2-La rançon du succès
L’islam, dès ses débuts, a connu un très grand succès militaire :
en 645, une dizaine d’années après la mort de Mahomet, la Syrie,
la Palestine, l’Egypte et ce qui forme aujourd’hui l’Irak et la
Jordanie avaient été envahies et durablement occupées par les
armées musulmanes. Pour surveiller et contrôler leurs conquêtes,
les musulmans ont fondé des villes nouvelles, peuplées d’Arabes
"importés" essentiellement du Hedjaz et de Syrie, telles Koufa et
Bassora en Irak, Fostat en Egypte, en expulsant les populations
qui occupaient les régions choisies, et en transformant le reste
des locaux en tributaires. Au cours du siècle suivant, les
invasions s’étendirent à l’Asie Mineure, l’Afrique du Nord,
l’Espagne, l’Asie Centrale et l’Inde, et de nouvelles villes,
peuplées d’immigrants arabes, Bagdad, Le Caire, Oran, Cordoue et
bien d’autres furent créées au centre de zones dépeuplées à cet
effet.
Le moteur de ces entreprises fut le système d’idées islamique, et
les califes, à l’imitation de Mahomet "le beau modèle", étaient à
la fois des chefs politiques et religieux : la laïcité est
explicitement rejetée par l’islam. La constatation habituelle des
historiens, "l’histoire est écrite par les vainqueurs", est tout à
fait générale, et s’applique aux documents historiques musulmans à
un double titre : d’une part parce qu’ils étaient des vainqueurs,
et, comme tous les vainqueurs du monde, ils ont écrit l’histoire à
leur manière, d’autre part parce que leurs entreprises militaires,
fondées sur un moteur idéologique, avait besoin que ce moteur soit
le plus efficace possible. Les califes, ayant à la fois le pouvoir
politique et le devoir religieux d’intervenir dans le domaine des
idées, ont veillé sur la formation et le contenu de tous les
documents historiques et religieux : le rassemblement des textes
qui constituent le Coran a été décidé et réalisé à l’initiative
des califes, la rédaction de l’histoire de Mahomet a été faite sur
ordre califal (c’est le calife Al Mansûr qui a ordonné la première
rédaction, modifiée par ses successeurs), les hadiths ont été
compilés après plus de 250 ans de tradition orale, et pendant
toute cette période le contrôle des idées et des écrits a été
pratiqué par les califes. De plus, les cinq [1] recueils
principaux ont été déclarés canoniques sous contrôle califal. Les
déviants et les dissidents de l’islam officiel, en particulier les
chiites et les mutazilites, se sont plaints amèrement de la
destruction systématique de leurs textes par les califes. C’est
certes regrettable pour la connaissance de l’histoire, mais ce
n’est en rien différent de ce qui s’est produit dans le reste du
monde. C’est la rançon du succès : plus la victoire est grande,
plus l’écriture de l’histoire est sous la coupe des vainqueurs.
[1] Certaines traditions califales joignent un sixième recueil à
ces cinq.