histoire de l islam et de mahomet

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Ce livre a été rendu possible par un certain nombre de travaux
universitaires récents qui ont complètement renouvelé les
connaissances sur les premières années de l’islam. Les principaux
sont ceux de Michael Cook [1], de l’université de Londres, publié
en 1980, d’Alfred-Louis de Prémare [2], de l’université d’Aix en
Provence en France, publié en 2002, de Patricia Crone [3], de
l’université de Princeton aux Etats-Unis, publiés en 2004,
d’Edouard Marie Gallez [4], de l’université de Strasbourg en
France, publié en 2005, de Christoph Luxenberg, universitaire en
Allemagne, publiés en 2006. Ces avancées dans les résultats de la
recherche historique ont permis de fonder plusieurs constats
solides, dont ce site se fait non pas le découvreur mais le
rapporteur. Lorsqu'il a disparu des écrans pour une raison
inconnue, un capucin impliqué dans le dialogue avec les musulmans
l'a remis en ligne, considérant qu'il apporte des éléments
intéressants pour toute discussion ouverte.
[1] Michael Cook a été professeur d’histoire économique du Proche
Orient à la School of Oriental and African Studies, qui fait
partie de l’université de Londres.
[2] Alfred-Louis de Prémare, mort récemment, était professeur
émérite, historien du monde arabo-islamique, et enseignant
chercheur à l’Institut de recherche et d’études sur le monde arabe
et musulman.
[3] Patricia Crone est professeur d’histoire islamique à
l’Institute for Advanced Study, à Princeton, aux Etats-Unis.
[4] Edouard Marie Gallez est docteur en théologie et en histoire
des religions à l’université de Strasbourg. Sa thèse de doctorat
porte sur les origines de l’islam
2
I - Il est difficile de connaître l’histoire des
origines
1-Les religions dans le monde moderne
2-La rançon du succès
3-Les documents historiques
4-Les documents disparus
1-Les religions dans le monde moderne:
La Bible et les Evangiles, l’histoire du judaïsme archaïque et de
la première église chrétienne ont été passés au crible de la
critique historique, et toutes les méthodes modernes d’exploration
du passé ont été mises à contribution pour comprendre ce qui s’est
passé, et comment ces textes ont été constitués.
Les mêmes démarches sont maintenant appliquées à l’islam. On peut
se faire une idée de ce qu’elles produiront en regardant leurs
effets sur le judaïsme et le christianisme.
Quelques juifs et quelques chrétiens, particulièrement parmi les
traditionalistes, effrayés de ce que l’usage des méthodes
scientifique pouvait amener, se sont élevés contre leur emploi
dans le domaine religieux. Leur opposition a été vaine : il est
aujourd’hui impossible d’interdire à la science d’appliquer ses
méthodes à quelque domaine que ce soit, et notamment pas à l’étude
historique de la formation des religions. Les craintes exprimées
se sont d’ailleurs montrées excessives. Le judaïsme et le
christianisme ont bien sûr dû changer certaines idées naïves sur
leur formation, mais ces recherches et les découvertes qu’elles
ont produites ont été finalement avantageuses pour ces religions,
car leur histoire est devenue mieux assurée, bien que sur certains
points différente de ce que l’on croyait.
Ce travail commence seulement pour le Coran et pour les débuts de
l’islam. L’exégèse moderne, développée pour l’étude du
christianisme et du judaïsme, a certes été appliquée à l’islam et
au Coran depuis déjà un siècle et demi, mais c’est depuis une
quinzaine d’années seulement que des percées décisives ont été
réalisées, grâce à une pluralité de méthodes nouvelles.
Aujourd’hui, les connaissances sur la formation du Coran et les
débuts de l’islam deviennent ce qu’elles sont depuis longtemps
pour le judaïsme et le christianisme. Naturellement, certains
musulmans s’effraient aujourd’hui, comme des juifs et des
chrétiens se sont effrayés jadis. C’est une réaction naturelle
devant les changements, une réaction que nous partageons tous à
une époque où la rapidité des évolutions devient un torrent qui
emporte bien des symboles chéris dans notre enfance. Il vaut mieux
cependant comprendre les travaux d’aujourd’hui plutôt que refuser
d’en prendre connaissance. Les juifs et les chrétiens tentés par
le refus se sont marginalisés, ceux qui ont accepté l’usage
universel de la science sont entrés dans le monde moderne.
Les musulmans sont aujourd’hui devant le passage que les juifs et
les chrétiens ont dû franchir il y a plusieurs générations. Un
monde nouveau, celui du troisième millénaire, les attend de
3
l’autre côté. Il n’y a pas de raison que les musulmans soient
plusréfractaires à la science que les juifs et les chrétiens ne
l’ontfinalement été.
2-La rançon du succès
L’islam, dès ses débuts, a connu un très grand succès militaire :
en 645, une dizaine d’années après la mort de Mahomet, la Syrie,
la Palestine, l’Egypte et ce qui forme aujourd’hui l’Irak et la
Jordanie avaient été envahies et durablement occupées par les
armées musulmanes. Pour surveiller et contrôler leurs conquêtes,
les musulmans ont fondé des villes nouvelles, peuplées d’Arabes
"importés" essentiellement du Hedjaz et de Syrie, telles Koufa et
Bassora en Irak, Fostat en Egypte, en expulsant les populations
qui occupaient les régions choisies, et en transformant le reste
des locaux en tributaires. Au cours du siècle suivant, les
invasions s’étendirent à l’Asie Mineure, l’Afrique du Nord,
l’Espagne, l’Asie Centrale et l’Inde, et de nouvelles villes,
peuplées d’immigrants arabes, Bagdad, Le Caire, Oran, Cordoue et
bien d’autres furent créées au centre de zones dépeuplées à cet
effet.
Le moteur de ces entreprises fut le système d’idées islamique, et
les califes, à l’imitation de Mahomet "le beau modèle", étaient à
la fois des chefs politiques et religieux : la laïcité est
explicitement rejetée par l’islam. La constatation habituelle des
historiens, "l’histoire est écrite par les vainqueurs", est tout à
fait générale, et s’applique aux documents historiques musulmans à
un double titre : d’une part parce qu’ils étaient des vainqueurs,
et, comme tous les vainqueurs du monde, ils ont écrit l’histoire à
leur manière, d’autre part parce que leurs entreprises militaires,
fondées sur un moteur idéologique, avait besoin que ce moteur soit
le plus efficace possible. Les califes, ayant à la fois le pouvoir
politique et le devoir religieux d’intervenir dans le domaine des
idées, ont veillé sur la formation et le contenu de tous les
documents historiques et religieux : le rassemblement des textes
qui constituent le Coran a été décidé et réalisé à l’initiative
des califes, la rédaction de l’histoire de Mahomet a été faite sur
ordre califal (c’est le calife Al Mansûr qui a ordonné la première
rédaction, modifiée par ses successeurs), les hadiths ont été
compilés après plus de 250 ans de tradition orale, et pendant
toute cette période le contrôle des idées et des écrits a été
pratiqué par les califes. De plus, les cinq [1] recueils
principaux ont été déclarés canoniques sous contrôle califal. Les
déviants et les dissidents de l’islam officiel, en particulier les
chiites et les mutazilites, se sont plaints amèrement de la
destruction systématique de leurs textes par les califes. C’est
certes regrettable pour la connaissance de l’histoire, mais ce
n’est en rien différent de ce qui s’est produit dans le reste du
monde. C’est la rançon du succès : plus la victoire est grande,
plus l’écriture de l’histoire est sous la coupe des vainqueurs.
[1] Certaines traditions califales joignent un sixième recueil à
ces cinq.
4
3-Les documents historiques
L’islam n’est ni le premier ni le dernier des empires fondés sur
un système d’idées. Tous les empires de cette sorte ont
méthodiquement détruit les documents historiques, non seulement
ceux qui ne leur convenaient pas, mais aussi tous ceux qu’ils ont
pu atteindre, même s’ils paraissaient indifférents. Le plus ancien
exemple est l’empire chinois : entre la fondation de l’empire par
les Zhou, à la fin du douzième siècle avant notre ère, jusqu’à sa
consolidation par Qin Shi Houangdu neuf siècles plus tard, tous
les documents, de quelque nature qu’ils soient, ont fait l’objet
de destruction ou de tentatives de destruction. N’ont subsisté que
deux annales, les Royaumes Combattants et Printemps et Automne, un
texte juridique d’une page, les Punitions de Lu, et des sentences
arbitrales gravées sur bronze, en général en une seule phrase. Le
tout peut tenir dans un livre d’une centaine de pages. Des
traditions orales ont transmis quelques textes mis par écrit des
siècles plus tard. C’est tout ce qui subsiste de près d’un
millénaire de création intellectuelle par l’une des plus grandes
civilisations de la planète.
Les conquérants espagnols en Amérique centrale étaient
essentiellement motivés par l’espoir du butin, mais ils étaient
accompagnés de fondamentalistes chrétiens qui ont détruit tous les
codex mayas et aztèques qu’ils ont pu trouver. Il ne reste presque
rien.
La révolution française, pendant la terreur, en 1793, a tenté de
détruire toute la mémoire historique de la France. Une large
partie des documents historiques a disparu. Si les destructions
n’ont pas été plus étendues, c’est en raison de la faible durée du
pouvoir des Jacobins.
Au vingtième siècle, le socialisme soviétique a agi de même, au
point que Soljenitsyne disait que les Russes étaient devenus "un
peuple sans mémoire". Mao a voulu transformer les Chinois en "une
page blanche". A cet effet, à partir de la Révolution Culturelle
et pendant huit ans, les étudiants chinois en université ont eu
interdiction d’étudier les textes classiques. La seule formation
littéraire autorisée était l’étude des quelques poésies écrites
par Mao. La seule lecture était le petit livre rouge. Un nombre
immense de livres a été brûlé en public, et l’énormité des
destructions culturelles n’a été limitée que par le peu de temps
où Mao a disposé d’un pouvoir absolu.
L’islam a suivi la même pente, car elle est universelle : presque
aucun document original écrit dans les deux cent ans suivant la
mort de Mahomet n’a subsisté, et absolument aucun datant des cent
premières années. Depuis la Chine ancienne jusqu’aux socialismes
soviétique et maoïste, dans tous les régimes où le pouvoir a été
fondé sur un système d’idées, les documents existants sont d’une
part très postérieurs aux faits, et d’autre part rédigés sous le
contrôle du pouvoir politique. Il faut s’en accommoder, car cette
situation est générale : tous les pouvoirs politiques fondés sur
un système d’idées ont utilisé leur pouvoir pour contrôler les
idées, ce qui implique le contrôle des écrits.
5
4-Les documents disparus
L’histoire de l’islam des premiers temps, et particulièrement
l’élaboration du Coran, telle qu’elle est racontée aujourd’hui par
les théologiens, chefs de guerre, islamologues et historiens
musulmans contemporains s’appuie sur des documents des 8ième et
9ième siècles, dont la quasi totalité date de plus de deux siècles
après la mort de Mahomet. Tous les documents antérieurs ont
disparu, alors que l’on a des preuves de leur existence par des
citations qui ont subsisté dans des ouvrages ultérieurs. De plus
un grand nombre de ces documents disparus ne provenait pas de
témoins oculaires mais de chaînes de transmission orale appelées
isnâd : Ahmed a entendu dire par Brahim, qui le tenait de
Mustapha, etc. De ces témoins successifs, on ne sait le plus
souvent strictement rien.
Si d’aventure un historien moderne voulait faire preuve d’autant
de rigueur dans le traitement des sources historiques de l’islam
qu’il est de coutume de le faire pour les sources européennes,
japonaises ou indiennes, il devrait écarter toutes celles qui
comportent des contradictions. Elles sont si nombreuses dans les
sources historiques musulmanes que l’histoire de l’islam des
débuts et celle de Mahomet en particulier se réduirait à quelques
pages. Selon une formule classique, en matière islamique, ou bien
on fait une critique des sources et on n’écrit pas l’histoire, ou
bien on ne fait pas la critique des sources et l’on écrit "des
histoires". Harald Motzki résume ainsi la situation [1] :
"D’un côté, il n’est pas possible d’écrire une biographie
historique du Prophète sans être accusé de faire un usage non
critique des sources ; tandis que d’un autre côté, lorsqu’on fait
un usage critique des sources, il est simplement impossible
d’écrire une telle biographie."
Alfred Louis de Prémare constate [2] :
"Toute biographie du prophète de l’islam n’a de valeur que celle
d’un roman que l’on espère historique."
Lorsque l’on cherche à comprendre la formation de l’islam, on se
heurte à certaines restrictions bien difficiles à admettre : le
Coran est intouchable ; il est interdit à tout musulman de
discuter de religion avec un non musulman. La théologie et
l’histoire de l’islam sont auto-référentes : pour comprendre et
interpréter un passage du Coran, connaître l’histoire de Mahomet
et de l’islam, il n’est permis d’utiliser qu’un autre passage du
Coran, ou des hadiths, ou d’autres textes de la théologie
musulmane. Il est interdit de faire usage de textes non musulmans.
Dans une large partie du monde, celle qui est développée, il est
désormais possible de ne pas se plier à ces restrictions, qu’ont
respectées non seulement les croyants musulmans, mais aussi bien
des islamologues, et d’espérer faire mieux qu’un roman historique.
6
[1] Harald Motzki, The Biography of Muhammad. The Issue of the
Sources. Introduction, Bleyde-Boston-Cologne, Brill Academic
Publisher, 2000.
[2] Alfred-Louis de Prémare Les fondations de l’islam, Le Seuil,
Paris, 2002.
7
II
Les
difficultés
1
2
3
4
5
-
méthodes
qui
surmontent
ces
L’exégèse moderne
Des sources nouvelles
Un pré-islam
Les nouveaux outils
Une nouvelle voie de recherche
1 - L’exégèse moderne
Il y a cent cinquante ans, des exégètes autrichiens, voisins de
l’empire ottoman, qui connaissaient les travaux et les méthodes
appliquées à la Bible et aux Evangiles par leurs confrères
allemands, s’intéressèrent au Coran. A leur suite, des chercheurs
de plus en plus nombreux ont continué et prolongé ces travaux, en
France, en Angleterre, puis aux Etats unis. Cette approche
scientifique - une lecture critique des textes - a été appliquée à
des éléments de l’histoire islamique de plus en plus nombreux, au
Coran, à la vie de Mahomet et aux autres écrits de l’islam.
2 - Des sources nouvelles
Des historiens explorent depuis le dernier quart du 20ième siècle,
dans un contexte d’expansion des connaissances, des sources
contemporaines de Mahomet, ou légèrement postérieures, qui
n’avaient jamais été exploitées. Ces documents grecs, latins,
hébreux, arméniens, géorgiens, syriaques ou persans, sont l’œuvre
de chroniqueurs, de moines ou parfois d’évêques. Dans la plupart
des cas ces auteurs rendent compte des événements qui se
déroulaient dans leur région. Ils y mentionnaient souvent les
activités de sectes diverses qui pullulaient alors au Proche
Orient et, parmi celles-ci, le mouvement qui allait donner
naissance à l’islam. Ces textes comportent des allusions, des
éléments descriptifs ou des anecdotes concernant les croyances,
les pratiques, les actes et les guerres des adeptes de Mahomet.
Les éléments d’information qu’ils contiennent sont d’autant plus
crédibles qu’ils datent des débuts de l’islam ou d’immédiatement
après, et non deux siècles plus tard. Ces informations sont
généralement des remarques incidentes noyées dans une prose
foisonnante. Elles sont le plus souvent exposées sans volonté
polémique et ne concernent l’histoire de l’islam que de manière
très secondaire.
Trouver ces informations suppose un travail de lecture et de
traduction considérable. Il faut pour cela lire des centaines ou
des milliers de pages sans être assuré de trouver quoi que ce soit
d’utile. La récolte se limite à des paragraphes de quelques lignes
perdus dans d’énormes volumes en syriaque, géorgien, grec ou latin
! Mais ces bribes d’information non intentionnelles sont
extrêmement précieuses.­­ Par exemple, trouver dans quatre textes
totalement différents, dont trois ont été écrits moins de dix ans
après les faits, des phrases mentionnant que Mahomet commandait
l’armée musulmane à la bataille de Gaza en 634 permet de se poser
des questions sur les raisons qui ont conduit les historiens
califaux, deux cents ans plus tard, à affirmer que Mahomet est
8
mort en 632.
3 - Un pré-islam
Le point de vue musulman est qu’il y a eu une lignée de prophètes,
dont Mahomet est le dernier. Comme les hommes oublient, Allah a
envoyé une succession de prophètes, dont Mahomet est le dernier,
pour faire des "rappels". Il y a eu cinq révélations majeures :
celle d’Adam, qui a reçu l’intégralité du Coran, mais qui ne l’a
pas mis par écrit, de sorte que cette révélation est perdue. Moïse
a ensuite reçu le Coran, mais les juifs ont falsifié son écrit, ce
qui explique que la Tora soit différente du Coran. David l’a reçu
de nouveau, mais son écrit est entièrement perdu. Jésus l’a reçu
également, mais les chrétiens ont falsifié les Evangiles, ce qui
explique que les Evangiles soient différents du Coran. Enfin
Mahomet l’a reçu, sa révélation a été mise par écrit avec
exactitude, et ne s’est pas perdue.
Dans ces conditions, il est concevable que les révélations
antérieures à Mahomet puissent avoir laissé quelques traces, ce
qui explique que l’on puisse retrouver des éléments de la doctrine
islamique avant Mahomet.
Le point de vue des historiens modernes est que les grandes
novations, en religion, en philosophie, ou en tout domaine, sont
préparées par des ébauches et des préparations, de sorte qu’il est
envisageable de trouver dans les siècles qui ont précédé l’islam
des éléments de sa doctrine.
Pour les uns comme pour les autres, il est acceptable, et
éventuellement intéressant, de chercher s’il a existé un pré-islam
identifiable.
Les écrits d’historiens, de chroniqueurs romains, juifs ou
chrétiens, de moines, évêques et autres membres du clergé, les
documents produits par les sectateurs juifs et chrétiens qui ont
opéré au Proche Orient entre le 2ième siècle avant notre ère et le
3ième après, c’est à dire entre huit cents et quatre cents ans
avant l’origine de l’islam, sont riches de découvertes et
d’enseignements.
Ces auteurs décrivent, avec plus ou moins de précision, les
innombrables conflits théologiques, le credo, les pratiques
rituelles des multiples groupes, sectes, écoles de pensées qui
prévalaient à cette époque dans cette région.
Ils nous font connaître ce que les sociologues d’aujourd’hui
nomment les mouvements millénaristes et messianistes qui ont vu le
jour peu avant ou peu après le premier siècle. Certains se sont
maintenus de manière plus ou moins larvée ou à peine modifiée
pendant des siècles. L’étude de ces documents permet de suivre à
la trace les permanences et les évolutions de certains d’entre eux
dont la théologie est étrangement proche de celle de l’islam
d’aujourd’hui.
9
Un exemple : les thématiques théologiques si particulières des
"guerres juives" dans la Palestine romaine, décrites par Flavius
Joseph et d’autres auteurs, conduites par des sectes en rupture
avec l’orthodoxie judaïque, ont survécu et évolué de siècle en
siècle depuis leur origine ; une bonne part de leurs croyances, de
leurs légendes, de leurs pratiques se retrouvent dans l’islam
aujourd’hui, notamment l’idée qu’une communauté protégée par Dieu
allait, par les armes, dominer le monde­ pour y établir une
société où régneraient le bonheur et l’abondance, au seul profit
des Justes, les adeptes de la nouvelle religion. Quant à ceux qui
refuseraient de se convertir, les Injustes, ils seraient affligés
d’un statut inférieur. Ces idées se retrouvent aujourd’hui dans
les concepts de djihad et de dhimmis, et dans la pratique des
sociétés musulmanes depuis quatorze siècles.
4 - Les nouveaux outils
Le quatrième facteur qui permet d’approcher de plus près la vérité
historique est le développement de techniques et de disciplines
créées il y a plus d’un siècle. Pour l’islam, elles ont produit
une moisson de résultats nouveaux seulement dans le dernier quart
du 20ième siècle et surtout au début du 21ième. Ceux-ci apportent
des éléments de preuve ou des compléments d’information sur les
faits historiques. Les plus importantes sont l’onomastique, étude
des noms propres ; la toponymie, étude des noms de lieux ;
l’épigraphie, étude des inscriptions dans la pierre ; la
linguistique, en particulier à partir du syro-araméen ; la
numismatique, et l’archéologie.
5 - Une nouvelle voie de recherche
Certaines idées incluses dans l’islam contemporain sont présentes
dans le messianisme et le millénarisme judéo-chrétien qui ont vécu
leur âge d’or durant le premier et le deuxième siècle après J.C.
Il est intéressant de chercher par quel chemin ces idées anciennes
ont rejoint l’islam d’aujourd’hui. Cette recherche est conduite
dans les pages suivantes.
10
III - Avant Mahomet, un pré-islam
1
2
3
4
5
6
-
Les traditions sur l’origine de l’islam
La formation du Messianisme dans la Palestine antique
Des théologies palestiniennes aux premier et second siècles
Le mouvement nazaréen
La théologie nazaréenne
Le nazaréisme est un pré-islam
1 -Les traditions sur l’origine de l’islam
L’histoire musulmane officielle raconte que Mahomet, un chef de
caravane employé puis épousé par Khadidja, riche commerçante de la
Mecque, ville située au centre de l’Arabie, s’étant isolé dans une
grotte pour méditer, reçut la visite de l’ange Gabriel, qui le
contraignit à lire un texte, et lui ordonna d’aller le proclamer à
la Mecque. En une dizaine d’années, Mahomet fit environ 70
convertis, puis, en butte à des menaces de mort et des tentatives
d’assassinat des Mecquois, il partit avec ses convertis à Yathrib,
une ville située à 300 kilomètres au nord, y prit le pouvoir,
monta des razzias contre des caravanes de Mecquois, puis contre
des villes, rassembla un grand nombre de convertis, mena une
guerre de dix ans contre les Mecquois, qu’il finit par vaincre,
puis mourut à Yathrib, renommée Médine.
Durant sa vie il ne prit lui même aucune note sur les paroles de
l’ange, mais, alors qu’il les proclamait, certains auditeurs très
pauvres les prirent en note sur ce qu’ils purent utiliser, des
omoplates de chameaux, des tessons de poterie, des pierres plates.
Quinze ans après la mort de Mahomet, ses disciples se disputèrent,
chaque parti disposant d’une version différente des paroles de
l’ange. Hudhayfa, un général, effrayé de la guerre civile qui
menaçait entre les divers partis, demanda au calife Othmân
d’établir une version officielle [1]. Ce dernier fit rassembler
les textes pris en note, les fit classer par ordre de longueur
décroissante, ordonna de mettre à mort tous ceux, qui après une
date fixée, conserveraient encore des notes, fit détruire les
supports originaux. Les notes prises par Hafça, une des femmes de
Mahomet, furent utilisées, puis détruites. Celles prises par
Aïcha, l’épouse préférée de Mahomet ont disparu sans laisser de
traces. Ainsi fut constitué le Coran.
Il y a deux versions de la dictée de l’ange. Selon la première, ce
fut en bloc, de la première à la dernière lettre, au cours d’une
seule "nuit bénie", ou "nuit du destin" [2]. Selon la seconde
version, décrite par les traditions de l’islam et évoquée dans le
Coran [3], ce fut sur une durée de vingt trois ans.
Dans les livres très anciens, il y a parfois un mélange de
plusieurs traditions. Ainsi, le livre d’Isaïe, qui remonte à huit
siècles avant notre ère, est dû à deux auteurs différents au
moins, Isaïe et le Deutéro-Isaïe. De même le livre de la Genèse,
encore plus ancien, mêle des fragments venus de deux sources
11
différentes, la Yahviste et l’Eloïste. Les deux traditions sur la
dictée du Coran font penser à une formation mixte de cette sorte.
Mahomet est tenu pour analphabète par la tradition islamique [4],
mais l’ange Gabriel l’a obligé à lire [5]. Cela fait également
penser au mélange de deux traditions.
La suite de l’histoire laisse assez perplexe. Si Mahomet pensait
que le Coran était la parole d’Allah, pourquoi ne l’a-t-il fait
noter avec soin ? La réponse officielle est qu’il avait une totale
confiance dans la mémoire de ses auditeurs.
Il y a quelques bons arguments en faveur de cette thèse : au
septième siècle, en Arabie centrale, il existait une littérature
formée de poésies transmises par tradition orale. Il y avait donc
des personnes entraînées à mémoriser des textes assez longs.
Mahomet pouvait avoir des personnes de cette sorte dans son
entourage. Le fait que le texte du Coran comporte de 500 à 800
pages, selon la typographie utilisée, n’est pas non plus une
objection décisive. Assurément, personne ne peut savoir par cœur,
à la virgule près, un texte aussi long, mais il pouvait y avoir
une pluralité de personnes, chacune connaissant par cœur une
sourate, ou un fragment de sourate pour les plus longues.
Cette idée est soutenable, mais pose quelques questions : si
vraiment il existait des personnes capables de retenir le Coran de
mémoire, pourquoi Othmân s’est-il fondé sur les notes prises sur
des pierres plates ou des omoplates de chameaux ? Et qui a pris
ces notes ? L’épigraphie moderne montre que, à l’époque de
Mahomet, et pour tout le siècle suivant, en Arabie centrale,
personne ne savait ni lire ni écrire.
Le fait que le calife ait fait brûler les notes d’Hafça, que
celles d’Aïcha aient disparu, et qu’il ait fait détruire les
pierres plates et les omoplates de chameaux après les avoir
utilisées, fait également penser qu’il y a plusieurs traditions à
l’origine du Coran, et qu’Othmân et ses successeurs ont fait
délibérément détruire les témoins de l’une au moins des
traditions.
D’autres éléments plaident dans le même sens : dans le Coran,
Myriam, sœur d’Aaron, et Marie, mère du Christ, sont la même
personne, alors que 1.200 ans les séparent. La Trinité, formée
pour les chrétiens du Père, du Christ et du Saint Esprit, est
déclarée dans le Coran faite du Père, du Christ, et de Marie. Le
vin est interdit, mais le Coran déclare qu’il est si excellent
que, dans le paradis, couleront des fleuves de vin pour
récompenser les élus [6]. Le nom de Jésus est Yéshû’ chez les
Arabes chrétiens. Dans le Coran c’est ‘Îsâ, sans aucune
explication. C’est là le genre de difficulté qu’il est coutume de
voir apparaître dans un livre ancien quand il est formé de
fragments venus d’une tradition intercalés parmi d’autres venus
d’une tradition différente.
Prenons pour hypothèse que plusieurs traditions se trouvent à la
source de l’islam, et voyons si nous pouvons retrouver certaines
12
d’entre elles dans les siècles d’avant Mahomet.
Depuis le 9ième, l’islam sépare le monde en deux parties : le Dâr
al Islam, maison de la soumission, les pays envahis par les armées
musulmanes et soumises à la loi islamique, et le Dâr al Harb, la
maison de la guerre, le reste du monde. L’essentiel du domaine
islamique a été conquis par des armées, au moyen de guerres, le
Proche Orient, l’Afrique du Nord, les Balkans, l’Espagne, la
Perse, l’Asie centrale dont l’invasion commença par la chute de
Samarcande en 712, puis l’attaque de l’Inde, débutée dès 664 par
de nombreux coups de mains ; à partir de 1001, sous la conduite de
Mahmûd de Ghazni, elle devint une invasion en règle, suivie de six
siècles de domination armée musulmane, etc. La guerre théologique
a une place tellement centrale dans la doctrine islamique qu’un
hadith célèbre, rapporté par le plus respecté des auteurs,
Boukhari, dit [7] :
"Le paradis est à l’ombre des sabres."
La diffusion d’une religion par la force armée est une idée
présente dans un vaste ensemble de croyances, que l’on appelle les
messianismes. Du deuxième siècle avant notre ère au troisième
siècle après, des idées de cette sorte se sont développées et
répandues au Proche Orient.
Il peut paraître aventureux de remonter si loin. Pourtant, l’idée
de diffuser par la force armée une religion que ses adeptes
veulent étendre au monde entier est née dans cette partie du
monde, toute proche de celle où l’islam est né. Est-ce une simple
coïncidence ? Assurément, cela contredit l’interdiction de tenter
de comprendre l’islam en examinant des sources qui lui sont
extérieures et antérieures. Pour bien des personnes, et notamment
pour moi, une telle interdiction est une incitation à aller
explorer ces sources. Et il est plus conforme à ce que nous savons
de l’histoire de penser qu’un système d’idées complexe s’est formé
par évolution plutôt que d’accepter une apparition subite.
[1] Les traditions islamiques sur la formation du Coran sont
nombreuses et contradictoires. Leur analyse, présentée en cliquant
ici, montre que c’est Othmân qui effectua la première collecte des
textes qui composent le Coran.
[2] Sourate 2, versets 97. Sourate 44, verset 3. Sourate 97,
verset 1.
[3] Sourate 17, verset 106.
[4] Sourate 29, verset 48. Sourate 7, verset 157. Ibn Hicham,
Sira,126. Tabari, Annales, 1, 1147 et 1155.
[5] Sourate 96, versets 1 et 3.
[6] Sourate 47, verset 15.
[7] Boukhari, Sahih, Livre 56 djihad, chapitre 22
13
2 - La formation du Messianisme dans la Palestine antique
La situation de la Palestine.
Les juifs furent déportés à Babylone en 597, 586 et 581 avant
notre ère. En 539, Cyrus, le roi des Perses, conquit Babylone, et
permit aux juifs de revenir à Jérusalem. La dynastie de Cyrus, les
Achéménides, exerça un protectorat assez bienveillant sur l’Etat
juif pendant plus de deux siècles. Elle fut détruite par
Alexandre, dont l’empire fut partagé entre ses généraux, qui
fondèrent chacun une dynastie. La Syrie échut aux Séleucides, et
l’Egypte aux Lagides.
La province juive, la Palestine, fut d’abord dominée par les
Lagides, qui entretinrent de bons rapports avec les Grands Prêtres
de Jérusalem. Puis, en 202 avant notre ère, les Séleucides prirent
le contrôle du pays. La culture littéraire et scientifique des
Grecs se répandait, entraînant dans son sillage la langue grecque.
C’était un processus spontané, que les gouvernants facilitaient en
fondant des villes grecques dans les pays conquis par Alexandre.
Les Lagides se limitaient à la fondation de villes, mais les
Séleucides voulurent accélérer l’hellénisation en usant de la
force.
En Palestine, certains juifs prirent partis pour l’hellénisation,
d’autres pour la tradition. Les partisans de l’hellénisation et de
l’entente avec le pouvoir se recrutaient principalement parmi les
prêtres et la caste dirigeante, qui formèrent le parti des
Saducéens [1]. Les opposants furent essentiellement les couches
populaires. Sous le règne d’Antiochus IV, de 174 à 164 avant notre
ère, le Temple fut pillé et profané, les juifs eurent interdiction
sous peine de mort de pratiquer leurs rites traditionnels et une
persécution sanglante s’abattit sur les opposants. Une longue
guerre en résulta, où s’illustrèrent Mattathias Maccabée et ses
fils Judas, Jonathan et Simon. Les juifs furent vainqueurs, et les
Maccabées fondèrent une dynastie.
Le courant qui donna naissance au messianisme juif débuta dans
cette période troublée par les affrontements religieux, par le
problème de l’hellénisation et par l’occupation des Séleucides.
Les origines du messianisme
Juste avant, pendant, et juste après la guerre des Maccabées, un
groupe de dissidents tenta de réformer le judaïsme. Leur réforme
contenait de telles novations qu’ils sont sortis du judaïsme,
probablement sans en avoir conscience, en créant une hérésie
fondée sur des idées messianiques et millénaristes.
La classe sacerdotale juive traversait alors une crise majeure.
Beaucoup de juifs abandonnaient leur style de vie et les
observances religieuses pour rejoindre la culture et le mode de
vie grecs. La fonction de Grand Prêtre était devenue un enjeu de
pouvoir, objet de complots souvent brutaux. En 176 avant notre
14
ère, un juif nommé Josué, qui avait hellénisé son nom en Jason,
usurpa la Grande Prêtrise en écartant son frère Onias III, grâce à
l’appui des forces syriennes. Un des principaux membres du
Sanhédrin, Joseph ben Yo’ezer, un traditionaliste violemment
opposé à l’hellénisation, refusa d’accepter Jason, et s’exila à
Zerada, bourgade située à 30 kilomètres au nord de Jérusalem. Ce
village étant sous l’autorité syrienne, Jason ne pouvait
légalement y intervenir.
Le choix de Zerada fut motivé par le fait qu’il se trouvait en
dehors de la juridiction de Jason. Des raisons théologiques s’y
ajoutèrent. C’est en ce lieu que, huit siècles auparavant, le
prophète Ahiyya de Silo déchira son manteau en douze parties, en
remit dix à Jéroboam, en lui disant que Yavhé lui donnait dix
tribus à gouverner, n’en laissant qu’une à Salomon, celle de Juda,
pour le punir des idolâtries qu’il avait commises (la douzième
tribu, celle de Siméon, avait fusionné avec celle de Juda). Une
tribu devait être laissée à Salomon afin que subsiste la
descendance de David, dont devait sortir le Messie. Salomon tenta
vainement de faire tuer Jéroboam, et la prophétie d’Ahiyya
s’accomplit [2]. En choisissant Zerada, Joseph ben Yo’ezer
signifiait qu’il était un nouveau Jéroboam, et Jason un nouveau
Salomon, un idolâtre exposé à la sanction de Yahvé.
L’idéologie messianique et millénariste
Les documents qui permettent de reconstituer cette partie de
l’histoire ont été rassemblés par Edouard-Marie Gallez [3].
Joseph ben Yo’ezer établit une théologie, qui, pour lui, était
celle des vrais juifs. Il se fondait sur des idées courantes à son
époque, mais qui ne faisaient pas l’unanimité parmi les juifs,
notamment pas parmi les élites sacerdotales. Selon cette
théologie, il devait y avoir deux Messies. Le premier, le Messie
sacerdotal chargé des fonctions religieuses était nommé fils de
Lévi, ou fils d’Aaron, le second, le Messie royal chargé du
pouvoir politique fils de Judas, ou fils de Moïse.
Le Messie politique devait prendre Jérusalem par les armes,
massacrer les impies, en "rougissant la terre de leur sang", et
fonder le royaume terrestre de la justice universelle. Pour
certains adeptes, le Messie, descendant de David, étant destiné à
être le plus grand de tous les hommes, son royaume, image
amplifiée de celui de David, devait être le plus grand des
royaumes, la terre entière et non un petit territoire du Proche
Orient.
Joseph ben Yo’ezer théorisa son départ de Jérusalem et son
émigration à Zerada en les comparant à l’Exode. Ceux qui revinrent
d’Egypte étaient des vainqueurs. Ils avaient échappé à la
servitude, l’armée égyptienne avait été détruite, et après une
période de purification de 40 ans dans le désert, ils effectuèrent
une conquête armée de la terre promise en battant militairement
les idolâtres qui la peuplaient. De même, les disciples de Joseph
ben Yo’ezer ne se considéraient pas comme des fuyards obligés de
quitter Jérusalem pour échapper à la mort, mais comme un nouvel
Israël, en cours de purification au désert, qui reviendrait, sous
15
la conduite du Messie royal, conquérir Jérusalem, mettre à mort
les juifs idolâtres et le Grand Prêtre indigne, puis massacrer les
impies sur la terre entière et établir le royaume futur de la
justice. Le Messie devait être un nouveau Moïse. Le premier exode,
hors d’Egypte, était considéré comme une préfiguration et une
annonce du second, bien plus important que le premier, puisque,
pour certains, il conduirait à la conquête de la terre, et non
plus seulement d’un petit pays.
Ce thème de l’exode au désert, préalable nécessaire à la guerre
victorieuse des élus de Dieu, se retrouve, les siècles suivants,
dans toutes les théologies issues des divers messianismes juifs.
Ce terme est peu adapté, car il met l’accent sur le Messie, alors
que la caractéristique de ces mouvements est le caractère guerrier
du Messie et les projets de conquête au profit des Justes.
Ces deux Messies, le sacerdotal et le politique, devaient être
précédés d’un prophète annonciateur conformément à la prophétie
d’Isaïe et à celle de Malachie [4]. Il semble que Joseph ben
Yo’ezer se soit vu dans le rôle de ce prophète.
La mort de Joseph ben Yo’ezer
Pendant qu’il explicitait sa théologie et organisait son groupe,
les guerres civiles et les massacres se succédaient à Jérusalem.
Exaspéré par l’hellénisation et les interventions des Syriens dans
le choix du Grand Prêtre, Judas Maccabée, fils du prêtre
Mattathias, prit les armes, s’allia à Rome, remporta quelques
victoires, puis décida de négocier. Il semble qu’il visait
l’autonomie religieuse, plutôt que le pouvoir politique. Alkime,
un membre du sacerdoce, venu dans les bagages de l’armée syrienne,
prit la Grande Prêtrise. Les juifs l’acceptèrent mais il se montra
rapidement indigne de leur confiance et s’efforça d’éliminer ses
deux adversaires, le politique, Judas Maccabée, et le religieux,
Joseph ben Yo’ezer.
Ce dernier, d’une totale intransigeance, trouvait Judas Maccabée
trop conciliant. Ses compromis lui paraissaient méprisables. En
159, Judas Maccabée fut tué. Joseph ben Yo’ezer, se voyant comme
prophète annonciateur des deux Messies, et donc spécialement
protégé de Yahvé, n’attendait que la chute d’Alkime pour devenir
maître de la situation. Il lui envoya un tokhaha, une réprimande
solennelle, et établit un nouveau culte destiné à remplacer celui
de Jérusalem.
C’était une déclaration de guerre, imprudente car Joseph ben
Yo’ezer n’avait aucune force militaire, alors qu’Alkime disposait
d’une garde et de l’appui de l’armée syrienne. En principe Alkime
n’avait pas d’autorité sur Zerada. Légalement il ne pouvait y agir
lui-même, et aurait dû demander aux Syriens d’intervenir. Alkime
ne s’en tint pas aux formes légales, il fit saisir Joseph ben
Yo’ezer, et traduire devant un tribunal ; Alkime mourut avant le
jugement. Le tribunal poursuivit son travail et condamna le
malheureux sur les accusations de travail pendant le sabbat,
inceste, rébellion et meurtre. Chacun de ces crimes étant puni
d’une mise à mort différente, Joseph ben Yo’ezer fut condamné à
être lapidé, brûlé, étranglé et décapité. Cela parut insuffisant
16
au tribunal. Il y ajouta la crucifixion.
Nous retrouverons à plusieurs reprises, chez les adeptes de ces
théologies, des entreprises d’un total irréalisme, qui se
terminèrent par la mort. Dans certains cas, nous savons que c’est
parce que les adeptes se croyaient investis d’une mission divine
et de ce fait protégés par Dieu lui-même. Ce fut peut être le cas
de Joseph ben Yo’ezer qui se considérait comme le prophète
précurseur des deux Messies.
Le groupe de Joseph ben Yo’ezer dura de 176 à 159. Les adeptes
s’appelaient les Isim. La signification théologique de ce nom
n’est pas connue.
L’histoire religieuse après la mort de Joseph ben Yo’ezer
Les disciples furent dispersés ou tués, mais la théologie du
groupe ne disparut pas. Elle se divisa en deux branches. La
première, se souvenant du respect rigoureux de la Loi par le
fondateur, observa le même respect et devint l’ancêtre des
Pharisiens. La seconde, plus populaire, retint essentiellement
l’eschatologie messianique : l’exode au désert, l’attente
prochaine des deux Messies, l’armée levée par le Messie guerrier,
la prise de Jérusalem, la conquête du monde pour certains, le
massacre des impies, l’établissement d’un royaume réservé aux
Justes, le choix imposé à tout homme dans les terres conquises,
être un Juste en devenant un juif de stricte observance, selon les
règles fixées par le prophète annonciateur, ou être mis à mort. La
victoire était assurée, puisque Yahvé lui-même fixait les règles
et imposait sa volonté. C’est cette seconde branche qui a traversé
les siècles, et dont une part de la théologie se retrouve dans
l’islam.
Les adeptes de la seconde branche prirent le nom de Bayethosim, de
bayethos, un mot hébreu venu du grec bontos, "celui qui vient en
aide". Quant au sens, Bayethos est une variante du mot hébreu
Yo’ezer, "Dieu vient en aide". Dans Yo’ezer, c’est Dieu qui vient
en aide, dans Bayethos c’est une ou plusieurs personnes
indéterminées. Le second terme reflétait certainement la pensée
dominante, car il fut utilisé sous une forme hébraïsée,
bayethosim. Créer un nouveau mot à partir du grec, surtout pour
des juifs aussi traditionalistes, implique que le terme hébreu
disponible, Dieu vient en aide, ne cadrait pas avec leur
théologie.
Les Bayethosim se répandirent dans divers groupes et associations
religieuses, et diffusèrent les idées du fondateur. Il n’en
résulta ni une secte, ni une religion, mais quelque chose
d’intermédiaire, un foisonnement dont les adeptes partageaient les
mêmes idées, quoique avec des variantes ; ces idées donnèrent
naissance à des mouvements à visée politique qui, à de nombreuses
reprises, prirent les armes pour tenter une conquête du pouvoir
par la force. Les adeptes de ces mouvements partageaient aussi un
ensemble de pratiques rituelles plus ou moins codifiées, toutes
tirées d’une stricte observance juive.
L’histoire politique après la mort de Joseph ben Yo’ezer
17
La guerre victorieuse des Maccabées conduisit à la fondation
d’unedynastie, qui dura un siècle, et qui se termina dans une
guerrecivile : en 67, les deux frères héritiers, Aristobule II et
HircamII s’affrontèrent les armes à la main, chacun voulant le
pouvoirpour lui seul. Ils finirent par demander l’arbitrage
romain. En
63, Pompée, au nom de Rome, choisit Hircam, car il était le plus
médiocre, et en profita pour établir un protectorat [5].
Hérode, originaire de l’Idumée, une région située dans le sud de
la Judée et le nord de l’Arabie Pétrée, intrigua et réussit à se
faire nommer roi par le Sénat romain ; puis il évinça Hircam par
une guerre civile de trois ans. Pour se faire pardonner, Hérode
couvrit Jérusalem et tout le pays de constructions somptueuses.
Selon Pline, Jérusalem devint "la plus superbe ville du superbe
Orient".
Le parti saducéen pactisait avec l’hellénisation et collaborait
avec les occupants. Les adeptes des deux branches issues du
mouvement de Joseph ben Yo’ezer devinrent des opposants. Les
premiers formèrent le parti des Pharisiens et se replièrent sur
une pratique minutieuse des rites, les seconds prirent les armes
et formèrent le parti des Zélotes, ou des Sicaires (du latin
sicarius, l’épée courte et courbe qu’ils utilisaient).
Les idées centrales des messianistes juifs
Les Zélotes conservèrent les idées messianiques et guerrières de
leurs prédécesseurs Bayethosim. Les cinq idées centrales de leur
théologie durèrent bien des siècles :
La première est celle d’une guerre menée pour des raisons
théologiques.
La seconde est celle d’émigration : les Justes devaient d’abord
aller au désert, reproduisant l’Exode de Moïse au Néguev. Ce fut
le premier geste de Joseph ben Yo’ezer allant s’installer à
Zerada.
La troisième idée était la conquête de Jérusalem.
La quatrième était la libération complète de la Palestine juive.
La cinquième était la conquête du monde entier.
Alors que les quatre premières étaient tout à fait générales dans
les mouvements messianiques juifs, la dernière n’était acceptée
que par une partie des adeptes.
Les deux premières idées sont proches de celles de l’islam, et la
cinquième reste un rêve que les musulmans ont poursuivi pendant
quatorze siècles. Explorons les descendants de ces mouvements.
[1] Leur nom vient de Sadok, un prêtre qui joua un rôle important
à l’époque de David
[2] 1 Rois, 11, 26 à 40.
18
[3] Le Messie et son Prophète, op cit
[4] Isaïe, 40,3. Malachie, 3,23.
[5] Flavius Joseph , Antiquités juives 14, 5-13. Les Guerres
juives, 1, 8-13.
3 -Des théologies palestiniennes aux premier et second siècles:
Les circonstances de la formation de ces théologies:
De même que la première théologie messianique juive s’est formée
au milieu des violences accompagnant la guerre des Maccabées,
l’évolution qui a fait sortir les théologies judéo-chrétiennes du
messianisme juif s’est produite au milieu des violences qui ont
accompagnées les guerres juives. C’est peut être la raison pour
laquelle ces théologies guerrières ont été dès l’origine si
largement acceptées.
Les guerres théologiques juives
Les Zélotes et ceux qui pensaient comme eux se lancèrent dans la
guerre, furent battus, reprirent une nouvelle guerre, furent de
nouveau battus, etc. Au total, de l’an 4 avant notre ère à l’an
140 après, l’histoire garde la trace de treize guerres ou
soulèvements majeurs, les moindres ayant entraîné quelques
dizaines de milliers de morts, les plus importants plusieurs
centaines de milliers. Pour en savoir plus, cliquez ici
Ces conflits avaient une double motivation, nationaliste, pour
libérer la Palestine juive de l’occupation étrangère, et
théologique : au moins six des chefs de ces guerres déclarèrent
qu’il étaient le Messie, et ceux qui les crurent, par centaines de
milliers au total, le payèrent de leur vie. La motivation
théologique s’est développée et modifiée au cours de ces
événements, en restant messianique et millénariste.
Nous n’avons pas de rapport ou de récit indiquant la motivation
des sept autres guerres, mais le silence des sources, qui sont
très lacunaires, ne signifie pas que la motivation théologique
était absente.
Cette longue série de soulèvements montre la puissance de l’idée
de guerre théologique, et la force du soutien populaire.
L’exode
Les guerres de 52 à 58, de 59 et de 73 commencèrent par une
émigration au désert, comme l’avait fait de Joseph ben Yo’ezer
émigrant à Zerada. Les autres guerres n’ont pas laissé
d’attestation de cette sorte, mais les documents disponibles sont
rédigés par les vainqueurs, qui ne s’intéressaient pas à la
théologie des vaincus. Les éléments disponibles incitent à penser
que l’émigration initiale était tenue pour décisive dans la
plupart des mouvances messianiques.
19
Le messianisme et le millénarisme
La naissance du christianisme a introduit au Proche Orient un
grand nombre d’idées nouvelles, qui ont modifié la théologie de
certaines sectes responsables des guerres juives. Les historiens
des religions ont nommé judéo-chrétiens les sectes qui ont
emprunté et mêlé des idées juives et des idées chrétiennes. Ce
terme peut conduire à des méprises, car, dans son sens général,
les judéo-chrétiens forment l’ensemble du judaïsme et du
christianisme. Au sens restreint où l’entendent les historiens des
religions, il s’agit seulement d’un ensemble de sectes qui s’est
formé au cours des deux premiers siècles de notre ère, en
combinant des idées juives et des idées chrétiennes, et en les
distordant si bien que le résultat n’est ni juif ni chrétien. Pour
éviter des confusion, ces sectes seront nommées palestiniennes.
L’idée la plus importante de ces sectes réunit l’idée juive qui
voyait dans le Messie un guerrier qui viendrait rétablir par la
force armée l’indépendance politique de la Palestine, et l’idée
chrétienne qui voit dans le Messie un sauveur spirituel à vocation
universelle. Les sectes palestiniennes ont unit ces idées pour
imaginer que le Christ reviendrait prendre la tête de l’armée des
Justes et imposerait le judéo-christianisme à la terre entière par
la force des armes, ce qui produirait le royaume millénariste.
L’idée de conquête mondiale semble avoir été présente de façon
marginale chez certains combattants des guerres juives. les sectes
palestiniennes l’ont fait passer au premier plan.
Le millénarisme
Une fois que les Justes auraient conquis la terre entière et
soumis tous les hommes à leur doctrine par une combinaison de
force armée et de prédication, les Justes vivraient dans la paix,
l’abondance et le bonheur, dans une société rendue juste par
l’application rigoureuse de la théorie. Quant aux Injustes, ceux
qui ne voudraient pas accepter le pouvoir des Justes et
l’application de la théorie à la société, ils seraient soit mis à
mort, soit transformés en subalternes, serviteurs ou esclaves des
Justes. Après leur mort, ils seraient voués à l’enfer, tandis que
les Justes iraient au paradis.
Dans la plupart des versions, ce paradis terrestre durerait mille
ans, d’où le nom de millénarisme. Dans certaines versions moins
fréquentes, il durerait quatre cents ans, ou une durée
indéterminée, ou jusqu’à la fin du monde. Le paradis céleste où
les Justes iraient après leur mort eut tendance à être décrit
comme une continuation du royaume terrestre des Justes. On y
trouverait essentiellement les plaisirs de la table et de la
chair.
Le millénarisme a toujours été lié au messianisme, car les combats
des guerres messianiques provoquaient beaucoup de morts et de
souffrances dans l’armée des Justes. Le royaume millénariste était
utilisé pour convaincre les Justes d’accepter les souffrances et
les morts qui atteindraient beaucoup d’entre eux. Un bonheur
immense était promis aux survivants, qui entreraient dans le
royaume, et en plus ils auraient la satisfaction morale d’avoir
20
amené la race humaine tout entière à ce même bonheur.
Les héritiers des sectes palestiniennes
les idées de ces sectes ont traversé les siècles en évoluant
progressivement et ont engendré de très nombreux descendants,
formant une sorte de buisson aux branches multiples et ramifiées.
Une division apparue dès le premier siècle a formé deux groupes de
croyances. Le premier, individualiste et pacifique, a totalement
abandonné l’idée de Messie, tout en gardant beaucoup d’idées
venues du tronc commun judéo-chrétien. Ce sont les croyances dites
gnostiques. Le second, collectif et guerrier, a donné le rôle
central au Messie, en conservant également bien d’autres idées
judéo-chrétiennes : ce sont les messianismes.
Les messianismes se sont plus tard scindés en deux, les laïcs et
les religieux. Il n’est pas dans l’objet de ce livre d’étudier
l’histoire et le développement des branches devenue laïques. Pour
en savoir plus, cliquez ici
L’autre ramification du messianisme est formée de l’ensemble des
branches qui ont conservé la composante religieuse. Dans cet
ensemble, la branche qui nous intéresse est celle des nazaréens.
4 - Le mouvement nazaréen:
Un indice : le nom du Christ.
Dans l’islam, le Christ porte le nom de ’Îsâ, sans qu’aucune
explication ne soit donnée sur la signification de ce nom. C’est
une présomption que ce nom appartient à une tradition présente
dans l’islam sous forme plus ou moins résiduelle. Or, la partie
guerrière et collective du messianisme judéo-chrétien s’est
rassemblée dans un mouvement, le nazaréisme, qui donnait au Christ
le nom de ’Îsâ. Nous avons vu que ce mouvement a commencé au
second siècle avant notre ère, et sa théologie a évolué dans les
siècles suivants, en intégrant le Christ. Les nazaréens
considéraient que le Christ était le Messie, un grand prophète,
mais non le Fils de Dieu. Ils soutenaient que le Christ avait
échappé à la crucifixion, ayant par ruse fait crucifier un homme à
sa ressemblance, que Dieu avait placé le Christ en attente au
ciel, et qu’il reviendrait un jour pour prendre la tête de l’armée
des Justes et conquérir la terre. Les nazaréens "judaïsaient",
c’est-à-dire pratiquaient avec rigueur les 613 observances juives.
Regardons ce que l’on peut retrouver de l’histoire de ce
mouvement.
La continuité du nazaréisme
Cette mouvance s’est développée progressivement, au cours de
plusieurs siècles, en partant d’une base juive, modifiée ensuite
par des apports chrétiens. Sa théologie s’est formée au milieu du
foisonnement de doctrines et de mouvements qui, au cours des trois
premiers siècles de notre ère, se sont efforcés de combiner le
judaïsme, le christianisme et les idées populaires des juifs et
des chrétiens, souvent très différentes de celles de leurs élites.
21
La continuité de la mouvance nazaréenne a été mise en évidence de
façon assez récente, en particulier par les travaux de Gallez [1].
Les preuves de cette continuité se trouvent dispersées dans de
nombreux textes. Elles ont été retrouvées aujourd’hui en raison de
l’ampleur des moyens de recherche mis en œuvre à notre époque, en
tous domaines, notamment dans ceux qui concernent l’islam et les
mouvements qui l’ont précédé dans la même région. L’histoire,
l’exégèse, l’archéologie, etc. ont été mises à contribution.
Aujourd’hui une grande quantité d’informations longtemps ignorées
ou cachées deviennent accessibles.
Le projet initial des nazaréens était de libérer la Palestine
juive de l’occupation étrangère. Dès l’origine cependant certains
adeptes pensaient à une conquête mondiale plutôt qu’à la seule
libération d’Israël. Les mondialistes devinrent majoritaires en
une durée difficile à préciser, de l’ordre de deux ou trois
siècles.
Les idées nazaréennes se sont formées non seulement par des débats
d’idées, mais aussi au cours de nombreuses guerres engendrées par
les tentatives de mise en application de ses prescriptions
théologiques. Ces guerres, et leurs résultats, ont fini par
séparer le nazaréisme du judaïsme et du christianisme.
La théologie des guerres juives
Assez rapidement une fraction des adeptes considéra que l’armée
des Justes ne devait pas se borner à libérer la Palestine, mais
conquérir le monde entier et que tout humain devrait soit devenir
un Juste en adhérant à la théologie, soit un esclave au service
des Justes. Cette tendance finit par devenir majoritaire.
Après la chute de Jérusalem en 70 et la destruction du Temple, ils
ajoutèrent la reconstruction du Temple dès que Jérusalem serait
libérée. La théologie changea : ce ne fut plus le Messie qui
devait conduire l’exode, puis la conquête de Jérusalem et la
reconstruction du Temple, mais un guerrier précurseur. Le Messie
se manifesterait quand ces étapes préalables seraient accomplies.
La raison de ce changement est peut être que la prétention de
beaucoup de chefs d’être le Messie avait entraîné leurs fidèles à
la catastrophe.
Les guerres théologiques nazaréennes
Les textes historiques qui nous sont parvenus décrivent les
batailles, les noms des participants, les dates de leurs victoires
ou de leur chute. Ils sont presque toujours muets sur les
convictions et l’idéologie des combattants. Toutes les guerres
théologiques indiquées en cliquant ici sont rapportées comme ayant
été menées par des juifs. Comme les auteurs de l’époque ne font
pas de différence entre les divers courants du judaïsme, les
textes n’indiquent pas le rôle de chacun. Ce que l’on sait, c’est
que les nazaréens se considéraient comme des juifs, et que leur
théologie les portait à mener de telles guerres. C’est pourquoi il
est probable qu’ils y ont participé, en portant les armes, et sans
doute aussi comme inspirateurs.
22
Cette déduction est confortée par des textes montrant que deux
guerres théologiques au moins ont été fondées sur le nazaréisme.
Theudas
Voici ce qu’écrit Flavius Joseph sur cet homme. Flavius Joseph,
qui a choisi le camp romain, peint un adversaire des Romains sous
un jour négatif [2] :
"Il advint, alors que Fadus était procurateur de Judée, qu’un
certain charlatan, nommé Theudas, persuada une large partie du
peuple de prendre avec eux leurs effets et de le suivre jusqu’au
Jourdain. Car il leur avait dit qu’il était un prophète, et qu’à
son ordre, le fleuve se diviserait et leur offrirait un passage
facile. Beaucoup furent trompés par ses paroles. Cependant, Fadus
ne leur permit de tirer aucun profit de cette folle tentative, et
envoya une troupe de cavalerie contre eux. Ils tombèrent sur eux à
l’improviste, en tuèrent beaucoup, et firent les autres
prisonniers. Ils prirent Theudas vivant, le décapitèrent et
emportèrent la tête à Jérusalem."
Hyppolite en dit aussi quelques mots dans son commentaire Sur
Daniel [3] :
"Un chef de cette Eglise lointaine (de Syrie ou d’Asie Mineure)
qui… se mit à divaguer… Il persuada bon nombre de frères de venir
dans le désert avec femmes et enfants, à la rencontre du Christ
dans le désert."
Cuspius Fadus fut procurateur de Judée de 42 à 46, donc Theudas
intervint après la crucifixion du Christ. Ces textes contiennent
deux idées communes aux nazaréens et aux juifs du peuple, mais non
aux élites juives, et une troisième exclusivement nazaréenne :
La première est une entreprise armée justifiée par une théologie.
La seconde est que l’entreprise commence par une réédition de
l’Exode : un départ vers le "désert des nations", le désert syrien
au-delà du Jourdain, qui remplace celui du Néguev où Moïse mena
les Hébreux, et le Jourdain qui se divise sur l’ordre de Theudas,
comme la Mer Rouge s’était divisée sur celui de Moïse.
Voici la troisième :
Hippolyte, qui était chrétien, dit que ce sont des "frères", et
précise que Theudas était le chef d’une Eglise chrétienne.
Flavius Joseph dit que les personnes qui suivirent Theudas
formaient "une large partie du peuple juif".
A cette époque, les chrétiens se considéraient encore comme des
juifs ; la conscience de la différence ne s’est développée que
progressivement, et n’a été complète que 60 ans après Theudas. Ce
sont donc à la fois des juifs et des chrétiens mais ils sont
particuliers à la fois comme juifs et comme chrétiens. Comme
juifs, ils n’appartiennent pas au courant traditionnel, puisqu’ils
reconnaissaient le Christ et pensaient aller à sa rencontre. Et
23
comme chrétiens ils n’appartenaient pas non plus au courant
principal fondé sur les Apôtres, car ceux-ci pensaient que le
Christ reviendrait à la fin des temps, pour achever l’aventure
humaine et emmener tous les hommes, les vivants et les morts
ressuscités, dans le Royaume des cieux. Les partisans de Theudas
avaient une autre idée du retour du Christ : ils venaient lui
offrir le commandement d’une armée pour conduire une entreprise
guerrière terrestre. Les partisans de Theudas sont à la fois juifs
et chrétiens sans être ni vraiment juifs ni vraiment chrétiens :
ce sont des nazaréens.
Theudas se présente comme un nouveau Moïse, et aussi un nouveau
Jean Baptiste, puisqu’il est l’annonciateur du Christ. Il était
persuadé que le Christ viendrait prendre la tête de son armée, et
avait joué sa vie sur cette conviction, car sans cette aide, il
n’avait aucune chance contre l’armée romaine. Il reproduisait le
comportement de Joseph ben Yo’ezer, avec la même conséquence. A
deux siècles de distance, des convictions analogues étaient
suffisamment répandues pour que des foules viennent jouer et
perdre leur vie sur elles.
Zénobie
Elle était la reine de Palmyre, une oasis syrienne. Son aventure
est extraordinaire : elle partit à la conquête de l’Empire romain,
une oasis de cinquante mille habitants contre un empire de
quatre-vingt millions. Son succès, pour éphémère qu’il ait été,
fut surprenant. En 268, elle battit les armées romaines, et annexa
l’Egypte. En 271, à la suite d’une nouvelle victoire, elle
s’empara d’Antioche. La Syrie et les provinces romaines d’Arabie,
d’Arménie et de Perse lui firent allégeance. Elle fut finalement
battue en 272 par l’empereur Aurélien, qui dut prendre lui-même le
commandement des armées romaines. Il y a un contraste saisissant
entre l’étroitesse de sa base et l’envergure de son entreprise.
L’hypothèse la plus vraisemblable est qu’elle trouva un appui
important dans les populations locales.
Paul de Samosate joua un rôle important dans cette guerre. Il fut
patriarche d’Antioche de 262 à 272. Haut dignitaire de l’Eglise
chrétienne, il enseignait que le Christ n’était qu’un prophète. Un
concile le destitua. La doctrine de Paul jouissait dans la
population d’un appui si large qu’il put se maintenir en place, en
partie grâce à l’appui de la reine Zénobie. Le concile fut suivi
d’un second, puis d’un troisième, dans le même but, sans plus de
succès. Finalement, le concile demanda l’aide de l’empereur
Aurélien, lequel jugea qu’un patriarche ne pouvait se maintenir
contre la volonté de l’Eglise qu’il déclarait représenter. Après
la défaite de Zénobie, Paul fut destitué.
Voici ce que dit Filastre de Brescia à propos du patriarche
d’Antioche [4] :
"Il présentait le Christ non comme vrai Dieu, mais comme un homme
juste, et il enseignait la circoncision ; il enseigna même une
certaine Zénobie à judaïser, qui était alors reine en Orient."
La circoncision et les pratiques juives associées à la
24
reconnaissance du Christ comme Messie, mais non comme Dieu, sont
caractéristiques des nazaréens.
L’hypothèse que Zénobie dut ses succès à leur aide rend compte de
trois éléments qui, sans cette hypothèse, sont incompréhensibles :
La reine d’une petite oasis a été capable de battre des armées
romaines et de s’emparer d’une partie importante de l’Empire.
Les provinces orientales la reconnurent pour reine avant même
qu’elle ne se soit présentée à elles.
Elle se lança dans une entreprise qui, à vue humaine, n’avait
aucune chance de succès. Joseph ben Yo’ezer et Theudas firent de
même, et y perdirent la vie : les nazaréens, comme tous les
messianistes, étaient convaincus qu’une aide divine viendrait à
leur secours.
Le moteur théologique
Dans les guerres de Theudas et de Zénobie, nous savons que le
moteur a été théologique, mais nous le savons par des incidentes,
trois lignes d’Hyppolite pour Theudas, deux de Filastre de Brescia
pour Zénobie. Ce sont des remarques très accessoires dans des
textes traitant d’autres sujets : les auteurs des chroniques ne
s’intéressaient pas à cet aspect, ils nous l’ont indiqué en
donnant des informations dont ils étaient incapables de comprendre
le sens. Cela explique sans doute que nous n’ayons aucun jalon
identifiable entre les années 42 à 46, où se place la tentative de
Theudas et les années 266 à 272, celle de Zénobie, sur plus de
deux siècles. Pour avoir un jalon, il faut deux conditions :
Tout d’abord que la guerre théologique soit suffisamment
importante pour que les historiens la relatent. Theudas a exigé
l’intervention d’un procurateur, Zénobie celle de l’empereur en
personne.
Ensuite il faut qu’un historien au moins mentionne les convictions
qui ont motivé les combattants. Nous avons vu la brièveté des
notices d’Hyppolite et de Filastre de Brescia. Pour eux cet aspect
n’était qu’anecdotique. Ceci est probablement la raison pour
laquelle nous avons si peu d’information sur l’aspect théologique
des guerres qui, des Maccabées à Bar Kochba, ont ravagé la
Palestine juive pendant trois siècles. Les vainqueurs romains ont
considéré ces soulèvements comme des entreprises nationalistes,
parce que telle était la motivation des guerres de conquêtes
romaines : ils ont prêté leurs convictions à leurs adversaires.
Les romains n’avaient pas de visées théologiques, l’idée de guerre
théologique ne faisait pas partie de leur bagage intellectuel, ils
ne se sont pas intéressés à cet aspect de la question.
En général, nous ignorons tout des motivations juives, car ce ne
sont pas les vaincus juifs qui ont écrit l’histoire. Le silence
habituel des sources sur les convictions des combattants juifs ne
signifie pas que ces combattants n’avaient pas de motivation
théologique.
25
L’idéologie nazaréenne était largement répandue à cette époque :
Flavius Joseph écrit qu’elle avait rallié "une large partie du
peuple". Ses fidèles étaient massivement présents non seulement en
Palestine, mais aussi dans les régions voisines, puisque Theudas
venait d’une "Eglise lointaine", et que la Syrie et les provinces
romaines d’Arabie, d’Arménie et de Perse se rallièrent sans combat
à Zénobie, une présomption que leurs idées étaient les mêmes. La
même conclusion peut être tirée du fait que, grâce à leur appui,
Paul de Samosate put défier trois conciles pendant sept ans.
Les nazaréens peu avant l’islam
Les nombreuses inscriptions dans le Néguev, au sud de Beersheba,
écrites en arabe [5] nous apportent une information en ce domaine
: elles ont été écrites vers 560. Ce sont des demandes de pardon
adressées "au Seigneur de Moïse", "au Seigneur de Moïse et de
Jésus", ou "au Seigneur de Jésus et de Moïse". Les références et
la tonalité sont bibliques. La formule finale "Amen, Seigneur des
siècles / de l’univers" est d’origine juive.
Les auteurs de ces inscriptions sont des Arabes, par la langue et
l’onomastique, ils prient Jésus, ce qui les rapproche des
chrétiens, ils font référence à Moïse et à la Bible, ce qui les
place dans la mouvance juive. Ce sont là des présomptions qu’ils
pouvaient être nazaréens, mais il y a en plus une preuve formelle
: dans ces inscriptions, le nom de Jésus est ’Îsâ. Pour les
chrétiens de langue arabe, le nom de Jésus est Yéshû’. Ce
n’étaient donc pas des chrétiens. Seuls, à cette époque, les
nazaréens écrivaient ’Îsâ. Pour en savoir plus sur l’origine de ce
terme, cliquez ici. Comme il s’agit d’Arabes, cela implique qu’un
certain nombre d’Arabes, vivant au nord de l’Arabie, étaient
devenus nazaréens. Ainsi, vers 560, 50 ans avant le début de
l’islam, il existait une communauté arabe nazaréenne.
Cette communauté a participé à la naissance de l’islam, car un
certain nombre d’expressions présentes dans ces inscriptions se
retrouvent dans le Coran, écrit près d’un siècle plus tard [6].
Les nazaréens peu après la naissance de l’islam
Une autre attestation montre que les nazaréens existaient toujours
80 ans après le début de l’islam. Jacques d’Edesse, né en 633, fut
évêque de Mossoul, puis métropolitain d’Arbèles et de Mossoul.
Dans ses Questions au prince Antiochus, vers la fin du septième
siècle, il écrit [7] :
"Dès lors, nous savons clairement que tous ceux qui sont
circoncis, qu’ils soient croyants ou incroyants, juifs ou non
juifs, même s’ils glorifient la loi de Moïse, ne sont pas des
disciples du Christ."
Il existait donc à l’époque des non juifs circoncis, glorifiant la
loi de Moïse, et se prétendant disciples du Christ. A cette époque
et en ce lieu, seuls les nazaréens étaient à la fois judaïsant
sans être juif, et disciples déclarés du Christ sans être reconnus
comme tels par les chrétiens : la mouvance nazaréenne a participé
à la naissance de l’islam, et au moins quelques nazaréens
subsistaient encore 80 ans après la naissance de l’islam.
26
[1] Edouard-Marie Gallez, opus cit.
[2] Flavius Joseph, Antiquités juives, 29, 97-98.
[3] Hyppolite, Sur Daniel, 4, 18 et 19, cité dans Claude Carozzi,
La fin des temps, terreurs et prophéties au Moyen Age, Paris,
Flammarion, 1999.
[4] Filastre de Brescia, Liber de heresibus.
[5] Alfred-Louis de Prémare, opus cit.
[6] Ibidem
[7] Robert G. Hoyland, Seeing islam as others saw it. A survey and
evaluation of Christian, Jewish and Zoroastrianwriting on early
islam, Princeton, the Darwin Press.
5 - La théologie nazaréenne:
Une double dénomination
Certains historiens considèrent que les nazaréens et les ébionites
constituent deux mouvements apparentés, d’autres que c’est le même
mouvement portant deux noms différents.
Il existe parfois plusieurs noms différents pour désigner la même
communauté, par exemple les Pays bas et la Hollande. Puisque les
textes qui vont être cités se réfèrent le plus souvent à cette
secte sous le nom de nazaréens, parfois d’ébionites, montrons
qu’il s’agit bien des mêmes personnes.
Saint Jérôme, dans une lettre à Saint Augustin datant de 404,
écrit :
"Que dirais-je des ébionites, qui feignent d’être Chrétiens ?
Jusqu’à aujourd’hui, dans toutes les synagogues de l’Orient, il y
a une secte que l’on appelle les minim (les hérétique en hébreu)
qui est jusqu’ici condamnée par les pharisiens (Les juifs de
tradition rabbinique). Ils les appellent vulgairement nazaréens.
Ils croient au Christ, fils de Dieu, né de la Vierge Marie, et ils
disent que c’est lui qui, sous Ponce Pilate, a souffert et est
ressuscité. En lui aussi nous croyons, mais tandis qu’ils veulent
être à la fois juifs et chrétiens, ils ne sont ni juifs ni
chrétiens."
Saint Augustin savait par une autre source que nazaréen était un
terme populaire qui désignait les ébionites [1] :
"L’hérésie d’Elbion, ou ceux qui sont communément appelés
nazaréens."
27
La source est différente, car Augustin ignore que ébionite
signifie pauvre, il croit que leur nom vient d’un fondateur nommé
Elbion, alors que Jérôme connaît le sens d’ébionite.
L’usage du terme ébionite dura environ quatre siècles. Ce choix
reflète le fait qu’il s’agissait de personnes souvent peu
instruites, étrangères à la caste dirigeante et aux élites
sacerdotales. Ils étaient pauvres, et se glorifiaient de leur
pauvreté. Cette pauvreté était pour un petit nombre un choix
ascétique, pour la plupart une condition inévitable.
Au début du quatrième siècle, l’appellation nazaréen devint un
équivalent populaire d’ébionite. Ce dernier terme est
définitivement tombé en désuétude au début du cinquième siècle. Le
terme nazaréen fut désormais seul utilisé.
Bien qu’il ne soit devenu prévalent qu’au quatrième siècle, le
terme nazaréen est ancien. Pline l’ancien [2], le mentionne vers
l’an 70 de notre ère, et Epiphane [3] indique que les nazaréens
existaient avant le Christ. Les deux sources indiquent que les
nazaréens habitaient la Syrie. Le nom de nazaréens est celui
qu’ils portaient exclusivement au sixième et au septième siècle, à
la naissance de l’islam. C’est sous ce nom qu’ils sont mentionnés
dans le Coran [4].
Le syncrétisme entre nazaréens et chrétiens
Au premier siècle, les juifs et les chrétiens pensaient appartenir
à deux courants différents de la même religion. Et, chez les uns
comme chez les autres, il existait des variantes.
Les juifs traditionnels, qui sont devenus les juifs d’aujourd’hui,
étaient nommés rabbiniques. Les nazaréens s’étaient tellement
éloignés du rabbinisme qu’ils formaient une religion différente.
Chez les chrétiens il y avait une situation semblable : parmi les
chrétiens apostoliques, qui sont devenus les chrétiens
d’aujourd’hui, il existait un groupe, fondé par Jacques le Mineur
[5], un cousin éloigné du Christ. On appelait ce groupe les
jacobiens [6], car Jacques est la transposition occidentale de
Jacob, un prénom hébreu et araméen. Les jacobiens du premier
siècle étaient chrétiens, puisque certaines épîtres de Jacques le
Mineur font partie des écrits canoniques chrétiens. En fait
certaines croyances jacobiennes étaient proches de celles des
nazaréens.
Comme nous l’avons vu, au premier siècle, les nazaréens étaient
souvent appelés ébionites, les pauvres, sans doute parce qu’ils
appartenaient au peuple peu éduqué. Comme tous les milieux
populaires juifs de l’époque, ils partageaient les idées
messianiques et millénaristes. Ils se différenciaient des juifs
rabbiniques par des emprunts au christianisme. Il est probable que
cet apport a été dû aux disciples de Jacques le Mineur.
Ce dernier était un chrétien judaïsant, c’est-à-dire qu’il
observait toutes les prescriptions juives de façon rigoureuse. On
l’appelait "Jacques le Juste". En 62, il fut mis à mort par
28
lapidation. Ses disciples, les jacobiens, prévoyant que la
révoltejuive imminente se terminerait par la destruction de
Jérusalem,selon la prophétie du Christ, quittèrent la ville en 67
et 68 etallèrent habiter les uns à Pella, en Décapole, l’actuelle
Jordanie, les autres en Syrie. Le choix de ce lieu avait une
signification eschatologique. Etienne Nodet écrit [7] :
"Le lieu de la migration n’est pas quelconque : il s’agit d’un
retour au désert et à l’Exode pour refaire l’entrée en terre
promise. Le thème est très biblique, et sous-tend la prédication
de Jean-Baptiste, qui selon Jean, 1, 28, se trouvait au-delà du
Jourdain."
L’exode préludant à un retour en terre promise est une des idées
fondatrices des nazaréens, et plus généralement des juifs de cette
époque. Les jacobiens, très attachés aux traditions juives,
partageaient probablement les idées des juifs du peuple.
A cette époque, les nazaréens, comme les disciples de Jacques, se
considéraient comme des juifs, plus fidèles et mieux instruits que
les traditionalistes. Ni les nazaréens, ni les jacobiens n’avaient
conscience que leurs différences théologiques avaient rompu
l’unité religieuse, avec les juifs pour les nazaréens, avec les
chrétiens pour les jacobiens. Les documents historiques
disponibles montrent qu’entre les chrétiens et les juifs, la prise
de conscience de la rupture se fit en deux générations. Il est
concevable qu’une durée du même ordre ait été nécessaire pour la
prise de conscience de la rupture entre les nazaréens et les juifs
rabbiniques, et entre les jacobiens et les chrétiens apostoliques.
Ces prises de conscience ont ainsi du être complètes vers la fin
du premier siècle.
La conviction commune d’appartenir à la même religion juive
facilita les contacts et les échanges entre nazaréens et
jacobiens. Le respect strict de la Loi par les uns et les autres y
contribua. Et aussi, dans les milieux populaires, l’idée que le
Messie serait un guerrier. Beaucoup de chrétiens de cette époque
n’y avaient pas renoncé [8] :
"Est-ce en ce temps-ci que tu vas rétablir le Royaume pour Israël
?"
Les Apôtres formulent cette question au Christ après la
crucifixion, la résurrection, l’assertion formelle du Christ que
"son royaume n’est pas de ce monde". Malgré l’accumulation
d’évidences contraires, ils avaient du mal à se dégager des idées
si répandues parmi les juifs du peuple.
Les jacobiens, puisqu’ils judaïsaient, étaient sans doute
imprégnés de ces idées du judaïsme populaire, malgré les paroles
du Christ.
Une partie des jacobiens se joignit aux nazaréens. On trouve dans
les textes de ces derniers un écho du rôle éminent de Jacques.
Leur principal texte religieux est celui que saint Jérôme appelle
l’Evangile selon les Hébreux. Jérôme écrit [9] :
29
"Les nazaréens et les ébionites se servent de l’Evangile selon les
Hébreux."
L’Evangile selon les Hébreux est un apocryphe, une version
modifiée de celui de Matthieu. Il exalte le rôle de Jacques.
D’autres textes de même mouvance font de même. Hégésippe, un juif
devenu chrétien vers l’an 150, était probablement nazaréen, car il
considère que la ruine de Jérusalem, en 70, n’était pas due à la
crucifixion du Christ mais à la lapidation de Jacques en 62. De
même l’Evangile de Thomas, un autre apocryphe, fait dire au Christ
[10] :
"Vous irez vers Jacques le Juste, pour qui ont été fait le ciel et
la terre."
D’autres apocryphes, les Lettres de Pierre à Jacques et de Clément
à Jacques attribuent la même situation exaltée à Jacques.
Les théologies de ces deux groupes étaient cependant très
différentes. Pour une raison qui ne nous est pas connue, les deux
groupes fusionnèrent. On peut conjecturer que les conversions
massives au christianisme, dans tous les milieux, dès le premier
siècle, jouèrent un rôle : ainsi, Clemens, le neveu de l’empereur
Vespasien, élu consul en 95, devint chrétien ainsi que son épouse
Domitille. Quand Domitien, le fils de Vespasien, devint empereur à
la mort de son père, il décida de persécuter les chrétiens, comme
le firent beaucoup d’autres empereurs après lui, et, à ce titre,
il fit exécuter son cousin Clemens et déporter Domitille dans une
île. Les persécutions ne ralentirent cependant pas les
conversions. Il est possible que la pénétration des idées
chrétiennes dans toutes les couches de la société leur ait donné
un prestige qui a poussé les nazaréens à en accepter une part. Le
prosélytisme des jacobiens a pu aussi y contribuer. Quelles qu’en
soient les raisons, l’étude des apocryphes montre que les
jacobiens et les nazaréens échangèrent des fragments de théologie,
et finirent par produire un syncrétisme destiné à durer.
La nouvelle théologie nazaréenne
Selon la première théologie nazaréenne, avant leurs échanges avec
les jacobiens, il devait y avoir non pas un, mais deux Messies.
Ces échanges eurent lieu avant l’an 70, car l’Evangile des
Hébreux, utilisé par les nazaréens, a été rédigé à partir de
l’Evangile de Matthieu, en l’an 70, à Pella, une ville située dans
l’actuelle Jordanie, dans la vallée du Jourdain. L’un, appelé fils
de Lévi, ou fils d’Aaron, devait être un Messie sacerdotal,
l’autre, fils de Judas, ou fils de Moïse, un Messie royal. Le
Christ s’était déclaré le Messie de façon si convaincante que deux
mille ans plus tard, un nombre immense de personnes pensent qu’en
effet, il était le Messie. Les nazaréens acceptèrent le Christ
comme Messie, et également, selon la théologie chrétienne, son
caractère à la fois sacerdotal et royal. Dans leur nouvelle
théologie, ils fusionnèrent leurs deux Messies en un seul. Ils
acceptèrent aussi le rôle et l’histoire de Marie.
Origène, tirant parti de leur nom d’ébionites, les raille en
30
détournant le sens du mot pauvre [11] :
"Ils vivent en conformité avec la Loi, et doivent leur appellation
à la pauvreté de son interprétation. Ebion est en effet le nom du
pauvre chez les juifs et ébionite l’appellation que se donnent
ceux des juifs qui ont reçu Jésus comme Christ."
Cette plaisanterie devait être courante, car Eusèbe la cite aussi
[12] :
"Dès le début, on appela à juste titre ces hommes ébionites parce
qu’ils avaient sur le Christ des pensées pauvres….Ils ont reçu le
nom d’ébionites qui met en relief la pauvreté de leur
intelligence."
Les nazaréens se considéraient à la fois comme juifs et chrétiens,
observant avec rigueur la Loi juive et reconnaissant Jésus comme
Messie (Christ vient du grec chrestos, celui qui a reçu l’onction,
et Messie de l’hébreux massiah, qui a le même sens. Christ et
Messie sont des équivalents.)
Tout en acceptant Jésus comme Messie, les nazaréens ne le
reconnaissaient pas comme Dieu, coéternel au Père, une incarnation
de Dieu lui-même. Eusèbe évoque ces conceptions [13] :
"D’autres ébionites…ne niaient pas que le Seigneur fut né d’une
vierge et du Saint Esprit…Ils niaient cependant qu’il fut Dieu,
Verbe et Sagesse préexistant."
Ainsi, bien qu’ils se soient déclarés chrétiens, les discordances
avec la théologie chrétienne restaient importantes. Non seulement
le Christ ne fut pas un guerrier mais il refusa le rôle politique
que même les Apôtres espéraient [14]. Pour les nazaréens, la mort
en croix était inacceptable. Comment le roi guerrier, futur maître
du monde, pourrait-il se laisser crucifier ? Ils en conclurent que
le Christ n’avait pas été crucifié. Un autre avait pris sa place,
soit parce qu’il lui ressemblait, soit parce que, pour sauver son
Messie, Dieu avait donné au remplaçant l’apparence du Christ.
Selon certains nazaréens, le remplaçant fut Simon de Cyrène. Après
la crucifixion de Simon, le Christ aurait été placé au ciel, en
attente de sa deuxième venue conforme au modèle guerrier. Saint
Irénée rapporte que d’après Basilide, un gnostique égyptien qui
vivait au second siècle, et qui partageait beaucoup d’idées
nazaréennes [15] :
"Simon de Cyrène… fut crucifié après avoir été métamorphosé afin
qu’on le prit pour Jésus."
Les nazaréens, au premier siècle, ont combiné une de leurs
anciennes traditions avec une tradition chrétienne. L’ancienne
tradition nazaréenne, rapportée par Epiphane [16], dit que, selon
l’Evangile des Hébreux, la traversée du Jourdain serait le premier
acte de la mission du Messie. La tradition chrétienne est le
baptême du Christ par Jean le Baptiste, dans le Jourdain. L’Esprit
de Dieu descendit sur le Christ sous la forme d’une colombe. Ce
fut l’acte inaugural de la prédication du Christ [17]. L’élément
31
commun à ces deux traditions est que l’acte inaugural de la
mission du Messie se place au bord du Jourdain. Les nazaréens
déclarèrent que le Christ, lors de sa seconde venue, serait
"envahi" par un ange ou par Dieu Lui-même. Cette "invasion" se
produirait lorsque, venant du "désert des nations", la Syrie, pour
passer dans le "désert de Jérusalem", situé entre le Jourdain et
Jérusalem, le Messie traverserait le Jourdain afin d’accomplir sa
mission en Israël. Le sens du mot "invasion" n’est pas clair. Il
se réfère probablement à une forme de possession comme celle qui
advint au roi Saul [18]. Tertullien fait état de cette croyance
[19] :
"Les ébionites…disent que le Christ est seulement un homme,
descendant de David, mais non le fils de Dieu, quoiqu’en un sens
plus glorieux que les prophètes, en ce sens qu’il avait un ange en
lui, comme Zacharie."
Selon Epiphane, l’ange en question est
[20] :
"Le premier des archanges, qui règne sur les anges et dirige les
affaires du Tout-Puissant."
Le Pasteur d’Hermas et Irénée donnent les mêmes indications [21].
A partir de là, la tradition nazaréenne a considéré que le Christ,
s’il n’était qu’un homme, était cependant un prophète à part. Mais
la raison de cette supériorité du Christ est absente de bien des
textes nazaréens postérieurs.
Cette conception implique le refus de l’Incarnation, dogme
fondamental du christianisme : si le Christ n’est pas Dieu, alors
Dieu ne s’est pas incarné. Nous verrons ce refus fonder plusieurs
des affirmations dogmatiques nazaréennes, lesquelles se retrouvent
dans l’islam, coupées des explications qui les fondaient dans le
nazaréisme.
La résurrection du Christ posait un autre problème aux nazaréens.
Si le Christ n’était pas mort, il ne pouvait pas ressusciter.
Mais, selon la théologie chrétienne, le Christ après sa mort, et
avant sa résurrection, descendit aux enfers pour délivrer les
Justes des temps passés. Comment descendre parmi les morts sans
être mort ? Les nazaréens ne trouvèrent pas de solution. Tout en
affirmant que le Christ n’était pas mort en croix, ils disaient
aussi que le Christ avait annoncé sa mort.
Les observances juives
Bien que se déclarant disciples du Christ, les nazaréens
judaïsaient [22].
"Il leur fallait absolument observer la loi (de Moïse) parce que,
disait-ils, ils ne seraient pas sauvé par la seule foi dans le
Christ…Ils gardaient le sabbat et le reste de la coutume juive…
Ils mettaient tout leur zèle à accomplir soigneusement les
prescriptions formelles de la loi… Ils gardaient le sabbat et
observaient le reste de la tradition juive se comportant en groupe
de fidèle observance judaïque."
32
Ainsi, suivant les règles des juifs traditionnels, ils acceptaient
la polygamie, en la limitant toutefois à quatre femmes comme le
prescrit le Talmud [23].
Ils priaient tournés vers Jérusalem alors que les chrétiens se
tournaient vers l’est, car le soleil levant symbolise la
résurrection du Christ à l’aube du troisième jour.
Ils avaient également conservé la circoncision.
"Ils pratiquent la circoncision et persévèrent dans les coutumes
légales et dans les pratiques juives au point d’aller jusqu’à
adorer Jérusalem comme étant la maison de Dieu." [24]
Le précurseur et le Temple
Quand au précurseur, les nazaréens devaient choisir entre deux
possibilités : ou bien il y aurait un second précurseur pour la
seconde venue, ou bien il n’y avait qu’un seul précurseur, Jean le
Baptiste. Nous verrons ci-dessous la solution qu’ils imaginèrent.
Un peu plus de trente ans après la mort du Christ, la destruction
du Temple par les romains dut être intégrée dans la théologie
nazaréenne. Le Messie étant devenu à la fois sacerdotal et royal,
il devrait pouvoir célébrer le culte dans le Temple. Pour les
nazaréens, il devint donc impératif de le reconstruire, sous la
forme du Débir, le cube qui contenait le Saint des Saints du
Temple. Pour cela, il fallait conquérir Jérusalem, et le
conquérant serait le Messie.
Les juifs traditionalistes pensaient eux aussi que le futur Messie
entrerait les armes à la main dans Jérusalem et rebâtiraient le
Temple. Cependant, après la succession de désastres engendrés par
les guerres théologiques, ils finirent par décider que le judaïsme
devait fonder sa survie sur la seule étude de la Tora. On en
trouve l’écho dans le Talmud de Babylone [25] :
"Etudier la Tora est plus important qu’ériger le Temple."
Cette déclaration implique une lutte contre l’opinion antérieure,
selon laquelle rien n’était plus important que de rebâtir le
Temple. Ainsi, l’idée que le Messie conquerrait Jérusalem et
rebâtirait le Temple a finit par paraître dangereuse, et devint
marginale dans les croyances du peuple juif.
Les nazaréens trouvèrent une solution dans leur théologie
primitive : celui qui "aplanirait le chemin du Seigneur" [26], ce
ne serait plus le prédécesseur annoncé par Isaïe et Malachie,
puisque, conformément à la théologie chrétienne, ce prédécesseur
était déjà venu en la personne de Jean le Baptiste, ce seraient
les "aides de Dieu" selon le titre ancien des premiers
messianistes, indiqué au second chapitre. Ce sont eux qui
réaliseraient les tâches imposées par le millénarisme et le
messianisme, émigrer dans le désert des nations, conquérir
Jérusalem et rebâtir le Temple. Après cela, le Messie viendrait et
conquerrait la planète entière, massacrerait les impies et
33
fonderait le royaume millénariste de la justice universelle.
Le royaume terrestre des Justes
Une fois la conquête achevée, il y aurait un royaume terrestre, où
tous les peuples du monde seraient soumis aux armées du Messie.
Saint Jérôme nous transmet le point de vue des nazaréens en cette
matière [27] :
"David, qui fera son apparition dans les derniers jours (David est
une métonymie qui signifie le Messie, car le Messie est un
descendant de David)…Il régnera sur tous les Gentils… tous les
peuples à son glaive seront soumis."
Naturellement, il y aurait des morts et des blessés durant les
guerres de conquêtes. Les combattants ne devaient pas s’en
inquiéter, car les survivants auraient quatre cents années de
plaisir terrestre pour les récompenser [28] :
"Mon fils, le Messie, sera révélé en même temps que ceux qui sont
avec lui, et ceux qui auront survécu se réjouiront durant quatre
cents ans."
Dans ce royaume futur, il y aurait les élus, les nazaréens
conquérants sous les ordres du Messie guerrier, et les impies,
massacrés ou réduits à un rôle subalterne de serviteurs. Les élus
auraient une vie plaisante, fondée sur les plaisirs de la table et
de la chair, pendant une durée prolongée, quatre cents ans selon
les uns, mille selon les autres. Saint Jérôme décrit le royaume
terrestre tel que l’imaginent les nazaréens [29] :
"délices de la chair, de la luxure et de toutes les voluptés du
corps…l’esclavage de tous les autres peuples à leur service et la
jouissance de la beauté des femmes…des jeunes femmes et des petits
garçons pour leur plaisir."
Les nazaréens imaginèrent que le paradis serait un lieu offrant
aux élus des aliments délicieux, des boissons, et des femmes,
comme si le paradis était la continuation éternelle du futur
royaume terrestre millénariste.
Les nazaréens dans le temps et dans l’espace
Le courant nazaréen a été identifié par plusieurs chercheurs
indiqués ci-dessous, chaque fois dans des tranches de temps
particulières. Lorsque l’étude est centrée sur les trois premiers
siècles de notre ère, on leur donne généralement le nom de
judéo-chrétiens. Ce terme convient mal, car il implique que ce
sont des chrétiens pratiquant les observances juives. Certes ils
pratiquaient ces observances mais, ne reconnaissant pas le Christ
comme Dieu, ils ne peuvent être dit chrétiens.
Patricia Crone les a repérés au sixième siècle et a nommé leur
religion hagarisme, du nom d’Agar ou Hagar, la servante d’Abraham
qui engendra Ismaël, éponyme des Ismaélites, c’est-à-dire des
Arabes [30]. Ce nom met l’accent sur l’ethnie arabe des convertis
et sur leur conviction juive, mais ne prend en compte ni la
continuité de leur mouvement à travers les siècles ni leur
34
négation du caractère divin du Christ.
Jean de Damas, qui écrivait en 744, un siècle après la mort de
Mahomet [31], donne aux musulmans les noms d’ismaélites, de
saracènes (dont nous avons fait sarrasins) et d’agarènes. Cela
implique que l’hagarisme a été une des sources de l’islam, et que,
un peu plus d’un siècle après la mort de Mahomet, ce fait était
encore suffisamment connu pour que l’on utilise comme des
synonymes les termes de musulmans et d’agarènes.
Edouard-Marie Gallez, qui a montré la continuité de leur mouvement
à travers plusieurs siècles, a proposé le nom de judéo-nazaréens,
pour souligner l’importance chez les nazaréens des idées venues du
judaïsme populaire.
Puisque eux-mêmes ont finalement choisi de s’appeler les
nazaréens, il n’y a pas de raison d’utiliser un terme différent.
Leurs implantations les plus importantes se trouvaient dans le
"désert des nations," la Syrie. Selon Irénée, ils n’ont jamais
fait de disciples dans la partie occidentale de l’empire romain.
L’attestation d’Irénée confirme les indications semblables, vues
précédemment, dues à Pline l’ancien et Epiphane.
Le sens du mot nazaréen
Plusieurs étymologies ont été envisagées. La plus probable semble
être la dérivation de la racine NSR, qui, en araméen, la langue
alors parlée, signifie secourir, protéger.
La page " La formation des messianismes dans la Palestine antique
" indique que les premiers messianistes, ceux du groupe fondé par
Joseph ben Yo’ezer, se nommaient les Bayethosim, un nom formé en
hébraïsant le mot grec bontos, qui signifie "celui qui vient en
aide".
Si vous voulez voir cette page cliquez ici
Les Bayethosim sont les ancêtres idéologiques des nazaréens. Comme
leur nom signifie "les portes secours" il est concevable que le
terme de nazaréen dérive de la racine NSR qui traduit en araméen
le bontos grec. Les nazaréens sont ceux qui "viennent en aide" ou
qui "secourent". Un écho de cette tradition se trouve dans
l’Epître aux Hébreux [32]. La traduction de cette Epître en grec
rend "venir en aide" et "secourir" par Boêthêsai. Pour en savoir
plus sur ce que signifie le remplacement progressif du nom
d’ébionite par celui de nazaréen cliquez ici.
Les nazaréens et les ansars
Selon l’histoire califale, les ansars étaient les adeptes de
Mahomet à Médine. Le mot coranique ansar est formé sur des
consonnes très proches de celles du mot nazaréen, nsr au lieu de
nzr. Or en arabe, comme dans toutes les langues sémites, le sens
d’une racine est porté par les consonnes. Les voyelles servent à
préciser les divers sens voisins qui peuvent dériver d’une même
racine.
Les sens sont identiques : les nazaréens étaient les "secoureurs
de Dieu" et les ansars étaient "les aides d’Allah".
35
Il existe, dans le nord Ouest de la Syrie, près d’Alep, le village
d’Ansari, peuplé de nazaréens : en araméen, la dérivation
linguistique de nazara à ansari a été faite par les nazaréens
eux-mêmes.
Il est ainsi vraisemblable que les ansars aient été des habitants
de Médine convertis au nazaréisme, qui ont ensuite été des adeptes
de Mahomet, et que le mot arabe ansar dérive de l’araméen nazara.
Les ansars ne sont pas les adeptes au sens général, car le Coran
mentionne les ansars et les muhâjirûn comme deux groupes distincts
[33].
Les livres sacrés nazaréens
Comme on peut s’y attendre pour des gens qui se disaient à la fois
juifs et chrétiens sans l’être réellement, leurs livres sacrés
étaient une partie des écrits juifs et une partie des écrits
chrétiens. Il est important pour la suite d’identifier précisément
ces parties.
Parmi les textes chrétiens, les nazaréens ne reconnaissaient qu’un
seul Evangile, celui dit des Hébreux. D’après Epiphane, qui
écrivait en Palestine, au IVième siècle [34] :
"Les ébionites prennent en considération l’Evangile de Matthieu et
se basent sur ce seul Evangile à l’exclusion de tout autre ; ils
l’appellent Evangile selon les Hébreux. Cet Evangile de Matthieu
qu’ils possèdent n’est pas complet, il est falsifié et incomplet."
L’Evangile des Hébreux éliminait, entre autres, les deux premiers
chapitres, de façon à faire commencer l’histoire du Christ par le
passage du Jourdain.
Saint Jérôme passa les 35 dernières années de sa vie
la fin du quatrième siècle et au début du cinquième.
Alep un exemplaire de l’Evangile des Hébreux, et l’a
grec et en latin. Ses traductions sont perdues, mais
état à de multiples reprises. Il écrit [35] :
à Bethléem, à
Il a trouvé à
traduit en
il en fait
"L’Evangile selon les Hébreux qu’utilisent les nazaréens et qui
est écrit en araméen...est très semblable à l’Evangile de Matthieu
qui est conservé dans la bibliothèque de Césarée."
Eusèbe confirme qu’ils utilisaient uniquement cet Evangile, à
l’exclusion des trois autres [36] :
"Ils se servaient uniquement de l’Evangile appelé « selon les
Hébreux »… Ils n’utilisent que l’Evangile selon Matthieu."
Saint Jérôme indique que cet Evangile a été rédigé à Pella, une
ville située dans la vallée du Jourdain, entre le lac de
Génésareth et la Mer morte, à partir de la première rédaction de
l’Evangile de Matthieu en araméen, vers l’an 70. Or c’est à Pella,
sous juridiction de la province de Syrie, que s’étaient réfugiés
un grand nombre de jacobiens qui avait quitté Jérusalem après la
36
lapidation de Jacques le Juste. Cela tend à confirmer que ce sont
bien les jacobiens qui ont introduit des idées chrétiennes dans
les textes sacrés nazaréens.
Entre le deuxième et le début du cinquième siècle, cet Evangile
était très répandu : Origène l’a lu à Alexandrie et mentionne
cette lecture à trois reprises [37]. Ignace d’Antioche l’a lu à
Alep [38], Clément d’Alexandrie à Alexandrie [39], Saint Irénée à
Lyon [40] et Epiphane à Chypre [41]. Le texte lui-même,
aujourd’hui perdu, n’est connu que par des citations et des
commentaires.
Clément d’Alexandrie, Origène et Didyme l’appellent Evangile des
Hébreux, Epiphane le nomme Evangile des ébionites, Saint Jérôme
Evangile des nazaréens. Origène l’appelle Evangile des Douze
Apôtres, et ce dernier nom est probablement celui qu’utilisaient
les nazaréens.
Parmi les écrits juifs, ils se fondaient presque exclusivement sur
la Tora, c’est-à-dire les cinq premiers livres de la Bible,
attribués à Moïse. Ils semblaient admettre également les Psaumes,
quoiqu’à un rang inférieur.
Les sources sur le nazaréisme
Pour les connaître, cliquez ici
[1] Saint Augustin, Lettre 116, 16.
[2] Pline l’Ancien, Histoire naturelle, 5, 81.
[3] Epiphane, Panarion, 29, 6.
[4] Sourate 2, verset 62. Sourate 3, verset 67. Sourate 5, versets
14, 51, 69 et 82. Le verset 51, sourate 5 est une interpolation
tardive. Les autres versets cités sont anciens.
[5] Il existait deux Jacques célèbres à l’époque. Le premier était
un des douze apôtres, le second le chef de l’Eglise de Jérusalem.
Pour éviter de les confondre, on appelle le premier Jacques le
Majeur, et le second Jacques le Mineur.
[6] Les Jacobiens, disciples de Jacques le Mineur, ont disparu à
la fin du premier siècle. Les Jacobites d’aujourd’hui sont des
monophysites, pensant que le Christ n’a qu’une seule nature,
divine et non humaine. Cette dernière branche du christianisme a
été créée, en Syrie et en Asie Mineure, de 542 à 578, par Jacques
Baradée (Jacob Burd’aya en syriaque, Jacques la guenille, car
pendant ses voyages, il se déguisait en mendiant pour assurer sa
sécurité). Il a évangélisé une tribu arabe syrienne, les Ghassans,
qui ont joué un rôle dans la naissance de l’islam.
[7] Etienne Nodet, Flavius Joseph, Baptême et résurrection, Paris,
Cerf, 1999.
[8] Actes, des Apôtres, 1, 6.
37
[9] Saint Jérôme, Commentaire sur Saint Matthieu, 12, 13.
[10] Evangile de Thomas, 12 ième Logion, in Ecrits apocryphes
chrétiens, Gallimard, Paris, 1998.
[11] Origène, Contre Celse, 2,1.
[12] Eusèbe, Histoire Ecclésiastique, livre 3, chapitre 27
[13] Eusèbe, Histoire Ecclésiastique, 3, 27, 44-45.
[14] Jean, 6, 15. Mat 24,3. Egalement Mat 21, Marc 11, 1 à 11, Luc
19, 28 à 38.
[15] Saint Irénée, Contre les hérésies, 1, 24, 4, traduction
Adelin Rousseau, Source Chrétienne N° 264, Paris, Cerf 1979.
[16] Epiphane, Panarion, 30,13.
[17] Mat, 3, 13 à 17. Marc, 1, 9 à 11. Luc, 3, 21 et 22.
[18] 1, Samuel, 19, 18 à 24.
[19] Tertullien, De carne Christi, 14,5.
[20] Epiphane, Panarion, 30, 4 et 6.
[21] Irénée, Contre les hérésies, 3, 3 et 4.
[22] Eusèbe, Histoire Ecclésiastique, livre 3, chapitre 27
[23] Talmud, Yehamot, 1,44. Shem’uni, 1,82.
[24] Eusèbe, Histoire Ecclésiastique, livre 1, chapitre 26.
[25] Talmud de Babylone, Megilla, 16, b.
[26] Isaïe, 40,3
[27] Saint Jérôme, Commentaire sur Isaïe, 4Q161, 10 22,26.
[28] Quatrième livre d’Esdras, 7, 28-31.
[29] Saint Jérôme, In Isaïam, 49,14.
[30] Patricia Crone et Michael Cook, Hagarism, the making of the
islamic world, Cambridge University Press, 1977.
[31] Jean Damascène, Ecrit sur l’islam, traduit par Raymond Le
Coz, dans Sources Chrétiennes, N° 383, le Cerf, Paris, 1992.
[32] Epitre aux Hébreux, 2,18 et 13,6.
[33] Sourate 9, verset 117.
38
[34] Epiphane, Panarion, 39, 3 et 13.
[35] Saint Jérôme, Dialogue contre les Pélagiens, 3, 2. Il
mentionne également cet Evangiles dans : Commentaire sur Isaïe,
11, 2. Commentaire sur Ezéchiel, 18, 7. Commentaire sur Ephésiens,
5, 3 et 4. Commentaire sur Matthieu, 13, 13.
[36] Eusèbe, Histoire Ecclésiastique, III, 25 et 27.
[37] Origène, Commentaire sur Matthieu, 15, 14. Commentaire sur
Jean, 2, 12. Contre Celse, II, 1.
[38] Ignace d’Antioche, Smyrnes, III, 2.
[39] Clément d’Alexandrie, Stromates, , II, 9, 45.
[40] Saint Iréné, Contre les hérésies, I, 26, 12.
[41] Epiphane, Panarion, vol XXX
6 - Le nazaréisme est un pré-islam:
‘Îsâ, le nom de Jésus chez les nazaréens arabes et dans le Coran:
Le nom que Marie et Joseph donnèrent à leur enfant était Yéshû’,
qui signifie "Il sauve" en hébreu. Dans nos langues, nous en avons
fait Jésus. Les Arabes chrétiens, depuis le premier siècle,
utilisent le vocable Yéshû’, qui transpose directement l’hébreu.
Les nazaréens arabes, 50 ans avant le début de l’islam,
utilisaient ‘Îsâ. Le Coran fait de même, et tous les musulmans
disent ‘Îsâ pour suivre le Coran. Or ce vocable ne correspond à
aucune racine dans la langue arabe : il y a été importé en
provenance d’une autre langue.
‘Îsâ a son origine dans la théologie des nazaréens. Les nazaréens
reconnaissaient Jésus comme Messie purement humain, mais non comme
le Fils coéternel au Père, "vrai Dieu né du vrai Dieu, Lumière née
de la Lumière, engendré, non pas créé" selon les termes du credo
chrétien. Ils ne pouvaient utiliser le nom qui signifie "il sauve"
car, au sens théologique, c’est Dieu seul qui sauve. On peut être
sauvé de la noyade ou de la ruine par un ami, mais on ne peut être
sauvé de la perdition spirituelle que par Dieu. Nommer le Christ
"il sauve", c’est le reconnaître comme Dieu.
Les nazaréens avaient gardé la conception ancienne des juifs
populaires, et attendaient un Messie guerrier. Pour signifier que
"il sauve" ne pouvait être le nom du Christ, ils utilisaient un
jeu symbolique sur les lettres, une pratique courante à cette
époque, notamment dans la kabbale. Cela permettait d’attribuer à
un texte un sens caché aux profanes. Ceux qui connaissaient le
sens caché se considéraient comme supérieurs aux profanes.
Cette symbolique, attestée notamment dans le Talmud, avait été
créée par les rabbins, qui nommaient les juifs "fils d’Israël",
les romains "fils d’Edom", les chrétiens "fils d’Esaü". La raison
39
du nom donné aux chrétiens vient de l’histoire d’Esaü : Abraham
eut un fils, Isaac, auquel il transmit son héritage, dont la
partie spirituelle était son alliance avec Dieu, qui ferait de sa
descendance le Peuple Elu. Isaac eut deux fils, l’aîné, Esaü,
héritier de l’alliance, et le second, Jacob, qui ne devait hériter
que de biens matériels. Esaü revenant affamé d’une chasse, Jacob
lui proposa un plat de lentilles en échange de son droit
d’aînesse. Esaü accepta, et le Peuple Elu fut la descendance de
Jacob, et non pas d’Esaü. Esaü devint ainsi l’exemple du mauvais
choix, qui fait perdre l’appartenance au Peuple Elu. Les tout
premiers chrétiens furent des juifs, qui d’après les rabbins,
avaient fait le mauvais choix en reconnaissant le Messie dans
Jésus, et ce mauvais choix leur avait fait perdre leur héritage,
en les plaçant en dehors du Peuple Elu. Ils étaient ainsi des
"fils d’Esaü".
Les rabbins avaient choisi l’histoire d’Esaü pour leur symbolique
parce qu’ils avaient coutume de changer une ou deux lettres dans
un nom pour que le nom modifié symbolise ce qu’ils pensaient de la
personne. Un exemple se trouve en cliquant ici avec bar Kosiba,
dont le nom fut changé par ses adeptes en bar Kochba (fils de
l’étoile), en référence à une prophétie de Balaam [1] ; ce
changement signifiait que bar Kosiba était le Messie. Ses
adversaires utilisèrent le même procédé, en l’appelant bar Kozeba
(fils du mensonge), pour signifier que cette prétention était
mensongère.
Le nom de Jésus, Yéshû’ en hébreu, devenait ‘Eshû en prenant, en
écriture hébraïque, la dernière lettre de Yéshû’ pour la placer au
début du mot. Cette dernière lettre est un ‘ayn, une consonne qui
n‘existe pas en français, et que l’on symbolise par le signe : ‘.
En hébreux, Esaü se dit ‘Esaû. ‘Eshû est suffisamment voisin de
‘Esaû pour que les rabbins auteurs de ces jeux de lettres s’en
satisfassent pour signifier ce qu’ils avaient à dire sur les
fidèles de Jésus, et nomment les chrétiens des "fils d’Esaü".
L’histoire d’Esaü a joué pour le passage de Yéshû’ à ‘Esaû le même
rôle que la prophétie de Balaam pour le passage de Kosiba à
Kochba. Le nom de Jésus, "il sauve", signifiait qu’il était le
Messie, son remplacement par Esaü signifiait que cette affirmation
était un mauvais choix faisant perdre la qualité de membre du
Peuple Elu.
Ce jeu sur les noms et les lettres, inventé par des juifs,
continue jusqu’à aujourd’hui : en Israël, le nom de Jésus est
Yéchoua pour les chrétiens de ce pays, mais Yéchou par les juifs,
qui rejettent le Christ : Yéchou est un acronyme de Yimma Chemo
Vesikro, qui signifie "que son nom et son souvenir soit effacé."
Il s’agit toujours d’exprimer son opinion sur une personne en
changeant de manière significative une ou deux lettres de son nom.
Les nazaréens arabes ont transposé dans leur langue en remplaçant
le û final de ‘Eshû, peu courant chez eux, par un â plus habituel,
et le sh par un s. Ces changements sont attestés dans un cas bien
connu : Moïse se nomme Moshéh en hébreu, et Mûsâ en arabe. Là
aussi, la voyelle finale est devenue â, et le sh a été remplacé
40
par un s. La transposition qui fait passer de Moshéh à Mûsâ fait
passer de ‘Eshû à ‘Îsâ.
La thèse nazaréenne fondamentale
C’est la conquête armée du monde entier, voulue par Dieu. Cette
thèse est si complètement passée dans l’islam qu’une métaphore a
été très répandue chez les premiers musulmans : pour exprimer que
c’est pour leur bien que les infidèles seraient contraints par la
violence de rallier l’islam, les musulmans disaient "qu’ils
amèneraient les infidèles enchaînés au paradis." [2]
Le millénarisme
Dans le nazaréisme, quand l’armée des Justes aurait conquis la
terre et imposé la vision du monde et le plan de société de sa
théologie, la terre deviendrait un paradis, pour les Justes
seulement.
Le statut inférieur prévu par les nazaréens pour les injustes qui
refusent de se convertir est passé dans l’islam : encore
aujourd’hui, dans tous les Etats où la religion officielle est
l’islam, les non musulmans sont des dhimmis, au mieux des citoyens
de seconde zone. Ils sont privés de pratiquement tous les droits
politiques et d’une large part des droits civils.
Les nazaréens n’ont jamais gagné une seule de leurs nombreuses
guerres messianiques, et n’ont donc pas eu à constater l’effet
qu’aurait eu l’application de leur théologie à toute une société.
L’islam a gagné de nombreuses guerres, et établit sa domination en
de nombreux pays. Le retard des pays musulmans est dû, selon les
musulmans à l’application imparfaite de la charia. L’universalité
et la profondeur d’enracinement de cette croyance sont sans doute
une des raisons majeures du retard des pays musulmans [3]. L’idée
millénariste des nazaréens, le paradis sur terre après la victoire
des Justes, est intégralement passée dans l’islam, malgré hélas le
démenti des faits.
La ruse et la Crucifixion
On trouve chez les nazaréens l’idée que Dieu est un rusé qui
trompe son monde [4] :
"Le Christ change volontairement de forme : lors de sa
crucifixion, il a pris la forme de Simon, et c’est Simon
l’Escariote [5] qui fut crucifié à sa place ; alors que lui, il
s’est élevé vivant vers celui qui l’avait envoyé, rusant avec tous
ceux qui ont voulu ruser pour se saisir de lui, parce qu’il
s’était rendu invisible à tous."
Le Coran recopie cette formulation nazaréenne
[6] :
"Les fils d’Israël rusèrent contre Jésus. Allah ruse aussi. Allah
est le meilleur de ceux qui rusent."
Egalement
[7] :
"Ils (les Juifs) ont dit : « Oui, nous avons tué le Messie, Jésus,
fils de Marie, le prophète de Dieu. » Mais ils ne l’ont pas tué.
41
Ils ne l’ont pas crucifié, cela leur est seulement apparu ainsi."
Si l’on ne connaît pas les textes nazaréens, il est difficile de
comprendre ce que signifie : "cela leur est seulement apparu
ainsi." Par contre cette phrase devient claire dès que l’on
connaît la théologie nazaréenne qui l’a inspirée.
L’enfance de Marie
Voici ce qu’écrit un texte de la mouvance nazaréenne [8] :
"Anne (la mère de Marie) répondit : "Aussi vrai que vit le
Seigneur Dieu, je ferai don de mon enfant, garçon ou fille, au
Seigneur mon Dieu, et il le servira tous les jours de sa vie."
Et voici la transcription dans le Coran [9] :
"L’épouse d’Imran dit : "Mon Seigneur ! Je te consacre ce qui est
dans mon sein ; accepte- le de ma part..." Après avoir mis sa
fille au monde, elle dit : "Mon Seigneur ! J’ai mis au monde une
fille." - Dieu savait ce qu’elle avait enfanté : un garçon n’est
pas semblable à une fille - "Je l’appelle Marie."
On retrouve le même texte dans l’Evangile des Hébreux, qui était
le principal livre sacré des nazaréens.
Une autre légende nazaréenne raconte que Marie avait été placée
dans le Temple de Jérusalem, et qu’elle y était miraculeusement
nourrie par les anges [10] :
"Marie demeurait dans le temple du Seigneur, telle une colombe, et
elle recevait sa nourriture de la main d’un ange."
Voici la transmission dans le Coran [11] :
"Chaque fois que Zacharie allait la voir dans le temple, il
trouvait auprès d’elle la nourriture nécessaire, et il lui
demandait : "O Marie ! D’où cela te vient-il ?" Elle répondait :
"Cela vient de Dieu."
Le palmier de Marie
Deux textes nazaréens font état d’un palmier qui se penche de
lui-même pour nourrir Marie et Jésus enfant [12] :
"Le palmier s’était penché sur Marie, lui offrant ses dattes pour
qu’elle donne à manger à son fils durant son voyage en Egypte."
Le Coran place cette histoire à la naissance de Jésus, qui a lieu
sous un palmier. Le palmier en question devait être connu des
auditeurs, car le texte ne dit pas d’un palmier, mais du palmier
[13] :
"Les douleurs la surprirent auprès du tronc du palmier. Elle dit :
« Malheur à moi ! Que ne suis-je déjà morte, totalement oubliée !
» L’enfant qui se trouvait à ses pieds l’appela : « Ne t’attriste
pas...Secoue vers toi le tronc du palmier. Il fera tomber sur toi
des dattes fraîches et mûres. »"
42
La transposition n’est pas directe mais, compte tenu des
transpositions précédentes, quasi littérales, il est concevable
que le premier texte ait inspiré le second.
Le miracle des oiseaux
Le passage ci-dessous vient d’un apocryphe appelé "Histoire de
l’enfance de Jésus" [14]. Certains exégètes l’avaient jadis appelé
par erreur "Evangile de l’enfance de Thomas" à la suite d’une
interpolation qui n’avait pas été identifiée. Ce texte est
considéré comme nazaréen parce qu’il déclare que Jésus s’est fait
remplacer par un autre sur la croix [15]. Voici ce texte :
"Ensuite, il (Jésus enfant) tira de la vase de l’argile molle, et
en façonna douze oiseaux. C’était alors le jour du sabbat et
beaucoup d’enfants jouaient avec lui. Un juif le vit en train de
faire cela avec les enfants, et il alla vers Joseph son père et
accusa Jésus en disant : « Il a fait de la boue et il en a façonné
des oiseaux le jour du sabbat où il n’est pas permis de le faire.
» Et Joseph étant arrivé le réprimanda en disant : « Pourquoi
as-tu fait un jour de sabbat ce qu’il n’est pas permis de faire ?
» Mais, l’ayant entendu, Jésus frappa des mains et fit s’envoler
les oiseaux en disant : « Allez, volez et souvenez vous de moi,
vous qui êtes vivants. » Et les passereaux s’envolèrent en
poussant des cris."
Voici la transmission au Coran
[16] :
"Je (Jésus) suis venu à vous avec un Signe de votre Seigneur : je
vais, pour vous, créer d’argile comme une forme d’oiseau. Je
souffle en lui, et il est : oiseau ."
Egalement
[17] :
"Tu (Jésus) crées, de terre, une forme d’oiseau – avec ma
permission – Tu souffles en elle, et elle est : oiseau."
Le statut des femmes
Il était prescrit aux femmes nazaréennes de vivre retirées dans
leurs maisons [18] :
"La vie publique est pour les hommes. Il est plus convenable pour
les femmes de rester à la maison et de vivre retirées."
Et encore [19] :
"J’étais une jeune fille pure, je ne passais pas le seuil de la
maison paternelle." Il s’agit de pratiques juives de l’époque, que
les nazaréens imitaient [20] : une juive pouvait être répudiée par
son mari de stricte observance si elle marchait dans la rue tête
nue, ou marchait vite, ou courait, ou parlait avec des passants,
ou parlait à voix haute.
Le Coran a repris ces interdits, notamment la réclusion dans la
maison [21] et l’interdiction de la tête nue [22].
Myriam et Mariam
43
Dans le Coran, Myriam, sœur d’Aaron et de Moïse, fille d’Imran,
est la même personne que Mariam, la mère de Jésus (Les versets en
question sont indiqués ci-dessous). Or, mille deux cent ans
séparent les deux personnages. Les noms se ressemblent, mais ne
sont pas identiques. A l’époque de Moïse les juifs parlaient
hébreu, mais, douze siècles plus tard, le peuple avait abandonné
cette langue et adopté une variante de l’araméen. L’hébreu était
devenu une langue sacrée utilisée dans la liturgie et parlée par
les prêtres, comme le latin aujourd’hui. La sœur d’Aaron
s’appelait Myriam, qui signifie "aimée de Dieu" en hébreu
archaïque, alors que la mère de Jésus s’appelait Mariam, qui
signifie "princesse" en araméen. A l’époque du Christ, certains
pères nommaient ainsi leur fille.
Il y a nécessairement une raison au fait que le Coran confonde
Mariam et Myriam.
Une explication populaire est que la sœur d’Aaron aurait vécu
mille deux cents ans avant de se marier, en restant jeune et
belle. Personne ne s’en est étonné, car Allah voulait que personne
ne s’en étonnât. Les milieux populaires ne sont pas toujours très
rationnels, ils font ce qu’ils peuvent pour comprendre, mais
l’islam ne se réduit pas à eux. Il y a aussi des docteurs et des
érudits.
Ceux-ci proposent une explication plus acceptable : dans la
manière de parler des sémites, les mots "fille d’Imran" [23]
peuvent signifier descendante d’Imran. Cette manière de voir est
tout à fait logique, mais il reste cependant des éléments qui ne
relèvent pas de cette vue : Marie, mère de Jésus, est dans le
Coran la fille de l’épouse d’Imran [24], et on ne trouve dans
aucun texte arabe l’expression "fille de la femme de X" pour dire
descendante de X. De même Marie est appelée dans le Coran "sœur
d’Aaron," [25] et aucun texte arabe ne dit sœur de X pour dire
descendante du père de X. Il reste aussi la différence entre
Myriam et Mariam. La ressemblance des deux noms n’est
qu’approximative. Cela peut se comprendre, car en arabe le sens
est essentiellement donné par les consonnes, qui sont les mêmes.
Mais les voyelles y de Myriam et a de Mariam sont différentes, et,
même dans l’alphabet primitif du début de l’islam, y et a ont des
notations différentes.
Il y a bien une explication qui lève ces difficultés. Elle se
trouve chez les nazaréens. Dans certains de leurs textes
liturgiques, ils comparaient Marie à Myriam.
Myriam est une "mère de l’eau" en raison d’une tradition juive
rapportée par la Tosefta, une compilation de traditions orales
mises par écrit vers l’an 200 de notre ère [26]. Lorsque les
juifs, fuyant l’Egypte, faillirent mourir de soif dans le désert,
Myriam obtint par ses prières qu’un puits les suive [27]. On
retrouve au 4ième siècle une attestation de cette tradition chez
les chrétiens de Perse [28]. Myriam fut donc considérée comme la
"mère de l’eau".
44
Mariam, dont nous avons fait Marie, mère du Christ, est également
une "mère de l’eau" pour une toute autre raison, de nature
symbolique : lors de la dernière Pâques avant la crucifixion, le
Christ déclara dans le Temple [29] :
"Si quelqu’un a soif, qu’il vienne à moi, et il boira, celui qui
croit en moi."
L’eau symbolise l’Esprit Saint envoyé par le Christ. Saint Paul se
fait l’écho de cette tradition [30]. Le Christ est assimilé à
l’eau qu’il donne, et Mariam, mère du Christ, est ainsi,
spirituellement, "une mère de l’eau".
Les adeptes de Mahomet, entendant les nazaréens donner le nom de
"mère de l’eau" aussi bien à Mariam qu’à Myriam, ont conclu qu’il
s’agissait de la même personne. D’où la confusion dont le Coran
garde la trace.
La Trinité dans le Coran
Pour les Chrétiens, la Trinité, c’est un seul Dieu en trois
personnes, le Père, le Fils, le Saint Esprit. Selon le Coran, la
Trinité chrétienne, serait constituée du Père, du Christ et de
Marie [31].
La position des docteurs musulmans est d’affirmer que, selon les
Chrétiens, il y a trois dieux, et que le christianisme n’est pas
monothéiste. Comme il est interdit à tout musulman, sous les
peines les plus graves, de discuter du Coran avec un chrétien,
cette idée reste courante chez les musulmans.
Les chrétiens donnent souvent à Dieu le nom de Père et à Jésus
celui de Fils. L’usage de ces mots tente d’exprimer en langage
humain, par une métaphore, une réalité qui dépasse les
possibilités du langage. En les prenant au pied de la lettre,
certains disent que Dieu est le père de Jésus, en un sens quasi
humain.
Les nazaréens, aux premiers siècles de notre ère, parlaient
l’araméen. Dans cette langue le mot esprit est féminin. C’est
pourquoi certains textes liturgiques nazaréens, cités ci-dessous,
parlaient de l’Esprit Saint en le nommant la "mère de Jésus", par
analogie avec Dieu, "père de Jésus".
Comme nous l’avons vu, l’Evangile des Hébreux était le principal
texte liturgique des nazaréens. Origène [32], et saint Jérôme
indépendamment [33], citent ce verset tiré de cet Evangile :
"Le Sauveur a dit : il y a un instant, ma Mère, qui est l’Esprit
Saint, m’a enlevé par un de mes cheveux, et m’a transporté sur la
grande montagne du Tabor."
Aphrahate cite un autre passage de l’Evangile des Hébreux [34] :
"Cet homme (le Christ) aime Dieu, son père, et l’Esprit Saint, sa
mère."
45
Cette manière de parler explique la confusion des musulmans :
pourles nazaréens la "mère de Jésus" était une métaphore qui
désignaitl’Esprit Saint. Les musulmans, ignorant la métaphore
parce qu’ilsont effacé les traces de la théologie nazaréenne,
prennent les
mots "mère de Jésus" au sens propre, et y voient Marie. Ils
imaginent donc que Marie ferait partie de la Trinité, et concluent
qu’elle serait une déesse.
La prohibition du vin
Les explications par l’hygiène, souvent entendues aujourd’hui,
sont peu convaincantes parce que lorsqu’une religion prononce un
interdit, le motif est religieux.
Les juifs et à leur suite les chrétiens ont fait de la vigne le
symbole du royaume des cieux. Ce symbole apparaît dans Isaïe [35]
et le Cantique des Cantiques [36]. Le Christ l’utilise dans un
sens voisin de celui d’Isaïe [37]. Les nazaréens avaient intégré
ces symboles dans leur doctrine.
Puisque le vin symbolise le royaume des cieux, boire du vin sur
terre signifie que le royaume est déjà présent dans le monde. Pour
les chrétiens le Christ est "Vrai Dieu né du Vrai Dieu, engendré,
non pas créé "et Il a envoyé son Esprit pour rendre toute personne
qui l’accepte "participant à la nature divine" [38], ce qui
implique que le royaume des cieux est déjà dans notre monde,
invisible mais actif, "en esprit et en vérité". Exactement ce que
refusaient les nazaréens, pour qui le Christ n’était qu’un
prophète. Pour eux, refuser de boire du vin sur terre, c’est
affirmer que le royaume n’est pas commencé, parce que Dieu ne
s’est pas incarné.
Cet interdit allait si loin que, dans le plus important de leurs
gestes liturgiques, une transposition de la messe chrétienne, le
vin était proscrit. Pour voir des explications plus détaillées sur
ce point cliquez ici.
Les nazaréens cependant ne considéraient pas le vin comme nocif :
selon une information transmise par Origène [39] les nazaréens
pensaient que le vin serait licite dans le royaume des cieux.
Saint Ephrem le Syrien transmet la même information. Pour les
nazaréens, celui qui ne boira pas de vin sur terre sera ainsi
récompensé [40] :
"Les vignes du paradis se précipiteront sur lui, l’une après
l’autre, pour lui offrir leur grappes."
La figure de style par laquelle on remplace le vin par la vigne
dont il provient s’appelle une métonymie. Elle était très
fréquente jadis, et le reste aujourd’hui : on dit "il vit de son
travail" pour "du fruit de son travail", ou "la ville" pour "les
habitants de la ville".
Les musulmans ont repris précisément cet interdit contradictoire.
Le vin est interdit, tout en étant si excellent que dans le
paradis couleront [41] :
46
"des fleuves de vin, délices pour ceux qui en boivent."
Les élus boiront [42] :
"Un vin rare, cacheté par un cachet de musc."
Cette combinaison contradictoire, l’interdiction d’un produit
d’une excellence paradisiaque, est sans explication dans le Coran.
Les nazaréens promulguaient la même interdiction contradictoire,
en conséquence du rejet de l’Incarnation dans leur théologie.
Le paradis nazaréen et l’islam
Une autre croyance, issue du millénarisme nazaréen, est passée
dans l’islam : le paradis qui attend les élus après leur mort est
conçu à l’image de la société terrestre, parfaite après la
victoire des Justes. Les plaisirs de la table promis par les
nazaréens dans leur paradis deviennent dans l’islam des fleuves de
lait, de miel, de vin ou d’eau non aromatisée [43], ainsi que des
fruits délicieux [44]. Quant aux plaisirs de la chair, ils sont
abondamment détaillés : chaque musulman est pourvu d’une ou
plusieurs houris (jusqu’à 70 pour les plus méritants). Elles sont
cloîtrées sous leur tente pour qu’aucune n’ait la tentation de
regarder un autre musulman que celui auquel elle est attribuée
[45]. De toute façon, la houri d’un musulman n’en regarde jamais
un autre [46]. Elle passe sa vie éternelle couchée sur un lit pour
que le musulman qui entre sous sa tente puisse plus vite passer à
l’action [47]. (Certains traducteurs traduisent siège au lieu de
lit, par décence. En fait il s’agit d’un lit. Un siège serait
d’ailleurs malcommode pour l’activité de la houri.) Avant d’être
attribuée à un musulman elle n’a été touchée ni par un homme ni
par un djinn [48]. Elle est perpétuellement vierge, pour que le
musulman ait le plaisir de la déflorer chaque fois [49].
Chaque houri est amoureuse de celui auquel elle est attribuée
[50], elles ont toutes le même âge pour qu’aucun musulman ne soit
jaloux d’un autre [51] et elles sont toutes adolescentes [52], ou
sont pourvues de gros seins [53].
Les religieux musulmans, en Occident mais non en terre d’islam,
disent qu’il faut entendre ces descriptions au sens métaphorique.
Si c’était le cas, pourquoi un tel luxe de détails sensuels ?
Ces versets sont écrits dans un langage particulièrement difficile
à comprendre, et de plus les premiers Corans étaient en scriptio
defectiva, une écriture si primitive que son seul usage était de
servir d’aide mémoire à ceux qui connaissaient déjà le texte par
cœur. Pour ceux qui ne le connaissent pas, cette écriture est le
plus souvent indéchiffrable. Le déchiffrement de ces versets a été
proposé plus de 200 ans après la mort de Mahomet, par des
grammairiens qui ignoraient le sens, et qui ont fait des
conjectures. La conception hyper sexualisée présentée ci-dessus
est celle qui a droit de cité dans tout le Dâr al islam. Le
consensus étant un critère de vérité dans l’islam, cette
conception a force de loi.
47
En fait, le paradis islamique reproduit
parles nazaréens, et ce dernier était un
physiquesparce qu’il était conçu par des
grandeinstruction : pour eux, le paradis
récompenseest la fornication et la bonne
Le Christ est à la fois mort et non mort
exactement celui conçu
lieu de plaisirs
milieux populaires sans
était un lieu où la
cuisine.
Pour les nazaréens, la mort du Christ posait un problème irrésolu
: d’une part, d’après eux, il n’était pas mort en croix, s’étant
fait remplacer, d’autre part, ayant visité les enfers pour
délivrer les Justes des temps passés, il était cependant mort.
L’islam a hérité de cette même contradiction : le Christ s’est
fait remplacer sur la croix, donc il n’est pas mort [54], mais il
a quand même annoncé sa mort, donc il est mort [55].
Le caractère particulier du Christ
Pour les nazaréens, le Christ n’était qu’un prophète, cependant
particulier, car, en traversant le Jourdain, il avait été "envahi"
par l’esprit d’un ange, ou du premier des archanges, ce qui en
faisait le Messie, chargé de conduire l’armée des Justes à la
conquête du monde. Les musulmans ont gardé l’idée qu’il n’était
qu’un prophète au milieu d’une longue lignée, à la suite de Noé,
d’Abraham, de Lot, de Moïse, etc. précédant Chu’aïb, Calith, Houd,
Mahomet, mais il est cependant particulier : c’est lui qui, comme
nous allons le voir, peu avant la fin des temps, doit aider le
Mahdi à conduire les armées musulmanes à la conquête du monde.
Dans l’islam, le Christ a ainsi un rôle particulier, que même
Mahomet ne peut assumer. Il n’y a aucune explication islamique à
ce statut spécial.
Le Christ dans l’islam
Le concept messianique de Mahdi est accepté par toutes les
branches de l’islam. Il s’agit d’un personnage qui est censé
apparaître un peu avant la fin des temps et le Jugement Dernier.
Il prendra les armes, conquerra la planète entière au nom de
l’islam, établira le royaume millénariste de la justice et de
l’abondance au profit des seuls musulmans. D’après les sunnites,
il sera un homme ordinaire fils d’une femme ordinaire, d’après les
chiites, il est le douzième descendant d’Ali, il est déjà vivant,
mais se cache depuis plus de 1.200 ans, et paraîtra quand son
temps sera venu.
Les sunnites disent que peu après l’apparition du Mahdi, le Christ
reviendra sur terre et combattra avec le Mahdi. Le Christ et le
Mahdi sont ainsi deux personnes différentes. Il y a cependant une
opinion divergente, celle d’Ibn Khaldoun, le plus célèbre des
historiens musulmans, qui cite Anas ibn Malik.
Ce dernier a vécu de 612 à 709, ou 712 selon les sources. Il a été
un des premiers compagnons de Mahomet, et il est cité dans 128
hadiths appartenant aux deux sources les plus respectées des
musulmans, les recueils de Boukhari et de Muslim. Il est le
premier transmetteur de 2.286 hadiths sur les 19.305 transmis par
l’un des 13 transmetteurs de premier rang. Selon Anas ibn Malik,
le Mahdi sera le Christ lui-même.
48
D’après la date à laquelle vécut Anas ibn Malik la conception qui
fait du Mahdi le Christ revenu sur terre est la plus ancienne.
C’est à une date ultérieure, quand la tradition d’Anas ibn Malik a
été perdue de vue, que le Christ et le Mahdi sont devenus deux
personnes différentes.
Pour les musulmans, le Christ, mentionné dans une cinquantaine de
versets du Coran, est le Messie, un grand prophète, mais non le
Fils de Dieu. D’après le Coran, le Christ avait échappé à la
crucifixion, ayant par ruse fait crucifier un homme à sa
ressemblance, puis Dieu l’avait placé en attente au ciel, d’où il
reviendrait un jour pour participer à la conquête de la terre. La
seule différence à cet égard entre nazaréens et musulmans
d’aujourd’hui, est que, pour les premiers, le Christ prendrait le
commandement de l’armée des Justes, alors que pour les seconds il
se bornera à assister le chef de l’armée qui sera le Mahdi, "celui
qui est guidé (par Allah) ". La théologie islamique ne dit presque
rien du Mahdi. Le Christ doit revenir du ciel pour l’aider, d’une
manière indéterminée, à conquérir la terre pour imposer
universellement l’islam.
Il est remarquable, et très étonnant, que ce ne soit pas Mahomet
qui doive revenir du ciel pour la guerre finale imposant la
société islamique sur la terre entière, mais le Christ. Les
musulmans disent que Mahomet est le plus grand des prophètes, le
dernier avant la fin des temps, le centre de leur religion, et
pourtant, ce n’est pas lui qui est censé revenir du ciel. Le
Christ, malgré les quelques cinquante versets que le Coran lui
consacre, ne joue aucun rôle dans les dévotions, ni dans
l’enseignement ordinaire, ni dans les pratiques habituelles des
musulmans, et c’est pourtant lui qui doit revenir pour la guerre
finale. Il y a visiblement en cette matière deux traditions
différentes juxtaposées. Il est visible aussi qu’une des
traditions fondatrices a été mise sous le boisseau, comme le
laissaient pressentir, entre autres, la destruction des notes
d’Hafça et la disparition de celles d’Aïcha.
En ce qui concerne le rôle du Christ dans la conquête finale de la
terre, il y a un contraste frappant entre la précision de la
théologie nazaréenne et le vague de la musulmane : pour les
nazaréens, il y avait un certain nombre d’étapes bien spécifiées :
l’émigration des "aidant Dieu" au désert, la conquête de
Jérusalem, la reconstruction du Temple, le retour du Christ, qui
devient le général en chef des armées nazaréennes, la guerre
finale menant à imposer le nazaréisme à toute la terre. Pour les
musulmans actuels, le Mahdi est une personne indéterminée dont on
ne sait rien, et le Christ revient pour l’aider on ne sait
comment.
Ainsi, dans l’islam initial, le Christ était un Messie guerrier
chargé de répandre l’islam, par la force des armes, sur la terre
entière. C’était exactement la conception des nazaréens. Cette
première conception a été recouverte par une seconde, qui donne au
Mahdi le rôle du Christ. Cependant, la présence du Christ étant
trop enracinée dans la tradition dont l’islam est né, le retour du
Christ est resté une idée islamique, devenue contradictoire : si
49
c’est le Mahdi qui doit conquérir la terre, le retour du Christ
devient sans objet.
Le concept de Mahdi est resté une idée puissante dans l’islam
jusqu’à aujourd’hui. Le Mahdi est considéré comme un réformateur
social rétablissant la pureté des origines, conduisant à une
société parfaite, ce qui est la composante millénariste, et comme
un guerrier destiné à la conquête du monde, la composante
messianique. Un certain nombre de chefs politiques musulmans ont
utilisé le prestige du mahdisme en se proclamant Mahdi. Pour en
connaître plus sur les Mahdis, cliquez ici
Les chefs musulmans qui se sont déclarés mahdis imitaient les
chefs juifs qui s’étaient proclamé Messie lors des guerres juives
qui ont dévasté la Palestine de 4 avant notre ère à 135 après. Il
s’agit du même courant de pensée, utilisant les mêmes concepts de
messianisme et de millénarisme.
Une troisième conception est apparue dans l’islam, selon laquelle
c’est l’ensemble des musulmans qui doit, par le djihad, effectuer
la conquête armée de la terre. C’est cette conception qui a
finalement prévalu, et qui rend sans objet les deux premières :
l’apparition du Mahdi devient aussi inutile que le retour du
Christ.
La présence du Christ et l’absence de Mahomet dans la guerre
finale des musulmans, ainsi que le vague qui entoure ces idées
dans l’islam, sont des présomptions que, en ce qui concerne le
Christ, la théologie des compagnons de Mahomet était très proche
de celle des nazaréens, et que celle-ci a été occultée, sans
pouvoir être totalement éliminée. Cela implique qu’à une époque
primitive de l’islam la théologie nazaréenne jouait un rôle
décisif, et que, un très grand nombre d’adeptes la connaissant, il
était impossible de la faire entièrement disparaître. Cela incite
à penser qu’il est possible de retrouver une partie de l’histoire
primitive de l’islam en étudiant les traces du nazaréisme, comme
on reconstitue la géographie d’un continent englouti en étudiant
les sommets montagneux qui émergent encore des eaux.
Le passage de pratiques et de croyances nazaréennes dans le Coran
Dans tous ces cas, les éléments du nazaréisme dépendent d’une
doctrine élaborée et complexe. La thèse fondamentale, la conquête
armée du monde entier voulue par Dieu est passée dans le Coran à
l’identique.
Certains thèmes, idées, croyances sont passés du nazaréisme à
l’islam, le millénarisme, le paradis à l’image de la terre, la
ruse de la crucifixion, l’enfance de Marie, le palmier de Marie,
le statut des femmes, le miracle des oiseaux, le Christ à la fois
mort et non mort, le caractère particulier du Christ, la conquête
du monde sous la direction du Christ armé, le nom de nazaréen
littéralement traduit en arabe par "ansar Llah", aidant Dieu, pour
désigner les plus proches compagnons de Mahomet, et bien des
expressions coraniques typiques figurent dans les inscriptions
nazaréennes du Néguev, 50 ans avant le début de l’islam.
50
D’autres éléments sont passées sans la doctrine qui en donnait le
sens, et, de ce fait apparaissent soit comme des erreurs pour les
deux Marie et pour la Trinité, soit comme incompréhensibles pour
Jésus devenu ‘Îsâ, et la prohibition du vin, alors que le vin est
digne de constituer un des délices du paradis.
Les idées nazaréennes absentes du Coran
A coté de ce premier groupe de croyances, il en existe un second,
les croyances typiquement nazaréennes qui ne se retrouvent pas
dans le Coran. Ce sont celles que nous avons vues si souvent dans
les guerres et la théologie nazaréennes : le Christ, un Messie
guerrier, reviendrait prendre la tête de l’armée des Justes et
mènerait la conquête du monde quand les étapes préalables seraient
menées à bien : l’émigration des "aidants Dieu" au désert, leur
retour offensif, la conquête de Jérusalem, la reconstruction du
Temple. Le rôle décisif du Christ est cependant attesté, dans
l’islam initial, par Anas ibn Malik. Reste à savoir pourquoi cette
partie de la théologie nazaréenne a été ensuite occultée, et quels
événements ont donné au passage des idées nazaréennes dans l’islam
ses caractéristiques singulières : un très grand nombre d’éléments
sont passés, alors que d’autres ont été exclus, bien qu’ils aient
été initialement présents, et qu’ils fassent partie du cœur de la
théologie nazaréenne.
[1] Nombres, 24, 17.
[2] Ibn Abd Rabbih, Kitab al-iqd. Boukhari, Sahih, livre 56,
Djihad, chapitre 144.
[3] Hors pétrole, ils sont trente cinq fois moins riches que les
Occidentaux, et aucun des 57 pays de l’Organisation de la
Conférence Islamique ne respecte les droits de l’homme.
[4] Irénée, Contre les hérésies, 1, 24, 4. Epiphane, Panarion, 1
et 2.
[5] Sic. C’est bien sûr Judas qui est l’Ischariote. Le Simon en
question est Simon de Cyrène, indiqué dans d’autres documents
nazaréens.
[6] Sourate 3 verset 54.
[7] Sourate 4, verset 157.
[8] Proto Evangile de Jacques, 4, 1.
[9] Sourate 3, versets 35 et 36.
[10] Proto Evangile de Jacques, 8, 1.
[11] Sourate 3, versets 37.
[12] Evangile des Hébreux, 10, 11 et Proto-Evangile de Jacques,
12, 16.
51
[13] Sourate 66, versets 23 à 25.
[14] Histoire de l’enfance de Jésus, chapitre 2, versets 2 à 4, in
Ecrits apocryphes chrétiens, Gallimard, Paris,1998
[15] Opus cit., chapitre 6, verset 2b.
[16] Sourate 3, verset 49.
[17] Sourate 5, verset 110.
[18] Philon, Les Lois, 3, 169.
[19] IV Maccabiens, 18, 7
[20] Talmud, Fiançailles, 7, 7.
[21] Sourate 33, versets 33.
[22] Sourate 24, versets 31.
[23] Sourate 66, verset 12.
[24] Sourate 3, verset 36.
[25] Sourate 19, verset 28.
[26] Jules Leroy, Les fresques de Doura Europos, in Bible et Terre
Sainte, 1967, N° 88
[27] Pseudo Philon, Antiquités bibliques, Tome 1, 20,8 Sources
Chrétiennes N° 229, Paris, Cerf, 1976.
[28] Aphrahate, Les Exposés, tome 2, 23, 4, traduction Marie
Joseph Pierre, Sources Chrétiennes, N° 359, Paris, Cerf, 1989.
[29] Jean, 7, 37.
[30] 1 Corinthiens, 10, 3 et 4.
[31] Sourate 5, verset 116
[32] Origène, Sur l’Evangile de Jean, Homélie 2, 12 et Commentaire
sur Jérémie, 14, 14.
[33] Saint Jérôme, In Isaïe, 40,9.
[34] Aphrahate, Démonstrations, 18, 10.
[35] Isaïe, 5, 1 à 7.
[36] Cantique des cantiques, dixième poème.
[37] Mat, 20, 1 à 17. Egalement Mat 21, 33 à 44, et aussi Mat 26,
26 à 28. Jean 15, 1, 4, 5.
52
[38] Deuxième Epitre de Pierre, chapitre 1, verset 4.
[39] Origène, Commentaire du livre du Lévitique, VII.
[40] Saint Ephrem, Hymne sur le Paradis, VII. Saint Ephrem était
chrétien, et la théologie chrétienne n’a jamais imposé la
prohibition du vin, ni offert une récompense éternelle à ceux qui
s’en abstiennent. Saint Ephrem transmet là une tradition populaire
de son époque, si largement implantée qu’il l’accepte par
habitude. Comme Origène rapporte cette même tradition chez les
nazaréens, on peut en conclure que les idées nazaréennes étaient
largement répandues à cette époque.
[41] Sourate 47, verset 15.
[42] Sourate 83, versets 25 et 26.
[43] Sourate 47 verset 15.
[44] Sourate 36 verset 57. Sourate 37 verset 42. Sourate 38 verset
51.Sourate 47 verset 15. Sourate 55 verset 52 et 68, etc.
[45] Sourate 55 verset 72.
[46] Sourate 37 verset 48. Sourate 38 verset 52. Sourate 55 verset
56.
[47] Sourate 36 verset 56.
[48] Sourate 55 versets 56 et 74.
[49] Sourate 55 verset 70. Sourate 56 verset 36.
[50] Sourate 56 verset 37.
[51] Sourate 38 verset 52. Sourate 56 verset 37. Sourate 78 verset
33.
[52] Sourate 78 verset 33.
[53] La raison pour laquelle le même mot arabe est traduit tantôt
par adolescente, tantôt par une indication sur la taille des seins
est détaillée dans le chapitre 23.
[54] Sourate 4, versets 157
[55] Sourate 19, versets 33
53
IV - Mahomet
1 - Les sources documentaires islamiques
2
3
4
5
6
7
-
La tribu de Mahomet : les Qoreychites
Waraka
La vie de Mahomet de la naissance à l’hégire
L’exode de La Mecque à Médine : l’hégire
La vie de Mahomet de l’hégire à sa mort
L’empreinte du nazaréisme pendant la période médinoise
1 - Les sources documentaires islamiques:
L’islam
On entend souvent dire que l’islam est une religion, c’est-à-dire,
selon le dictionnaire, "un ensemble de croyances ou de pratiques
ayant pour objet le rapport des hommes avec la divinité ou le
sacré". L’islam est en effet une religion, mais il est aussi autre
chose. Selon les théologiens islamiques, l’islam est à la fois
dîn, dunya, daoula, religion, société, Etat. Le Coran contient en
effet un grand nombre de dispositions civiles : le statut des
femmes, celui des dhimmis [1], les lois qui interdisent à un
musulman de changer de religion, celles qui interdisent aux non
musulmans d’exprimer publiquement leur foi, etc. Ces dispositions
et bien d’autres forment l’ossature d’une société, et c’est dans
cette société, sous la direction des califes, donc de l’autorité
politique, que les textes fondateurs ont pris la forme que l’on
connaît aujourd’hui. Le Coran, la biographie de Mahomet, le corps
de lois nommé la charia, ont été rédigé sur l’ordre des califes,
sous leur contrôle, durant les deux siècles qui ont suivi la
naissance de l’islam et les hadiths, dont la première collection
faite en 712 sur ordre califal a complètement disparu, se fondent
sur une tradition étroitement surveillée pendant deux siècles et
demi. La destruction des documents initiaux est attestée à de
multiples reprises, particulièrement pour les versions successives
du Coran. Ces destructions n’ont été complètement achevées qu’au
dixième siècle, trois cents ans après les origines.
Le Coran
Il n’existe aucune attestation de l’existence du Coran, sous
quelque forme que ce soit, avant la fin du septième siècle,
soixante-dix ans après la mort de Mahomet, et l’ensemble de
traditions très divergentes qui décrivent la collecte et
l’histoire des Corans n’est attesté que vers 750, 120 années après
la mort de Mahomet [2].
L’histoire personnelle de Mahomet.
Elle a été rédigée deux siècles après sa mort, sur ordre califal.
Tous les documents qui ont servi de sources ont disparu.
Les hadiths
Ce sont les paroles ou les actes de Mahomet, ou des actes de
compagnons de Mahomet vus et approuvés par ce dernier, ou des
54
descriptions louangeuses de Mahomet par ceux qui l’on connu. Les
recueils qui les contiennent ont été mis par écrit deux siècles et
demi après la mort de Mahomet. Il existe environ un million et
demi de hadiths. Cinq recueils, contenant environ 20.000 hadiths,
sont tenus pour authentiques par les érudits de l’islam.
Le problème des sources documentaires
L’islamologue Harald Motzki a dit : ou bien on fait une critique
des sources, et l’on ne peut écrire une histoire de l’islam et de
Mahomet, ou bien on renonce à évaluer les sources, et ce qu’on
écrit est, suivant la formule d’Alfred Louis de Prémare, un roman
que l’on espère historique.
Pour en savoir plus sur ce point, cliquez ici
La situation est-elle vraiment aussi désespérante ? Certes, les
documents officiels, le Coran, la biographie de Mahomet et les
hadiths principaux sont tardifs. Ce sont les califes qui ont
conduit les collectes qui ont servi à former le Coran, c’est le
calife al-Mansûr qui a fait rédiger la première biographie de
Mahomet, ce sont les califes qui ont surveillé le choix des
recueils de hadiths qui devaient être tenus pour canoniques et
avoir autorité. Ce sont les califes qui ont fait détruire les
sources originales du Coran, et encore que cela ne soit pas
attesté par des sources historiques directes, il est assez
raisonnable de penser que la disparition des textes originaux
concernant l’histoire du premier islam, la biographie de Mahomet
et les premiers recueils de hadiths, n’a pu être si complète sans
une action du pouvoir central. Tout ceci n’est d’ailleurs en rien
différent de ce qu’ont fait toutes les autorités politiques en
quête de pouvoir sur les idées.
Si l’on ne peut utiliser ni le Coran, ni la biographie de Mahomet,
ni les hadiths comme sources fiables, il reste un très grand
nombre de traditions, qui décrivent les origines de l’islam et
divers incidents de la vie de Mahomet. Quel parti peut-on en tirer
?
Les traditions orales islamiques, mises ensuite par écrit
Pour savoir plus sur ces traditions,cliquez ici. Elles sont
foisonnantes et très contradictoires entre elles. Dans les autres
parties du monde, pour l’histoire de la Chine après Qin Shi
Houangdu, de l’Inde, de la Grèce antique ou de la Rome antique, il
est possible de trouver une pluralité de documents, dont certains
ont été écrits pendant ou peu après les événements qu’ils
décrivent. Cela permet d’isoler la part historique, et de
comprendre les motivations des divers auteurs. Cette méthode est
impossible dans le cas de l’islam, en raison de la disparition de
tous les documents anciens. Il ne reste d’autre possibilité que de
trouver des critères internes aux diverses traditions. C’est ce
que font les islamologues modernes. Le critère le plus utilisé
consiste à tenir pour historique, quand il existe, l’élément
commun à plusieurs traditions. Maxime Rodinson [3], un des grands
islamologues, en a proposé un autre : ce qui présente Mahomet sous
un jour défavorable serait vrai. L’idée est que des auteurs
musulmans ne diffameraient pas Mahomet s’ils n’y étaient
55
contraints par le souci de la vérité historique. Ce critère
paraîtraisonnable, mais il est douteux : ce qui est défavorable
selon
les conceptions modernes ne l’était pas nécessairement il y a
quatorze siècles en Arabie. De plus, Mahomet étant le "beau
modèle" que tous doivent imiter, lui attribuer un acte contestable
permet de justifier cet acte pour tous ceux qui veulent le
pratiquer : contrairement à ce qu’écrit Rodinson, Mahomet n’a pas
nécessairement commis tous les actes répréhensibles que lui
attribuent les auteurs musulmans.
Ces difficultés ne signifient pas qu’il faille renoncer à utiliser
les traditions islamiques, mais simplement qu’il faut effectuer un
tri plus rigoureux que celui qui est habituel. Le critère le plus
évident consiste à n’utiliser que les traditions qui ne présentent
pas ou peu de divergences entre elles. On peut présumer que dans
ce cas il n’y a pas eu de création par des conteurs, car l’extrême
variété des traditions où ils sont intervenus montre la richesse
de leur imagination. Cela rend peu vraisemblable qu’ils soient à
l’origine des traditions peu divergentes : il aurait fallu qu’ils
perdent soudain leur créativité. L’avantage de cette approche est
de fournir une sécurité supérieure, l’inconvénient est que ce
critère ne laisse subsister que très peu de données. De telles
traditions ne concernent que des éléments apparemment assez
marginaux, essentiellement la tribu de Mahomet, appelée
Qoreychite, où les traditions sont assez peu divergentes, et
Waraka un personnage qui a joué un rôle dans la formation de
l’islam, où les traditions sont pratiquement sans divergences. Ces
données sont moins accessoires qu’il n’y paraît. Dans le cas des
Qoreychites, il existe également quelques données non musulmanes
qui confirment les traditions islamiques concordantes. Bien que
limitées, ces données sont précieuses car elles sont
raisonnablement assurées.
En dehors des Qoreychites et de Waraka, les travaux modernes,
l’exégèse, l’épigraphie, etc., ainsi que des sources non
musulmanes récemment découvertes fournissent des compléments.
L’ensemble est insuffisant pour écrire une biographie et une
histoire aussi longue et détaillée que celles qui sont
habituelles, mais l’avantage est qu’un travail établi sur ces
bases est plus proche de la vérité historique.
[1] Ceux qui ont refusé de devenir musulmans lorsque leurs armées
ont été battues et leur pays durablement occupé par les forces
armées islamiques
[2] Patricia Crone et Michael Cook, opus cit..
[3] Maxime Rodinson, Mahomet, Le Seuil, Paris, 1968
2 - La tribu de Mahomet : les Qoreychites:
Le milieu humain :
Il est intéressant, pour comprendre le rôle des Qoreychites et la
manière dont l’empire musulman s’est formé, d’avoir une idée des
56
peuples qui environnaient l’islam naissant. Le cœur est formé de
sémites, un groupe humain complexe, que l’on peut aborder par les
langues, car celles-ci gardent la trace des ethnies d’origine. Les
implantations sont indiquées à partir des pays d’aujourd’hui, ce
qui permet une formulation simple, quoique approximative. Cela
suffit pour donner une idée de la géographie humaine à l’époque de
l’islam naissant.
Les locuteurs sémites formaient quatre branches, appelées nord,
est, ouest et sud. Le sémitique nord est formé de groupes déjà
éteints ou résiduels à l’époque de Mahomet, et le sémitique sud se
trouve dans la corne de l’Afrique, Ethiopie et Erythrée, sans
intérêt pour les débuts des invasions islamiques.
Les ethnies parlant le sémitique est se trouvaient sur le
territoire de l’Irak actuel. Elles étaient différentes des Arabes,
et descendaient des Babyloniens et des Assyriens.
Le sémitique ouest est formé de trois branches principales : la
première est le cananéen, une ethnie également différente de
l’ethnie arabe. L’ethnie cananéenne était formée des Hébreux qui
occupaient principalement ce qui est aujourd’hui Israël, et des
Phéniciens, dans le Liban d’aujourd’hui ; la seconde branche,
l’araméenne, elle aussi une ethnie non arabe, dont les membres
peuplaient ce qui est aujourd’hui la Jordanie, la Syrie et une
partie de l’Irak ; la troisième branche est l’ethnie arabe, avec
un rameau nord, dont la principale langue subsistante est l’arabe
littéraire, et un rameau sud, parlant le sudarabique, établi sur
le Yémen et l’Hadramaout. Les ethnies parlant l’arabe du nord
étaient formées d’une vingtaine de tribus, appelées Arabes de
Mudar, la plupart du temps nomades, qui se déplaçaient dans ce qui
est aujourd’hui Israël, le Liban, la Jordanie, la Syrie, et
l’Irak. Numériquement, les tribus les plus importantes étaient les
Ghassâns, à l’ouest, et le Lakhm, à l’Est, puis les Qoreychites,
la tribu de Mahomet. Il y avait également quelques sédentaires
dans les oasis du Hedjaz. La limite sud de ce peuplement se
situait aux alentour de Médine. Les Arabes du sud, nommés Arabes
de Himyar, parlaient un groupe de langues différentes de celles
des Arabes du Nord. Ces langues portent le nom de sud-arabique.
Les Arabes du nord nomadisaient dans l’empire byzantin quand ils
habitaient à l’ouest, et dans l’empire perse quand ils habitaient
à l’est. Ils vivaient au contact de peuples parmi les plus
civilisés du monde à l’époque de la naissance de l’islam, des
peuples à l’époque non arabes.
L’Egypte était peuplée des descendants des Egyptiens anciens, qui
n’étaient ni arabes, ni même sémites, et l’Afrique du nord était
peuplée de Berbères, qui n’étaient, eux non plus, ni arabes, ni
sémites.
Au-delà, l’islam s’est implanté en Espagne, peuplée de
celtes-ibères, en Turquie, peuplée à l’époque de Grecs,
d’Arméniens, de descendants des Hittites et de Kurdes, et en
Perse, tous membres de la famille indo-européenne, très éloignés
non seulement des Arabes, mais aussi des Berbères et des Egyptiens
57
anciens.
Les Qoreychites dans la tradition islamique
Les sources, aussi bien les musulmanes que les non musulmanes,
indiquent que le clan des Qoreychites a joué un rôle fondamental
dans la vie de Mahomet. Pour comprendre le cadre dans lequel
Mahomet a agit, il faut savoir ce qu’était ce clan, ce qu’il a
fait, où il habitait.
Selon l’histoire califale, le clan des Qoreychites était basé à la
Mecque et Mahomet en faisait partie. Ce clan vivait de commerce,
la plupart des Qoreychites se sont violemment opposés à Mahomet,
puis l’ont rejoint quand son succès s’est affirmé.
Les sources musulmanes donnent des indications qui, sans être
frontalement opposées à l’histoire califale, ne tendent pourtant
pas à la confirmer. Ainsi, Hâchim, l’arrière grand-père de
Mahomet, était un commerçant qui exerçait à Gaza, où il possédait
des terres. Il y mourut et y fut enterré. Ses descendants
conservèrent son héritage, qui revint finalement à Mahomet [1].
S’il était mecquois, il peut sans doute avoir émigré à Gaza, mais
il est incompréhensible que ses descendants mecquois aient
conservé des terres aussi lointaines.
Mahomet possédait des terres à Hébron, en Palestine [2]. Certaines
traditions issues de l’histoire califale s’efforcent d’expliquer
ce fait en supposant que ces terres auraient été la part de
pillage que Mahomet se serait réservée sur les territoires qui
seraient conquis plus tard par les armées musulmanes. D’autres
traditions disent qu’il les aurait acquises grâce à ses bénéfices
commerciaux. Tout cela est possible, mais il est incompréhensible
d’acheter des terres à 1.300 kilomètres de son domicile. Il lui
aurait fallu plus d’un mois pour aller en percevoir les fermages,
autant pour en revenir.
D’autres traditions présentent ces terres comme un héritage de son
arrière grand-père Hâchim. Elles sont plus vraisemblables, puisque
Hâchim vivait à Gaza.
Plusieurs compagnons de Mahomet possédaient des terres en
Palestine avant l’islam. Abû Sufyân, un Qoreychite, fut, d’après
l’histoire califale, le chef de la résistance mecquoise contre
Mahomet, avant de se rallier à l’islam. Son fils Muâwiya devint
calife, et fonda la dynastie omeyade. Voici ce qu’en dit
Balâdhuri, un des plus importants historiens arabes, qui vivait au
neuvième siècle à la cour de Bagdad [3] :
"Abû Sufyân, à l’époque de son commerce dans le Sham, durant la
jâhiliyya, avait dans la Balqâ un domaine foncier qui s’appelait
Biqinnis, et dont héritèrent Muâwiyah et ses descendants."
Le Sham couvrait à l’époque la Palestine, la Jordanie et la Syrie.
La jâhiliyya est la période préislamique. La région de la Balqâ
est la plaine à l’est de la mer Morte. La même question se pose.
Il est incompréhensible de posséder une propriété que l’on ne
pouvait visiter qu’en consacrant plus de deux mois au trajet
58
aller-retour. Et l’une des diverses explications proposées pour
Mahomet, une part de pillage islamique réservée à l’avance, ne
peut être reçue pour Abû Sufyân, car, avant l’islam, il n’y avait
pas de pillages islamiques.
Au début de l’islam, Zubayrî atteste qu’un certain nombre de
Qoreychites vivaient en Palestine, comme Hâchim, l’arrière
grand-père de Mahomet [4]. Une tribu coupée en deux par 1.300
kilomètres aurait eu du mal à conserver son unité. Comme l’unité a
été conservée, on peut présumer que les divers membres vivaient
proches les uns des autres. Reste à savoir s’ils vivaient tous en
Palestine, ou tous à La Mecque. Les attestations musulmanes de
Qoreychites vivant en Palestine et en Syrie sont recoupées par des
informations non musulmanes et par les études toponymiques. De ce
fait l’hypothèse de la vie en Syrie et en Palestine, que nous
analyserons plus loin, est plus fiable que les sources califales
qui indiquent La Mecque.
Ainsi, d’après les sources musulmanes elles-mêmes, sans
divergences sur cela, des Qoreychites habitant La Mecque ont eu
leurs commerces et leurs propriétés agricoles en Syrie et en
Palestine, fort loin de leur domicile. La domiciliation mecquoise
n’est guère plausible.
Le commerce des Qoreychites
Pour en savoir plus sur ce commerce,
Voici les conclusions :
Les seuls lieux mentionnés avec précision par les sources
islamiques sont la Syrie et la Palestine.
Les lieux mentionnés par les sources non islamiques sont
exclusivement la Syrie et la Palestine.
Les marchandises indiquées, de faible valeur par rapport à leur
poids, sont typiques d’un commerce local entre pasteurs et
agriculteurs.
Ce commerce ne pouvait se produire que dans une région pourvue à
la fois de pasteurs et d’agriculteurs, ce qui exclut La Mecque,
située au milieu d’une vaste région désertique où il n’y a ni
pasteurs ni agriculteurs.
Le commerce international allégué n’a laissé que des traces
contradictoires dans les traditions musulmanes, et aucune trace
dans les documents des peuples avec lesquels ils étaient censés
commercer. Les agents de ce commerce local avaient peu de chance
d’habiter à 1.300 kilomètres au sud de leur lieu de travail.
Les Qoreychites sont dits par la tradition califale avoir été les
habitants de La Mecque. Il est plus probable qu’ils résidaient en
Syrie.
Les textes disponibles contiennent les mêmes informations
concernant le commerce personnel de Mahomet, ce qui conduit aux
59
mêmes conclusions sur le lieu de résidence de ce dernier.
La Mecque et la Mer Morte
Le Coran dit que les Qoreychites, lors de leurs voyages, passaient
matin et soir devant les cendres de Loth et de sa famille,
c’est-à-dire au sud de la Mer Morte [5]. C’est incompréhensible
s’ils habitaient la Mecque du Hedjaz, à 1.100 kilomètres de la Mer
Morte, mais c’est possible s’ils habitaient là où ils avaient leur
propriétés agricoles et leur commerce, en Syrie et en Palestine.
La toponymie qoreychite
Edouard-Marie Gallez a étudié, dans le Proche Orient et la
péninsule arabique, les noms de lieux qui indiquent la présence
ancienne de Qoreychites [6].
Le Han al-Quraysîy est une bourgade dont le nom signifie le "lieu
des Qoreychites", et les habitants de cette bourgade se nommaient
les banou el-Quorashi, "la tribu des Qoreychites" [7]. Elle se
trouve en Syrie, près de la mer, à dix kilomètres au sud de la
frontière turque actuelle. Si l’on tient l’identité des noms pour
une coïncidence, elle est improbable, car ce lieu est voisin des
localités où commerçaient les Qoreychites de l’islam initial, et
où ils possédaient des propriétés agricoles.
La toponymie nazaréenne
La toponymie qui concerne les nazaréens a été étudiée par
Edouard-Marie Gallez [8]. Elle indique trois zones peuplées de
nazaréens :
La première est située autour d’Alep, dans le nord-ouest de la
Syrie. On y trouve le village d’Ansari, vu dans la page "La
théologie nazaréenne", dans le paragraphe "Les nazaréens et les
ansars". Si vous voulez voir cette page cliquez ici.
Près d’Alep se trouve également le village de Qinnasrîn, le "nid
des nazaréens". Il est remarquable que Sâlih, l’un des prophètes
arabes que le Coran désigne comme prédécesseur de Mahomet, ait été
originaire, ait vécu et soit enterré à Qinnasrîn [9]. Cela
implique que ce prédécesseur de Mahomet était nazaréen.
La seconde, une chaîne montagneuse nommée les monts des Nosaïris,
se trouve le long du fleuve Oronte, dans l’est de la Syrie, entre
le fleuve et la mer. On y trouve aussi le village de Nasiriyé.
La troisième zone couvre le nord d’Israël et le sud de Liban. S’y
trouvent le village de Nazareth, un village nommé Ansariyè et un
Abil el-Qamh, que la tradition indique comme étant un nouveau nom
de l’Abil Bet Ma’aqa biblique, un nom donné aussi à un cours d’eau
de la région de l’Oronte, 180 kilomètres au nord.
Ainsi, si l’on se fonde sur la toponymie de Syrie et de Palestine
et sur l’onomastique des épigraphies du Néguev, les nazaréens
vivaient dans ces régions. Les Qoreychites et les nazaréens
étaient ainsi voisins, ce qui explique que les seconds aient pu
convertir les premiers.
Les musulmans avant l’islam : les nazaréens sont des proto
musulmans
60
Des traditions musulmanes [10] disent que, lors de la conquête
islamique, certaines populations de la région syrienne n’ont pas
eu besoin de se convertir à l’islam parce qu’elles étaient déjà
musulmanes. Dans le cadre de l’histoire califale, il est
impossible qu’elles aient été musulmanes avant que Mahomet n’ait
commencé son action et que l’islam ne leur soit présenté.
Les trois zones peuplées de nazaréens étaient en Syrie et les
convertis Qoreychites au nazaréisme habitaient en Palestine, là où
les principaux chefs Qoreychites possédaient des propriétés
agricoles. Les populations "déjà musulmanes" étaient les
nazaréens. Cela signifie que les Qoreychites qui ont émigrés à
Yathrib ne provenaient pas de la Mecque, mais de ces régions, et
que leur religion n’était pas l’islam, mais le nazaréisme. Les
nombreux matériaux nazaréens présents dans l’islam, appuient cette
conclusion. Ils ont été indiqués dans la page "Le nazaréisme est
un pré-islam". Si vous voulez voir cette page, cliquez ici.
Un raid significatif
Un siècle et demi avant l’islam, c’est-à-dire environ six
générations plus tôt, les Qoreychites n’habitaient nullement la
Mecque, comme le dit l’histoire califale, mais au voisinage de la
frontière actuelle entre Irak et Syrie. Alphonse Mingana cite
Narsaï, un écrivain Syrien [11] :
"Le raid des fils d’Hagar fut plus cruel même que la
famine…Déplorons la tendance infecte des fils d’Hagar, et en
particulier de la tribu de Qurays qui sont comme des animaux."
Le raid de pillage dont il s’agit fut effectué dans le nord ouest
de l’Irak actuel, près de la frontière syrienne. Le Han
al-Quraysîy indiqué par la toponymie est situé à 400 kilomètres du
lieu indiqué par Narsaï, et l’intervalle entre les deux est une
région fertile et peuplée. Un raid de l’un à l’autre n’offre pas
de difficulté. Par contre, La Mecque est situé à 1 400 kilomètres
du lieu indiqué par Narsaï, et, sur plus de 1 000 kilomètres,
l’intervalle entre les deux est une région désertique. Un raid de
cette sorte offre de telles difficultés qu’il n’est guère
vraisemblable. En 470, les Qoreychites n’habitaient pas La Mecque.
Ils ont certes pu migrer ensuite, mais leur destination de
migration ne pouvait être qu’une région pourvue à la fois de cités
où exercer leur habitude de pillage, et de pasteurs et
d’agriculteurs pour leur commerce. La région de La Mecque n’offre
ni cités, ni pasteurs, ni agriculteurs. Il n’y a pas de
vraisemblance à une émigration qoreychite à La Mecque.
Narsaï dit de plus que les Qoreychites étaient des "fils d’Hagar".
C’est là une indication religieuse, et non ethnique : cette
dernière aurait été "fils d’Ismaël", ou "Ismaélites". D’après les
travaux de Patricia Crone et Micaël Cook [12] les fils d’Hagar
sont ou des nazaréens, ou des judéo-chrétiens très proche des
nazaréens. D’après Jean de Damas, les fils d’Hagar étaient si
proches des musulmans que, en 744, un siècle après la mort de
Mahomet, fils d’Hagar, ou Hagarène était l’un des noms portés par
61
les musulmans [13]. Il est vraisemblable que ces Qoreychites fils
d’Hagar sont les populations de Syrie "déjà musulmanes".
Une conjecture
Edouard Marie Gallez observe que ces qoreychites se trouvaient
dans le royaume ghassânide, peuplé d’Arabes devenus chrétiens et
alliés plus ou moins fidèles de Byzance. Il existait chez les
Ghassâns des paroisses mobiles, les paremboles, c’est-à-dire les
paroisses des tentes. Une fois par an, les nomades se
rassemblaient en un grand camp, ou des prêtres chrétiens venaient
célébrer des messes, prêcher et enseigner. La christianisation
était assez superficielle, mais a introduit dans leurs esprits
l’idée que le Christ était le Messie. Ensuite, chez les nazaréens
au contact desquels ils se trouvaient par leur commerce, ces
chrétiens de fraîche date ont trouvé à la fois une idéologie
guerrière qui convenait à leur culture et à leurs traditions, et
une théologie fondée sur le Christ, qui les gardaient en terrain
connu. Il est envisageable qu’ils soient passés d’un christianisme
de surface au nazaréisme.
L’opposition des Qoreychites à l’islam naissant
Elle est traditionnelle dans l’histoire califale, mais peu
vraisemblable : presque tous les chefs et les plus célèbres
généraux de l’islam naissant ont été des Qoreychites, tels Abu
Sufyân, son fils Yazîd, Khalid ibn al-Walid ou Amr ibn al-As. Même
Abu Sufyân, un homme supposé avoir été un opposant radical, a été
non seulement un général, mais aussi un dirigeant d’un prestige
tel que son fils est devenu calife. Cette domination quasi
exclusive de l’islam initial par les Qoreychites les désigne comme
des pères fondateurs plutôt que comme des ennemis. De plus, la
charte de Médine ne les mentionne pas comme ennemis dans la
version d’Abû Ubayd, et une seule fois dans celle d’Ibn Hichâm
[14], peu sûre car rédigée sur l’ordre et sous le contrôle
califal, plus de 200 ans après les faits. Si les Qoreychites
avaient été les ennemis acharnés que décrit l’histoire califale,
ils devraient être souvent mentionnés dans un document qui
organise la défense.
Il est remarquable qu’Ibn Ishaq, dont l’ouvrage perdu a servi de
matériau à la biographie rédigée par Ibn Hichâm, dit, d’après une
citation de cet ouvrage [15], citation qui a survécu à la perte de
l’ouvrage dont elle était issue, que les Qoreychites furent parmi
les premiers à suivre Mahomet.
L’analyse des documents disponibles, les non musulmans comme les
traditions musulmanes sans discordances, conduit à penser que les
Qoreychites habitaient la Syrie et la Palestine, et non La Mecque,
et qu’ils furent dès le début les plus fermes soutiens de Mahomet,
et non ses adversaires.
[1] Ibn Hichâm, Sira. Ibn Sa’d Tabaqât.
[2] Ibn Sa’d, Tabaqât.
[3] Balâdhuri, Futûh, Conquête des pays.
62
[4] Balâdhuri, Futûh, Conquête des pays.
[5] Sourate 37, versets 133 à 138.
[6] Edouard-Marie Gallez, ouvrage cite.
[7] René Dussaud, Topographie de la Syrie Antique et Médiévale,
Paris, Geuthner, 1927.
[8] Ibid
[9] Yâqût, Buldân, IV, "Qinnasrîn".
[10] Youssuf Dorra-Haddad, Coran, prédication nazaréenne, in
Proche-Orient Chrétien, N° 23, Jérusalem, 1973.
[11] Alphonse Mingana, Leaves from three Ancient Kur’âns possibly
pre-othmânic, Cambridge University Presss, 1914.
[12] Patricia Crone et Michael Cook, opus cit.
[13] Jean Damascène, opus cit.
[14] D’après Afred-Louis de Prémare, opus cit. c’est une
interpolation.
[15] Ibn Khaldum, Prolégomènes.
3 - Waraka :
La reconstitution d’une partie de l’histoire réelle :
Dans les premiers pays conquis et occupés, les califes ont détruit
méthodiquement les témoignages relatifs à Mahomet et à ses
compagnons. Cependant, ils ont été moins systématiques quand il
s’agissait de personnages moins célèbres. Les plus intéressants
des documents subsistants concernent un personnage nommé Waraqa.
Les traditions qui le concernent sont sans divergences.
Le prêtre Waraqa
Les textes islamiques le mentionnent, notamment les hadiths
principaux. Il a joué un rôle significatif.
Boukhari est le plus célèbre compilateur de hadiths, c’est-à-dire
d’actes ou de paroles attribués à Mahomet. Il apprit par cœur,
dit-on, 200.000 hadiths, parmi lesquels 2.700 lui parurent
authentiques [1]. Il établit son recueil à partir de traditions
orales et le publia 250 ans après la mort de Mahomet. Ce recueil
est si prestigieux que c’est un des deux livres sur lequel un
musulman peut poser la main afin de prêter serment. L‘autre livre
est le Coran. Voici ce qu’écrit Al Boukhari [2] :
"Cet homme (Waraqa Ibn Nawfal) qui était cousin de Khadidja du
63
côté de son père, avait embrassé le nazaréisme avant l’apparition
de l’islam. Il savait écrire l’hébreu, et avait copié en hébreu
toute la partie de l’Evangile que Dieu avait voulu qu’il
transcrivît."
L’Evangile, puisqu’il est au singulier, ne peut être que celui des
nazaréens. Ceci est confirmé par la phrase précédente : Waraqa
était converti au nazaréisme.
Autre citation de Boukhari [3] :
"Le prêtre Waraqa écrivait le Livre hébreu. Il écrivait de
l’Evangile en hébreu ce que Dieu voulait qu’il écrivît."
Ibn Kusaïr, al-Isfahânî et Ibn Kathîr donnent la même information
[4].
Ce texte indique que Waraqa était un prêtre nazaréen. Le fait
qu’il ne mentionne qu’un seul Evangile le signifiait également, et
nous en verrons encore d’autres attestations.
Muslim, compilateur de l’un des six recueils principaux, très
célèbre, mais moins cependant que celui d’Al Boukhari, cite le
même hadith, avec cependant une différence significative [5] :
"Le prêtre Waraqa écrivait le Livre arabe. Il écrivait de
l’Evangile en arabe ce que Dieu voulait qu’il écrivît."
Si le même Evangile est dans un cas en hébreu, dans l’autre en
arabe, on peut en déduire que Waraqa traduisit en arabe l’Evangile
en hébreu des nazaréens.
Dans la Sira (ce qui signifie l’histoire) d’Ibn Hichâm, écrite 200
ans après la mort de Mahomet, unique biographie n’ait pas disparu,
on peut lire [6] :
"(Waraqa) était devenu nazaréen et avait suivi les livres et
appris la science des hommes...Il était excellent connaisseur du
nazaréisme. Il a fréquenté les livres des nazaréens, jusqu’à les
connaître comme les gens du Livre."
Au début du dixième siècle, près de trois siècles après la mort de
Mahomet, Al Yaqûbî publia un recueil de sermons attribués à
Mahomet, dans lequel il écrit [7] :
"Parmi les Arabes qui sont devenus nazaréens, il y a un groupe de
Quraysh (une autre orthographe de Qoreychite)... parmi eux
figurent... Waraqa ibn Nafal ibn Assad."
Al Isfahânî écrit lui aussi [8] :
"Waraqa s’est converti au nazaréisme au temps de l’ignorance
(c’est-à-dire avant l’islam)."
Ainsi, Waraqa était un Arabe qoreychite converti au nazaréisme, et
devenu prêtre nazaréen.
64
Ceci confirme que les Qoreychites vivaient en Syrie, et non à la
Mecque : pour que l’un d’eux puisse devenir un prêtre nazaréen, il
fallait qu’il y eut à proximité des nazaréens pour l’informer sur
le nazaréisme. C’était le cas en Syrie mais non à la Mecque du
Hedjaz.
L’entourage de Mahomet
Al Halabi écrivit une biographie de Mahomet en utilisant
essentiellement l’œuvre d’Ibn Hichâm. Quelques renseignements
anciens ont pu lui parvenir par tradition orale, et enrichir son
œuvre. D’après lui, lors du mariage de Mahomet avec Khadidja,
Waraqa a déclaré :
"Nous sommes les chefs et les guides des Arabes."
Cette même affirmation est transmise également par d’autres
sources [9].
A cette époque, le chef et le guide des Arabes était Mahomet. Si
Waraqa se place à côté de Mahomet comme chef et guide, c’est que
les deux étaient d’accord en matière religieuse, car, pour Waraqa,
prêtre par conversion, comme pour Mahomet, qui fondait son action
sur des croyances religieuses, le domaine religieux était décisif.
Les sources islamique elles-mêmes confirment la profondeur de leur
accord, car Waraqa était l’inspirateur de Mahomet. Boukhari ajoute
en effet cette indication [10] :
"Lorsque Waraqa fut décédé, la révélation s’est tarie."
Cela laisse penser que Waraqa fournissait à Mahomet la matière des
ses allocutions et discours, à partir de traductions en arabe de
textes religieux ou liturgiques nazaréens.
A la mort de Waraqa, Mahomet déclara qu’il l’avait vu au paradis
[11]. Ceci doit être analysé à partir de ce que nous savons de
l’islam et du nazaréisme. Pour l’islam actuel, tous ceux qui ne
sont pas de la bonne religion vont en enfer. Les nazaréens ont été
aussi exclusifs, puisqu’ils vouaient à la servitude avant leur
mort et à l’enfer après ceux qui ne voudraient pas devenir
nazaréens quand les armées nazaréennes auraient conquis la terre.
Cette convergence rend probable le fait que Mahomet partageait
cette idée quand Waraqa est mort. Waraqa, admis au paradis, était
ainsi de la bonne religion. Comme il était nazaréen, et que seul
l’islam est la bonne religion, il faut conclure qu’au début de
l’islam, le nazaréisme et l’islam étaient identiques, que le
nazaréisme était un proto islam.
Cette conclusion est renforcée par le fait qu’une partie de
l’entourage très proche de Mahomet était nazaréen : Ibn Sa’d est
un biographe qui vivait à Bagdad au neuvième siècle. Il fut
secrétaire de Waqidi. Sa réputation de fiabilité et de précision
lui valut d’être très souvent cité dans les siècles suivants. Il
indique [12], comme Ibn Hichâm [13], quatre nazaréens dans
l’entourage immédiat de Mahomet. L’un était Waraqa. Les autres
65
sont :
Ubayd [14], un petit fils d’Abd al-Muttalib, l’oncle de Mahomet.
Ubayd répudia sa femme Umm Habîba. Ubayd était si proche de
Mahomet que ce dernier récupéra Umm Habîba comme épouse.
Uthmân [15], un cousin germain de Mahomet.
Zayd [16], dont Mahomet disait : "A lui seul, il vaut une nation."
[17]
Mahomet a fait beaucoup d’efforts pour convertir à ses idées tous
ceux qui l’entouraient, de près ou de loin. Que des membres de son
entourage le plus proche aient été nazaréens est une présomption
qu’il l’était lui-même.
La collecte du Coran dans un cadre nazaréen
Si les compagnons de Mahomet avaient pensé que les proclamations
de Mahomet venaient d’Allah, ils auraient immédiatement pris en
note des paroles aussi précieuses. La collecte tardive du Coran à
partir de notes prises par des auditeurs de rencontre est
incompréhensible dans le cadre de l’histoire traditionnelle
musulmane.
Si au contraire l’islam initial était le nazaréisme, il n’y avait
pas de raison de conserver les discours et commentaires de Mahomet
: la doctrine exposée et commentée par Mahomet était disponible
dans les écrits sacrés des nazaréens, c’est à dire l’Evangile des
Hébreux et la Tora. Il est compréhensible dans ce cas que des
adeptes admiratifs de Mahomet aient pris en note ses paroles, en
le considérant comme un orateur de talent, capable de convaincre
et de motiver ses auditoires au moyen de discours mémorables. Ce
sont ces notes de fortune, récupérées par les califes, qui ont
ensuite servi de matériaux à la confection du Coran, quand le
besoin d’un livre sacré proprement arabe s’est fait sentir.
[1] Le recueil de Boukhari contient un peu moins de 8.000 hadiths,
dont beaucoup sont identiques, transmis par plusieurs chaînes de
témoins différentes. Il existe 2.762 hadiths différents, ou près
de 4.000 si l’on compte comme différents des textes qui ne
présentent que des différences minimes.
[2] Al Boukhari, Sahih, Livre 1 (Commencement de la révélation),
Chapitre 1.
[3] Al Boukhari, Sahih, Livre 1 (Commencement de la révélation),
Chapitre 1.
[4] Ibn Kusaïr, Biographie du prophète, 1, 386. Abû al-Faraj
al-Isfahânî, Kitâb al-agânî, (Le livre des chants). Abû al-fida
Ibn Kathîr, Tafsîr al-qur’ân, (Explication du Coran), une copie de
l’ouvrage de Tabari.
[5] Muslim, Sahih, I, 78 et 79.
66
[6] Ibn Hicham, Sira, 1,175 et 203.
[7] Al-Yaqubi, Tarikh, 1, 256 et 257.
[8] Al Isfahânî, Al kital al-agânî, (Le livre des chansons) Le
Caire, 1937, vol 3, 144
[9] Mecquoise, I, 123. Alépine, I, 155. L’auteur de la Mecquoise
est Ahmad Zini, et le titre complet est "La vie prophétique et les
traces mahomédiennes". L’auteur de l’Alépine est Ali ben Bourhâne
ed Dine el Halabi, et le titre complet est "La vie du très fidèle
Mahomet". Les deux livres ont été publiés dans le même groupe de
trois volumes, par Al Istiqamat, Le Caire 1962. Cité par Joseph
Azzi, in Le Prêtre et le Prophète : aux sources du Coran.
Maisonneuve & Larose, Paris, 2001
[10] Al-Boukhari, Sahih, Livre 1 (Commencement de la révélation),
Chapitre 1
[11] Alépine, vol 1. opus cit.
[12] Abdallah Mahomet ibn Sa’d ibn Mani al-Zuhri, Kitâb al-tabaqât
al-kubra (Le livre des hautes classes)
[13] Ibn Hichâm , al-Sîrâ al-Nabawîya (Biographie du Prophète)
[14] Le nom complet est Ubayd Allah ibn Jahch ibn Umayma.
[15] Le nom complet est ‘Uthmân ibn al-Huwayrith
[16] Le nom complet est Zayd ibn ‘Amr ibn Nafîl
[17] Ibn Hichâm, opus cit.
4 - La vie de Mahomet de la naissance à l’hégire :
L’histoire califale raconte que Mahomet est né à La Mecque, et
qu’il y a vécu jusqu’à ce que l’opposition et les menaces des
Qoreychites le forcent à fuir à Médine pour sauver sa vie et
celles de ses adeptes. Cette fuite constitue l’hégire. Les sources
non musulmanes racontent une histoire différente.
La date de naissance de Mahomet (environ 580)
L’histoire califale le fait naître pendant "l’année de
l’éléphant". L’épigraphie yéménite a montré qu’à une date mal
connue, au cours du sixième siècle, une armée yéménite peut-être
équipée de quelques éléphants, conduite par Abraha, gouverneur du
Yémen sous les ordres du Negus, l’empereur d’Abyssinie, avait fait
une expédition vers le nord du Yémen. L’histoire califale dit que
l’armée d’Abraha a atteint et attaqué la Mecque, que le grand-père
de Mahomet a mené une défense héroïque et victorieuse, et que
Mahomet, ou son père suivant les traditions, est né cette
année-là. Cependant, l’expédition d’Abraha est restée très au sud
de la Mecque. Sa date a été fixée par des chercheurs occidentaux
vers 580, pour donner un âge vraisemblable à Mahomet. En fait, on
67
ne sait rien sur la date réelle de cette incursion. De ce fait la
date de naissance de Mahomet ne peut être que conjecturale.
La ville où il est né
Théophile d’Edesse, un chrétien maronite né en 695 et mort en 785,
vécut principalement à Bagdad. Il écrivit une chronique,
aujourd’hui perdue, mais qui est reproduite dans la Chronographie
de Théophane [1] :
"Lorsqu’il (Mahomet) eut atteint l’âge et la taille de jeune
homme, il se mit, à partir de Yathrib sa ville à aller et venir
vers la Palestine pour le commerce, pour acheter et vendre.
S’étant habitué à la région, il fut attiré par la religion de
l’unique Dieu et il revient vers les gens de sa tribu. Il leur
proposa cette croyance. Il en persuada un petit nombre qui
adhérèrent à lui. De plus, il leur vantait l’excellence de la
terre de Palestine, leur disant : « C’est à cause de la croyance à
l’unique Dieu que leur a été donnée cette terre si bonne et si
fertile. » Et il ajoutait : « Si vous m’écoutez, Dieu vous donnera
à vous aussi une bonne terre où coulent le lait et le miel. »
Comme il voulait renforcer sa parole, il dirigea une troupe de
ceux qui avaient adhéré à lui, et il commença à monter vers la
terre de Palestine, attaquant, ravageant et pillant. Ils revinrent
chargés (de butin) sans avoir subi de dommages, et ils ne furent
pas frustrés de ce qu’il leur avait promis. Dès lors, mus par
l’ardeur de posséder, ils s’en firent une habitude. Ils se mirent
à monter de nouveau pour piller, et à revenir. Ceux qui n’avaient
pas encore adhéré à lui virent que ceux qui s’étaient soumis à lui
jouissaient d’abondantes richesses, et ils furent entraînés à se
soumettre à lui sans résistance. Ensuite, comme les hommes qui le
suivaient étaient devenus une troupe très nombreuse, il ne les
conduisit plus (lui-même) pour piller, et il resta à Yathrib sa
ville, dans les honneurs."
Ainsi, selon Théophile d’Edesse, la ville d’origine Mahomet était
Yathrib, renommée Médine par les adeptes de Mahomet. Ce dernier
était commerçant, et dans ses voyages en Palestine, rencontra des
personnes qui le convertirent à une religion fondée sur deux
éléments : le Dieu unique et l’usage des armes pour s’emparer de
butin et des terres de Palestine, désignées par une expression
biblique, "la terre où coulent le lait et le miel". La Palestine,
le Dieu unique, la Bible et la guerre en vue du pillage sont les
quatre caractéristiques de ce groupe. Les tribus arabes
guerroyaient et pillaient, mais ne considéraient pas la Palestine
comme "la terre où coulent le lait et le miel", et, à cette
époque, ne s’intéressaient ni à la Bible, ni au Dieu unique. Les
juifs s’intéressaient à la Palestine, à la Bible et au Dieu
unique, mais, découragés par les échecs de toutes leurs guerres de
libération, ils pensaient alors "qu’étudier la Tora était plus
important que restaurer le Temple", et avaient renoncé à la
guerre. De plus, dans la tradition juive, la guerre était conduite
en vue de la libération d’Israël, non en vue du pillage.
Seuls les nazaréens de cette époque possédaient à la fois les
quatre caractéristiques en question : Mahomet commandait une
troupe de nazaréens. Il est inévitable qu’à cette époque il ait
68
été nazaréen lui-même.
Mahomet s’était sans doute converti sous l’influence de ses
rencontres avec des nazaréens lors de ses voyages commerciaux et
sans doute aussi sous l’influence de Waraqa. La combinaison du
pillage et d’une idéologie utilisant le Christ était, nous l’avons
vu, particulièrement apte à convaincre les Qoreychites, du fait de
leurs traditions pillardes et d’une christianisation
superficielle. Mahomet mena de nombreuses expéditions, et fit sans
doute un grand nombre de convertis parmi les Qoreychites de
Palestine, du Néguev et de Jordanie.
Le mariage avec Khadija (environ 610)
Selon la Sira d’Ibn Hichâm et les autres sources islamiques citées
précédemment, Mahomet, alors qu’il était jeune, épousa Khadija,
une femme bien plus âgée que lui, riche négociante, dont il était
l’un des caravaniers. Mahomet faisait un beau mariage. Cette
tradition est confirmée par une source non islamique, le
pseudo-Sébéos, un Arménien qui écrivait vers 660.
Il faut noter que l’attestation non musulmane de Sébéos date de 50
ans après les faits, alors que celle d’Ibn Hichâm, musulmane, est
de 200 ans après.
Mahomet eut quatre filles de Khadija. Les sources islamiques
attestent que Khadija mourut assez vite. Son nom signifie "celle
qui fait des fausses couches".
Bouhkari, le plus respecté des collecteurs de hadiths, écrit dans
son recueil :
"Cet homme (Waraqa Ibn Nafal), qui était cousin de Khadija du côté
de son père, avait embrassé le nazaréisme avant l’apparition de
l’islam."
Etant donné les solidarités claniques, fortes entre cousin et
cousine, Khadija était probablement nazaréenne. Un autre texte va
dans le même sens [2] :
"Cela vient de Khadija, suite au conseil donné par Waraqa."
Son entourage lui demandait conseil, et elle-même ne donnait son
avis qu’après avoir pris celui de Waraqa.
Aujourd’hui, quand un scientifique ou un philosophe donne un avis
hors de son domaine, il n’est que très partiellement suivi.
Jacques Monot, prix Nobel de biologie moléculaire, en a fait
l’expérience quand il a voulu utiliser son prestige scientifique
au profit d’un parti politique. A la fin de l’antiquité, il en
allait autrement, car la séparation des domaines de compétences
était une idée inconnue. Une personne tenue pour un sage ou un
chef avait une autorité beaucoup plus large. La variété des
questions traitées par les hadiths ou les fondateurs des quatre
écoles sunnites en témoigne : un prophète ou un juriste estimé
avait autorité en tout domaine. C’est dans ce cadre qu’il faut
analyser la citation précédente : puisque Khadija donnait une
69
telle importance aux avis de Waraqa pour les affaires courantes,
il est probable qu’elle suivait aussi son avis pour le choix de
ses convictions religieuses.
Ce fut sans doute l’efficacité de Mahomet comme négociant, comme
prédicateur et comme chef de guerre qui conduisit Waraqa à l’unir
à sa cousine, mais, si Mahomet n’avait pas été nazaréen, les
solidarités claniques de l’époque auraient interdit à un nazaréen,
prêtre de surcroît, de donner sa cousine en mariage à un homme
d’une autre religion.
La campagne perse de 614
En 614, les Perses attaquèrent l’empire byzantin et envahirent une
partie importante de l’Asie mineure et du Proche-Orient. Ils
étaient accompagnés de contingents venus d’Arabie orientale, et
d’une armée juive. Il existait en effet une communauté juive
nombreuse en Perse. Elle était commandée, sous les ordres de
l’empereur, par un chef nommé l’exilarque. L’empereur de Perse
avait demandé à l’exilarque de lever un corps de combattants
juifs, qui comprenait 20.000 guerriers. Il est probable que les
nazaréens et leurs convertis Qoreychites se sont joints à eux,
pour plusieurs raisons. D’une part théologiques, car il était
impossible de prendre le contrôle de Jérusalem et d’y rebâtir le
grand cube du Saint des Saints tant que les chrétiens byzantins
avaient la maîtrise de la ville. D’autre part, les nazaréens
étaient motivés par les discours de Mahomet, que l’on retrouve
dans le Coran : ils sont remplis d’invitations à la guerre "sur le
sentier de Dieu", en vue du butin [3]. D’après le Coran et d’après
Théophile d’Edesse, Mahomet utilisa largement cet argument pour
rallier des tribus. La campagne aux côtés des Perses lui
permettait d’élargir ses expéditions et d’augmenter les pillages.
Les activités de Mahomet entre 614 et 622
Mahomet continua à rallier les tribus arabes à ses convictions.
Jacob d’Edesse dans sa chronique datant de 640 environ, rapporte
que :
"Le royaume des Arabes, que nous appelons Tayyayé, commença
lorsque Héraclius, roi des Romains, était dans sa 11ième année, et
Chosroès, roi des Perses, dans sa 31ième (en 621 donc). Les
Tayyayés commencèrent à faire des incursions dans la Palestine."
Ces Tayyayés sont les premiers adeptes de ce qui allait devenir
l’islam, et que personne alors, encore moins eux-mêmes, n’appelait
musulmans. S’ils avaient été basés à La Mecque, dans l’Arabie
profonde, leurs premières incursions auraient été faites dans les
villes du voisinage, notamment Taïf qui, selon l’histoire
califale, avait repoussé Mahomet par la violence. Puisqu’ils
faisaient des incursions en Palestine, sans en faire ailleurs à
cette époque, ils étaient basés au voisinage de ce pays.
Ainsi, à partir de 621, année indiquée par Jacob d’Edesse,
l’alliance des Perses et le retrait des Byzantins avait permis aux
razzias de se développer, avec, comme conséquence le ralliement de
beaucoup d’Arabes.
70
[1] Traduite par Alfred Louis de Prémare, op cit.
[2] Alépine, vol 1, opus cit.
[3] Sourate 4, verset 94. Sourate 8, versets 1, 41 et 69. Sourate
49, versets 15, 19 et 29. Sourate 59, versets 6 à 10.
5 - L’exode de La Mecque à Médine : l’hégire :
L’hégire dans la théologie musulmane
La date de l’hégire est prise pour origine du calendrier musulman,
parce qu’elle constitue un événement capital. Dans l’histoire
musulmane, c’est le tournant décisif de la vie de Mahomet. Avant,
il était un prophète tourné en dérision par ses concitoyens, et
finalement menacé de mort, au point de devoir prendre la fuite
avec ses quelques convertis. Après, il devint le chef de Médine,
constitua une armée, organisa des razzias pour le butin puis des
guerres de conquêtes, et parvint à fonder un empire.
Les événements fondateurs
L’hégire est un événement fondateur, puisqu’elle marque la date
origine du calendrier, mais c’est un événement discordant par
rapports à tous ceux qui sont connus dans l’histoire du monde.
Dans les autres cas, par exemple la fondation de Rome ou la
naissance du Christ, il s’agit d’un événement glorieux qui marque
l’entrée dans une ère nouvelle. D’autres événements marquants sont
des combats extraordinaires, les Grecs aux Thermopyles ou les
Juifs à Massada. Il est sans exemple qu’une fuite de quelques
dizaines d’hommes, événement en soi peu glorieux, soit prise pour
marquer la date d’entrée dans un monde nouveau.
Il est également peu cohérent que cette fuite ait eu pour
conséquence une série de guerres victorieuses. L’histoire réelle a
du être différente, l’hégire a du être un événement capital et
glorieux et ses conséquences ont du devenir suffisamment évidentes
pour qu’Omar, vers 637, 638 ou 639 choisisse cette date pour
origine du calendrier. Regardons les événements entre 622, date de
l’hégire, et 637, 638 ou 639.
La situation en 622
La date de l’hégire est attestée par tant de traditions
convergentes que l’on peut tenir pour certaine la date
habituellement indiquée. Que s’est-il passé cette année là dans
cette région du monde ?
Byzance avait été attaquée peu avant par les Avars, des barbares
venus de Bulgarie. L’empereur dut lutter contre eux, et abandonner
les provinces d’Orient aux Perses. Cependant, en 619, il finit par
conclure une paix avec les Avars, il réorganisa son armée, et, en
622, il contre-attaqua la Perse à partir du nord de la Syrie.
Chosroès, l’empereur perse, riposta en allant attaquer
Constantinople. Sergius, le Patriarche de Constantinople,
71
conduisit la défense de la ville, et Chosroès comprenant qu’il ne
pourrait vaincre, se retira en 626, rentra dans son pays et se
réfugia dans sa capitale, Ctésiphon. Héraclius prit Ninive en 627,
vint mettre le siège devant Ctésiphon, la ville se rendit,
Chosroès s’enfuit et il fut assassiné peu après par son propre
fils Kavadh.
622, la date de l’hégire, est celle où Héraclius revint au Proche
Orient, battit les Perses et leurs alliés, et commença la
reconquête des provinces envahies.
L’action des nazaréens entre 614 et 622
Il n’existe pas de documents musulmans utilisables, ce qui est
surprenant, car il existe des sources abondantes sur les actes des
armées juives. Celles-ci avaient beaucoup pillé et massacré les
chrétiens, et utilisé les menaces de mort pour produire des
conversions forcées. Le plus grand massacre effectué par les
armées juives, portant sur 90.000 chrétiens, a été fait en 614, à
Mamilla, un faubourg de Jérusalem. Il est assez probable que les
nazaréens qoreychites, alliés avec les juifs dans la même guerre,
ont agit comme leurs alliés :
Cela est certain quant aux pillages, d’après ce que nous savons
des traditions quoréchites, des incitations du Coran, des récits
de Théophane, et de la lettre d’Abraamès que nous verrons
ci-dessous.
C’est également certain en ce qui concerne les conversions forcées
sous menace de mort : la Doctrina Jacobi citée ci-après montre que
Mahomet utilisait largement des violences sanglantes, et le texte
de Tabari également cité ci-après montre que ces violences étaient
essentiellement destinées à produire des conversions forcées.
Que les nazaréens qoreychites se soient conduit comme leurs alliés
juifs en matière de massacre est sujet à conjecture, car il
n’existe pas d’attestation directe sur ce point. De toute façon,
le fait qu’ils aient été alliés des Perses et des juifs, les
pillages et les conversions forcées étaient des raisons
suffisantes pour craindre, de la part d’Héraclius, le même genre
de rétorsion qu’il appliqua aux juifs.
Les adeptes de Mahomet étaient ainsi gravement menacés lorsqu’en
622 Héraclius revint en vainqueur. Ils avaient intérêt à se
déplacer suffisamment loin pour être hors de portée. Le meilleur
endroit était Yathrib, la ville de leur chef Mahomet. Trop au sud
pour qu’Héraclius puisse facilement s’en emparer, elle était
depuis longtemps habitée par des nazaréens, et Mahomet avait
converti les habitants qui ne l’étaient pas encore.
L’hégire a concerné non quelques douzaines de convertis en
provenance de la Mecque, mais des armées de plusieurs milliers de
convertis venus de Palestine et de Syrie.
La situation en 638
Selon la théologie nazaréenne, quand les Justes auraient accompli
un exode au désert, conquis Jérusalem et reconstruit le Temple, le
72
Christ reviendrait, prendrait la tête de l’armée des Justes, et
conquerrait le monde.
En 622 l’exode avait été fait, en 637 Jérusalem conquise, et,
puisque Omar alla prier en 638 dans un temple situé sur
l’Esplanade, au moins une construction précaire avait été établie
à cette date. Les conditions étaient remplies.
Omar prévoyait l’arrivée imminente du Christ et la conquête de la
planète entière, en raison du succès d’un long effort, dont le
tournant décisif avait été la réalisation de la première étape,
l’Exode de 622. Il est compréhensible que les convertis l’aient
pris pour origine de leur calendrier.
L’opposition des Qoreychites à Mahomet
Nous avons vu que les Qoreychites ont été les premiers et les plus
proches soutiens de Mahomet, non ses adversaires. L’histoire
califale le nie. En effet, accepter de reconnaître que la masse
des convertis était en Syrie, que leurs ennemis étaient les
Byzantins, et qu’ils ont dû se mettre à l’abri lors du retour
d’Héraclius, conduit à une cascade de questions qui mène aux
nazaréens. Il n’était pas possible d’éviter cette cascade en
dissimulant l’Exode, beaucoup trop connu. Par contre il a été
possible d’introduire l’Exode dans une autre histoire. Puisque,
pour écarter le souvenir des nazaréens, et aussi pour mettre au
premier plan les Arabes, l’histoire califale a transporté Mahomet
en Arabie profonde, à la Mecque, il lui fallait des ennemis dans
cette ville, afin de donner une raison à l’Exode. Ce lieu est
désert, il n’y a personne autour. Les seuls ennemis possibles ne
pouvaient venir que de la ville elle-même, et du clan qui
l’habitait. D’où la transformation d’une partie des Qoreychites en
ennemis, cause de l’Exode. Il reste ces difficultés, parmi bien
d’autres : une fuite est présentée comme un événement digne de
marquer l’origine d’une ère nouvelle, et les ennemis allégués sont
des pères fondateurs.
6 - La vie de Mahomet de l’hégire à sa mort:
Dans l’histoire califale, Mahomet est mort en 632, peu après sa
victoire sur les Mecquois.
Le ralliement des tribus arabes après 622:
Tabari [1] est né en 839, en Perse. Premier chroniqueur musulman,
il publia son œuvre historique vers 910, trois siècles après la
mort de Mahomet. Il constitue la source principale de l’histoire
califale. Il raconte que Khaled, un général, selon certains sous
les ordres d’Abu Bakr, selon d’autres directement sous ceux de
Mahomet, aurait reçu l’ordre suivant de Mahomet [2] :
"Si, dans une tribu, ils n’entendent pas l’appel à la prière, tu
sauras que les gens de cette tribu sont des apostats et tu les
feras mourir. Quant aux autres tribus où l’on aura entendu l’appel
à la prière, invite-les à se rendre auprès de toi. Si elles paient
la dîme, accepte-la et épargne ces hommes ; mais si on ne la paie
73
pas, fais-les tous mourir et ne fais grâce à personne."
Les Byzantins et les Perses, engagés dans une guerre violente, ne
pouvaient limiter les entreprises de Mahomet. Il en profita pour
les étendre, par une combinaison typiquement messianique de
prédication et de combats.
La conversion des Arabes du nord
Ibn Khaldoun fut le plus grand des historiens, des géographes et
des philosophes de l’histoire en terre musulmane. Né en Espagne en
1332, il vécut essentiellement à Tunis où il mourut en 1406. Dans
ses Prolégomènes, une introduction philosophique à son ouvrage
principal, l’Histoire des Berbères, il cite l’ouvrage perdu d’Ibn
Ishaq, le premier biographe de Mahomet. Ibn Ishaq écrivit un
siècle après la mort de Mahomet. Ibn Khaldoum eut entre les mains
un exemplaire, qui subsistait à cette époque, du livre de Ibn
Ishaq. Il lut ce livre et en cite ce passage :
"Lorsque les Qurays (Qoreychites) furent bien organisés grâce au
fait qu’ils avaient unifié l’ensemble des Arabes du nord, tous les
Arabes leur obéirent... Leurs armées parcoururent les pays
lointains, ce qui se produisit à l’époque des conquêtes. Celui qui
s’est familiarisé avec l’histoire des Arabes et leur geste
glorieuse (Siyar) et qui a constaté cela à travers leurs manières
d’être, sait bien que les Qurays avaient en leur faveur le nombre
et la capacité de s’imposer aux clans du nord. Ibn Ishaq, dans son
livre des Siyar, l’a souligné, comme bien d’autres."
Pour les Arabes, le nord, c’est la Syrie et la Palestine, les pays
les plus au nord qu’ils aient peuplés. La Mecque est à 1.700
kilomètres de la limite nord de l’habitat arabe, et à 1.100
kilomètres de sa limite sud. Il est clair que si les Qoreychites
avaient été mecquois, ils n’auraient pas unifié les Arabes du
nord. Ce que dit Ibn Ishaq montre que c’est bien l’unification des
Qoreychites de Syrie et de Palestine, puis des tribus arabes de
ces mêmes pays, qui a constitué l’étape initiale de l’islam.
Les conversions au nazaréisme
Elles furent nombreuses à cette époque, parmi les tribus arabes.
Ibn Qutayba vivait au neuvième siècle, deux siècles et demi après
Mahomet. Il était un spécialiste des hadiths, un philologue, un
linguiste et un épistolier de premier plan. Il cite trois tribus
qui se convertirent au nazaréisme à l’époque du début de l’islam,
dont les Ghassâns, très nombreux, qui formaient l’essentiel du
peuplement de ce qui est aujourd’hui la Syrie et la Jordanie [3].
Les Ghassâns s’opposaient au pouvoir central byzantin [4]. Ils
étaient devenus monophysites, ce qui donnait une base religieuse à
leur opposition politique. Leur conversion au nazaréisme
amplifiait cette tendance, car entre le nazaréisme et l’orthodoxie
la distance était bien supérieure à celle entre le monophysisme et
l’orthodoxie.
Al Ya’qûbi est un des grands historiens islamique, contemporain de
Ibn Qutayba. Il indique neuf tribus converties au nazaréisme,
74
parmi lesquelles celle de Lakhm, qui occupait un vaste
territoire,sur une partie importante de l’Iraq actuel, autour de
Hîra, aucontact de la frontière perse [5].
Al Jâhiz, contemporain des précédents, fut aussi un des grands
historiens islamiques, et également un théologien mutazilite, un
prosateur et un polémiste religieux. Il indique onze tribus
converties au nazaréisme [6].
En dédoublonnant celles qui sont indiquées par plusieurs auteurs,
on arrive à 17 tribus différentes, dont les deux plus grandes, les
Ghassân et les Lakhm, soit une large part du peuplement arabe du
nord. Il s’agissait de tribus habituées aux raids de pillages, et
le nazaréisme était une idéologie guerrière. Il est difficile de
croire que des conversions aussi massives n’aient pas conduit à
des opérations de guerre et de pillage. Or, on ne trouve aucune
trace de guerres nazaréennes à cette époque, ni des causes d’une
conversion aussi étendue. Par contre, on trouve des attestations
historiques abondantes montrant qu’il y eu à cette époque des
conversions massives chez les Arabes du nord, notamment les
Ghassân et les Lakhm, et des guerres fondées sur ces conversions.
Ce sont les conversions et les guerres de l’islam.
En 622, Mahomet est pris pour un prophète juif
Théophane est un moine byzantin, fondateur d’un monastère. En 811,
Georges Syncelle, secrétaire du Patriarche Tarasius, sentit sa fin
prochaine. Georges Syncelle avait entrepris d’écrire une histoire
du monde et avait atteint l’année 284, celle où Dioclétien devint
empereur. Il demanda à son ami Théophane de terminer son oeuvre.
De 811 à 815, Théophane rassembla les archives disponibles à
Byzance et s’en servit pour écrire sa Chronographie. Ce sont des
annales, organisées par année, de 284 jusqu’à 815. L’année 622
porte l’indication suivante [7] :
"Les juifs se sont attachés à Mahomet parce qu’ils le tenaient
pour l’un de leurs prophètes."
Il faut remarquer que les juifs ont pris Mahomet pour un prophète
de leur tradition, ce que n’ont pas fait les chrétiens. Les juifs
dont il s’agit sont des juifs traditionnels. Aujourd’hui, il
serait tout à fait impossible de prendre un prédicateur musulman
pour un prophète juif. Par contre un apôtre du nazaréisme pouvait
prêter à une telle confusion. Voici pourquoi :
L’attente messianique des juifs au septième siècle
L’état d’esprit des juifs de cette époque se caractérisait par une
forte attente messianique.
Une tradition faisait état d’un "Messie de Joseph" qui serait mis
à mort. Celui-ci serait suivi "d’Elie le prophète", puis viendrait
le "roi Messie" [8]. Les chefs juifs disaient "Un prophète va se
lever. Son temps est proche. Nous le suivrons et il massacrera
(nos ennemis) d’un (divin) massacre" [9]. Dans le peuple, "les
gens se disaient les uns aux autres : sûrement, ceci est le Messie
dont nous ont averti les prêtres" [10].
75
Nehemiah, l’exilarque, chef des armées juives entrées en
Palestineavec les Perses ayant été assassiné, beaucoup le
considérèrentcomme le Messie de Joseph, et attendait de façon
imminente Elie,puis le roi Messie.
D’autres juifs s’appuyaient sur une prophétie de Daniel disant
qu’après 70 semaines d’années [11] le Temple serait reconstruit
[12]. En datant la fin du Temple non de sa destruction effective
par Titus, en 70, mais de la défaite de Bar Kokhba, en 132, on
arrivait à la date de 622 pour la reconstruction du Temple. Cette
croyance était partagée par de très nombreux juifs [13].
Ainsi, les spéculations théologiques juives de l’époque
s’appuyaient sur le prophète Daniel et conduisaient à prévoir la
reconstruction du Temple pour l’année 622, tandis que diverses
autres spéculations également venues de la théologie juive
faisaient prévoir l’arrivée imminente d’un prophète prédécesseur
du roi Messie.
Les nazaréens pratiquaient les observances juives, ce qui pouvait
conduire des observateurs superficiels à les prendre pour des
juifs, et la théologie nazaréenne prévoyait le retour du Christ
Messie, pour conduire les armées des Justes à la conquête du
monde. Un chef judaïsant annonçant l’arrivée prochaine d’un Messie
guerrier était exactement ce qu’attendaient les juifs de ce temps,
ils pouvaient le prendre pour l’annonciateur juif prophétisé par
Isaïe et Malachie.
Les chrétiens par contre ne pouvaient faire une telle confusion.
Pour eux le Christ devait revenir seulement à la fin des temps,
pour emmener tous les hommes, les vivants et les morts ressuscités
dans le royaume éternel. Et il ne pouvait y avoir d’annonciateur,
celui-ci étant déjà venu en la personne de Jean Baptiste. La
confusion faite par les juifs et évitée par les chrétiens est une
signature du nazaréisme.
L’arrivée des juifs d’Edesse à Yathrib, en 625 ou 627
Le Pseudo-Sébéos raconte qu’en 625 ou 627, des juifs d’Edesse,
chassés par Héraclius, tentèrent de se réfugier à Yathrib, où ils
pensaient trouver des juifs. Voici la suite de ce texte [14] :
"En ce temps-là il y avait un Ismaëlite nommé Mahomet, un
négociant. Il se présenta lui-même à eux (les juifs d’Edesse)
comme sur ordre de Dieu, comme un prédicateur, comme le chemin de
la vérité, et leur apprit à connaître le Dieu d’Abraham, car il
était très bien instruit et à l’aise avec l’histoire de Moïse.
Comme l’ordre venait d’En-haut, ils s’unirent tous sous l’autorité
d’un seul homme, sous une seule loi, et abandonnant de vains
cultes, revinrent au Dieu vivant qui s’était révélé à leur père
Abraham. Mahomet leur interdit de manger de la viande d’aucun
animal mort, de boire du vin, de mentir ou de forniquer."
Dans ce texte, Mahomet est un orateur et un chef qui se présente
comme un prédicateur et qui parle non pas en exposant des
révélations apportées par l’ange Gabriel, mais en enseignant à des
juifs le Dieu d’Abraham et l’histoire de Moïse ! Il se présente
76
donc comme une sorte de juif, mais non un juif traditionnel, car
"leurs cultes étaient différents", dit le chroniqueur. Mahomet, ce
négociant ismaélite (arabe), chef de l’oasis et "très bien
instruit et à l’aise avec l’histoire de Moïse" est fort loin de
l’image califale, et tout à fait conforme à ce que nous savons des
nazaréens. Il prescrit la morale élémentaire – ne pas mentir et ne
pas forniquer – un interdit juif sur les bêtes mortes, et un
interdit typiquement nazaréen, la prohibition du vin. C’est
d’ailleurs un orateur de talent, car il convainc les juifs venus
d’Edesse de se rallier à sa religion, et de se placer tous sous
son autorité, en les persuadant qu’ils n’abandonnaient pas le
judaïsme en embrassant le nazaréisme, ce qui montre à quel point
la confusion était possible. Le Pseudo-Sébéos poursuit [15] :
"Il (Mahomet) ajouta : Dans un serment, Dieu a promis ce pays à
Abraham et à sa postérité après lui à jamais. Il agissait selon sa
promesse quand il aimait Israël. Maintenant, vous, vous êtes les
fils d’Abraham, et Dieu réalise en vous la promesse faite à
Abraham et à sa postérité. Aimez seulement (c’est à dire
exclusivement, et non comme les associateurs) le Dieu d’Abraham,
allez vous emparer de votre territoire que Dieu a donné à votre
père Abraham, et personne ne pourra vous résister dans le combat,
car Dieu est avec nous."
L’incitation à la guerre sainte, avec la victoire garantie par
Dieu et le pillage en prime, sont typiques des messianismes. Les
nazaréens ont adopté cette théologie, que l’on trouve dans le
premier islam, comme dans celui d’aujourd’hui.
La lettre de 628
La chronique de Sebêos cite une lettre envoyée vers 628 par
Mahomet à Héraclius. Peu importe qu’elle soit authentique, comme
certains islamologues le pensent, ou fabriquée après coup, selon
d’autres : comme elle est extrêmement célèbre, notamment parmi les
musulmans, elle indique l’état d’esprit qui régnait à l’époque
dans les armées de Mahomet. Comme la chronique de Sebêos date de
660, une trentaine d’années après la date de la lettre en
question, et qu’elle n’a pas été filtrée par le pouvoir califal,
elle indique mieux l’état d’esprit réel que les traditions
califales, dont les plus anciennes datent de plus d’un siècle
après cette époque, et les plus nombreuses de plus de deux siècles
après. Voici son texte [16] :
"… Celles-ci sont les tribus d’Ismaël… Tout ce qu’il restait des
enfants d’Israël se joignit à eux, et ils formèrent une armée
puissante. Alors ils envoyèrent une ambassade à l’Empereur des
Grecs (Héraclius), disant : « Donnez nous cette terre en tant
qu’héritage de notre père Abraham et de sa postérité après lui ;
nous sommes les enfants d’Abraham ; vous avez tenu notre pays
assez longtemps. Donnez le nous en paix, et nous n’envahirons pas
votre territoire ; autrement, nous reprendrons avec intérêt ce que
vous avez pris. »"
A cette époque, bien avant la conquête de Jérusalem, le rôle de
Jérusalem était tellement central que toute autre conquête n’était
vue que comme les intérêts dus. Jérusalem était le capital,
77
l’essentiel, les autres conquêtes n’étaient que l’accessoire, les
dommages intérêts dus par les chrétiens pour avoir indûment occupé
Jérusalem. Il n’y a que dans la théologie nazaréenne que Jérusalem
est à ce point décisive [17].
L’autre élément remarquable de la lettre est que les "juifs" et
les Arabes combattaient ensemble dans la même armée, et que les
Arabes se considéraient aussi "juifs" que leurs partenaires, et à
ce titre autant héritiers qu’eux.
La défaite de Mu’ta, en 629
Théophile d’Edesse relate que Mahomet envoya une armée, partie de
Yathrib, qui tenta de conquérir la Palestine. Elle fut battue par
les Byzantins en 629, à Mu’ta, ou Môteh, avant d’atteindre le
Jourdain, et dut battre en retraite. Cette bataille est la seule
de toutes celles organisée ou livrée livrées par Mahomet qui soit
historiquement avérée quant à la date et au lieu. Les textes
musulmans présentent cette défaite comme un combat héroïque, où
les musulmans déployèrent un héroïsme tel que cette défaite valait
une victoire. Cependant, les rares textes musulmans qui y font
allusion n’indiquent ni l’année ni le lieu [18].
On peut se demander ce que faisait Mahomet à cet endroit situé à
une vingtaine de kilomètres à l’est de la pointe sud de la mer
Morte (il est indiqué sur la carte de la page "La tribu de Mahomet
: les Qoreychites".) Si vous voulez voir cette page, cliquer ici.
Selon l’hagiographie musulmane, Mahomet était à cette époque
absorbé par sa lutte contre la Mecque ; en 625, une armée
mecquoise avait assiégé Médine, et infligé une défaite à Mahomet,
à Ohod. En 627, une nouvelle armée mecquoise, plus importante,
avait été arrêtée par un fossé creusé à la hâte, sur l’ordre de
Mahomet, pour défendre la ville. Mahomet se jugeant incapable de
résister en choc frontal à l’armée de 13.000 hommes envoyée contre
lui, avait fortifié la ville, afin d’échapper par un siège à un
combat en rase campagne.
L’histoire selon les sources non musulmane ne recoupe pas du tout
cette histoire califale : comment se pourrait-il que, deux ans
après la bataille du fossé, Mahomet ait pu abandonner sa base
menacée pour tenter d’arracher la Palestine aux armées byzantines
? Cela revenait à livrer sa base à ses ennemis. Pour l’historien
actuel, il est difficile d’imaginer que l’histoire califale et la
chronique d’Edesse puissent être vraies simultanément.
La bataille de Gaza, en 634
A cette date, l’histoire califale dit que Mahomet était mort
depuis deux ans, et qu’il avait été remplacé par Abou Bakr, calife
de 632 à 634. Les documents non musulmans racontent une histoire
différente.
Sophrone, Patriarche de Jérusalem
Ce patriarche fait état de la bataille de Gaza, en 634, où les
Musulmans furent vainqueurs. Son texte a été écrit moins de dix
ans après les faits. Il indique que les Musulmans avaient déjà une
visée mondiale [19] :
78
"Ils se vantent de dominer le monde entier en imitant leur chef
continûment et sans retenue."
Pour convaincre ses hommes qu’ils allaient conquérir le monde
entier, ce chef était nécessairement un homme charismatique d’une
très grande autorité. Un général de Mahomet aurait difficilement
pu avoir une telle influence. Il est probable que ce chef était
Mahomet lui-même, et qu’il n’était pas mort en 632, puisqu’il
tentait de conquérir Jérusalem en 634.
Thomas le presbytre
Ce prêtre jacobite vivait à Resaina, dans ce qui est aujourd’hui
l’Irak. Il écrivait en 640, six ans seulement après les événements
qu’il relate [20] :
"En l’année 945 Indiction VII, vendredi 4 Shebat (cette date du
calendrier byzantin correspond au 4 février 634 de l’ère
chrétienne) à 9 heures, eut lieu le combat des Romains (les
Byzantins) contre les Tayayê (les Arabes) de Mahomet, en
Palestine, à 12 miles à l’est de Gaza. Les Romains s’enfuirent,
abandonnant le patrice Bar Yardan, que les Tayayé tuèrent. Furent
tués là environ 4.000 paysans pauvres de Palestine, chrétiens,
juifs et Samaritains. Et les Tayayê dévastèrent toute la région."
Ce texte affirme que Mahomet était bien le chef qui commandait à
la bataille de Gaza : Mahomet était toujours vivant en 634. Cette
information est donnée par un contemporain de Mahomet, dont les
œuvres, non musulmanes, ont échappées à la censure des califes.
Thomas indique une population locale formée de chrétiens, de juifs
et de Samaritains, ce qui est exact : Gaza était le siège d’un
évêché, et la présence de juifs et de Samaritains est indiquée par
d’autres sources [21]. Thomas montre ainsi qu’il connaît la
réalité locale de cette époque, contrairement aux textes musulmans
sur le même sujet.
La Doctrina Jacobi
Ce texte, également appelé Didascalie de Jacob, est un ouvrage
chrétien adressé aux juifs traditionalistes, écrit en grec, à
Carthage, avant 640. Il contient une lettre envoyée par un juif de
Césarée, Abraamès, à son frère Justus. L’extrait commence par
relater la mort du patrice byzantin à la bataille de Gaza, en 634.
Un patrice est un très haut dignitaire, qui commandait l’armée. Un
"candidat" est un lieutenant de la garde impériale ; son rang est
équivalent à celui de patrice. Justus cite la lettre de son frère
[22] :
"Mon frère Abraamès m’a écrit qu’un faux prophète est apparu.
Lorsque le Candidat fut tué par les Arabes, j’étais à Césarée et
j’allais en bateau à Skymine (à 40 kilomètres au nord de Césarée).
On disait : Le Candidat a été tué ! Et nous, les juifs nous étions
dans une grande joie (Les juifs se réjouissaient de la mort d’un
chef militaire byzantin parce que les Byzantins exerçaient de
fortes pressions pour contraindre les juifs à se convertir au
christianisme). On disait que le prophète était apparu, venant
avec les Arabes, et qu’il proclamait l’arrivée du Christ oint, qui
79
allait venir. Et moi, (Abraamès) étant arrivé à Skymine, je
m’arrêtai chez un vieil homme bien versé dans les Ecritures, et je
lui dis : Que me dis-tu du prophète arrivé avec les Arabes ? Il me
répondit en gémissant profondément : C’est un faux prophète : les
prophètes viennent-ils armés de pied en cap ?.... et moi,
Abraamès, ayant poussé l’enquête, j’appris de ceux qui l’avaient
rencontré qu’on ne trouve rien d’authentique dans ce prétendu
prophète : il n’est question que de massacres. Il dit aussi qu’il
détient les clés du Paradis, ce qui est incroyable."
On trouve ici une théologie qui prévoit un guerrier, préparant les
conditions du retour d’un Christ guerrier, lequel ira conquérir le
monde entier par les armes. Les juifs cultivés, et il s’agit ici
d’un "homme bien versé dans les Ecritures", voyaient cet
annonciateur comme un sage. Pour les musulmans dans leur théologie
d’aujourd’hui, il y a bien un prophète armé, Mahomet, mais
celui-ci n’annonce pas le retour imminent du Christ, le Messie
armé qui va conquérir la terre.
Dans l’islam des origines, selon Anas ibn Malik, le Mahdi était le
Christ. Pour en savoir plus sur ce point cliquez ici et voir le
paragraphe "Le Christ dans l’islam". Ainsi, ces deux témoins du
premier islam, Anas ibn Malik et Abraamès, concordent pour
affirmer que Mahomet annonçait le retour imminent du Christ en
armes. Il appliquait la théologie nazaréenne, s’apprêtait à
conquérir Jérusalem, et attendait immédiatement après le retour du
Christ armé. Au contraire, dans la théologie de l’islam actuel, le
retour du Christ est indépendant de la conquête de Jérusalem, et
ne se produira que bien des siècles plus tard, quand le Mahdi sera
apparu. L’arrivée imminente du Christ est une signature du
nazaréisme.
Un hadith surprenant et révélateur
Al Boukhari est l’auteur islamique dont l’autorité est la plus
grande. Rappelons que pour prêter serment, un musulman doit poser
la main soit sur le Coran soit sur le recueil de hadiths de
Boukhari, à l’exclusion de tout autre livre. Juste après cet
auteur se trouve Muslim, auteur d’un autre recueil de hadiths. Ces
deux recueils sont déclarés sahih, ce qui signifie solides,
c’est-à-dire authentiques. En dehors de ces deux recueils, aucun
autre livre musulman ne s’est vu attribué ce qualificatif. Les
deux contiennent cette proclamation de Mahomet [23] :
"Par celui qui tient mon âme en sa main, la descente de Jésus,
fils de Marie, est imminente."
Les érudits musulmans classent les hadiths en 4 catégories, bons,
acceptables, faibles, faux. Ce hadith appartient à la première
catégorie. Cette catégorie est divisée en six niveaux. Ce hadith
appartient au premier, le meilleur, car il est identique dans les
recueils de Boukhari et de Muslim.
En général, les hadiths ne sont pas des sources fiables car ils
ont été mis par écrit deux siècles et demi après les faits, et
pendant toute cette période les califes sont intervenus de toutes
les manières accessibles à leur pouvoir. Cependant, ce hadith
80
montre précisément ce que les califes ont voulu occulter :
Mahomet était nazaréen et non musulman. C’est pourquoi il ne peut
être unefabrication ultérieure. C’est un survivant des origines.
Ainsi, ce ne sont pas seulement Anas ibn Malik et Abraamès qui
attestent cette proclamation de Mahomet, ce sont aussi les deux
auteurs les plus respectés de l’islam, Boukhari et de Muslim.
La mort de Mahomet en 634
Le rabbin Eléazar Qilir, ou Kalir est le plus célèbre des poètes
liturgiques hébreux. Il vivait en Palestine, au moment de la
défaite byzantine de Gaza. L’un de ses poèmes évoque un "Messie de
guerre", annonciateur du vrai Messie, qui entra à Jérusalem,
commença à reconstruire le Temple de Salomon, et fut assassiné au
bout de trois mois [24].
Si l’on interprète le Messie comme un guerrier venu rétablir par
les armes l’indépendance d’un royaume juif, comme le faisaient de
nombreux juifs du peuple, son précurseur annoncé par Isaïe et
Malachie devait être aussi un guerrier. Or c’est Mahomet,
vainqueur à Gaza, qui est entré à Jérusalem en 634. C’est donc lui
qui a commencé à rebâtir le Temple de Salomon, une urgence dans le
cadre de la théologie nazaréenne, et c’est lui qui a été assassiné
au bout de trois mois.
Eléazar Qilir le désigne par l’expression "Messie de guerre"
plutôt que par son nom, comme son contemporain Thomas le
presbytre. Sans doute parce qu’un poème utilise volontiers les
allégories et les métaphores.
Les divers textes que nous venons de voir indiquent que Mahomet
était toujours en vie deux ans après la date supposée de sa mort.
L’histoire califale a caché les circonstances et la date réelles
car elle ne pouvait dire qu’il avait été assassiné à cette époque
à Jérusalem : outre que cette fin était peu glorieuse, il aurait
été difficile de cacher les origines de l’islam si le premier
geste de Mahomet, après la victoire de Gaza avait été de s’y
précipiter pour reconstruire le Temple.
Officiellement, le premier successeur de Mahomet fut Abou Bakr,
censé gouverner de 632 à 634. Ses actes comme calife ne sont
connus que par des sources musulmanes tardives, notamment la Sira
d’Ibn Hichâm, et ne sont jamais mentionnés dans des documents non
islamiques, au contraire des califes suivant, Omar, Othmân, Ali et
leur successseurs. Ce contraste a conduit certains islamologues
[25] à se demander si Abou Bakr, compagnon et beau père de
Mahomet, avait bien été calife. Cette hypothèse est d’autant plus
justifiée que, Mahomet étant toujours vivant en 634, il fallait
expliquer qui était calife entre 632 et 634. Les historiens
mandatés par les califes ultérieurs pour rédiger l’histoire ont dû
trouver un moyen de combler l’intervalle. Le plus simple était de
prendre un proche de Mahomet, et de lui attribuer un califat
intercalaire.
Une raison supplémentaire de penser qu’Abou Bakr n’a jamais été
calife est que son histoire est différente de celle des treize
81
suivants : tous ont été assassinés, alors qu’Abou Bakr serait
mortde mort naturelle. L’instabilité de l’islam primitif, que
manifeste non seulement cette longue série d’assassinats, mais
aussi les guerres civiles qui ont fait des centaines de milliers
de morts parmi les musulmans durant les premiers siècles de
l’histoire musulmane, rend pour le moins peu probable un unique
califat paisible.
Mahomet, aussitôt après la victoire de Gaza est entré dans
Jérusalem, une ville violemment hostile à l’occupation étrangère :
les nombreuses guerres de libération juives, pendant des siècles,
en témoignent. Il se plaçait dans une situation dangereuse, et
plus encore en s’emparant de l’Esplanade pour y bâtir un temple.
Il est compréhensible qu’il y ait été assassiné.
Jérusalem ne s’est rendue qu’en 637, et Omar n’y est entré qu’en
638. Entre 634 et 637 Jérusalem a donc été une ville libre. Les
vainqueurs de Gaza ont évacué la ville. C’est une indication de
plus que ces vainqueurs ont vécu après leur victoire un événement
qui les contraint à la retraite.
D’autres attestations, melchites, jacobites, nestoriennes et
samaritaines indiquent que c’est Mahomet qui a conduit la conquête
de Palestine, ce qui implique qu’il n’est pas mort en 632, mais
après [26].
Les historiens musulmans ont tous passé sous silence la date et
les circonstances de la défaite de Mahomet, en 629, à Mu’ta, lors
de sa première tentative de conquérir Jérusalem. Les documents
byzantins attestent cette défaite et les historiens arabes y font
quelques vagues allusions. Les mêmes historiens ne pouvaient
qu’occulter plus encore une seconde retraite, surtout précédée de
l’assassinat de Mahomet. Quant aux Byzantins, ils ne peuvent
fournir de sources fiables sur le combat de 634 : en effet, à
Mu’ta, les Byzantins l’avaient emporté et les historiens pouvaient
interroger les vainqueurs à leur retour. A Gaza, cinq ans plus
tard, les Byzantins ont été battus et le patrice, commandant en
chef, tué. Seuls sont revenus des fuyards dispersés. Ce ne sont
pas les personnes dont les historiens enregistrent le plus
volontiers les comptes rendus. Il s’est quand même trouvé un juif
de Palestine, qui n’avait ni les réticences des musulmans ni les
difficultés des Byzantins, pour témoigner de ce qui s’était passé.
Il est possible que si, malgré l’occupation de Jérusalem par les
musulmans pendant tant de siècles, son texte nous est cependant
parvenu, c’est parce que, sous la forme d’un poème liturgique en
hébreu, et sans la mention explicite du nom de Mahomet, il a
échappé à la vigilance des représentants du pouvoir chargés de
détruire tout ce qui n’était pas conforme à l’histoire califale.
[1] Le nom complet est Muhammad ben Jarir ben Yazid al-Imam abou
Jafar at-Tabari.
[2] Tabari, Histoire des prophètes et des rois, tome 2, Les quatre
premiers califes, Actes sud, Paris, 2002.
82
[3] Le nom complet est Abd Allāh ibn Muslim ibn Qutayba, Abū
Muh.ammad al-Dīnawarī al-Marwazī. Son livre est al Ma’ârif (les
Connaissances). Les tribus indiquées sont celle de Rabî’a, de
Ghassân et de Qudâ’a.
[4] Les monophysites pensaient que le Christ n’avait qu’une seule
nature, divine, et non pas deux, une divine et une humaine, unies
dans la même personne, selon les théologies catholique et
orthodoxe. Les Ghassans, opposés au pouvoir impérial grec, avaient
remplacé le grec par le syriaque comme langue liturgique.
[5] Al Ya’qûbi, T’arikh ( Histoire). Les tribus sont : Tamîm,
Rabîa, Banû Taghlib, Tay’, Mazhaj, Bahra, Salîkh, Tannûkh et
Lakhm.
[6] Le nom complet est Abu Uthman Amr Ibn Bahr al-Kinani
al-Fuqaimi al-Basri. Les tribus sont indiquées dans le volume 7 de
Kitâb al-Hayawân (Le livre des animaux).Ce sont Taghlib, Chibân,
Âbd al-Qays, Qudâ’a, Salîkh, al-Ubâd, Tannûk, Lakhm, ‘Âmila,
Jizân, Ibn Kathîr ibn Belhârith ibn Ka’b.
[7] Théophane le Confesseur, Chronographia. J.P. Migne,
Patrologiae Graecae, tome 108, Edition de Boor, Theophanis
Chronographia, II Leipsig, 1885.
[8] Succot 51b, Sefer Elijah
[9] Hishami
[10] Ibid
[11] Une semaine d’années signifie sept ans.
[12] Daniel, 9, 24.
[13] Hishami
[14] Histoire d’Héraclius par l’évêque Sébéos, op cit.
[15] Ibid.
[16] Histoire d’Héraclius par l’évêque Sébéos, op cit.
[17] Pour les juifs orthodoxes, Jérusalem est la capitale de
l’Etat juif. Pour les nazaréens et pour les proto musulmans, elle
devait devenir la capitale du monde entier.
[18] Par exemple Boukhari, Livre 64 (des expéditions militaires),
chapitre 44, parle de la bataille de Mota. Il y dit que Mahomet en
était absent, que le chef musulman, Zeid fut tué (Zayd Ibn
Hâritha, fils adoptif de Mahomet), remplacé par Djafar, qui fut
tué aussi, après avoir combattu tant d’acharnement qu’il reçu 50
blessures selon un hadiths, plus de 90 selon un autre. Djafar fut
remplacé par Ibn Rouâha, qui fut également tué. Le chef suivant,
Khâlid Ibn al-Oualîd fut si énergique qu’il brisa neuf sabres, le
dixième, un sabre yéménite, étant seul capable de soutenir la
83
vigueur du sabreur. Et la bataille finit par une victoire
musulmane. Il est clair qu’un soldat ne peut continuer le combat
après avoir reçu plusieurs dizaines de coups de sabre ou de lance,
en ne tombant qu’au cinquantième ou au quatre vingt dixième, que
personne ne va au combat avec dans le dos une hotte pleine de
sabres de rechange, et qu’une bataille suivie d’une retraite est
perdue. Les précisions données par Théophile d’Edesse montrent que
Mahomet a organisé cette expédition. Les hadiths de ce chapitre
sont visiblement fabriqués, mais pas nécessairement par Boukhari.
Balâdhurî, Ansâb, I, chap 7, donne des indications voisines.
Djafar aurait reçu 72 blessures avant de tomber, et Khâlid
conduisit la retraite.
[19] Sophrone de Jérusalem, Sermon sur la Théophanie, cité par
Christoph von Schönborn, Sophrone de Jérusalem, Vie monastique et
confession dogmatique, Collection Théologie Historique, Paris,
Beauchesne, 1972.
[20] Chroniqua minora, Pars seconda, III. Traduction Alfred-Louis
de Prémare, Les fondations de l’islam, Paris, Seuil, 2002.
[21] Yaqûbî, Buldân et Bakrî, Mujam.
[22] Doctrina Jacobi, 5, 16, traduction Gilbert Dagron et Vincent
Déroche, juifs et chrétiens dans l’orient du 7ième siècle, Travaux
et Mémoire, Collège de France, Centre de recherche d’histoire et
de civilisation de Byzance, 11, Paris, de Boccard, 1991.
[23] Al Boukhari, Sahih, livre 60 (des prophètes) chapitre 49.
Muslim, 2,189.
[24] Gilbert Dagron, Entre histoire et apocalypse, in Travaux et
mémoire, tome IX, 1991.
[25] Edouard-Marie Gallez, op cit, et Patricia Crone et Michael
Cook, opus cit.
[26] Patricia Crone et Michael Cook, Hagarism, opus cit.
7 - L’empreinte du nazaréisme pendant la période médinoise :
Les mahgrâyês :
Mahomet n’était pas musulman, car le mot de musulman, comme celui
d’islam, apparaît pour la première fois dans l’empire islamique en
691, soixante ans après la mort de Mahomet, et il a mis si
longtemps à s’imposer qu’il n’apparaît dans les documents non
musulmans que 150 ans après la mort du fondateur. Ses adeptes,
pendant la vie de Mahomet et au moins les dix ans qui ont suivi la
mort de leur chef, ont porté le nom de mahgrâyês, un mot qui
appartient à la langue syriaque, et qui signifie les émigrés. Son
usage a été exclusif au moins jusqu’en 644. Ce terme est attesté
dès 640 en syriaque, et en 642 en grec sous la forme magaritai,
dérivée du syriaque [1].
84
Jean d’Edesse a écrit une lettre à Jean le Stylite dans laquelle
il donne aux musulmans leur premier nom, mahgrâyê [2] :
"Les mahgrâyê confessent tous fermement qu’il (Jésus) est le vrai
Messie qui devait venir, et qui fut prédit par les prophètes. Sur
ce point il n’y a pas de dispute avec nous (les chrétiens)."
Un fragment de texte syriaque, daté de 682, indique
[3] :
"Ce livre… a été achevé en l’an 993 des Grecs, qui correspond à
l’an 63 des mahgrâyê."
Le syriaque était alors une langue liturgique, et dans cette
langue, l’Exode est celui de Moïse conduisant les Hébreux hors
d’Egypte. Cet exode fut suivi de la conquête de Canaan. Cela
montre que pour les compagnons de Mahomet, l’Exode dont ils
avaient tiré leur nom était celui de Moïse, préfigurant celui des
nazaréens à Yathrib. A cette époque, les compagnons de Mahomet
étaient des nazaréens. L’islam n’existait pas encore.
L’explication califale du nom de Médine
La ville de naissance de Mahomet, Yathrib, devint Médine. Le
document musulman le plus ancien est la charte de Médine. Il a été
rédigé en 622, l’année de l’hégire, il organise l’entraide
mutuelle entre les fidèles de Mahomet, et donne à ce dernier un
pourvoir d’arbitrage important. Le terme Mdyn, les consonnes qui
signifient Médine, n’apparaissent dans la charte de Médine qu’à la
fin du texte. Cette mention est un ajout tardif, qui d’ailleurs ne
figure pas dans la version d’Abû Ubayd, plus ancienne et donc plus
sûre. A cette date, Yathrib n’était pas encore Médine.
La date à laquelle Yathrib fut renommée Médine est mal connue. Les
textes musulmans disent peu d’années après 622, sans en préciser
le nombre exact. Le Coran mentionne deux fois Médine [4], dans des
versets où l’exégèse moderne de repère pas de modification. Ces
versets remontent donc à la collecte d’Othmân, vers 645.
La Chronique du Khûrzistân, un document non musulman, indique
qu’en 660 la ville s’appelait Médine depuis un certain temps.
Ces différents documents font penser que le nom de Médine a du
apparaître entre 625 et 630, et peut être dès 622 ou 623 si l’on
en croit les textes musulmans, sans divergences sur ce point.
Selon l’histoire califale Médine serait l’abréviation d’al-Madina
ar-rasul Allah, la ville du messager d’Allah, ou de al-Madina
an-nabi, la ville du Prophète. Ces étymologies sont des plus
douteuses car elles n’apparaissent que vers 820, deux siècles
après les faits, sauf dans le traité d’arbitrage entre Ali et
Muawiyah, qui a subi des corrections ultérieures, après la défaite
d’Ali, et qui, donc, n’est pas fiable.
Cette explication n’est pas satisfaisante pour une autre raison :
le terme mdyn, à l’époque, signifiait région habitée et non ville,
qui se disait qura. Le sens bourgade est apparu deux siècles plus
tard, précisément en raison de l’interprétation du nom Médine par
85
"ville du messager d’Allah", "ou ville du prophète".
L’explication califale n’est pas satisfaisante pour une autre
raison encore, la date à laquelle le nom de Médine apparaît pour
la première fois. A cette époque, les adeptes de Mahomet
utilisaient le syriaque comme langue sacrée : ils se donnaient le
nom de mahgrâyê, et ils appelaient leur religion la loi mahgra.
C’est pourquoi ils ont du aussi renommer la ville de l’émigration
d’un nom en araméen et non en arabe. Pour valider cette
conjecture, il faut trouver un texte rédigé peu de temps après les
faits, qui indique la raison du choix du nom Médine.
La Chronique du Khûrzistân
Précisément, un tel texte existe, la Chronique du Khûrzistân,
écrite par des Nestoriens de Perse [5], vers 660, une trentaine
d’années après le changement de nom. Etant chrétienne, elle est
restée à l’abri des destructions qui ont fait disparaître tous les
textes musulmans originaux Cette chronique indique les deux
dénominations, Yathrib et Médine et dit que la seconde dérive du
Medân biblique [6] :
"Appartient de même aux Tayyaïé Médine, qui a pris son nom de
Medân, le quatrième fils de Qetura. On nomme aussi (cette ville)
Yathrib."
Une autre tradition non musulmane indique aussi que le nom de
Médine vient de Medân. Elle est attestée au onzième siècle par Bar
Hebraeus, qui écrit [7] :
"La ville de Yathrib, ou de Madiân… (a été nommée ) du quatrième
fils qu’Abraham eu de Qetura."
Certains peuvent s’étonner, pensant qu’Abraham ne fut marié qu’à
Sara. Ce n’est pas exact [8].
Cela laisse une question ouverte : le nom choisi par les nazaréens
de Mahomet devrait avoir un sens symbolique. Or, Medân n’en a pas.
Sa vie est totalement inconnue.
Les coutumes juives en matière de symboles
Comme de nombreux juifs de toutes les époques, les nazaréens
considéraient que le passé était une préfiguration du futur. Ainsi
Joseph ben Yo’ezer, le premier théoricien du messianisme,
considérait qu’il était un nouveau Jéroboam, et que Jason, le
Grand Prêtre en exercice, était un nouveau Salomon, un idolâtre
exposé à la sanction de Yahvé. De même, les nazaréens pensaient
que le Christ était un nouveau Moïse, et que son prédécesseur
serait un nouvel Elie, etc... C’est dans leur théologie qu’il faut
chercher.
L’alphabet arabe primitif
A partir de 640, date de l’invasion arabo-musulmane, les Perses
utilisèrent un alphabet arabe primitif, presque sans voyelles. Le
chroniqueur a écrit Mdyn. En 660, à l’époque de la Chronique du
Khûrzistân, les signes représentant les voyelles n’existaient
toujours pas. Les lecteurs devaient vocaliser, c’est-à-dire
86
ajouter les voyelles en devinant. Un siècle plus tard, quand
l’usage de représenter les voyelles s’est répandu, le copiste
chrétien qui a ajouté les voyelles pouvait interpréter Mdyn par
Medân ou bien autrement, avec d’autres voyelles. Il a choisi
Medân, pour une raison que nous ne connaissons pas, ce qui a donné
naissance à la tradition indiquée par Bar Hebraeus.
S’il a fait une erreur de vocalisation, il doit être possible de
la retrouver : existe-t-il dans la Bible une ville ou une personne
dont le nom s’écrivait Mdyn en alphabet primitif, et qui avait un
sens symbolique dans le cadre de la théologie nazaréenne ?
Modîn
Effectivement il en existe une, et une seule, le petit village
juif de Modîn. C’est le village d’où partit l’insurrection des
Maccabées qui devait libérer Israël de l’occupation séleucide, au
cours d’une longue guerre coupée de périodes de paix armée et de
négociations, qui s’étendit de 166 à 140 avant notre ère.
L’histoire de cette guerre, relatée dans le livre des Macchabées
[9], montre ce qu’était Modîn dans la pensée juive, et dans
l’esprit de ceux qui judaïsaient : le point de départ d’une guerre
théologique victorieuse.
Mahomet déclarait être celui qui ouvrait le chemin au Christ en
accomplissant un nouvel Exode, répétition de l’Exode de Moïse hors
d’Egypte, qui devait être suivi d’une guerre théologique
victorieuse. Les adeptes de Mahomet avaient accompli leur Exode et
en tirèrent leur nom, les émigrés. Yathrib fut une nouvelle Modîn,
en écriture arabe primitive Mdyn, d’où devaient partir de nouveaux
Maccabées.
Le chroniqueur ne s’est pas étonné que les premiers musulmans
aient choisi un nom biblique, et non coranique, pour la ville de
leur émigration, et ne s’est pas demandé la raison de ce choix.
Cela montre qu’une génération après le début de l’islam, en Perse,
pas très loin du foyer initial, les traces nazaréennes étaient
encore présentes, mais n’étaient plus comprises. Le processus
d’occultation du passé réel et de construction d’un passé mythique
était engagé, mais n’était pas achevé.
En 820, après deux siècles, le nom de Mdyn était trop enraciné
pour le faire disparaître. Il parut plus facile aux commentateurs
du calife de le réinterpréter plutôt que de tenter de le
supprimer. C’était plus simple à mettre en place, et aussi
efficace pour occulter l’origine nazaréenne.
Le nom de Mahomet
Mahomet est un prénom arabe strictement inconnu avant l’islam.
Dans les siècles suivants la fondation de l’islam, ce prénom a été
très utilisé par les musulmans, par imitation du fondateur, comme
cela est assez souvent le cas pour les personnes célèbres. Il est
ainsi probable que ce prénom ait été porté pour la première fois
par le Mahomet historique. Dans ce cas, donner un nom nouveau,
jusque là inconnu, implique probablement que cette nouvelle
dénomination avait un sens symbolique.
87
Le nom de Mahomet a, d’après l’histoire califale, un sens en
langue arabe : homme illustre, ou homme célèbre. Cependant, la
même raison que pour Médine fait douter de cette étymologie : elle
est arabe, alors qu’à l’époque où Mahomet reçut ce nom, les
langues utilisées par les adeptes de Mahomet pour les usages
symboliques étaient l’araméen ou l’hébreu. Il y a ainsi une
probabilité élevée que le nom de Mahomet dérive de l’araméen ou de
l’hébreu.
Une autre raison fait douter de l’étymologie arabe :
de sens symbolique, contrairement à Mahgrâyê, Mahgra
Dire que Mahomet serait un homme illustre ne renvoie
théologie. Cela relève de la flatterie de courtisan,
symbolique religieuse.
Le prophète Daniel
elle n’a pas
et Médine.
à aucune
et non d’une
C’est l’un des quatre prophètes majeurs du peuple juif. Les juifs
de ce temps fondaient leur attente messianique sur l’analyse du
livre de Daniel, et les chrétiens, nous le verrons, interprétaient
eux aussi leur époque à partir de ce même prophète. On peut
présumer que les nazaréens faisaient de même : le Zeitgeist,
l’esprit du temps, était à l’œuvre [10].
Dans le livre de Daniel se trouve le discours d’un ange qui combat
les Perses et les Romains. Dans le vocabulaire du Proche Orient à
l’époque, le mot Romains désigne les Byzantins, et le mot ange
vient du grec angelon, envoyé. Le texte de Daniel signifie qu’un
envoyé de Dieu a combattu et vaincu les Perses et les Romains. Il
préfigure Mahomet, lui aussi envoyé de Dieu pour combattre et
vaincre Perses et Romains. C’est le système de pensée qui voyait
dans les événements du passé une préfiguration de l’avenir.
Dans ce texte, Daniel est gratifié du titre d’ "homme des
prédilections", ish hamudot en hébreu [11]. Pour transposer de
l’hébreu à l’arabe, il faut remplacer ish, homme en hébreu, par
son équivalent en arabe, mu, puis translittérer hamudot selon les
règles habituelles entre hébreu et arabe. Le résultat est
Muhammad.
Cette étymologie possède une forte charge symbolique : elle se
place dans le cadre de l’esprit du temps, elle fait du porteur de
ce nom un équivalent de l’un des prophètes majeurs d’Israël, un
objet des prédilections de Dieu, et la victoire de l’envoyé
angélique sur les Perses et les Romains préfigure celle de
l’envoyé humain.
[1] Patricia Crone et Michaël Cook, op cit.
[2] François Nau, Lettre sur la généalogie de la Sainte Vierge, in
Revue de l’Orient Chrétien, 1901.
[3] Patricia Crone et Michaël Cook, op cit.
[4] Sourate 9, versets 101 et 120.
88
[5] Nestorius devint patriarche de Constantinople en 428. Ses
idées, monophysites, furent condamnées par un concile en 430, et
Nestorius déposé. Ses idées se répandirent cependant, et l’Eglise
de Perse les adopta vers 490. Cette Eglise fut très influente
jusque vers l’an 900. Elle est aujourd’hui constituée d’environ un
million de croyants, essentiellement en Irak, où elle porte le nom
de chaldéenne.
[6] François Nau, Les Arabes chrétiens de Mésopotamie et de Syrie
du 7ième au 8ième siècle , Paris, 1933.
[7] Bar Hebraeus, Chronique Ecclésiastique, 2, 114
[8] Genèse, 25, 1.
[9] 1 Macchabées, 2, 15 à 25 et 2, 70 à 3, 2.
[10] Ce terme, introduit par Heidegger dans la philosophie
allemande, désigne l’ensemble des idées, des conceptions, des
modes de pensées, des présupposés communs aux habitants d’une
région, dans une tranche de temps particulière.
[11] Daniel, 9, 23 et 10, 11 et 19.
89
V - Les dix ans suivant la mort de Mahomet
Les nazaréens:
Les textes géorgiens de Théodore:
Il était un moine contemporain des débuts de l’islam, d’origine
géorgienne. Il écrit que des "arabes athées" sont entrés à
Jérusalem avant l’arrivée d’Omar [1] :
"Aussitôt ils arrivèrent en courant au lieu que l’on appelle le
Capitole. Ils prirent avec eux des hommes, certains de force,
d’autres de leur plein gré, afin de nettoyer ce lieu et d’édifier
cette maudite chose, destinée à leur prière, qu’ils appellent une
mosquée."
Il est clair qu’athée est une injure plutôt qu’une réalité, car le
premier geste de ces "athées", et de courir pour construire une
"mosquée". Le terme de mosquée est islamique, il s’agit donc des
compagnons de Mahomet dont les successeurs ont engendré l’islam.
Ils sont entrés à Jérusalem avant l’arrivée d’Omar, donc soit lors
de la victoire de Gaza, en 634, soit lors de la reddition de
Jérusalem en 637.
Le Capitole est un temple à Jupiter Capitolin élevé sur l’ordre de
l’empereur Hadrien, entre 132 à 135, sur l’emplacement du temple
d’Hérode, pour interdire les célébrations juives après la révolte
de Bar Kokhba. Le temple d’Hérode avait été construit sur
l’emplacement de celui d’Esdras, et ce dernier sur celui de
Salomon : c’était le Temple.
Il est assez étrange de voir des soldats musulmans se précipiter
pour reconstruire le Temple. Rien ne justifie un pareil acte dans
la théologie musulmane des califes. Par contre, dans la théologie
nazaréenne, c’était une urgence absolue, car, après l’exode et la
conquête de Jérusalem, c’était le troisième et dernier acte à
faire pour déclencher le retour du Christ armé et la conquête du
monde entier.
Dès lors qu’ils appliquent la théologie nazaréenne, et qu’ils
l’appliquent en urgence, il est probable que ces soldats
appartenaient à la mouvance nazaréenne.
La Chronographie de Théophane
Ce texte précédemment cité dit [2] :
"Omar, ...entra dans la Ville Sainte et, avec une hypocrisie
satanique, chercha le Temple des juifs afin d’en faire un lieu
pour ses prières blasphématoires. Quand il l’eut vu, Sophone (le
Patriarche) dit : en vérité voici l’abomination de la désolation,
qui se tient dans le Saint des Saints."
Ce texte contraste avec les relations des historiens musulmans
selon lesquelles Omar entra dans Jérusalem en 638, un an après la
reddition de la ville en 637, en bonne intelligence avec le
90
patriarche. Il montre aussi, ce que ne disent pas les auteurs
musulmans, que c’est dans le Saint des Saints du Temple qu’Omar
alla prier. Quant à l’expression "l’abomination de la désolation",
c’est une citation du Livre de Daniel [3], qui désigne
l’introduction d’idoles sataniques dans le Temple de Yahvé. Cela
montre d’une part que les chrétiens de l’époque considéraient les
adeptes de Mahomet comme une secte satanique, ce qui était déjà
impliqué par l’expression de "prières blasphématoires", et d’autre
part que, comme leurs contemporains juifs, les chrétiens
interprétaient les événements de leur temps en se référant au
prophète Daniel.
Le Saint des Saints n’existait plus depuis la destruction du
Temple par les armées romaines en 70. La destruction avait été
complète, il n’en restait pas "pierre sur pierre", car les ruines
avaient été dégagées, de 132 à 135, sur l’ordre de l’empereur
Hadrien, pour bâtir sur cet emplacement un temple à Jupiter
Capitolin. Puisque Omar alla y prier, c’est qu’il avait été
reconstruit entre la reddition de Jérusalem en 637 et l’arrivée
d’Omar en 638. Dans un intervalle aussi bref, il était sans doute
une construction sommaire. Il a été détruit par le séisme de 661.
Ce n’est que pour les nazaréens que le lieu de la prière devait
être le Saint des Saints dans le Temple reconstruit.
Ce texte décrit toujours l’application de la théologie nazaréenne.
La controverse entre Jean 1er et un émir compagnon de Mahomet.
En 644 eut lieu une controverse entre le patriarche jacobite Jean
1er et l’émir Amru bar Sa’d [4], gouverneur de Homs, en Syrie,
ancien compagnon de Mahomet. Le patriarche a rédigé leur
discussion, et cet écrit nous est parvenu [5].
L’émir, violemment anti-chrétien, s’efforça de convaincre le
patriarche de se rallier à la religion de l’armée arabe, et
d’entraîner avec lui ses ouailles. Il est remarquable que, dans
tout le cours de la controverse, pas une fois l’émir ne mentionne
ni le Coran, ni Mahomet, ni l’islam. Son but fut de convaincre le
patriarche que le Christ était certes un prophète, mais non pas
Dieu. Voici une citation de cet échange :
"L’illustre émir n’accepta pas qu’il (le Patriarche) se réfère aux
prophètes, mais demanda une citation de Moïse prouvant que le
Messie était Dieu."
Pour les chrétiens, le Christ est à la fois homme et Dieu. C’est
exactement ce que les nazaréens contestaient : pour eux le Christ
était un très grand prophète, le futur maître guerrier du monde,
mais un homme seulement. L’émir conteste que le Christ soit Dieu,
et défie le patriarche de lui montrer une citation de Moïse,
c’est-à-dire de la Tora, montrant que le Christ est Dieu. Il se
comporte en nazaréen ou en juif en tenant pour décisif un texte
tiré de la Tora. Rien dans sa manière de conduire la controverse
n’a le moindre rapport avec l’islam tel qu’il se présente
aujourd’hui.
91
L’émir demande au patriarche comment ils se fait que, la Tora
étant unique, il y ait plusieurs branches du christianisme. Le
Patriarche répond :
"De même que le Pentateuque (autre nom de la Tora) est unique et
la même, et est acceptée par nous chrétiens et par vous
mahgrâyês…"
Là aussi, les compagnons de Mahomet ont pour livre sacré non le
Coran, mais la Tora, et s’appellent mahgrâyês et non musulmans.
De plus, l’émir fait traduire la Tora par un "juif". Les seuls
"juifs" qui reconnaissait le Christ comme Messie, mais non comme
Dieu, étaient les nazaréens.
L’émir, un gouverneur musulman, un ancien compagnon de Mahomet,
nommait la religion à laquelle il tentait de convertir le
Patriarche non pas l’islam, mais la "loi mahgrâ". Ce terme est un
mot syriaque dont la traduction en arabe est muhâjir, qui signifie
exode, ou émigration. Le silence du gouverneur d’Homs sur Mahomet
incite à penser qu’avant cette date, 644, Mahomet n’avait jamais
prétendu être un prophète, ni n’avait encore été présenté de cette
manière. Il y a de plus chez les nazaréens un précédent dans le
même sens. Theudas avait annoncé le retour du Christ, et avait
rassemblée une armée pour aller l’accueillir, mais n’avait jamais
déclaré être un prophète.
Ainsi, ceux qui allaient devenir les musulmans ne puisaient pas
leurs références doctrinales dans le Coran, ne considéraient pas
Mahomet comme un prophète, ses idées ou ses paroles n’étaient pas
une référence doctrinale et ils ne portaient pas le nom de
musulman mais celui d’émigrés, non pas en arabe, muhâjirûn, mais
en syriaque, mahgrâyê. Ils se référaient à la Tora telle que les
nazaréens l’interprétaient, et donnaient à leur religion un nom,
loi mahgrâ, araméen et non arabe, tiré de la théologie nazaréenne.
L’islam n’existait toujours pas.
[1] Texte géorgien traduit par Bernard Flusin, L’esplanade du
Temple à l’arrivée des Arabes, in Bayt al-Maqdis. Abd al-Malik’s
Jerusalem, part 1, Oxford Studies in islamic Art, XI, Oxford
University Press,
[2] Texte géorgien traduit par Bernard Flusin, L’esplanade du
Temple à l’arrivée des Arabes, in Bayt al-Maqdis. Abd al-Malik’s
Jerusalem , part 1, Oxford Studies in islamic Art, XI, Oxford
University Press, 1992. Robert G. Hoyland, Seeing islam as others
saw it. A survey and evaluation of Christian, Jewish and
Zoroastrian writing on early islam, Princeton, the Darwin Press.
[3] Daniel, 9, 27. 11,31. 12, 11.
[4] D’après Tabari, cité par Patrica Crone et Michale Cook, opus
cit. C’est le même personnage que Umayr Ibn. Sa’d al-Ansari ; tout
deux étaient gouverneurs à la fois d’Homs et de Damas, ce qui est
92
très inhabituel, et ils l’étaient dans la même période.
[5] François Nau, Un colloque du Patriarche Jean, in Journal
Asiatique, 1915.
93
VI - Quinze ans après la mort de Mahomet
La naissance de l’islam:
Les muhâjirûn
Dix à quinze ans après la mort de Mahomet, mahgrâyês a été traduit
par muhâjirûn, émigrés en arabe, et pour le demi siècle suivant,
dans l’usage courant, les convertis de Mahomet ont porté les deux
noms [1]. Quand le terme de musulman est apparu, l’usage courant
est pourtant resté longtemps le mot araméen initial, et le Messie
un concept central de la nouvelle religion. Dans tous les
documents officiels musulmans, jusque vers 720, le seul terme
utilisé est muhâjirûn. Le terme muslimûm, dont nous avons fait
musulmans, apparaît vers 720 dans les textes officiels musulmans,
et vers 775 dans les textes chrétiens. Ainsi, en 708, trois quarts
de siècle après la mort de Mahomet, Jacques d’Edesse écrit [2] :
"Que le Messie soit de descendance davidique, tout le monde le
professe, les juifs, les mahgrâyês, les chrétiens."
Les juifs et les premiers musulmans reconstruisent ensemble le
Temple
Aujourd’hui, il semble surréaliste que des juifs et des musulmans
aient pu collaborer en bonne intelligence pour rebâtir ensemble le
Temple de Salomon sur l’Esplanade de Jérusalem. Pourtant, il y eut
une époque, où pendant une quinzaine d’années environ, de 634 à
650, des juifs et des Arabes collaborèrent, et construisirent
ensemble un nouveau Saint des Saints du Temple de Salomon.
Une telle collaboration était aussi impensable à l’époque de
Mahomet qu’aujourd’hui : les discours de ce dernier, repris dans
le Coran, traitent les juifs de falsificateurs des Ecritures [3],
de singes [4], de porcs [5], de maudits d’Allah [6]. Ces
qualificatifs reflètent les idées des nazaréens : ils
n’appréciaient ni les juifs qui refusaient de reconnaître que le
Christ était le Messie, ni les chrétiens qui y voyaient le Fils
co-éternel au Père.
Trois questions doivent être abordées : cette collaboration
a-t-elle bien eut lieu, comment a-t-elle été possible compte tenu
des idées des nazaréens sur les juifs, pourquoi a-t-elle pris fin
?
D’après les documents ci-dessous, c’est pour reconstruire ensemble
le Temple que juifs et compagnons de Mahomet ont collaboré. Du
point de vue nazaréen, c’était une urgence.
La chronique de Sebêos
Sebêos était un évêque nestorien d’origine arménienne. Sa
chronique, qui date de 660, rapporte [7] :
"Les juifs, trouvant de l’appui auprès des Arabes pendant un
moment, conçurent le projet de rebâtir le Temple de Salomon...
Ayant localisé l’endroit du Saint des Saints, ils construisirent
94
là un lieu de prière pour eux-mêmes, avec des fondations et une
superstructure. Mais les Ismaélites (désignation symbolique des
Arabes, car Ismaël est leur ancêtre éponyme) les jalousèrent, les
expulsèrent de l’endroit, et appelèrent le bâtiment leur propre
lieu de culte."
Nous avons vu que ces Arabes impatients de reconstruire le Temple
étaient probablement des convertis au nazaréisme. Malgré les
préventions des nazaréens contres les juifs, ce texte déclare sans
ambiguïté non seulement que la collaboration a bien eu lieu, mais
en plus que ce sont les juifs qui ont pris l’initiative de la
reconstruction. Théodore décrivait pourtant chez les soldats
arabes une hâte qui rend d’autant plus surprenant l’initiative
qu’ils ont laissée aux juifs.
Ce texte indique également qu’en 660, vingt cinq ans après la mort
de Mahomet, la collaboration avait cessé.
Le récit du pèlerin Arculfe
Arculfe est un bordelais qui effectua un pèlerinage à Jérusalem
vers 670, avant donc la construction du Dôme du Roc. Voici un
extrait de son récit [8] :
"En ce fameux lieu où se dressa un jour le Temple si
magnifiquement bâti, près de la muraille orientale, les Arabes
fréquentent maintenant une maison de prière quadrangulaire qu’ils
ont bâti de manière sommaire, en l’édifiant avec des planches
dressées et de grandes poutres sur des vestiges de ruines. On dit
que cette maison peut recevoir 3.000 personnes à la fois."
Il y avait eu un tremblement de terre en 661. Le premier temple
reconstruit, selon la chronique de Sebêos, avait "des fondations
et une superstructure", ce qui s’accorde avec la description
d’Arnulfe : les planches et les poutres forment sans doute la
superstructure, et les fondations l’assise de pierres dans
laquelle étaient ancrées les planches et les poutres. Les ruines
dont fait état Arnulfe sont sans doute les restes du premier
temple rebâti par les Arabes, où Omar alla faire ses prières, et
qui fut détruit par le tremblement de terre de 661.
Si ce bâtiment quadrangulaire pouvait contenir 3.000 personnes
prosternées, il devait avoir une cinquantaine de mètres de côté,
sensiblement la même dimension que le Débir du Temple d’Hérode,
qui contenait le Saint des Saints.
Une apocalypse judéo-arabe
L’apocalypse est un genre littéraire utilisé durant les premiers
siècles de notre ère. Ce mot signifie révélation, et décrit des
événements futurs que le rédacteur déclare connaître par une
vision ou par une communication venue d’un ange, ou de Dieu
lui-même. L’apocalypse en question date d’environ 750 [9]. Elle
fait état d’événements survenus sous le règne de Muawiyah, le
premier calife d’une nouvelle dynastie, les Omeyades, qui établit
son centre de pouvoir à Damas, et non plus à Médine. L’auteur
indique la construction d’une mosquée sur l’emplacement du Temple.
Il ne présente pas du tout cette construction comme une usurpation
95
du lieu du Temple juif, mais il dit que Muawiyah a "restauré les
murs du Temple", et décrit les événements comme s’il s’agissait de
rétablir l’ancien Temple. Ainsi, vingt-cinq ans après l’invasion
de Jérusalem par les armées arabo-musulmanes, il existait une
totale collaboration religieuse entre juifs et Arabes, les Arabes
étant considérés non comme des adversaires, mais comme des
convertis au judaïsme. Un siècle plus tard, quand l’apocalypse en
question fut rédigée, la rupture entre Arabes et nazaréens était
totale. Ainsi, à l’époque de l’invasion, dont l’auteur a la
nostalgie, et qu’il espère encore revoir, les juifs et les Arabes
avait été religieusement unis, et avaient ensemble tenté de
rebâtir le Temple de Salomon.
L’auteur fait probablement une erreur de date, ce qui est
concevable, car il écrit un siècle après les faits. Il indique en
effet que la collaboration entre juifs et adeptes de Mahomet se
poursuivait vingt cinq ans après la mort de Mahomet, alors que
Sebêos, qui écrivait précisément vingt cinq ans après la mort de
Mahomet, dit qu’à ce moment la collaboration avait cessé.
Les secrets de Rabbi ben Yohay
Simon ben Yohay fut un élève de rabbi Akiba, l’inspirateur de la
révolte juive de Bar Kokhba, de 132 à 135. Il continua à enseigner
la Tora, malgré l’interdiction d’Hadrien, et, pour échapper à la
mort, il vécut pendant treize ans dans une grotte. Comme il était
très célèbre, des auteurs postérieurs lui attribuèrent leurs
écrits pour les rendre plus crédibles. Les "secrets de Rabbi ben
Yohay" sont une apocalypse rédigée vers 750 par un auteur inconnu.
Cet auteur met sous forme de prophétie attribuée au rabbi des
événements survenus vers 640, que l’auteur connaissait puisqu’il
vivait après, mais qui, pour ceux qui croyaient lire un texte
écrit en 135, révélaient une connaissance miraculeuse du futur,
crédibilisant ainsi toute l’œuvre. En voici une phrase [10] :
"Le deuxième roi qui se lève en Ismaël (Omar) réparera les brèches
du Temple."
Le Temple est la Ka’ba de Jérusalem, l’ancien Débir du Temple
d’Hérode. Cet auteur, comme le précédent, se souvient de l’époque
ou juifs et Arabes travaillaient ensemble à reconstruire le
Temple, et il semble lui aussi espérer le retour d’une pareille
collaboration.
Il faut noter qu’Omar, qui "répara les brèches du Temple", est
nommé le "deuxième roi", c’est-à-dire le successeur de Mahomet.
L’auteur des secrets n’a pas connaissance d’un califat
intercalaire, celui d’Abou Bakr, entre Mahomet et Omar. C’est une
confirmation, par une source non musulmane, qu’Abou Bakr n’a
jamais été calife.
Salman ben Yeruhim
C’est un écrivain karaïte. Les Karaïtes, d’un mot qui signifie les
lecteurs, sont des juifs qui s’opposent aux rabbanites. Les
premiers considèrent que seul le respect de la tradition écrite
est obligatoire, les seconds y ajoutent la tradition orale. Salman
ben Yeruhim écrivait, vers 950 [11] :
96
"Le royaume d’Ismaël (les Arabes) fut victorieux, il fut permis à
Israël d’accéder et de s’installer et les cours de la Maison de
Dieu leur furent cédés ; et ils y prièrent pendant un temps."
C’est toujours le souvenir d’une époque où les Arabes, entrés
victorieux à Jérusalem, étaient alliés aux juifs, et leur avaient
permis de prier dans le Temple, avant de rompre avec eux.
Le Temple dont il s’agit dans les trois derniers textes ne peut
être le Dôme du Roc, construit à partir en 691, car ce dernier est
une mosquée, réservée aux musulmans, où les juifs n’ont jamais eu
le droit d’entrer.
Cet ensemble de textes ne laisse guère de doute : la
reconstruction en commun du Temple a bien eu lieu, de 635 à 650.
Les juifs collaborateurs des musulmans initiaux
Il y en a eu un certain nombre, que nous allons voir. Ils sont
tous situés dans une tranche de temps assez courte, depuis le
début de la vie publique de Mahomet jusqu’à 15 ans après sa mort.
Compte tenu de la vive opposition des nazaréens aux juifs
traditionnels, qui se retrouve dans l’islam, il est probable qu’il
s’agissait de personnes appartenant à l’ethnie juive, mais dont la
religion était le nazaréisme : il s’agissait des nazaréens qui ont
converti Waraqa, puis Mahomet, puis les Qoreychites. Voici ces
collaborateurs.
Zayd ibn Tabit, le célèbre secrétaire de Mahomet, "juif"
originaire de Yathrib, parlait et écrivait l’hébreu et l’arabe.
Mahomet lui attribua un poste d’extrême confiance. Les nazaréens
cultivés d’ethnie juive parlaient l’hébreu, et également la langue
de la population parmi laquelle ils vivaient, l’arabe à Yathrib.
Un converti arabe avait peu de chance de parler l’hébreu, puisque
Waraqa a du traduire pour eux les livres sacrés venus de l’hébreu,
et un juif traditionaliste n’aurait probablement pas obtenue une
pareille situation s’il avait été en butte aux malédictions que
transmet le Coran.
Le Pseudo-Sébéos cité précédemment écrivait, concernant les juifs
d’Edesse chassés par Héraclius [12] :
"Ils (les juifs d’Edesse) partirent dans
Arabie chez les enfants d’Ismaël... Bien
fussent prêts à accepter cette proximité
purent néanmoins convaincre la masse des
cultes étaient différents."
le désert et vinrent en
que les ismaëlites
de parenté, les juifs ne
gens parce que leurs
Ainsi, les Arabes de Yathrib pratiquaient un "culte différent".
Des observateurs peu attentifs l’avaient confondu avec le judaïsme
traditionnel, et ont donné aux juifs d’Edesse une information
erronée, qui a conduit ces derniers à tenter de se réfugier à
Yathrib. Mais les habitants de Yathrib n’appartenaient pas à
l’ethnie juive, car c’étaient des ismaëlites, c’est-à-dire des
Arabes. Il s’agissait probablement d’un groupe d’Arabes convertis
au nazaréisme. Comme les nazaréens judaïsaient, la confusion était
97
possible. Les juifs d’Edesse, d’après le pseudo-Sébéos se sont
convertis "au culte différent" et sont devenus des nazaréens. Ils
étaient devenus des juifs à qui les musulmans initiaux pouvaient
faire toute confiance.
La Chronique de Sebêos indique qu’un "juif" fut le premier
gouverneur de Jérusalem, après la prise de la ville en 637. Il est
difficile de penser que ce fut un juif traditionaliste en raison
de l’hostilité violente que le Coran, à la suite des nazaréens,
manifestait contre les juifs traditionnels. Ce n’était pas non
plus, d’après Sebêos, un converti d’origine juive. Comme dans
plusieurs circonstances vues précédemment, l’hypothèse que ce juif
était en fait un nazaréen rend compte de l’étrangeté qu’il y
aurait, à prendre le texte au pied de la lettre, à ce qu’un juif
gouverne la troisième ville sacrée de l’islam. Le fait que ce
gouverneur soit totalement absent des traditions islamiques
conduit à la même question que le travail commun des juifs et des
musulmans pour rebâtir le Temple. Le gouverneur juif, le travail
en commun de juifs et des musulmans initiaux et de façon générale
la présence des nazaréens dans l’islam initial a été évacuée des
traditions califales.
Ainsi, les "juifs" qui s’entendirent si bien avec les musulmans
initiaux étaient probablement des personnes d’ethnie juive, qui se
considéraient eux-mêmes comme des vrais juifs, et à ce titre
héritiers légitimes des terres de Palestine, mais dont la religion
nazaréenne était rejetée par les rabbins.
La rupture
Reste la troisième question. Pourquoi les compagnons de Mahomet,
environ quarante ans après avoir accepté la religion nazaréenne,
et quinze ans après la mort de Mahomet, ont-ils rejeté leurs
initiateurs, et tout fait pour effacer leur mémoire des traditions
califales ?
La fin du travail en commun entre les nazaréens d’ethnie juive et
les compagnons de Mahomet, quinze ans après la mort de Mahomet,
s’est accompagnée de deux autres événements notables : la première
collecte des documents qui ont servi à former le Coran, et
l’arabisation du nom mahgrâyê en muhâdjirûn. Ces événements sont
liés : pour effacer la trace des nazaréens, il fallait rompre avec
les nazaréens d’ethnie juive, changer le nom des fidèles de
Mahomet en arabisant leur dénomination, et former un nouveau livre
sacré arabe capable de remplacer la Tora et l’Evangile des
Hébreux.
En dehors de ces trois changements majeurs, un certain nombre
d’autres ont pris place. Patricia Crone et Michael Cook observent
que [13] :
"…cette période est marquée par la destruction et la
reconstruction de mosquées (pour changer la qibla), des conflits
politiques centrés sur les thèmes du mahdi et de l’imamat, les
tentatives pour imposer un texte standard pour le Coran… ce sont
de forts indices d’un changement religieux drastique."
98
Ce changement drastique, ainsi que les trois autres, était le
passage du nazaréisme à l’islam : c’est quinze ans après la mort
de Mahomet que l’islam est né, à partir du nazaréisme.
La cause de la création de l’islam
En 638, le programme nazaréen était rempli : l’exode avait été
fait, Jérusalem conquise, le Débir du Temple reconstruit. Le
Christ allait donc revenir. C’est à cette date qu’Omar décida que
le calendrier de son groupe prendrait pour origine l’exode à
Médine.
Omar avait passé les dix ans de son califat à attendre le retour
du Christ armé, et à le préparer par de nouvelles conquêtes :
l’Irak, l’Egypte, une bonne partie de la Perse. Othmân succéda à
Omar, de nouvelles conquêtes commencèrent à constituer un empire
et enrichirent les émigrés. Mais le Christ armé ne parut pas.
L’idéologie religieuse des mahgrâyês était efficace pour motiver
les combattants et construire un empire, mais sa promesse
fondamentale, le retour du Christ armé ne se réalisait pas.
Les romains avaient rencontré ce problème et l’avaient exprimé
dans un adage en forme de question : "Qui custodiet custodem ?",
"Qui garde le gardien ?" L’armée romaine "gardait", c’est-à-dire
contraignait l’empire à rester sous l’autorité de Rome. La garde
prétorienne "gardait" l’armée. En contrôlant le centre du pouvoir,
elle était en mesure de priver de solde et d’approvisionnement les
armées rebelles. Mais personne ne "gardait" la garde prétorienne.
Elle était en principe au service de l’empereur, mais toute
l’histoire montre qu’elle était à son propre service, et nommait
ou assassinait les empereurs suivant ses intérêts, ou ses
caprices. La période qui s’étend de juin 68 à décembre 69 est
"l’année des quatre empereurs", Néron, Galba, Othon et Vitellus.
Néron et Galba furent assassinés par la garde prétorienne. Les
armées que la garde ne contrôlait plus se livrèrent à une guerre
civile où Othon et Vitellus perdirent la vie. Vespasien prit le
pouvoir en décembre 69. C’est un phénomène général, dont l’islam,
sous le nom de fitna, donna plusieurs exemples. La stabilité d’un
régime au pouvoir central fort est assurée par l’idéologie. C’est
elle qui "garde le gardien". Non seulement elle assure la loyauté
de la garde rapprochée du chef suprême, mais, en plus, elle
facilite le travail de la police ou des armées. Ce sont les
citoyens, au nom de l’idéologie, qui font pression sur les
dissidents pour les ramener à l’obéissance. La police, ou l’armée,
n’interviennent qu’en dernier recours. L’idéologie romaine, fondée
sur la pax romana et la gloire de Rome, était trop peu motivante
pour éviter l’anarchie et les guerres civiles dès que l’empereur
au pouvoir manquait de talent politique.
Les califes de l’empire musulman affrontèrent le même problème.
L’idéologie qui avait permis les premières conquêtes perdait son
pouvoir, car le nazaréisme prévoyait le retour du Christ armé dès
la conquête de Jérusalem et la restauration du Temple. Le
programme était rempli, la promesse non tenue. Le gardien n’était
plus gardé.
La solution d’Othmân et de ses successeurs
99
Très rares sont les hommes capables d’abandonner le pouvoir.
Lucius Cornélius Sylla au premier siècle avant notre ère,
Dioclétien au début du quatrième, Charles Quint au seizième sont
des exceptions. Les califes ne faisaient pas partie de cette sorte
d’hommes. Quinze ans après la mort de Mahomet, ils affrontèrent un
problème majeur. L’idéologie nazaréenne perdait son aptitude à
convaincre, alors qu’une idéologie était indispensable à la
stabilité de l’empire fraîchement conquis.
Othmân s’efforça de construire une nouvelle idéologie en
récupérant des éléments de la précédente. Le projet de conquête
mondiale, destiné à donner le pouvoir et les richesses aux Justes,
était nécessaire pour poursuivre l’expansion de l’empire. En
revanche, le Christ Messie comme prophète armé et toute référence
aux nazaréens qui avaient mis le Christ armé au centre de leur
théologie menaient l’idéologie à la ruine.
L’idéologie qui devait "garder" le nouvel empire devait justifier
le pouvoir en place et ses projets de conquêtes, et présenter une
continuité suffisante avec la précédente pour que l’ensemble
apparaisse comme un mouvement historique continu. Toute référence
et tout lien avec les fondateurs nazaréens et leur promesse non
tenue devait disparaître.
Contraints de reconstruire leur théologie pour faire disparaître
le souvenir des nazaréens, les califes firent d’une pierre deux
coups, et même trois.
Le premier but évident était de changer la théologie pour éliminer
le souvenir des nazaréens.
Le second but fut de garder le pouvoir aux Arabes. L’empire
devenait de plus en plus vaste, il s’étendait sur de nombreux
peuples non arabes. Pour garder le pouvoir aux mains des premiers
conquérants, il fallait donner un rôle central à l’ethnie arabe.
Cela a été si loin que, aujourd’hui, plus de quatorze siècles
après les origines, alors que les Arabes ne représentent plus que
20% des musulmans du monde, les musulmans arabes continuent à
penser que les musulmans non arabes ne sont que des demi
musulmans, incapables de comprendre pleinement l’islam, et, ce qui
est plus surprenant, beaucoup de musulmans non arabes ont fini par
le croire [14]. L’utilisation d’un prophète arabe, de la langue
arabe pour le Coran, et d’une ville sacrée arabe a poussé la
prévalence de l’ethnie arabe dans l’islam plus loin que les
califes ne l’avaient sans douter rêvé.
Le troisième bénéfice permis par la reconstruction de la théologie
est que les reconstructeurs ont pu justifier par la théologie ce
qui leur convenait. Nous en verrons bien des exemples.
[1] Robert G. Hoyland, Seeing islam as others saw it. A survey and
evaluation of Christian, Jewish and Zoroastrian writing on early
islam, Princeton, the Darwin Press.
100
[2] Jacques d’Edesse, Lettre sur la généalogie de la Sainte
Vierge. Traduite par François Nau, Revue de l’Orient chrétien,
1901.
[3] Sourate 2, versets 75 et 79. Sourate 3, verset 78. Sourate 4,
verset 46. Sourate 5, versets 13, 15 et 41. Sourate 6, verset 91.
Sourate 7, verset 162.
[4] Sourate 2, verset 65. Sourate 5, verset 60. Sourate 7, verset
166.
[5] Sourate 5, verset 60.
[6] Sourate 5, verset 64
[7] Histoire d’Héraclius par l’évêque Sébéos, traduit par F.
Macler, Paris, 1904. Armenian history attributed to Sebeos ,
traduit par Robert Thomson, Liverpool University Press, 2000.
[8] Bernard Flusin, opus cit.. Egalement, Robert G. Hoyland, opus
cit..
[9] Israël Lévy, Une apocalypse judéo-arabe, in Revue des études
juives, tome 67, N°133, 1914.
[10] Patricia Crone et Michael Cook, opus cit.
[11] Robert Hoyland, opus cit.
[12] Histoire d’Héraclius par l’évêque Sébéos, opus cit..
[13] Patricia Crone et Michael Cook, Hagarism, opus cit.
[14] Vidiadhar Surajprasad Naipaul fut prix Nobel de littérature
en 2001. Il voyagea dans des pays musulmans non arabes, en
Indonésie, Iran, Malaisie et Pakistan. Ces pays contiennent
environ 40% de tous les musulmans du monde, deux fois plus
nombreux que tous les Arabes réunis. V. S. Naipaul publia ses
observations dans deux livres, Crépuscule sur l’Islam en 1981 et
Jusqu’au bout de la foi en 1998 : "Aucune colonisation n’avait été
aussi absolue que celle qui s’était installée avec la foi
arabe…C’était un article de foi, et devant elle tout était faux,
malavisé, hérétique ; il n’y avait pas de place dans le cœur ou
l’esprit de ces croyants pour leur passé pré-mahométan." En
Indonésie et en Malaisie, l’architecture de tradition locale est
maintenant remplacée par une architecture arabe pour les lieux de
culte, parce que les Malais et les Indonésiens eux même
considèrent que leur propre architecture n’est pas assez
islamique. "
101
VII - De quinze à cent cinquante ans après Mahomet:
1
2
3
4
5
-
Mahomet, l’islam et les musulmans
L’attestation de foi musulmane : la chahada
Le changement de qibla
Le massacre des juifs
La Mecque
1 - Mahomet, l’islam et les musulmans :
Mahomet devient un prophète
Pendant les cinquante ans qui suivent la mort de Mahomet, aucun
texte, aucune inscription ne mentionne que Mahomet aurait été un
prophète. Ce n’est pas faute d’inscriptions religieuses, car il en
existe, portant le nom d’Allah. La première mention du nom de
Mahomet a été découverte sur une pièce de monnaie frappée en 685 à
Bishapur, en Perse, par un partisan de l’anti-calife Ibn
al-Zubayr. Cinq ans plus tard, on en trouve une autre, due au camp
opposé du calife de Damas.
La difficulté d’imposer Mahomet comme prophète
Le seul document islamique original datant d’un siècle après la
mort de Mahomet est un fragment de papyrus datant du début du
8ième siècle retrouvé à Khirbet el-Mird, au nord ouest de la mer
Morte [1]. Il y est question de la bataille de Badr. Mahomet y est
mentionné deux fois. Aujourd’hui, il est blasphématoire pour un
musulman de mentionner le nom de Mahomet sans ajouter une formule
de bénédiction, "que les prières d’Allah et la paix soient sur
lui". Une telle formule est obligatoire parce que Mahomet est non
seulement un prophète, mais le plus grand de tous les prophètes,
et le dernier avant la fin des temps.
Dans le papyrus en question le nom de Mahomet n’est suivi d’aucune
formule de cette sorte. Dans le cadre de la théologie musulmane,
cela signifie que, un siècle après la mort de Mahomet, le
rédacteur du papyrus ne le considérait toujours pas comme un
prophète.
Les musulmans
Près de soixante ans ont passé après la mort de Mahomet avant que
n’apparaisse pour la première fois le mot de muslim, dont nous
avons fait musulman. La toute première mention date de 691, sur le
Dôme du Roc. Elle reste très isolée. La première mention sur une
monnaie est de 768. La première mention sur papyrus est une
chronique syriaque de 775. Près de deux siècles après la mort de
Mahomet ont passé avant que le terme musulman ne se généralise.
Dans la Charte de Médine, le pacte que conclut Mahomet avec les
habitants de cette bourgade, le mot de musulman est absent. Dans
les textes occidentaux, le mot de musulman apparaît pour la
première fois en 775, cent cinquante ans après l’arrivée à Médine.
Une conséquence importante en résulte : les mots islam, musulman,
soumission, ne peuvent avoir été présents dans les premières
versions du Coran, car ils n’existaient pas à l’époque des
102
premières collectes. Les versets du Coran comportant l’un de ces
mots sont des ajouts postérieurs, faits au minimum soixante ans
après les discours de Mahomet. Il y a plus de quatre vingt versets
comportant cette sorte de mot [2].
Les mots islam et musulman
En arabe, islam signifie soumission, et musulman personne soumise.
Tous deux sont fondés sur la racine slm.
Pour en savoir plus, cliquez ici. Vous trouverez une étude de
cette racine dans 15 langues sémitiques. Le nombre total de
langues sémitiques dépend de la manière de compter les variantes.
Au minimum il y a une quarantaine de langues, au maximum une
soixantaine, si l’on considère comme des langues différentes ce
que le premier décompte tient pour des variantes dialectales.
Les 15 langues étudiées forment un échantillonnage assez large
pour que l’on puisse en tirer des conclusions raisonnablement
fiables. Il contient au moins une langue de chaque groupe et sous
groupe, et étudie une trentaine de formes dérivées différentes de
la racine slm, possédant en tout une centaine de groupes de sens.
Le sens fondamental, à la racine de tous les autres, est
probablement celui d’équilibre, d’où dérivent une pluralité de
sens, paix, santé, perfection, faveur, libération d’une dette,
accomplissement d’un vœu. En dehors de l’arabe, le sens soumission
est absent dans les traces écrites de toutes ces langues [3].
En arabe écrit, il n’existe pas de chaîne de sens faisant passer
du premier concept centré sur l’équilibre au second, centré sur la
soumission. Il est difficile d’imaginer que cette chaîne aurait
existé dans l’arabe archaïque oral sans avoir laissé de trace
écrite, parce qu’il existe un large ensemble de poésies arabes
anciennes, où la chaîne ne se trouve pas. Il existe en fait une
raison très forte de penser que le sens soumission attaché à la
racine sml est importé. Nous avons vu précédemment que Mahomet et
ses adeptes étaient nazaréens, que l’un de leurs principaux textes
sacrés était une version modifiée de l’Evangile de Matthieu, et
qu’ils portaient le nom araméen de magrâyês. En araméen, et
précisément dans l’Evangile de Matthieu, il existe une chaîne de
sens qui fait passer à soumission. Elle est détaillée en cliquant
ici. Cette chaîne est unique : elle n’existe dans aucune autre
langue sémitique, et en araméen, elle n’existe que dans l’Evangile
de Matthieu. Deux conclusions s’imposent :
La première est que les mots islam et musulman liés à l’idée de
soumission sont d’origine judéo-chrétienne, et qu’ils sont très
probablement passés chez les adeptes de Mahomet par
l’intermédiaire des nazaréens, selon le texte de leur Evangile.
Soixante ans après la mort de Mahomet, alors que le souvenir des
nazaréens faisait depuis quarante cinq ans l’objet d’une
éradication méthodique, l’influence nazaréenne restait
souterraine, et si forte que c’est dans les textes nazaréens que
les califes ont été chercher le nom de la nouvelle religion. Ceci
implique qu’il existait une sorte de réservoir de textes nazaréens
où les théologiens et les rédacteurs du Coran allaient puiser
selon les nécessité du moment : il n’est pas aisé de créer une
103
religion. Les califes utilisaient toujours la même source, faute
d’en avoir une autre.
La seconde est que les califes ont tiré une fois de plus parti des
possibilités que leur offrait le contrôle du texte du Coran. Le
nom de mahgrâyê, ou même sa traduction en arabe muhadjirun, place
l’émigration au centre de la théologie : pour les nazaréens,
l’émigration est le premier acte à poser pour obtenir le retour du
Christ armé et la conquête de la terre entière. L’importance de
cet acte inaugural le rend digne de devenir le nom de la religion.
Au contraire, pour l’islam d’aujourd’hui, l’émigration n’est qu’un
incident de la vie de Mahomet. Le nom d’émigré renvoie ainsi aux
nazaréens, et devait pour cette raison être remplacé. Les
constructeurs de la doctrine islamique ont choisi pour nouveau nom
celui qui leur rendait le meilleur service : mettre au premier
rang des principes de l’islam la soumission non seulement à Allah,
mais aussi aux chefs qui le représentent [4]. C’est le rêve de
tout gouvernant. Après l’exclusion des nazaréens et la prévalence
de l’ethnie arabe dans l’islam, le troisième avantage tiré de la
rédaction du Coran par les califes est peut être finalement le
principal : ils ont imposés à leurs adeptes une soumission
religieuse au pouvoir politique. Les musulmans d’aujourd’hui sont
ainsi des soumis, mais ils ne l’ont pas toujours été, et ce n’est
pas Mahomet qui leur a imposé cette situation.
[1] Adolf Grohmann, Arabic Inscriptio­n, Expédition
Philby-Ryckmans-Lippens en Arabie ; Louvain, Bibliothèque du
Muséon, Vol 50, 1962.
[2] Sourate 2, versets 112, 128, 131, 132, 133, 136. Sourate 3,
versets 19, 20, 64, 67, 80, 83, 84, 85, 102. Sourate 4, verset
125. Sourate 6, versets 14, 71, 125, 163. Sourate 9, versets 74.
Sourate 10, versets 72, 84, 90. Sourate 11, verset 14. Sourate 12,
verset 101. Sourate 13, verset 2. Sourate 15, verset 2. Sourate
16, versets 28, 52, 81, 87, 89. Sourate 21, verset 108. Sourate
22, versets 34, 78. Sourate 24, versets 47, 49, 51, 52, 53, 54.
Sourate 26, versets 131, 216. Sourate 27, versets 31, 42, 44, 81,
91. Sourate 28, verset 53. Sourate 30, verset 53. Sourate 31,
verset 22. Sourate 33, versets 22, 35, 36, 71. Sourate 37, versets
26, 103. Sourate 39, versets 12, 13, 54. Sourate 40, verset 66.
Sourate 41, versets 11, 33. Sourate 43, verset 69. Sourate 46,
verset 15. Sourate 47, versets 21, 33. Sourate 48, versets 16, 17.
Sourate 49, versets 14, 17. Sourate 51, verset 36. Sourate 58,
versets 9, 13, 36. Sourate 61, verset 7. Sourate 64, versets 12.
Sourate 68, verset 35. Sourate 71, verset 21. Sourate 72, versets
14, 23.
[3] Il y a une seule exception, en hébreu michnique. C’est un
hapax, un mot qui n’apparaît qu’une seule fois dans tous les
documents connus, et dont la traduction ne peut être qu’une
conjecture. Il se trouve en Isaïe, 42,19. Un sens acceptable
pourrait être soumis. Cela incline à penser qu’il pouvait exister
en hébreu archaïque une chaîne de sens conduisant à soumission,
mais cette chaîne, purement orale, était si peu employée qu’elle
n’a laissé aucune trace écrite, en dehors de ce hapax.
104
[4] "Obéissez à Allah, obéissez au prophète, et à ceux qui ont
autorité sur vous." (sourate 4 verset 62)
2 - L’attestation de foi musulmane : la chahada :
Le rôle de la chahada
Pour devenir musulman, il suffit de déclarer, un doigt en l’air,
devant deux témoins musulmans :
"Je témoigne qu’il n’y a de dieu que dieu et que Mahomet est son
messager."
En arabe, prophète se dit nabi et messager rasul. C’est le terme
rasul qui est utilisé dans la chahada. A l’origine, ces deux mots
étaient différents, mais ils ont fini par devenir
interchangeables.
Cette formule déclare que Mahomet est un prophète. Comme il
n’était pas présenté comme un prophète dans les premiers temps de
l’islam, la question se pose de savoir la date de cette formule,
et si d’autres l’ont précédée.
La chahada de 634 à 690 environ
La première forme de la chahada a pu être reconstituée à partir de
graffiti et des premières épigraphes arabes non officielles,
presque toujours gravées sur pierre. Voici le texte [1] :
"Je témoigne qu’il n’y a de dieu que dieu, pas d’associé à lui."
La première assertion "Je témoigne qu’il n’y a de dieu que dieu"
est la même dans la chahada primitive et dans l’actuelle. En
revanche, la seconde est différente : à l’origine "pas d’associé à
lui" alors qu’aujourd’hui c’est : "et Mahomet est son messager."
L’origine de la première chahada
Au cours du premier siècle, les chrétiens appartenaient à deux
tendances différentes et assez opposées. Les premiers, sous la
conduite de Pierre, Jean, Paul et leurs successeurs considéraient
comme caduques les observances juives. Les seconds, sous la
conduite de Jacques le Juste, à Jérusalem, continuaient à
"judaïser", c’est-à-dire à observer les règles juives. Le concile
de Jérusalem, en 49, régla la question en théorie, en déclarant
ces observances caduques, mais les chrétiens judaïsants n’en
tinrent pas compte. Il en résulta d’innombrables controverses,
oppositions, disputes plus ou moins graves, et dans certains cas
un abandon de l’église chrétienne par les judaïsants.
Les gnostiques, appartenant à un courant de pensée né dans les
premiers siècles de notre ère, prétendaient avoir une connaissance
supérieure de Dieu, réservée à une élite. Ils pensaient, comme les
nazaréens, que la position juste était intermédiaire, affirmant
que le Christ était le Messie, plus qu’un homme et moins que Dieu.
105
Leur accusation principale contre les chrétiens était
de direqu’ils associaient d’autres dieux au Dieu
unique, ce quiconstituait à leurs yeux le
pire de tous les péchés.
Les homélies pseudo clémentines sont un long texte apocryphe,
écrit pour l’essentiel vers 135, en vingt livres, qui relate ces
controverses du point de vue des nazaréens et des gnostiques. Il
présente une version primitive de l’attestation de foi des
nazaréens et des gnostiques. La voici [2] :
"Je témoigne que Dieu est un, et il n’y a pas de dieu excepté
lui."
Elle est identique à la chahada initiale de l’islam ; cette
chahada initiale a été formulée à l’époque où n’existaient ni le
mot de musulman ni celui d’islam, et où Mahomet n’était pas
présenté comme un prophète. Cette formule est directement tirée de
la Bible [3].
La chahada de 690 à 735 environ
Le Dôme du Roc, célèbre mosquée construite sur l’esplanade du
Temple, à Jérusalem, en 691 sous Abd al-Malik, porte, sur la face
sud, à l’extérieur :
"Il n’y a de Dieu que Dieu. Il n’a pas d’associé. Il est l’unique,
l’éternel, il n’engendre pas et n’est pas engendré, nul n’est son
égal. Mahomet est le messager de Dieu."
Bet Shean est une ville très ancienne, fondée probablement vers
3.000 avant notre ère, dans la vallée du Jourdain, à vingt-cinq
kilomètres au sud du lac de Tibériade. Elle contient une mosaïque,
datée de 738 ou 739, qui porte le même texte que celui du Dôme du
Roc : Il n’y a de Dieu que Dieu, il n’a pas d’associé, Mahomet est
son prophète.
Ainsi, entre la chahada primitive, sans référence à Mahomet,
identique à celle des nazaréens ou des gnostiques, et celle
d’aujourd’hui, il y en a eu une intermédiaire, en trois
propositions, qui ajoutait Mahomet à la forme primitive.
De 690 à 735 environ, il y a deux chahadas
Sur le même Dôme du Roc, d’autres inscriptions sont écrites à
l’intérieur. Sur la face sud, c’est :
"Mahomet est le serviteur de Dieu et son messager. "
Sur la face nord il y a :
"Ô Dieu, penches toi sur ton messager et ton serviteur Jésus, fils
de Marie."
Sur la face est, il s’agit d’une citation de la sourate 4, versets
170 et 171 :
"Le Messie, Jésus, fils de Marie, est seulement le Prophète de
Dieu."
106
Le mot seulement est une récusation du christianisme. Il y a ainsi
deux affirmations, "Jésus est son prophète et son serviteur.
Mahomet est son prophète et son serviteur." Pendant cette tranche
de temps, il y a deux chahadas, l’une fondée sur Jésus, l’autre
sur Mahomet.
L’évolution des chahadas de 690 à 735
Dans les papyri, les pièces de monnaie, les tombes, les
inscriptions et les textes musulmans, les mentions de Mahomet
comme prophète se font progressivement plus nombreuses, alors que
celles concernant le Christ comme Messie se raréfient et
disparaissent. Après 735, un siècle après sa mort, Mahomet est
seul mentionné.
Le passage de la chahada à trois termes à l’actuelle à deux termes
En une cinquantaine d’années, de 690 à 740 environ, en même temps
que l’effacement du Christ, la chahada à trois propositions s’est
simplifiée pour n’en retenir que deux. La raison probable est que
la pensée arabe s’exprime le plus souvent en des termes binaires,
soit symétriques ou opposés, soit conséquences l’un de l’autre,
soit complémentaires. La chahada intermédiaire était ternaire,
forme étrangère à la culture traditionnelle, et donc peu apte à
devenir un slogan ou un signe de ralliement. L’affirmation du dieu
unique, fondamentale, devait être conservée. Mahomet messager de
Dieu et transmetteur du Coran était le cœur de la nouvelle
version. Le troisième terme pouvait être éliminé. En effet, "il
n’a pas d’associé" était moins indispensable, d’autant plus que
cette formule pouvait être considérée comme une conséquence de
l’affirmation du Dieu un. C’est donc ce terme qui a été écartée,
donnant ainsi naissance à la chahada utilisée aujourd’hui.
La chahada porte les traces d’une formulation qui a changé avec le
temps. Les changements ont oblitéré l’origine nazaréenne et la
présence du Christ. La forme actuelle est apparue 110 ans après la
mort de Mahomet.
[1] Solange Ory, Aspect religieux des textes épigraphies du début
de l’islam, in REMMM, Aix en Provence, N° 58, Edisud, 1990.
[2] Homélies pseudo clémentines, 17, 15 et 16.
[3] Deutéonome, 32, 39. Isaïe, 44, 6.
3 - Le changement de qibla :
La qibla
La quibla est la direction vers laquelle se tournent les musulmans
pour fait la prière. Ce fut d’abord vers Jérusalem, la direction
de la prière pour les juifs et pour les nazaréens. Ces derniers
voyaient en Jérusalem le centre du monde, et les mahgrâyês de
Mahomet ont fait de même, et priaient en direction de Jérusalem.
107
Quand l’islam a remplacé le nazaréisme, la direction de La Mecque
devint nécessaire : elle renforçait le caractère arabe de la
nouvelle religion et contribuait à effacer le souvenir des
nazaréens. La mémoire de la première qibla était cependant trop
ancrée pour qu’on puisse l’effacer. La seule possibilité était de
la remplacer, et d’inventer une raison islamique pour l’avoir
choisie durant un temps.
Cette raison est présentée dans le Coran, dans la biographie de
Mahomet d’Ibn Hichâm et dans les hadiths. Une nuit, l’ange Gabriel
vint trouver Mahomet pendant son sommeil. Il entra dans la chambre
en pratiquant un trou dans le toit, et ordonna à Mahomet
d’enfourcher une monture de taille intermédiaire entre l’âne et la
mule. La monture avait une tête de femme et s’appelait Bourak [1].
La monture apportée par Gabriel avait des ailes et, à une vitesse
fabuleuse, elle emmena Mahomet de La Mecque, où il était censé
habiter, à Jérusalem, où il pria dans le Temple, fait étrange : en
effet, avant l’Hégire, donc avant 622, quand Mahomet est dit avoir
effectué ce voyage, le Temple d’Hérode avait été détruit lors de
la prise de Jérusalem par Titus, en 70, et les temples cubiques
rebâtis par les émigrés après le succès de Gaza, en 634 n’étaient
pas encore construits, et moins encore le Dôme du Roc bâti en 691.
Mais quand Mahomet arriva sur l’Esplanade, il y trouva un temple.
Lequel ?
Après avoir prié, Mahomet se rendit au Paradis, approcha Allah de
si près qu’il l’entendit faire grincer sa plume d’oie sur le
parchemin en écrivant lui-même ses décrets. Puis Mahomet revint à
Jérusalem, reprit l’animal volant, retourna à La Mecque, se mit au
lit et s’endormit. Gabriel reboucha le trou dans le toit de si
merveilleuse façon que le lendemain personne n’en vit la moindre
trace.
Ce voyage fit de Jérusalem une ville sacrée pour les musulmans, la
troisième en importance après La Mecque et Médine, d’où une
explication de la première direction de la prière.
En dehors de son caractère fantastique, cette histoire présente
des défauts de logique : si La Mecque est plus sacrée que
Jérusalem, elle aurait dû être la qibla depuis l’origine. Si le
"voyage nocturne" – expression califale – était une raison
suffisante pour choisir Jérusalem, on se demande pourquoi cette
raison a cessé un jour d’être suffisante. De même, Médine, plus
sacrée que Jérusalem, mais moins que La Mecque, n’a jamais eu
l’honneur d’une qibla.
La date du changement de qibla apporte d’autres informations.
L’échec de la théologie messianique a été reconnu vers 645 ou 650,
puisque c’est à cette date que se placent les six changements
caractéristiques détaillés page "la naissance de l’islam", au
paragraphe "La rupture" et c’est donc après cette date que le
changement de qibla est intervenu. Si vous voulez voir cette page,
cliquez ici
108
En fait le changement ne fut généralisé que bien plus tard,
plusieurs éléments en font foi. Le premier est un texte de Jacques
d’Edesse montrant que le changement de qibla, en 660, n’était
réalisé ni à Alexandrie, ni en Babylonie, plus d’un quart de
siècle après la mort de Mahomet. En voyage, à cette date, il écrit
[2] :
"Ce n’est pas vers le sud que prient les juifs ; et non plus les
mahgrâyê. Les juifs qui vivent en Egypte, de même que les mahgrâyê
là, comme je le vis de mes propres yeux et veux vous l’exposer
maintenant, prient vers l’Est, et ces deux peuples continuent à
faire ainsi : les juifs vers Jérusalem et les mahgrâyês vers la
Ka’ ba. Et les juifs qui sont au sud de Jérusalem prient vers le
nord ; et ceux qui sont en Babylonie et en nhrt et en bwsrt prient
vers l’est. Et de même les mahgrâyês qui sont là prient vers
l’Ouest, vers la Ka’ba ; et ceux qui sont au sud de la Ka’ba
prient vers le nord, vers ce lieu."
Jacques d’Edesse parle de la Ka’ba, terme générique qui signifie
cube en arabe. Le Débir, qui renfermait le Saint des Saints dans
le Temple d’Hérode était cubique, et c’est à l’image de ce cube
que les premiers émigrés ont reconstruit le Temple. La première
Ka’ba était le Débir de Jérusalem, et c’est à son image que la
Ka’ba de la Mecque a ensuite été construite. Les musulmans savent
que Ka’ba n’est pas le nom particulier du temple de la Mecque,
mais un terme générique qui signifie cube, et désigne tout temple
de cette forme, lesquels étaient assez répandus dans l’antiquité
[3] :
"Le nom de Ka’ba vient de la forme à peu près cubique de ce
sanctuaire. Le mot servait d’ailleurs, jadis, à désigner certains
sanctuaires de même forme."
Il n’est donc pas surprenant que Jérusalem puisse contenir une
Ka’ba. Celle-ci imitait le Débir détruit par Titus, et la Ka’ba de
la Mecque a fait de même.
Certains érudits musulmans qui connaissent le texte de Jacques
d’Edesse disent qu’il n’était pas un géomètre soucieux de
précision. Certes, Jérusalem est bien à l’est d’Alexandrie, mais
la Mecque est au sud-est, les deux directions forment un angle de
35°. Jacques d’Edesse aurait dit est pour sud-est. Cependant, sa
phrase indique que les mahgrâyês – qui ne s’appelaient pas encore
musulmans ni même muhâjirûn en 660– prient dans la même direction
que les juifs, qui, eux, prient plein est.
L’argument du manque de précision est faible quand on l’applique à
Alexandrie, et n’a plus aucune valeur pour la Babylonie, car dans
ce pays, Jérusalem est plein ouest, et la Mecque plein sud [4]. Il
n’est pas possible de confondre ces deux directions, si peu précis
que l’on soit. De plus, Jacques d’Edesse mentionne "ceux qui sont
au sud de la Ka’ba". Si la K’aba était à la Mecque, "ceux qui sont
au sud de la Ka’ba " seraient les Yéménites, dont Jacques d’Edesse
ne sait rien, car il n’a jamais été au Yémen. Au contraire, si la
Ka’ba était à Jérusalem, "ceux qui sont au sud de la Ka’ba"
seraient les habitants du Néguev, territoire que Jacques d’Edesse
109
Histoire de l'Islam et de Mahomet grace aux methodes modernes.txt
a traversé lors de son voyage à Alexandrie.
Un second indice de la date tardive de la généralisation du
changement de qibla vient des inscriptions sur le Dôme du Roc. Il
est bâti au dessus du rocher où la tradition dit qu’Abraham a
accepté d’immoler son fils. Le pavement de marbre de cette mosquée
est interrompu au centre du bâtiment, sous le dôme, et laisse
affleurer le rocher. D’après la tradition califale sa monture a
laissé Mahomet sur l’esplanade, en cet endroit, et, prenant appui
sur le rocher, Mahomet aurait bondi jusque dans le paradis. La
preuve de ce fait, toujours d’après la tradition califale, est que
le pied de Mahomet a laissé sur le rocher une empreinte que l’on
peut voir encore aujourd’hui. Or, on peut constater qu’aucune
inscription ne fait mention de ce voyage nocturne, ni sur les
parois de la moquée, ni sur le pourtour du dôme. Si la légende du
voyage nocturne avait existé en 691, lors de la construction de
cette mosquée, elle aurait été mentionnée dans les inscriptions.
La légende est donc nécessairement postérieure à 691. Cette
légende, expliquant la première qibla, était nécessaire lorsque la
seconde qibla a été imposée, et que certains se sont demandé
pourquoi la première qibla avait existé pour un temps. Le
changement vers la seconde qibla n’a pu être généralisé que
lorsque la première qibla a été expliquée, donc après 691 : il a
été très tardif, bien après la mort de Mahomet.
La raison de la date tardive est sans doute qu’il ne suffisait pas
de prendre acte de l’échec de la théologie messianique des
nazaréens, il fallait encore en construire une autre.
Quand, probablement au début du huitième siècle, les califes
Omeyyades ont voulu généraliser le changement de qibla, ils ont
raconté que Mahomet l’avait déjà fait, et qu’ils rendaient
universelle une mesure déjà prise par le prophète sur l’ordre
d’Allah. D’après la date de ce changement, il s’avère que Mahomet
n’y fut pour rien.
Nous touchons du doigt le troisième bénéfice tiré de la
reconstruction : faire couvrir par le précédent de Mahomet
agissant sur l’ordre d’Allah des actes que l’autorité des califes
ne suffisaient pas à imposer.
[1] Quand les Arabo-musulmans envahirent l’Espagne, et parlèrent
de Bourak aux Espagnols, ceux-ci en tirèrent le mot burro, qui
signifie âne, dont nous avons tiré bourrique et bourricot. Ce mot,
en effet, n’a pas de racine en indo-européen. Le mot latin est
asinus, dont nous avons fait âne.
[2] Patricia Crone et Michael Cook, opus cit.
[3] Encyclopédie de l’islam, article Ka’ba.
[4] La position de Bagdad, proche de ce qui fut la Babylonie, est
indiquée sur la carte du chapitre 18.
110
4 - Le massacre des juifs :
Le massacre des "juifs" de Yathrib
D’après la Sira d’Ibn Hichâm, Mahomet aurait massacré une tribu
juive de Yathrib, les Qorayza, expulsé et dépouillé deux autres,
les Banou Nadir et les Qaynoqa. Ibn Hichâm emprunte cette
information à Ibn Ishâq.
Walid N. Arafat, un auteur arabe moderne, cite un contemporain
d’Ibn Ishâq, Malik le juriste, qui traite Ibn Ishâq de "menteur"
et d’ "imposteur" pour avoir dit cela. Il cite également d’autres
traditions qui contredisent ce massacre [1]. Reste à savoir si ces
tribus existaient mais n’ont pas été massacrées, ou si elles n’ont
pas été massacrées parce qu’elles n’existaient pas. C’est sans
doute la seconde possibilité qui est vraie.
En premier lieu en effet, il n’existe aucune source non musulmane,
ni littéraire, ni archéologique, ni épigraphique qui fasse état de
ces trois tribus.
En second lieu, les documents judaïques de l’époque qui détaillent
les implantations juives au Proche-Orient ne mentionnent jamais
Yathrib [2]. Puisqu’il y avait des "juifs" à Yathrib, et que les
rabbins ne les reconnaissaient pas comme tels, il faut conclure
qu’ils n’étaient pas de véritables juifs. Les nazaréens, qu’ils
soient d’origine juive ou arabe, étaient considérés comme des
juifs par leurs voisins, mais non par les rabbins. Pour ceux-ci,
le fait de judaïser ne suffisait pas à faire un juif.
En troisième lieu, la chronique de Sebêos est significative : elle
parle des habitants de Yathrib comme ayant tous la même religion,
sans aucun juif traditionaliste avec lesquels les juifs expulsés
d’Edesse auraient pu s’unir. Ceux-ci n’ont eu qu’une seule option,
s’unir à Mahomet et à l’interprétation qu’il donnait de la Tora.
La charte de Médine, le plus ancien document islamique, ne
comporte aucune mention des trois tribus juives dont parle Ibn
Hichâm. Si elles avaient existé, la charte en aurait fait état
puisqu’elle concernait tous les habitants. Les "juifs" dont la
charte fait état, et qui sont membres de l’alliance, ne forment
pas une communauté. Ils conservent leur religion, et sont répartis
parmi plusieurs tribus arabes dont ils sont membres [3]. Cette
étrangeté est inexpliquée dans les traditions califales, et reste
un mystère pour les commentateurs musulmans. De plus, les noms des
"juifs" de Médine sont arabes, ainsi que leur généalogie, les
mariages mixtes entre "juifs" et arabes étaient fréquents, et des
poèmes en arabe attribués à des poètes "juifs" de Médine sont
identiques, par la forme littéraire et le contenu, aux poèmes des
Arabes du désert [4]. Ces "juifs" étaient de toute évidence des
convertis, qui continuaient à faire partie de leur tribu
d’origine. Cela laisse ouverte la question de savoir s’ils
s’étaient convertis au judaïsme ou au nazaréisme.
La chronique de Sébéos et les documents judaïques rendent probable
111
le nazaréisme. Les conversions en masse donnent la même
indication. Dans cette région, du premier siècle à aujourd’hui, on
ne peut citer qu’une seule conversion en masse d’Arabes au
judaïsme, celle du royaume Himyar, au Yémen, entre 390 et 420,
deux siècles avant Mahomet. Par contre, comme indiqué dans la page
"La vie de Mahomet de l’hégire à sa mort", paragraphe "La
conversion des Arabes du Nord", pratiquement tous les Arabes du
nord, dont les habitants de Médine faisaient partie, se sont
convertis au nazaréisme précisément à l’époque de Mahomet. Si vous
voulez voir cette page, cliquez ici Ainsi, les "juifs" de Médine
étaient des Arabes convertis, considérés comme des juifs parce
qu’ils judaïsaient.
Les trois tribus "juives" sont indiquées dans l’Histoire de
Tabari, rédigée 250 ans après les faits, dans la biographie d’Ibn
Hichâm, plus de 200 ans après, et dans les "Expéditions" de
Waqidi, 180 ans après, toutes trois sous le contrôle des califes.
En revanche, les négateurs musulmans dont fait état Nawak
écrivaient 100 ans après les faits, la chronique de Sebêos date de
40 ans après, les documents judaïques sur les implantations juives
et la charte de Médine sont contemporains des faits, et tous ces
documents sont indépendants du pouvoir califal : les documents qui
conduisent à contester l’existence de ces tribus ont une valeur
historique plus grande que ceux qui affirment leur existence.
La raison de l’invention des trois tribus et de leur massacre par
Mahomet est probablement la même que l’attribution du changement
de qibla à Mahomet : mettre sous son autorité un acte fait bien
après sa mort, que les califes n’étaient pas assez puissants pour
imposer par eux mêmes. Pour occulter les traces des nazaréens, il
a bien fallut faire disparaître ces témoins gênants. Massacrer
jusqu’au dernier des hommes qui furent parmi les premiers
compagnons de Mahomet n’a pas dû être facile à faire accepter. Les
califes ont déclaré que les nazaréens de Médine étaient des juifs,
et, s’appuyant sur le prétendu précédent de Mahomet, les ont fait
disparaître. Pour dissimuler les origines, il ne suffisait
probablement pas de détruire les documents, il fallait sans doute
aussi faire disparaître les témoins.
La date de ce massacre peut être évaluée par le fait qu’il a été
placé sous l’autorité de Mahomet. Or Mahomet n’est devenu un
prophète que 60 ans après sa mort, et le papyrus de Khirbet
el-Mird montre que près d’un siècle après sa mort son autorité
restait faible. Le massacre est intervenu après cette date, quand
l’autorité de Mahomet est devenue suffisante pour le couvrir.
Une autre raison de placer le massacre vers cette date est qu’il
existait encore des nazaréens 80 ans après la mort de Mahomet.
Nous avons vu l’attestation de Jacques d’Edesse en cette matière.
Elle est dans la page "Le mouvement nazaréen ", paragraphe "Les
nazaréens peu après la naissance de l’islam". Si vous voulez voir
cette page, cliquez ici
[1] Walid N. Arafat, New enlightenment on the story of the banû
Qurayza and the Jews of Medina, in Journal of the Royal Asiatic
112
Society, 1976.
[2] Izhak Ben-Zvi, Les origines de l’établissement des tribus
d’Israël en Arabie, Bibliothèque du Muséon, Vol 74, Louvain, 1961.
Hartwig Hirschfeld, Essai sur l’histoire des juifs de Médine,
Revue des études juives, vol 7 (1883) et 10 (1885).
[3] Ibn Ishaq, Sîra. Abu Ubayd, Kitab al-amwal.
[4] Encyclopédie de l’islam, article Madina.
5 - La Mecque :
L’ouvrage de référence
L’ouvrage de référence sur l’origine de La Mecque est celui de
Patricia Crone, une islamologue danoise qui enseigne dans les
universités de Cambridge et de Princeton [1].
Une ville inconnue des géographes de l’Antiquité
Avant l’islam, aucun géographe de l’antiquité ne mentionne La
Mecque, ni directement, ni indirectement, ni sous le nom de La
Mecque, ni sous un nom même vaguement ressemblant. Pour en savoir
plus, cliquez ici
Le commerce mecquois
La ville était située dans une vallée stérile. D’après l’histoire
califale, elle tirait sa subsistance du commerce international et
des pèlerinages.
Le commerce allégué n’est mentionné que dans les documents
califaux. S’agissant d’un commerce international, on devrait en
parler aussi dans les pays de destination, ce qui n’est jamais le
cas. De plus, à cette époque, le commerce à grande distance se
faisait par mer. Dans la Rome de Dioclétien, à la fin du troisième
siècle, le transport du blé était vingt-cinq fois moins cher par
mer que par terre [2]. De La Mecque à la Syrie, sur 1.300
kilomètres de terre, le transport aurait été ruineux. Le commerce
terrestre à grande distance était économiquement impraticable
depuis des siècles à l’époque de Mahomet.
Les traditions sunnites mentionnent occasionnellement un port de
La Mecque, Suayba ou Suaybiyah, mais on n’en trouve aucune trace
dans aucun document, pas même sous un nom vaguement ressemblant.
De toute façon les traditions parlent le plus souvent d’un
commerce caravanier.
Les caravanes n’avaient aucune raison de passer par La Mecque.
Elles ne pouvaient s’y ravitailler, car il ne pousse rien dans
cette région. Les Mecquois sont d’ailleurs supposés vivre
exclusivement d’importation. Ce n’est pas non plus un carrefour de
routes caravanières, et en particulier, la route de l’encens,
d’ailleurs empruntée pour un commerce purement local, passait à
160 kilomètres de là [3], alors que l’encens est supposé être un
des produits dont La Mecque faisait commerce.
113
Les traditions califales font état d’encens, d’épices, d’or et
d’argent. Cependant, l’encens et les épices ont été exportés par
caravanes à grande distance seulement jusqu’au milieu du second
siècle de notre ère. Ensuite, le transit a été exclusivement
maritime, et l’on ne trouve aucune attestation de caravane
d’encens ou d’épices plus d’un demi millénaire avant l’islam.
Les exportations d’or et d’argent sont mentionnées dans les
traditions sunnites comme faisant vivre La Mecque, mais on ne
trouve trace ni de mines dans la région, ni de ce commerce dans
les documents des pays supposés être les destinataires, les
empires romain, puis byzantin et perse.
Le cuir, les vêtements, les chameaux et les ânes, le beurre et le
fromage sont également mentionnés. Tous ces produits sont de
faible valeur par unité de poids, et leur transport à longue
distance, par un procédé aussi coûteux que la caravane, est
économiquement impossible. De plus, tous ces produits peuvent être
trouvés en Syrie, beaucoup plus proche des Empires romain ou
perse. Les Romains ou les Perses ne peuvent les avoir importés de
la Mecque, puisqu’à la Mecque il ne pousse rien. Pour transiter
par la Mecque, ils devaient donc provenir du sud de cette ville,
au Yémen, à 2.500 kilomètres de distance. Il n’y a aucune
vraisemblance à transporter par un procédé ruineux, sur 2.500
kilomètres, des produits disponibles en Syrie.
Enfin, ce commerce international n’est mentionné dans aucun
document que ce soit grec, latin, copte, araméen ou syriaque. Ce
commerce, que ce soit sous le nom de La Mecque, des Mecquois, ou
des Qoreychites, est aussi inconnu que la ville.
Une évaluation économique des pèlerinages mecquois
D’après les traditions sunnites, ces pèlerinages seraient, à côté
du commerce, la seconde ressource qui permettait aux Mecquois de
vivre. Les données chiffrées étant très rares dans les documents
musulmans, il est difficile d’analyser la vraisemblance de cette
assertion. Toutefois une analyse, même partielle, vaut beaucoup
mieux que rien, car elle permet de connaître les ordres de
grandeur.
La première question porte sur la population de La Mecque dans les
années 600 et suivantes. Aucun document islamique ne l’indique. Il
est cependant possible de s’appuyer sur des sources musulmanes
pour faire une évaluation de la taille de la population alléguée.
Les Mecquois, d’après les traditions califales, avaient envoyé
1.000 des leurs combattre à Badr. Compte tenu des femmes,
vieillards et enfants, une ville capable de lever une armée de
1.000 guerriers devait avoir au moins 4.000 habitants.
La seconde question est le nombre de pèlerins nécessaires pour
faire vivre un habitant. Les services offerts relèvent de
l’hôtellerie, comme pour les touristes aujourd’hui. Or les
services aux personnes, dans ce cas la préparation des repas et la
l’entretien d’une chambre, ont beaucoup moins évolué que la
production d’objets matériels. Les chiffres d’aujourd’hui peuvent
114
donner une première idée. Quand il s’agit de tourisme de luxe, il
faut aujourd’hui trois touristes pendant une journée pour faire
vivre un prestataire de service pendant une journée. Quand il
s’agit de tourisme de masse, il en faut dix.
Au septième siècle en Arabie, ces chiffres doivent être largement
majorés : les pèlerins faisaient le voyage à dos de chameau, en
emportant avec eux leur nourriture, et en dormant pour les plus
riches dans une tente montée chaque soir par leurs esclaves, et
pour les plus nombreux à même le sol, enroulés dans leur manteau.
Ils n’avaient pas de raison d’agir autrement une fois arrivé dans
la bourgade de la Mecque, et laissaient probablement très peu
d’argent entre les mains de Mecquois. C’était, dans l’Arabie
pauvre des sixième et septième siècles, un tourisme encore plus
économique que le tourisme de masse aujourd’hui : le chiffre de
dix pèlerins pour un prestataire de service est certainement
inférieur à la réalité de l’époque.
La troisième question est celle de la durée du séjour à La Mecque.
Le pèlerinage lui même durait trois jours, mais beaucoup de
pèlerins apportaient avec eux quelques marchandises, et faisait
des échanges avec les autres. Pour compter large, prenons une
dizaine de jours au total.
Même en prenant un chiffre sous évalué, dix pèlerins par habitant
et par jour, il fallait 3.600 journées de pèlerins dans l’année
pour faire vivre un Mecquois pendant un an. Si les pèlerins
passaient dix jours, cela fait 360 pèlerins par Mecquois. Pour
4.000 Mecquois, cela fait un million et demi de pèlerins, beaucoup
plus que la population adulte de l’Arabie à cette époque. Et il
faudrait croire qu’un mouvement aussi énorme n’aurait laissé
aucune trace écrite dans l’Arabie préislamique ! Cela fait aussi
une concentration massive de population : 360 pèlerins se
succédant, par périodes de dix jours, pendant les 2 mois où la
trêve des pillages rendait les pèlerinages et le commerce
possible, cela fait en permanence 60 pèlerins par Mecquois, soit
240.000 personnes simultanément, d’où un problème soit de
transport des aliments, soit de conservation. Ou bien les aliments
étaient amenés à la Mecque pour y être consommés aussitôt, et cela
fait un problème de transport, en particulier pour l’eau. Dans ce
climat, il faut 10 litres d’eau par jour, soit 2.400 tonnes
quotidiennes. Ou bien ils étaient amenés régulièrement tout le
long de l’année. Il y a alors un problème de stockage, 144.000
tonnes d’eau à stocker. Dans des cruches ? Il faut encore ajouter
la préparation et la vente des aliments par un Mecquois pour 60
pèlerins en moyenne chaque jour. Il est évident que rien de cela
n’a de fondement économique crédible.
Ainsi, même en prenant des hypothèses très favorables, la vie
économique de La Mecque fondée sur le tourisme religieux n’a pas
plus de vraisemblance que son commerce.
Le commerce des pèlerins à La Mecque
Les sources musulmanes excluent formellement un tel commerce : les
pèlerins échangeaient dans les harams voisins de La Mecque, à
Ukâz, Dhûl-Majâs et Majanna,, mais non à La Mecque elle même, ni
115
dans les deux autres harams voisins, à Minâ ou à Arafa [4].
La Mecque primitive lors des guerres civiles
Au cours de la première guerre civile, de 656 à 661, et au cours
de la seconde, de 683 à 685, des voyageurs se rendirent de Yathrib
en Irak en passant par la Mecque [5]. C’est un trajet normal si la
Mecque en question se trouvait dans le nord, en Syrie en Palestine
ou en Jordanie, mais aberrant s’il s’agit de la Mecque actuelle,
dans le Hedjaz : en allant vers le nord on ne peut faire étape
dans une ville située à 300 kilomètres au sud du point de départ :
il devait exister au début de l’islam une autre Mecque, située
dans le nord du domaine arabe.
De fait, il existait en Syrie une ville nommée La Mecque. Elle est
citée dans la Bible [6]. Sa position est indiquée sur la carte de
la page "Le changement de qibla". Si vous voulez voir cette page,
cliquez ici.
Le nom de la Mecque
Christoph Luxenberg a montré que le nom de La Mecque, qui dérive
de la racine mkk n’est pas arabe, et n’a aucune signification en
arabe. Par contre, en araméen, cette racine signifie dépression
topographique, notamment vallée [7]. Dès lors qu’elle porte un nom
araméen, La Mecque primitive a été fondée par des Araméens. Cela
ne fait pas de difficulté pour une Mecque située dans le nord,
mais cela en fait une pour celle du Hedjaz : il n’y a jamais eu
d’Araméens dans la province du Hedjaz, en Arabie centrale. La
Mecque du Hedjaz ne peut avoir été fondée, comme le dit l’histoire
califale, longtemps avant Mahomet, par des autochtones.
La Mecque et la pêche
Le Coran mentionne deux fois la Ka’ba, et la tradition califale
déclare que ces deux mentions concernent la Ka’ba de la Mecque.
Ces mentions introduisent une difficulté majeure : elles se
trouvent dans la sourate 5, versets 95 et 97. Ces deux versets
encadrent le verset 96, qui autorise le gibier de mer. Il n’y a
aucune raison de parler du gibier de mer à propos de la Ka’ba si
celle-ci se trouve à la Mecque du Hedjaz, car, faute de bois pour
construire des barques, il n’y a pas de pêcheurs dans cette
région, à plusieurs centaines de kilomètres à la ronde. Le bois y
est si rare que pour expliquer comment les Mecquois avaient réparé
la Ka’ba, la tradition califale raconte qu’un navire byzantin
avait été jeté sur la côte par une tempête, et que les Mecquois
avaient récupéré ses débris pour construire la charpente du toit
de la Ka’ba.
La première Ka’ba et la première Mecque
Le terme Ka’ba est générique et désigne un temple cubique. Or, à
côté d’Homs, dans la Syrie actuelle, dans une région que la
toponymie indique comme ayant été peuplée de nazaréens, il existe
un Abil Bet Ma’aqa mentionnée dans la Bible [8]. Cette mention
indique qu’Abil Bet Ma’aqa existait onze siècles avant notre ère.
Abil Bet Ma’aqa, signifie cours d’eau de la maison ou du temple de
la Mecque. Cette Mecque là, située en Syrie, est différente de la
Mecque du Hedjaz dont parle l’islam.
116
Entre la Mecque de Syrie et la mer, il y a des montagnes
couvertesde forêt, ce qui permet de construire des barques de
pêche. Deplus, tout près d’Abil bet Maa’aqa, se trouve un mont
nommé AbuQubays, et ce nom a été donné à une éminence proche de la
Mecque.Cela fait beaucoup de coïncidences.
La Mecque du Hedjaz a été fabriquée et nommée pour effacer le
souvenir d’une Mecque syrienne où se trouvait un temple sacré pour
les nazaréens. Le souvenir du lieu, de son caractère sacré, de son
temple se trouve dans les versets cités du Coran, et sans doute
aussi dans des traditions orales présentes à l’époque et perdues
aujourd’hui : ces traditions orales devaient faire état de la
colline Abu Qubays, car, sans de telles traditions, il aurait été
sans objet d’imiter au voisinage de la Mecque du Hedjaz le nom
d’un mont proche de la Mecque de Syrie. Comme pour le nom de
Médine, faute de pouvoir le faire disparaître, il était possible
de le réinterpréter de façon telle que la nouvelle interprétation
ne fasse pas resurgir le souvenir des nazaréens.
La Ka’ba du Coran est très probablement celle d’Abil Bet Ma’aqa,
et La Mecque initiale celle de la Bible.
La date de la construction de la Mecque du Hedjaz
Pour en savoir plus, cliquez ici
La Ka’ba de La Mecque.
Ka’ba signifiait sanctuaire en araméen. C’est pourquoi Jacques
d’Edesse avait écrit, en 660, que les émigrés, les mahgrâyês,
priaient vers une Ka’ba qui se trouvait à l’est d’Alexandrie, à
l’ouest de la Babylonie, au nord du Néguev qu’il avait traversé
pour aller en Egypte. C’est à Jérusalem qu’elle se trouve.
La Ka’ba de La Mecque reproduit le modèle du Débir, en plus petit,
car le Débir avait 50 mètres de côté, et la Ka’ba de La Mecque 18
seulement, sans être d’ailleurs, malgré son nom, un cube exact.
Elle a du être construite vers 670, car en 660 les Mahgrâyês
priaient encore vers Jérusalem, et une attestation historique
indique que la Ka’ba de La Mecque a brûlé en 683, lors de la
guerre civile menée par l’anti-calife Abdullah Ibn al-Zubayr. A
cette époque, c’était donc un bâtiment en bois. Elle fut
reconstruite en forme semi-circulaire. En 692, le général Hajjâj
prit La Mecque pour le compte du calife Abd al-Malik. Il fit
démolir la Ka’ba de l’anti-calife et en reconstruisit une cubique.
L’emplacement a été choisi par des gens qui n’avaient visiblement
jamais habité cette région, car ils ont construit la Ka’ba au
centre de la vallée. Les pluies y sont extrêmement rares, mais il
s’en produit parfois de diluviennes, qui font naître pour quelques
heures un torrent violent, lequel dévaste le fond de la vallée. La
Ka’ba est si mal située qu’elle fut plusieurs fois ravagée, pour
être finalement détruite en 1620. Elle fut reconstruite en 1631 en
gros blocs, avec une garde de pierre au bas du mur pour la
protéger des inondations. Les musulmans qui aujourd’hui font le
pèlerinage de La Mecque s’imaginent voir une construction édifiée
par Abraham, il y a quatre mille ans. Celle qu’ils voient n’en a
pas quatre cents.
117
tLa raison de la création de La Mecque du Hedjaz
La Mecque du Hedjaz a d’abord été créée pour occulter La Mecque
nazaréenne, donnant ainsi à l’islam une origine arabe, capable
d’utiliser la force des sentiments ethniques. Ensuite, quand
Mahomet a été considéré comme un prophète, la Mecque du Hedjaz lui
a été attribuée comme lieu de naissance, toujours dans le même
but. Et finalement, elle a été utilisée pour faire de l’Exode une
histoire purement arabe. Les califes ont agi comme les personnages
de Jules Romains dans sa pièce Donogo Tonka. Un géographe a par
erreur indiqué l’existence d’une ville de ce nom. Il fonde la
ville afin que la réalité soit conforme à ce qu’il a écrit.
[1] Patricia Crone, Meccan trade and the rise of islam, Gorgias
press, Piscataway, Etats unis, 2004.
[2] Comparaison d’un trajet maritime de 2000 kilomètres,
d’Alexandrie à Rome, et d’un transport par terre de 80 kilomètres.
Voir Patricia Crone, opus cit..
[3] W.W. Müller, Weihrauch. Ein arabisches Product und seine
Bedeutung in der Antike. Tiré à part de Paula-Wissowa,
Realencyclopädie, Supplementband 15. Munich, 1978. N. Groom,
Frankincense and Myrrh, a Study of the Arabian Incense Trade,
Londres 1981.
[4] Patricia Crone, opus cit.
[5] J. van Ess, Frühe Mu’tazilitische Häresiographie, Beyrouth,
1871. Muhammad b. Ahmad al-Dhalabi, Tarikh al-islam, Le Caire,
1367-69, vol II.
[6] 2 Samuel, 10, 8.
[7] Christoph Luxenberg, opus cit.
[8] 2 Samuel, 10, 8.
118
VIII - Le Coran, du recueil des textes à la
fixation de l’écriture
1
2
3
4
5
6
7
-
Le Coran selon l’islam
Les difficultés de l’histoire califale du Coran
Le Coran et l’araméen
Des idées coraniques antérieures à l’islam
Les facilités offertes par certains versets du Coran
Les strates du Coran
Du lectionnaire au Coran
1 - Le Coran selon l’islam :
Le Coran passe du sommeil à la veille
Pour savoir ce que les adeptes de Mahomet disaient de la formation
du Coran, durant les deux premiers siècles après la mort du
fondateur, il n’est pas possible d’utiliser des documents
musulmans, disparus, mais il existe des documents chrétiens. Jean
de Damas écrit en 744 [1] :
"Il répondent que c’est pendant son sommeil qu’il (Mahomet) a reçu
l’Ecriture."
Ainsi la première version de la dictée du Coran la plaçait pendant
un rêve. C’est une forme de communication divine fréquemment
indiquée chez des personnages de l’Ancien ou du Nouveau Testament
[2].
En 750, les premières descriptions musulmanes sur la formation du
Coran de font pas état de la transmission pendant le sommeil, soit
parce que ces descriptions sont encore très incomplètes, soit
parce que cette idée avait été abandonnée. L’idée d’une dictée
pendant le sommeil a ainsi duré un siècle ou un peu plus, et a été
remplacée par une idée voisine : dans les textes actuellement en
vigueur, Mahomet a reçu le Coran au cours de crises de catalepsie
pendant lesquelles il ne pouvait plus communiquer avec d’autres
personnes. Ces crises le faisaient transpirer abondamment et lui
donnaient une telle sensation de froid que, quand il les sentait
venir, il demandait à son entourage de le couvrir d’un manteau.
Le Coran inimitable
D’après les théologiens musulmans, il vient directement d’Allah, à
la virgule près, il n’a pas changé d’une seule lettre depuis qu’il
a été mis par écrit, et sa langue est si somptueusement poétique
qu’elle est inimitable par aucun humain [3]. Ce caractère
inimitable, l’inimitabilité disent les érudits musulmans, est la
preuve décisive, contenue dans le Coran lui-même, qu’il vient
d’Allah, et non pas d’un ou plusieurs rédacteurs humains.
L’inimitabilité fait partie de la foi musulmane, car elle est
appuyée par un consensus universel depuis 850 environ.
Le Coran proclamé par un analphabète
Les lettrés musulmans insistent beaucoup sur le fait que Mahomet
était analphabète, car, d’après eux, cela prouve l’origine divine
119
du Coran : celui-ci, inimitable, ne peut avoir été composé par
homme analphabète, donc inculte.
Le fondement de cette idée se trouve dans quelques versets du
Coran où Mahomet est dit ummi [4]. Ce mot vient du radical um,
mère, et du dérivé ummah, homme du peuple, ou communauté des
musulmans. Ummi, adjectif formé sur ummah, signifie appartenant au
peuple, ou à la communauté musulmane, par opposition à étranger.
Dans les premiers siècles de l’islam, les hommes du peuple étant
souvent analphabètes, ummi a fini par prendre ce sens. Cet
argument est fragile, car rien, dans le contexte du verset, ne
plaide pour le sens dérivé, analphabète, plutôt que pour le sens
principal, appartenant au peuple.
Les traducteurs sont partagés : Denise Masson, une des grandes
islamologues, refuse le sens illettré, et traduit par le Prophète
des Gentils (c’est à dire des non juifs), alors que M. Kasimirski,
autre traducteur de premier plan, accepte la tradition musulmane
et traduit par le Prophète illettré.
Si l’on admet le sens dérivé, la conclusion proposée par les
lettrés musulmans n’en résulte pas pour autant : aujourd’hui, une
personne analphabète est certes inculte, mais il n’en était pas de
même au septième siècle. En effet, la poésie arabe, du début du
sixième siècle au début du huitième, a été transmise par tradition
orale. Les poètes composaient et leurs auditeurs apprenaient et
transmettaient sans écriture. A cette époque, il n’était pas
nécessaire de savoir écrire pour avoir une culture littéraire.
Même si Mahomet avait été analphabète, on ne peut en conclure
qu’il aurait été inculte, et incapable de composer le Coran.
Le Coran lui-même, de plus, conduit à la certitude que Mahomet
savait lire : l’ange Gabriel a ordonné à Mahomet de lire les
versets qu’il lui montrait par écrit [5]. Pour les lettrés
musulmans, il s’agit d’un miracle : avant chaque rencontre avec
Gabriel, Mahomet ne savait pas lire, et après chaque rencontre, il
ne savait plus lire.
Ainsi, même en se fondant sur le Coran, l’analphabétisme de
Mahomet est peu assuré.
Le Coran incréé
Avant que le monde ne soit créé, le Coran était déjà présent.
C’est pourquoi il est dit incréé. Ce Coran incréé a été rédigé par
Allah lui-même, en langue arabe, car l’arabe est la langue que
parlaient Allah et les anges du paradis avant que le monde ne soit
créé. Il a été écrit sur une "Table Gardée", ce qui signifie
gardée par les anges.
Ainsi, pour les musulmans, le Coran n’est pas un objet dans le
monde, mais un texte antérieur au monde, éternel comme Allah, à
cet égard presque l’égal d’Allah. Le Coran a ainsi un statut
particulier : pour les musulmans, l’équivalent chrétien du Coran,
ce n’est pas l’Evangile ou la Bible, qui ne sont que des livres,
c’est le Christ, parce qu’il est co-éternel au Père.
120
La thèse du Coran incréé a été proposée par Ibn Hanbal (780 –
855), le fondateur de l’une des quatre écoles juridiques admises
par l’islam. Cette thèse ne s’est pas imposée d’emblée. Une école
de pensée la contestait. Fondée un siècle après la mort de Mahomet
par Wasil Ibn Ata, elle s’efforçait de s’appuyer sur la raison.
Les tenants de ces vues furent appelés plus tard les mutazilites,
les séparés. Ils eurent cependant un certain succès, car ils
furent protégés par trois califes successifs [6], qui régnèrent de
813 à 847. A la mort de leur troisième protecteur, les mutazilites
furent massacrés sur l’ordre du calife suivant [7]. Quelques-uns
se réfugièrent à l’extrême est de l’empire musulman, aux
frontières de l’Inde, puis ils disparurent. Des érudits
survécurent à Basra jusqu’en 933 et à Bagdad jusqu’en 1025. L’un
de ces érudits, Abou al-Hasan Ali al-Achari, promis à devenir le
chef de l’école mutazilite de Basra, devint soudain un opposant,
en 912 ou 913, et fonda une école opposée. Cette dernière récupéra
l’idée du Coran incréé et l’imposa sur tout le territoire
islamique. La contestation de cette thèse par l’ensemble des
autorités politiques de l’umma a cessé vers 920. Depuis cette
date, il y a plus de mille ans, elle fait l’objet d’un consensus
dans le Dâr al islam.
A l’époque de l’islam naissant, cette thèse était admissible. Le
monde, en effet, était tenu pour âgé au plus de quelques milliers
d’années et les langues étaient supposées avoir été toutes crées
dès l’origine. Aujourd’hui, on sait que le monde s’est formé il y
a plusieurs milliards d’années, et que l’arabe classique a moins
de deux mille ans.
La thèse des mutazilites est qu’Allah a inspiré le Coran à
l’instant même où le texte a été écrit, et que l’arabe a été
utilisé pour être compris de Mahomet et de ses adeptes. Les
théologiens musulmans rejettent tous, aujourd’hui, la thèse des
mutazilites, pour affirmer la thèse du Coran incréé. Ils ont pour
cela une bonne raison : la thèse des mutazilites conduit à de
grandes difficultés.
Depuis 920 jusqu’à aujourd’hui la thèse du Coran incréé a fait
l’objet d’un consensus dans le monde musulman, ce qui la rend
incontestable : selon la théologie musulmane, fondée sur trois
hadiths, dont deux issus des recueils canoniques [8], le consensus
entre musulmans est une preuve de véracité. Si l’on rejette le
caractère incréé du Coran, il faut conclure qu’un consensus, même
universel, même sur onze siècles, n’est pas une preuve de
véracité. Il faut alors tenir pour incertain tout ce qui se fonde
sur le consensus, c’est-à-dire une bonne partie des croyances
musulmanes.
Si l’on déclare que le consensus peut conduire à l’erreur, il faut
conclure que les hadiths aussi peuvent conduire à l’erreur,
puisqu’ils y conduisent en ce qui concerne le consensus. Il faut
alors abandonner les hadiths, même fondamentaux, ce qui détruit un
second pilier de l’islam.
L’effondrement de ce second pilier a une conséquence : les
hadiths, c’est-à-dire les paroles et les actes de Mahomet, sont
121
tenus pour des fondements de la foi musulmane parce que le Coran
l’exige : "Vous avez un excellent exemple dans votre prophète"
[9]. Depuis maintenant douze siècles, les théologiens musulmans
interprètent ce verset de la même manière : tout acte ou toute
parole de Mahomet est fondatrice de la foi. Mais si ce verset est
erroné, c’est le Coran tout entier qui peut l’être, car un seul
verset inexact prouve que le Coran n’est pas la parole incréée
d’Allah.
Ainsi, accepter la thèse des mutazilites conduit, de proche en
proche, à défaire tout le tissu du dogme islamique. On comprend la
réticence des docteurs de l’islam. Le Coran reste incréé pour les
musulmans d’aujourd’hui.
Les matériaux du Coran
Une part de ces matériaux sont des fragments déformés de la Tora :
le Coran contient quelques 6.000 versets, parmi lesquels 502
concernent Moïse, 245 Abraham, 131 Noé, d’autres Adam, Lot,
Israël, etc. Au total, un quart du Coran est formé de matériaux
venus de la Tora ou de l’Evangile des Hébreux.
Un huitième du Coran, 800 versets, indiquent les règles
religieuses et sociales qui donnent leur forme aux sociétés
musulmanes.
Les légendes arabes, telles celles de Chu’aïb, Calith, Houd en
forment environ deux pour cent. Des légendes juives, telles le
voyage de Moïse [10], ou perse, telle celle de Dhou al Qarnaïm
(Alexandre le grand) [11] font ensemble de l’ordre de un pour
cent. Le reste est formé de discours de motivation incitant à la
guerre, d’exhortations, de fragments d’hymnes, de discours
polémiques, etc.
Les fragments retenus ont été classés par ordre de longueur
décroissante, sans aucun souci ni de logique, ni de datation, ni
de sujet abordé. Ce classement conduit à bien des difficultés. Les
érudits musulmans ont établit une datation fondée sur des
conjectures. L’absence de chronologie dans le Coran rend ces
conjectures incertaines.
Une autre difficulté issue du désordre, c’est que tous les thèmes
sont traités dans des fragments dispersés, 29 pour l’histoire de
Noé, 37 pour celle d’Abraham, etc. On peut se demander si ce
désordre résulte d’une incapacité des rédacteurs, de leur
indifférence à la logique, ou d’une volonté délibérée. Dans ce
dernier cas, il faudrait identifier le but visé. Une présomption
que ce désordre est peut être voulu peut être tirée du fait que
certains Corans anciens, aujourd’hui détruits, plaçaient les
sourates dans un ordre différent du Coran actuel. On ne sait si
cet ordre était logique, mais il ne pouvait être par longueur
décroissante, puisqu’il était différent [12].
[1] Jean de Damas, opus cit.
[2] Abraham (Genèse, 15, 12 et 13) ; Jacob (Genèse, 28, 10 à 15) ;
122
Saül (1 Samuel, 28, 15) ; Natân : (2 Samuel, 7,4 et 1 Chroniques,
17,3) ; Salomon (2 Chroniques, 1,7) ; Samuel (Samuel, 3,4) ;
Nabuchodonosor (Daniel, 2,1 et 4, 1 et 2) ; Daniel (Daniel, 7, 1).
De très nombreuse personnes (Joël, 3,1) ; Zacharie (Zacharie, 1,
8) ; Joseph (Matt, 1,20 et 2,3).
[3] Sourate 2, verset 23. Sourate 10, verset 38. Sourate 11,
verset 13. Sourate 17, verset 88. Sourate 52, verset 34.
[4] Sourate 7, verset 157 et 158
[5] Sourate 96, versets 1 et 3.
[6] Al Mamoun de 813 à 833, Al Mutasim de 833 à 842, Al Wathiq de
842 à 847
[7] Jafar al Mutawakil
[8] Abu Daoud 34, 1. At Tirmidhi 31,7. Ibn Maja 36,8.
[9] Sourate 33, verset 21.
[10] Sourate 18, versets 60 à 82.
[11] Sourate 18, versets 83 à 97.
[12] Suyûtî, Itqân et Ibn al-Nadîm, Fihrist
2 - Les difficultés de l’histoire califale du Coran :
La nécessité d’utiliser d’anciens matériaux, pour garder quelque
continuité, et les divergences entre l’islam initial et le nouvel
islam imposaient des contraintes contradictoires. Celles-ci ne
pouvaient manquer de produire de nombreuses difficultés. Nous en
avons vu un certain nombre. Nous allons voir celles qui concernent
plus particulièrement le Coran.
La mise par écrit du Coran
L’alphabet arabe ne comportait à l’époque de Mahomet que trois
voyelles longues a, i, u, et ne faisait pas la différence entre
certaines consonnes : il n’y avait que seize lettres pour
vingt-huit consonnes et semi-voyelles. Sur ces seize signes, six
seulement ont une seule signification. Les autres en ont
plusieurs, jusqu’à quatre pour un signe unique utilisé pour b, t,
j et n. Cette écriture est nommée scriptio defectiva. Des points
et divers signes, appelés diacritiques, placés sur ou sous les
lettres, ont permis ensuite de faire la différence entre les
diverses consonnes représentées par une même lettre. Plus tard
encore, on a indiqué les voyelles. Les premiers signes
diacritiques sont apparus plus de soixante ans après la mort de
Mahomet, et presque un siècle de plus a été nécessaire à des
grammairiens perses pour mettre au point le système actuel et
l’ordre de ses lettres. L’écriture avec signes diacritiques et
voyelles est nommée scriptio plena. Selon la manière dont on
123
ajoute aux écrits primitifs des signes diacritiques et des
voyelles pour passer de la scriptio defectiva à la scriptio plena,
le sens peut être différent.
Une forme intermédiaire, avec signes diacritiques mais sans
voyelles, a été utilisée pour la première fois pour le Coran en
694, par al Hajjâj, et s’est heurté à une vive résistance. Aucun
des exemplaires d’al Hajjâj n’est parvenu jusqu’à aujourd’hui, ni
en original, ni en copie. La scriptio plena a été généralisée vers
850, et, sous forme de copies successives, des exemplaires de
Corans datant de cette époque nous sont parvenus. C’est à ce
moment là, plus de deux siècles après la mort de Mahomet, que le
texte actuel du Coran a été définitivement fixé.
Avant cela, on a retrouvé quelques Corans complets, en scriptio
defectiva, datés de 780 ou 790 environ, dont le sens est imprécis,
et de rares fragments, datés entre 700 et 725, encore à l’étude,
dont on ne peut rien conclure aujourd’hui.
Les plus anciennes attestations musulmanes sur l’existence du
Coran datent de 690 à 700, et les plus anciennes descriptions
musulmanes de son mode de formation datent de 750.
Même en scriptio plena, le sens du coran est souvent obscur.
L’introduction des signes diacritiques, des voyelles, et les
interprétations qui s’efforcent de donner un sens au texte ainsi
complété ont été proposées par des grammairiens, des commentateurs
et des lexicographes perses, plus de deux siècles après la mort de
Mahomet. Ces érudits n’avaient qu’une connaissance indirecte de la
langue arabe, et ne connaissaient rien au milieu ni à la culture
dans lesquels les textes du Coran ont été formés. Les conjectures
qui proposent un sens ont été formées essentiellement par Tabari,
en 896, près de trois cents ans après la mort de Mahomet.
Les érudits perses ont fondé leurs travaux sur des réflexions et
des conjectures, sans se référer à une tradition venue des
origines : ils ne disposaient pas d’une telle tradition. Il y a
ainsi une rupture dans la transmission, qui a nécessairement été
volontaire : le texte fondateur était compris par les premiers
musulmans, leur connaissance ne peut avoir été perdue par un
hasard malheureux, car le pouvoir musulman a été continu depuis
l’origine jusqu’à la fixation finale du sens par des érudits dans
la seconde moitié du neuvième siècle.
Les collectes du Coran
Les documents qui constituent le Coran ont commencé à être
collectés - c’est le terme utilisé dans le Dâr al islam - à une
date imprécise après la mort de Mahomet. Sur les collectes, les
traditions califales sont nombreuses et divergentes. Leur analyse,
ainsi que des documents non islamiques, conduisent à placer la
date des premières collectes dix à quinze ans après la mort de
Mahomet [1].
On aurait pu s’attendre à ce que les secrétaires de Mahomet
prennent en note les paroles de Gabriel récitées par Mahomet. Ce
ne fut pas le cas, puisque les traditions musulmanes indiquent que
124
les deux secrétaires qui ont fait les collectes, après la mort de
Mahomet, ont dû rechercher les notes prises par d’autres sur des
pierres plates, des omoplates de chameaux ou d’ânes, des nervures
de feuilles de palmier. Cette indifférence au Coran dans les
années qui ont suivies la mort de Mahomet est assez surprenante.
Les érudits de l’islam l’expliquent habituellement en disant qu’un
tel nombre de disciples savaient le Coran par cœur qu’il n’était
pas nécessaire de prendre des notes. Ces disciples savaient le
texte bien mal, puisque des dissensions violentes, risquant de
dégénérer en guerre civile, éclataient parmi les récitants, au
dire du général Hudhayfa, qui demanda à Othmân de rédiger un texte
de référence approuvé par l’autorité politique du calife [2]. La
confiance aveugle dans la mémoire des premiers adeptes, raison
invoquée par les théologiens musulmans actuels pour l’absence de
notes, n’est peut-être pas la cause de la négligence de Mahomet
lui-même, et des califes avant Othmân.
Les attestations sur les multiples collectes des Corans et sur le
tri et la destruction des versions refusées se prolongent bien
au-delà de la période initiale si mal connue, et continuent
pendant la période historique suivante, mieux documentée [3]. Ces
collectes multiples et tardives impliquent que les premiers
musulmans ne considéraient nullement le Coran comme venu d’Allah,
ni transmis par l’archange Gabriel : si ce texte avait eu une
telle origine, il aurait été si précieux que les collectes
n’auraient été ni tardives ni multiples, les dernières en date
corrigeant les premières. La dictée de Gabriel aurait été dès le
début prise en note avec le plus grand soin.
Le fait est que certains auditeurs ont pris des notes. Il peut y
avoir à cela bien des raisons tout à fait terrestres. Les succès
militaires et le charisme de Mahomet rendaient ses discours
mémorables sans avoir à invoquer d’autres motivations.
La seule chose historiquement certaine est que, environ quinze ans
après la mort de Mahomet, les califes ont décidé de ramasser ce
qu’ils pouvaient trouver pour compiler les fragments en un livre
désordonné : le classement des fragments par ordre de longueur
décroissante ne facilite ni la compréhension de l’ensemble ni la
visibilité du plan.
La destruction des parties refusées et l’usage de la violence
contre leurs détenteurs et leurs diffuseurs, attestés dans
l’histoire des Corans, font présumer que ces parties contenaient
des informations qu’il était devenu nécessaire de faire
disparaître.
Les scribes du Coran
L’écriture arabe a été créée à partir du nabatéen [4] et du
syriaque [5], par des moines chrétiens, à Ambar, sur la rive
gauche de l’Euphrate, à une soixantaine de kilomètres de Bagdad,
vers l’an 400, environ deux siècles et demi avant l’islam. Les
créateurs de cet alphabet étaient des Chaldéens, descendants des
Babyloniens, une ethnie non arabe, parlant une variante de
l’araméen. Ils ont mis leur talent et leur science au service de
la langue arabe parlée par les tribus arabes, essentiellement les
125
Lakhms, qui nomadisaient sur leur territoire. Cette écriture est
passée ensuite à Hîra, sur la rive droite, d’où elle s’est
progressivement répandue dans la partie nord du Proche-Orient, où
nomadisaient d’autres tribus arabes, puis en Jordanie et Syrie. La
première inscription arabe, dans une écriture nommée coufique,
bien que la ville de Kûfa ait été fondée longtemps après la date
des premières inscriptions, date du quatrième siècle, et se trouve
dans le sud de la Jordanie. Elle est unique pour ce siècle. On
n’en a retrouvé aucune datant du cinquième siècle. Au sixième
siècle, les inscriptions se multiplient, d’abord dans le nord de
la Jordanie et le nord-ouest de la Syrie, puis dans le reste de la
Syrie, la Jordanie, la Palestine et le Néguev. L’écriture arabe y
était connue et pratiquée au début de l’islam, au 7ième siècle.
Il existait un royaume arabe, celui des Ghassâns, qui couvrait la
Jordanie et une partie de l’ouest de la Syrie. Ces Arabes étaient
chrétiens, alliés plus ou moins fidèles des Byzantins. Au sixième
siècle, la totalité des inscriptions ne se trouve que dans ce
royaume, sur ses marges, et dans les monastères de Hîra en
Mésopotamie.
En ce même sixième siècle, et aussi au début du septième, les
épigraphes n’ont trouvé aucune inscription dans le Hedjâz, la
région qui entoure la Mecque, ni en aucun autre lieu de l’Arabie
centrale, ni en arabe, ni en une autre langue. Les toutes
premières, extrêmement rares, sont datées l’une de 20 ans après la
mort de Mahomet, l’autre de 40 ans, puis de 60. Il faut un bon
siècle avant qu’elles ne se multiplient [6].
Les scribes du Coran, selon l’histoire califale, étaient des gens
pauvres, car le parchemin, vieux alors de deux mille ans, était
passé dans l’usage courant huit siècles avant l’islam, mais
n’était pas à la portée de leur bourse. Mahomet, toujours selon
l’histoire califale, s’intéressait si peu au destin de ses
discours qu’il n’a pas jugé utile de fournir du parchemin ou du
papyrus aux auditeurs qui prenaient des notes. Pourtant, il est
dit avoir été, à la Mecque, l’époux d’une commerçante aisée, et, à
Yathrib, il avait les moyens de financer des armées. Il était donc
assez riche pour payer du matériel de copie. Il ne l’a pas fait,
ni à la Mecque, ni à Yathrib, d’où l’usage des pierres plates, des
ossements de chameaux ou d’âne, des stipes de palmier.
Ce sont des gens sans moyens, des fans dirait-on aujourd’hui, qui
ont pris ces notes, à titre privé. Bien que pauvres, ils savaient
lire et écrire l’arabe. Les régions où des gens pauvres savaient
lire et écrire l’arabe sont connues par l’histoire de l’écriture
arabe et par l’épigraphie. Les scribes qui, selon l’histoire
califale, auraient pris en note les discours de Mahomet pendant
les dix premières années de l’islam sont supposés avoir vécu à la
Mecque, dans le Hedjâz, au centre de l’Arabie. Les spécialistes
s’accordent sur le fait qu’en ce lieu, à cette époque, personne ne
savait écrire.
Le seul endroit, où, au début de septième siècle, la langue arabe
écrite était connue et pratiquée correspond au nord de la
péninsule arabique, Jordanie, Syrie, Palestine, Néguev. Mahomet ne
126
peut avoir commencé sa carrière à la Mecque, car, si tel avait
étéle cas, ses discours n’auraient pu être pris en note. Il a
commencé là où existaient des scribes sachant écrire l’arabe.
Les versets sataniques
Ce nom vient d’une tradition califale. Mahomet menacé de mort par
les Qoreychites mecquois, a tenté un compromis. Il a proclamé des
versets déclarant que trois déesses de la Mecque, Allât, al Manât
et al Uzza, étaient dignes d’être vénérées. Ses quelques adeptes
n’ont pas trouvé le compromis de leur goût, et ont commencé à le
quitter l’un après l’autre. Pour conserver ses fidèles, Mahomet
s’est hâté de proclamer de nouveaux versets déclarant que les
versets litigieux ne venaient pas de Gabriel, mais de Satan
déguisé en Gabriel [7].
Il est remarquable que le temple de Ramm, en Jordanie, atteste la
présence d’Allât, l’une de ces trois déesses [8]. Elle n’est
présente qu’en Jordanie et sur ses confins et n’est jamais
mentionnée en Arabie centrale, sous quelque forme que ce soit.
Quant à Manât, c’est une divinité féminine attestée à Palmyre,
dans la Syrie actuelle, à Petra, en actuelle Jordanie, et dans le
nord ouest de l’Arabie Saoudite, mais absente du Hedjaz [9]. Il
est probable qu’à l’époque où ces versets furent rédigés, leurs
auteurs habitaient dans une région où à la fois Allât et Manât
étaient connues et vénérées, la Jordanie ou les confins
jordano-syriens.
Hubal
L’une des divinités qui, selon la tradition califale, aurait été
vénérée à la Mecque au temps préislamique se nommait Hubal [10].
Cependant, cette divinité mecquoise n’apparaît que dans une seule
inscription épigraphique, à la frontière entre la Syrie et
l’Arabie [11].
La prohibition du porc
La viande de porc est interdite par quatre versets du Coran, dont
deux se trouvent dans des sourates réputées mecquoises [12]. Il
n’y avait pas de porcs en Arabie [13]. Il n’y a pas de raison
d’interdire de manger à La Mecque un animal qui y était inconnu.
La conclusion est la même que pour l’autorisation d’y manger du
poisson, lui aussi absent de la Mecque : ces sourates ont été
écrites ailleurs, dans des pays tels la Palestine ou la Jordanie,
où il y avait des porcs.
L’absence du nom de Mahomet
Le nom de Mahomet ne figure que quatre fois dans le Coran [14].
L’exégèse moderne démontre que ces quatre mentions sont des ajouts
postérieurs à la première rédaction, fondée sur les textes
collectés sur l’ordre des califes [15]. La tradition califale
pallie cette absence en déclarant que les termes de prophète,
annonciateur, avertisseur, apôtre, etc., présents 405 fois dans le
Coran sont des mentions indirectes de Mahomet.
Cette affirmation est des plus improbables : la personne désignée
405 fois dans le Coran sans que son nom soit indiqué explicitement
devait être évidente pour les auditeurs. Si le nom n’avait pas été
127
évident, il aurait été précisé. Il s’agit certainement d’une
seule personne, et non de plusieurs, car, s’il y en avait eu
plusieurs, le nom de chacune aurait été mentionné pour éviter les
ambiguïtés.
Celui qui est désigné 405 fois dans le Coran sans indication de
son nom doit aussi être désigné par son nom à de multiples
reprises, comme cela se fait dans ce genre de situation : Suétone,
dans l’Histoire des douze empereurs, dans chacun des douze
chapitres, écrit tantôt l’empereur, tantôt le désigne par son nom.
Les biographies de de Gaulle l’appellent tantôt le chef de la
France libre, tantôt indiquent son nom, etc. Mahomet ne peut être
la personne à laquelle se réfèrent les termes de prophète,
annonciateur, avertisseur, apôtre, etc. : les quatre mentions de
son nom sont toutes des ajouts postérieurs. Cette question est
détaillée page "Les strates du Coran", paragraphe "Les
interpolations qui introduisent Mahomet dans le Coran". Si vous
voulez voir cette page, cliquez ici Ainsi, Mahomet était
totalement absent du Coran primitif.
Les personnages les plus cités dans le Coran sont : Zacharie 12
fois, Adam 16, Salomon 22, Aaron 26, Loth 27, Marie 32, Noé, 44,
Abraham 60. Le Christ est mentionné 12 fois sous la forme
coranique ‘Îsâ, 13 fois ‘Îsâ, fils de Marie, 2 fois Messie, ‘Îsâ,
fils de Marie ; de plus il est mentionné 3 fois sous le nom
Messie, 5 fois Messie, fils de Marie, une fois nouveau né, 4 fois
enfant, 7 fois prophète, 2 fois Verbe, au total 49 fois. Parmi ces
personnages, seuls Zacharie et Marie ne sont pas déclarés
prophètes. Aucune de ces personnes ne peut être celle à laquelle
se réfèrent les 405 mentions non spécifiques, car il n’y a pas
entre elles de différences telles qu’un auditeur non prévenu
puisse savoir sans hésitation qui est concerné.
Il reste un personnage qui, dans le Coran, se détache de tous les
autres : Moïse. Non seulement il est nommé 170 fois, mais de plus
il est appelé dix fois prophète [16], premier des croyants [17],
confident de Dieu [18], aimé de Dieu [19], choisi de préférence à
tous les hommes [20], doué de sagesse et de science [21]. C’était
à Moïse, et à Moïse seulement que se référait l’émir d’Homs. Il y
a tout lieu de penser que l’annonciateur, l’apôtre, l’envoyé etc.
est ce même Moïse qui se détache si nettement, et non Mahomet,
dont le nom a du être ajouté ultérieurement.
Il existe cependant quelques mentions non spécifiques attribuables
à Mahomet d’après le contexte. Ce sont celles qui concernant la
part de butin qui lui revient, le droit de prendre pour épouse la
femme de son fils adoptif, ses démêlés avec son harem. L’exégèse
moderne montre que plusieurs de ces versets sont des ajouts
postérieurs, et qu’il existe des présomptions sérieuses pour que
les autres le soient aussi.
L’Evangile et la Tora
Selon l’islam, il y a eu trois révélations : celle des juifs,
celle des chrétiens, puis celle des musulmans, la dernière, la
meilleure, qui corrige les erreurs délibérément introduites dans
les deux premières par des juifs et des chrétiens falsificateurs.
128
tLa révélation juive est exprimée par l’ensemble des écrits
juifs,la révélation chrétienne par l’ensemble du Nouveau
Testament, larévélation musulmane dans le Coran. Mais le Coran
indique unevision très différente : il mentionne à huit reprises
lesrévélations. Dans sept cas sont indiqués "la Tora et
l’Evangile"[22], Evangile au singulier. Le huitième mentionne "la
Tora,l’Evangile et le Coran" [23], mais l’exégèse moderne montre
que
les mots "et le Coran" sont un ajout postérieur [24].
Les écrits sacrés juifs sont formés de la Tora qui contient cinq
livres, des Prophètes (Samuel, Isaïe, Jérémie, Ezéchiel, Daniel,
etc.) et des Autres Ecrits, (les Psaumes, la Sagesse, le Cantique
des Cantiques etc.) au total 42 livres. Pourquoi le Coran ne
mentionne-t-il que les cinq livres de la Tora ?
La même question se pose pour le Nouveau Testament. Il y a quatre
Evangiles et non un seul. Pourquoi l’Evangile au singulier ? Et
pourquoi avoir omis les Actes des Apôtres, l’Apocalypse de Saint
Jean, les Epîtres canoniques ?
Et, surtout, le texte du Coran mentionne le mot Coran des dizaines
de fois. Comment se fait-il que le mot Coran soit absent du texte
du Coran chaque fois que celui-ci mentionne la révélation ?
N’est-il donc pas la troisième et la meilleure des révélations ?
La même question se pose à propos de "ce qui a été donné à Moïse
et à Jésus" [25], c’est-à-dire la Tora et l’Evangile. Il n’est
fait nulle mention de "ce qui a été donné à Mahomet". La même
question encore avec "la parabole qui les concerne dans la Tora et
la parabole qui les concerne dans l’Evangile", Evangile au
singulier [26]. Dans ces passages, le mot comme le concept de
Coran sont absents.
Ces difficultés disparaissent si le Coran est appréhendé dans une
perspective nazaréenne : les nazaréens ne reconnaissaient qu’un
seul Evangile, celui des Hébreux, et, parmi les livres sacrés
juifs ils plaçaient au premier rang les cinq livres de la Tora.
Quant au Coran, les nazaréens n’en parlaient évidemment pas, car
pour eux Mahomet n’était pas un prophète, et ses discours
n’étaient pas sacrés.
Mahomet, analphabète
Si l’on examine les écrits non musulmans, la question ne fait pas
de doute : ainsi, Sébéos, un évêque arménien a écrit vers 660 une
Histoire d’Héraclius, trente ans après les faits, et non pas plus
de deux cents, comme les textes musulmans qui font état de
l’analphabétisme de Mahomet [27]. Cette histoire contient la
phrase suivant, citée précédemment [28] :
"Il était très bien instruit et à l’aise avec l’histoire de
Moïse."
Un homme peut difficilement être analphabète alors qu’il est très
bien instruit et familier de l’histoire de Moïse, c’est-à-dire de
la Tora. Cette idée n’est défendable que pour les érudits qui se
limitent à un cadre auto référent. Dès que l’on sort de ce cadre,
129
il devient évident que l’analphabétisme de Mahomet est une idée
tardive, inventée par des commentateurs pour crédibiliser le
Coran. Elle est une difficulté de plus dans l’histoire califale du
Coran.
[1] Cette analyse est détaillée en cliquant ici
[2] Boukhari, Sahih Livre 66 (des mérites du Coran), Chapitre 3.
[3] Ibn Abou Daoud al-Sijistânî, Kitab al-masâhif, le livre des
codex.
[4] Les Nabatéens habitaient une région dont la capitale était
Pétra, aujourd’hui en Jordanie.
[5] Le syriaque est la variante d’araméen parlé à Edesse.
[6] Adolph Grohman, Arabic inscriptions, Textes épigraphiques,
tome 1, Louvain, bibliothèque du Muséon, volume 52, 1962.
[7] Sourate 53. Les versets sataniques suivaient les versets 19 et
20. Ils ont été remplacés par les versets 21 et 22.
[8] J. Starcky, Pétra et la Nabatème, Supplément au dictionnaire
de la Bible, VII, 1966.
[9] Afred-Louis de Prémare, opus cit.
[10] Ibn Hicham, vie de Mahomet. Ibn al Kalbi, Le livre des
idoles.
[11] Jausen et Savignac, Mission archéologiques en Arabie, 1,
Corpus Incriptiones Semit, II, 1907.
[12] Sourate 5 verset 145 et sourate 16 verset 115.
[13] Pline l’ancien, Histoire Naturelle
[14] Prophète : Sourate 3, verset 144, sourate 33 verset 40,
sourate 48 verset 29. Récepteur de la révélation : sourate 47,
verset 29.
[15] Voir notamment Joseph Azzi, opus cit. et Edouard Marie
Gallez, opus cit..
[16] Sourate 7, verset 104, sourate 19, verset 51, sourate 26,
verset 16 et 21, sourate 28, verset 7, sourate 43, verset 6,
sourate 44, verset 17 et 18, sourate 61, verset 5, sourate 69,
verset 10, sourate 73, verset 15 et 16.
[17] Sourate 7, verset 143.
[18] Sourate 19, verset 52.
[19] Sourate 20, verset 39.
130
[20] Sourate 7, verset 144, sourate 20, verset 13 et 4.
[21] Sourate 28, verset 14.
[22] Sourate 3, verset 45 et 65. Sourate 5, verset 46, 66 et 110.
Sourate 7, verset 157. Sourate 48, verset 29.
[23] Sourate 9, verset 111.
[24] Edouard-Marie Gallez, opus cit.
[25] Sourate 2, verset 139. Sourate 3, verset 84.
[26] Sourate 48, verset 29
[27] Ibn Hicham, Sira,126. Tabari, Annales, 1, 1147 et 1155.
[28] Histoire d’Héraclius par l’évêque Sébéos, op cit
3 - Le Coran et l’araméen
L’obscurité du Coran
Le Coran contient un grand nombre de mots incompréhensibles ou de
sens incertain. Au total, environ 20% du Coran est totalement
incompréhensible, et 10% obscur ou incertain [1]. Le Coran
lui-même prend acte de ses propres difficultés, et déclare que les
conjectures interprétatives sont incertaines [2] :
"Nul autre qu’Allah ne connaît l’interprétation du Livre."
Ces obscurités ne viennent pas seulement de l’absence initiale de
signes diacritiques et de voyelles, elles ont aussi une autre
source : beaucoup de mots et de tournures grammaticales du Coran
sont inconnus de l’arabe classique. Les érudits se sont efforcés
de former des conjectures raisonnables. Pour certaines tournures,
il y a jusqu’à douze conjectures différentes, dont aucune ne
s’impose. Pour justifier ces conjectures, il y a parfois plus de
trente propositions d’explications, incompatibles entre elles. La
tradition musulmane a fait la plupart du temps un choix parmi les
conjectures, pour des motifs de convenance plutôt que de raison.
Mais les commentateurs musulmans, débordés par les obscurités
incompréhensibles, finissent souvent leurs commentaires par un
aveu d’ignorance : wa Allahu a’lam, et Dieu seul sait !
La cause de l’obscurité
Les érudits islamiques ont cherché à comprendre l’existence de si
nombreuses obscurités irrémédiables. Une des explications est
qu’elles viennent du dialecte de La Mecque, aujourd’hui perdu [3].
Une autre explication, aussi officielle que l’oubli du dialecte de
la Mecque, est que le Coran a été écrit par Allah dans l’arabe
parfait du paradis. Sur terre, les hommes étant par nature
imparfaits, parlent un arabe terrestre imparfait. La différence
131
entre l’arabe parfait et l’arabe imparfait explique à la fois que
le Coran soit inimitable, et qu’il contienne des mots et des
tournures grammaticales incompréhensibles [4].
Pour les érudits modernes, une explication souvent proposée serait
que le Coran utilise un arabe archaïque aujourd’hui oublié.
Ces trois explications ont beaucoup en commun :
Toutes donnent acte de ce que les obscurités du Coran viennent
d’une langue étrangère présente dans ce livre : c’est une
évidence, car 30% des versets du Coran contiennent des mots et des
suffixes grammaticaux qui n’appartiennent pas à l’arabe classique
[5].
Toutes tentent de concilier cette évidence avec la tradition
islamique selon laquelle le Coran est en langue arabe pure. Elles
imaginent pour cela que la langue étrangère est une variante de
l’arabe, celui de La Mecque, ou du paradis, ou d’avant l’islam.
Dans les trois cas, ces variantes d’arabe sont totalement
inconnues : il n’existe pas un seul document, pas une seule
tradition orale, ni dans les pays arabophones, ni dans ceux qui
les entourent, qui donnent un seul mot de ces hypothétiques
variantes. Notamment, les poésies arabes préislamiques ne donnent
pas un seul mot ni un seul suffixe grammatical permettant
d’éclairer les obscurités du Coran.
Enfin toutes ont encore en commun d’éluder le problème principal :
comment la connaissance de cette langue étrangère a-t-elle pu
disparaître ? Cette langue était connue des premiers auditeurs du
Coran. Comment se serait-elle perdue, alors que le Coran est,
depuis l’origine de l’islam, le texte sacré des musulmans ? La
transmission de la langue du Coran a été continue, comme pour le
latin. Le latin ne s’est pas perdu, bien qu’aucun peuple ne le
parle depuis un millénaire et demi, parce que c’est une langue
religieuse. Le guèze, l’hébreu, le mandéen, le slavon et bien
d’autres langues religieuses ont traversé intactes plus de mille
ans de la même manière. La langue du Coran ne peut pas s’être
perdue, même partiellement, parce qu’elle a fait l’objet d’un
usage religieux depuis l’origine. Qu’un nombre important de mots
et de tournures grammaticales soit aujourd’hui incompréhensibles
ou incertains est un problème. Vu l’histoire des autres langues
religieuses, l’hypothèse de l’oubli ou des turbulences de
l’histoire n’a aucune vraisemblance.
Cette connaissance a disparu très tôt, car Tabari ne la possédait
pas en 896 quand il s’efforçait de comprendre les obscurités du
Coran, ni les grammairiens qui ont ajouté les voyelles peu après
800, ni non plus Hajjâj qui a introduit les signes diacritiques en
694.
La situation des langues au Proche Orient au septième siècle
A l’époque de Mahomet, l’arabe n’était pas une langue de culture,
ni une langue internationale. Depuis plus de mille ans, dans tout
le Proche Orient, la langue de culture était l’araméen. Les
132
relations internationales, en particulier le commerce, se
faisaient en araméen, et Mahomet, commerçant, le parlait à ce
titre. Les lettrés arabes, peu nombreux, parlaient en arabe et
écrivaient en araméen. Ce que l’on appelle aujourd’hui le
franglais peut donner une image de la situation, affaiblie
cependant, car le français d’aujourd’hui est une langue de culture
et une langue internationale, ce que n’était pas l’arabe de
Mahomet. Il faudrait plutôt comparer aux lettrés européens du
septième siècle, qui parlaient dans leur langue locale et
écrivaient en latin. D’où la présence de mots d’origine latine non
seulement dans les langues latines, mais aussi dans les langues
gothiques, comme l’allemand ou l’anglais, et même dans les langues
slaves. Si l’on perdait le sens de tous les mots d’origine latine,
la totalité des textes anglais d’aujourd’hui deviendrait
incompréhensible, ainsi qu’une bonne partie de ceux en allemand,
et aussi un certain nombre de phrases dans les textes russes. La
langue du Coran contient autant d’araméen que l’allemand contient
de latin.
Plusieurs érudits se sont rendus compte de la présence de
l’araméen dans le Coran. Ainsi, en ne citant que les plus connus,
Sigmund Fränkel [6], Theodor Nödelke [7], Alphonse Mingana [8].
Toutefois, dans le cadre de la tradition admise, eux-mêmes et
leurs contemporains ont considéré que les aramaïsmes repérés
n’avaient pas de signification générale. Cette conclusion est
contraire aux faits qu’ils ont eux-mêmes mis en évidence, et
compte tenu du rôle de l’araméen à l’époque, contraire à la
vraisemblance. La tradition islamique sur le Coran écrit en arabe
exerce le même effet d’aveuglement que celui noté par Patricia
Crone à propos des traditions sur la Mecque. Pour le détail des
arguments de Patricia Crone, cliquez ici
Le Coran et l’exégèse moderne
Les méthodes modernes exigent, entre autres approches, de prendre
en compte l’étude des langues voisines, dans ce cas le
syro-araméen de l’est, le syro-araméen de l’ouest, l’hébreu, et
dans une moindre mesure le perse et l’amharique. Par principe, les
érudits musulmans s’y refusent, parce que leur théologie exige de
rester dans un cadre auto référent, c’est-à-dire limité aux textes
musulmans. Dès lors qu’il est établi dans ce cadre restreint, le
consensus approximatif actuel des érudits islamiques est
scientifiquement irrecevable. Il est pourtant à l’origine des
conjectures généralement admises, et du choix des voyelles et des
points diacritiques qui cherchent à rendre ces conjectures
acceptables. Toutes les traductions aujourd’hui disponibles sont
fondées sur ces conjectures.
L’élargissement du cadre de référence
Pour un non arabe, il est difficile d’apprendre l’arabe, avec
toutes ses subtilités et ses formes anciennes, afin de pouvoir
étudier le Coran dans son texte. Apprendre en plus l’araméen, avec
toutes sa complexité grammaticale, ses formes archaïques et ses
variantes est-syrien et ouest-syrien, est un effort supplémentaire
énorme, dont on ne peut savoir à l’avance à quel point il sera
utile. C’est la raison pour laquelle l’étude des langues voisines,
bien que répandue parmi les exégètes modernes d’autres livres
133
anciens, notamment la Bible, n’avait pas encore été
systématiquement appliquée au Coran.
Un linguiste allemand, Christoph Luxenberg [9], a suivi cette voie
de façon méthodique, et beaucoup plus complète que ses devanciers.
Il en a montré la fécondité : de nombreuses obscurités et non sens
du Coran s’éclairent si l’on recherche le sens des mots et des
tournures grammaticales non pas dans la langue arabe mais dans
l’araméen parlé en Syrie.
Des fragments d’un très ancien Coran ont récemment été retrouvés
dans la bibliothèque de Sana, au Yémen. Ils datent de 50 ans après
la mort de Mahomet. Ils sont sans points diacritiques ni voyelles.
Ils comportent des aramaïsmes massifs, qui ont été ôtés des
versions ultérieures [10]. Ceci confirme que le Coran initial a
été rédigé sous une forte influence araméenne, et que les
aramaïsmes les plus voyants ont été délibérément éliminés. Les
mots et les formes incompréhensibles ont été non pas perdus, mais
délibérément exclus. C’est la raison pour laquelle la tradition
islamique insiste tant sur le fait que le Coran serait en arabe
pur : nier la présence des aramaïsmes contribue à occulter les
nazaréens, dont la langue sacrée était l’araméen.
Les mots et les formes grammaticales d’une langue passent dans une
autre lorsqu’ils désignent des objets ou des idées qu’un peuple
emprunte à un autre. Le grand nombre de termes et de formes venus
du syro-araméen dans la langue du Coran, alors que ces termes et
ces formes sont absents de l’arabe usuel, signifie que les
rédacteurs du Coran ont emprunté un grand nombre d’idées et de
récits à un système présent chez les Syro-araméens. Les
caravaniers et les voyageurs auraient introduit des mots et des
formes grammaticales d’origine syro-araméenne dans l’arabe usuel,
et non dans le seul Coran.
Yathrib était située vers la limite sud de l’aire linguistique
syro-araméenne, mais la Mecque, à trois cent kilomètres plus au
sud, se trouvait en dehors. L’origine du Coran se trouve à
Yathrib, ou plus au nord, dans le cœur du territoire syro-araméen,
et non à la Mecque.
Les houris du paradis, récompense des élus
Les versets sur les houris sont particulièrement difficiles à
comprendre. Le point de départ des commentateurs musulmans est le
sens du mot houri. En arabe, la racine hur signifie blanc. Si l’on
prend ce sens, les versets en question sont incompréhensibles
[11]. Les commentateurs font dériver houri de la racine perse hur,
qui signifie prostituée. Le plus souvent, ces commentateurs ne
savent pas que le sens qu’ils retiennent vient du perse. Ils
croient qu’il s’agit d’un second sens de la racine arabe. Comme le
perse est une langue indoeuropéenne, on trouve la même racine,
avec le même sens, dans l’allemand Hure et l’anglais whore. Les
houris sont ainsi les filles de plaisir que le paradis musulman
met au service sexuel des élus, et cette conjecture sert de fil
conducteur pour mettre les signes diacritiques et les voyelles, et
pour chercher sur cette base la solution de tous les problèmes de
ces versets.
134
Certains érudits musulmans sont très gênés par l’utilisation d’une
racine perse car le Coran est censé écrit en arabe pur, du fait
que l’arabe est la langue que parlent Allah et les anges depuis
avant la fondation du monde. Cela les conduit à une conjecture qui
permet d’éliminer la racine perse : le mot arabe hur, blanc,
signifie jeune fille car il faut le comprendre comme une
abréviation sous entendant : "jeune fille blanche quant au blanc
des yeux." Cette contorsion sémantique montre l’importance qu’il y
a à soutenir que le Coran est écrit en arabe pur. Nous en avons vu
les raisons, occulter les nazaréens et mettre l’ethnie arabe au
premier plan.
Les commentateurs, parmi lesquels le plus respecté par les
musulmans est Tabari, ont du déployer des trésors de subtilité et
d’imagination pour trouver, dans le cadre qu’ils ont choisi, un
sens compréhensible à ces versets, et plus encore pour que le sens
proposé soit cohérent d’un verset à l’autre.
Malgré tant d’efforts, le résultat n’est pas particulièrement
convaincant : ainsi le Coran déclare que les houris sont "rouges
comme le rubis, rouges comme le corail" [12], ce qui n’a aucun
sens pour une jeune fille. Elles ont "de gros yeux blancs" [13],
ce qui ne signifie rien non plus : on admire les beaux yeux bleus,
ou noirs, ou verts d’une jeune fille, mais non ses yeux blancs,
qui seraient ceux d’une aveugle. Les commentateurs proposent une
conjecture : en parlant d’œil blanc, le Coran signifierait que le
blanc de l’œil ferait un beau contraste avec la noirceur de
l’iris, bien que l’iris noir ne soit jamais mentionné dans le
Coran. Cette conjecture trouve un appui dans un hadith rapporté
par Boukhari [14] :
"Leurs aspect (des houris) étonne le regard, tant sont tranchés le
noir et le blanc de leurs yeux."
Certains traducteurs se fondent sur cette conjecture pour traduire
"l’œil blanc" du Coran par "œil noir" [15]. Cela ne résout pas le
problème, mais le dissimule, au prix d’une falsification : blanc
ne signifie pas noir. D’autres traducteurs, également gênés par
ces yeux blancs, traduisent grands yeux, en oubliant le blanc
[16], ou bien sautent ces mots [17]. Un verset compare les yeux à
un œuf blanc [18]. Les commentateurs transportent la comparaison à
la houri tout entière plutôt qu’à ses seuls yeux. Le sens est
moins choquant, mais exalter la beauté d’une jeune fille en la
comparant à un œuf est assez étrange [19].
Les houris sont "gonflées" [20]. Cela signifierait-il qu’elles
sont obèses ? Ce serait triste pour les élus. Une conjecture
apporte une solution : il faut sous–entendre "gonflées quant au
seins", ce qui signifie qu’elles ont de gros seins. Les
traducteurs, gênés par cette précision anatomique, traduisent
"houri à la poitrine arrondie" [21]. Même cette expression plus
décente choque certains. Une nouvelle conjecture vient résoudre la
difficulté : comme les adolescentes ont tendance à avoir des seins
en pommes, "seins gonflés" signifie "seins d’adolescentes". Sur
cette hypothèse, "houri gonflée" est traduit le plus souvent par
135
"houri adolescente" [22].
Christophe Luxenberg a montré que le mot houri du Coran dérive de
la racine araméenne hur, qui signifie grappe de raisin [23], ou
vin par métonymie. Dans le paradis musulman, c’est le vin, non les
filles, qui est "rouge comme le rubis, rouge comme le corail", et
les filles n’ont pas de gros yeux blancs, mais les grappes de
raisins ont de gros grains blancs. Ce ne sont pas les seins des
filles qui sont gonflés, mais les grappes qui sont gonflées de
suc. Le vin et la vigne étaient, pour les nazaréens, des symboles
de la vie éternelle, d’où leur place éminente dans la description
du paradis.
Le détail des arguments de Luxenberg est trop complexe pour être
résumé ici. Retenons que sa recherche dans la grammaire et le
vocabulaire araméen résout tous les problèmes de ces versets de
façon simple, sans avoir à imaginer des interprétations par des
allégories, ou par des hypothèses ad hoc sur ce qu’aurait pu être
le dialecte de La Mecque ou l’arabe du paradis, ou encore par des
explications qui prétendent que blanc signifie noir, ou par des
sous entendu qui conduisent à dire que blanc signifie signifie
jeune fille et gonflée adolescente.
Reste à savoir pourquoi les commentateurs musulmans ont choisi de
partir de la racine perse, et imaginé des arguments très spécieux
pour justifier ensuite des interprétations qui puissent être
cohérentes avec ce premier choix. Cela donne l’impression qu’ils
étaient des obsédés sexuels, préoccupés de ce dont parle le Coran
dans leur interprétation, la virginité à répétition des filles du
paradis, la taille de leurs seins, leur fidélité à celui des élus
auquel elles étaient attribuées, etc, toutes choses fort peu
dignes d’un livre sacré. En fait, ce choix était probablement
fondé non sur la psychologie des commentateurs, mais sur la
volonté d’occulter la présence des nazaréens, de leur langue et de
la valeur symbolique qu’ils attachaient au vin et à la vigne. Le
plus expédient était d’utiliser la tradition sur la nature du
paradis, née parmi les judéo-chrétiens du premier siècle, et
largement répandue au Proche Orient, jusqu’à aujourd’hui.
La conception du paradis à l’image des plaisirs de la terre n’a
pas de contenu théologique, alors que les symboles du vin et de la
vigne chez les nazaréens en ont un, décisif, car l’interdiction du
vin sur la terre et sa présence au paradis signifie le rejet de
l’Incarnation. Occulter le vin et la vigne du paradis, c’était
occulter toute une théologie, alors que mettre en avant un paradis
sensuel ne montrait qu’une conception populaire assez plate. C’est
pourquoi il était important d’occulter le vin, même au prix d’une
sexualisation du paradis, empruntée aux nazaréens certes, mais
assez répandue dans cette région pour que l’origine nazaréenne ne
soit pas évidente.
Quant à la date, l’interprétation sexuelle des houris est attestée
par le hadith rapporté par Boukhari, vers 870, et par le
commentaire de Tabari, en 896. Elle a donc été formée avant ces
dates, durant la période où le Coran, la doctrine et l’histoire du
premier islam étaient en période d’élaboration. Cette
136
interprétation est tardive, presque trois siècles après Mahomet,
et ne peut être une simple erreur de grammairien, car elle recourt
à trois éléments en apparence indépendants :
- Les points diacritiques et les voyelles, dont l’introduction et
la standardisation ont été achevés vers 850.
- Le hadith de Boukhari, daté d’environ 870, qui donne un argument
pour dire que blanc signifie noir.
- Les interprétations, fixées en 896, qui utilisent les
possibilités mises en place par le choix des diacritiques et des
voyelles, et celle fondée sur le hadith de Boukhari.
Ces trois éléments ne peuvent avoir convergé sans un projet et une
volonté pour organiser la convergence. C’est une réinterprétation,
de même nature et faite à la même époque que celles qui expliquent
Médine par Madina ar rasul Allah, Mahomet par homme célèbre, et
l’hégire par une fuite de La Mecque. Toutes masquent l’origine
nazaréenne.
Les traductions
Les musulmans qui contestent les études du Coran faites par des
personnes qui, ne parlant pas arabe, lisent le Coran dans une
traduction, devraient pour la même raison s’abstenir de parler
eux-mêmes du Coran : ils sont incapables de le lire dans le texte
original, sans voyelles ni points diacritiques, et sans l’aide des
conjectures. L’édition du Coran utilisée aujourd’hui est celle du
Caire, publiée en 1926 par l’université Al Azhar. Il a fallu
treize siècles pour y arriver. Les 30% du texte incompréhensibles
ou incertains sont "interprétés" par des méthodes dont quelques
exemples ont été indiqués, "les houris aux yeux noirs", "les
houris adolescentes", ou "les jeunes filles blanches quant au
blanc des yeux". Les musulmans qui croient lire un texte proclamé
par Mahomet lisent en fait une traduction conjecturale en arabe
classique. Etant faite dans un cadre auto référent, et dans
l’hypothèse d’un original rédigé en arabe pur, elle n’a pas de
valeur scientifique.
Le mot "Coran"
La thèse califale traditionnelle le fait dériver de la racine
qara, qui en arabe signifie, entre autres, lire, réciter ou
proclamer, car Mahomet le récitait à ses auditeurs après l’avoir
entendu réciter par l’ange Gabriel.
Christoph Luxenberg a étudié les vocalisations les plus anciennes
de ce mot [24]. Elles montrent que Coran ne peut en aucun cas
dériver de la racine arabe qara, mais qu’il vient de l’araméen
qeryân qui signifie lectionnaire, une collection d’extraits de
livres sacrés, faite pour un usage liturgique. Avant d’être
définitivement démontrée par Luxenberg, cette origine avait été
envisagée par Nödelke, et ses arguments avaient si bien convaincu
que l’encyclopédie du Coran, dans son article Kûran, considère que
l’origine de Coran se trouve dans le syro-araméen Keryâna (une
autre orthographe de qeryân), qui signifie "Lecture des Ecritures,
employée dans la liturgie." L’étymologie arabe qara est une
137
réinterprétation tardive, de même nature que les précédentes.
L’origine araméenne qeryân montre que l’histoire officielle du
Coran est nécessairement inexacte. D’abord en raison du contenu :
le Coran contient des préceptes juridiques, tels ceux qui
enjoignent de couper la main des voleurs, de tuer les femmes
adultères et les musulmans qui ne croient plus à l’islam,
d’humilier les non musulmans vivants dans le Dâr al islam ; il
indique la manière de partager le résultat des pillages, il
exhorte, polémique, incite à la guerre etc. C‘est beaucoup plus
qu’un lectionnaire. Ensuite en raison de sa date : l’histoire
officielle indique que la collecte a été faite quinze ans environ
après la mort de Mahomet. Puisque le mot Coran vient de l’araméen,
il a été formé plus tôt, quand l’araméen n’était pas encore
occulté.
La mère du livre
Plusieurs versets du Coran disent qu’il reproduit un original
qu’en son langage fleuri l’arabe archaïque appelle "la mère du
livre" [25]. Pour les érudits musulmans actuels, cet original est
l’exemplaire initial, rédigé par Allah, avant la fondation du
monde, sur une table gardée au paradis. Or cette thèse, celle du
Coran incréé, a été proposée après l’an 800, et ne s’est répandue
parmi les érudits qu’une cinquantaine d’années plus tard, et dans
l’ensemble du Dâr al islam que vers 920 [26]. Par contre, les
versets qui la mentionnent contiennent des mots d’origine
araméenne caractérisée [27], et datent donc de l’époque ou les
nazaréens n’étaient pas occultés, avant 645 : un texte écrit avant
645 ne peut faire allusion à une thèse apparue 150 ans plus tard,
et généralisée près de 300 ans plus tard : l’expression "la mère
du livre" ne désigne certainement pas l’original d’Allah.
Le livre clair et les versets ambigus
Neuf versets du Coran déclarent qu’il est un livre clair [28].
Cela n’empêche pas un dixième verset de dire que le Coran contient
des versets ambigus. Voici deux traductions du verset en question,
par deux des plus grands érudits de l’islam. Denise Masson traduit
ainsi :
"C’est lui qui a fait descendre sur toi le livre. On y trouve des
versets clairs – la Mère du Livre – et d’autres ambigus. "
Voici la traduction de Régis Blachère :
"C’est lui qui a fait descendre sur toi l’Ecriture. En celle-ci
sont des aya confirmés, qui sont l’essence de l’Ecriture, tandis
que d’autres sont équivoques."
Ces deux traductions, conformément à la tradition califale, sont
fondées exclusivement sur des textes arabes. En utilisant les
racines araméennes, Christoph Luxenberg traduit autrement :
"Ceci est le livre qui a été envoyé sur toi. Une partie est formée
de versets précis, qui sont identiques au livre d’origine, une
autre partie est de sens comparable."
138
La traduction de Luxenberg lève la contradiction. Il n’est plus
question d’un livre clair contenant des versets obscurs, mais d’un
lectionnaire formé d’une part de citations directes, d’autre part
de paraphrases. Et, de fait, dans le Coran actuel, 90% des
matériaux issus de la Tora ou de l’Evangile sont des paraphrases,
et non des citations précises. Ceci montre que "la mère du livre"
n’est pas l’original d’Allah, ce qui est chronologiquement
impossible, mais la Tora et l’Evangile, d’où les nazaréens avaient
tiré des citations et des paraphrases pour former un lectionnaire
à l’usage des convertis arabes.
La traduction
Un autre verset encore [29] indique que le Coran initial était un
lectionnaire formé par traduction à partir d’un livre sacré. Voici
la traduction de Denise Masson :
"Voici un livre dont les versets ont été clairement exposés. Un
Coran arabe destiné à un peuple qui comprend."
Et celle de Régis Blachère :
"Une Ecriture dont les aya ont été rendus intelligibles dans une
révélation arabe."
En utilisant les racines araméennes, Christoph Luxenberg traduit
ainsi :
"Un livre, que nous avons traduit en lectionnaire arabe."
Le livre origine est le même que dans la citation précédente,
c’est l’ensemble de la Tora et de l’Evangile. Ce que le Coran
nomme la "mère du livre", c’est la Tora et l’Evangile des Hébreux.
La date de confection du premier lectionnaire
D’après les traditions musulmanes, c’est Othmân, qui, vers 650, a
commencé à former le Coran assemblant les notes de fortunes prises
par des auditeurs de Mahomet. Le premier lectionnaire a du être
fait bien plus tôt :
Il était nécessaire pour les célébrations liturgiques des fidèles
de Mahomet.
Le grand nombre des racines araméennes dans le texte coranique,
jusqu’au mot de "Coran", montre que le lectionnaire a été fait à
une époque où la présence des nazaréens ne soulevait pas
d’objections.
Waraka était le principal traducteur des textes nazaréens en
arabe, et Mahomet se fondait sur ces traductions, puisque sa
proclamation s’est arrêtée à la mort de Waraka. On peut présumer
que le lectionnaire a été formé par des traductions ou des
paraphrases dues à Waraka. Or Waraka est mort avant Mahomet.
Ce premier lectionnaire, portant le nom de "Coran", a donc été
formé du vivant de Mahomet, probablement entre 620 et 630.
Ensuite, après la mort de Mahomet, quand les mahgrâyês ont voulu
139
effacer le souvenir de leurs initiateurs et dans ce but former un
livre sacré arabe, ils ont pris pour base le lectionnaire existant
et lui ont adjoint les discours de Mahomet, incitant à la guerre,
polémiquant, ou exhortant, puis au fil du temps, bien d’autre
éléments.
D’après le nombre des versets du Coran issus de la Bible, le
lectionnaire initial avait un volume d’environ un quart du Coran
actuel.
[1] Ces chiffres sont ceux de Rainer Nabielek, spécialiste de
l’islam, Professeur à l’Université de Berlin, dans. Die Luxenberg
Debatte :Standpunkt and Hintergründe, Schiller, Berlin, 2007.
[2] Sourate 3, verset 7.
[3] Tabari, Commentaire du Coran, commentaire de la sourate 14,
verset 4.
[4] Cette tradition se fonde sur la sourate 2, verset 23, la
sourate 10, verset 38, et la sourate 11, verset 13.
[5] Ce chiffre est indiqué par Christoph Luxenberg dans Streit um
den Koran, opus cit.
[6] Sigmund Fraenkel, Die aramaïschen Fremwôrter im Arabische,
Leiden, 1886, réimprimé en à Hidelstein, en 1982.
[7] Teodor Nödelke, Zur Sprache des Qorans, in : Neue Beitrage sur
semitischen Sprachwissenchaft, Strasbourg, 1910.
[8] Alphonse Mingana, Syriac influence on the style of the Ku’ran,
in Bulletin of John Ryllands Library, Manchester, 1927
[9] Christoph Luxenberg, opus cit.
[10] H.-C. Graf von Bothner, K.-H. Ohlig, et G.-R. Puin, Neue Wege
der Koranforschung, Université de Saarlan, Heft 1, 1999.
[11] Une tentative pour attribuer au mot hur dans le Coran le sens
jeune fille imagine que hur, blanc, serait une abréviation qui
sous entendrait "jeune fille blanche quant au blanc des yeux. "
Ces commentateurs trouveraient naturel que dans le Coran " poilu"
signifie jeune fille car ce serait une abréviation de "jeune fille
poilue quant au cuir chevelu", ou encore "cornu" pourrait
signifier jeune fille, ce mot étant tenu pour une abréviation sous
entendant "jeune fille aux ongles formés de corne".
[12] Sourate 55, verset 58.
[13] Sourate 37, verset 48. Sourate 44, verset 54. Sourate 52,
verset 20. Sourate 55, verset 72. Sourate 56, verset 22.
[14] Boukhari, opus cit. Livre 56, Djihad, chapitre 6.
140
[15] C’est le cas de M. Kasimirski,
[16] C’est le cas de Régis Blachère et de Denise Masson.
[17] Denise Masson, dans sa traduction de la sourate 55, verset
72.
[18] Sourate 37, verset 48.
[19] Certains commentateurs disent qu’il faut entendre perle
plutôt qu’œuf. Tabari, le plus respecté des commentateurs, affirme
que le sens à retenir est "œuf".
[20] Sourate 78, verset 33.
[21] Kasimirski est un exemple de l’usage de cette conjecture.
[22] Denise Masson se rallie à cette interprétation.
[23] Christoph Luxenberg, Die Syro-Aramäische Lesart des Koran.
Ein Beitrag zur Entschlüsselung der Koran Sprache. Hans Schiler
Verlag, Das Arabische Buch, Berlin, 2006.
[24] Christoph Luxenberg, opus cit.
[25] Sourate 3, verset 7. Sourate 13, verset 39. Sourate 43,
verset 4.
[26] Cette thèse est attribuée à Ibn Hanbal, qui vécu de 780 à
855. Elle n’a pu être proposée au plus tôt qu’en 805 environ,
quand Ibn Hanbal a eu un prestige suffisant. De 813 à 847, les
Mutazilites, protégés par les califes, diffusèrent la thèse
contraire. En 827, devenus puissants, ils firent interdire la
thèse du Coran incréé. En 847, les mutazilites furent massacrés,
et les thèses d’Ibn Hanbal reprirent droit de cité. C’est donc
après 847 que la thèse du Coran incréé pu se répandre. Elle a été
généralisée vers 950, largement sous l’influence d’Abu Hassan Ali
al Achari, qui vécut de 880 environ à 935.
[27] Christoph Luxenberg, opus cit.
[28] Sourate 5, verset 15. Sourate 12, verset 1. Sourate 15,
verset 1. Sourate 26, verset 2. Sourate 27, verset 1. Sourate 28,
verset 2. Sourate 36, verset 69. Sourate 43, verset 2. Sourate 44,
verset 2.
[29] Sourate 43, verset 3.
4 - Des idées coraniques antérieures à l’islam:
Des idées coraniques dans le manichéisme
Le manichéisme [1] est à la fois une religion et une philosophie,
créées au troisième siècle de notre ère, en Mésopotamie, par un
homme nommé Mani. Il se caractérise par une division rigoureuse
141
entre le bien et le mal. Pour les manichéens, il n’y a pas de
zonegrise. Un acte est entièrement bon s’il respecte les règles,
entièrement mauvais dans le cas contraire. Les règles et les idées
manichéennes exposées ci-dessous se retrouvent dans l’islam.
Mani décrivait l’histoire religieuse de l’humanité comme une
chaîne de prophètes, dont il était le dernier maillon. Cette
chaîne était formée pour une part de personnages venus des écrits
sacrés juifs, Adam, Noé, Sem, Hénoch. Le Christ fut mis dans la
liste, et celle-ci complétée par Zoroastre et Bouddha, qui
vécurent dans l’Inde et la Perse, pays connus de Mani.
D’après Mani, tous ces personnages sont des prophètes, qui disent
tous exactement la même chose. Il y en a une lignée parce que les
hommes oublient, et que la bonne religion doit leur être rappelée
périodiquement. Il y a là des différences significatives avec les
conceptions juives : pour ces derniers, Adam, Noé, Sem ne sont pas
des prophètes, et ils agissent et parlent de façon différente. De
plus et surtout, pour le judaïsme, "Tu (le peuple d’Israël)
reconnais, à la réflexion, que le Seigneur ton Dieu faisait ton
éducation comme un homme fait celle de son fils." [2]. De ce fait,
la morale israélite change avec le temps, au rythme des progrès de
cette éducation. Dans la partie la plus ancienne de la Bible,
environ 18 siècles avant notre ère, le talion interdit que la
vengeance soit supérieure à l’offense. C’est le célèbre "œil pour
œil, dent pour dent" [3] Cinq siècles plus tard, la notion de
pardon apparaît : "Ne te venge pas, et ne sois pas rancunier à
l’égard des fils de ton peuple : c’est ainsi que tu aimeras ton
prochain comme toi-même." [4]. L’idée d’évolution morale de
l’humanité, qui caractérise la pensée juive, et qui est passée du
judaïsme au christianisme, est frontalement opposée à l’idée
d’invariance, qui caractérise le manichéisme, le nazaréisme et
l’islam.
Mani déclarait qu’il était le dernier et le plus grand des
prophètes, le "Sceau des prophètes" [5], et qu’il était l’"apôtre
de la dernière génération", ce qui signifie le dernier avant la
fin des temps. Le Christ ayant annoncé la venue future de l’Esprit
Saint, nommé le Paraclet, Mani a déclaré que le Paraclet, c’était
lui.
Mani insistait sur le fait que les prophètes antérieurs parlaient
de façon obscure, utilisaient des paraboles, alors que lui, le
dernier et le meilleur de la lignée, parlait clairement. Mani
donnait encore une preuve de sa supériorité sur les autres
prophètes : Zoroastre, Bouddha et Jésus n’ont pas laissé de livre
écrit de leur main, ce qui a ouvert la porte a bien des
déviations, tandis que lui en a laissé un, le dernier, le meilleur
et le plus clair des écrits sacrés.
Mani avait du mal à expliquer les discordances entre son livre et
les écrits de ses prédécesseurs, puisque, d’après lui, tous les
prophètes disaient exactement la même chose. Il s’en tirait en
disant que les juifs avaient falsifié l’Ancien Testament et les
chrétiens les Evangiles.
142
Mani avait expliqué l’origine de sa révélation : il s’était
retirédans une grotte pour méditer, un ange était venu le voir,
lui
avait transmis une révélation étalée dans le temps, au cours de
multiples apparitions.
Mani avait établit un jeûne annuel de quarante jours, comme les
chrétiens, mais cependant un peu différent. Alors que les
chrétiens mangent de jour, légèrement, en s’abstenant de viande,
les manichéens mangeaient tout ce qu’ils voulaient, mais seulement
la nuit.
Tous ces éléments se retrouvent dans l’islam. Il présente
l’histoire religieuse de l’humanité comme une succession de
prophètes qui tiennent tous le même discours [6], car ils ne font
que des "rappels" [7]. La lignée est formée de personnages venus
des écrits juifs, Adam, Noé, Abraham, Loth, du Christ, et de
quelques prophètes venus des légendes arabes, Salih, Chu’aïb,
Houd. Mahomet est le "sceau des prophètes" [8], ce qui signifie le
dernier avant la fin des temps, et il est le Paraclet annoncé par
le Christ [9].
Le Coran est le meilleur des livres sacrés car c’est un livre
clair [10]. Les discordances entre le Coran et les écrits sacrés
des juifs et des chrétiens sont dues à des falsifications par ces
derniers [11].
Mahomet s’est retiré dans une grotte pour méditer. L’ange Gabriel
est venu lui dicter le Coran, par fragments successifs, au cours
de plusieurs années.
Le jeûne musulman reproduit les règles du jeûne manichéen, mais
son nom, ramâdan, vient de l’araméen ramâd, cendre, qui rappelle
la coutume chrétienne de l’entrée en carême, le mercredi des
cendres.
D’après l’histoire califale, Abû Sufyân fut polythéiste, comme
tous les mecquois préislamiques. Ibn Habîsb s’inscrit en faux
contre cette assertion, car il le place dans une liste des
"manichéens de Qoraysh" [12]. Comme Abû Sufyân fut un des
principaux chefs Qoreychites, que son fils Muawiyah devint calife,
et que d’autres membres de la tribu qoreychite étaient manichéens,
les rédacteurs du Coran ne manquaient pas d’informations sur le
manichéisme.
Les nazaréens plaçaient le Christ au centre de leur théologie. Il
fallait lui retirer cette place centrale pour occulter le rôle des
nazaréens. L’utilisation d’un schéma manichéen permet de minimiser
son rôle, en en faisant un membre d’une longue lignée, et la place
principale, la dernière avant la fin des temps, peut être donnée à
Mahomet, ce qui met l’ethnie arabe au centre de la nouvelle
conception. L’usage d’une lignée permet également d’accentuer le
caractère ethnique en y introduisant quelques prophètes venus des
traditions arabes. On peut conjecturer que ce sont là les raisons
qui ont conduits à utiliser ce schéma.
Le Coran et la Table Gardée
143
Le Table Gardée du paradis est présente dans une fable des
milieuxpopulaires juifs, puis chrétiens. En voici la genèse.
Environ dix siècles avant notre ère, quand ils voulaient diffuser
un édit, les rois de Mésopotamie convoquaient un messager et deux
scribes. Le messager apprenait l’édit par cœur, les deux scribes
rédigeaient deux textes sur des tablettes d’argile, qui étaient
ensuite transformées en terre cuite dans un four. L’une des
tablettes était conservée dans les archives royales, l’autre
confiée au messager qui délivrait son message verbalement et
remettait la seconde tablette au destinataire, pour authentifier
son message.
Vers l’an 400 avant notre ère, certains juifs se sont emparés de
cette tradition pour l’appliquer à la Tora. Une communauté juive
s’était établie autour de Jérusalem, un siècle auparavant, après
l’exil de Babylone. Cette communauté n’avait pas de roi et ses
quelques prêtres connaissaient mal le judaïsme. Un scribe juif,
Esdras, suscita un rassemblement à Jérusalem, et leur lut la Tora,
en insistant sur le fait qu’elle venait de Dieu et avait été
transmise à Moïse pour qu’il la transmette au peuple juif. Esdras
a ainsi introduit une nouvelle version sur l’origine de la Tora.
Avant lui, elle avait été écrite par Moïse, sous l’inspiration de
Dieu [13]. Après lui, Dieu Lui-même écrit la Tora et Moïse la
transmet [14]. Le peuple a ainsi fait de Moïse le messager de
Dieu, qui récitait par cœur un texte dont l’original était
conservé dans les archives de Dieu, à l’instar des messagers et
des archives royales. Cette tradition juive est décrite dans un
des traités du Talmud [15].
Les premiers chrétiens ont repris cette tradition [16] : dans les
Actes des Apôtres et dans la lettre de Saint Paul aux Galates,
Moïse est le messager venu apporter des tables écrites par les
anges. Cette tradition populaire a été reprise dans le Livre des
Jubilés [17] et dans le Pasteur d’Hermas. Pour les théologiens
chrétiens comme pour les théologiens juifs, on doit l’entendre au
sens métaphorique, puisque les textes sacrés juifs et chrétiens
sont inspirés et non dictés.
A cette époque, bien des chrétiens étaient des juifs convertis,
qui apportaient leurs traditions populaires et leur tendance à
l’interprétation littérale. Pour eux, les versets des Actes des
Apôtres et de Saint Paul signifiaient littéralement ce qu’ils
disaient : Dieu était conçu comme une sorte de super roi, il avait
lui aussi ses archives ; la Tora aurait été dictée par Dieu à ses
anges messagers, et en même temps écrite par ses anges archivistes
sur les tables gardées du Paradis.
L’idée que Dieu était un super-roi ayant ses archives semble avoir
été assez répandue parmi les judéo-chrétiens. Au 1ier siècle, un
gnostique nommé Elxaï avait adaptée cette idée à sa doctrine, et
déclarait que le livre qu’il avait écrit était une copie apportée
par un ange d’un livre écrit par Dieu lui même et conservé au
paradis sur une Table Sainte [18].
Les nazaréens, des juifs du peuple peu instruits, ont reçu cette
144
idée sous la forme répandue chez les juifs et les chrétiens du
peuple, considérant que Moïse était un messager transmettant la
Tora écrite par Dieu. Leurs convertis arabes l’ont reprise, Moïse
a été remplacé par Mahomet, et la Tora par le Coran.
Le Coran incréé
Le judaïsme populaire connaissait cette idée attribuée au Coran.
Le Talmud dit [19] :
"Sept choses ont été crées avant la fondation du monde : la Tora,
le repentir, le jardin d’Eden, la Géhenne, le Trône de Gloire, le
Temple et le nom du Messie."
Pour les talmudistes, il s’agissait d’exalter la sainteté de la
Tora en la mettant sur le même plan que le jardin d’Eden ou le
Trône de Gloire. Des juifs populaires ont pris cette formulation
au sens littéral, et conclu que la Tora était incréée. Comme pour
les autres traditions juives, les nazaréens avaient sans doute
reçu celle-ci au sens littéral, et l’ont transmise à leurs
convertis arabes.
L’arabe, langue du Paradis
C’est encore une idée présente, bien avant l’islam, dans un conte
populaire chrétien. Voici dans quelles circonstances il s’est
formé.
Edesse fut une ville araméenne, aujourd’hui située en Turquie, à
50 kilomètres au nord de la frontière turco-syrienne et à 250
kilomètres de la Méditerranée. Après avoir envahi cette région en
1146, les Kurdes ont massacré une part de la population, déporté
le reste, repeuplée la ville de musulmans et l’on renommée Urfa.
Elle avait été la première grande ville dont une part
significative de la population était devenue chrétienne. Vers l’an
200, les chrétiens avaient bâti des églises, et surtout constitué
un centre culturel très actif, qui produisit des textes
philosophiques, des hymnes, des homélies, des prières utilisées
dans la liturgie, et la Peshitta, une traduction de la Bible en
araméen, encore utilisée aujourd’hui. La communauté chrétienne
était formée pour une part de juifs convertis, qui gardaient des
relations avec les autres communautés juives, en particulier
celles de Palestine et celles d’Adiabène, à l’est du Tigre.
En raison de ces liens et du rayonnement intellectuel de la ville,
l’évangélisation de la région a été réalisée sous l’influence de
la communauté d’Edesse, et souvent par ses missionnaires, dont le
plus actif fut Mari, qui créa des communautés chrétiennes en
Arménie et dans toute la Mésopotamie, du nord au sud.
A l’époque, l’araméen n’était pas une langue, mais un groupe de
langues étroitement apparentées. Il y avait des différences entre
les langues araméennes d’Edesse, d’Adiabène, de Babylone, de
Palestine, de l’Arabie Pétrée. En raison de l’activité de ses
missionnaires et de sa créativité intellectuelle, l’araméen
d’Edesse devint la langue liturgique de toute la région et l’est
restée jusqu’à aujourd’hui. Cette forme particulière d’araméen
145
porte le nom de syriaque.
Cette langue était proche de l’araméen de Palestine, la langue
populaire que parlait le Christ. Certains chrétiens du peuple ont
imaginé que, puisque le Christ parlait cette langue sur terre, il
la parlait aussi au paradis, avant son Incarnation, et que le
syriaque, leur langue liturgique, était la langue du paradis.
Ce conte était répandu parmi les chrétiens dont la langue
liturgique était le syriaque, ce qui était précisément le cas des
nazaréens, qui utilisaient le syriaque et l’hébreu. Ceux qui ont
mis le Coran par écrit avaient ainsi cette idée sous la main, ils
l’ont transposé du syriaque à l’arabe, et elle a permis
d’expliquer comment le Coran incréé avait pu être rédigé en arabe
avant que le monde n’existe [20].
On retrouve une trace de ce parcours dans la tradition califale
qui dit qu’Adam parlait d’abord l’arabe au paradis. Expulsé du
paradis pour avoir mangé le fruit interdit, il lui fut défendu de
parler l’arabe, et il dut se contenter du syriaque. Plus tard
encore, s’étant repenti, il ne retourna pas au paradis, mais fut
de nouveau autorisé à parler arabe, qui resta ainsi la langue
unique de tous les hommes jusqu’à la tour de Babel [21].
[1] Henri Charles Puech, dans l’Histoire des religions, tome II,
article Le Manichéisme, publiée par l’Encyclopédie de la Pléiade,
Paris 1972.
[2] Deu, chapitre 8, verset 5.
[3] Exode, chapitre 21, verset 24.
[4] Lévitique, chapitre 19 verset 18.
[5] Dans Daniel, 9, 24 et 25, le "Prince Messie" va "sceller
vision et prophétie". Il est envisageable que Mani ait puisé dans
ce passage son expression de "sceau des prophètes", reprise à
l’identique par le Coran.
[6] Sourate 2, verset 41, 89, 91, 97, 101. Sourate 3, verset 3 et
81. Sourate 4, verset 47. Sourate 5, verset 48 Sourate 36, verset
92. Sourate 10, verset 37. Sourate 12, verset 111. Sourate 35,
verset 31. Sourate 46, verset 12 et 30.
[7] Sourate 21, verset 48
[8] Sourate 33, verset 40.
[9] Sourate 61, verset 6.
[10] Sourate 5, verset 15. Sourate 12, verset 1. Sourate 15,
verset 1. Sourate 26, verset 2. Sourate 27, verset 1. Sourate 28,
verset 2. Sourate 36, verset 69. Sourate 43, verset 2. Sourate 44,
verset 2.
146
[11] Sourate 2, versets 75 et 79. Sourate 3, verset 78. Sourate
4,verset 46. Sourate 5, versets 13, 15 et 41. Sourate 6, verset
91.Sourate 7, verset 162.
[12] Ibn Habîsb, Muhabbar.
[13] Deuxième livre des Rois, chapitre 21, verset 8.
[14] Deuxième livre des Chronique, chapitre 3, verset 8.
[15] Pirké Aboth, 5, 6.
[16] Actes des Apôtres, chapitre 7, verset 53. Epitre de Saint
Paul aux Galates, chapitre 3 verset 19. Livre des Jubilés, 4, 32 ;
15, 15 ; 16, 28 etc.
[17] Livre des Jubilés, 4, 32 ; 15, 15 ; 16, 28 etc.
[18] Jean Daniélou, Théologie du Judéo Christianisme, Editions du
Cerf, Paris, 1958
[19] Pesah’im 54 a
[20] Harald Suermann, Professeur Docteur à l’université de Bonn,
Oeuvre d’Orient, N° 745, 4ième trimestre 2006.
[21] Iraqi, Qurab.
5 - Les facilités offertes par certains versets du Coran:
Les femmes de Mahomet
L’histoire califale, consignée dans des hadiths, dans la
biographie de Mahomet par Ibn Hichâm et dans d’innombrables
traditions, affirme que Mahomet a eu dix femmes. Selon ces
traditions, Mahomet a également eu un nombre de concubines qui
varie de une à vingt-huit. La variabilité du nombre de ses
concubines est une présomption que ces traditions sont des contes
semblables à ceux concernant les voyages d’été et d’hiver, ou le
commerce international des Qoreychites, ou bien d’autres aspects
de l’histoire califale. En fait il y a une raison plus forte de
penser que toutes les histoires de femmes de Mahomet, à
l’exception de celle de Khadidja confirmée par des documents non
islamiques, n’ont pas de base historique : Mahomet tirait son
pouvoir de la théologie nazaréenne, qui fut l’outil utilisé pour
unifier les tribus du nord, et il y croyait suffisamment pour
s’embarquer dans un projet de conquête mondiale. Dès la victoire
de Gaza, il s’est précipité sur Jérusalem, une ville hostile, au
risque de s’y faire tuer, ce qui arriva, pour réunir au plus vite
les conditions initiales de la conquête du monde. Un tel homme ne
pouvait qu’obéir rigoureusement aux préceptes religieux, d’une
part par conviction, d’autre par parce qu’il aurait ruiné la base
de son pouvoir en ne s’y conformant pas : on ne peut motiver des
adeptes au point qu’ils aillent "se faire tuer sur le sentier
d’Allah" en leur disant : "Faites ce que je dis et ne regardez pas
147
ce que je fais."
L’un des préceptes religieux était la limitation de la polygamie à
quatre femmes. Cette prescription, d’origine juive [1], faisait
partie des observances nazaréennes. Mahomet l’a conservée, et elle
se retrouve aujourd’hui dans l’islam. Il n’est pas crédible qu’il
l’ait violée.
Les droits de Mahomet
Les versets qui donnent tant de droits particuliers à Mahomet ont
sans doute été interpolés pour la même raison que ceux concernant
le changement de quibla et le massacre des juifs. Les califes
Omeyyades et Abbassides et leur cour pratiquaient ce que le Coran
attribue à Mahomet, l’accaparement du butin, d’innombrables
concubines, des épouses impubères, et même les épouses de leur
propres fils. Il est significatif que les versets qui ordonnent à
Mahomet de prendre pour lui Zaynab, l’épouse de son fils adoptif
Zaïd, déclarent que Mahomet doit se saisir de cette femme afin que
les générations futures sachent qu’un tel acte est permis [2].
Le changement de cadre a fait passer du messianisme nazaréen dans lequel Mahomet était un précurseur guerrier - à l’islam dans lequel Mahomet était le messager d’Allah. L’écriture du Coran
sous le contrôle des califes leur offrait la possibilité d’y
placer les versets qui leur convenaient. D’abord un verset
déclarant que Mahomet est un modèle pour tous les temps et tous
les hommes, puis des versets attribuant à Mahomet les actes qu’ils
voulaient pratiquer. Les califes ont ainsi fait couvrir les actes
contestables qu’ils pratiquaient eux-mêmes par le précédent de
Mahomet agissant sur les ordres d’Allah. D’où le verset célèbre,
"Vous avez un excellent exemple dans votre prophète." [3] Le
Mahomet réel était un guerrier exalté et intolérant. Il n’était
pas un modèle en tous ses actes mais un soldat discipliné,
appliquant les prescriptions religieuses pour préparer la conquête
du monde selon la théologie qu’il avait adoptée.
La contestation des premiers califes
A l’époque des califes, leur attribuer un qualificatif blâmable
était suicidaire. Une manière d’exprimer son opinion sans encourir
la mort était de donner un qualificatif louangeur aux premiers
califes et de le refuser à leurs successeurs. Ainsi ont fait les
musulmans. Les premiers califes, ceux de Médine, sont
traditionnellement appelés les rashidun, "les bien guidés". Ce
titre collectif oppose les califes de Médine aux dynasties
suivantes : les indignités des Omeyyades et des Abbasides ont dû
être non seulement insignes, mais aussi largement connues.
Les califes de Damas puis de Bagdad ont utilisé le précédent de
Mahomet pour justifier une partie de leurs actes contestables. Les
musulmans de l’époque ont réagi en manifestant leur désapprobation
par le titre réservé aux califes de Médine et refusé à leurs
successeurs. Quant aux dirigeants des siècles suivants, ils ont dû
renoncer à remanier le Coran qui a fini par être fixé, mais ils
ont gardé l’esprit de la méthode : jusqu’en plein vingtième
siècle, certains dirigeants musulmans ont retrouvé des hadiths
pour couvrir leurs actes par l’autorité de Mahomet, à défaut de
148
pouvoir user de celle d’Allah [4].
La datation des versets attribuant des actes à Mahomet
Les versets qui justifient les actes des califes en prétendant que
Mahomet avait déjà effectués de tels actes ont été écrits quand
les califes en ont eu besoin. Les califes de Médine, puisqu’ils
étaient des "bien guidés" n’en avaient pas besoin. Ceux de Damas,
des "mal guidés" en avaient l’usage. Cependant, ces versets ne
peuvent avoir été écrits dès l’arrivée des "mal guidés", en 661 :
les versets n’avaient d’utilité qu’une fois Mahomet déclaré
prophète, vers 690, et une fois que son statut de prophète à été
généralement accepté. Le papyrus de Khirbet el-Mird montre que,
vers 720, ce n’était pas encore le cas. Ces versets ont été écrits
au plus tôt vers 730 ou 740.
[1] Talmud, Yehamot, 1,44. Shem’uni, 1,82.
[2] Sourate 33, verset 37.
[3] Sourate 33, verset 21.
[4] L’ayatollah Khomeini en a "retrouvé" lui-même plus de 4.000.
Voir Houchang Nahavandi, opus cit.
6 - Les strates du Coran :
L’abrogation
Certains versets du Coran sont contradictoires. Celui-ci établit
la liberté de croyance [1] :
"Pas de contrainte en religion."
Un autre l’interdit, en imposant la peine de mort aux musulmans
qui ne croient plus à l’islam [2] :
"Tuez les partout où vous les trouverez."
La contradiction est résolue par les versets de l’abrogation [3]
: quand deux versets sont contradictoires, le dernier en date
annule et remplace le précédent. La datation établie par les
érudits de l’islam, et admise aujourd’hui universellement dans
l’islam, fait de tous les versets modérés, sans aucune exception,
des abrogés, et de tous les versets violents, également sans
aucune exception, des abrogeants.
Ces contradictions impliquent une rédaction par strates
successives, une première modérée, une seconde violente, les
versets de l’abrogation rétablissant une certaine cohérence. C’est
la thèse des érudits musulmans, qui attribuent la première strate
à la période mecquoise, la seconde à la médinoise. Cependant nous
avons vu les raisons nombreuses et convergentes qui rendent très
improbable l’idée d’une période mecquoise. Il reste que
l’abrogation rend inévitable l’idée d’au moins deux strates. Il
149
est probable que la strate violente a été introduite en raison
d’un changement de politique, et que les versets de l’abrogation
ont été introduits plus tard encore, pour répondre à ceux qui
récusaient les versets violents au nom des versets modérés.
Les contradictions
Une autre indication d’une écriture du Coran par strates
successives vient des informations contradictoires. Un des membres
de la famille de Noé a été noyé avec les incrédules. D’après un
verset, c’est son fils [4], d’après un autre, son épouse [5]. De
même le pharaon à la poursuite des Hébreux est sauvé dans des
versets [6], noyé dans d’autres [7]. Le changement des faits
allégués montre que ces strates ont été accumulées sur une très
longue période, suffisamment longue pour que la cohérence ne
puisse être maintenue. Cela implique la mort des premiers
rédacteurs et la perte de leur souvenir avant l’intervention des
rédacteurs suivants, soit une durée supérieure à une génération.
Les discours de motivation
La sourate 12, qui porte le nom de Joseph, en est un bon exemple.
L’étude détaillée de la séquence des versets montre qu’elle n’est
nullement un récit destiné à instruire des gens qui ne
connaîtraient pas l’histoire, mais une évocation de cette histoire
destinée à des gens qui en ont déjà entendu parler. Des
commentaires entrecoupent le récit et le suivent, pour l’utiliser
aux fins de l’orateur.
Ordinairement, lorsqu’un livre sacré raconte une histoire, il le
fait de façon suivie. Ensuite, des théologiens ou des juristes
étudient cette histoire, et rédigent des commentaires ou des
interprétations. Dans cet exemple du Coran, l’histoire est déjà
connue des auditeurs. Puisqu’il s’agit d’un récit sacré, les
auditeurs l’ont appris par un autre livre sacré, différent et
antérieur au Coran. C’est explicitement ce que dit le locuteur du
Coran après avoir achevé son récit [8] :
"Ce n’est pas ici un conte imaginé, mais c’est la confirmation de
ce qui existait avant ceci."
Divers commentaires interrompent le récit
[9] :
"Il y a vraiment en Joseph et ses frères des Signes pour ceux qui
posent des questions."
Ceux qui posent des questions sont les auditeurs récalcitrants.
Ils feraient bien de voir dans le récit le signe que lorsqu’un
homme parle avec l’autorité d’Allah, que ce soit Joseph ou
l’orateur, les auditeurs qui contestent subissent des châtiments
effroyables. Autre commentaire [10] :
"Allah est souverain en son commandement, mais la plupart des
hommes ne savent pas."
Le commandement d’Allah, comme le rappelle plus de vingt fois le
Coran, c’est que les hommes doivent obéir à ceux qui parlent au
nom d’Allah.
150
Les dix derniers versets de la sourate sont un commentaire, dans
lequel l’orateur déclare qu’il ne demande pas d’argent à ses
auditeurs, mais que ceux-ci doivent lui obéir, que personne ne
doit le traiter de menteur, qu’Allah sauve qui il veut, notamment
ceux qui parlent en son nom, donc l’orateur lui-même, et qu’il
punit de la pire façon les hommes coupables de contredire les
messagers d’Allah. Ceux qui sont intelligents doivent suivre
l’enseignement qui vient de leur être donné.
Les auditeurs ont déjà reçu un enseignement, et l’orateur
s’efforce d’établir son autorité sur eux. C’est un discours
prononcé par un locuteur humain. Il a sans doute été prononcé de
son vivant par Mahomet, avant 634, et inclus dans la collecte
d’Othmân, vers 650.
Les nazaréens dans le Coran
Ils sont évoqués dans le Coran [11] :
"S’ils (les juifs et les chrétiens) avaient observé la Tora et
l’Evangile,
Et ce qui leur a été révélé par leur Seigneur,
Ils auraient certainement joui
Des biens du ciel et de ceux de la terre.
Il existe parmi eux des gens modérés,
Mais beaucoup d’entre eux font le mal."
Ceux qui sont concernés par la Tora et l’Evangile sont les juifs
et les chrétiens, qui font le mal, les premiers parce qu’ils nient
le Christ, allant trop loin dans la négation, les seconds parce
qu’ils le tiennent pour Dieu, allant trop loin dans l’approbation.
C’est pourquoi les uns et les autres ne jouissent pas des biens de
la terre et du ciel. Cependant, il existe parmi les gens du Livre
des modérés, ni négateurs comme les juifs, ni excessivement
approbateurs comme les chrétiens, lesquels "passent la mesure" à
propos du Christ, en le déclarant Dieu [12]. Ces gens modérés, qui
reconnaissent le Christ, mais comme un homme seulement, sont des
nazaréens.
Un autre verset les concerne [13] :
"Nous avons fait de vous (les nazaréens) une communauté éloignée
des extrêmes."
Il ne s’agit pas des musulmans tels que définis actuellement,
comme le disent les docteurs islamiques, puisque ceux qui sont
"éloignés des extrêmes" sont les modérés. Or le verset
précédemment cité montre que ces modérés sont des "Gens de la Tora
et de l’Evangile," Evangile au singulier, c’est-à-dire des
nazaréens. Il est difficile de prétendre que l’expression
"croyants modérés" désigne un groupe dans un verset, et un groupe
tout différent dans un autre.
Certains traducteurs s’éloignent des mots précis du texte arabe,
qui sont "éloignés des extrêmes", et traduisent soit par
"intermédiaires", interprétant ce mot comme signifiant que les
151
musulmans seraient des intermédiaires entre Allah et les autres
hommes, ou parfois "modérés" comme si les musulmans étaient des
non violents. En fait, le terme modéré, dans la sourate 4, verset
171, d’après le contexte qui cite la Tora et l’Evangile, signifie
clairement que les extrêmes sont les juifs trop négateurs et les
chrétiens trop approbateurs, et que les modérés sont les nazaréens
dont la théologie s’écarte de ces extrêmes.
Il s’agit ici d’un exemple de l’incertitude des conjectures des
érudits musulmans : pour les uns, ces modérés sont les musulmans
intermédiaires entre Allah et les non musulmans, pour les autres
ces modérés sont des non violents. Même pour les spécialistes, le
sens du Coran est incertain.
Ces versets, puisqu’ils approuvent les nazaréens, ont été rédigés
avant leur exclusion en 650, puis collectés par Othmân et inclus
dans sa version du Coran.
Les interpolations qui excluent les nazaréens du Coran
Interpoler consiste à introduire des éléments étrangers au texte
initial, des mots, des phrases, des paragraphes ou des chapitres
entiers. Ils sont nombreux dans le Coran, et nous allons en voir
plusieurs exemples. Les versets précédents impliquent les
nazaréens par le contexte, sans les nommer directement. D’autres
versets les nomment. Ces versets devaient être trop largement
diffusés pour être exclus. Ils ont été traités par
réinterprétation, en affirmant que nazaréen signifie chrétien.
Cette réinterprétation a exigé des interpolations repérables par
l’exégèse, et de plus a introduit des incohérences.
Jean de Damas témoigne, en 746, que le terme de mushrikun,
associateur, ne signifie ni idolâtre, ni polythéiste, comme le
disent aujourd’hui les commentateurs musulmans, mais chrétien [14]
:
"Ils nous appellent associateurs, car, affirment-ils, nous
introduisons un associé au côté de Dieu, en disant que le Christ
est fils de Dieu et est Dieu."
Le verset suivant montre que les associateurs sont bien les
chrétiens [15] :
"Oui, ceux qui disent :
« Dieu est le Messie, fils de Marie », sont impies.
Or le Messie a dit : « Ô fils d’Israêl !
Adorez Dieu, mon Seigneur et votre Seigneur. »
Dieu interdit le paradis à quiconque donne des associés à Dieu.
Sa demeure est dans le feu.
Il n’existe pas de défenseur pour les injustes."
Il est parfaitement clair que dans ce verset, le 72, les
associateurs sont les chrétiens, car les chrétiens seuls disent
que le Messie, c’est-à-dire le Christ, est Dieu. En tant
qu’associateurs, ils sont injustes et voués au feu, l’enfer.
Ce reproche est exactement le même que celui des nazaréens :
152
"associer" le Christ à Dieu, consiste à proclamer que le Christ
est "Dieu né de Dieu, Lumière née de la Lumière", une des trois
personnes du Dieu unique trinitaire [16].
Dans la même sourate, dix versets plus loin, le verset 82 est :
[17]
"Tu constateras que les hommes les plus hostiles aux croyants sont
les juifs et ceux qui associent.
Tu constateras que les hommes les plus proches des croyants par
l’amitié sont ceux qui disent : oui, nous sommes nazaréens."
On retrouve les associateurs, qui, comme au verset précédemment
cité, sont les plus hostiles aux musulmans, lesquels sont des
Justes qui iront au paradis. Quand aux nazaréens, qui n’associent
pas, ils sont si proches des musulmans qu’ils sont leurs meilleurs
amis.
Ceci est cohérent, mais la tradition musulmane le rend incohérent
en prétendant que ce mot associateur, qui signifiait chrétien au
verset 72, signifie idolâtre au verset 82 : le même mot change de
sens. A cette première incohérence, elle en ajoute une seconde :
les chrétiens, nommés mushrikun, associateurs aux versets 72, sont
maintenant nommés nazaréens au verset 82 : le même sens change de
mot. Une troisième incohérence s’ajoute : au verset 72 les
chrétiens sont d’abominables associateurs voués à l’enfer, au
verset 82 ils deviennent si justes et respectables qu’ils sont les
meilleurs amis des musulmans.
Ces incohérences visent à cacher le sens véritable du verset 82 :
les meilleurs amis des musulmans sont les nazaréens. Les
rédacteurs du Coran ont laissé passer un indice majeur révélateur
de l’origine de l’islam, qu’il fallait occulter. Au moment où des
commentateurs ultérieurs s’en sont rendus compte, cette version du
Coran était trop largement diffusée pour la faire disparaître. La
seule solution était de la réinterpréter, fut-ce au prix d’une
série d’incohérences.
La tentative de dissimuler la présence des nazaréens en prétendant
que ce mot désigne des chrétiens est manifeste également au verset
51 de la même sourate :
"Ô vous qui croyez ! Ne prenez pas pour amis les juifs et les
nazaréens."
Compte tenu du contexte, ici, le mot nazaréen a le sens de
chrétiens. Mais précisément l’analyse exégétique montre que "et
les nazaréens" est une interpolation qui se trahit par une rupture
du rythme, comme l’a montré Antoine Moussali [18].
En dehors de la rupture de rythme, le fait qu’il s’agisse d’une
interpolation est manifeste parce qu’elle introduit une
incohérence : au verset 82 les nazaréens sont les plus proches par
l’amitié, au verset 51 ils sont si détestables qu’ils sont comme
les juifs, lesquels sont des falsificateurs des Ecritures [19],
153
des singes et des porcs [20].
Les autres mentions où nazaréen semble signifier chrétien sont
également des interpolations, repérables par les mêmes ruptures de
rythme, et les mêmes incohérences du contexte. Joseph Azzi en a
identifié un certain nombre [21].
Tous les textes concernant Waraqa montrent de surcroît que
nazaréen ne pourrait signifier chrétien : Waraqa était nazaréen.
Il était, avec Mahomet, "un des chefs et des guides des Arabes".
S’il avait été chrétien, il aurait affirmé la divinité du Christ,
ce qui aurait fait de lui un "associateur". Il lui aurait été
impossible d’être un chef et un guide pour ceux qui vouaient les
associateurs à l’enfer.
Une autre raison encore montre que nazaréen ne peut signifier
chrétien : Waraqa avait traduit en arabe les livres sacrés
nazaréens à partir de l’hébreu. Si nazaréen avait signifié
chrétien, il aurait traduit à partir de la langue des livres
sacrés chrétiens. Depuis six siècles, c’était le latin dans la
partie occidentale de l’empire romain, le grec dans la partie
orientale et le syriaque dans certaines contrées du Proche-Orient.
Les seuls livres sacrés en hébreu étaient ceux des juifs et ceux
des nazaréens, parce que ces derniers judaïsaient. Waraqa ne
pouvait avoir traduit des écrits juifs, puisque les juifs sont
condamnés par le Coran. Il n’a ainsi pu traduire que des textes
nazaréens.
La traduction de "nazara" par "chrétien" vise à dissimuler la
présence des nazaréens dans le Coran, et produit les incohérences
indiquées. Pour donner un peu de vraisemblance à cette traduction,
il a été introduit des interpolations dans lesquelles nazaréen
signifie chrétien d’après le contexte.
Ces interpolations et interprétations montrent que la rédaction a
été faite par strates successives, une première, datant d’avant
650 où les nazaréens étaient nommés, explicitement dans certains
versets et implicitement dans d’autres, et une seconde, plus
tardive, où ils sont occultés, notamment en introduisant des
interpolations. Comme la collecte d’Othmân a été faite en même
temps que l’exclusion des nazaréens, et pour la même raison, ces
interpolations et interprétations ont du être faites peu après
650, pour rendre utilisables dans le nouveau projet les discours
prononcés par Mahomet de son vivant, avant sa mort en 634, quand
il n’était pas encore question d’exclure les nazaréens.
Les interpolations qui introduisent Mahomet dans le Coran
Ils adaptent à un nouveau cadre des textes qui à l’origine
exprimaient une théologie partiellement semblable (la conquête
armée du monde par les Justes), mais aussi partiellement
différente (Mahomet n’est plus un chef de guerre mais devient un
messager d’Allah).
Ce sont encore des manifestations de la rédaction du Coran par
strates successives, une première strate où Mahomet était absent
du Coran, une seconde où des interpolations introduisent Mahomet.
154
Voici un exemple de l’introduction du nom de Mahomet. L’analyse
est celle d’Edouard-Marie Gallez [22].
Le changement se fonde sur l’opposition de deux mots. Le premier
est recouvrir, (racine kfr). Dans les textes d’origine nazaréenne,
ce terme signifie dissimuler le fait que le Christ était le
Messie. Ce reproche majeur s’adresse aux juifs. Le second mot est
couvrir. Il se fonde sur la même racine consonantique. Il signifie
que Dieu couvre les péchés, c’est-à-dire les pardonne. Dans la
traduction, le balancement entre recouvrir et couvrir est perdu,
ce qui masque le rythme rhétorique et occulte l’interpolation. En
voici la traduction [23] :
"Allah rendra nulles les œuvres de ceux qui ne croient pas et
détournent les autres de son chemin.
Quant à ceux qui croient, pratiquent le bien et croient à ce qui a
été révélé à Mahomet, et ce qui est la vérité venant du Seigneur,
Allah couvrira leur péché et rendra leur cœur droit.
Il en sera ainsi parce que ceux qui ne croient pas ont suivi le
mensonge, et ceux qui croient ont suivi la vérité."
Nous
Ceux
Ceux
Ceux
Ceux
sommes en présence d’un balancement rhétorique :
qui recouvrent, Allah les égare
qui croient, Allah les couvre
qui recouvrent, sont dans le faux
qui croient, sont dans le vrai.
L’analyse exégétique complète impose de rechercher les versets
contenant les termes couvrir ou recouvrir, afin de les comparer à
ces versets. La conclusion est celle qui apparaît à la vue de la
rupture du balancement rhétorique, qui s’accompagne, dans le texte
arabe, de la rupture du rythme prosodique : les mots "pratiquent
le bien et croient à ce qui a été révélé à Mahomet, et ce qui est
la vérité venant du Seigneur," sont une interpolation, un ajout à
un texte où il n’était nullement question de Mahomet.
Les trois autres mentions de Mahomet dans le Coran sont aussi des
interpolations de cette sorte [24]. Ces mentions tardivement
ajoutées manifestent aussi la composition par strates : elles sont
postérieurs à 686, puisque avant cette date Mahomet n’était pas un
prophète, et ne pouvait donc pas être le transmetteur du Coran.
Un Coran archaïque ignorait Mahomet
Une traduction du Coran a été faite en syriaque au dixième siècle
ou avant, par Denys Bar Salibi, évêque d’Amid [25]. Le texte qu’il
a traduit était ancien et ne comportaient pas toutes les
modifications introduites par les califes. La traduction montre
que les Corans primitifs différaient de l’actuel, et portaient des
traces plus nettes de leur origine nazaréenne : le verset 171,
sourate 4, était ainsi rédigé :
"Le Messie, Îsâ, fils de Marie est certes le messager de Dieu et
sa parole qu’il jeta vers Marie et un esprit venu de lui. Croyez
155
donc en Dieu et en son Messie."
Dans la version actuelle, la dernière phrase devient :
"Croyez donc en Dieu et en ses messagers."
Dans le texte primitif, le messager de Dieu est uniquement le
Christ, comme chez les nazaréens. Dans le Coran califal, "son
Messie" a été remplacé par "ses messagers", au pluriel ce qui
laisse une place à Mahomet. Après la phrase précédente au
singulier, ne faisant état que du Messie, la suivant, au pluriel
dans le Coran califal, est illogique.
La même conclusion que précédemment s’impose : ces versets ont été
rédigés après que Mahomet soit devenu un prophète transmetteur du
Coran, donc après 686.
Les mots islam et musulman
Nous avons vu à la page "Mahomet, l’islam et les musulmans", dans
le paragraphe "Les mots islam et musulman" que ces mots sont
apparus 60 ans au moins après la mort de Mahomet. Les quelques 80
versets qui comportent un de ces mots ont ainsi nécessairement
écrits au plus tôt après 691. Si vous voulez voir cette page,
cliquez ici.
La strate normative du Coran
Le plus ancien document juridique musulman est le Fiqh Akbar 1,
écrit vers 750, plus d’un siècle après la mort de Mahomet. Il
présente les vues de l’orthodoxie islamique sur les questions qui
se posaient alors, en particulier en matière juridique, en les
comparant à celles des autres sectes. Ce document ne fait aucune
allusion au Coran. Or, à partir de 15 ans après la mort de
Mahomet, et pendant les deux siècles suivants, les califes se sont
donnés beaucoup de mal pour recueillir, expurger, modifier et
compléter les textes attribués à Mahomet. En 750, depuis une
soixantaine d’années, Mahomet était considéré comme le prophète
fondateur de l’islam. Que le Coran à cette époque n’ait eu
cependant aucun poids en matière juridique signifie que les 800
versets fixant des règles juridiques, qui se trouvent dans les
Corans d’aujourd’hui, étaient absents des Corans de 750. Ces 800
versets forment une strate normative postérieure à 750.
Les versets qui ne peuvent avoir Allah pour locuteur
Le Coran est écrit par Allah, mais sa syntaxe implique qu’un
certain nombre de versets sont prononcés par des humains. Il en
est ainsi des bénédictions et des malédictions [26] :
"Que les deux mains d’Abou Lahab périssent, et que lui-même
périsse !"
Contre les juifs et les chrétiens [27] :
"Que Dieu les anéantissent ! Ils sont tellement stupides !"
Il y en a d’autres, contre les juifs [28], les hypocrites (les
contradicteurs) [29], les incrédules [30], le démon [31]. Il y a
156
aussi des bénédictions concernant Allah lui-même [32] :
"Béni soit Dieu, le meilleur des Créateurs !"
Le Coran implique ici qu’il y aurait plusieurs Créateurs, parmi
lesquels le meilleur serait Allah. Il y a encore d’autres
bénédictions d’Allah [33]. Il est clair que cette syntaxe implique
que le locuteur est humain : Allah ne pourrait s’invoquer lui-même
pour se prier de détruire ses ennemis, ou pour obtenir qu’il se
bénisse lui-même.
Ces versets sont des exemples parmi une légion. Ainsi, la plus
fameuse sourate, la Fatiha, qui commence le Coran, est : "Au nom
d’Allah…C’est toi que nous adorons, c’est toi dont nous implorons
le secours…" Il est manifeste que c’est un adepte qui parle, et
non Allah. Ou encore la sourate 53 : "Par l’étoile lorsqu’elle
disparaît ! Votre compagnon n’est pas égaré." La syntaxe implique
que le locuteur a des compagnons, et qu’il invoque l’autorité de
l’étoile parce que la sienne est insuffisante.
Les érudits de l’islam proposent une solution simple : il
suffirait d’ajouter "dis ! :" avant ces discours pour qu’ils
puissent être attribués à Allah : ce ne serait plus l’adepte qui
s’exprime, mais Allah qui indique les paroles qu’il veut entendre
prononcer par l’adepte. De fait, cette méthode est abondamment
utilisée : le mot "dis ! :" en tête de verset ou de paragraphe
figure 236 fois dans le dans le Coran, plus encore 73 fois sous
des formes voisines, par exemple : "dis aux incrédules ! :", ou :
"dis à ceux qui argumentent contre toi ! :", ou encore, à six
reprises, après une question de pure forme : "réponds ! :"
Cependant, il aurait fallu introduire ces mots près de 500 fois
pour pouvoir attribuer à Allah tout ce qui vient clairement
d’auteurs humains.
Le problème posé par ces versets est celui de comprendre pourquoi
la réécriture a ces limites. Les rédacteurs qui ont plus de trois
cent fois ajouté "dis ! :" ne peuvent avoir été négligents au
point d’oublier plus de cent occurrences.
Cette situation implique une rédaction par strates successives :
au moment où le premier assemblage de textes a été fait, la thèse
du Coran incréé directement rédigé par Allah ne faisait pas partie
du dogme musulman, et une première strate a été faite, à partir de
650. Cette première strate est formée des textes du lectionnaire
nazaréen, de la collecte d’Othmân, et des versets rédigés ensuite,
avant que la thèse de Coran incréé ne soit imposée par les
califes. En 650, Mahomet n’était pas considéré comme un prophète,
il n’était pas censé recevoir une dictée d’Allah, et le Coran
n’avait pas à être rédigé de façon à ce que son locuteur soit
Allah.
Allah est devenu le locuteur du Coran vers 800 au plus tôt : la
thèse du Coran incréé a été introduite par Ibn Hanbal, qui a vécu
de 780 à 855. C’est donc un peu après l’an 800 que les 300 "dis !
:" ont été ajoutés, formant une seconde strate.
157
Les plus de 100 versets, comme la Fatiha, les bénédictions, les
malédictions, etc. attribuables à des locuteurs humains, ont
nécessairement été ajoutés plus tard, formant une troisième strate
: lors de cette troisième strate, la thèse du Coran incréé n’était
plus admise, car, si elle l’avait été, les rédacteurs auraient
ajouté une centaine de "dis ! :" de plus.
Il est remarquable que les strates successives que montrent les
"dis ! :" soient exactement les mêmes que celles qu’indique
l’histoire de la thèse du Coran incréé : les rédacteurs initiaux
qui ont rédigés 300 versets attribuables à des locuteurs humains
ne connaissaient pas cette thèse, inconnue avant l’an 800. Puis,
un peu après l’an 800, la thèse a été imposée, et les rédacteurs
ont ajouté 300 "dis !". Ensuite, de 813 à 827, la thèse du Coran
incréé a été contestée, puis, de 827 à 847, elle a été interdite.
Après 847, cette thèse a été permise sans être obligatoire, elle
s’est répandue de plus en plus largement, et vers 920, quelques 70
ans après avoir été de nouveau permise, elle est devenue
obligatoire. Les cent et quelques versets attribuables à des
locuteurs humains et qui ne comportent pas de "dis ! initial ont
été ajoutés entre 827 et 850, quand le Coran a été fixé. Au début
de cette période il n’était pas nécessaire de rajouter des "dis !
:", et, à partir de 850 environ, l’empire musulman était devenu
immense, de très nombreux Corans étaient dispersés dans toutes les
nations conquises, il était devenu impossible de récupérer tous
les exemplaires, de les détruire, et de les remplacer par une
nouvelle version, comme l’avait fait Hajjâj en 692, et ensuite
d’autres après lui. D’où le maintien dans le Coran des 100 et
quelques versets dont le locuteur ne peut être Allah. Cela indique
la durée de rédaction du Coran, un peu plus de deux siècles entre
le premier lectionnaire formé vers 620 ou 630, son enrichissement
par la collecte d’Othmân en 650, ses modifications successives au
cours des deux siècles suivants, et son achèvement dans la seconde
moitié du neuvième siècle, où, malgré le retour de la thèse du
Coran incréé, il n’a plus été possible de modifier le Coran pour
l’adapter à ce retour.
Le désordre et le réservoir
Il se peut que l’on se trouve là en présence de la raison du
désordre du Coran. Dans un système ordonné, les adjonctions
auraient introduit des ruptures décelables. Dans un système
désordonné, l’ordre ne peut être rompu, car il est absent.
On se trouve une nouvelle fois devant la conjecture qu’il existait
une sorte de réservoir de textes nazaréens, remontant aux
origines, dans lesquels les rédacteurs puisaient pour ajouter des
versets selon les nécessités du moment. Un tel réservoir, formé à
une époque où Allah n’était pas considéré comme l’auteur direct du
Coran, n’était pas rédigé de façon à présenter Allah comme le
locuteur. Les rédacteurs des diverses strates y ont puisé une
partie de leurs matériaux. Cette conjecture s’était déjà
présentée, du fait que les mots islam et musulmans viennent de
l’Evangile nazaréen des Hébreux, alors que, depuis 45 ans avant
l’introduction de ces termes, les nazaréens faisaient l’objet de
manœuvres d’occultation.Cette conjecture se trouve à la page
"Mahomet, l’islam et les musulmans", paragraphe "Les mots islam et
158
musulman". Si vous voulez voir cette page, cliquez ici.
La durée de rédaction du Coran d’après l’étude des akhbâr
Les akhbâr sont des récits ou des anecdotes qui racontent à quelle
occasion a été dit un texte ou fait une action digne de mémoire.
Toute l’historiographie musulmane se fonde sur l’utilisation des
akhbâr. Une étude en a été faite par Alfred Louis de Prémare [34].
Elle le conduit à conclure que "Ils (les akhbârs) laissent penser
que la constitution d’un Coran officiel fut une affaire plus
longue et plus complexe que ce que l’on dit habituellement, et
qu’elle fut contrôlée de point en point par la famille omeyyade,
depuis Othmân jusqu’à Abd al-Malik, en passant par Mu’âwya et
Marwân."
La datation des strates du Coran
La toute première strate, portant le nom de Coran, est le
lectionnaire formé du vivant de Mahomet, avant 634 donc, à partir
de traductions et de paraphrases de la Tora et de l’Evangile des
Hébreux. Elle forme à peu près un quart du Coran actuel.
Environ la moitié du Coran actuel est formé des discours de
Mahomet collectés par Othmân vers 650 mais prononcés par Mahomet
avant sa mort en 634.
Les versets qui comportent les mots islam ou musulmans datent
d’après 691, car ces mots ont été introduits quand ces termes ont
été créés pour remplacer ceux de mahgrâyês et de muhâdjirûn.
Les interpolations qui introduisent Mahomet dans le Coran datent
d’après le moment où Mahomet est devenu un prophète, donc de toute
façon après 686 [35], et probablement bien plus tard, car vers 720
son rôle prophétique n’était toujours pas généralement accepté
[36]. Pour la même raison il faut dater de la même époque le
verset qui en fait un modèle à imiter, et ceux qui décrivent les
actes qu’il faut imiter : le mariage avec la femme de son fils
adoptif, la part de butin qui revient à Mahomet, et qui ensuite
revient au calife puisque ce dernier imite Mahomet, le changement
de qibla, etc.
Les prescriptions juridiques ont été introduites après le Le Fiqh
Akbar 1, donc après 750.
Les 300 et quelques "dis ! :" ont été ajoutés entre 800 et 827.
Les 100 et quelques versets où les "dis ! :" manquent ont été
introduit après 827 et avant la fixation définitive du Coran
intervenue vers 850.
[1] Sourate 2, verset 256
[2] Sourate 4, verset 91
[3] Sourate 2, verset 106. Sourate 16, versets 101 à 103.
[4] Sourate 2, verset 106. Sourate 16, versets 101 à 103.
159
[5] Sourate 66, verset 10.
[6] Sourate 10, versets 90 à 92
[7] Sourate 11, verset 98. Sourate 20, verset 78. Sourate 28,
versets 40 et 41. Sourate 79, verset 25.
[8] Sourate 12, verset 111.
[9] Sourate 12, verset 7.
[10] Sourate 12, verset 21.
[11] Sourate 5, verset 66.
[12] Sourate 4, versets 171.
[13] Sourate 2, versets 143.
[14] Jean de Damas, Traité des hérésies, 100ième hérésie, Sources
Chrétiennes, N° 383, Paris, Cerf, 1992.
[15] Sourate 5, verset 72
[16] Il y a plusieurs raisons de penser que mushrikun signifie
souvent chrétien, et non pas polythéiste ou idolâtre : la première
est que l’attestation de Jean de Damas date d’un siècle après les
faits, alors que les interprétations islamiques traditionnelles ne
sont attestées que plus de deux siècles après les faits. La
seconde est l’analyse ci-dessus des versets du Coran, qui montre
que dans ces versets le sens est exclusivement chrétien. La
troisième est que le sens polythéiste ou idolâtre contribue dans
ces versets à masquer l’origine nazaréenne. Si l’on analyse
l’ensemble du Coran, les appels à adorer un seul dieu sont
prononcés 271 fois. Le contexte indique que dans 74 de ces cas,
les personnes taxées de polythéisme sont exclusivement les
chrétiens. Dans d’autres cas, il se peut qu’il s’agisse
exclusivement de chrétiens, mais le contexte de l’impose pas. Dans
d’autres cas encore, il ne s’agit pas de chrétiens.
[17] Sourate 5, verset 82.
[18] Antoine Moussali, La croix et le croissant, Paris, Editions
de Paris, 1998.
[19] Sourate 2, versets 75 et 79. Sourate 3, verset 78. Sourate 4,
verset 46. Sourate 5, versets 13, 15 et 41. Sourate 6, verset 91.
Sourate 7, verset 162.
[20] Sourate 2, verset 65. Sourate 5, verset 60. Sourate 7, verset
166.
[21] Joseph Azzi, opus cit. Les ajouts sont : sourate 2, versets
111, 120 et 140. Sourate 3, verset 167.
160
[22] Edouard-Marie Gallez, opus cit.
[23] Sourate 47, versets 1 à 3.
[24] Voir notamment Joseph Azzi, opus cit. et Edouard Marie
Gallez, opus cit.
[25] Denys Bar Salibi, évêque d’Amid, dans son traité Contre les
musulmans. (Traduction du syriaque en anglais par Alphonse
Mingana, An ancient Syriac Translation of the Ku’ran exhibiting
new Verses and Variants Manchester, London University Press,
Longmans, Green and C°, 1925.
[26] Sourate 111, verset 1.
[27] Sourate 9, verset 30.
[28] Sourate 5, verset 64.
[29] Sourate 63, verset 4.
[30] Sourate 2, verset 89.
[31] Sourate 4, verset 118.
[32] Sourate 23, verset 14.
[33] Sourate 23, verset 116. Sourate 25, verset 61.
[34] Alfred-Louis de Prémare, Aux Origines du Coran, opus cit.
[35] Date de la toute première mention du rôle prophétique de
Mahomet.
[36] D’après le manuscrit de Khirbet el-Mird.
7 - Du lectionnaire au Coran :
La transition vers l’islam
Le lectionnaire initial a été ainsi transformé pour devenir le
livre fondateur. Le processus commença durant le califat d’Othmân,
mais sa réalisation s’étala sur un peu plus de deux siècles,
pendant lesquels les réécritures du Coran se poursuivirent, ainsi
que la destruction des documents discordants et l’exécution des
témoins gênants. Les 14 califes Omeyyades firent sans doute
l’essentiel, les 10 premiers califes Abbasides complétèrent le
travail en détruisant les documents discordants. La qualité de
leur travail d’occultation est indiquée par le fait qu’aucun
document original datant du premier siècle après la mort de
Mahomet n’a subsisté, et presque qu’aucun datant du second siècle.
La destruction des documents originaux relatifs au Coran ait été
faite ouvertement par les califes, et relatée dans les documents
historiques musulmans : ont été ainsi détruits les toutes
161
premières notes prises par les auditeurs de Mahomet sur des
supports de fortune et les notes d’Hafça, une des épouses de
Mahomet. Les Corans tenus pour dissidents ont été détruits par
Hajjâj en 692, etc. Les notes de Fatima, la fille de Mahomet, ont
disparu, ainsi que de nombreux documents cités dans des documents
ultérieurs, mais dont on ne retrouve rien.
La date du début de travail
Six indices marquent le début de l’islam et du Coran :
l’apparition d’un terme arabe à coté du mot araméen pour désigner
les compagnons de Mahomet, la fin du travail en commun entre
"juifs" et Arabes pour reconstruire le Temple, et la collecte des
matériaux du Coran. Il y a en plus les trois indices indiqués par
Patricia Crone, page "Quinze ans après la mort de Mahomet",
paragraphe "La rupture". Si vous voulez voir cette page, cliquez
ici. Ces indices sont la destruction et la reconstruction de
mosquées pour changer de qibla, des conflits politiques centrés
sur les thèmes du Madhi et de l’imamat, les tentatives pour
imposer un texte standard du Coran. Puisqu’à l’époque du premier
islam, le Madhi était le Christ, ces conflits politiques
concernent le rôle du Christ, et donc l’effacement du souvenir des
nazaréens. Le changement de qibla est de même sorte, et également
l’imposition d’un texte standard pour le Coran. Les trois premiers
indices donnent sensiblement la même date, vers 645 ou 650. Les
trois suivants sont un peu postérieurs, et indiquent le
développement de l’entreprise de remplacement du nazaréisme par
l’islam en création. L’intervalle de temps entre la mort de
Mahomet en 634 et la date indiquée par les trois premiers indices,
soit 10 à 15 ans, a été le délai nécessaire pour accepter
l’évidence : le Christ armé ne viendrait pas.
Harald Motzki et Alfred-louis de Prémare ont étudié les traditions
qui attribuent la première collecte à Othmân [1]. Elles
n’apparaissent que vers 830, deux siècles après la mort de
Mahomet. Leur date tardive les rend pour le moins incertaines, en
particulier sur ce qu’a fait exactement Othmân.
La date de la fin du travail de confection du Coran
Il semble qu’au cours du huitième siècle, un siècle et quelque
après la mort de Mahomet, l’essentiel ait été fait quant aux
fondations théologiques. Le parachèvement de ce travail est
indiqué par trois faits :
La généralisation de la scriptio plena, vers 850, qui a
définitivement fixé le texte du Coran.
Les 100 et quelques versets prononcés par des locuteurs humains ne
peuvent avoir été ajoutés que pendant la période ou la thèse du
Coran incréé a été interdite, donc après 827.
Enfin c’est sur 200 ans que les documents originaux musulmans ont
disparu. Il est cohérent que la destruction des archives ait cessé
quand, la confection du Coran étant achevée et la nouvelle
théologie étant en place, il n’a plus été nécessaire de cacher les
traces du travail de fabrication.
162
De 850 à jusque vers l’an 1000, pendant encore un siècle et demi,
il y eut des procès contre les érudits réfractaires détenant des
textes non conformes, puis ces procès sont devenus de plus en plus
rares, avec la disparition des derniers documents anciens.
Les remaniements identifiés et les autres
Abd al Malik, calife au début du huitième siècle, prétendait avoir
lui aussi collecté le Coran : en fait il l’a remanié en y ajoutant
de nouveaux versets. Marwân Ibn al Hakam, cousin d’Othmân et
gouverneur de Médine sous Muawiyah, entre 660 et 680, s’employait,
suivant les uns à collecter, suivant les autres à détruire les
textes rassemblés par Hafsa. Il faut peut-être comprendre qu’il
faisait les deux.
A première vue, détruire les textes de Mahomet rassemblés par
l’une des ses épouses est un acte injustifiable. Cependant, il
existait une bonne raison de procéder à cette destruction : il est
probable qu’il y avait bon nombre de textes identifiables comme
nazaréens dans les documents légués par Mahomet à Hafsa, en
particulier la Tora, un des deux textes de référence des
nazaréens. Rappelons que Mahomet était [2]
" très bien instruit et à l’aise avec l’histoire de Moïse. "
On composa des Corans concurrents en choisissant parmi les
documents disponibles. Ibn Shabba écrit [3] :
"Par Allah, personne de ce pays (l’Irak) ne veut autre chose que
le Coran de ce cheik (Ibn Masûd) et personne des gens du Yémen ne
veut autre chose que le Coran de l’autre (al-Achari)."
Le Coran cependant devait être unique, puisqu’il était censé venir
directement d’Allah. Il était donc impératif de ramener l’unité.
Il fallut des compromis et des adaptations. Les exemples
précédents et les indications sur les Corans multiples évoquent
une petite partie des remaniements effectivement faits. Bien
d’autres ont du avoir été pratiqués, sans laisser de traces
identifiables aujourd’hui. Les preuves de remaniements qui
subsistent sont celles qui ont échappé à la vigilance des califes,
ou à leur pouvoir quand elles étaient trop largement diffusées
pour être éliminées.
Le jugement d’un philosophe arabe sur le Coran
Al-Kindi [4] vécu de 801 à 873. Son nom fut latinisé en Alcindius,
et il est plus connu sous ce nom en Occident. Il fut le premier
philosophe arabe, un esprit universel auteur de 241 livres. Son
œuvre concerne la géométrie, (32 livres), la philosophie, (22), la
médecine, (22), l’astronomie, (16), la physique, (12),
l’arithmétique, (11), la logique, (9), la musique, (7), la
psychologie, (5) et d’autres sujets encore. Il a vécu à l’époque
où les califes et leurs scribes élaboraient le Coran. Bien qu’il
n’ait pas eu accès aux documents non musulmans sur Mahomet et les
émigrés, voici le jugement qu’il porte [5] :
"Montrez-moi une preuve ou un signe quelconque d’une seule œuvre
merveilleuse réalisée par votre maître Mahomet, qui certifie sa
163
mission et prouve qu’il commit ses massacres et ses pillages sur
ordre divin... La conclusion de tout ceci (les diverses rédactions
du Coran) est évidente à qui a lu ces écrits et a vu comment, dans
ce livre, les récits sont assemblés n’importe comment et
entremêlés ; c’est une évidence que diverses mains – et nombreuses
– s’y sont mises et ont créé des incohérences, ajoutant ou
enlevant ce qui leur plaisait ou déplaisait. Est-ce donc les
conditions d’une Révélation envoyée du Ciel ?"
[1] Alfred-Louis de Prémare, Aux origines du Coran, Téraèdre,
Paris, 2007
[2] Histoire d’Héraclius par l’évêque Sébéos, op cit.
[3] Ibn Shabba , Tarikh al-Madina al-Munawara, Histoire de Médine,
la lumineuse.
[4] Le nom complet est Abu Yusuf Yakub Ibn Ishaq al Sabah al-Kindi
[5] Andrew Rippin, Muslims, vol 1, Londres et New-York, Routledge,
1990.
164
IX - L’islam et le monde du 21ième siècle:
Il y a cent cinquante ans, les exégètes ont appliqué pour la
première fois les méthodes modernes au Coran. Au cours des années
suivantes, l’approche scientifique a été appliquée à des éléments
de plus en plus nombreux, l’histoire des idées dans cette partie
du monde, la ville de La Mecque, l’histoire de l’islam initial, la
vie de Mahomet. Les outils scientifiques sont devenus plus variés
et plus puissants. L’onomastique, la toponymie, l’épigraphie,
l’exégèse, la linguistique, l’histoire des idées sont apparues et
se sont perfectionnées, de nouveaux éléments d’information ont été
découverts. Les chercheurs sont devenus de plus en plus nombreux,
et les résultats d’études spécialisées se sont accumulés.
Au début du vingt et unième siècle, le faisceau de résultats
partiels a atteint une masse critique : les pièces du puzzle sont
devenues assez nombreuses pour permettre l’assemblage. C’est cette
image qui apparaît dans ce livre. Elle se précisera avec
l’accumulation de nouveaux travaux, qui continue à un rythme
jamais atteint dans le passé.
Elle montre que l’islam est fondé sur un système
politico-religieux construit, en deux siècles pour l’essentiel,
par de très nombreuses personnes, sous le contrôle global des
califes, à partir des idées messianiques et millénaristes des
nazaréens. Cet ensemble assez hétéroclite s’est maintenu pendant
quatorze siècles à l’abri d’un pouvoir qui interdisait
l’application de la raison au Coran et à l’islam, réprimait ou
massacrait les dissidents, détruisaient les documents discordants,
"fermait les portes de l’interprétation" [1]. L’absence d’outils
scientifiques a facilité l’entreprise.
Toutes ces protections sont en train de tomber. Les outils
scientifiques existent, les chercheurs sont nombreux, la
répression islamique ne peut s’exercer que dans le Dâr al islam.
Dans le monde développé l’islam est impuissant à interdire ou même
ralentir les recherches.
Le monde du vingt et unième siècle dans lequel vit aujourd’hui
l’islam est radicalement différent de ce qu’il a été durant les
millénaires passés. C’est dans ce monde nouveau que l’islam doit
vivre, c’est à ce monde nouveau qu’il est confronté. C’est pour
l’islam une situation sans précédent, à laquelle rien dans son
histoire ou sa théologie ne l’a préparé. Le rapport au monde
moderne est le problème central de l’islam d’aujourd’hui.
Les caractéristiques du monde moderne
Les nouveautés les plus visibles du monde actuel sont celles dues
à la science et à la technologie. Mais les nouveautés décisives
pour l’islam sont moins apparentes, car elles sont de nature
mentale, on ne peut les appréhender qu’à travers leurs effets.
Trois de ces effets sont révélateurs : la chute des systèmes
totalitaires, le mode de formation des organisations
transnationales, l’évolution du mariage.
165
Les systèmes totalitaires ont existé depuis les premières nations
et les premiers empires, il y a plus de cinq mille ans. Ils ont
été détruits l’un après l’autre, dans des conflagrations qui ont
fait chaque fois des millions ou des dizaines de millions de
morts. Or, entre 1945 et 1990 un changement si profond est
intervenu dans les mentalités, sur l’ensemble de la planète, que
ce qui ne s’était jamais vu jusque là est devenu possible : les
derniers systèmes totalitaires du vingtième siècle, notamment les
deux principaux, ceux qui ont choisi de s’appeler le socialisme
soviétique et le socialisme maoïste, se sont effondré ou délité
d’eux mêmes. Dans la première moitié du vingtième siècle, ces
systèmes étaient conformes à la mentalité d’une large part de la
population, d’où une stabilité suffisante pour user de la force
armée contre leurs adversaires. L’ampleur du changement de
mentalité peut être évalué par le degré de violence utilisable par
l’Etat. Un indicateur est le nombre moyen des assassinats
politiques chaque année : quelques millions par an avant 1950 en
Russie et avant 1970 en Chine, quelques dizaines par an
aujourd’hui dans ces mêmes pays. En Allemagne, quelques centaines
de milliers par an quand elle était nationale socialiste, aucun
aujourd’hui.
Avant 1945, le changement mental n’avait pas atteint une ampleur
suffisante pour être efficace en cette matière : le national
socialisme s’est effondré de la même manière que les systèmes
totalitaires des millénaires précédents, par une conflagration
armée, qui a fait quarante millions de morts. Le socialisme
maoïste s’est délité peu après la mort de Mao en 1976, et le
socialisme soviétique s’est effondré en 1989 : le changement
mental est devenu décisif à une date qui se situe quelque part
entre 1950 et 1990.
Une autre manifestation des changements mentaux qui caractérisent
notre époque : toutes les nations modernes, tous les empires de
jadis ont été constitué par des guerres de conquête. Dans la
seconde moitié du vingtième siècle, une méthode jusque là
inefficace pour construire de très grands ensembles humains est
devenue soudain la meilleure : la discussion, la négociation et
l’entente. Ce n’est pas seulement l’Europe qui est née de cette
manière, mais aussi les grandes organisations internationales,
telles l’ONU, l’OMC, le CERN qui construit à Genève les plus
grandes machines scientifiques de la planète. Le succès de cette
approche dans la construction des ensembles humains les plus
vastes et les plus complexes qui soient jamais nés sur la terre
manifeste un changement massif dans les couches profondes des
psychismes, sur la planète entière.
Le couple moderne est aussi une nouveauté d’envergure. Pendant
tous les millénaires précédents, il a été fondé sur deux bases :
la convenance sociale et le désir d’avoir une descendance.
L’affectivité entre époux était tenue pour agréable si elle était
présente, sans importance si elle ne l’était pas. Aujourd’hui se
répand sur le monde une conception nouvelle, dont l’amour conjugal
est la pierre d’angle. Il en résulte deux conséquences, le
consentement mutuel, car l’amour se développe difficilement dans
166
les mariages arrangés par des tiers, et la monogamie, car l’amour
conjugal est par nature exclusif. Cet idéal conduit à des couples
souvent instables : si l’amour n’est pas au rendez vous, ou s’il
disparaît, l’union se dissout. Ce n’est pas le couple qui est plus
fragile qu’autrefois, c’est l’exigence qui est plus haute. Les
descriptions littéraires du passé font penser que les mariages de
jadis se seraient pour la plupart rompus si l’exigence affective
avait été celle d’aujourd’hui.
Les changements mentaux qui fondent ces indicateurs
Ces nouveautés, parmi bien d’autres que l’on pourrait citer,
indiquent des changements mentaux très profonds. Il semble que
leur origine commune soit la suivante.
Une large partie des personnes du monde actuel possèdent une
individualité plus forte, capable de se déterminer par elle-même,
avec beaucoup moins de sensibilité à la pression sociale :
Les systèmes totalitaires, fondés sur le primat du collectif,
reposaient sur l’idée que l’individu doit se sacrifier pour servir
le collectif. Aujourd’hui se répand le point de vue inverse,
l’individu prime et la société a le devoir d’assurer à chacune et
chacun les moyens de son développement personnel. C’est
probablement la raison pour laquelle les machines totalitaires,
privées de leur base mentale, se décomposent aujourd’hui. Cet
indicateur concerne au premier chef les empires russes et chinois,
mais aussi bien d’autres pays.
C’est aussi la raison pour laquelle l’Europe moderne s’est
construite par la libre volonté des parties, alors que les mêmes
peuples ont jadis été unis par les sanglantes guerres de conquêtes
de l’empire romain. Aujourd’hui, en Europe, des personnalités plus
fortes cessent de craindre les différences, elles s’unissent sans
avoir recours aux violentes contraintes qui ont bâti tous les
empires et toutes les nations du passé. Cet indicateur n’est pas
fondé sur la seule Europe, car les organismes transnationaux
notamment l’OMC, mais aussi l’ONU et le FMI, qui expriment le même
changement, sont fondés sur un ensemble de pays si vaste qu’il
couvre la majeure partie de la planète.
Le troisième indicateur, la fondation du couple, est aussi
d’extension extrêmement vaste. Il touche, parfois de manière
superficielle, parfois plus profondément, tous les peuples du
monde, même une partie de l’islam, essentiellement parmi les 50
millions de musulmans qui vivent dans des pays développés. Sa
cause est probablement la même que pour les deux indicateurs
précédents : des personnes plus indépendantes s’intéressent plus à
leur relation mutuelle dans le couple qu’à l’opinion ou aux
pressions des tiers ou de l’ensemble de la société.
En ces trois domaines, l’islam, fondé sur l’umma qui impose le
primat du collectif sur la personne, est étranger au monde
moderne.
La rationalité
Une autre caractéristique du changement mental est la prévalence
167
de la rationalité, en tous domaines. Les légendes fondatrices,
lespréjugés de castes, de nations ou de cultures sont mis en
questionet sommés de produire leur justification, qui ne peut plus
être latradition ou la commune conviction. Le goût de la vérité
est
devenu plus fort que la facilité du conformisme. Ce livre tend à
montrer que les fondations historiques de l’islam sont instables
devant la rationalité.
La liberté
Une autre caractéristique encore est la passion de la liberté.
Elle s’oppose au confort de la dépendance, ce qui manifeste
essentiellement des individualités plus fortes, capables
d’affronter seules bien des difficultés de la vie sans la
protection du groupe jadis tenue pour indispensable. Là aussi, la
contrainte par la menace de mort qui interdit de quitter l’islam
est en opposition avec la liberté moderne. Et de même le statut
islamique de la femme.
L’affectivité
Une dernière caractéristique est peut être la plus significative :
c’est le développement de l’amour. Cette demande, particulièrement
visible dans la conception moderne du couple, est diffuse dans
toutes les composantes des sociétés modernes ; elle engendre la
multitude des entreprises d’aides, économiques, médicales,
éducatives, répand le thème de l’affectivité dans tous les médias,
porte au pinacle la célébrité de Mère Térésa ou de l’abbé Pierre,
et se manifeste de bien d’autres façons. L’islam s’y oppose, d’une
part dans la relation à Dieu, car Allah est un maître qui domine
et non un Père qui aime, d’autre part dans l’amour conjugal qui ne
peut se développer entre un mari placé en situation dominante et
une femme diminuée en droit et en liberté : l’amour est par nature
une relation entre égaux. Entre une inférieure et un dominant, la
plénitude de l’amour est impossible. Enfin, dans sa relation aux
non musulmans, l’islam, depuis mille ans, divise le monde entre
Dâr al islam, maison de la soumission, et Dâr al harb, maison de
la guerre ; il fonde ainsi son rapport aux autres sur la force,
non sur l’amour ni même sur le respect : on n’aime ni ne respecte
ceux que l’on prétend contraindre.
Le monde nouveau
C’est dans ce monde nouveau que vit aujourd’hui l’islam. Certains
musulmans tentent de ralentir ou de bloquer l’évolution de leur
société dans cette direction. D’autres s’efforcent de s’y adapter.
Dans les pays développés, de jeunes musulmanes décident de porter
le voile, bien souvent contre la volonté expresse de leurs
parents. Ce signe signifie l’infériorité de la femme, en droit et
en liberté, alors que ces jeunes musulmanes se sentent égales aux
hommes en ces domaines. Elles mettent le voile sur leur tête, pour
signifier leur désir d’appartenir à une communauté qui leur
propose une identité, mais elles ne le mettent le plus souvent pas
dans leur tête, car elles récusent les idées que signifie le
voile. Elles appartiennent à l’islam par le vêtement, et au monde
moderne par les convictions. Elles ont franchi le pas, le plus
souvent sans vouloir l’admettre.
L’affrontement décisif se déroule dans la tête des musulmans, non
168
entre eux et le reste du monde. Il ressemble plus à une guerre
civile à l’intérieur de chaque personne qu’à une guerre
extérieure. Le monde moderne n’assiège pas l’islam, il a déjà
commencé à envahir l’intériorité de chaque musulmane, de chaque
musulman.
Une musulmane, un musulman ne peuvent rejeter la modernité qu’en
récusant leur propre rationalité, leur propre liberté, leur propre
affectivité, le développement de leur propre individualité.
Certains acceptent de payer ce prix, d’autre non. Toutes et tous
sont aujourd’hui devant un choix, rester dans un système figé
depuis plus d’un millénaire, fabriqué par le pouvoir califal il y
a quatorze siècles pour servir d’idéologie à un empire fondé sur
la force armée, ou rejoindre les valeurs de l’humanité en marche
et participer à la construction du futur.
Ce choix se forme dans le for intérieur de chacune et chacun,
aucune personne extérieure ne peut intervenir, car il dépend du
mystère fondateur de la personne humaine, celui de la liberté.
Après s’être informé, ou sans même s’informer, chacune et chacun
est en ce domaine sa propre lumière et son propre recours, et voit
s’imprimer dans son être les conséquences de son choix : il ou
elle devient ce que son choix le fait devenir.
[1] C’est le calife Hakim qui a interdit en 1029 de pratiquer
l’ijtihad, c’est-à-dire l’interprétation du Coran. Depuis cette
date, dans tout le Dâr al islam, toute nouvelle proposition
d’interprétation est interdite. Il n’est permis que de répéter ce
qui a déjà été dit. Cet interdit est effectivement appliqué,
jusqu’à aujourd’hui. Les tentatives pour le contourner sont
réprimées par la violence dans le Dâr al islam, et ne sont pas
prises en compte par les musulmans quand elles sont faites dans
les pays libres.
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