que le Débir du Temple d’Hérode, qui contenait le Saint des Saints. Une apocalypse judéo-arabe L’apocalypse est un genre littéraire utilisé durant les premiers siècles de notre ère. Ce mot signifie révélation, et décrit des événements futurs que le rédacteur déclare connaître par une vision ou par une communication venue d’un ange, ou de Dieu lui-même. L’apocalypse en question date d’environ 750 [9]. Elle fait état d’événements survenus sous le règne de Muawiyah, le premier calife d’une nouvelle dynastie, les Omeyades, qui établit son centre de pouvoir à Damas, et non plus à Médine. L’auteur indique la construction d’une mosquée sur l’emplacement du Temple. Il ne présente pas du tout cette construction comme une usurpation 95 du lieu du Temple juif, mais il dit que Muawiyah a "restauré les murs du Temple", et décrit les événements comme s’il s’agissait de rétablir l’ancien Temple. Ainsi, vingt-cinq ans après l’invasion de Jérusalem par les armées arabo-musulmanes, il existait une totale collaboration religieuse entre juifs et Arabes, les Arabes étant considérés non comme des adversaires, mais comme des convertis au judaïsme. Un siècle plus tard, quand l’apocalypse en question fut rédigée, la rupture entre Arabes et nazaréens était totale. Ainsi, à l’époque de l’invasion, dont l’auteur a la nostalgie, et qu’il espère encore revoir, les juifs et les Arabes avait été religieusement unis, et avaient ensemble tenté de rebâtir le Temple de Salomon. L’auteur fait probablement une erreur de date, ce qui est concevable, car il écrit un siècle après les faits. Il indique en effet que la collaboration entre juifs et adeptes de Mahomet se poursuivait vingt cinq ans après la mort de Mahomet, alors que Sebêos, qui écrivait précisément vingt cinq ans après la mort de Mahomet, dit qu’à ce moment la collaboration avait cessé. Les secrets de Rabbi ben Yohay Simon ben Yohay fut un élève de rabbi Akiba, l’inspirateur de la révolte juive de Bar Kokhba, de 132 à 135. Il continua à enseigner la Tora, malgré l’interdiction d’Hadrien, et, pour échapper à la mort, il vécut pendant treize ans dans une grotte. Comme il était très célèbre, des auteurs postérieurs lui attribuèrent leurs écrits pour les rendre plus crédibles. Les "secrets de Rabbi ben Yohay" sont une apocalypse rédigée vers 750 par un auteur inconnu. Cet auteur met sous forme de prophétie attribuée au rabbi des événements survenus vers 640, que l’auteur connaissait puisqu’il vivait après, mais qui, pour ceux qui croyaient lire un texte écrit en 135, révélaient une connaissance miraculeuse du futur, crédibilisant ainsi toute l’œuvre. En voici une phrase [10] : "Le deuxième roi qui se lève en Ismaël (Omar) réparera les brèches du Temple." Le Temple est la Ka’ba de Jérusalem, l’ancien Débir du Temple d’Hérode. Cet auteur, comme le précédent, se souvient de l’époque ou juifs et Arabes travaillaient ensemble à reconstruire le Temple, et il semble lui aussi espérer le retour d’une pareille collaboration. Il faut noter qu’Omar, qui "répara les brèches du Temple", est nommé le "deuxième roi", c’est-à-dire le successeur de Mahomet. L’auteur des secrets n’a pas connaissance d’un califat intercalaire, celui d’Abou Bakr, entre Mahomet et Omar. C’est une confirmation, par une source non musulmane, qu’Abou Bakr n’a jamais été calife. Salman ben Yeruhim C’est un écrivain karaïte. Les Karaïtes, d’un mot qui signifie les lecteurs, sont des juifs qui s’opposent aux rabbanites. Les premiers considèrent que seul le respect de la tradition écrite est obligatoire, les seconds y ajoutent la tradition orale. Salman ben Yeruhim écrivait, vers 950 [11] : 96 "Le royaume d’Ismaël (les Arabes) fut victorieux, il fut permis à Israël d’accéder et de s’installer et les cours de la Maison de Dieu leur furent cédés ; et ils y prièrent pendant un temps." C’est toujours le souvenir d’une époque où les Arabes, entrés victorieux à Jérusalem, étaient alliés aux juifs, et leur avaient permis de prier dans le Temple, avant de rompre avec eux. Le Temple dont il s’agit dans les trois derniers textes ne peut être le Dôme du Roc, construit à partir en 691, car ce dernier est une mosquée, réservée aux musulmans, où les juifs n’ont jamais eu le droit d’entrer. Cet ensemble de textes ne laisse guère de doute : la reconstruction en commun du Temple a bien eu lieu, de 635 à 650. Les juifs collaborateurs des musulmans initiaux Il y en a eu un certain nombre, que nous allons voir. Ils sont tous situés dans une tranche de temps assez courte, depuis le début de la vie publique de Mahomet jusqu’à 15 ans après sa mort. Compte tenu de la vive opposition des nazaréens aux juifs traditionnels, qui se retrouve dans l’islam, il est probable qu’il s’agissait de personnes appartenant à l’ethnie juive, mais dont la religion était le nazaréisme : il s’agissait des nazaréens qui ont converti Waraqa, puis Mahomet, puis les Qoreychites. Voici ces collaborateurs. Zayd ibn Tabit, le célèbre secrétaire de Mahomet, "juif" originaire de Yathrib, parlait et écrivait l’hébreu et l’arabe. Mahomet lui attribua un poste d’extrême confiance. Les nazaréens cultivés d’ethnie juive parlaient l’hébreu, et également la langue de la population parmi laquelle ils vivaient, l’arabe à Yathrib. Un converti arabe avait peu de chance de parler l’hébreu, puisque Waraqa a du traduire pour eux les livres sacrés venus de l’hébreu, et un juif traditionaliste n’aurait probablement pas obtenue une pareille situation s’il avait été en butte aux malédictions que transmet le Coran. Le Pseudo-Sébéos cité précédemment écrivait, concernant les juifs d’Edesse chassés par Héraclius [12] : "Ils (les juifs d’Edesse) partirent dans Arabie chez les enfants d’Ismaël... Bien fussent prêts à accepter cette proximité purent néanmoins convaincre la masse des cultes étaient différents." le désert et vinrent en que les ismaëlites de parenté, les juifs ne gens parce que leurs Ainsi, les Arabes de Yathrib pratiquaient un "culte différent". Des observateurs peu attentifs l’avaient confondu avec le judaïsme traditionnel, et ont donné aux juifs d’Edesse une information erronée, qui a conduit ces derniers à tenter de se réfugier à Yathrib. Mais les habitants de Yathrib n’appartenaient pas à l’ethnie juive, car c’étaient des ismaëlites, c’est-à-dire des Arabes. Il s’agissait probablement d’un groupe d’Arabes convertis au nazaréisme. Comme les nazaréens judaïsaient, la confusion était 97 possible. Les juifs d’Edesse, d’après le pseudo-Sébéos se sont convertis "au culte différent" et sont devenus des nazaréens. Ils étaient devenus des juifs à qui les musulmans initiaux pouvaient faire toute confiance. La Chronique de Sebêos indique qu’un "juif" fut le premier gouverneur de Jérusalem, après la prise de la ville en 637. Il est difficile de penser que ce fut un juif traditionaliste en raison de l’hostilité violente que le Coran, à la suite des nazaréens, manifestait contre les juifs traditionnels. Ce n’était pas non plus, d’après Sebêos, un converti d’origine juive. Comme dans plusieurs circonstances vues précédemment, l’hypothèse que ce juif était en fait un nazaréen rend compte de l’étrangeté qu’il y aurait, à prendre le texte au pied de la lettre, à ce qu’un juif gouverne la troisième ville sacrée de l’islam. Le fait que ce gouverneur soit totalement absent des traditions islamiques conduit à la même question que le travail commun des juifs et des musulmans pour rebâtir le Temple. Le gouverneur juif, le travail en commun de juifs et des musulmans initiaux et de façon générale la présence des nazaréens dans l’islam initial a été évacuée des traditions califales. Ainsi, les "juifs" qui s’entendirent si bien avec les musulmans initiaux étaient probablement des personnes d’ethnie juive, qui se considéraient eux-mêmes comme des vrais juifs, et à ce titre héritiers légitimes des terres de Palestine, mais dont la religion nazaréenne était rejetée par les rabbins. La rupture Reste la troisième question. Pourquoi les compagnons de Mahomet, environ quarante ans après avoir accepté la religion nazaréenne, et quinze ans après la mort de Mahomet, ont-ils rejeté leurs initiateurs, et tout fait pour effacer leur mémoire des traditions califales ? La fin du travail en commun entre les nazaréens d’ethnie juive et les compagnons de Mahomet, quinze ans après la mort de Mahomet, s’est accompagnée de deux autres événements notables : la première collecte des documents qui ont servi à former le Coran, et l’arabisation du nom mahgrâyê en muhâdjirûn. Ces événements sont liés : pour effacer la trace des nazaréens, il fallait rompre avec les nazaréens d’ethnie juive, changer le nom des fidèles de Mahomet en arabisant leur dénomination, et former un nouveau livre sacré arabe capable de remplacer la Tora et l’Evangile des Hébreux. En dehors de ces trois changements majeurs, un certain nombre d’autres ont pris place. Patricia Crone et Michael Cook observent que [13] : "…cette période est marquée par la destruction et la reconstruction de mosquées (pour changer la qibla), des conflits politiques centrés sur les thèmes du mahdi et de l’imamat, les tentatives pour imposer un texte standard pour le Coran… ce sont de forts indices d’un changement religieux drastique." 98 Ce changement drastique, ainsi que les trois autres, était le passage du nazaréisme à l’islam : c’est quinze ans après la mort de Mahomet que l’islam est né, à partir du nazaréisme. La cause de la création de l’islam En 638, le programme nazaréen était rempli : l’exode avait été fait, Jérusalem conquise, le Débir du Temple reconstruit. Le Christ allait donc revenir. C’est à cette date qu’Omar décida que le calendrier de son groupe prendrait pour origine l’exode à Médine. Omar avait passé les dix ans de son califat à attendre le retour du Christ armé, et à le préparer par de nouvelles conquêtes : l’Irak, l’Egypte, une bonne partie de la Perse. Othmân succéda à Omar, de nouvelles conquêtes commencèrent à constituer un empire et enrichirent les émigrés. Mais le Christ armé ne parut pas. L’idéologie religieuse des mahgrâyês était efficace pour motiver les combattants et construire un empire, mais sa promesse fondamentale, le retour du Christ armé ne se réalisait pas. Les romains avaient rencontré ce problème et l’avaient exprimé dans un adage en forme de question : "Qui custodiet custodem ?", "Qui garde le gardien ?" L’armée romaine "gardait", c’est-à-dire contraignait l’empire à rester sous l’autorité de Rome. La garde prétorienne "gardait" l’armée. En contrôlant le centre du pouvoir, elle était en mesure de priver de solde et d’approvisionnement les armées rebelles. Mais personne ne "gardait" la garde prétorienne. Elle était en principe au service de l’empereur, mais toute l’histoire montre qu’elle était à son propre service, et nommait ou assassinait les empereurs suivant ses intérêts, ou ses caprices. La période qui s’étend de juin 68 à décembre 69 est "l’année des quatre empereurs", Néron, Galba, Othon et Vitellus. Néron et Galba furent assassinés par la garde prétorienne. Les armées que la garde ne contrôlait plus se livrèrent à une guerre civile où Othon et Vitellus perdirent la vie. Vespasien prit le pouvoir en décembre 69. C’est un phénomène général, dont l’islam, sous le nom de fitna, donna plusieurs exemples. La stabilité d’un régime au pouvoir central fort est assurée par l’idéologie. C’est elle qui "garde le gardien". Non seulement elle assure la loyauté de la garde rapprochée du chef suprême, mais, en plus, elle facilite le travail de la police ou des armées. Ce sont les citoyens, au nom de l’idéologie, qui font pression sur les dissidents pour les ramener à l’obéissance. La police, ou l’armée, n’interviennent qu’en dernier recours. L’idéologie romaine, fondée sur la pax romana et la gloire de Rome, était trop peu motivante pour éviter l’anarchie et les guerres civiles dès que l’empereur au pouvoir manquait de talent politique. Les califes de l’empire musulman affrontèrent le même problème. L’idéologie qui avait permis les premières conquêtes perdait son pouvoir, car le nazaréisme prévoyait le retour du Christ armé dès la conquête de Jérusalem et la restauration du Temple. Le programme était rempli, la promesse non tenue. Le gardien n’était plus gardé. La solution d’Othmân et de ses successeurs 99 Très rares sont les hommes capables d’abandonner le pouvoir. Lucius Cornélius Sylla au premier siècle avant notre ère, Dioclétien au début du quatrième, Charles Quint au seizième sont des exceptions. Les califes ne faisaient pas partie de cette sorte d’hommes. Quinze ans après la mort de Mahomet, ils affrontèrent un problème majeur. L’idéologie nazaréenne perdait son aptitude à convaincre, alors qu’une idéologie était indispensable à la stabilité de l’empire fraîchement conquis. Othmân s’efforça de construire une nouvelle idéologie en récupérant des éléments de la précédente. Le projet de conquête mondiale, destiné à donner le pouvoir et les richesses aux Justes, était nécessaire pour poursuivre l’expansion de l’empire. En revanche, le Christ Messie comme prophète armé et toute référence aux nazaréens qui avaient mis le Christ armé au centre de leur théologie menaient l’idéologie à la ruine. L’idéologie qui devait "garder" le nouvel empire devait justifier le pouvoir en place et ses projets de conquêtes, et présenter une continuité suffisante avec la précédente pour que l’ensemble apparaisse comme un mouvement historique continu. Toute référence et tout lien avec les fondateurs nazaréens et leur promesse non tenue devait disparaître. Contraints de reconstruire leur théologie pour faire disparaître le souvenir des nazaréens, les califes firent d’une pierre deux coups, et même trois. Le premier but évident était de changer la théologie pour éliminer le souvenir des nazaréens. Le second but fut de garder le pouvoir aux Arabes. L’empire devenait de plus en plus vaste, il s’étendait sur de nombreux peuples non arabes. Pour garder le pouvoir aux mains des premiers conquérants, il fallait donner un rôle central à l’ethnie arabe. Cela a été si loin que, aujourd’hui, plus de quatorze siècles après les origines, alors que les Arabes ne représentent plus que 20% des musulmans du monde, les musulmans arabes continuent à penser que les musulmans non arabes ne sont que des demi musulmans, incapables de comprendre pleinement l’islam, et, ce qui est plus surprenant, beaucoup de musulmans non arabes ont fini par le croire [14]. L’utilisation d’un prophète arabe, de la langue arabe pour le Coran, et d’une ville sacrée arabe a poussé la prévalence de l’ethnie arabe dans l’islam plus loin que les califes ne l’avaient sans douter rêvé. Le troisième bénéfice permis par la reconstruction de la théologie est que les reconstructeurs ont pu justifier par la théologie ce qui leur convenait. Nous en verrons bien des exemples. [1] Robert G. Hoyland, Seeing islam as others saw it. A survey and evaluation of Christian, Jewish and Zoroastrian writing on early islam, Princeton, the Darwin Press. 100 [2] Jacques d’Edesse, Lettre sur la généalogie de la Sainte Vierge. Traduite par François Nau, Revue de l’Orient chrétien, 1901. [3] Sourate 2, versets 75 et 79. Sourate 3, verset 78. Sourate 4, verset 46. Sourate 5, versets 13, 15 et 41. Sourate 6, verset 91. Sourate 7, verset 162. [4] Sourate 2, verset 65. Sourate 5, verset 60. Sourate 7, verset 166. [5] Sourate 5, verset 60. [6] Sourate 5, verset 64 [7] Histoire d’Héraclius par l’évêque Sébéos, traduit par F. Macler, Paris, 1904. Armenian history attributed to Sebeos , traduit par Robert Thomson, Liverpool University Press, 2000. [8] Bernard Flusin, opus cit.. Egalement, Robert G. Hoyland, opus cit.. [9] Israël Lévy, Une apocalypse judéo-arabe, in Revue des études juives, tome 67, N°133, 1914. [10] Patricia Crone et Michael Cook, opus cit. [11] Robert Hoyland, opus cit. [12] Histoire d’Héraclius par l’évêque Sébéos, opus cit.. [13] Patricia Crone et Michael Cook, Hagarism, opus cit. [14] Vidiadhar Surajprasad Naipaul fut prix Nobel de littérature en 2001. Il voyagea dans des pays musulmans non arabes, en Indonésie, Iran, Malaisie et Pakistan. Ces pays contiennent environ 40% de tous les musulmans du monde, deux fois plus nombreux que tous les Arabes réunis. V. S. Naipaul publia ses observations dans deux livres, Crépuscule sur l’Islam en 1981 et Jusqu’au bout de la foi en 1998 : "Aucune colonisation n’avait été aussi absolue que celle qui s’était installée avec la foi arabe…C’était un article de foi, et devant elle tout était faux, malavisé, hérétique ; il n’y avait pas de place dans le cœur ou l’esprit de ces croyants pour leur passé pré-mahométan." En Indonésie et en Malaisie, l’architecture de tradition locale est maintenant remplacée par une architecture arabe pour les lieux de culte, parce que les Malais et les Indonésiens eux même considèrent que leur propre architecture n’est pas assez islamique. " 101 VII - De quinze à cent cinquante ans après Mahomet: 1 2 3 4 5 - Mahomet, l’islam et les musulmans L’attestation de foi musulmane : la chahada Le changement de qibla Le massacre des juifs La Mecque 1 - Mahomet, l’islam et les musulmans : Mahomet devient un prophète Pendant les cinquante ans qui suivent la mort de Mahomet, aucun texte, aucune inscription ne mentionne que Mahomet aurait été un prophète. Ce n’est pas faute d’inscriptions religieuses, car il en existe, portant le nom d’Allah. La première mention du nom de Mahomet a été découverte sur une pièce de monnaie frappée en 685 à Bishapur, en Perse, par un partisan de l’anti-calife Ibn al-Zubayr. Cinq ans plus tard, on en trouve une autre, due au camp opposé du calife de Damas. La difficulté d’imposer Mahomet comme prophète Le seul document islamique original datant d’un siècle après la mort de Mahomet est un fragment de papyrus datant du début du 8ième siècle retrouvé à Khirbet el-Mird, au nord ouest de la mer Morte [1]. Il y est question de la bataille de Badr. Mahomet y est mentionné deux fois. Aujourd’hui, il est blasphématoire pour un musulman de mentionner le nom de Mahomet sans ajouter une formule de bénédiction, "que les prières d’Allah et la paix soient sur lui". Une telle formule est obligatoire parce que Mahomet est non seulement un prophète, mais le plus grand de tous les prophètes, et le dernier avant la fin des temps. Dans le papyrus en question le nom de Mahomet n’est suivi d’aucune formule de cette sorte. Dans le cadre de la théologie musulmane, cela signifie que, un siècle après la mort de Mahomet, le rédacteur du papyrus ne le considérait toujours pas comme un prophète. Les musulmans Près de soixante ans ont passé après la mort de Mahomet avant que n’apparaisse pour la première fois le mot de muslim, dont nous avons fait musulman. La toute première mention date de 691, sur le Dôme du Roc. Elle reste très isolée. La première mention sur une monnaie est de 768. La première mention sur papyrus est une chronique syriaque de 775. Près de deux siècles après la mort de Mahomet ont passé avant que le terme musulman ne se généralise. Dans la Charte de Médine, le pacte que conclut Mahomet avec les habitants de cette bourgade, le mot de musulman est absent. Dans les textes occidentaux, le mot de musulman apparaît pour la première fois en 775, cent cinquante ans après l’arrivée à Médine. Une conséquence importante en résulte : les mots islam, musulman, soumission, ne peuvent avoir été présents dans les premières versions du Coran, car ils n’existaient pas à l’époque des 102 premières collectes. Les versets du Coran comportant l’un de ces mots sont des ajouts postérieurs, faits au minimum soixante ans après les discours de Mahomet. Il y a plus de quatre vingt versets comportant cette sorte de mot [2]. Les mots islam et musulman En arabe, islam signifie soumission, et musulman personne soumise. Tous deux sont fondés sur la racine slm. Pour en savoir plus, cliquez ici. Vous trouverez une étude de cette racine dans 15 langues sémitiques. Le nombre total de langues sémitiques dépend de la manière de compter les variantes. Au minimum il y a une quarantaine de langues, au maximum une soixantaine, si l’on considère comme des langues différentes ce que le premier décompte tient pour des variantes dialectales. Les 15 langues étudiées forment un échantillonnage assez large pour que l’on puisse en tirer des conclusions raisonnablement fiables. Il contient au moins une langue de chaque groupe et sous groupe, et étudie une trentaine de formes dérivées différentes de la racine slm, possédant en tout une centaine de groupes de sens. Le sens fondamental, à la racine de tous les autres, est probablement celui d’équilibre, d’où dérivent une pluralité de sens, paix, santé, perfection, faveur, libération d’une dette, accomplissement d’un vœu. En dehors de l’arabe, le sens soumission est absent dans les traces écrites de toutes ces langues [3]. En arabe écrit, il n’existe pas de chaîne de sens faisant passer du premier concept centré sur l’équilibre au second, centré sur la soumission. Il est difficile d’imaginer que cette chaîne aurait existé dans l’arabe archaïque oral sans avoir laissé de trace écrite, parce qu’il existe un large ensemble de poésies arabes anciennes, où la chaîne ne se trouve pas. Il existe en fait une raison très forte de penser que le sens soumission attaché à la racine sml est importé. Nous avons vu précédemment que Mahomet et ses adeptes étaient nazaréens, que l’un de leurs principaux textes sacrés était une version modifiée de l’Evangile de Matthieu, et qu’ils portaient le nom araméen de magrâyês. En araméen, et précisément dans l’Evangile de Matthieu, il existe une chaîne de sens qui fait passer à soumission. Elle est détaillée en cliquant ici. Cette chaîne est unique : elle n’existe dans aucune autre langue sémitique, et en araméen, elle n’existe que dans l’Evangile de Matthieu. Deux conclusions s’imposent : La première est que les mots islam et musulman liés à l’idée de soumission sont d’origine judéo-chrétienne, et qu’ils sont très probablement passés chez les adeptes de Mahomet par l’intermédiaire des nazaréens, selon le texte de leur Evangile. Soixante ans après la mort de Mahomet, alors que le souvenir des nazaréens faisait depuis quarante cinq ans l’objet d’une éradication méthodique, l’influence nazaréenne restait souterraine, et si forte que c’est dans les textes nazaréens que les califes ont été chercher le nom de la nouvelle religion. Ceci implique qu’il existait une sorte de réservoir de textes nazaréens où les théologiens et les rédacteurs du Coran allaient puiser selon les nécessité du moment : il n’est pas aisé de créer une 103 religion. Les califes utilisaient toujours la même source, faute d’en avoir une autre. La seconde est que les califes ont tiré une fois de plus parti des possibilités que leur offrait le contrôle du texte du Coran. Le nom de mahgrâyê, ou même sa traduction en arabe muhadjirun, place l’émigration au centre de la théologie : pour les nazaréens, l’émigration est le premier acte à poser pour obtenir le retour du Christ armé et la conquête de la terre entière. L’importance de cet acte inaugural le rend digne de devenir le nom de la religion. Au contraire, pour l’islam d’aujourd’hui, l’émigration n’est qu’un incident de la vie de Mahomet. Le nom d’émigré renvoie ainsi aux nazaréens, et devait pour cette raison être remplacé. Les constructeurs de la doctrine islamique ont choisi pour nouveau nom celui qui leur rendait le meilleur service : mettre au premier rang des principes de l’islam la soumission non seulement à Allah, mais aussi aux chefs qui le représentent [4]. C’est le rêve de tout gouvernant. Après l’exclusion des nazaréens et la prévalence de l’ethnie arabe dans l’islam, le troisième avantage tiré de la rédaction du Coran par les califes est peut être finalement le principal : ils ont imposés à leurs adeptes une soumission religieuse au pouvoir politique. Les musulmans d’aujourd’hui sont ainsi des soumis, mais ils ne l’ont pas toujours été, et ce n’est pas Mahomet qui leur a imposé cette situation. [1] Adolf Grohmann, Arabic Inscriptio­n, Expédition Philby-Ryckmans-Lippens en Arabie ; Louvain, Bibliothèque du Muséon, Vol 50, 1962. [2] Sourate 2, versets 112, 128, 131, 132, 133, 136. Sourate 3, versets 19, 20, 64, 67, 80, 83, 84, 85, 102. Sourate 4, verset 125. Sourate 6, versets 14, 71, 125, 163. Sourate 9, versets 74. Sourate 10, versets 72, 84, 90. Sourate 11, verset 14. Sourate 12, verset 101. Sourate 13, verset 2. Sourate 15, verset 2. Sourate 16, versets 28, 52, 81, 87, 89. Sourate 21, verset 108. Sourate 22, versets 34, 78. Sourate 24, versets 47, 49, 51, 52, 53, 54. Sourate 26, versets 131, 216. Sourate 27, versets 31, 42, 44, 81, 91. Sourate 28, verset 53. Sourate 30, verset 53. Sourate 31, verset 22. Sourate 33, versets 22, 35, 36, 71. Sourate 37, versets 26, 103. Sourate 39, versets 12, 13, 54. Sourate 40, verset 66. Sourate 41, versets 11, 33. Sourate 43, verset 69. Sourate 46, verset 15. Sourate 47, versets 21, 33. Sourate 48, versets 16, 17. Sourate 49, versets 14, 17. Sourate 51, verset 36. Sourate 58, versets 9, 13, 36. Sourate 61, verset 7. Sourate 64, versets 12. Sourate 68, verset 35. Sourate 71, verset 21. Sourate 72, versets 14, 23. [3] Il y a une seule exception, en hébreu michnique. C’est un hapax, un mot qui n’apparaît qu’une seule fois dans tous les documents connus, et dont la traduction ne peut être qu’une conjecture. Il se trouve en Isaïe, 42,19. Un sens acceptable pourrait être soumis. Cela incline à penser qu’il pouvait exister en hébreu archaïque une chaîne de sens conduisant à soumission, mais cette chaîne, purement orale, était si peu employée qu’elle n’a laissé aucune trace écrite, en dehors de ce hapax. 104 [4] "Obéissez à Allah, obéissez au prophète, et à ceux qui ont autorité sur vous." (sourate 4 verset 62) 2 - L’attestation de foi musulmane : la chahada : Le rôle de la chahada Pour devenir musulman, il suffit de déclarer, un doigt en l’air, devant deux témoins musulmans : "Je témoigne qu’il n’y a de dieu que dieu et que Mahomet est son messager." En arabe, prophète se dit nabi et messager rasul. C’est le terme rasul qui est utilisé dans la chahada. A l’origine, ces deux mots étaient différents, mais ils ont fini par devenir interchangeables. Cette formule déclare que Mahomet est un prophète. Comme il n’était pas présenté comme un prophète dans les premiers temps de l’islam, la question se pose de savoir la date de cette formule, et si d’autres l’ont précédée. La chahada de 634 à 690 environ La première forme de la chahada a pu être reconstituée à partir de graffiti et des premières épigraphes arabes non officielles, presque toujours gravées sur pierre. Voici le texte [1] : "Je témoigne qu’il n’y a de dieu que dieu, pas d’associé à lui." La première assertion "Je témoigne qu’il n’y a de dieu que dieu" est la même dans la chahada primitive et dans l’actuelle. En revanche, la seconde est différente : à l’origine "pas d’associé à lui" alors qu’aujourd’hui c’est : "et Mahomet est son messager." L’origine de la première chahada Au cours du premier siècle, les chrétiens appartenaient à deux tendances différentes et assez opposées. Les premiers, sous la conduite de Pierre, Jean, Paul et leurs successeurs considéraient comme caduques les observances juives. Les seconds, sous la conduite de Jacques le Juste, à Jérusalem, continuaient à "judaïser", c’est-à-dire à observer les règles juives. Le concile de Jérusalem, en 49, régla la question en théorie, en déclarant ces observances caduques, mais les chrétiens judaïsants n’en tinrent pas compte. Il en résulta d’innombrables controverses, oppositions, disputes plus ou moins graves, et dans certains cas un abandon de l’église chrétienne par les judaïsants. Les gnostiques, appartenant à un courant de pensée né dans les premiers siècles de notre ère, prétendaient avoir une connaissance supérieure de Dieu, réservée à une élite. Ils pensaient, comme les nazaréens, que la position juste était intermédiaire, affirmant que le Christ était le Messie, plus qu’un homme et moins que Dieu. 105 Leur accusation principale contre les chrétiens était de direqu’ils associaient d’autres dieux au Dieu unique, ce quiconstituait à leurs yeux le pire de tous les péchés. Les homélies pseudo clémentines sont un long texte apocryphe, écrit pour l’essentiel vers 135, en vingt livres, qui relate ces controverses du point de vue des nazaréens et des gnostiques. Il présente une version primitive de l’attestation de foi des nazaréens et des gnostiques. La voici [2] : "Je témoigne que Dieu est un, et il n’y a pas de dieu excepté lui." Elle est identique à la chahada initiale de l’islam ; cette chahada initiale a été formulée à l’époque où n’existaient ni le mot de musulman ni celui d’islam, et où Mahomet n’était pas présenté comme un prophète. Cette formule est directement tirée de la Bible [3]. La chahada de 690 à 735 environ Le Dôme du Roc, célèbre mosquée construite sur l’esplanade du Temple, à Jérusalem, en 691 sous Abd al-Malik, porte, sur la face sud, à l’extérieur : "Il n’y a de Dieu que Dieu. Il n’a pas d’associé. Il est l’unique, l’éternel, il n’engendre pas et n’est pas engendré, nul n’est son égal. Mahomet est le messager de Dieu." Bet Shean est une ville très ancienne, fondée probablement vers 3.000 avant notre ère, dans la vallée du Jourdain, à vingt-cinq kilomètres au sud du lac de Tibériade. Elle contient une mosaïque, datée de 738 ou 739, qui porte le même texte que celui du Dôme du Roc : Il n’y a de Dieu que Dieu, il n’a pas d’associé, Mahomet est son prophète. Ainsi, entre la chahada primitive, sans référence à Mahomet, identique à celle des nazaréens ou des gnostiques, et celle d’aujourd’hui, il y en a eu une intermédiaire, en trois propositions, qui ajoutait Mahomet à la forme primitive. De 690 à 735 environ, il y a deux chahadas Sur le même Dôme du Roc, d’autres inscriptions sont écrites à l’intérieur. Sur la face sud, c’est : "Mahomet est le serviteur de Dieu et son messager. " Sur la face nord il y a : "Ô Dieu, penches toi sur ton messager et ton serviteur Jésus, fils de Marie." Sur la face est, il s’agit d’une citation de la sourate 4, versets 170 et 171 : "Le Messie, Jésus, fils de Marie, est seulement le Prophète de Dieu." 106 Le mot seulement est une récusation du christianisme. Il y a ainsi deux affirmations, "Jésus est son prophète et son serviteur. Mahomet est son prophète et son serviteur." Pendant cette tranche de temps, il y a deux chahadas, l’une fondée sur Jésus, l’autre sur Mahomet. L’évolution des chahadas de 690 à 735 Dans les papyri, les pièces de monnaie, les tombes, les inscriptions et les textes musulmans, les mentions de Mahomet comme prophète se font progressivement plus nombreuses, alors que celles concernant le Christ comme Messie se raréfient et disparaissent. Après 735, un siècle après sa mort, Mahomet est seul mentionné. Le passage de la chahada à trois termes à l’actuelle à deux termes En une cinquantaine d’années, de 690 à 740 environ, en même temps que l’effacement du Christ, la chahada à trois propositions s’est simplifiée pour n’en retenir que deux. La raison probable est que la pensée arabe s’exprime le plus souvent en des termes binaires, soit symétriques ou opposés, soit conséquences l’un de l’autre, soit complémentaires. La chahada intermédiaire était ternaire, forme étrangère à la culture traditionnelle, et donc peu apte à devenir un slogan ou un signe de ralliement. L’affirmation du dieu unique, fondamentale, devait être conservée. Mahomet messager de Dieu et transmetteur du Coran était le cœur de la nouvelle version. Le troisième terme pouvait être éliminé. En effet, "il n’a pas d’associé" était moins indispensable, d’autant plus que cette formule pouvait être considérée comme une conséquence de l’affirmation du Dieu un. C’est donc ce terme qui a été écartée, donnant ainsi naissance à la chahada utilisée aujourd’hui. La chahada porte les traces d’une formulation qui a changé avec le temps. Les changements ont oblitéré l’origine nazaréenne et la présence du Christ. La forme actuelle est apparue 110 ans après la mort de Mahomet. [1] Solange Ory, Aspect religieux des textes épigraphies du début de l’islam, in REMMM, Aix en Provence, N° 58, Edisud, 1990. [2] Homélies pseudo clémentines, 17, 15 et 16. [3] Deutéonome, 32, 39. Isaïe, 44, 6. 3 - Le changement de qibla : La qibla La quibla est la direction vers laquelle se tournent les musulmans pour fait la prière. Ce fut d’abord vers Jérusalem, la direction de la prière pour les juifs et pour les nazaréens. Ces derniers voyaient en Jérusalem le centre du monde, et les mahgrâyês de Mahomet ont fait de même, et priaient en direction de Jérusalem. 107 Quand l’islam a remplacé le nazaréisme, la direction de La Mecque devint nécessaire : elle renforçait le caractère arabe de la nouvelle religion et contribuait à effacer le souvenir des nazaréens. La mémoire de la première qibla était cependant trop ancrée pour qu’on puisse l’effacer. La seule possibilité était de la remplacer, et d’inventer une raison islamique pour l’avoir choisie durant un temps. Cette raison est présentée dans le Coran, dans la biographie de Mahomet d’Ibn Hichâm et dans les hadiths. Une nuit, l’ange Gabriel vint trouver Mahomet pendant son sommeil. Il entra dans la chambre en pratiquant un trou dans le toit, et ordonna à Mahomet d’enfourcher une monture de taille intermédiaire entre l’âne et la mule. La monture avait une tête de femme et s’appelait Bourak [1]. La monture apportée par Gabriel avait des ailes et, à une vitesse fabuleuse, elle emmena Mahomet de La Mecque, où il était censé habiter, à Jérusalem, où il pria dans le Temple, fait étrange : en effet, avant l’Hégire, donc avant 622, quand Mahomet est dit avoir effectué ce voyage, le Temple d’Hérode avait été détruit lors de la prise de Jérusalem par Titus, en 70, et les temples cubiques rebâtis par les émigrés après le succès de Gaza, en 634 n’étaient pas encore construits, et moins encore le Dôme du Roc bâti en 691. Mais quand Mahomet arriva sur l’Esplanade, il y trouva un temple. Lequel ? Après avoir prié, Mahomet se rendit au Paradis, approcha Allah de si près qu’il l’entendit faire grincer sa plume d’oie sur le parchemin en écrivant lui-même ses décrets. Puis Mahomet revint à Jérusalem, reprit l’animal volant, retourna à La Mecque, se mit au lit et s’endormit. Gabriel reboucha le trou dans le toit de si merveilleuse façon que le lendemain personne n’en vit la moindre trace. Ce voyage fit de Jérusalem une ville sacrée pour les musulmans, la troisième en importance après La Mecque et Médine, d’où une explication de la première direction de la prière. En dehors de son caractère fantastique, cette histoire présente des défauts de logique : si La Mecque est plus sacrée que Jérusalem, elle aurait dû être la qibla depuis l’origine. Si le "voyage nocturne" – expression califale – était une raison suffisante pour choisir Jérusalem, on se demande pourquoi cette raison a cessé un jour d’être suffisante. De même, Médine, plus sacrée que Jérusalem, mais moins que La Mecque, n’a jamais eu l’honneur d’une qibla. La date du changement de qibla apporte d’autres informations. L’échec de la théologie messianique a été reconnu vers 645 ou 650, puisque c’est à cette date que se placent les six changements caractéristiques détaillés page "la naissance de l’islam", au paragraphe "La rupture" et c’est donc après cette date que le changement de qibla est intervenu. Si vous voulez voir cette page, cliquez ici 108 En fait le changement ne fut généralisé que bien plus tard, plusieurs éléments en font foi. Le premier est un texte de Jacques d’Edesse montrant que le changement de qibla, en 660, n’était réalisé ni à Alexandrie, ni en Babylonie, plus d’un quart de siècle après la mort de Mahomet. En voyage, à cette date, il écrit [2] : "Ce n’est pas vers le sud que prient les juifs ; et non plus les mahgrâyê. Les juifs qui vivent en Egypte, de même que les mahgrâyê là, comme je le vis de mes propres yeux et veux vous l’exposer maintenant, prient vers l’Est, et ces deux peuples continuent à faire ainsi : les juifs vers Jérusalem et les mahgrâyês vers la Ka’ ba. Et les juifs qui sont au sud de Jérusalem prient vers le nord ; et ceux qui sont en Babylonie et en nhrt et en bwsrt prient vers l’est. Et de même les mahgrâyês qui sont là prient vers l’Ouest, vers la Ka’ba ; et ceux qui sont au sud de la Ka’ba prient vers le nord, vers ce lieu." Jacques d’Edesse parle de la Ka’ba, terme générique qui signifie cube en arabe. Le Débir, qui renfermait le Saint des Saints dans le Temple d’Hérode était cubique, et c’est à l’image de ce cube que les premiers émigrés ont reconstruit le Temple. La première Ka’ba était le Débir de Jérusalem, et c’est à son image que la Ka’ba de la Mecque a ensuite été construite. Les musulmans savent que Ka’ba n’est pas le nom particulier du temple de la Mecque, mais un terme générique qui signifie cube, et désigne tout temple de cette forme, lesquels étaient assez répandus dans l’antiquité [3] : "Le nom de Ka’ba vient de la forme à peu près cubique de ce sanctuaire. Le mot servait d’ailleurs, jadis, à désigner certains sanctuaires de même forme." Il n’est donc pas surprenant que Jérusalem puisse contenir une Ka’ba. Celle-ci imitait le Débir détruit par Titus, et la Ka’ba de la Mecque a fait de même. Certains érudits musulmans qui connaissent le texte de Jacques d’Edesse disent qu’il n’était pas un géomètre soucieux de précision. Certes, Jérusalem est bien à l’est d’Alexandrie, mais la Mecque est au sud-est, les deux directions forment un angle de 35°. Jacques d’Edesse aurait dit est pour sud-est. Cependant, sa phrase indique que les mahgrâyês – qui ne s’appelaient pas encore musulmans ni même muhâjirûn en 660– prient dans la même direction que les juifs, qui, eux, prient plein est. L’argument du manque de précision est faible quand on l’applique à Alexandrie, et n’a plus aucune valeur pour la Babylonie, car dans ce pays, Jérusalem est plein ouest, et la Mecque plein sud [4]. Il n’est pas possible de confondre ces deux directions, si peu précis que l’on soit. De plus, Jacques d’Edesse mentionne "ceux qui sont au sud de la Ka’ba". Si la K’aba était à la Mecque, "ceux qui sont au sud de la Ka’ba " seraient les Yéménites, dont Jacques d’Edesse ne sait rien, car il n’a jamais été au Yémen. Au contraire, si la Ka’ba était à Jérusalem, "ceux qui sont au sud de la Ka’ba" seraient les habitants du Néguev, territoire que Jacques d’Edesse 109 Histoire de l'Islam et de Mahomet grace aux methodes modernes.txt a traversé lors de son voyage à Alexandrie. Un second indice de la date tardive de la généralisation du changement de qibla vient des inscriptions sur le Dôme du Roc. Il est bâti au dessus du rocher où la tradition dit qu’Abraham a accepté d’immoler son fils. Le pavement de marbre de cette mosquée est interrompu au centre du bâtiment, sous le dôme, et laisse affleurer le rocher. D’après la tradition califale sa monture a laissé Mahomet sur l’esplanade, en cet endroit, et, prenant appui sur le rocher, Mahomet aurait bondi jusque dans le paradis. La preuve de ce fait, toujours d’après la tradition califale, est que le pied de Mahomet a laissé sur le rocher une empreinte que l’on peut voir encore aujourd’hui. Or, on peut constater qu’aucune inscription ne fait mention de ce voyage nocturne, ni sur les parois de la moquée, ni sur le pourtour du dôme. Si la légende du voyage nocturne avait existé en 691, lors de la construction de cette mosquée, elle aurait été mentionnée dans les inscriptions. La légende est donc nécessairement postérieure à 691. Cette légende, expliquant la première qibla, était nécessaire lorsque la seconde qibla a été imposée, et que certains se sont demandé pourquoi la première qibla avait existé pour un temps. Le changement vers la seconde qibla n’a pu être généralisé que lorsque la première qibla a été expliquée, donc après 691 : il a été très tardif, bien après la mort de Mahomet. La raison de la date tardive est sans doute qu’il ne suffisait pas de prendre acte de l’échec de la théologie messianique des nazaréens, il fallait encore en construire une autre. Quand, probablement au début du huitième siècle, les califes Omeyyades ont voulu généraliser le changement de qibla, ils ont raconté que Mahomet l’avait déjà fait, et qu’ils rendaient universelle une mesure déjà prise par le prophète sur l’ordre d’Allah. D’après la date de ce changement, il s’avère que Mahomet n’y fut pour rien. Nous touchons du doigt le troisième bénéfice tiré de la reconstruction : faire couvrir par le précédent de Mahomet agissant sur l’ordre d’Allah des actes que l’autorité des califes ne suffisaient pas à imposer. [1] Quand les Arabo-musulmans envahirent l’Espagne, et parlèrent de Bourak aux Espagnols, ceux-ci en tirèrent le mot burro, qui signifie âne, dont nous avons tiré bourrique et bourricot. Ce mot, en effet, n’a pas de racine en indo-européen. Le mot latin est asinus, dont nous avons fait âne. [2] Patricia Crone et Michael Cook, opus cit. [3] Encyclopédie de l’islam, article Ka’ba. [4] La position de Bagdad, proche de ce qui fut la Babylonie, est indiquée sur la carte du chapitre 18. 110 4 - Le massacre des juifs : Le massacre des "juifs" de Yathrib D’après la Sira d’Ibn Hichâm, Mahomet aurait massacré une tribu juive de Yathrib, les Qorayza, expulsé et dépouillé deux autres, les Banou Nadir et les Qaynoqa. Ibn Hichâm emprunte cette information à Ibn Ishâq. Walid N. Arafat, un auteur arabe moderne, cite un contemporain d’Ibn Ishâq, Malik le juriste, qui traite Ibn Ishâq de "menteur" et d’ "imposteur" pour avoir dit cela. Il cite également d’autres traditions qui contredisent ce massacre [1]. Reste à savoir si ces tribus existaient mais n’ont pas été massacrées, ou si elles n’ont pas été massacrées parce qu’elles n’existaient pas. C’est sans doute la seconde possibilité qui est vraie. En premier lieu en effet, il n’existe aucune source non musulmane, ni littéraire, ni archéologique, ni épigraphique qui fasse état de ces trois tribus. En second lieu, les documents judaïques de l’époque qui détaillent les implantations juives au Proche-Orient ne mentionnent jamais Yathrib [2]. Puisqu’il y avait des "juifs" à Yathrib, et que les rabbins ne les reconnaissaient pas comme tels, il faut conclure qu’ils n’étaient pas de véritables juifs. Les nazaréens, qu’ils soient d’origine juive ou arabe, étaient considérés comme des juifs par leurs voisins, mais non par les rabbins. Pour ceux-ci, le fait de judaïser ne suffisait pas à faire un juif. En troisième lieu, la chronique de Sebêos est significative : elle parle des habitants de Yathrib comme ayant tous la même religion, sans aucun juif traditionaliste avec lesquels les juifs expulsés d’Edesse auraient pu s’unir. Ceux-ci n’ont eu qu’une seule option, s’unir à Mahomet et à l’interprétation qu’il donnait de la Tora. La charte de Médine, le plus ancien document islamique, ne comporte aucune mention des trois tribus juives dont parle Ibn Hichâm. Si elles avaient existé, la charte en aurait fait état puisqu’elle concernait tous les habitants. Les "juifs" dont la charte fait état, et qui sont membres de l’alliance, ne forment pas une communauté. Ils conservent leur religion, et sont répartis parmi plusieurs tribus arabes dont ils sont membres [3]. Cette étrangeté est inexpliquée dans les traditions califales, et reste un mystère pour les commentateurs musulmans. De plus, les noms des "juifs" de Médine sont arabes, ainsi que leur généalogie, les mariages mixtes entre "juifs" et arabes étaient fréquents, et des poèmes en arabe attribués à des poètes "juifs" de Médine sont identiques, par la forme littéraire et le contenu, aux poèmes des Arabes du désert [4]. Ces "juifs" étaient de toute évidence des convertis, qui continuaient à faire partie de leur tribu d’origine. Cela laisse ouverte la question de savoir s’ils s’étaient convertis au judaïsme ou au nazaréisme. La chronique de Sébéos et les documents judaïques rendent probable 111 le nazaréisme. Les conversions en masse donnent la même indication. Dans cette région, du premier siècle à aujourd’hui, on ne peut citer qu’une seule conversion en masse d’Arabes au judaïsme, celle du royaume Himyar, au Yémen, entre 390 et 420, deux siècles avant Mahomet. Par contre, comme indiqué dans la page "La vie de Mahomet de l’hégire à sa mort", paragraphe "La conversion des Arabes du Nord", pratiquement tous les Arabes du nord, dont les habitants de Médine faisaient partie, se sont convertis au nazaréisme précisément à l’époque de Mahomet. Si vous voulez voir cette page, cliquez ici Ainsi, les "juifs" de Médine étaient des Arabes convertis, considérés comme des juifs parce qu’ils judaïsaient. Les trois tribus "juives" sont indiquées dans l’Histoire de Tabari, rédigée 250 ans après les faits, dans la biographie d’Ibn Hichâm, plus de 200 ans après, et dans les "Expéditions" de Waqidi, 180 ans après, toutes trois sous le contrôle des califes. En revanche, les négateurs musulmans dont fait état Nawak écrivaient 100 ans après les faits, la chronique de Sebêos date de 40 ans après, les documents judaïques sur les implantations juives et la charte de Médine sont contemporains des faits, et tous ces documents sont indépendants du pouvoir califal : les documents qui conduisent à contester l’existence de ces tribus ont une valeur historique plus grande que ceux qui affirment leur existence. La raison de l’invention des trois tribus et de leur massacre par Mahomet est probablement la même que l’attribution du changement de qibla à Mahomet : mettre sous son autorité un acte fait bien après sa mort, que les califes n’étaient pas assez puissants pour imposer par eux mêmes. Pour occulter les traces des nazaréens, il a bien fallut faire disparaître ces témoins gênants. Massacrer jusqu’au dernier des hommes qui furent parmi les premiers compagnons de Mahomet n’a pas dû être facile à faire accepter. Les califes ont déclaré que les nazaréens de Médine étaient des juifs, et, s’appuyant sur le prétendu précédent de Mahomet, les ont fait disparaître. Pour dissimuler les origines, il ne suffisait probablement pas de détruire les documents, il fallait sans doute aussi faire disparaître les témoins. La date de ce massacre peut être évaluée par le fait qu’il a été placé sous l’autorité de Mahomet. Or Mahomet n’est devenu un prophète que 60 ans après sa mort, et le papyrus de Khirbet el-Mird montre que près d’un siècle après sa mort son autorité restait faible. Le massacre est intervenu après cette date, quand l’autorité de Mahomet est devenue suffisante pour le couvrir. Une autre raison de placer le massacre vers cette date est qu’il existait encore des nazaréens 80 ans après la mort de Mahomet. Nous avons vu l’attestation de Jacques d’Edesse en cette matière. Elle est dans la page "Le mouvement nazaréen ", paragraphe "Les nazaréens peu après la naissance de l’islam". Si vous voulez voir cette page, cliquez ici [1] Walid N. Arafat, New enlightenment on the story of the banû Qurayza and the Jews of Medina, in Journal of the Royal Asiatic 112 Society, 1976. [2] Izhak Ben-Zvi, Les origines de l’établissement des tribus d’Israël en Arabie, Bibliothèque du Muséon, Vol 74, Louvain, 1961. Hartwig Hirschfeld, Essai sur l’histoire des juifs de Médine, Revue des études juives, vol 7 (1883) et 10 (1885). [3] Ibn Ishaq, Sîra. Abu Ubayd, Kitab al-amwal. [4] Encyclopédie de l’islam, article Madina. 5 - La Mecque : L’ouvrage de référence L’ouvrage de référence sur l’origine de La Mecque est celui de Patricia Crone, une islamologue danoise qui enseigne dans les universités de Cambridge et de Princeton [1]. Une ville inconnue des géographes de l’Antiquité Avant l’islam, aucun géographe de l’antiquité ne mentionne La Mecque, ni directement, ni indirectement, ni sous le nom de La Mecque, ni sous un nom même vaguement ressemblant. Pour en savoir plus, cliquez ici Le commerce mecquois La ville était située dans une vallée stérile. D’après l’histoire califale, elle tirait sa subsistance du commerce international et des pèlerinages. Le commerce allégué n’est mentionné que dans les documents califaux. S’agissant d’un commerce international, on devrait en parler aussi dans les pays de destination, ce qui n’est jamais le cas. De plus, à cette époque, le commerce à grande distance se faisait par mer. Dans la Rome de Dioclétien, à la fin du troisième siècle, le transport du blé était vingt-cinq fois moins cher par mer que par terre [2]. De La Mecque à la Syrie, sur 1.300 kilomètres de terre, le transport aurait été ruineux. Le commerce terrestre à grande distance était économiquement impraticable depuis des siècles à l’époque de Mahomet. Les traditions sunnites mentionnent occasionnellement un port de La Mecque, Suayba ou Suaybiyah, mais on n’en trouve aucune trace dans aucun document, pas même sous un nom vaguement ressemblant. De toute façon les traditions parlent le plus souvent d’un commerce caravanier. Les caravanes n’avaient aucune raison de passer par La Mecque. Elles ne pouvaient s’y ravitailler, car il ne pousse rien dans cette région. Les Mecquois sont d’ailleurs supposés vivre exclusivement d’importation. Ce n’est pas non plus un carrefour de routes caravanières, et en particulier, la route de l’encens, d’ailleurs empruntée pour un commerce purement local, passait à 160 kilomètres de là [3], alors que l’encens est supposé être un des produits dont La Mecque faisait commerce. 113 Les traditions califales font état d’encens, d’épices, d’or et d’argent. Cependant, l’encens et les épices ont été exportés par caravanes à grande distance seulement jusqu’au milieu du second siècle de notre ère. Ensuite, le transit a été exclusivement maritime, et l’on ne trouve aucune attestation de caravane d’encens ou d’épices plus d’un demi millénaire avant l’islam. Les exportations d’or et d’argent sont mentionnées dans les traditions sunnites comme faisant vivre La Mecque, mais on ne trouve trace ni de mines dans la région, ni de ce commerce dans les documents des pays supposés être les destinataires, les empires romain, puis byzantin et perse. Le cuir, les vêtements, les chameaux et les ânes, le beurre et le fromage sont également mentionnés. Tous ces produits sont de faible valeur par unité de poids, et leur transport à longue distance, par un procédé aussi coûteux que la caravane, est économiquement impossible. De plus, tous ces produits peuvent être trouvés en Syrie, beaucoup plus proche des Empires romain ou perse. Les Romains ou les Perses ne peuvent les avoir importés de la Mecque, puisqu’à la Mecque il ne pousse rien. Pour transiter par la Mecque, ils devaient donc provenir du sud de cette ville, au Yémen, à 2.500 kilomètres de distance. Il n’y a aucune vraisemblance à transporter par un procédé ruineux, sur 2.500 kilomètres, des produits disponibles en Syrie. Enfin, ce commerce international n’est mentionné dans aucun document que ce soit grec, latin, copte, araméen ou syriaque. Ce commerce, que ce soit sous le nom de La Mecque, des Mecquois, ou des Qoreychites, est aussi inconnu que la ville. Une évaluation économique des pèlerinages mecquois D’après les traditions sunnites, ces pèlerinages seraient, à côté du commerce, la seconde ressource qui permettait aux Mecquois de vivre. Les données chiffrées étant très rares dans les documents musulmans, il est difficile d’analyser la vraisemblance de cette assertion. Toutefois une analyse, même partielle, vaut beaucoup mieux que rien, car elle permet de connaître les ordres de grandeur. La première question porte sur la population de La Mecque dans les années 600 et suivantes. Aucun document islamique ne l’indique. Il est cependant possible de s’appuyer sur des sources musulmanes pour faire une évaluation de la taille de la population alléguée. Les Mecquois, d’après les traditions califales, avaient envoyé 1.000 des leurs combattre à Badr. Compte tenu des femmes, vieillards et enfants, une ville capable de lever une armée de 1.000 guerriers devait avoir au moins 4.000 habitants. La seconde question est le nombre de pèlerins nécessaires pour faire vivre un habitant. Les services offerts relèvent de l’hôtellerie, comme pour les touristes aujourd’hui. Or les services aux personnes, dans ce cas la préparation des repas et la l’entretien d’une chambre, ont beaucoup moins évolué que la production d’objets matériels. Les chiffres d’aujourd’hui peuvent 114 donner une première idée. Quand il s’agit de tourisme de luxe, il faut aujourd’hui trois touristes pendant une journée pour faire vivre un prestataire de service pendant une journée. Quand il s’agit de tourisme de masse, il en faut dix. Au septième siècle en Arabie, ces chiffres doivent être largement majorés : les pèlerins faisaient le voyage à dos de chameau, en emportant avec eux leur nourriture, et en dormant pour les plus riches dans une tente montée chaque soir par leurs esclaves, et pour les plus nombreux à même le sol, enroulés dans leur manteau. Ils n’avaient pas de raison d’agir autrement une fois arrivé dans la bourgade de la Mecque, et laissaient probablement très peu d’argent entre les mains de Mecquois. C’était, dans l’Arabie pauvre des sixième et septième siècles, un tourisme encore plus économique que le tourisme de masse aujourd’hui : le chiffre de dix pèlerins pour un prestataire de service est certainement inférieur à la réalité de l’époque. La troisième question est celle de la durée du séjour à La Mecque. Le pèlerinage lui même durait trois jours, mais beaucoup de pèlerins apportaient avec eux quelques marchandises, et faisait des échanges avec les autres. Pour compter large, prenons une dizaine de jours au total. Même en prenant un chiffre sous évalué, dix pèlerins par habitant et par jour, il fallait 3.600 journées de pèlerins dans l’année pour faire vivre un Mecquois pendant un an. Si les pèlerins passaient dix jours, cela fait 360 pèlerins par Mecquois. Pour 4.000 Mecquois, cela fait un million et demi de pèlerins, beaucoup plus que la population adulte de l’Arabie à cette époque. Et il faudrait croire qu’un mouvement aussi énorme n’aurait laissé aucune trace écrite dans l’Arabie préislamique ! Cela fait aussi une concentration massive de population : 360 pèlerins se succédant, par périodes de dix jours, pendant les 2 mois où la trêve des pillages rendait les pèlerinages et le commerce possible, cela fait en permanence 60 pèlerins par Mecquois, soit 240.000 personnes simultanément, d’où un problème soit de transport des aliments, soit de conservation. Ou bien les aliments étaient amenés à la Mecque pour y être consommés aussitôt, et cela fait un problème de transport, en particulier pour l’eau. Dans ce climat, il faut 10 litres d’eau par jour, soit 2.400 tonnes quotidiennes. Ou bien ils étaient amenés régulièrement tout le long de l’année. Il y a alors un problème de stockage, 144.000 tonnes d’eau à stocker. Dans des cruches ? Il faut encore ajouter la préparation et la vente des aliments par un Mecquois pour 60 pèlerins en moyenne chaque jour. Il est évident que rien de cela n’a de fondement économique crédible. Ainsi, même en prenant des hypothèses très favorables, la vie économique de La Mecque fondée sur le tourisme religieux n’a pas plus de vraisemblance que son commerce. Le commerce des pèlerins à La Mecque Les sources musulmanes excluent formellement un tel commerce : les pèlerins échangeaient dans les harams voisins de La Mecque, à Ukâz, Dhûl-Majâs et Majanna,, mais non à La Mecque elle même, ni 115 dans les deux autres harams voisins, à Minâ ou à Arafa [4]. La Mecque primitive lors des guerres civiles Au cours de la première guerre civile, de 656 à 661, et au cours de la seconde, de 683 à 685, des voyageurs se rendirent de Yathrib en Irak en passant par la Mecque [5]. C’est un trajet normal si la Mecque en question se trouvait dans le nord, en Syrie en Palestine ou en Jordanie, mais aberrant s’il s’agit de la Mecque actuelle, dans le Hedjaz : en allant vers le nord on ne peut faire étape dans une ville située à 300 kilomètres au sud du point de départ : il devait exister au début de l’islam une autre Mecque, située dans le nord du domaine arabe. De fait, il existait en Syrie une ville nommée La Mecque. Elle est citée dans la Bible [6]. Sa position est indiquée sur la carte de la page "Le changement de qibla". Si vous voulez voir cette page, cliquez ici. Le nom de la Mecque Christoph Luxenberg a montré que le nom de La Mecque, qui dérive de la racine mkk n’est pas arabe, et n’a aucune signification en arabe. Par contre, en araméen, cette racine signifie dépression topographique, notamment vallée [7]. Dès lors qu’elle porte un nom araméen, La Mecque primitive a été fondée par des Araméens. Cela ne fait pas de difficulté pour une Mecque située dans le nord, mais cela en fait une pour celle du Hedjaz : il n’y a jamais eu d’Araméens dans la province du Hedjaz, en Arabie centrale. La Mecque du Hedjaz ne peut avoir été fondée, comme le dit l’histoire califale, longtemps avant Mahomet, par des autochtones. La Mecque et la pêche Le Coran mentionne deux fois la Ka’ba, et la tradition califale déclare que ces deux mentions concernent la Ka’ba de la Mecque. Ces mentions introduisent une difficulté majeure : elles se trouvent dans la sourate 5, versets 95 et 97. Ces deux versets encadrent le verset 96, qui autorise le gibier de mer. Il n’y a aucune raison de parler du gibier de mer à propos de la Ka’ba si celle-ci se trouve à la Mecque du Hedjaz, car, faute de bois pour construire des barques, il n’y a pas de pêcheurs dans cette région, à plusieurs centaines de kilomètres à la ronde. Le bois y est si rare que pour expliquer comment les Mecquois avaient réparé la Ka’ba, la tradition califale raconte qu’un navire byzantin avait été jeté sur la côte par une tempête, et que les Mecquois avaient récupéré ses débris pour construire la charpente du toit de la Ka’ba. La première Ka’ba et la première Mecque Le terme Ka’ba est générique et désigne un temple cubique. Or, à côté d’Homs, dans la Syrie actuelle, dans une région que la toponymie indique comme ayant été peuplée de nazaréens, il existe un Abil Bet Ma’aqa mentionnée dans la Bible [8]. Cette mention indique qu’Abil Bet Ma’aqa existait onze siècles avant notre ère. Abil Bet Ma’aqa, signifie cours d’eau de la maison ou du temple de la Mecque. Cette Mecque là, située en Syrie, est différente de la Mecque du Hedjaz dont parle l’islam. 116 Entre la Mecque de Syrie et la mer, il y a des montagnes couvertesde forêt, ce qui permet de construire des barques de pêche. Deplus, tout près d’Abil bet Maa’aqa, se trouve un mont nommé AbuQubays, et ce nom a été donné à une éminence proche de la Mecque.Cela fait beaucoup de coïncidences. La Mecque du Hedjaz a été fabriquée et nommée pour effacer le souvenir d’une Mecque syrienne où se trouvait un temple sacré pour les nazaréens. Le souvenir du lieu, de son caractère sacré, de son temple se trouve dans les versets cités du Coran, et sans doute aussi dans des traditions orales présentes à l’époque et perdues aujourd’hui : ces traditions orales devaient faire état de la colline Abu Qubays, car, sans de telles traditions, il aurait été sans objet d’imiter au voisinage de la Mecque du Hedjaz le nom d’un mont proche de la Mecque de Syrie. Comme pour le nom de Médine, faute de pouvoir le faire disparaître, il était possible de le réinterpréter de façon telle que la nouvelle interprétation ne fasse pas resurgir le souvenir des nazaréens. La Ka’ba du Coran est très probablement celle d’Abil Bet Ma’aqa, et La Mecque initiale celle de la Bible. La date de la construction de la Mecque du Hedjaz Pour en savoir plus, cliquez ici La Ka’ba de La Mecque. Ka’ba signifiait sanctuaire en araméen. C’est pourquoi Jacques d’Edesse avait écrit, en 660, que les émigrés, les mahgrâyês, priaient vers une Ka’ba qui se trouvait à l’est d’Alexandrie, à l’ouest de la Babylonie, au nord du Néguev qu’il avait traversé pour aller en Egypte. C’est à Jérusalem qu’elle se trouve. La Ka’ba de La Mecque reproduit le modèle du Débir, en plus petit, car le Débir avait 50 mètres de côté, et la Ka’ba de La Mecque 18 seulement, sans être d’ailleurs, malgré son nom, un cube exact. Elle a du être construite vers 670, car en 660 les Mahgrâyês priaient encore vers Jérusalem, et une attestation historique indique que la Ka’ba de La Mecque a brûlé en 683, lors de la guerre civile menée par l’anti-calife Abdullah Ibn al-Zubayr. A cette époque, c’était donc un bâtiment en bois. Elle fut reconstruite en forme semi-circulaire. En 692, le général Hajjâj prit La Mecque pour le compte du calife Abd al-Malik. Il fit démolir la Ka’ba de l’anti-calife et en reconstruisit une cubique. L’emplacement a été choisi par des gens qui n’avaient visiblement jamais habité cette région, car ils ont construit la Ka’ba au centre de la vallée. Les pluies y sont extrêmement rares, mais il s’en produit parfois de diluviennes, qui font naître pour quelques heures un torrent violent, lequel dévaste le fond de la vallée. La Ka’ba est si mal située qu’elle fut plusieurs fois ravagée, pour être finalement détruite en 1620. Elle fut reconstruite en 1631 en gros blocs, avec une garde de pierre au bas du mur pour la protéger des inondations. Les musulmans qui aujourd’hui font le pèlerinage de La Mecque s’imaginent voir une construction édifiée par Abraham, il y a quatre mille ans. Celle qu’ils voient n’en a pas quatre cents. 117 tLa raison de la création de La Mecque du Hedjaz La Mecque du Hedjaz a d’abord été créée pour occulter La Mecque nazaréenne, donnant ainsi à l’islam une origine arabe, capable d’utiliser la force des sentiments ethniques. Ensuite, quand Mahomet a été considéré comme un prophète, la Mecque du Hedjaz lui a été attribuée comme lieu de naissance, toujours dans le même but. Et finalement, elle a été utilisée pour faire de l’Exode une histoire purement arabe. Les califes ont agi comme les personnages de Jules Romains dans sa pièce Donogo Tonka. Un géographe a par erreur indiqué l’existence d’une ville de ce nom. Il fonde la ville afin que la réalité soit conforme à ce qu’il a écrit. [1] Patricia Crone, Meccan trade and the rise of islam, Gorgias press, Piscataway, Etats unis, 2004. [2] Comparaison d’un trajet maritime de 2000 kilomètres, d’Alexandrie à Rome, et d’un transport par terre de 80 kilomètres. Voir Patricia Crone, opus cit.. [3] W.W. Müller, Weihrauch. Ein arabisches Product und seine Bedeutung in der Antike. Tiré à part de Paula-Wissowa, Realencyclopädie, Supplementband 15. Munich, 1978. N. Groom, Frankincense and Myrrh, a Study of the Arabian Incense Trade, Londres 1981. [4] Patricia Crone, opus cit. [5] J. van Ess, Frühe Mu’tazilitische Häresiographie, Beyrouth, 1871. Muhammad b. Ahmad al-Dhalabi, Tarikh al-islam, Le Caire, 1367-69, vol II. [6] 2 Samuel, 10, 8. [7] Christoph Luxenberg, opus cit. [8] 2 Samuel, 10, 8. 118 VIII - Le Coran, du recueil des textes à la fixation de l’écriture 1 2 3 4 5 6 7 - Le Coran selon l’islam Les difficultés de l’histoire califale du Coran Le Coran et l’araméen Des idées coraniques antérieures à l’islam Les facilités offertes par certains versets du Coran Les strates du Coran Du lectionnaire au Coran 1 - Le Coran selon l’islam : Le Coran passe du sommeil à la veille Pour savoir ce que les adeptes de Mahomet disaient de la formation du Coran, durant les deux premiers siècles après la mort du fondateur, il n’est pas possible d’utiliser des documents musulmans, disparus, mais il existe des documents chrétiens. Jean de Damas écrit en 744 [1] : "Il répondent que c’est pendant son sommeil qu’il (Mahomet) a reçu l’Ecriture." Ainsi la première version de la dictée du Coran la plaçait pendant un rêve. C’est une forme de communication divine fréquemment indiquée chez des personnages de l’Ancien ou du Nouveau Testament [2]. En 750, les premières descriptions musulmanes sur la formation du Coran de font pas état de la transmission pendant le sommeil, soit parce que ces descriptions sont encore très incomplètes, soit parce que cette idée avait été abandonnée. L’idée d’une dictée pendant le sommeil a ainsi duré un siècle ou un peu plus, et a été remplacée par une idée voisine : dans les textes actuellement en vigueur, Mahomet a reçu le Coran au cours de crises de catalepsie pendant lesquelles il ne pouvait plus communiquer avec d’autres personnes. Ces crises le faisaient transpirer abondamment et lui donnaient une telle sensation de froid que, quand il les sentait venir, il demandait à son entourage de le couvrir d’un manteau. Le Coran inimitable D’après les théologiens musulmans, il vient directement d’Allah, à la virgule près, il n’a pas changé d’une seule lettre depuis qu’il a été mis par écrit, et sa langue est si somptueusement poétique qu’elle est inimitable par aucun humain [3]. Ce caractère inimitable, l’inimitabilité disent les érudits musulmans, est la preuve décisive, contenue dans le Coran lui-même, qu’il vient d’Allah, et non pas d’un ou plusieurs rédacteurs humains. L’inimitabilité fait partie de la foi musulmane, car elle est appuyée par un consensus universel depuis 850 environ. Le Coran proclamé par un analphabète Les lettrés musulmans insistent beaucoup sur le fait que Mahomet était analphabète, car, d’après eux, cela prouve l’origine divine 119 du Coran : celui-ci, inimitable, ne peut avoir été composé par homme analphabète, donc inculte. Le fondement de cette idée se trouve dans quelques versets du Coran où Mahomet est dit ummi [4]. Ce mot vient du radical um, mère, et du dérivé ummah, homme du peuple, ou communauté des musulmans. Ummi, adjectif formé sur ummah, signifie appartenant au peuple, ou à la communauté musulmane, par opposition à étranger. Dans les premiers siècles de l’islam, les hommes du peuple étant souvent analphabètes, ummi a fini par prendre ce sens. Cet argument est fragile, car rien, dans le contexte du verset, ne plaide pour le sens dérivé, analphabète, plutôt que pour le sens principal, appartenant au peuple. Les traducteurs sont partagés : Denise Masson, une des grandes islamologues, refuse le sens illettré, et traduit par le Prophète des Gentils (c’est à dire des non juifs), alors que M. Kasimirski, autre traducteur de premier plan, accepte la tradition musulmane et traduit par le Prophète illettré. Si l’on admet le sens dérivé, la conclusion proposée par les lettrés musulmans n’en résulte pas pour autant : aujourd’hui, une personne analphabète est certes inculte, mais il n’en était pas de même au septième siècle. En effet, la poésie arabe, du début du sixième siècle au début du huitième, a été transmise par tradition orale. Les poètes composaient et leurs auditeurs apprenaient et transmettaient sans écriture. A cette époque, il n’était pas nécessaire de savoir écrire pour avoir une culture littéraire. Même si Mahomet avait été analphabète, on ne peut en conclure qu’il aurait été inculte, et incapable de composer le Coran. Le Coran lui-même, de plus, conduit à la certitude que Mahomet savait lire : l’ange Gabriel a ordonné à Mahomet de lire les versets qu’il lui montrait par écrit [5]. Pour les lettrés musulmans, il s’agit d’un miracle : avant chaque rencontre avec Gabriel, Mahomet ne savait pas lire, et après chaque rencontre, il ne savait plus lire. Ainsi, même en se fondant sur le Coran, l’analphabétisme de Mahomet est peu assuré. Le Coran incréé Avant que le monde ne soit créé, le Coran était déjà présent. C’est pourquoi il est dit incréé. Ce Coran incréé a été rédigé par Allah lui-même, en langue arabe, car l’arabe est la langue que parlaient Allah et les anges du paradis avant que le monde ne soit créé. Il a été écrit sur une "Table Gardée", ce qui signifie gardée par les anges. Ainsi, pour les musulmans, le Coran n’est pas un objet dans le monde, mais un texte antérieur au monde, éternel comme Allah, à cet égard presque l’égal d’Allah. Le Coran a ainsi un statut particulier : pour les musulmans, l’équivalent chrétien du Coran, ce n’est pas l’Evangile ou la Bible, qui ne sont que des livres, c’est le Christ, parce qu’il est co-éternel au Père. 120 La thèse du Coran incréé a été proposée par Ibn Hanbal (780 – 855), le fondateur de l’une des quatre écoles juridiques admises par l’islam. Cette thèse ne s’est pas imposée d’emblée. Une école de pensée la contestait. Fondée un siècle après la mort de Mahomet par Wasil Ibn Ata, elle s’efforçait de s’appuyer sur la raison. Les tenants de ces vues furent appelés plus tard les mutazilites, les séparés. Ils eurent cependant un certain succès, car ils furent protégés par trois califes successifs [6], qui régnèrent de 813 à 847. A la mort de leur troisième protecteur, les mutazilites furent massacrés sur l’ordre du calife suivant [7]. Quelques-uns se réfugièrent à l’extrême est de l’empire musulman, aux frontières de l’Inde, puis ils disparurent. Des érudits survécurent à Basra jusqu’en 933 et à Bagdad jusqu’en 1025. L’un de ces érudits, Abou al-Hasan Ali al-Achari, promis à devenir le chef de l’école mutazilite de Basra, devint soudain un opposant, en 912 ou 913, et fonda une école opposée. Cette dernière récupéra l’idée du Coran incréé et l’imposa sur tout le territoire islamique. La contestation de cette thèse par l’ensemble des autorités politiques de l’umma a cessé vers 920. Depuis cette date, il y a plus de mille ans, elle fait l’objet d’un consensus dans le Dâr al islam. A l’époque de l’islam naissant, cette thèse était admissible. Le monde, en effet, était tenu pour âgé au plus de quelques milliers d’années et les langues étaient supposées avoir été toutes crées dès l’origine. Aujourd’hui, on sait que le monde s’est formé il y a plusieurs milliards d’années, et que l’arabe classique a moins de deux mille ans. La thèse des mutazilites est qu’Allah a inspiré le Coran à l’instant même où le texte a été écrit, et que l’arabe a été utilisé pour être compris de Mahomet et de ses adeptes. Les théologiens musulmans rejettent tous, aujourd’hui, la thèse des mutazilites, pour affirmer la thèse du Coran incréé. Ils ont pour cela une bonne raison : la thèse des mutazilites conduit à de grandes difficultés. Depuis 920 jusqu’à aujourd’hui la thèse du Coran incréé a fait l’objet d’un consensus dans le monde musulman, ce qui la rend incontestable : selon la théologie musulmane, fondée sur trois hadiths, dont deux issus des recueils canoniques [8], le consensus entre musulmans est une preuve de véracité. Si l’on rejette le caractère incréé du Coran, il faut conclure qu’un consensus, même universel, même sur onze siècles, n’est pas une preuve de véracité. Il faut alors tenir pour incertain tout ce qui se fonde sur le consensus, c’est-à-dire une bonne partie des croyances musulmanes. Si l’on déclare que le consensus peut conduire à l’erreur, il faut conclure que les hadiths aussi peuvent conduire à l’erreur, puisqu’ils y conduisent en ce qui concerne le consensus. Il faut alors abandonner les hadiths, même fondamentaux, ce qui détruit un second pilier de l’islam. L’effondrement de ce second pilier a une conséquence : les hadiths, c’est-à-dire les paroles et les actes de Mahomet, sont 121 tenus pour des fondements de la foi musulmane parce que le Coran l’exige : "Vous avez un excellent exemple dans votre prophète" [9]. Depuis maintenant douze siècles, les théologiens musulmans interprètent ce verset de la même manière : tout acte ou toute parole de Mahomet est fondatrice de la foi. Mais si ce verset est erroné, c’est le Coran tout entier qui peut l’être, car un seul verset inexact prouve que le Coran n’est pas la parole incréée d’Allah. Ainsi, accepter la thèse des mutazilites conduit, de proche en proche, à défaire tout le tissu du dogme islamique. On comprend la réticence des docteurs de l’islam. Le Coran reste incréé pour les musulmans d’aujourd’hui. Les matériaux du Coran Une part de ces matériaux sont des fragments déformés de la Tora : le Coran contient quelques 6.000 versets, parmi lesquels 502 concernent Moïse, 245 Abraham, 131 Noé, d’autres Adam, Lot, Israël, etc. Au total, un quart du Coran est formé de matériaux venus de la Tora ou de l’Evangile des Hébreux. Un huitième du Coran, 800 versets, indiquent les règles religieuses et sociales qui donnent leur forme aux sociétés musulmanes. Les légendes arabes, telles celles de Chu’aïb, Calith, Houd en forment environ deux pour cent. Des légendes juives, telles le voyage de Moïse [10], ou perse, telle celle de Dhou al Qarnaïm (Alexandre le grand) [11] font ensemble de l’ordre de un pour cent. Le reste est formé de discours de motivation incitant à la guerre, d’exhortations, de fragments d’hymnes, de discours polémiques, etc. Les fragments retenus ont été classés par ordre de longueur décroissante, sans aucun souci ni de logique, ni de datation, ni de sujet abordé. Ce classement conduit à bien des difficultés. Les érudits musulmans ont établit une datation fondée sur des conjectures. L’absence de chronologie dans le Coran rend ces conjectures incertaines. Une autre difficulté issue du désordre, c’est que tous les thèmes sont traités dans des fragments dispersés, 29 pour l’histoire de Noé, 37 pour celle d’Abraham, etc. On peut se demander si ce désordre résulte d’une incapacité des rédacteurs, de leur indifférence à la logique, ou d’une volonté délibérée. Dans ce dernier cas, il faudrait identifier le but visé. Une présomption que ce désordre est peut être voulu peut être tirée du fait que certains Corans anciens, aujourd’hui détruits, plaçaient les sourates dans un ordre différent du Coran actuel. On ne sait si cet ordre était logique, mais il ne pouvait être par longueur décroissante, puisqu’il était différent [12]. [1] Jean de Damas, opus cit. [2] Abraham (Genèse, 15, 12 et 13) ; Jacob (Genèse, 28, 10 à 15) ; 122 Saül (1 Samuel, 28, 15) ; Natân : (2 Samuel, 7,4 et 1 Chroniques, 17,3) ; Salomon (2 Chroniques, 1,7) ; Samuel (Samuel, 3,4) ; Nabuchodonosor (Daniel, 2,1 et 4, 1 et 2) ; Daniel (Daniel, 7, 1). De très nombreuse personnes (Joël, 3,1) ; Zacharie (Zacharie, 1, 8) ; Joseph (Matt, 1,20 et 2,3). [3] Sourate 2, verset 23. Sourate 10, verset 38. Sourate 11, verset 13. Sourate 17, verset 88. Sourate 52, verset 34. [4] Sourate 7, verset 157 et 158 [5] Sourate 96, versets 1 et 3. [6] Al Mamoun de 813 à 833, Al Mutasim de 833 à 842, Al Wathiq de 842 à 847 [7] Jafar al Mutawakil [8] Abu Daoud 34, 1. At Tirmidhi 31,7. Ibn Maja 36,8. [9] Sourate 33, verset 21. [10] Sourate 18, versets 60 à 82. [11] Sourate 18, versets 83 à 97. [12] Suyûtî, Itqân et Ibn al-Nadîm, Fihrist 2 - Les difficultés de l’histoire califale du Coran : La nécessité d’utiliser d’anciens matériaux, pour garder quelque continuité, et les divergences entre l’islam initial et le nouvel islam imposaient des contraintes contradictoires. Celles-ci ne pouvaient manquer de produire de nombreuses difficultés. Nous en avons vu un certain nombre. Nous allons voir celles qui concernent plus particulièrement le Coran. La mise par écrit du Coran L’alphabet arabe ne comportait à l’époque de Mahomet que trois voyelles longues a, i, u, et ne faisait pas la différence entre certaines consonnes : il n’y avait que seize lettres pour vingt-huit consonnes et semi-voyelles. Sur ces seize signes, six seulement ont une seule signification. Les autres en ont plusieurs, jusqu’à quatre pour un signe unique utilisé pour b, t, j et n. Cette écriture est nommée scriptio defectiva. Des points et divers signes, appelés diacritiques, placés sur ou sous les lettres, ont permis ensuite de faire la différence entre les diverses consonnes représentées par une même lettre. Plus tard encore, on a indiqué les voyelles. Les premiers signes diacritiques sont apparus plus de soixante ans après la mort de Mahomet, et presque un siècle de plus a été nécessaire à des grammairiens perses pour mettre au point le système actuel et l’ordre de ses lettres. L’écriture avec signes diacritiques et voyelles est nommée scriptio plena. Selon la manière dont on 123 ajoute aux écrits primitifs des signes diacritiques et des voyelles pour passer de la scriptio defectiva à la scriptio plena, le sens peut être différent. Une forme intermédiaire, avec signes diacritiques mais sans voyelles, a été utilisée pour la première fois pour le Coran en 694, par al Hajjâj, et s’est heurté à une vive résistance. Aucun des exemplaires d’al Hajjâj n’est parvenu jusqu’à aujourd’hui, ni en original, ni en copie. La scriptio plena a été généralisée vers 850, et, sous forme de copies successives, des exemplaires de Corans datant de cette époque nous sont parvenus. C’est à ce moment là, plus de deux siècles après la mort de Mahomet, que le texte actuel du Coran a été définitivement fixé. Avant cela, on a retrouvé quelques Corans complets, en scriptio defectiva, datés de 780 ou 790 environ, dont le sens est imprécis, et de rares fragments, datés entre 700 et 725, encore à l’étude, dont on ne peut rien conclure aujourd’hui. Les plus anciennes attestations musulmanes sur l’existence du Coran datent de 690 à 700, et les plus anciennes descriptions musulmanes de son mode de formation datent de 750. Même en scriptio plena, le sens du coran est souvent obscur. L’introduction des signes diacritiques, des voyelles, et les interprétations qui s’efforcent de donner un sens au texte ainsi complété ont été proposées par des grammairiens, des commentateurs et des lexicographes perses, plus de deux siècles après la mort de Mahomet. Ces érudits n’avaient qu’une connaissance indirecte de la langue arabe, et ne connaissaient rien au milieu ni à la culture dans lesquels les textes du Coran ont été formés. Les conjectures qui proposent un sens ont été formées essentiellement par Tabari, en 896, près de trois cents ans après la mort de Mahomet. Les érudits perses ont fondé leurs travaux sur des réflexions et des conjectures, sans se référer à une tradition venue des origines : ils ne disposaient pas d’une telle tradition. Il y a ainsi une rupture dans la transmission, qui a nécessairement été volontaire : le texte fondateur était compris par les premiers musulmans, leur connaissance ne peut avoir été perdue par un hasard malheureux, car le pouvoir musulman a été continu depuis l’origine jusqu’à la fixation finale du sens par des érudits dans la seconde moitié du neuvième siècle. Les collectes du Coran Les documents qui constituent le Coran ont commencé à être collectés - c’est le terme utilisé dans le Dâr al islam - à une date imprécise après la mort de Mahomet. Sur les collectes, les traditions califales sont nombreuses et divergentes. Leur analyse, ainsi que des documents non islamiques, conduisent à placer la date des premières collectes dix à quinze ans après la mort de Mahomet [1]. On aurait pu s’attendre à ce que les secrétaires de Mahomet prennent en note les paroles de Gabriel récitées par Mahomet. Ce ne fut pas le cas, puisque les traditions musulmanes indiquent que 124 les deux secrétaires qui ont fait les collectes, après la mort de Mahomet, ont dû rechercher les notes prises par d’autres sur des pierres plates, des omoplates de chameaux ou d’ânes, des nervures de feuilles de palmier. Cette indifférence au Coran dans les années qui ont suivies la mort de Mahomet est assez surprenante. Les érudits de l’islam l’expliquent habituellement en disant qu’un tel nombre de disciples savaient le Coran par cœur qu’il n’était pas nécessaire de prendre des notes. Ces disciples savaient le texte bien mal, puisque des dissensions violentes, risquant de dégénérer en guerre civile, éclataient parmi les récitants, au dire du général Hudhayfa, qui demanda à Othmân de rédiger un texte de référence approuvé par l’autorité politique du calife [2]. La confiance aveugle dans la mémoire des premiers adeptes, raison invoquée par les théologiens musulmans actuels pour l’absence de notes, n’est peut-être pas la cause de la négligence de Mahomet lui-même, et des califes avant Othmân. Les attestations sur les multiples collectes des Corans et sur le tri et la destruction des versions refusées se prolongent bien au-delà de la période initiale si mal connue, et continuent pendant la période historique suivante, mieux documentée [3]. Ces collectes multiples et tardives impliquent que les premiers musulmans ne considéraient nullement le Coran comme venu d’Allah, ni transmis par l’archange Gabriel : si ce texte avait eu une telle origine, il aurait été si précieux que les collectes n’auraient été ni tardives ni multiples, les dernières en date corrigeant les premières. La dictée de Gabriel aurait été dès le début prise en note avec le plus grand soin. Le fait est que certains auditeurs ont pris des notes. Il peut y avoir à cela bien des raisons tout à fait terrestres. Les succès militaires et le charisme de Mahomet rendaient ses discours mémorables sans avoir à invoquer d’autres motivations. La seule chose historiquement certaine est que, environ quinze ans après la mort de Mahomet, les califes ont décidé de ramasser ce qu’ils pouvaient trouver pour compiler les fragments en un livre désordonné : le classement des fragments par ordre de longueur décroissante ne facilite ni la compréhension de l’ensemble ni la visibilité du plan. La destruction des parties refusées et l’usage de la violence contre leurs détenteurs et leurs diffuseurs, attestés dans l’histoire des Corans, font présumer que ces parties contenaient des informations qu’il était devenu nécessaire de faire disparaître. Les scribes du Coran L’écriture arabe a été créée à partir du nabatéen [4] et du syriaque [5], par des moines chrétiens, à Ambar, sur la rive gauche de l’Euphrate, à une soixantaine de kilomètres de Bagdad, vers l’an 400, environ deux siècles et demi avant l’islam. Les créateurs de cet alphabet étaient des Chaldéens, descendants des Babyloniens, une ethnie non arabe, parlant une variante de l’araméen. Ils ont mis leur talent et leur science au service de la langue arabe parlée par les tribus arabes, essentiellement les 125 Lakhms, qui nomadisaient sur leur territoire. Cette écriture est passée ensuite à Hîra, sur la rive droite, d’où elle s’est progressivement répandue dans la partie nord du Proche-Orient, où nomadisaient d’autres tribus arabes, puis en Jordanie et Syrie. La première inscription arabe, dans une écriture nommée coufique, bien que la ville de Kûfa ait été fondée longtemps après la date des premières inscriptions, date du quatrième siècle, et se trouve dans le sud de la Jordanie. Elle est unique pour ce siècle. On n’en a retrouvé aucune datant du cinquième siècle. Au sixième siècle, les inscriptions se multiplient, d’abord dans le nord de la Jordanie et le nord-ouest de la Syrie, puis dans le reste de la Syrie, la Jordanie, la Palestine et le Néguev. L’écriture arabe y était connue et pratiquée au début de l’islam, au 7ième siècle. Il existait un royaume arabe, celui des Ghassâns, qui couvrait la Jordanie et une partie de l’ouest de la Syrie. Ces Arabes étaient chrétiens, alliés plus ou moins fidèles des Byzantins. Au sixième siècle, la totalité des inscriptions ne se trouve que dans ce royaume, sur ses marges, et dans les monastères de Hîra en Mésopotamie. En ce même sixième siècle, et aussi au début du septième, les épigraphes n’ont trouvé aucune inscription dans le Hedjâz, la région qui entoure la Mecque, ni en aucun autre lieu de l’Arabie centrale, ni en arabe, ni en une autre langue. Les toutes premières, extrêmement rares, sont datées l’une de 20 ans après la mort de Mahomet, l’autre de 40 ans, puis de 60. Il faut un bon siècle avant qu’elles ne se multiplient [6]. Les scribes du Coran, selon l’histoire califale, étaient des gens pauvres, car le parchemin, vieux alors de deux mille ans, était passé dans l’usage courant huit siècles avant l’islam, mais n’était pas à la portée de leur bourse. Mahomet, toujours selon l’histoire califale, s’intéressait si peu au destin de ses discours qu’il n’a pas jugé utile de fournir du parchemin ou du papyrus aux auditeurs qui prenaient des notes. Pourtant, il est dit avoir été, à la Mecque, l’époux d’une commerçante aisée, et, à Yathrib, il avait les moyens de financer des armées. Il était donc assez riche pour payer du matériel de copie. Il ne l’a pas fait, ni à la Mecque, ni à Yathrib, d’où l’usage des pierres plates, des ossements de chameaux ou d’âne, des stipes de palmier. Ce sont des gens sans moyens, des fans dirait-on aujourd’hui, qui ont pris ces notes, à titre privé. Bien que pauvres, ils savaient lire et écrire l’arabe. Les régions où des gens pauvres savaient lire et écrire l’arabe sont connues par l’histoire de l’écriture arabe et par l’épigraphie. Les scribes qui, selon l’histoire califale, auraient pris en note les discours de Mahomet pendant les dix premières années de l’islam sont supposés avoir vécu à la Mecque, dans le Hedjâz, au centre de l’Arabie. Les spécialistes s’accordent sur le fait qu’en ce lieu, à cette époque, personne ne savait écrire. Le seul endroit, où, au début de septième siècle, la langue arabe écrite était connue et pratiquée correspond au nord de la péninsule arabique, Jordanie, Syrie, Palestine, Néguev. Mahomet ne 126 peut avoir commencé sa carrière à la Mecque, car, si tel avait étéle cas, ses discours n’auraient pu être pris en note. Il a commencé là où existaient des scribes sachant écrire l’arabe. Les versets sataniques Ce nom vient d’une tradition califale. Mahomet menacé de mort par les Qoreychites mecquois, a tenté un compromis. Il a proclamé des versets déclarant que trois déesses de la Mecque, Allât, al Manât et al Uzza, étaient dignes d’être vénérées. Ses quelques adeptes n’ont pas trouvé le compromis de leur goût, et ont commencé à le quitter l’un après l’autre. Pour conserver ses fidèles, Mahomet s’est hâté de proclamer de nouveaux versets déclarant que les versets litigieux ne venaient pas de Gabriel, mais de Satan déguisé en Gabriel [7]. Il est remarquable que le temple de Ramm, en Jordanie, atteste la présence d’Allât, l’une de ces trois déesses [8]. Elle n’est présente qu’en Jordanie et sur ses confins et n’est jamais mentionnée en Arabie centrale, sous quelque forme que ce soit. Quant à Manât, c’est une divinité féminine attestée à Palmyre, dans la Syrie actuelle, à Petra, en actuelle Jordanie, et dans le nord ouest de l’Arabie Saoudite, mais absente du Hedjaz [9]. Il est probable qu’à l’époque où ces versets furent rédigés, leurs auteurs habitaient dans une région où à la fois Allât et Manât étaient connues et vénérées, la Jordanie ou les confins jordano-syriens. Hubal L’une des divinités qui, selon la tradition califale, aurait été vénérée à la Mecque au temps préislamique se nommait Hubal [10]. Cependant, cette divinité mecquoise n’apparaît que dans une seule inscription épigraphique, à la frontière entre la Syrie et l’Arabie [11]. La prohibition du porc La viande de porc est interdite par quatre versets du Coran, dont deux se trouvent dans des sourates réputées mecquoises [12]. Il n’y avait pas de porcs en Arabie [13]. Il n’y a pas de raison d’interdire de manger à La Mecque un animal qui y était inconnu. La conclusion est la même que pour l’autorisation d’y manger du poisson, lui aussi absent de la Mecque : ces sourates ont été écrites ailleurs, dans des pays tels la Palestine ou la Jordanie, où il y avait des porcs. L’absence du nom de Mahomet Le nom de Mahomet ne figure que quatre fois dans le Coran [14]. L’exégèse moderne démontre que ces quatre mentions sont des ajouts postérieurs à la première rédaction, fondée sur les textes collectés sur l’ordre des califes [15]. La tradition califale pallie cette absence en déclarant que les termes de prophète, annonciateur, avertisseur, apôtre, etc., présents 405 fois dans le Coran sont des mentions indirectes de Mahomet. Cette affirmation est des plus improbables : la personne désignée 405 fois dans le Coran sans que son nom soit indiqué explicitement devait être évidente pour les auditeurs. Si le nom n’avait pas été 127 évident, il aurait été précisé. Il s’agit certainement d’une seule personne, et non de plusieurs, car, s’il y en avait eu plusieurs, le nom de chacune aurait été mentionné pour éviter les ambiguïtés. Celui qui est désigné 405 fois dans le Coran sans indication de son nom doit aussi être désigné par son nom à de multiples reprises, comme cela se fait dans ce genre de situation : Suétone, dans l’Histoire des douze empereurs, dans chacun des douze chapitres, écrit tantôt l’empereur, tantôt le désigne par son nom. Les biographies de de Gaulle l’appellent tantôt le chef de la France libre, tantôt indiquent son nom, etc. Mahomet ne peut être la personne à laquelle se réfèrent les termes de prophète, annonciateur, avertisseur, apôtre, etc. : les quatre mentions de son nom sont toutes des ajouts postérieurs. Cette question est détaillée page "Les strates du Coran", paragraphe "Les interpolations qui introduisent Mahomet dans le Coran". Si vous voulez voir cette page, cliquez ici Ainsi, Mahomet était totalement absent du Coran primitif. Les personnages les plus cités dans le Coran sont : Zacharie 12 fois, Adam 16, Salomon 22, Aaron 26, Loth 27, Marie 32, Noé, 44, Abraham 60. Le Christ est mentionné 12 fois sous la forme coranique ‘Îsâ, 13 fois ‘Îsâ, fils de Marie, 2 fois Messie, ‘Îsâ, fils de Marie ; de plus il est mentionné 3 fois sous le nom Messie, 5 fois Messie, fils de Marie, une fois nouveau né, 4 fois enfant, 7 fois prophète, 2 fois Verbe, au total 49 fois. Parmi ces personnages, seuls Zacharie et Marie ne sont pas déclarés prophètes. Aucune de ces personnes ne peut être celle à laquelle se réfèrent les 405 mentions non spécifiques, car il n’y a pas entre elles de différences telles qu’un auditeur non prévenu puisse savoir sans hésitation qui est concerné. Il reste un personnage qui, dans le Coran, se détache de tous les autres : Moïse. Non seulement il est nommé 170 fois, mais de plus il est appelé dix fois prophète [16], premier des croyants [17], confident de Dieu [18], aimé de Dieu [19], choisi de préférence à tous les hommes [20], doué de sagesse et de science [21]. C’était à Moïse, et à Moïse seulement que se référait l’émir d’Homs. Il y a tout lieu de penser que l’annonciateur, l’apôtre, l’envoyé etc. est ce même Moïse qui se détache si nettement, et non Mahomet, dont le nom a du être ajouté ultérieurement. Il existe cependant quelques mentions non spécifiques attribuables à Mahomet d’après le contexte. Ce sont celles qui concernant la part de butin qui lui revient, le droit de prendre pour épouse la femme de son fils adoptif, ses démêlés avec son harem. L’exégèse moderne montre que plusieurs de ces versets sont des ajouts postérieurs, et qu’il existe des présomptions sérieuses pour que les autres le soient aussi. L’Evangile et la Tora Selon l’islam, il y a eu trois révélations : celle des juifs, celle des chrétiens, puis celle des musulmans, la dernière, la meilleure, qui corrige les erreurs délibérément introduites dans les deux premières par des juifs et des chrétiens falsificateurs. 128 tLa révélation juive est exprimée par l’ensemble des écrits juifs,la révélation chrétienne par l’ensemble du Nouveau Testament, larévélation musulmane dans le Coran. Mais le Coran indique unevision très différente : il mentionne à huit reprises lesrévélations. Dans sept cas sont indiqués "la Tora et l’Evangile"[22], Evangile au singulier. Le huitième mentionne "la Tora,l’Evangile et le Coran" [23], mais l’exégèse moderne montre que les mots "et le Coran" sont un ajout postérieur [24]. Les écrits sacrés juifs sont formés de la Tora qui contient cinq livres, des Prophètes (Samuel, Isaïe, Jérémie, Ezéchiel, Daniel, etc.) et des Autres Ecrits, (les Psaumes, la Sagesse, le Cantique des Cantiques etc.) au total 42 livres. Pourquoi le Coran ne mentionne-t-il que les cinq livres de la Tora ? La même question se pose pour le Nouveau Testament. Il y a quatre Evangiles et non un seul. Pourquoi l’Evangile au singulier ? Et pourquoi avoir omis les Actes des Apôtres, l’Apocalypse de Saint Jean, les Epîtres canoniques ? Et, surtout, le texte du Coran mentionne le mot Coran des dizaines de fois. Comment se fait-il que le mot Coran soit absent du texte du Coran chaque fois que celui-ci mentionne la révélation ? N’est-il donc pas la troisième et la meilleure des révélations ? La même question se pose à propos de "ce qui a été donné à Moïse et à Jésus" [25], c’est-à-dire la Tora et l’Evangile. Il n’est fait nulle mention de "ce qui a été donné à Mahomet". La même question encore avec "la parabole qui les concerne dans la Tora et la parabole qui les concerne dans l’Evangile", Evangile au singulier [26]. Dans ces passages, le mot comme le concept de Coran sont absents. Ces difficultés disparaissent si le Coran est appréhendé dans une perspective nazaréenne : les nazaréens ne reconnaissaient qu’un seul Evangile, celui des Hébreux, et, parmi les livres sacrés juifs ils plaçaient au premier rang les cinq livres de la Tora. Quant au Coran, les nazaréens n’en parlaient évidemment pas, car pour eux Mahomet n’était pas un prophète, et ses discours n’étaient pas sacrés. Mahomet, analphabète Si l’on examine les écrits non musulmans, la question ne fait pas de doute : ainsi, Sébéos, un évêque arménien a écrit vers 660 une Histoire d’Héraclius, trente ans après les faits, et non pas plus de deux cents, comme les textes musulmans qui font état de l’analphabétisme de Mahomet [27]. Cette histoire contient la phrase suivant, citée précédemment [28] : "Il était très bien instruit et à l’aise avec l’histoire de Moïse." Un homme peut difficilement être analphabète alors qu’il est très bien instruit et familier de l’histoire de Moïse, c’est-à-dire de la Tora. Cette idée n’est défendable que pour les érudits qui se limitent à un cadre auto référent. Dès que l’on sort de ce cadre, 129 il devient évident que l’analphabétisme de Mahomet est une idée tardive, inventée par des commentateurs pour crédibiliser le Coran. Elle est une difficulté de plus dans l’histoire califale du Coran. [1] Cette analyse est détaillée en cliquant ici [2] Boukhari, Sahih Livre 66 (des mérites du Coran), Chapitre 3. [3] Ibn Abou Daoud al-Sijistânî, Kitab al-masâhif, le livre des codex. [4] Les Nabatéens habitaient une région dont la capitale était Pétra, aujourd’hui en Jordanie. [5] Le syriaque est la variante d’araméen parlé à Edesse. [6] Adolph Grohman, Arabic inscriptions, Textes épigraphiques, tome 1, Louvain, bibliothèque du Muséon, volume 52, 1962. [7] Sourate 53. Les versets sataniques suivaient les versets 19 et 20. Ils ont été remplacés par les versets 21 et 22. [8] J. Starcky, Pétra et la Nabatème, Supplément au dictionnaire de la Bible, VII, 1966. [9] Afred-Louis de Prémare, opus cit. [10] Ibn Hicham, vie de Mahomet. Ibn al Kalbi, Le livre des idoles. [11] Jausen et Savignac, Mission archéologiques en Arabie, 1, Corpus Incriptiones Semit, II, 1907. [12] Sourate 5 verset 145 et sourate 16 verset 115. [13] Pline l’ancien, Histoire Naturelle [14] Prophète : Sourate 3, verset 144, sourate 33 verset 40, sourate 48 verset 29. Récepteur de la révélation : sourate 47, verset 29. [15] Voir notamment Joseph Azzi, opus cit. et Edouard Marie Gallez, opus cit.. [16] Sourate 7, verset 104, sourate 19, verset 51, sourate 26, verset 16 et 21, sourate 28, verset 7, sourate 43, verset 6, sourate 44, verset 17 et 18, sourate 61, verset 5, sourate 69, verset 10, sourate 73, verset 15 et 16. [17] Sourate 7, verset 143. [18] Sourate 19, verset 52. [19] Sourate 20, verset 39. 130 [20] Sourate 7, verset 144, sourate 20, verset 13 et 4. [21] Sourate 28, verset 14. [22] Sourate 3, verset 45 et 65. Sourate 5, verset 46, 66 et 110. Sourate 7, verset 157. Sourate 48, verset 29. [23] Sourate 9, verset 111. [24] Edouard-Marie Gallez, opus cit. [25] Sourate 2, verset 139. Sourate 3, verset 84. [26] Sourate 48, verset 29 [27] Ibn Hicham, Sira,126. Tabari, Annales, 1, 1147 et 1155. [28] Histoire d’Héraclius par l’évêque Sébéos, op cit 3 - Le Coran et l’araméen L’obscurité du Coran Le Coran contient un grand nombre de mots incompréhensibles ou de sens incertain. Au total, environ 20% du Coran est totalement incompréhensible, et 10% obscur ou incertain [1]. Le Coran lui-même prend acte de ses propres difficultés, et déclare que les conjectures interprétatives sont incertaines [2] : "Nul autre qu’Allah ne connaît l’interprétation du Livre." Ces obscurités ne viennent pas seulement de l’absence initiale de signes diacritiques et de voyelles, elles ont aussi une autre source : beaucoup de mots et de tournures grammaticales du Coran sont inconnus de l’arabe classique. Les érudits se sont efforcés de former des conjectures raisonnables. Pour certaines tournures, il y a jusqu’à douze conjectures différentes, dont aucune ne s’impose. Pour justifier ces conjectures, il y a parfois plus de trente propositions d’explications, incompatibles entre elles. La tradition musulmane a fait la plupart du temps un choix parmi les conjectures, pour des motifs de convenance plutôt que de raison. Mais les commentateurs musulmans, débordés par les obscurités incompréhensibles, finissent souvent leurs commentaires par un aveu d’ignorance : wa Allahu a’lam, et Dieu seul sait ! La cause de l’obscurité Les érudits islamiques ont cherché à comprendre l’existence de si nombreuses obscurités irrémédiables. Une des explications est qu’elles viennent du dialecte de La Mecque, aujourd’hui perdu [3]. Une autre explication, aussi officielle que l’oubli du dialecte de la Mecque, est que le Coran a été écrit par Allah dans l’arabe parfait du paradis. Sur terre, les hommes étant par nature imparfaits, parlent un arabe terrestre imparfait. La différence 131 entre l’arabe parfait et l’arabe imparfait explique à la fois que le Coran soit inimitable, et qu’il contienne des mots et des tournures grammaticales incompréhensibles [4]. Pour les érudits modernes, une explication souvent proposée serait que le Coran utilise un arabe archaïque aujourd’hui oublié. Ces trois explications ont beaucoup en commun : Toutes donnent acte de ce que les obscurités du Coran viennent d’une langue étrangère présente dans ce livre : c’est une évidence, car 30% des versets du Coran contiennent des mots et des suffixes grammaticaux qui n’appartiennent pas à l’arabe classique [5]. Toutes tentent de concilier cette évidence avec la tradition islamique selon laquelle le Coran est en langue arabe pure. Elles imaginent pour cela que la langue étrangère est une variante de l’arabe, celui de La Mecque, ou du paradis, ou d’avant l’islam. Dans les trois cas, ces variantes d’arabe sont totalement inconnues : il n’existe pas un seul document, pas une seule tradition orale, ni dans les pays arabophones, ni dans ceux qui les entourent, qui donnent un seul mot de ces hypothétiques variantes. Notamment, les poésies arabes préislamiques ne donnent pas un seul mot ni un seul suffixe grammatical permettant d’éclairer les obscurités du Coran. Enfin toutes ont encore en commun d’éluder le problème principal : comment la connaissance de cette langue étrangère a-t-elle pu disparaître ? Cette langue était connue des premiers auditeurs du Coran. Comment se serait-elle perdue, alors que le Coran est, depuis l’origine de l’islam, le texte sacré des musulmans ? La transmission de la langue du Coran a été continue, comme pour le latin. Le latin ne s’est pas perdu, bien qu’aucun peuple ne le parle depuis un millénaire et demi, parce que c’est une langue religieuse. Le guèze, l’hébreu, le mandéen, le slavon et bien d’autres langues religieuses ont traversé intactes plus de mille ans de la même manière. La langue du Coran ne peut pas s’être perdue, même partiellement, parce qu’elle a fait l’objet d’un usage religieux depuis l’origine. Qu’un nombre important de mots et de tournures grammaticales soit aujourd’hui incompréhensibles ou incertains est un problème. Vu l’histoire des autres langues religieuses, l’hypothèse de l’oubli ou des turbulences de l’histoire n’a aucune vraisemblance. Cette connaissance a disparu très tôt, car Tabari ne la possédait pas en 896 quand il s’efforçait de comprendre les obscurités du Coran, ni les grammairiens qui ont ajouté les voyelles peu après 800, ni non plus Hajjâj qui a introduit les signes diacritiques en 694. La situation des langues au Proche Orient au septième siècle A l’époque de Mahomet, l’arabe n’était pas une langue de culture, ni une langue internationale. Depuis plus de mille ans, dans tout le Proche Orient, la langue de culture était l’araméen. Les 132 relations internationales, en particulier le commerce, se faisaient en araméen, et Mahomet, commerçant, le parlait à ce titre. Les lettrés arabes, peu nombreux, parlaient en arabe et écrivaient en araméen. Ce que l’on appelle aujourd’hui le franglais peut donner une image de la situation, affaiblie cependant, car le français d’aujourd’hui est une langue de culture et une langue internationale, ce que n’était pas l’arabe de Mahomet. Il faudrait plutôt comparer aux lettrés européens du septième siècle, qui parlaient dans leur langue locale et écrivaient en latin. D’où la présence de mots d’origine latine non seulement dans les langues latines, mais aussi dans les langues gothiques, comme l’allemand ou l’anglais, et même dans les langues slaves. Si l’on perdait le sens de tous les mots d’origine latine, la totalité des textes anglais d’aujourd’hui deviendrait incompréhensible, ainsi qu’une bonne partie de ceux en allemand, et aussi un certain nombre de phrases dans les textes russes. La langue du Coran contient autant d’araméen que l’allemand contient de latin. Plusieurs érudits se sont rendus compte de la présence de l’araméen dans le Coran. Ainsi, en ne citant que les plus connus, Sigmund Fränkel [6], Theodor Nödelke [7], Alphonse Mingana [8]. Toutefois, dans le cadre de la tradition admise, eux-mêmes et leurs contemporains ont considéré que les aramaïsmes repérés n’avaient pas de signification générale. Cette conclusion est contraire aux faits qu’ils ont eux-mêmes mis en évidence, et compte tenu du rôle de l’araméen à l’époque, contraire à la vraisemblance. La tradition islamique sur le Coran écrit en arabe exerce le même effet d’aveuglement que celui noté par Patricia Crone à propos des traditions sur la Mecque. Pour le détail des arguments de Patricia Crone, cliquez ici Le Coran et l’exégèse moderne Les méthodes modernes exigent, entre autres approches, de prendre en compte l’étude des langues voisines, dans ce cas le syro-araméen de l’est, le syro-araméen de l’ouest, l’hébreu, et dans une moindre mesure le perse et l’amharique. Par principe, les érudits musulmans s’y refusent, parce que leur théologie exige de rester dans un cadre auto référent, c’est-à-dire limité aux textes musulmans. Dès lors qu’il est établi dans ce cadre restreint, le consensus approximatif actuel des érudits islamiques est scientifiquement irrecevable. Il est pourtant à l’origine des conjectures généralement admises, et du choix des voyelles et des points diacritiques qui cherchent à rendre ces conjectures acceptables. Toutes les traductions aujourd’hui disponibles sont fondées sur ces conjectures. L’élargissement du cadre de référence Pour un non arabe, il est difficile d’apprendre l’arabe, avec toutes ses subtilités et ses formes anciennes, afin de pouvoir étudier le Coran dans son texte. Apprendre en plus l’araméen, avec toutes sa complexité grammaticale, ses formes archaïques et ses variantes est-syrien et ouest-syrien, est un effort supplémentaire énorme, dont on ne peut savoir à l’avance à quel point il sera utile. C’est la raison pour laquelle l’étude des langues voisines, bien que répandue parmi les exégètes modernes d’autres livres 133 anciens, notamment la Bible, n’avait pas encore été systématiquement appliquée au Coran. Un linguiste allemand, Christoph Luxenberg [9], a suivi cette voie de façon méthodique, et beaucoup plus complète que ses devanciers. Il en a montré la fécondité : de nombreuses obscurités et non sens du Coran s’éclairent si l’on recherche le sens des mots et des tournures grammaticales non pas dans la langue arabe mais dans l’araméen parlé en Syrie. Des fragments d’un très ancien Coran ont récemment été retrouvés dans la bibliothèque de Sana, au Yémen. Ils datent de 50 ans après la mort de Mahomet. Ils sont sans points diacritiques ni voyelles. Ils comportent des aramaïsmes massifs, qui ont été ôtés des versions ultérieures [10]. Ceci confirme que le Coran initial a été rédigé sous une forte influence araméenne, et que les aramaïsmes les plus voyants ont été délibérément éliminés. Les mots et les formes incompréhensibles ont été non pas perdus, mais délibérément exclus. C’est la raison pour laquelle la tradition islamique insiste tant sur le fait que le Coran serait en arabe pur : nier la présence des aramaïsmes contribue à occulter les nazaréens, dont la langue sacrée était l’araméen. Les mots et les formes grammaticales d’une langue passent dans une autre lorsqu’ils désignent des objets ou des idées qu’un peuple emprunte à un autre. Le grand nombre de termes et de formes venus du syro-araméen dans la langue du Coran, alors que ces termes et ces formes sont absents de l’arabe usuel, signifie que les rédacteurs du Coran ont emprunté un grand nombre d’idées et de récits à un système présent chez les Syro-araméens. Les caravaniers et les voyageurs auraient introduit des mots et des formes grammaticales d’origine syro-araméenne dans l’arabe usuel, et non dans le seul Coran. Yathrib était située vers la limite sud de l’aire linguistique syro-araméenne, mais la Mecque, à trois cent kilomètres plus au sud, se trouvait en dehors. L’origine du Coran se trouve à Yathrib, ou plus au nord, dans le cœur du territoire syro-araméen, et non à la Mecque. Les houris du paradis, récompense des élus Les versets sur les houris sont particulièrement difficiles à comprendre. Le point de départ des commentateurs musulmans est le sens du mot houri. En arabe, la racine hur signifie blanc. Si l’on prend ce sens, les versets en question sont incompréhensibles [11]. Les commentateurs font dériver houri de la racine perse hur, qui signifie prostituée. Le plus souvent, ces commentateurs ne savent pas que le sens qu’ils retiennent vient du perse. Ils croient qu’il s’agit d’un second sens de la racine arabe. Comme le perse est une langue indoeuropéenne, on trouve la même racine, avec le même sens, dans l’allemand Hure et l’anglais whore. Les houris sont ainsi les filles de plaisir que le paradis musulman met au service sexuel des élus, et cette conjecture sert de fil conducteur pour mettre les signes diacritiques et les voyelles, et pour chercher sur cette base la solution de tous les problèmes de ces versets. 134 Certains érudits musulmans sont très gênés par l’utilisation d’une racine perse car le Coran est censé écrit en arabe pur, du fait que l’arabe est la langue que parlent Allah et les anges depuis avant la fondation du monde. Cela les conduit à une conjecture qui permet d’éliminer la racine perse : le mot arabe hur, blanc, signifie jeune fille car il faut le comprendre comme une abréviation sous entendant : "jeune fille blanche quant au blanc des yeux." Cette contorsion sémantique montre l’importance qu’il y a à soutenir que le Coran est écrit en arabe pur. Nous en avons vu les raisons, occulter les nazaréens et mettre l’ethnie arabe au premier plan. Les commentateurs, parmi lesquels le plus respecté par les musulmans est Tabari, ont du déployer des trésors de subtilité et d’imagination pour trouver, dans le cadre qu’ils ont choisi, un sens compréhensible à ces versets, et plus encore pour que le sens proposé soit cohérent d’un verset à l’autre. Malgré tant d’efforts, le résultat n’est pas particulièrement convaincant : ainsi le Coran déclare que les houris sont "rouges comme le rubis, rouges comme le corail" [12], ce qui n’a aucun sens pour une jeune fille. Elles ont "de gros yeux blancs" [13], ce qui ne signifie rien non plus : on admire les beaux yeux bleus, ou noirs, ou verts d’une jeune fille, mais non ses yeux blancs, qui seraient ceux d’une aveugle. Les commentateurs proposent une conjecture : en parlant d’œil blanc, le Coran signifierait que le blanc de l’œil ferait un beau contraste avec la noirceur de l’iris, bien que l’iris noir ne soit jamais mentionné dans le Coran. Cette conjecture trouve un appui dans un hadith rapporté par Boukhari [14] : "Leurs aspect (des houris) étonne le regard, tant sont tranchés le noir et le blanc de leurs yeux." Certains traducteurs se fondent sur cette conjecture pour traduire "l’œil blanc" du Coran par "œil noir" [15]. Cela ne résout pas le problème, mais le dissimule, au prix d’une falsification : blanc ne signifie pas noir. D’autres traducteurs, également gênés par ces yeux blancs, traduisent grands yeux, en oubliant le blanc [16], ou bien sautent ces mots [17]. Un verset compare les yeux à un œuf blanc [18]. Les commentateurs transportent la comparaison à la houri tout entière plutôt qu’à ses seuls yeux. Le sens est moins choquant, mais exalter la beauté d’une jeune fille en la comparant à un œuf est assez étrange [19]. Les houris sont "gonflées" [20]. Cela signifierait-il qu’elles sont obèses ? Ce serait triste pour les élus. Une conjecture apporte une solution : il faut sous–entendre "gonflées quant au seins", ce qui signifie qu’elles ont de gros seins. Les traducteurs, gênés par cette précision anatomique, traduisent "houri à la poitrine arrondie" [21]. Même cette expression plus décente choque certains. Une nouvelle conjecture vient résoudre la difficulté : comme les adolescentes ont tendance à avoir des seins en pommes, "seins gonflés" signifie "seins d’adolescentes". Sur cette hypothèse, "houri gonflée" est traduit le plus souvent par 135 "houri adolescente" [22]. Christophe Luxenberg a montré que le mot houri du Coran dérive de la racine araméenne hur, qui signifie grappe de raisin [23], ou vin par métonymie. Dans le paradis musulman, c’est le vin, non les filles, qui est "rouge comme le rubis, rouge comme le corail", et les filles n’ont pas de gros yeux blancs, mais les grappes de raisins ont de gros grains blancs. Ce ne sont pas les seins des filles qui sont gonflés, mais les grappes qui sont gonflées de suc. Le vin et la vigne étaient, pour les nazaréens, des symboles de la vie éternelle, d’où leur place éminente dans la description du paradis. Le détail des arguments de Luxenberg est trop complexe pour être résumé ici. Retenons que sa recherche dans la grammaire et le vocabulaire araméen résout tous les problèmes de ces versets de façon simple, sans avoir à imaginer des interprétations par des allégories, ou par des hypothèses ad hoc sur ce qu’aurait pu être le dialecte de La Mecque ou l’arabe du paradis, ou encore par des explications qui prétendent que blanc signifie noir, ou par des sous entendu qui conduisent à dire que blanc signifie signifie jeune fille et gonflée adolescente. Reste à savoir pourquoi les commentateurs musulmans ont choisi de partir de la racine perse, et imaginé des arguments très spécieux pour justifier ensuite des interprétations qui puissent être cohérentes avec ce premier choix. Cela donne l’impression qu’ils étaient des obsédés sexuels, préoccupés de ce dont parle le Coran dans leur interprétation, la virginité à répétition des filles du paradis, la taille de leurs seins, leur fidélité à celui des élus auquel elles étaient attribuées, etc, toutes choses fort peu dignes d’un livre sacré. En fait, ce choix était probablement fondé non sur la psychologie des commentateurs, mais sur la volonté d’occulter la présence des nazaréens, de leur langue et de la valeur symbolique qu’ils attachaient au vin et à la vigne. Le plus expédient était d’utiliser la tradition sur la nature du paradis, née parmi les judéo-chrétiens du premier siècle, et largement répandue au Proche Orient, jusqu’à aujourd’hui. La conception du paradis à l’image des plaisirs de la terre n’a pas de contenu théologique, alors que les symboles du vin et de la vigne chez les nazaréens en ont un, décisif, car l’interdiction du vin sur la terre et sa présence au paradis signifie le rejet de l’Incarnation. Occulter le vin et la vigne du paradis, c’était occulter toute une théologie, alors que mettre en avant un paradis sensuel ne montrait qu’une conception populaire assez plate. C’est pourquoi il était important d’occulter le vin, même au prix d’une sexualisation du paradis, empruntée aux nazaréens certes, mais assez répandue dans cette région pour que l’origine nazaréenne ne soit pas évidente. Quant à la date, l’interprétation sexuelle des houris est attestée par le hadith rapporté par Boukhari, vers 870, et par le commentaire de Tabari, en 896. Elle a donc été formée avant ces dates, durant la période où le Coran, la doctrine et l’histoire du premier islam étaient en période d’élaboration. Cette 136 interprétation est tardive, presque trois siècles après Mahomet, et ne peut être une simple erreur de grammairien, car elle recourt à trois éléments en apparence indépendants : - Les points diacritiques et les voyelles, dont l’introduction et la standardisation ont été achevés vers 850. - Le hadith de Boukhari, daté d’environ 870, qui donne un argument pour dire que blanc signifie noir. - Les interprétations, fixées en 896, qui utilisent les possibilités mises en place par le choix des diacritiques et des voyelles, et celle fondée sur le hadith de Boukhari. Ces trois éléments ne peuvent avoir convergé sans un projet et une volonté pour organiser la convergence. C’est une réinterprétation, de même nature et faite à la même époque que celles qui expliquent Médine par Madina ar rasul Allah, Mahomet par homme célèbre, et l’hégire par une fuite de La Mecque. Toutes masquent l’origine nazaréenne. Les traductions Les musulmans qui contestent les études du Coran faites par des personnes qui, ne parlant pas arabe, lisent le Coran dans une traduction, devraient pour la même raison s’abstenir de parler eux-mêmes du Coran : ils sont incapables de le lire dans le texte original, sans voyelles ni points diacritiques, et sans l’aide des conjectures. L’édition du Coran utilisée aujourd’hui est celle du Caire, publiée en 1926 par l’université Al Azhar. Il a fallu treize siècles pour y arriver. Les 30% du texte incompréhensibles ou incertains sont "interprétés" par des méthodes dont quelques exemples ont été indiqués, "les houris aux yeux noirs", "les houris adolescentes", ou "les jeunes filles blanches quant au blanc des yeux". Les musulmans qui croient lire un texte proclamé par Mahomet lisent en fait une traduction conjecturale en arabe classique. Etant faite dans un cadre auto référent, et dans l’hypothèse d’un original rédigé en arabe pur, elle n’a pas de valeur scientifique. Le mot "Coran" La thèse califale traditionnelle le fait dériver de la racine qara, qui en arabe signifie, entre autres, lire, réciter ou proclamer, car Mahomet le récitait à ses auditeurs après l’avoir entendu réciter par l’ange Gabriel. Christoph Luxenberg a étudié les vocalisations les plus anciennes de ce mot [24]. Elles montrent que Coran ne peut en aucun cas dériver de la racine arabe qara, mais qu’il vient de l’araméen qeryân qui signifie lectionnaire, une collection d’extraits de livres sacrés, faite pour un usage liturgique. Avant d’être définitivement démontrée par Luxenberg, cette origine avait été envisagée par Nödelke, et ses arguments avaient si bien convaincu que l’encyclopédie du Coran, dans son article Kûran, considère que l’origine de Coran se trouve dans le syro-araméen Keryâna (une autre orthographe de qeryân), qui signifie "Lecture des Ecritures, employée dans la liturgie." L’étymologie arabe qara est une 137 réinterprétation tardive, de même nature que les précédentes. L’origine araméenne qeryân montre que l’histoire officielle du Coran est nécessairement inexacte. D’abord en raison du contenu : le Coran contient des préceptes juridiques, tels ceux qui enjoignent de couper la main des voleurs, de tuer les femmes adultères et les musulmans qui ne croient plus à l’islam, d’humilier les non musulmans vivants dans le Dâr al islam ; il indique la manière de partager le résultat des pillages, il exhorte, polémique, incite à la guerre etc. C‘est beaucoup plus qu’un lectionnaire. Ensuite en raison de sa date : l’histoire officielle indique que la collecte a été faite quinze ans environ après la mort de Mahomet. Puisque le mot Coran vient de l’araméen, il a été formé plus tôt, quand l’araméen n’était pas encore occulté. La mère du livre Plusieurs versets du Coran disent qu’il reproduit un original qu’en son langage fleuri l’arabe archaïque appelle "la mère du livre" [25]. Pour les érudits musulmans actuels, cet original est l’exemplaire initial, rédigé par Allah, avant la fondation du monde, sur une table gardée au paradis. Or cette thèse, celle du Coran incréé, a été proposée après l’an 800, et ne s’est répandue parmi les érudits qu’une cinquantaine d’années plus tard, et dans l’ensemble du Dâr al islam que vers 920 [26]. Par contre, les versets qui la mentionnent contiennent des mots d’origine araméenne caractérisée [27], et datent donc de l’époque ou les nazaréens n’étaient pas occultés, avant 645 : un texte écrit avant 645 ne peut faire allusion à une thèse apparue 150 ans plus tard, et généralisée près de 300 ans plus tard : l’expression "la mère du livre" ne désigne certainement pas l’original d’Allah. Le livre clair et les versets ambigus Neuf versets du Coran déclarent qu’il est un livre clair [28]. Cela n’empêche pas un dixième verset de dire que le Coran contient des versets ambigus. Voici deux traductions du verset en question, par deux des plus grands érudits de l’islam. Denise Masson traduit ainsi : "C’est lui qui a fait descendre sur toi le livre. On y trouve des versets clairs – la Mère du Livre – et d’autres ambigus. " Voici la traduction de Régis Blachère : "C’est lui qui a fait descendre sur toi l’Ecriture. En celle-ci sont des aya confirmés, qui sont l’essence de l’Ecriture, tandis que d’autres sont équivoques." Ces deux traductions, conformément à la tradition califale, sont fondées exclusivement sur des textes arabes. En utilisant les racines araméennes, Christoph Luxenberg traduit autrement : "Ceci est le livre qui a été envoyé sur toi. Une partie est formée de versets précis, qui sont identiques au livre d’origine, une autre partie est de sens comparable." 138 La traduction de Luxenberg lève la contradiction. Il n’est plus question d’un livre clair contenant des versets obscurs, mais d’un lectionnaire formé d’une part de citations directes, d’autre part de paraphrases. Et, de fait, dans le Coran actuel, 90% des matériaux issus de la Tora ou de l’Evangile sont des paraphrases, et non des citations précises. Ceci montre que "la mère du livre" n’est pas l’original d’Allah, ce qui est chronologiquement impossible, mais la Tora et l’Evangile, d’où les nazaréens avaient tiré des citations et des paraphrases pour former un lectionnaire à l’usage des convertis arabes. La traduction Un autre verset encore [29] indique que le Coran initial était un lectionnaire formé par traduction à partir d’un livre sacré. Voici la traduction de Denise Masson : "Voici un livre dont les versets ont été clairement exposés. Un Coran arabe destiné à un peuple qui comprend." Et celle de Régis Blachère : "Une Ecriture dont les aya ont été rendus intelligibles dans une révélation arabe." En utilisant les racines araméennes, Christoph Luxenberg traduit ainsi : "Un livre, que nous avons traduit en lectionnaire arabe." Le livre origine est le même que dans la citation précédente, c’est l’ensemble de la Tora et de l’Evangile. Ce que le Coran nomme la "mère du livre", c’est la Tora et l’Evangile des Hébreux. La date de confection du premier lectionnaire D’après les traditions musulmanes, c’est Othmân, qui, vers 650, a commencé à former le Coran assemblant les notes de fortunes prises par des auditeurs de Mahomet. Le premier lectionnaire a du être fait bien plus tôt : Il était nécessaire pour les célébrations liturgiques des fidèles de Mahomet. Le grand nombre des racines araméennes dans le texte coranique, jusqu’au mot de "Coran", montre que le lectionnaire a été fait à une époque où la présence des nazaréens ne soulevait pas d’objections. Waraka était le principal traducteur des textes nazaréens en arabe, et Mahomet se fondait sur ces traductions, puisque sa proclamation s’est arrêtée à la mort de Waraka. On peut présumer que le lectionnaire a été formé par des traductions ou des paraphrases dues à Waraka. Or Waraka est mort avant Mahomet. Ce premier lectionnaire, portant le nom de "Coran", a donc été formé du vivant de Mahomet, probablement entre 620 et 630. Ensuite, après la mort de Mahomet, quand les mahgrâyês ont voulu 139 effacer le souvenir de leurs initiateurs et dans ce but former un livre sacré arabe, ils ont pris pour base le lectionnaire existant et lui ont adjoint les discours de Mahomet, incitant à la guerre, polémiquant, ou exhortant, puis au fil du temps, bien d’autre éléments. D’après le nombre des versets du Coran issus de la Bible, le lectionnaire initial avait un volume d’environ un quart du Coran actuel. [1] Ces chiffres sont ceux de Rainer Nabielek, spécialiste de l’islam, Professeur à l’Université de Berlin, dans. Die Luxenberg Debatte :Standpunkt and Hintergründe, Schiller, Berlin, 2007. [2] Sourate 3, verset 7. [3] Tabari, Commentaire du Coran, commentaire de la sourate 14, verset 4. [4] Cette tradition se fonde sur la sourate 2, verset 23, la sourate 10, verset 38, et la sourate 11, verset 13. [5] Ce chiffre est indiqué par Christoph Luxenberg dans Streit um den Koran, opus cit. [6] Sigmund Fraenkel, Die aramaïschen Fremwôrter im Arabische, Leiden, 1886, réimprimé en à Hidelstein, en 1982. [7] Teodor Nödelke, Zur Sprache des Qorans, in : Neue Beitrage sur semitischen Sprachwissenchaft, Strasbourg, 1910. [8] Alphonse Mingana, Syriac influence on the style of the Ku’ran, in Bulletin of John Ryllands Library, Manchester, 1927 [9] Christoph Luxenberg, opus cit. [10] H.-C. Graf von Bothner, K.-H. Ohlig, et G.-R. Puin, Neue Wege der Koranforschung, Université de Saarlan, Heft 1, 1999. [11] Une tentative pour attribuer au mot hur dans le Coran le sens jeune fille imagine que hur, blanc, serait une abréviation qui sous entendrait "jeune fille blanche quant au blanc des yeux. " Ces commentateurs trouveraient naturel que dans le Coran " poilu" signifie jeune fille car ce serait une abréviation de "jeune fille poilue quant au cuir chevelu", ou encore "cornu" pourrait signifier jeune fille, ce mot étant tenu pour une abréviation sous entendant "jeune fille aux ongles formés de corne". [12] Sourate 55, verset 58. [13] Sourate 37, verset 48. Sourate 44, verset 54. Sourate 52, verset 20. Sourate 55, verset 72. Sourate 56, verset 22. [14] Boukhari, opus cit. Livre 56, Djihad, chapitre 6. 140 [15] C’est le cas de M. Kasimirski, [16] C’est le cas de Régis Blachère et de Denise Masson. [17] Denise Masson, dans sa traduction de la sourate 55, verset 72. [18] Sourate 37, verset 48. [19] Certains commentateurs disent qu’il faut entendre perle plutôt qu’œuf. Tabari, le plus respecté des commentateurs, affirme que le sens à retenir est "œuf". [20] Sourate 78, verset 33. [21] Kasimirski est un exemple de l’usage de cette conjecture. [22] Denise Masson se rallie à cette interprétation. [23] Christoph Luxenberg, Die Syro-Aramäische Lesart des Koran. Ein Beitrag zur Entschlüsselung der Koran Sprache. Hans Schiler Verlag, Das Arabische Buch, Berlin, 2006. [24] Christoph Luxenberg, opus cit. [25] Sourate 3, verset 7. Sourate 13, verset 39. Sourate 43, verset 4. [26] Cette thèse est attribuée à Ibn Hanbal, qui vécu de 780 à 855. Elle n’a pu être proposée au plus tôt qu’en 805 environ, quand Ibn Hanbal a eu un prestige suffisant. De 813 à 847, les Mutazilites, protégés par les califes, diffusèrent la thèse contraire. En 827, devenus puissants, ils firent interdire la thèse du Coran incréé. En 847, les mutazilites furent massacrés, et les thèses d’Ibn Hanbal reprirent droit de cité. C’est donc après 847 que la thèse du Coran incréé pu se répandre. Elle a été généralisée vers 950, largement sous l’influence d’Abu Hassan Ali al Achari, qui vécut de 880 environ à 935. [27] Christoph Luxenberg, opus cit. [28] Sourate 5, verset 15. Sourate 12, verset 1. Sourate 15, verset 1. Sourate 26, verset 2. Sourate 27, verset 1. Sourate 28, verset 2. Sourate 36, verset 69. Sourate 43, verset 2. Sourate 44, verset 2. [29] Sourate 43, verset 3. 4 - Des idées coraniques antérieures à l’islam: Des idées coraniques dans le manichéisme Le manichéisme [1] est à la fois une religion et une philosophie, créées au troisième siècle de notre ère, en Mésopotamie, par un homme nommé Mani. Il se caractérise par une division rigoureuse 141 entre le bien et le mal. Pour les manichéens, il n’y a pas de zonegrise. Un acte est entièrement bon s’il respecte les règles, entièrement mauvais dans le cas contraire. Les règles et les idées manichéennes exposées ci-dessous se retrouvent dans l’islam. Mani décrivait l’histoire religieuse de l’humanité comme une chaîne de prophètes, dont il était le dernier maillon. Cette chaîne était formée pour une part de personnages venus des écrits sacrés juifs, Adam, Noé, Sem, Hénoch. Le Christ fut mis dans la liste, et celle-ci complétée par Zoroastre et Bouddha, qui vécurent dans l’Inde et la Perse, pays connus de Mani. D’après Mani, tous ces personnages sont des prophètes, qui disent tous exactement la même chose. Il y en a une lignée parce que les hommes oublient, et que la bonne religion doit leur être rappelée périodiquement. Il y a là des différences significatives avec les conceptions juives : pour ces derniers, Adam, Noé, Sem ne sont pas des prophètes, et ils agissent et parlent de façon différente. De plus et surtout, pour le judaïsme, "Tu (le peuple d’Israël) reconnais, à la réflexion, que le Seigneur ton Dieu faisait ton éducation comme un homme fait celle de son fils." [2]. De ce fait, la morale israélite change avec le temps, au rythme des progrès de cette éducation. Dans la partie la plus ancienne de la Bible, environ 18 siècles avant notre ère, le talion interdit que la vengeance soit supérieure à l’offense. C’est le célèbre "œil pour œil, dent pour dent" [3] Cinq siècles plus tard, la notion de pardon apparaît : "Ne te venge pas, et ne sois pas rancunier à l’égard des fils de ton peuple : c’est ainsi que tu aimeras ton prochain comme toi-même." [4]. L’idée d’évolution morale de l’humanité, qui caractérise la pensée juive, et qui est passée du judaïsme au christianisme, est frontalement opposée à l’idée d’invariance, qui caractérise le manichéisme, le nazaréisme et l’islam. Mani déclarait qu’il était le dernier et le plus grand des prophètes, le "Sceau des prophètes" [5], et qu’il était l’"apôtre de la dernière génération", ce qui signifie le dernier avant la fin des temps. Le Christ ayant annoncé la venue future de l’Esprit Saint, nommé le Paraclet, Mani a déclaré que le Paraclet, c’était lui. Mani insistait sur le fait que les prophètes antérieurs parlaient de façon obscure, utilisaient des paraboles, alors que lui, le dernier et le meilleur de la lignée, parlait clairement. Mani donnait encore une preuve de sa supériorité sur les autres prophètes : Zoroastre, Bouddha et Jésus n’ont pas laissé de livre écrit de leur main, ce qui a ouvert la porte a bien des déviations, tandis que lui en a laissé un, le dernier, le meilleur et le plus clair des écrits sacrés. Mani avait du mal à expliquer les discordances entre son livre et les écrits de ses prédécesseurs, puisque, d’après lui, tous les prophètes disaient exactement la même chose. Il s’en tirait en disant que les juifs avaient falsifié l’Ancien Testament et les chrétiens les Evangiles. 142 Mani avait expliqué l’origine de sa révélation : il s’était retirédans une grotte pour méditer, un ange était venu le voir, lui avait transmis une révélation étalée dans le temps, au cours de multiples apparitions. Mani avait établit un jeûne annuel de quarante jours, comme les chrétiens, mais cependant un peu différent. Alors que les chrétiens mangent de jour, légèrement, en s’abstenant de viande, les manichéens mangeaient tout ce qu’ils voulaient, mais seulement la nuit. Tous ces éléments se retrouvent dans l’islam. Il présente l’histoire religieuse de l’humanité comme une succession de prophètes qui tiennent tous le même discours [6], car ils ne font que des "rappels" [7]. La lignée est formée de personnages venus des écrits juifs, Adam, Noé, Abraham, Loth, du Christ, et de quelques prophètes venus des légendes arabes, Salih, Chu’aïb, Houd. Mahomet est le "sceau des prophètes" [8], ce qui signifie le dernier avant la fin des temps, et il est le Paraclet annoncé par le Christ [9]. Le Coran est le meilleur des livres sacrés car c’est un livre clair [10]. Les discordances entre le Coran et les écrits sacrés des juifs et des chrétiens sont dues à des falsifications par ces derniers [11]. Mahomet s’est retiré dans une grotte pour méditer. L’ange Gabriel est venu lui dicter le Coran, par fragments successifs, au cours de plusieurs années. Le jeûne musulman reproduit les règles du jeûne manichéen, mais son nom, ramâdan, vient de l’araméen ramâd, cendre, qui rappelle la coutume chrétienne de l’entrée en carême, le mercredi des cendres. D’après l’histoire califale, Abû Sufyân fut polythéiste, comme tous les mecquois préislamiques. Ibn Habîsb s’inscrit en faux contre cette assertion, car il le place dans une liste des "manichéens de Qoraysh" [12]. Comme Abû Sufyân fut un des principaux chefs Qoreychites, que son fils Muawiyah devint calife, et que d’autres membres de la tribu qoreychite étaient manichéens, les rédacteurs du Coran ne manquaient pas d’informations sur le manichéisme. Les nazaréens plaçaient le Christ au centre de leur théologie. Il fallait lui retirer cette place centrale pour occulter le rôle des nazaréens. L’utilisation d’un schéma manichéen permet de minimiser son rôle, en en faisant un membre d’une longue lignée, et la place principale, la dernière avant la fin des temps, peut être donnée à Mahomet, ce qui met l’ethnie arabe au centre de la nouvelle conception. L’usage d’une lignée permet également d’accentuer le caractère ethnique en y introduisant quelques prophètes venus des traditions arabes. On peut conjecturer que ce sont là les raisons qui ont conduits à utiliser ce schéma. Le Coran et la Table Gardée 143 Le Table Gardée du paradis est présente dans une fable des milieuxpopulaires juifs, puis chrétiens. En voici la genèse. Environ dix siècles avant notre ère, quand ils voulaient diffuser un édit, les rois de Mésopotamie convoquaient un messager et deux scribes. Le messager apprenait l’édit par cœur, les deux scribes rédigeaient deux textes sur des tablettes d’argile, qui étaient ensuite transformées en terre cuite dans un four. L’une des tablettes était conservée dans les archives royales, l’autre confiée au messager qui délivrait son message verbalement et remettait la seconde tablette au destinataire, pour authentifier son message. Vers l’an 400 avant notre ère, certains juifs se sont emparés de cette tradition pour l’appliquer à la Tora. Une communauté juive s’était établie autour de Jérusalem, un siècle auparavant, après l’exil de Babylone. Cette communauté n’avait pas de roi et ses quelques prêtres connaissaient mal le judaïsme. Un scribe juif, Esdras, suscita un rassemblement à Jérusalem, et leur lut la Tora, en insistant sur le fait qu’elle venait de Dieu et avait été transmise à Moïse pour qu’il la transmette au peuple juif. Esdras a ainsi introduit une nouvelle version sur l’origine de la Tora. Avant lui, elle avait été écrite par Moïse, sous l’inspiration de Dieu [13]. Après lui, Dieu Lui-même écrit la Tora et Moïse la transmet [14]. Le peuple a ainsi fait de Moïse le messager de Dieu, qui récitait par cœur un texte dont l’original était conservé dans les archives de Dieu, à l’instar des messagers et des archives royales. Cette tradition juive est décrite dans un des traités du Talmud [15]. Les premiers chrétiens ont repris cette tradition [16] : dans les Actes des Apôtres et dans la lettre de Saint Paul aux Galates, Moïse est le messager venu apporter des tables écrites par les anges. Cette tradition populaire a été reprise dans le Livre des Jubilés [17] et dans le Pasteur d’Hermas. Pour les théologiens chrétiens comme pour les théologiens juifs, on doit l’entendre au sens métaphorique, puisque les textes sacrés juifs et chrétiens sont inspirés et non dictés. A cette époque, bien des chrétiens étaient des juifs convertis, qui apportaient leurs traditions populaires et leur tendance à l’interprétation littérale. Pour eux, les versets des Actes des Apôtres et de Saint Paul signifiaient littéralement ce qu’ils disaient : Dieu était conçu comme une sorte de super roi, il avait lui aussi ses archives ; la Tora aurait été dictée par Dieu à ses anges messagers, et en même temps écrite par ses anges archivistes sur les tables gardées du Paradis. L’idée que Dieu était un super-roi ayant ses archives semble avoir été assez répandue parmi les judéo-chrétiens. Au 1ier siècle, un gnostique nommé Elxaï avait adaptée cette idée à sa doctrine, et déclarait que le livre qu’il avait écrit était une copie apportée par un ange d’un livre écrit par Dieu lui même et conservé au paradis sur une Table Sainte [18]. Les nazaréens, des juifs du peuple peu instruits, ont reçu cette 144 idée sous la forme répandue chez les juifs et les chrétiens du peuple, considérant que Moïse était un messager transmettant la Tora écrite par Dieu. Leurs convertis arabes l’ont reprise, Moïse a été remplacé par Mahomet, et la Tora par le Coran. Le Coran incréé Le judaïsme populaire connaissait cette idée attribuée au Coran. Le Talmud dit [19] : "Sept choses ont été crées avant la fondation du monde : la Tora, le repentir, le jardin d’Eden, la Géhenne, le Trône de Gloire, le Temple et le nom du Messie." Pour les talmudistes, il s’agissait d’exalter la sainteté de la Tora en la mettant sur le même plan que le jardin d’Eden ou le Trône de Gloire. Des juifs populaires ont pris cette formulation au sens littéral, et conclu que la Tora était incréée. Comme pour les autres traditions juives, les nazaréens avaient sans doute reçu celle-ci au sens littéral, et l’ont transmise à leurs convertis arabes. L’arabe, langue du Paradis C’est encore une idée présente, bien avant l’islam, dans un conte populaire chrétien. Voici dans quelles circonstances il s’est formé. Edesse fut une ville araméenne, aujourd’hui située en Turquie, à 50 kilomètres au nord de la frontière turco-syrienne et à 250 kilomètres de la Méditerranée. Après avoir envahi cette région en 1146, les Kurdes ont massacré une part de la population, déporté le reste, repeuplée la ville de musulmans et l’on renommée Urfa. Elle avait été la première grande ville dont une part significative de la population était devenue chrétienne. Vers l’an 200, les chrétiens avaient bâti des églises, et surtout constitué un centre culturel très actif, qui produisit des textes philosophiques, des hymnes, des homélies, des prières utilisées dans la liturgie, et la Peshitta, une traduction de la Bible en araméen, encore utilisée aujourd’hui. La communauté chrétienne était formée pour une part de juifs convertis, qui gardaient des relations avec les autres communautés juives, en particulier celles de Palestine et celles d’Adiabène, à l’est du Tigre. En raison de ces liens et du rayonnement intellectuel de la ville, l’évangélisation de la région a été réalisée sous l’influence de la communauté d’Edesse, et souvent par ses missionnaires, dont le plus actif fut Mari, qui créa des communautés chrétiennes en Arménie et dans toute la Mésopotamie, du nord au sud. A l’époque, l’araméen n’était pas une langue, mais un groupe de langues étroitement apparentées. Il y avait des différences entre les langues araméennes d’Edesse, d’Adiabène, de Babylone, de Palestine, de l’Arabie Pétrée. En raison de l’activité de ses missionnaires et de sa créativité intellectuelle, l’araméen d’Edesse devint la langue liturgique de toute la région et l’est restée jusqu’à aujourd’hui. Cette forme particulière d’araméen 145 porte le nom de syriaque. Cette langue était proche de l’araméen de Palestine, la langue populaire que parlait le Christ. Certains chrétiens du peuple ont imaginé que, puisque le Christ parlait cette langue sur terre, il la parlait aussi au paradis, avant son Incarnation, et que le syriaque, leur langue liturgique, était la langue du paradis. Ce conte était répandu parmi les chrétiens dont la langue liturgique était le syriaque, ce qui était précisément le cas des nazaréens, qui utilisaient le syriaque et l’hébreu. Ceux qui ont mis le Coran par écrit avaient ainsi cette idée sous la main, ils l’ont transposé du syriaque à l’arabe, et elle a permis d’expliquer comment le Coran incréé avait pu être rédigé en arabe avant que le monde n’existe [20]. On retrouve une trace de ce parcours dans la tradition califale qui dit qu’Adam parlait d’abord l’arabe au paradis. Expulsé du paradis pour avoir mangé le fruit interdit, il lui fut défendu de parler l’arabe, et il dut se contenter du syriaque. Plus tard encore, s’étant repenti, il ne retourna pas au paradis, mais fut de nouveau autorisé à parler arabe, qui resta ainsi la langue unique de tous les hommes jusqu’à la tour de Babel [21]. [1] Henri Charles Puech, dans l’Histoire des religions, tome II, article Le Manichéisme, publiée par l’Encyclopédie de la Pléiade, Paris 1972. [2] Deu, chapitre 8, verset 5. [3] Exode, chapitre 21, verset 24. [4] Lévitique, chapitre 19 verset 18. [5] Dans Daniel, 9, 24 et 25, le "Prince Messie" va "sceller vision et prophétie". Il est envisageable que Mani ait puisé dans ce passage son expression de "sceau des prophètes", reprise à l’identique par le Coran. [6] Sourate 2, verset 41, 89, 91, 97, 101. Sourate 3, verset 3 et 81. Sourate 4, verset 47. Sourate 5, verset 48 Sourate 36, verset 92. Sourate 10, verset 37. Sourate 12, verset 111. Sourate 35, verset 31. Sourate 46, verset 12 et 30. [7] Sourate 21, verset 48 [8] Sourate 33, verset 40. [9] Sourate 61, verset 6. [10] Sourate 5, verset 15. Sourate 12, verset 1. Sourate 15, verset 1. Sourate 26, verset 2. Sourate 27, verset 1. Sourate 28, verset 2. Sourate 36, verset 69. Sourate 43, verset 2. Sourate 44, verset 2. 146 [11] Sourate 2, versets 75 et 79. Sourate 3, verset 78. Sourate 4,verset 46. Sourate 5, versets 13, 15 et 41. Sourate 6, verset 91.Sourate 7, verset 162. [12] Ibn Habîsb, Muhabbar. [13] Deuxième livre des Rois, chapitre 21, verset 8. [14] Deuxième livre des Chronique, chapitre 3, verset 8. [15] Pirké Aboth, 5, 6. [16] Actes des Apôtres, chapitre 7, verset 53. Epitre de Saint Paul aux Galates, chapitre 3 verset 19. Livre des Jubilés, 4, 32 ; 15, 15 ; 16, 28 etc. [17] Livre des Jubilés, 4, 32 ; 15, 15 ; 16, 28 etc. [18] Jean Daniélou, Théologie du Judéo Christianisme, Editions du Cerf, Paris, 1958 [19] Pesah’im 54 a [20] Harald Suermann, Professeur Docteur à l’université de Bonn, Oeuvre d’Orient, N° 745, 4ième trimestre 2006. [21] Iraqi, Qurab. 5 - Les facilités offertes par certains versets du Coran: Les femmes de Mahomet L’histoire califale, consignée dans des hadiths, dans la biographie de Mahomet par Ibn Hichâm et dans d’innombrables traditions, affirme que Mahomet a eu dix femmes. Selon ces traditions, Mahomet a également eu un nombre de concubines qui varie de une à vingt-huit. La variabilité du nombre de ses concubines est une présomption que ces traditions sont des contes semblables à ceux concernant les voyages d’été et d’hiver, ou le commerce international des Qoreychites, ou bien d’autres aspects de l’histoire califale. En fait il y a une raison plus forte de penser que toutes les histoires de femmes de Mahomet, à l’exception de celle de Khadidja confirmée par des documents non islamiques, n’ont pas de base historique : Mahomet tirait son pouvoir de la théologie nazaréenne, qui fut l’outil utilisé pour unifier les tribus du nord, et il y croyait suffisamment pour s’embarquer dans un projet de conquête mondiale. Dès la victoire de Gaza, il s’est précipité sur Jérusalem, une ville hostile, au risque de s’y faire tuer, ce qui arriva, pour réunir au plus vite les conditions initiales de la conquête du monde. Un tel homme ne pouvait qu’obéir rigoureusement aux préceptes religieux, d’une part par conviction, d’autre par parce qu’il aurait ruiné la base de son pouvoir en ne s’y conformant pas : on ne peut motiver des adeptes au point qu’ils aillent "se faire tuer sur le sentier d’Allah" en leur disant : "Faites ce que je dis et ne regardez pas 147 ce que je fais." L’un des préceptes religieux était la limitation de la polygamie à quatre femmes. Cette prescription, d’origine juive [1], faisait partie des observances nazaréennes. Mahomet l’a conservée, et elle se retrouve aujourd’hui dans l’islam. Il n’est pas crédible qu’il l’ait violée. Les droits de Mahomet Les versets qui donnent tant de droits particuliers à Mahomet ont sans doute été interpolés pour la même raison que ceux concernant le changement de quibla et le massacre des juifs. Les califes Omeyyades et Abbassides et leur cour pratiquaient ce que le Coran attribue à Mahomet, l’accaparement du butin, d’innombrables concubines, des épouses impubères, et même les épouses de leur propres fils. Il est significatif que les versets qui ordonnent à Mahomet de prendre pour lui Zaynab, l’épouse de son fils adoptif Zaïd, déclarent que Mahomet doit se saisir de cette femme afin que les générations futures sachent qu’un tel acte est permis [2]. Le changement de cadre a fait passer du messianisme nazaréen dans lequel Mahomet était un précurseur guerrier - à l’islam dans lequel Mahomet était le messager d’Allah. L’écriture du Coran sous le contrôle des califes leur offrait la possibilité d’y placer les versets qui leur convenaient. D’abord un verset déclarant que Mahomet est un modèle pour tous les temps et tous les hommes, puis des versets attribuant à Mahomet les actes qu’ils voulaient pratiquer. Les califes ont ainsi fait couvrir les actes contestables qu’ils pratiquaient eux-mêmes par le précédent de Mahomet agissant sur les ordres d’Allah. D’où le verset célèbre, "Vous avez un excellent exemple dans votre prophète." [3] Le Mahomet réel était un guerrier exalté et intolérant. Il n’était pas un modèle en tous ses actes mais un soldat discipliné, appliquant les prescriptions religieuses pour préparer la conquête du monde selon la théologie qu’il avait adoptée. La contestation des premiers califes A l’époque des califes, leur attribuer un qualificatif blâmable était suicidaire. Une manière d’exprimer son opinion sans encourir la mort était de donner un qualificatif louangeur aux premiers califes et de le refuser à leurs successeurs. Ainsi ont fait les musulmans. Les premiers califes, ceux de Médine, sont traditionnellement appelés les rashidun, "les bien guidés". Ce titre collectif oppose les califes de Médine aux dynasties suivantes : les indignités des Omeyyades et des Abbasides ont dû être non seulement insignes, mais aussi largement connues. Les califes de Damas puis de Bagdad ont utilisé le précédent de Mahomet pour justifier une partie de leurs actes contestables. Les musulmans de l’époque ont réagi en manifestant leur désapprobation par le titre réservé aux califes de Médine et refusé à leurs successeurs. Quant aux dirigeants des siècles suivants, ils ont dû renoncer à remanier le Coran qui a fini par être fixé, mais ils ont gardé l’esprit de la méthode : jusqu’en plein vingtième siècle, certains dirigeants musulmans ont retrouvé des hadiths pour couvrir leurs actes par l’autorité de Mahomet, à défaut de 148 pouvoir user de celle d’Allah [4]. La datation des versets attribuant des actes à Mahomet Les versets qui justifient les actes des califes en prétendant que Mahomet avait déjà effectués de tels actes ont été écrits quand les califes en ont eu besoin. Les califes de Médine, puisqu’ils étaient des "bien guidés" n’en avaient pas besoin. Ceux de Damas, des "mal guidés" en avaient l’usage. Cependant, ces versets ne peuvent avoir été écrits dès l’arrivée des "mal guidés", en 661 : les versets n’avaient d’utilité qu’une fois Mahomet déclaré prophète, vers 690, et une fois que son statut de prophète à été généralement accepté. Le papyrus de Khirbet el-Mird montre que, vers 720, ce n’était pas encore le cas. Ces versets ont été écrits au plus tôt vers 730 ou 740. [1] Talmud, Yehamot, 1,44. Shem’uni, 1,82. [2] Sourate 33, verset 37. [3] Sourate 33, verset 21. [4] L’ayatollah Khomeini en a "retrouvé" lui-même plus de 4.000. Voir Houchang Nahavandi, opus cit. 6 - Les strates du Coran : L’abrogation Certains versets du Coran sont contradictoires. Celui-ci établit la liberté de croyance [1] : "Pas de contrainte en religion." Un autre l’interdit, en imposant la peine de mort aux musulmans qui ne croient plus à l’islam [2] : "Tuez les partout où vous les trouverez." La contradiction est résolue par les versets de l’abrogation [3] : quand deux versets sont contradictoires, le dernier en date annule et remplace le précédent. La datation établie par les érudits de l’islam, et admise aujourd’hui universellement dans l’islam, fait de tous les versets modérés, sans aucune exception, des abrogés, et de tous les versets violents, également sans aucune exception, des abrogeants. Ces contradictions impliquent une rédaction par strates successives, une première modérée, une seconde violente, les versets de l’abrogation rétablissant une certaine cohérence. C’est la thèse des érudits musulmans, qui attribuent la première strate à la période mecquoise, la seconde à la médinoise. Cependant nous avons vu les raisons nombreuses et convergentes qui rendent très improbable l’idée d’une période mecquoise. Il reste que l’abrogation rend inévitable l’idée d’au moins deux strates. Il 149 est probable que la strate violente a été introduite en raison d’un changement de politique, et que les versets de l’abrogation ont été introduits plus tard encore, pour répondre à ceux qui récusaient les versets violents au nom des versets modérés. Les contradictions Une autre indication d’une écriture du Coran par strates successives vient des informations contradictoires. Un des membres de la famille de Noé a été noyé avec les incrédules. D’après un verset, c’est son fils [4], d’après un autre, son épouse [5]. De même le pharaon à la poursuite des Hébreux est sauvé dans des versets [6], noyé dans d’autres [7]. Le changement des faits allégués montre que ces strates ont été accumulées sur une très longue période, suffisamment longue pour que la cohérence ne puisse être maintenue. Cela implique la mort des premiers rédacteurs et la perte de leur souvenir avant l’intervention des rédacteurs suivants, soit une durée supérieure à une génération. Les discours de motivation La sourate 12, qui porte le nom de Joseph, en est un bon exemple. L’étude détaillée de la séquence des versets montre qu’elle n’est nullement un récit destiné à instruire des gens qui ne connaîtraient pas l’histoire, mais une évocation de cette histoire destinée à des gens qui en ont déjà entendu parler. Des commentaires entrecoupent le récit et le suivent, pour l’utiliser aux fins de l’orateur. Ordinairement, lorsqu’un livre sacré raconte une histoire, il le fait de façon suivie. Ensuite, des théologiens ou des juristes étudient cette histoire, et rédigent des commentaires ou des interprétations. Dans cet exemple du Coran, l’histoire est déjà connue des auditeurs. Puisqu’il s’agit d’un récit sacré, les auditeurs l’ont appris par un autre livre sacré, différent et antérieur au Coran. C’est explicitement ce que dit le locuteur du Coran après avoir achevé son récit [8] : "Ce n’est pas ici un conte imaginé, mais c’est la confirmation de ce qui existait avant ceci." Divers commentaires interrompent le récit [9] : "Il y a vraiment en Joseph et ses frères des Signes pour ceux qui posent des questions." Ceux qui posent des questions sont les auditeurs récalcitrants. Ils feraient bien de voir dans le récit le signe que lorsqu’un homme parle avec l’autorité d’Allah, que ce soit Joseph ou l’orateur, les auditeurs qui contestent subissent des châtiments effroyables. Autre commentaire [10] : "Allah est souverain en son commandement, mais la plupart des hommes ne savent pas." Le commandement d’Allah, comme le rappelle plus de vingt fois le Coran, c’est que les hommes doivent obéir à ceux qui parlent au nom d’Allah. 150 Les dix derniers versets de la sourate sont un commentaire, dans lequel l’orateur déclare qu’il ne demande pas d’argent à ses auditeurs, mais que ceux-ci doivent lui obéir, que personne ne doit le traiter de menteur, qu’Allah sauve qui il veut, notamment ceux qui parlent en son nom, donc l’orateur lui-même, et qu’il punit de la pire façon les hommes coupables de contredire les messagers d’Allah. Ceux qui sont intelligents doivent suivre l’enseignement qui vient de leur être donné. Les auditeurs ont déjà reçu un enseignement, et l’orateur s’efforce d’établir son autorité sur eux. C’est un discours prononcé par un locuteur humain. Il a sans doute été prononcé de son vivant par Mahomet, avant 634, et inclus dans la collecte d’Othmân, vers 650. Les nazaréens dans le Coran Ils sont évoqués dans le Coran [11] : "S’ils (les juifs et les chrétiens) avaient observé la Tora et l’Evangile, Et ce qui leur a été révélé par leur Seigneur, Ils auraient certainement joui Des biens du ciel et de ceux de la terre. Il existe parmi eux des gens modérés, Mais beaucoup d’entre eux font le mal." Ceux qui sont concernés par la Tora et l’Evangile sont les juifs et les chrétiens, qui font le mal, les premiers parce qu’ils nient le Christ, allant trop loin dans la négation, les seconds parce qu’ils le tiennent pour Dieu, allant trop loin dans l’approbation. C’est pourquoi les uns et les autres ne jouissent pas des biens de la terre et du ciel. Cependant, il existe parmi les gens du Livre des modérés, ni négateurs comme les juifs, ni excessivement approbateurs comme les chrétiens, lesquels "passent la mesure" à propos du Christ, en le déclarant Dieu [12]. Ces gens modérés, qui reconnaissent le Christ, mais comme un homme seulement, sont des nazaréens. Un autre verset les concerne [13] : "Nous avons fait de vous (les nazaréens) une communauté éloignée des extrêmes." Il ne s’agit pas des musulmans tels que définis actuellement, comme le disent les docteurs islamiques, puisque ceux qui sont "éloignés des extrêmes" sont les modérés. Or le verset précédemment cité montre que ces modérés sont des "Gens de la Tora et de l’Evangile," Evangile au singulier, c’est-à-dire des nazaréens. Il est difficile de prétendre que l’expression "croyants modérés" désigne un groupe dans un verset, et un groupe tout différent dans un autre. Certains traducteurs s’éloignent des mots précis du texte arabe, qui sont "éloignés des extrêmes", et traduisent soit par "intermédiaires", interprétant ce mot comme signifiant que les 151 musulmans seraient des intermédiaires entre Allah et les autres hommes, ou parfois "modérés" comme si les musulmans étaient des non violents. En fait, le terme modéré, dans la sourate 4, verset 171, d’après le contexte qui cite la Tora et l’Evangile, signifie clairement que les extrêmes sont les juifs trop négateurs et les chrétiens trop approbateurs, et que les modérés sont les nazaréens dont la théologie s’écarte de ces extrêmes. Il s’agit ici d’un exemple de l’incertitude des conjectures des érudits musulmans : pour les uns, ces modérés sont les musulmans intermédiaires entre Allah et les non musulmans, pour les autres ces modérés sont des non violents. Même pour les spécialistes, le sens du Coran est incertain. Ces versets, puisqu’ils approuvent les nazaréens, ont été rédigés avant leur exclusion en 650, puis collectés par Othmân et inclus dans sa version du Coran. Les interpolations qui excluent les nazaréens du Coran Interpoler consiste à introduire des éléments étrangers au texte initial, des mots, des phrases, des paragraphes ou des chapitres entiers. Ils sont nombreux dans le Coran, et nous allons en voir plusieurs exemples. Les versets précédents impliquent les nazaréens par le contexte, sans les nommer directement. D’autres versets les nomment. Ces versets devaient être trop largement diffusés pour être exclus. Ils ont été traités par réinterprétation, en affirmant que nazaréen signifie chrétien. Cette réinterprétation a exigé des interpolations repérables par l’exégèse, et de plus a introduit des incohérences. Jean de Damas témoigne, en 746, que le terme de mushrikun, associateur, ne signifie ni idolâtre, ni polythéiste, comme le disent aujourd’hui les commentateurs musulmans, mais chrétien [14] : "Ils nous appellent associateurs, car, affirment-ils, nous introduisons un associé au côté de Dieu, en disant que le Christ est fils de Dieu et est Dieu." Le verset suivant montre que les associateurs sont bien les chrétiens [15] : "Oui, ceux qui disent : « Dieu est le Messie, fils de Marie », sont impies. Or le Messie a dit : « Ô fils d’Israêl ! Adorez Dieu, mon Seigneur et votre Seigneur. » Dieu interdit le paradis à quiconque donne des associés à Dieu. Sa demeure est dans le feu. Il n’existe pas de défenseur pour les injustes." Il est parfaitement clair que dans ce verset, le 72, les associateurs sont les chrétiens, car les chrétiens seuls disent que le Messie, c’est-à-dire le Christ, est Dieu. En tant qu’associateurs, ils sont injustes et voués au feu, l’enfer. Ce reproche est exactement le même que celui des nazaréens : 152 "associer" le Christ à Dieu, consiste à proclamer que le Christ est "Dieu né de Dieu, Lumière née de la Lumière", une des trois personnes du Dieu unique trinitaire [16]. Dans la même sourate, dix versets plus loin, le verset 82 est : [17] "Tu constateras que les hommes les plus hostiles aux croyants sont les juifs et ceux qui associent. Tu constateras que les hommes les plus proches des croyants par l’amitié sont ceux qui disent : oui, nous sommes nazaréens." On retrouve les associateurs, qui, comme au verset précédemment cité, sont les plus hostiles aux musulmans, lesquels sont des Justes qui iront au paradis. Quand aux nazaréens, qui n’associent pas, ils sont si proches des musulmans qu’ils sont leurs meilleurs amis. Ceci est cohérent, mais la tradition musulmane le rend incohérent en prétendant que ce mot associateur, qui signifiait chrétien au verset 72, signifie idolâtre au verset 82 : le même mot change de sens. A cette première incohérence, elle en ajoute une seconde : les chrétiens, nommés mushrikun, associateurs aux versets 72, sont maintenant nommés nazaréens au verset 82 : le même sens change de mot. Une troisième incohérence s’ajoute : au verset 72 les chrétiens sont d’abominables associateurs voués à l’enfer, au verset 82 ils deviennent si justes et respectables qu’ils sont les meilleurs amis des musulmans. Ces incohérences visent à cacher le sens véritable du verset 82 : les meilleurs amis des musulmans sont les nazaréens. Les rédacteurs du Coran ont laissé passer un indice majeur révélateur de l’origine de l’islam, qu’il fallait occulter. Au moment où des commentateurs ultérieurs s’en sont rendus compte, cette version du Coran était trop largement diffusée pour la faire disparaître. La seule solution était de la réinterpréter, fut-ce au prix d’une série d’incohérences. La tentative de dissimuler la présence des nazaréens en prétendant que ce mot désigne des chrétiens est manifeste également au verset 51 de la même sourate : "Ô vous qui croyez ! Ne prenez pas pour amis les juifs et les nazaréens." Compte tenu du contexte, ici, le mot nazaréen a le sens de chrétiens. Mais précisément l’analyse exégétique montre que "et les nazaréens" est une interpolation qui se trahit par une rupture du rythme, comme l’a montré Antoine Moussali [18]. En dehors de la rupture de rythme, le fait qu’il s’agisse d’une interpolation est manifeste parce qu’elle introduit une incohérence : au verset 82 les nazaréens sont les plus proches par l’amitié, au verset 51 ils sont si détestables qu’ils sont comme les juifs, lesquels sont des falsificateurs des Ecritures [19], 153 des singes et des porcs [20]. Les autres mentions où nazaréen semble signifier chrétien sont également des interpolations, repérables par les mêmes ruptures de rythme, et les mêmes incohérences du contexte. Joseph Azzi en a identifié un certain nombre [21]. Tous les textes concernant Waraqa montrent de surcroît que nazaréen ne pourrait signifier chrétien : Waraqa était nazaréen. Il était, avec Mahomet, "un des chefs et des guides des Arabes". S’il avait été chrétien, il aurait affirmé la divinité du Christ, ce qui aurait fait de lui un "associateur". Il lui aurait été impossible d’être un chef et un guide pour ceux qui vouaient les associateurs à l’enfer. Une autre raison encore montre que nazaréen ne peut signifier chrétien : Waraqa avait traduit en arabe les livres sacrés nazaréens à partir de l’hébreu. Si nazaréen avait signifié chrétien, il aurait traduit à partir de la langue des livres sacrés chrétiens. Depuis six siècles, c’était le latin dans la partie occidentale de l’empire romain, le grec dans la partie orientale et le syriaque dans certaines contrées du Proche-Orient. Les seuls livres sacrés en hébreu étaient ceux des juifs et ceux des nazaréens, parce que ces derniers judaïsaient. Waraqa ne pouvait avoir traduit des écrits juifs, puisque les juifs sont condamnés par le Coran. Il n’a ainsi pu traduire que des textes nazaréens. La traduction de "nazara" par "chrétien" vise à dissimuler la présence des nazaréens dans le Coran, et produit les incohérences indiquées. Pour donner un peu de vraisemblance à cette traduction, il a été introduit des interpolations dans lesquelles nazaréen signifie chrétien d’après le contexte. Ces interpolations et interprétations montrent que la rédaction a été faite par strates successives, une première, datant d’avant 650 où les nazaréens étaient nommés, explicitement dans certains versets et implicitement dans d’autres, et une seconde, plus tardive, où ils sont occultés, notamment en introduisant des interpolations. Comme la collecte d’Othmân a été faite en même temps que l’exclusion des nazaréens, et pour la même raison, ces interpolations et interprétations ont du être faites peu après 650, pour rendre utilisables dans le nouveau projet les discours prononcés par Mahomet de son vivant, avant sa mort en 634, quand il n’était pas encore question d’exclure les nazaréens. Les interpolations qui introduisent Mahomet dans le Coran Ils adaptent à un nouveau cadre des textes qui à l’origine exprimaient une théologie partiellement semblable (la conquête armée du monde par les Justes), mais aussi partiellement différente (Mahomet n’est plus un chef de guerre mais devient un messager d’Allah). Ce sont encore des manifestations de la rédaction du Coran par strates successives, une première strate où Mahomet était absent du Coran, une seconde où des interpolations introduisent Mahomet. 154 Voici un exemple de l’introduction du nom de Mahomet. L’analyse est celle d’Edouard-Marie Gallez [22]. Le changement se fonde sur l’opposition de deux mots. Le premier est recouvrir, (racine kfr). Dans les textes d’origine nazaréenne, ce terme signifie dissimuler le fait que le Christ était le Messie. Ce reproche majeur s’adresse aux juifs. Le second mot est couvrir. Il se fonde sur la même racine consonantique. Il signifie que Dieu couvre les péchés, c’est-à-dire les pardonne. Dans la traduction, le balancement entre recouvrir et couvrir est perdu, ce qui masque le rythme rhétorique et occulte l’interpolation. En voici la traduction [23] : "Allah rendra nulles les œuvres de ceux qui ne croient pas et détournent les autres de son chemin. Quant à ceux qui croient, pratiquent le bien et croient à ce qui a été révélé à Mahomet, et ce qui est la vérité venant du Seigneur, Allah couvrira leur péché et rendra leur cœur droit. Il en sera ainsi parce que ceux qui ne croient pas ont suivi le mensonge, et ceux qui croient ont suivi la vérité." Nous Ceux Ceux Ceux Ceux sommes en présence d’un balancement rhétorique : qui recouvrent, Allah les égare qui croient, Allah les couvre qui recouvrent, sont dans le faux qui croient, sont dans le vrai. L’analyse exégétique complète impose de rechercher les versets contenant les termes couvrir ou recouvrir, afin de les comparer à ces versets. La conclusion est celle qui apparaît à la vue de la rupture du balancement rhétorique, qui s’accompagne, dans le texte arabe, de la rupture du rythme prosodique : les mots "pratiquent le bien et croient à ce qui a été révélé à Mahomet, et ce qui est la vérité venant du Seigneur," sont une interpolation, un ajout à un texte où il n’était nullement question de Mahomet. Les trois autres mentions de Mahomet dans le Coran sont aussi des interpolations de cette sorte [24]. Ces mentions tardivement ajoutées manifestent aussi la composition par strates : elles sont postérieurs à 686, puisque avant cette date Mahomet n’était pas un prophète, et ne pouvait donc pas être le transmetteur du Coran. Un Coran archaïque ignorait Mahomet Une traduction du Coran a été faite en syriaque au dixième siècle ou avant, par Denys Bar Salibi, évêque d’Amid [25]. Le texte qu’il a traduit était ancien et ne comportaient pas toutes les modifications introduites par les califes. La traduction montre que les Corans primitifs différaient de l’actuel, et portaient des traces plus nettes de leur origine nazaréenne : le verset 171, sourate 4, était ainsi rédigé : "Le Messie, Îsâ, fils de Marie est certes le messager de Dieu et sa parole qu’il jeta vers Marie et un esprit venu de lui. Croyez 155 donc en Dieu et en son Messie." Dans la version actuelle, la dernière phrase devient : "Croyez donc en Dieu et en ses messagers." Dans le texte primitif, le messager de Dieu est uniquement le Christ, comme chez les nazaréens. Dans le Coran califal, "son Messie" a été remplacé par "ses messagers", au pluriel ce qui laisse une place à Mahomet. Après la phrase précédente au singulier, ne faisant état que du Messie, la suivant, au pluriel dans le Coran califal, est illogique. La même conclusion que précédemment s’impose : ces versets ont été rédigés après que Mahomet soit devenu un prophète transmetteur du Coran, donc après 686. Les mots islam et musulman Nous avons vu à la page "Mahomet, l’islam et les musulmans", dans le paragraphe "Les mots islam et musulman" que ces mots sont apparus 60 ans au moins après la mort de Mahomet. Les quelques 80 versets qui comportent un de ces mots ont ainsi nécessairement écrits au plus tôt après 691. Si vous voulez voir cette page, cliquez ici. La strate normative du Coran Le plus ancien document juridique musulman est le Fiqh Akbar 1, écrit vers 750, plus d’un siècle après la mort de Mahomet. Il présente les vues de l’orthodoxie islamique sur les questions qui se posaient alors, en particulier en matière juridique, en les comparant à celles des autres sectes. Ce document ne fait aucune allusion au Coran. Or, à partir de 15 ans après la mort de Mahomet, et pendant les deux siècles suivants, les califes se sont donnés beaucoup de mal pour recueillir, expurger, modifier et compléter les textes attribués à Mahomet. En 750, depuis une soixantaine d’années, Mahomet était considéré comme le prophète fondateur de l’islam. Que le Coran à cette époque n’ait eu cependant aucun poids en matière juridique signifie que les 800 versets fixant des règles juridiques, qui se trouvent dans les Corans d’aujourd’hui, étaient absents des Corans de 750. Ces 800 versets forment une strate normative postérieure à 750. Les versets qui ne peuvent avoir Allah pour locuteur Le Coran est écrit par Allah, mais sa syntaxe implique qu’un certain nombre de versets sont prononcés par des humains. Il en est ainsi des bénédictions et des malédictions [26] : "Que les deux mains d’Abou Lahab périssent, et que lui-même périsse !" Contre les juifs et les chrétiens [27] : "Que Dieu les anéantissent ! Ils sont tellement stupides !" Il y en a d’autres, contre les juifs [28], les hypocrites (les contradicteurs) [29], les incrédules [30], le démon [31]. Il y a 156 aussi des bénédictions concernant Allah lui-même [32] : "Béni soit Dieu, le meilleur des Créateurs !" Le Coran implique ici qu’il y aurait plusieurs Créateurs, parmi lesquels le meilleur serait Allah. Il y a encore d’autres bénédictions d’Allah [33]. Il est clair que cette syntaxe implique que le locuteur est humain : Allah ne pourrait s’invoquer lui-même pour se prier de détruire ses ennemis, ou pour obtenir qu’il se bénisse lui-même. Ces versets sont des exemples parmi une légion. Ainsi, la plus fameuse sourate, la Fatiha, qui commence le Coran, est : "Au nom d’Allah…C’est toi que nous adorons, c’est toi dont nous implorons le secours…" Il est manifeste que c’est un adepte qui parle, et non Allah. Ou encore la sourate 53 : "Par l’étoile lorsqu’elle disparaît ! Votre compagnon n’est pas égaré." La syntaxe implique que le locuteur a des compagnons, et qu’il invoque l’autorité de l’étoile parce que la sienne est insuffisante. Les érudits de l’islam proposent une solution simple : il suffirait d’ajouter "dis ! :" avant ces discours pour qu’ils puissent être attribués à Allah : ce ne serait plus l’adepte qui s’exprime, mais Allah qui indique les paroles qu’il veut entendre prononcer par l’adepte. De fait, cette méthode est abondamment utilisée : le mot "dis ! :" en tête de verset ou de paragraphe figure 236 fois dans le dans le Coran, plus encore 73 fois sous des formes voisines, par exemple : "dis aux incrédules ! :", ou : "dis à ceux qui argumentent contre toi ! :", ou encore, à six reprises, après une question de pure forme : "réponds ! :" Cependant, il aurait fallu introduire ces mots près de 500 fois pour pouvoir attribuer à Allah tout ce qui vient clairement d’auteurs humains. Le problème posé par ces versets est celui de comprendre pourquoi la réécriture a ces limites. Les rédacteurs qui ont plus de trois cent fois ajouté "dis ! :" ne peuvent avoir été négligents au point d’oublier plus de cent occurrences. Cette situation implique une rédaction par strates successives : au moment où le premier assemblage de textes a été fait, la thèse du Coran incréé directement rédigé par Allah ne faisait pas partie du dogme musulman, et une première strate a été faite, à partir de 650. Cette première strate est formée des textes du lectionnaire nazaréen, de la collecte d’Othmân, et des versets rédigés ensuite, avant que la thèse de Coran incréé ne soit imposée par les califes. En 650, Mahomet n’était pas considéré comme un prophète, il n’était pas censé recevoir une dictée d’Allah, et le Coran n’avait pas à être rédigé de façon à ce que son locuteur soit Allah. Allah est devenu le locuteur du Coran vers 800 au plus tôt : la thèse du Coran incréé a été introduite par Ibn Hanbal, qui a vécu de 780 à 855. C’est donc un peu après l’an 800 que les 300 "dis ! :" ont été ajoutés, formant une seconde strate. 157 Les plus de 100 versets, comme la Fatiha, les bénédictions, les malédictions, etc. attribuables à des locuteurs humains, ont nécessairement été ajoutés plus tard, formant une troisième strate : lors de cette troisième strate, la thèse du Coran incréé n’était plus admise, car, si elle l’avait été, les rédacteurs auraient ajouté une centaine de "dis ! :" de plus. Il est remarquable que les strates successives que montrent les "dis ! :" soient exactement les mêmes que celles qu’indique l’histoire de la thèse du Coran incréé : les rédacteurs initiaux qui ont rédigés 300 versets attribuables à des locuteurs humains ne connaissaient pas cette thèse, inconnue avant l’an 800. Puis, un peu après l’an 800, la thèse a été imposée, et les rédacteurs ont ajouté 300 "dis !". Ensuite, de 813 à 827, la thèse du Coran incréé a été contestée, puis, de 827 à 847, elle a été interdite. Après 847, cette thèse a été permise sans être obligatoire, elle s’est répandue de plus en plus largement, et vers 920, quelques 70 ans après avoir été de nouveau permise, elle est devenue obligatoire. Les cent et quelques versets attribuables à des locuteurs humains et qui ne comportent pas de "dis ! initial ont été ajoutés entre 827 et 850, quand le Coran a été fixé. Au début de cette période il n’était pas nécessaire de rajouter des "dis ! :", et, à partir de 850 environ, l’empire musulman était devenu immense, de très nombreux Corans étaient dispersés dans toutes les nations conquises, il était devenu impossible de récupérer tous les exemplaires, de les détruire, et de les remplacer par une nouvelle version, comme l’avait fait Hajjâj en 692, et ensuite d’autres après lui. D’où le maintien dans le Coran des 100 et quelques versets dont le locuteur ne peut être Allah. Cela indique la durée de rédaction du Coran, un peu plus de deux siècles entre le premier lectionnaire formé vers 620 ou 630, son enrichissement par la collecte d’Othmân en 650, ses modifications successives au cours des deux siècles suivants, et son achèvement dans la seconde moitié du neuvième siècle, où, malgré le retour de la thèse du Coran incréé, il n’a plus été possible de modifier le Coran pour l’adapter à ce retour. Le désordre et le réservoir Il se peut que l’on se trouve là en présence de la raison du désordre du Coran. Dans un système ordonné, les adjonctions auraient introduit des ruptures décelables. Dans un système désordonné, l’ordre ne peut être rompu, car il est absent. On se trouve une nouvelle fois devant la conjecture qu’il existait une sorte de réservoir de textes nazaréens, remontant aux origines, dans lesquels les rédacteurs puisaient pour ajouter des versets selon les nécessités du moment. Un tel réservoir, formé à une époque où Allah n’était pas considéré comme l’auteur direct du Coran, n’était pas rédigé de façon à présenter Allah comme le locuteur. Les rédacteurs des diverses strates y ont puisé une partie de leurs matériaux. Cette conjecture s’était déjà présentée, du fait que les mots islam et musulmans viennent de l’Evangile nazaréen des Hébreux, alors que, depuis 45 ans avant l’introduction de ces termes, les nazaréens faisaient l’objet de manœuvres d’occultation.Cette conjecture se trouve à la page "Mahomet, l’islam et les musulmans", paragraphe "Les mots islam et 158 musulman". Si vous voulez voir cette page, cliquez ici. La durée de rédaction du Coran d’après l’étude des akhbâr Les akhbâr sont des récits ou des anecdotes qui racontent à quelle occasion a été dit un texte ou fait une action digne de mémoire. Toute l’historiographie musulmane se fonde sur l’utilisation des akhbâr. Une étude en a été faite par Alfred Louis de Prémare [34]. Elle le conduit à conclure que "Ils (les akhbârs) laissent penser que la constitution d’un Coran officiel fut une affaire plus longue et plus complexe que ce que l’on dit habituellement, et qu’elle fut contrôlée de point en point par la famille omeyyade, depuis Othmân jusqu’à Abd al-Malik, en passant par Mu’âwya et Marwân." La datation des strates du Coran La toute première strate, portant le nom de Coran, est le lectionnaire formé du vivant de Mahomet, avant 634 donc, à partir de traductions et de paraphrases de la Tora et de l’Evangile des Hébreux. Elle forme à peu près un quart du Coran actuel. Environ la moitié du Coran actuel est formé des discours de Mahomet collectés par Othmân vers 650 mais prononcés par Mahomet avant sa mort en 634. Les versets qui comportent les mots islam ou musulmans datent d’après 691, car ces mots ont été introduits quand ces termes ont été créés pour remplacer ceux de mahgrâyês et de muhâdjirûn. Les interpolations qui introduisent Mahomet dans le Coran datent d’après le moment où Mahomet est devenu un prophète, donc de toute façon après 686 [35], et probablement bien plus tard, car vers 720 son rôle prophétique n’était toujours pas généralement accepté [36]. Pour la même raison il faut dater de la même époque le verset qui en fait un modèle à imiter, et ceux qui décrivent les actes qu’il faut imiter : le mariage avec la femme de son fils adoptif, la part de butin qui revient à Mahomet, et qui ensuite revient au calife puisque ce dernier imite Mahomet, le changement de qibla, etc. Les prescriptions juridiques ont été introduites après le Le Fiqh Akbar 1, donc après 750. Les 300 et quelques "dis ! :" ont été ajoutés entre 800 et 827. Les 100 et quelques versets où les "dis ! :" manquent ont été introduit après 827 et avant la fixation définitive du Coran intervenue vers 850. [1] Sourate 2, verset 256 [2] Sourate 4, verset 91 [3] Sourate 2, verset 106. Sourate 16, versets 101 à 103. [4] Sourate 2, verset 106. Sourate 16, versets 101 à 103. 159 [5] Sourate 66, verset 10. [6] Sourate 10, versets 90 à 92 [7] Sourate 11, verset 98. Sourate 20, verset 78. Sourate 28, versets 40 et 41. Sourate 79, verset 25. [8] Sourate 12, verset 111. [9] Sourate 12, verset 7. [10] Sourate 12, verset 21. [11] Sourate 5, verset 66. [12] Sourate 4, versets 171. [13] Sourate 2, versets 143. [14] Jean de Damas, Traité des hérésies, 100ième hérésie, Sources Chrétiennes, N° 383, Paris, Cerf, 1992. [15] Sourate 5, verset 72 [16] Il y a plusieurs raisons de penser que mushrikun signifie souvent chrétien, et non pas polythéiste ou idolâtre : la première est que l’attestation de Jean de Damas date d’un siècle après les faits, alors que les interprétations islamiques traditionnelles ne sont attestées que plus de deux siècles après les faits. La seconde est l’analyse ci-dessus des versets du Coran, qui montre que dans ces versets le sens est exclusivement chrétien. La troisième est que le sens polythéiste ou idolâtre contribue dans ces versets à masquer l’origine nazaréenne. Si l’on analyse l’ensemble du Coran, les appels à adorer un seul dieu sont prononcés 271 fois. Le contexte indique que dans 74 de ces cas, les personnes taxées de polythéisme sont exclusivement les chrétiens. Dans d’autres cas, il se peut qu’il s’agisse exclusivement de chrétiens, mais le contexte de l’impose pas. Dans d’autres cas encore, il ne s’agit pas de chrétiens. [17] Sourate 5, verset 82. [18] Antoine Moussali, La croix et le croissant, Paris, Editions de Paris, 1998. [19] Sourate 2, versets 75 et 79. Sourate 3, verset 78. Sourate 4, verset 46. Sourate 5, versets 13, 15 et 41. Sourate 6, verset 91. Sourate 7, verset 162. [20] Sourate 2, verset 65. Sourate 5, verset 60. Sourate 7, verset 166. [21] Joseph Azzi, opus cit. Les ajouts sont : sourate 2, versets 111, 120 et 140. Sourate 3, verset 167. 160 [22] Edouard-Marie Gallez, opus cit. [23] Sourate 47, versets 1 à 3. [24] Voir notamment Joseph Azzi, opus cit. et Edouard Marie Gallez, opus cit. [25] Denys Bar Salibi, évêque d’Amid, dans son traité Contre les musulmans. (Traduction du syriaque en anglais par Alphonse Mingana, An ancient Syriac Translation of the Ku’ran exhibiting new Verses and Variants Manchester, London University Press, Longmans, Green and C°, 1925. [26] Sourate 111, verset 1. [27] Sourate 9, verset 30. [28] Sourate 5, verset 64. [29] Sourate 63, verset 4. [30] Sourate 2, verset 89. [31] Sourate 4, verset 118. [32] Sourate 23, verset 14. [33] Sourate 23, verset 116. Sourate 25, verset 61. [34] Alfred-Louis de Prémare, Aux Origines du Coran, opus cit. [35] Date de la toute première mention du rôle prophétique de Mahomet. [36] D’après le manuscrit de Khirbet el-Mird. 7 - Du lectionnaire au Coran : La transition vers l’islam Le lectionnaire initial a été ainsi transformé pour devenir le livre fondateur. Le processus commença durant le califat d’Othmân, mais sa réalisation s’étala sur un peu plus de deux siècles, pendant lesquels les réécritures du Coran se poursuivirent, ainsi que la destruction des documents discordants et l’exécution des témoins gênants. Les 14 califes Omeyyades firent sans doute l’essentiel, les 10 premiers califes Abbasides complétèrent le travail en détruisant les documents discordants. La qualité de leur travail d’occultation est indiquée par le fait qu’aucun document original datant du premier siècle après la mort de Mahomet n’a subsisté, et presque qu’aucun datant du second siècle. La destruction des documents originaux relatifs au Coran ait été faite ouvertement par les califes, et relatée dans les documents historiques musulmans : ont été ainsi détruits les toutes 161 premières notes prises par les auditeurs de Mahomet sur des supports de fortune et les notes d’Hafça, une des épouses de Mahomet. Les Corans tenus pour dissidents ont été détruits par Hajjâj en 692, etc. Les notes de Fatima, la fille de Mahomet, ont disparu, ainsi que de nombreux documents cités dans des documents ultérieurs, mais dont on ne retrouve rien. La date du début de travail Six indices marquent le début de l’islam et du Coran : l’apparition d’un terme arabe à coté du mot araméen pour désigner les compagnons de Mahomet, la fin du travail en commun entre "juifs" et Arabes pour reconstruire le Temple, et la collecte des matériaux du Coran. Il y a en plus les trois indices indiqués par Patricia Crone, page "Quinze ans après la mort de Mahomet", paragraphe "La rupture". Si vous voulez voir cette page, cliquez ici. Ces indices sont la destruction et la reconstruction de mosquées pour changer de qibla, des conflits politiques centrés sur les thèmes du Madhi et de l’imamat, les tentatives pour imposer un texte standard du Coran. Puisqu’à l’époque du premier islam, le Madhi était le Christ, ces conflits politiques concernent le rôle du Christ, et donc l’effacement du souvenir des nazaréens. Le changement de qibla est de même sorte, et également l’imposition d’un texte standard pour le Coran. Les trois premiers indices donnent sensiblement la même date, vers 645 ou 650. Les trois suivants sont un peu postérieurs, et indiquent le développement de l’entreprise de remplacement du nazaréisme par l’islam en création. L’intervalle de temps entre la mort de Mahomet en 634 et la date indiquée par les trois premiers indices, soit 10 à 15 ans, a été le délai nécessaire pour accepter l’évidence : le Christ armé ne viendrait pas. Harald Motzki et Alfred-louis de Prémare ont étudié les traditions qui attribuent la première collecte à Othmân [1]. Elles n’apparaissent que vers 830, deux siècles après la mort de Mahomet. Leur date tardive les rend pour le moins incertaines, en particulier sur ce qu’a fait exactement Othmân. La date de la fin du travail de confection du Coran Il semble qu’au cours du huitième siècle, un siècle et quelque après la mort de Mahomet, l’essentiel ait été fait quant aux fondations théologiques. Le parachèvement de ce travail est indiqué par trois faits : La généralisation de la scriptio plena, vers 850, qui a définitivement fixé le texte du Coran. Les 100 et quelques versets prononcés par des locuteurs humains ne peuvent avoir été ajoutés que pendant la période ou la thèse du Coran incréé a été interdite, donc après 827. Enfin c’est sur 200 ans que les documents originaux musulmans ont disparu. Il est cohérent que la destruction des archives ait cessé quand, la confection du Coran étant achevée et la nouvelle théologie étant en place, il n’a plus été nécessaire de cacher les traces du travail de fabrication. 162 De 850 à jusque vers l’an 1000, pendant encore un siècle et demi, il y eut des procès contre les érudits réfractaires détenant des textes non conformes, puis ces procès sont devenus de plus en plus rares, avec la disparition des derniers documents anciens. Les remaniements identifiés et les autres Abd al Malik, calife au début du huitième siècle, prétendait avoir lui aussi collecté le Coran : en fait il l’a remanié en y ajoutant de nouveaux versets. Marwân Ibn al Hakam, cousin d’Othmân et gouverneur de Médine sous Muawiyah, entre 660 et 680, s’employait, suivant les uns à collecter, suivant les autres à détruire les textes rassemblés par Hafsa. Il faut peut-être comprendre qu’il faisait les deux. A première vue, détruire les textes de Mahomet rassemblés par l’une des ses épouses est un acte injustifiable. Cependant, il existait une bonne raison de procéder à cette destruction : il est probable qu’il y avait bon nombre de textes identifiables comme nazaréens dans les documents légués par Mahomet à Hafsa, en particulier la Tora, un des deux textes de référence des nazaréens. Rappelons que Mahomet était [2] " très bien instruit et à l’aise avec l’histoire de Moïse. " On composa des Corans concurrents en choisissant parmi les documents disponibles. Ibn Shabba écrit [3] : "Par Allah, personne de ce pays (l’Irak) ne veut autre chose que le Coran de ce cheik (Ibn Masûd) et personne des gens du Yémen ne veut autre chose que le Coran de l’autre (al-Achari)." Le Coran cependant devait être unique, puisqu’il était censé venir directement d’Allah. Il était donc impératif de ramener l’unité. Il fallut des compromis et des adaptations. Les exemples précédents et les indications sur les Corans multiples évoquent une petite partie des remaniements effectivement faits. Bien d’autres ont du avoir été pratiqués, sans laisser de traces identifiables aujourd’hui. Les preuves de remaniements qui subsistent sont celles qui ont échappé à la vigilance des califes, ou à leur pouvoir quand elles étaient trop largement diffusées pour être éliminées. Le jugement d’un philosophe arabe sur le Coran Al-Kindi [4] vécu de 801 à 873. Son nom fut latinisé en Alcindius, et il est plus connu sous ce nom en Occident. Il fut le premier philosophe arabe, un esprit universel auteur de 241 livres. Son œuvre concerne la géométrie, (32 livres), la philosophie, (22), la médecine, (22), l’astronomie, (16), la physique, (12), l’arithmétique, (11), la logique, (9), la musique, (7), la psychologie, (5) et d’autres sujets encore. Il a vécu à l’époque où les califes et leurs scribes élaboraient le Coran. Bien qu’il n’ait pas eu accès aux documents non musulmans sur Mahomet et les émigrés, voici le jugement qu’il porte [5] : "Montrez-moi une preuve ou un signe quelconque d’une seule œuvre merveilleuse réalisée par votre maître Mahomet, qui certifie sa 163 mission et prouve qu’il commit ses massacres et ses pillages sur ordre divin... La conclusion de tout ceci (les diverses rédactions du Coran) est évidente à qui a lu ces écrits et a vu comment, dans ce livre, les récits sont assemblés n’importe comment et entremêlés ; c’est une évidence que diverses mains – et nombreuses – s’y sont mises et ont créé des incohérences, ajoutant ou enlevant ce qui leur plaisait ou déplaisait. Est-ce donc les conditions d’une Révélation envoyée du Ciel ?" [1] Alfred-Louis de Prémare, Aux origines du Coran, Téraèdre, Paris, 2007 [2] Histoire d’Héraclius par l’évêque Sébéos, op cit. [3] Ibn Shabba , Tarikh al-Madina al-Munawara, Histoire de Médine, la lumineuse. [4] Le nom complet est Abu Yusuf Yakub Ibn Ishaq al Sabah al-Kindi [5] Andrew Rippin, Muslims, vol 1, Londres et New-York, Routledge, 1990. 164 IX - L’islam et le monde du 21ième siècle: Il y a cent cinquante ans, les exégètes ont appliqué pour la première fois les méthodes modernes au Coran. Au cours des années suivantes, l’approche scientifique a été appliquée à des éléments de plus en plus nombreux, l’histoire des idées dans cette partie du monde, la ville de La Mecque, l’histoire de l’islam initial, la vie de Mahomet. Les outils scientifiques sont devenus plus variés et plus puissants. L’onomastique, la toponymie, l’épigraphie, l’exégèse, la linguistique, l’histoire des idées sont apparues et se sont perfectionnées, de nouveaux éléments d’information ont été découverts. Les chercheurs sont devenus de plus en plus nombreux, et les résultats d’études spécialisées se sont accumulés. Au début du vingt et unième siècle, le faisceau de résultats partiels a atteint une masse critique : les pièces du puzzle sont devenues assez nombreuses pour permettre l’assemblage. C’est cette image qui apparaît dans ce livre. Elle se précisera avec l’accumulation de nouveaux travaux, qui continue à un rythme jamais atteint dans le passé. Elle montre que l’islam est fondé sur un système politico-religieux construit, en deux siècles pour l’essentiel, par de très nombreuses personnes, sous le contrôle global des califes, à partir des idées messianiques et millénaristes des nazaréens. Cet ensemble assez hétéroclite s’est maintenu pendant quatorze siècles à l’abri d’un pouvoir qui interdisait l’application de la raison au Coran et à l’islam, réprimait ou massacrait les dissidents, détruisaient les documents discordants, "fermait les portes de l’interprétation" [1]. L’absence d’outils scientifiques a facilité l’entreprise. Toutes ces protections sont en train de tomber. Les outils scientifiques existent, les chercheurs sont nombreux, la répression islamique ne peut s’exercer que dans le Dâr al islam. Dans le monde développé l’islam est impuissant à interdire ou même ralentir les recherches. Le monde du vingt et unième siècle dans lequel vit aujourd’hui l’islam est radicalement différent de ce qu’il a été durant les millénaires passés. C’est dans ce monde nouveau que l’islam doit vivre, c’est à ce monde nouveau qu’il est confronté. C’est pour l’islam une situation sans précédent, à laquelle rien dans son histoire ou sa théologie ne l’a préparé. Le rapport au monde moderne est le problème central de l’islam d’aujourd’hui. Les caractéristiques du monde moderne Les nouveautés les plus visibles du monde actuel sont celles dues à la science et à la technologie. Mais les nouveautés décisives pour l’islam sont moins apparentes, car elles sont de nature mentale, on ne peut les appréhender qu’à travers leurs effets. Trois de ces effets sont révélateurs : la chute des systèmes totalitaires, le mode de formation des organisations transnationales, l’évolution du mariage. 165 Les systèmes totalitaires ont existé depuis les premières nations et les premiers empires, il y a plus de cinq mille ans. Ils ont été détruits l’un après l’autre, dans des conflagrations qui ont fait chaque fois des millions ou des dizaines de millions de morts. Or, entre 1945 et 1990 un changement si profond est intervenu dans les mentalités, sur l’ensemble de la planète, que ce qui ne s’était jamais vu jusque là est devenu possible : les derniers systèmes totalitaires du vingtième siècle, notamment les deux principaux, ceux qui ont choisi de s’appeler le socialisme soviétique et le socialisme maoïste, se sont effondré ou délité d’eux mêmes. Dans la première moitié du vingtième siècle, ces systèmes étaient conformes à la mentalité d’une large part de la population, d’où une stabilité suffisante pour user de la force armée contre leurs adversaires. L’ampleur du changement de mentalité peut être évalué par le degré de violence utilisable par l’Etat. Un indicateur est le nombre moyen des assassinats politiques chaque année : quelques millions par an avant 1950 en Russie et avant 1970 en Chine, quelques dizaines par an aujourd’hui dans ces mêmes pays. En Allemagne, quelques centaines de milliers par an quand elle était nationale socialiste, aucun aujourd’hui. Avant 1945, le changement mental n’avait pas atteint une ampleur suffisante pour être efficace en cette matière : le national socialisme s’est effondré de la même manière que les systèmes totalitaires des millénaires précédents, par une conflagration armée, qui a fait quarante millions de morts. Le socialisme maoïste s’est délité peu après la mort de Mao en 1976, et le socialisme soviétique s’est effondré en 1989 : le changement mental est devenu décisif à une date qui se situe quelque part entre 1950 et 1990. Une autre manifestation des changements mentaux qui caractérisent notre époque : toutes les nations modernes, tous les empires de jadis ont été constitué par des guerres de conquête. Dans la seconde moitié du vingtième siècle, une méthode jusque là inefficace pour construire de très grands ensembles humains est devenue soudain la meilleure : la discussion, la négociation et l’entente. Ce n’est pas seulement l’Europe qui est née de cette manière, mais aussi les grandes organisations internationales, telles l’ONU, l’OMC, le CERN qui construit à Genève les plus grandes machines scientifiques de la planète. Le succès de cette approche dans la construction des ensembles humains les plus vastes et les plus complexes qui soient jamais nés sur la terre manifeste un changement massif dans les couches profondes des psychismes, sur la planète entière. Le couple moderne est aussi une nouveauté d’envergure. Pendant tous les millénaires précédents, il a été fondé sur deux bases : la convenance sociale et le désir d’avoir une descendance. L’affectivité entre époux était tenue pour agréable si elle était présente, sans importance si elle ne l’était pas. Aujourd’hui se répand sur le monde une conception nouvelle, dont l’amour conjugal est la pierre d’angle. Il en résulte deux conséquences, le consentement mutuel, car l’amour se développe difficilement dans 166 les mariages arrangés par des tiers, et la monogamie, car l’amour conjugal est par nature exclusif. Cet idéal conduit à des couples souvent instables : si l’amour n’est pas au rendez vous, ou s’il disparaît, l’union se dissout. Ce n’est pas le couple qui est plus fragile qu’autrefois, c’est l’exigence qui est plus haute. Les descriptions littéraires du passé font penser que les mariages de jadis se seraient pour la plupart rompus si l’exigence affective avait été celle d’aujourd’hui. Les changements mentaux qui fondent ces indicateurs Ces nouveautés, parmi bien d’autres que l’on pourrait citer, indiquent des changements mentaux très profonds. Il semble que leur origine commune soit la suivante. Une large partie des personnes du monde actuel possèdent une individualité plus forte, capable de se déterminer par elle-même, avec beaucoup moins de sensibilité à la pression sociale : Les systèmes totalitaires, fondés sur le primat du collectif, reposaient sur l’idée que l’individu doit se sacrifier pour servir le collectif. Aujourd’hui se répand le point de vue inverse, l’individu prime et la société a le devoir d’assurer à chacune et chacun les moyens de son développement personnel. C’est probablement la raison pour laquelle les machines totalitaires, privées de leur base mentale, se décomposent aujourd’hui. Cet indicateur concerne au premier chef les empires russes et chinois, mais aussi bien d’autres pays. C’est aussi la raison pour laquelle l’Europe moderne s’est construite par la libre volonté des parties, alors que les mêmes peuples ont jadis été unis par les sanglantes guerres de conquêtes de l’empire romain. Aujourd’hui, en Europe, des personnalités plus fortes cessent de craindre les différences, elles s’unissent sans avoir recours aux violentes contraintes qui ont bâti tous les empires et toutes les nations du passé. Cet indicateur n’est pas fondé sur la seule Europe, car les organismes transnationaux notamment l’OMC, mais aussi l’ONU et le FMI, qui expriment le même changement, sont fondés sur un ensemble de pays si vaste qu’il couvre la majeure partie de la planète. Le troisième indicateur, la fondation du couple, est aussi d’extension extrêmement vaste. Il touche, parfois de manière superficielle, parfois plus profondément, tous les peuples du monde, même une partie de l’islam, essentiellement parmi les 50 millions de musulmans qui vivent dans des pays développés. Sa cause est probablement la même que pour les deux indicateurs précédents : des personnes plus indépendantes s’intéressent plus à leur relation mutuelle dans le couple qu’à l’opinion ou aux pressions des tiers ou de l’ensemble de la société. En ces trois domaines, l’islam, fondé sur l’umma qui impose le primat du collectif sur la personne, est étranger au monde moderne. La rationalité Une autre caractéristique du changement mental est la prévalence 167 de la rationalité, en tous domaines. Les légendes fondatrices, lespréjugés de castes, de nations ou de cultures sont mis en questionet sommés de produire leur justification, qui ne peut plus être latradition ou la commune conviction. Le goût de la vérité est devenu plus fort que la facilité du conformisme. Ce livre tend à montrer que les fondations historiques de l’islam sont instables devant la rationalité. La liberté Une autre caractéristique encore est la passion de la liberté. Elle s’oppose au confort de la dépendance, ce qui manifeste essentiellement des individualités plus fortes, capables d’affronter seules bien des difficultés de la vie sans la protection du groupe jadis tenue pour indispensable. Là aussi, la contrainte par la menace de mort qui interdit de quitter l’islam est en opposition avec la liberté moderne. Et de même le statut islamique de la femme. L’affectivité Une dernière caractéristique est peut être la plus significative : c’est le développement de l’amour. Cette demande, particulièrement visible dans la conception moderne du couple, est diffuse dans toutes les composantes des sociétés modernes ; elle engendre la multitude des entreprises d’aides, économiques, médicales, éducatives, répand le thème de l’affectivité dans tous les médias, porte au pinacle la célébrité de Mère Térésa ou de l’abbé Pierre, et se manifeste de bien d’autres façons. L’islam s’y oppose, d’une part dans la relation à Dieu, car Allah est un maître qui domine et non un Père qui aime, d’autre part dans l’amour conjugal qui ne peut se développer entre un mari placé en situation dominante et une femme diminuée en droit et en liberté : l’amour est par nature une relation entre égaux. Entre une inférieure et un dominant, la plénitude de l’amour est impossible. Enfin, dans sa relation aux non musulmans, l’islam, depuis mille ans, divise le monde entre Dâr al islam, maison de la soumission, et Dâr al harb, maison de la guerre ; il fonde ainsi son rapport aux autres sur la force, non sur l’amour ni même sur le respect : on n’aime ni ne respecte ceux que l’on prétend contraindre. Le monde nouveau C’est dans ce monde nouveau que vit aujourd’hui l’islam. Certains musulmans tentent de ralentir ou de bloquer l’évolution de leur société dans cette direction. D’autres s’efforcent de s’y adapter. Dans les pays développés, de jeunes musulmanes décident de porter le voile, bien souvent contre la volonté expresse de leurs parents. Ce signe signifie l’infériorité de la femme, en droit et en liberté, alors que ces jeunes musulmanes se sentent égales aux hommes en ces domaines. Elles mettent le voile sur leur tête, pour signifier leur désir d’appartenir à une communauté qui leur propose une identité, mais elles ne le mettent le plus souvent pas dans leur tête, car elles récusent les idées que signifie le voile. Elles appartiennent à l’islam par le vêtement, et au monde moderne par les convictions. Elles ont franchi le pas, le plus souvent sans vouloir l’admettre. L’affrontement décisif se déroule dans la tête des musulmans, non 168 entre eux et le reste du monde. Il ressemble plus à une guerre civile à l’intérieur de chaque personne qu’à une guerre extérieure. Le monde moderne n’assiège pas l’islam, il a déjà commencé à envahir l’intériorité de chaque musulmane, de chaque musulman. Une musulmane, un musulman ne peuvent rejeter la modernité qu’en récusant leur propre rationalité, leur propre liberté, leur propre affectivité, le développement de leur propre individualité. Certains acceptent de payer ce prix, d’autre non. Toutes et tous sont aujourd’hui devant un choix, rester dans un système figé depuis plus d’un millénaire, fabriqué par le pouvoir califal il y a quatorze siècles pour servir d’idéologie à un empire fondé sur la force armée, ou rejoindre les valeurs de l’humanité en marche et participer à la construction du futur. Ce choix se forme dans le for intérieur de chacune et chacun, aucune personne extérieure ne peut intervenir, car il dépend du mystère fondateur de la personne humaine, celui de la liberté. Après s’être informé, ou sans même s’informer, chacune et chacun est en ce domaine sa propre lumière et son propre recours, et voit s’imprimer dans son être les conséquences de son choix : il ou elle devient ce que son choix le fait devenir. [1] C’est le calife Hakim qui a interdit en 1029 de pratiquer l’ijtihad, c’est-à-dire l’interprétation du Coran. Depuis cette date, dans tout le Dâr al islam, toute nouvelle proposition d’interprétation est interdite. Il n’est permis que de répéter ce qui a déjà été dit. Cet interdit est effectivement appliqué, jusqu’à aujourd’hui. Les tentatives pour le contourner sont réprimées par la violence dans le Dâr al islam, et ne sont pas prises en compte par les musulmans quand elles sont faites dans les pays libres. 169