Chimiothérapie intra-artérielle des métastases hépatiques du cancer colorectal : analyse

52 | La Lettre de l’Hépato-gastroentérologue Vol. XIV - n° 2 - mars-avril 2011
DOSSIER THÉMATIQUE
XXIIe Journée scientifique
FFCD-PRODIGE
Chimiothérapie
intra-artérielle
des métastases hépatiques
du cancer colorectal : analyse
critique de la littérature
Intra-arterial chemotherapy for hepatic metastasis from
colorectal cancer: review of the literature
F. Ghiringhelli*, B. Chauffert**
* Service d’oncologie médicale,
centre Georges-François-Leclerc,
Dijon.
** Service d’oncologie médicale,
CHU d’Amiens.
L
a résection chirurgicale complète est le seul
espoir de survie à long terme pour les patients
atteints de métastases hépatiques de cancer
colorectal (CCR). Près de la moitié des patients ayant
un CCR développent des métastases, qui concernent
le foie dans 50 à 70 % des cas. Les métastases d’en-
viron 20 % des patients sont accessibles à une résec-
tion à visée curative (1). En l’absence de chirurgie
curative, le pronostic est médiocre, la médiane de
survie globale variant de 11 à 23 mois dans les essais
contrôlés randomisés de chimiothérapie systémique
les plus récents (2).
La chimiothérapie intra-artérielle hépatique (CIAH)
est une technique logique, car les métastases hépa-
tiques sont le plus souvent vascularisées par le
système artériel hépatique et non par le système
veineux porte, contrairement au parenchyme
hépatique non tumoral (3). La CIAH profite de
l’effet de premier passage hépatique pour exposer
les métastases à une concentration sanguine de
chimiothérapie supérieure à celle obtenue par une
injection i.v. Bien que les données pharmacologiques
directes fassent défaut, l’avantage de la CIAH sur la
chimiothérapie i.v. est estimé selon la formule de
Collins (4) : Rd = 1 + CLtb/K(1-E), où Rd est l’avan-
tage pharmacocinétique, CLtb est la clairance totale
de la molécule donnée par voie systémique, K est
le débit sanguin dans l’organe perfusé, et E est la
fraction du médicament extraite par l’organe durant
le premier passage.
Selon la formule de Collins, l’avantage estimé est
de 4 pour le cisplatine, 6 pour la mitomycine C,
40 pour le 5-fluoro-uracile (5-FU) et 150 pour la
floxuridine (FUDR) [5].
Plusieurs molécules sont actuellement développées
dans le cadre de la CIAH.
Fluoropyrimidines
La molécule la plus évaluée est la FUDR, une pyri-
midine métabolisée en 5-FU par le foie. Sa demi-vie
est plus courte que celle du 5-FU, et sa forte extrac-
tion hépatique (plus de 90 % versus 50 % pour le
5-FU) permet des concentrations hépatiques de 100
à 400 fois plus élevées que celles obtenues par voie
systémique. Ce traitement nécessite l’implantation
d’une pompe sous-cutanée dispensant des infusions
de 14 jours. Deux essais contrôlés randomisés rappor-
tent un bénéfice en survie statistiquement signifi-
catif avec la CIAH (par FUDR), comparativement à
la chimiothérapie systémique (6, 7). La méta-analyse
récente de 10 essais randomisés avec de la FUDR et
de 1 essai avec du 5-FU (totalisant 1 277 patients) a
confirmé la supérioride la CIAH par FUDR ou 5-FU
sur la chimiothérapie i.v. en termes de taux de ponse
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Résumé
Les métastases hépatiques des cancers colorectaux sont principalement vascularisées par l’artère hépatique.
L’injection des médicaments cytotoxiques dans l’artère hépatique (chimiothérapie intra-artérielle hépa-
tique [CIAH]) permet d’obtenir des concentrations intratumorales qui dépassent, au moins partiellement,
les mécanismes de chimiorésistance intrinsèque ou acquise. La CIAH par floxuridine et mitomycine a été
initialement développée puis abandonnée en Europe. L’oxaliplatine intra-artériel est prometteur. Le taux
de réponse à la CIAH, même après échec de la chimiothérapie systémique, pourrait augmenter la possibilité
de résections et de guérison chez des patients sélectionnés.
Mots clés
Cancer colorectal
Chimiothérapie intra-
artériellepatique
Abstract
Colorectal liver metastases are
mainly vascularized by hepatic
artery. Injection of cytotoxic in
hepatic artery (hepatic arte-
rial infusion of chemotherapy
[HAI]) provides high intratu-
moral drug concentration that
might overcome resistance of
cancer cells. Floxuridine and
mitomycin were initially devel-
oped and then abandoned in
Europe. Intraarterial oxaliplatin
seems promising. Impressive
response rate observed HAI
even after failure of systemic
chemotherapy might provide
opportunities for resection and
cure in selected patients.
Keywords
Colorectal cancer
Hepatic intra-arterial
chemotherapy
tumorale (43 % versus 18 %), cependant sans néfice
de survie (16,0 mois versus 12,4 mois ; p > 0,05) [8].
La plupart des études ont été effectuées en première
ligne de traitement, et l’efficacité de la CIAH par FUDR
en cas d’échec de la chimiothérapie systémique nest
pas connue. La place de la CIAH par fluoropyrimi-
dines nest donc pas établie face à l’amélioration de
l’efficacité des traitements systémiques fondés sur
l’oxaliplatine, l’irinotécan, les fluoropyrimidines, le
bévacizumab, le cétuximab et le paninutumab. Par
ailleurs, la FUDR a une toxicité hépatique et biliaire.
Ainsi, une hépatite chimique a été détectée dans 35 %
des cas après 1 an de CIAH par FUDR et une cholangite
sclérosante dans environ 25 % des cas (4). Des efforts
ont été faits afin de diminuer cette toxicité, sans pour
autant la faire disparaître : surveillance régulière des
tests biologiques hépatiques avec arrêt de la CIAH
dès la moindre anomalie, adjonction de dexamétha-
sone (9), raccourcissement de la durée de perfusion
(10). Récemment, un essai de N.E. Kemeny et al. a
montré l’intérêt que pourrait avoir la CIAH par FUDR
avec oxaliplatine et irinotécan par voie systémique
pour augmenter le taux de résections des métastases
hépatiques. Ainsi, les métastases de 23 patients sur
49 ont pu être réséquées, et la médiane de survie est
alors de 50 mois pour les patients traités en première
ligne et de 35 mois pour les patients prétraités (11).
L’usage de la FUDR est malgré tout assez complexe :
chaque étude présente des schémas différents et
de nombreux problèmes techniques. Actuellement,
la CIAH à base de fluoropyrimidine n’est donc pas
recommandée et la FUDR n’a pas obtenu d’AMM
en Europe.
Oxaliplatine
L’administration par CIAH d’oxaliplatine aboutit à
une forte extraction par le foie sain dès le premier
passage, une concentration intratumorale impor-
tante et une concentration systémique basse (12).
Ainsi, l’oxaliplatine s’accumule-t-elle dans les métas-
tases hépatiques avec un ratio de concentration
tumeur/parenchyme normal de 4,3 et une dimi-
nution significative des concentrations de platine
total et ultrafiltrable circulant (13), ce qui suggère
un bénéfice potentiel de la voie artérielle en termes
de tolérance (par exemple, moins de cas de neuro-
pathie périphérique) et d’efficacité. Deux études de
phase I ont montré que l’injection d’oxaliplatine en
intra-artériel à une dose maximale tolérable allant
de 125 à 175 mg/m2 est faisable en monothérapie et
qu’il y a des réponses radiologiques chez des patients
multitraités (14, 15).
Deux essais de phase II ont testé l’effet de l’oxalipla-
tine intra-artériel hépatique à la dose de 100 mg/m²
toutes les 2 semaines en association avec du 5-FU
infusionnel en i.v. (16, 17). Ce traitement donne des
taux de réponse d’environ 50-60 %, avec une survie
globale de 16 mois chez des patients prétraités. Il
permet également de rendre résécables des métas-
tases initialement inopérables dans 20 % des cas
(18). L’avantage de l’oxaliplatine par rapport à la
FUDR est la rapidité de l’administration (infusion de
6 heures), celle-ci ne nécessitant pas d’implantation
de pompe sous-cutanée mais un simple cathéter
intra-artériel permanent. Nous avons montré sur
une série de 17 patients la faisabilité d’un traitement
totalement intra-artériel hépatique par l’association
de raltitrexed et d’oxaliplatine administrés toutes
les 3 semaines (19). Ce traitement présente bon
profil de tolérance et efficacité (taux de réponse de
65 % et survie sans progression de 10,5 mois). Une
étude randomisée évalue actuellement ce schéma
versus une chimiothérapie systémique après échec
des thérapeutiques standard.
Autres agents thérapeutiques
La mitomycine C a été évaluée dans de petites études
de phase II et donne des taux de réponse allant de 50
à 60 % en association avec du 5-FU (20). L’irinotécan
a aussi été testé chez des patients préalablement
prétraités : les taux de réponse, de 15 % dans une
étude de phase II, sont décevants (21). Le méta-
bolisme de cette molécule semble faire d’elle un
mauvais candidat pour la CIAH.
Limites de la CIAH
La toxicité hépatique est un facteur limitant le déve-
loppement de la CIAH. Cependant, cette toxicité
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XXIIe Journée scientifi que
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du cancer colorectal : analyse critique de la littérature
est inconstante et dépend de l’agent administré : la
FUDR s’accompagne de complications hépatiques
et biliaires fréquentes. Ces dernières sont égale-
ment retrouvées avec l’oxaliplatine, mais à une
moindre fréquence. Des complications digestives
ont également été rapportées avec des ulcérations
aiguës gastroduodénales ou des gastrites, dans
20 % à 40 % des cas. Ces complications sont liées
au reflux de l’agent anticancéreux vers des arté-
rioles du tube digestif. Elles sont à l’heure actuelle
beaucoup moins fréquentes, à condition que le
cathéter soit mis en place correctement et que sa
perméabilité soit surveillée régulièrement. Il semble
exister, indépendamment des autres facteurs, une
relation pronostique entre la bonne expérience
des centres et la survie (6). Ce cathéter peut être
implanté par voie chirurgicale. Cette implanta-
tion demande une dissection de l’artère gastro-
duodénale, de l’artère hépatique commune et de
l’artère hépatique propre, une cholécystectomie
et une ligature des artères hépatiques anormales.
Le développement de la mise en place percutanée
radiologique des cathéters intra-artériels hépa-
tiques constitue une alternative validée à l’abord
chirurgical. Cette technique permet de contrôler
en temps réel le geste et d’emboliser des branches
artérielles à destinée extra-hépatique afin d’éviter
la toxicité digestive (22, 23).
Conclusion
La prise en charge des patients atteints de cancer
colorectal et présentant des métastases unique-
ment hépatiques reste un défi . Les chimiothéra-
pies modernes par voie systémique et les thérapies
ciblées ont amélioré le pronostic en augmentant le
taux de réponse et en permettant parfois la réséca-
bilité chez des patients sélectionnés. La CIAH à base
d’oxaliplatine est une option qui peut être utilisée
pour les patients devenus réfractaires au traitement
systémique. On peut attendre une réponse supplé-
mentaire ou une stabilisation chez environ la moitié
des patients, même si aucun effet sur la survie n’est
encore mis en évidence. Une étude randomisée en
cours poursuit cet objectif. Il faut également repenser
la place de la CIAH fondée sur l’oxaliplatine utilisée
d’emblée afi n d’augmenter le taux de résécabilité des
métastases ou sa place en tant qu’adjuvant après la
résection. Ici encore, des études randomisées doivent
être mises en place pour évaluer le bénéfi ce, la tolé-
rance et le coût nancier de cette technique.
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