d’étude
. Pour effectuer une « ethnologie » de notre pensée, une « ethnologie » radicale et critique, il faut
parvenir à prendre une certaine distance vis-à-vis de soi, et « nous sommes là dans une situation qui est
évidemment très complexe
».
*
Mais penser une pensée en pure extériorité est également impossible : un ethnologue insuffisamment
immergé dans une société première ne pourrait penser celle-ci et ses « idées » adéquatement
. Il se trouve
toutefois qu’étudiant en sciences sociales, jeune et ex-étudiant de Sciences Po, ayant suivi un parcours
scolaire, existentiel et « social » similaire jusqu’à 18 ans, « l’ethnologue » en question est suffisamment
proche de ceux qu’il étudie. Cependant, j’ai suivi, depuis janvier 2012, un chemin radicalement différent de
mes ex-camarades de Sciences Po, me permettant d’avoir un certain recul vis-à-vis de La pensée des
étudiants de Sciences Po, recul dont j’aimerais faire bénéficier ces derniers au travers du présent ouvrage.
Ma « didactique négative
», puisqu’il s’agit d’aider didactiquement à « dire non », sera ainsi, d’une certaine
façon, une « socio-ethnologie
». Sociologie, en terme épistémologique, puisqu’il s’agit de l’étude des
« idées » d’un groupe social dans une société « rationnelle
», c’est-à-dire moderne. Sociologie, également,
en termes de proximité entre l’enquêteur (membre d'une société moderne) et son objet d’étude. Sociologie,
enfin, au sens de discours (logos, en grec) sur « ce qui est partagé » (socius, en latin) comme vision du
monde au sein du groupe social des étudiants de Sciences Po. Mais une sociologie avec une distance
intellectuelle proche de celle de l’ethnologue et cherchant à saisir son objet d’étude de manière holistique,
comme vision globale du monde.
Mais comment saisir une pensée, une vision globale du monde ? Le présent ouvrage, issu d’un travail
d’enquête de plus de deux ans et demi, entend effectuer cette tâche à partir d’une démarche « inductive », du
discours au contenu fondamental de pensée. L’enquête a, ainsi, consisté en une cinquantaine d’entretiens
personnalisés, d’une durée moyenne d’une heure, avec des étudiants de premier cycle (surtout) ; puis en une
dizaine de questionnaires écrits supplémentaires destinés à affiner l’analyse ; enfin en une analyse
approfondie et qualitative des réponses obtenues. Le discours (oral ou écrit) est, en effet, révélateur d’une
vision du monde s’il est analysé comme « totalité signifiante », comme une totalité de signification où
l’explicite n’est qu’une face émergée de l’iceberg. Il s’agira donc, en définitive, de remonter des feuilles –
des discours individuels recueillis au cours de l’enquête – aux racines de l’arbre – l’origine profonde du
contenu de pensée des étudiants de Sciences Po. L’ouvrage partira, néanmoins, du haut du tronc, du discours
fondamentalement commun des étudiants, puisqu’il s’agit d’étudier La pensée des étudiants de Sciences Po.
L’ethnologue bénéficie ainsi d’une distance critique nécessairement supérieure à celle du sociologue puisqu’il est
originellement étranger au groupe étudié. Moishe Postone indique ainsi dans Temps, travail et domination sociale,
Paris, Mille et une nuits, 2009 [1993] qu’il souhaitait (dans l’ouvrage) effectuer une « ethnologie » du
capitalisme, pour accentuer son recul critique vis-à-vis de celui-ci.
Foucault, Michel, ibid.
Pour une critique du biais ethnocentrique en ethnologie, voir Singleton, Michael, Critique de l’ethnocentrisme, Paris,
Parangon, 2004.
En référence au concept de « dialectique négative » du philosophe allemand Theodor W. Adorno.
Sans pour autant que l’auteur revendique une quelconque appartenance à ces deux disciplines.
Dans son Histoire de l’ethnologie, Paris, PUF, 1984, p. 6, Jean Poirier établissait une distinction entre ethnologie,
« science des communautés (des groupements centrés sur des motivations traditionnalistes) » et sociologie, « science
des collectivités (des groupements centrés sur des motivations rationalistes) ». Les ethnologues s’occupent toujours de
sociétés dites « primitives », par opposition aux sociologues qui s’occupent toujours de sociétés dites « modernes ».