La théorie des actes de langage et l'héritage de Wittgenstein

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La théorie des actes de langage et l'héritage de
Wittgenstein
Pierre Edouard Bour – Archives Henri Poincaré
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La théorie des actes de langage, "fondée", à la suite des travaux d'Austin, par J.R.
Searle dans son ouvrage devenu classique, Speech Acts (1969), s'est constituée
initialement comme une théorie philosophique puisant ses racines dans une
interprétation, notamment, des travaux du second Wittgenstein. L'objet de ce texte
est de montrer en quoi cette filiation peut apparaître comme problématique, dans la
mesure où l'une des conclusions les plus fortes de Wittgenstein est précisément la
difficulté de construire une théorie philosophique du langage. On tentera dans cette
perspective d'effectuer une analyse comparative du thème central de la règle chez
les deux auteurs. On se demandera si l'usage du concept de règle que fait
Wittgenstein dans le cadre de sa tentative de constitution d'une nouvelle manière
philosophique, autorise l'emploi de ce même concept en ajoutant aux
caractéristiques des règles du langage la formulabilité que Searle leur confère. On
reviendra d'autre part en conclusion sur un avatar récent de la théorie des actes de
langage, la logique illocutoire de Searle et Vanderveken, qui fait référence, cette
fois, aux travaux du premier Wittgenstein.
La théorie des actes de langage et l'héritage de Wittgenstein
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Introduction.
Pour commencer, je souhaiterais préciser le contexte de naissance de ces réflexions. Je
travaille régulièrement avec un certain nombre de psychologues du Groupe de Recherche sur
les Communications de l'Université Nancy 2. Au fil de nos conversations, nous en sommes
venus à aborder le thème de la théorie des actes de langage, qu'ils utilisent dans un but de
description d'un donné empirique, un corpus de conversations. Autant dire que leur intérêt
pour les actes de langage et le mien divergent très fortement. Je me suis alors posé la question
de savoir ce que je pouvais, en tant que philosophe, apporter à ces utilisateurs de la théorie
des actes de langage. Cette question est évidemment beaucoup plus générale : elle concerne
l'activité philosophique elle-même. Je crois que l'optique de ce texte, sa justification, ne doit
pas être cherchée dans la perspective d'un examen critique de l'utilisation faite de la théorie
des actes de langage par les psychologues du GRC, qui aurait par exemple pour but de lui
substituer une théorie plus satisfaisante. Il faut plutôt voir dans le présent texte une recherche
sur le statut philosophique de cette théorie, qui se présente chez Searle comme un essai de
philosophie du langage. Le biais que j'ai choisi est d'évaluer les rapports entre certaines thèses
de Searle et l'œuvre de Wittgenstein, à laquelle Searle se réfère à plusieurs reprises. Je
tenterai de montrer en quoi cette référence peut paraître problématique, si l'on s'interroge sur
ce que Wittgenstein a réellement voulu dire, notamment en parlant de règles.
1. Un pléonasme : le statut "théorique" de la théorie des actes de langage.
La théorie des actes de langage se présente dans un certain nombre d'ouvrages
classiques précisément comme une théorie, c'est-à-dire comme un corps d'hypothèses conçu
sur le modèle des théories scientifiques, et censé expliquer un donné empirique. Daniel
Vanderveken définit ainsi la théorie des actes de langage, telle que Searle et lui-même la
formulent comme "une théorie* logique générale des actes de discours caractérisant la
structure logique de l'ensemble de toutes les forces illocutoires possibles ainsi que les
conditions de succès et de satisfaction de tous les types d'actes illocutoires."1 Searle parle
pour sa part des "théories* de la communication comprise comme institution, telles que celle
d'Austin, la mienne, et je pense, celle de Wittgenstein."2 Le travail d'un théoricien des actes
de langage, et par extension d'un psychologue faisant usage de cette théorie, consistera, à
partir d'un donné langagier, à opérer une classification des divers actes "réalisés", en
distinguant entre actes illocutoires et perlocutoires, par exemple. Il est clair d'ailleurs que
dans le cadre d'une recherche sur la communication, et sur les interactions conversationnelles,
la notion d'acte perlocutoire prend, comme nous le verrons, une importance supplémentaire.
Searle établit une distinction entre philosophie du langage et philosophie linguistique :
Je fais une distinction entre la philosophie du langage et la philosophie linguistique. La
philosophie linguistique a pour but de résoudre certains problèmes philosophiques particuliers en
examinant l'emploi courant de certains mots ou de certains éléments à l'intérieur d'une langue
donnée. Quant à la philosophie du langage, elle se propose de donner une description significative
du point de vue de la philosophie, de certains traits généraux du langage, tels que la référence, la
vérité, la signification et la nécessité ; ce n'est qu'accessoirement qu'elle porte son attention sur
certains éléments particuliers d'une langue particulière ; en revanche, chaque fois que la méthode
d'investigation utilisée sera de nature empirique et rationnelle, plutôt que spéculative et fondée sur
*
Nous soulignons.
1 : Vanderveken, p. 7.
2 : Searle, p. 114.
2
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des a priori, elle sera naturellement amenée à examiner de façon très précise les faits rencontrés
dans les langues naturelles.3
En un sens, cette distinction se trouve déjà dans les Recherches Philosophiques, lorsque
Wittgenstein se demande s'il se passe quelque chose de différent dans l'acte de prédication,
selon que je dis en français que "la pierre est rouge" ou que je dis en russe une phrase dont la
construction grammaticale serait "pierre rouge". Le recours à la sémantique des langues
naturelles ne nous éclaire ici que négativement, dans la mesure où il aide à démythifier le rôle
de la copule. La formulation philosophique du problème de la prédication doit se faire en
dehors des langues naturelles s'il veut avoir quelque valeur. On pourra objecter que la mise en
contraste des différents homonymes de "est", qui a constitué un outil puissant en philosophie,
trouve son origine dans une analyse qui ressort sinon de l'étude d'une langue naturelle, du
moins peut-être de celle d'un groupe de langues naturelles. Il est vrai que le problème des
rapports entre philosophie du langage et sémantique des langues naturelles est sans doute plus
compliqué que ne le suggère Searle, et ne s'épuise peut-être pas dans l'affirmation que "le
terme "philosophie linguistique désigne essentiellement une méthode", alors que ""la
philosophie du langage, elle, est le nom d'un sujet d'étude". Mais ce n'est pas notre sujet
aujourd'hui de traiter de ces rapports. Venons en donc à notre sujet.
Nous avons noté en effet précédemment que Searle ralliait à son approche celle de
Ludwig Wittgenstein. Et l'on trouve dans son ouvrage, Les Actes de langage, plusieurs
analyses des thèses de cet auteur. Or, si nous avons insisté jusqu'ici sur l'importance du terme
de "théorie" dans les caractérisations que donnent les auteurs cités de leurs travaux, c'est que
déclarer explicitement que l'on construit une théorie des actes de langage et se réclamer en
même temps de Wittgenstein, voire de parler, comme le fait Searle, de la théorie de
Wittgenstein, semble pour le moins problématique. Nous voudrions éclaircir ce point en
tentant de montrer que c'est un malentendu qui est à l'origine de ce rapprochement
problématique.
2. Le problème de la règle et l'héritage de Wittgenstein.
La référence la plus explicite à la pensée de Wittgenstein dans l'ouvrage de Searle
réside dans l'emploi intensif de la notion de règle. L'expression récurrente de Searle à ce
propos est la suivante : "parler une langue consiste à accomplir des actes de langage
conformément à des règles"4. Searle précise même que "ceci est le thème essentiel de ce
livre"5. Avant de revenir sur l'importance de ce thème dans l'œuvre de Wittgenstein,
attardons-nous un instant sur ce qu'en fait Searle. On le sait, la théorie des actes de langage
propose de définir les différents comportements langagiers sur la base des actions, c'est-à-dire
de définir des catégories d'expressions par rapport aux règles pratiques qui régissent leur
utilisation. Dans cette optique, comme le dit Searle :
[...] la méthodologie dans ce livre apparaîtra d'une naïve simplicité : je parle une langue, et je
cherche à caractériser et expliquer de certaines façons l'emploi que je fais des éléments de cette
langue. L'hypothèse sur laquelle je me fonde est que mon emploi des éléments linguistiques est
régi par certaines règles. Je proposerai donc des caractérisations linguistiques et j'expliquerai
ensuite les données auxquelles s'appliquent ces caractérisations en donnant une formulation aux
règles sous-jacentes.6
3 : Searle, p. 38.
4 : SEARLE, 1972, 254.
5 : idem.
6 : idem, 51.
3
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Prenons pour exemple la phrase suivante : "Je promets d'essayer de ne pas dépasser
mon temps de parole". On peut distinguer ici plusieurs actes, à savoir :
- l'acte d'énonciation qui se place à un niveau linguistique et sonore : c'est la
prononciation des phonèmes qui aboutit à la phrase complète.
- l'acte propositionnel, qui attribue une signification à ces mots, par exemple par la
référence à mon temps de parole. Le contenu propositionnel est représenté par p si je
symbolise ma phrase sous la forme "Je promets que p".
- l'acte illocutionnaire qui est, tel que le définit Searle, "l'acte de langage complet", ici
l'acte de promettre.
- l'acte perlocutionnaire qui est l'acte considéré du point de vue des effets attendus sur
l'auditoire. Ici l'acte perlocutoire effectué en prononçant ma phrase est de chercher à mieux
vous faire comprendre ce qu'on entend par acte perlocutoire. Placée au début de mon exposé,
cette même phrase aurait eu comme fonction perlocutoire de rassurer l'assistance, en
particulier les organisateurs de cette journée.
Le but de la théorie des actes de langage est donc de mettre à jour des distinctions
semblables, ou d'autres ayant trait à des mots que l'on pourrait dire caractéristiques de la
terminologie de la philosophie du langage, tels que "signification", "référence", "prédication",
etc., en prenant pour hypothèse que ce qui rend possible l'étude de ces divers actes et de
l'usage de ces termes est qu'ils sont régis par un système de règles. Pour cette raison, le
moyen adopté par Searle est de donner "une formulation exacte aux règles sous-jacentes". Et
c'est bien en effet ce qu'il tente de réaliser, comme nous le verrons.
Mais revenons un instant sur ce que Searle entend par l'expression "un système de
règles". Pour faire comprendre la signification du concept de règle, Searle distingue entre ce
qu'il appelle des règles normatives et des règles constitutives :
Les règles normatives gouvernent des formes de comportement préexistantes ou existant de façon
indépendante ; les règles de politesse, par exemple, gouvernent les relations inter-personnelles qui
existent indépendamment des règles. Mais les règles constitutives, elles, n'ont pas une fonction
purement normative, elles créent ou définissent de nouvelles formes de comportement. Les règles
du football ou du jeu d'échecs, par exemple, ne disent pas seulement comment on joue aux échecs
ou au football, mais elles créent pour ainsi dire la possibilité même d'y jouer.7
Pour reprendre le type d'exemples donnés par Searle, on peut expliquer la distinction en
envisageant une règle normative quelconque, par exemple la règle selon laquelle on doit, dans
certaines familles, se présenter à table à une heure précise. Cette règle n'a rien à voir avec le
fait que les membres de ces familles prennent effectivement des repas, c'est-à-dire qu'ils
s'alimentent à intervalles à peu près réguliers. La règle de la ponctualité régit les repas de ces
familles, mais pour ainsi dire de l'extérieur. Au contraire, la connexion existant entre les
règles constitutives et les comportements qu'elles régissent pourrait être caractérisée comme
étant une connexion interne. Ce qui signifie que ces règles sont d'une certaine manière
indispensables à l'accomplissement des actions dont elles constituent les règles. Ainsi, dans
l'exemple des échecs, on peut envisager deux personnes déplaçant des pièces sur un damier,
mais c'est précisément l'existence des règles des échecs qui permet de définir leur
comportement comme celui de joueurs d'échecs. Il en va de même lorsque nous parlons. A
savoir que certaines règles régissent notre emploi des mots. Les règles que Searle veut
exprimer sont des règles constitutives, celles qui régissent notre comportement lorsque nous
parlons, et plus précisément lorsque nous réalisons les divers actes de langage que j'ai
7 : idem, 72.
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évoqués auparavant, ou n'importe quel autre type d'acte de langage. Ainsi Searle va-t-il tenter
de donner une formulation aux règles sous-jacentes qui rendent possible le fait que nous
puissions effectuer une prédication, promettre quelque chose, donner un ordre, nous excuser,
etc.
Quant à cette formulation, elle prend par exemple la forme suivante, pour la
prédication :
Règles d'emploi de tout procédé P servant à la prédication (servant à prédiquer P à propos de X) :
Règle 1.
P n'est énoncé que dans le contexte d'une phrase ou d'un autre segment de discours T,
dont l'énoncé peut constituer l'accomplissement d'un acte illocutionnaire.
Règle 2.
P n'est énoncé dans T que si l'énoncé de T implique une référence effective à X.
Règle 3.
P n'est énoncé que si X appartient à une catégorie ou à un type tel qu'il est
logiquement possible que P soit vrai ou faux de X.
Règle 4.
L'énoncé de P revient à soulever la question de la vérité, ou de la fausseté, de P à
propos de X (selon un certain mode illocutionnaire, déterminé par le procédé marqueur de force
illocutionnaire contenu dans la phrase).8
Nous ne reviendrons pas ici sur la valeur de ce type de formulations. Comme tout
résultat se présentant comme un résultat théorique, il est discutable, et d'une certaine manière,
il se prête à des procédures de vérification ou de falsification.
Mais quelle que soit cette valeur, il est indéniable que Searle révèle à propos du thème
des règles à la fois son inspiration wittgensteinienne et son infidélité à Wittgenstein. A
première vue, il semble en effet exister un certain nombre de points communs entre les deux
auteurs. Chez Wittgenstein comme chez Searle, le thème de la règle joue un rôle tout à fait
central. Les exemples donnés par Searle ressemblent parfois comme des frères jumeaux aux
exemples des Recherches philosophiques (l'exemple récurrent des échecs est à ce titre tout à
fait révélateur). On a en somme l'impression persistante que Searle cherche à rester fidèle à
un certain style wittgensteinien, à une musique wittgensteinienne. Avant d'entrer plus avant
dans les thématiques de Wittgenstein, nous voudrions donner quelques repères dans
l'historiographie du thème de la règle.
Le thème apparaît assez tôt au cours du développement de ce que l'on appelle
couramment la deuxième philosophie de Wittgenstein, en fait dès le début des années 30, et
en même temps que le concept de jeu de langage. Il ne cesse de prendre de l'importance,
notamment dans les Remarques sur les fondements des mathématiques, ainsi bien sûr que
dans les Recherches philosophiques. C'est notamment à partir de cet ouvrage qu'un certain
malentendu a pu s'établir autour du concept de règle dans la littérature consacrée à
Wittgenstein, et ce jusqu'à la fin des années 70. L'ouvrage qui marque la reconnaissance
officielle du thème de la règle comme central dans l'œuvre de Wittgenstein, et qui va
entraîner un effort intense d'interprétation de ce thème, paraît en 1982. Il s'agit du livre de
Saul Kripke, intitulé Wittgenstein, on Rules and Private Language. Kripke écrit :
Regardant quelques-uns uns des commentaires les plus éminents sur Wittgenstein de ces dix ou
quinze dernières années, j'en trouve certains qui traitent encore de la discussion des règles
superficiellement, quasiment pas du tout, comme sil s'agissait d'un sujet mineur. D'autres, qui
discutent en détail à la fois les vues de Wittgenstein sur la philosophie des mathématiques et sur
les sensations, traitent la discussion des règles comme si elle était importante au regard des vues
8 : idem, 177.
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de Wittgenstein quant aux mathématiques et à la nécessité logique, mais séparent cette discussion
de "l'argument du langage privé".9
La perspective que Kripke, et d'autres à sa suite, ont contribué à dégager quant aux
règles donne à celles-ci un rôle central et unificateur dans la pensée de Wittgenstein. Mais en
même temps, les passages que celui-ci leur consacre sont parmi les plus difficiles et les plus
obscurs de son œuvre. Sans rentrer dans les détails de cette discussion, il semble évident que
présenter ce thème, à la suite de Wittgenstein, comme central, mais d'une façon en un sens aproblématique, comme le fait Searle, est quelque peu abusif.
Notre objectif à présent est de tenter d'éclaircir le rôle du concept de règle, sa place
dans le jeu philosophique joué par Wittgenstein. Nous essayerons de montrer que c'est bien là
que se situe la différence essentielle entre Searle et Wittgenstein, différence qui se résout en
fait dans une opposition fondamentale quant au statut et aux buts de la philosophie.
3. Les stratégies wittgensteiniennes et le problème de la possibilité d'une théorie
philosophique.
D'une manière générale, ce qu'on a appelé la "seconde philosophie" de Wittgenstein
peut être considérée comme un jeu philosophique particulièrement original et raffiné. Il n'est
d'ailleurs pas inintéressant de comparer ce raffinement à la simplicité méthodologique
revendiquée par Searle. Concrètement, on considère généralement que Wittgenstein a
développé une philosophie du langage en rupture avec celle qu'il avait proposée dans son
premier (et seul publié de son vivant) ouvrage, le Tractatus Logico-Philosophicus. Nous
reviendrons plus loin sur cette prétendue opposition. On retient souvent comme citation
générique du "second" Wittgenstein la phrase suivante, située au paragraphe 43 des
Recherches philosophiques :
Pour une large classe de cas où l'on use du mot "signification" – sinon pour tous les cas de son
usage – on peut expliquer ce mot de la façon suivante : La signification d'un mot est son usage
dans le langage.
La philosophie du langage développée dans les Recherches se présente comme une
philosophie directement et explicitement pragmatique. Non seulement parce que Wittgenstein
préconise de considérer l'usage en tant que critère de signification, ce que certains
philosophes, notamment au sein de ce que l'on a appelé "l'Ecole d'Oxford", ont pris au pied de
la lettre d'une manière assez triviale, mais également parce que parler est, pour lui comme
pour Searle, essentiellement une série d'actions. Et ces actions sont elles-mêmes gouvernées
par des règles. Mais cette affirmation s'accompagne chez lui d'une réflexion sur le statut de ce
concept de règle vis à vis de la réflexion qu'un philosophe peut mener sur le langage. A la
base de cette réflexion se trouve ce que Jacques Bouveresse a appelé, à la suite de Kripke, le
"paradoxe de Wittgenstein". Ce paradoxe peut se formuler de la manière suivante : il n'y a pas
de fait correspondant à ma compréhension d'une règle. Par conséquent je ne peux avoir de
preuve que la règle que je suis est bien celle qu'on s'attend à me voir comprendre ou avoir
compris. L'exemple type de Wittgenstein, situé au paragraphe 185 des Recherches, est le
suivant :
Maintenant nous amenons l'élève à continuer une série (disons +2) au-delà de 1000 – et il écrit
1000, 1004, 1008, 1012.
Nous lui disons : "Regardez ce que vous avez fait !" Il ne comprend pas. Nous disons : "Vous
deviez additionner deux ; regardez comment vous avez commencé la série !" Il répond : "Oui ;
n'est-ce pas juste ? J'ai pensé que c'était ainsi que je devais le faire." – Ou supposez qu'il ait
9 : KRIPKE [1982], 2.
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désigné la suite et qu'il dise : "Mais j'ai continué de la même façon." – Ce ne serait pas la peine de
dire : "Mais ne voyez-vous pas que... ?" et de répéter les vieux exemples et les vieilles
explications. Dans un cas semblable, nous dirions peut-être : il est naturel à cet élève de
comprendre notre ordre, selon notre explication, comme nous comprendrions l'ordre :
"Additionnez 2 jusqu'à 1000, 4 jusqu'à 2000, 6 jusqu'à 3000 et ainsi de suite."
Un tel cas serait semblable à celui d'une personne qui réagirait naturellement au geste de montrer
du doigt, en regardant dans la direction de la ligne qui va du bout du doigt au poignet, non du
poignet au bout du doigt.
Je vous invite à ne pas vous arrêter à la forme volontairement provocatrice des
exemples de Wittgenstein. Ce qu'il veut nous faire comprendre est que l'identité de coups
réussis selon une règle R que nous avions fixée ne suffit pas à garantir que celui qui les a
réussis ne suivait pas une autre règle R' dont le résultat, sur un certain nombre de cas,
concordait avec celui normalement induit par le respect de R. Certes, ces remarques de
Wittgenstein visent essentiellement à critiquer une conception causale de la règle, selon
laquelle la règle nous contraindrait, "d'une manière étrange", à la respecter. Toujours est-il
que le concept de règle apparaît comme se situant au centre d'une problématique extrêmement
complexe, problématique dont Searle semble faire l'économie. Il serait exagéré et suicidaire
de rentrer dans les détails de ce débat sur la compréhension de la règle. Notons néanmoins
quelques-uns uns des traits caractéristiques que les commentateurs accordent à la règle
wittgensteinienne. Elle ne détermine pas les actions de manière causale, comme nous l'avons
vu. D'autre part, elle ne peut être réduite à un état, par exemple l'état de savoir continuer la
suite des entiers naturels selon l'ordre +2. Elle ne peut non plus être décrite en termes
comportementaux de stimulus-réponse. En somme la règle est ce qui, intégré à chaque action
particulière, ne peut cependant être réduit à ces actions. Il semble que, parmi les candidats
possibles au titre d'équivalent de la règle, le schéma d'action évoqué par Kuno Lorenz lors du
dernier séminaire IRFEST à Nancy puisse briguer l'investiture avec de bonnes chances de
l'emporter sur un plan interprétatif. Maîtriser une règle, par exemple pour l'usage d'un mot,
signifie avoir intériorisé le schéma d'action qui définit ce mot. C'est ce que Kuno Lorenz avait
décrit avec l'exemple, récurrent chez lui, de "nager".
Comment cependant replacer le concept de la règle dans la stratégie philosophique
globale de Wittgenstein que nous évoquions auparavant ? Nous l'avons vu, ce concept est lié
à celui de signification. Toutefois, le lien entre ces deux concepts est plus raffiné que ne le
suggère le début de cet exposé. On peut considérer en effet que la méthode des Recherches
consiste en un approfondissement de la perspective philosophique, les concepts d'une
première strate renvoyant à ceux d'une nouvelle strate, et ainsi de suite. Ainsi, le concept
traditionnel de signification, qui était au cœur de la problématique du Tractatus, renvoie au
problème de la définition des termes. Comment être sûr que mon interlocuteur comprend bien
telle définition, par exemple celle du mot rouge, lorsque je lui montre un objet rouge en lui
disant "c'est rouge" ? De ce fait, la notion de signification laisse la place dans l'ordre de
l'explanandum à celle de compréhension. Et comme nous l'avons vu, la compréhension
nécessite le recours au concept de règle. Ces trois niveaux consécutifs d'approfondissement
de l'investigation philosophique reposent sur l'idée de jeu de langage, introduite dès le début
des Recherches par Wittgenstein. En un mot, un jeu de langage, est à la fois un exemple du
fonctionnement du langage et un outil philosophique, en ce sens qu'il manifeste ce
fonctionnement sur un mode qui n'est plus celui, utilisé dans le Tractatus, de propositions
explicatives, de méta-propositions construites sur un modèle scientifique. Wittgenstein les
définit ainsi :
Nos clairs et simples jeux de langage ne sont pas des études préparatoires pour une réglementation
future du langage – pour ainsi dire de premières approximations, ignorant le frottement et la
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résistance de l'air. Les jeux de langage se présentent plutôt comme des objets de comparaison qui
sont destinés à éclairer les conditions de notre langage par des similitudes et des dissimilitudes.10
C'est sans doute là, dans cette conception de la forme du discours philosophique, qui ne
peut être dissociée de la conception globale de la philosophie, que réside la différence
essentielle entre Wittgenstein et Searle. Au sens de Wittgenstein, pour ce qui intéresse un
philosophe du langage en tant que philosophe, le fait de produire des caractérisations telles
que celles données en exemple précédemment n'est pas faux, mais simplement non-pertinent.
Le but de la philosophie ne saurait être en effet la production d'une théorie philosophique, ou
comme le dit Wittgenstein dès le Tractatus, la production de propositions philosophiques. On
notera d'ailleurs au passage que ce point révèle la continuité existant entre les deux
philosophies de Wittgenstein, que l'on oppose si fréquemment. Par conséquent, ce que Searle
tente de faire, à savoir construire une théorie philosophique, aurait sans doute semblé à
Wittgenstein une tâche sinon inutile, du moins déplacée. Searle remarque que l'on pourrait
reprocher à l'approche qui est la sienne "de n'envisager que le point d'insertion d'une théorie
du langage et d'une théorie de l'action."11 La critique de Wittgenstein ne se serait sans doute
pas portée sur ce point, mais se serait plutôt décalée à un autre niveau. S'il est juste de
souligner la connexion existant entre langage et action, le moyen d'exprimer cette connexion
ne doit sûrement pas selon Wittgenstein consister en la formulation des règles. La liaison
fondamentale entre le langage et l'action, qui est bien ce que Wittgenstein entendait par
"relation interne" dans le Tractatus, se montre (j'emploie cette expression à dessein) dans les
jeux de langage.
Conclusion.
Kuno Lorenz a écrit :
Il est regrettable que la théorie des speech-acts [...] n'ait fait usage qu'à contrecœur de la stratégie
de Wittgenstein et n'ait certainement jamais recouru à sa version radicale, dans laquelle chaque
notion sémantique doit être fondée sur le concept de jeu de langage et de ses dérivés.12
Je voudrais en conclusion évoquer un ouvrage récent en théorie des actes de langage,
qui est Les actes de discours, de Daniel Vanderveken. Vanderveken est un disciple direct de
Searle, en même temps qu'un collaborateur. Ensemble, ils ont créé une logique adaptée à la
théorie des actes de langage. On désigne cette logique du nom de "logique illocutoire". Cette
logique répond au souhait, déjà exprimé par Searle dans Les actes de langage, de réunir les
deux courants principaux en philosophie du langage au XXème siècle, à savoir le courant de
l'analyse logique, inauguré par Frege et Russell, et dans lequel on range habituellement le
"premier" Wittgenstein, et celui de la philosophie du langage ordinaire, comprenant plus ou
moins la théorie des actes de langage. Vanderveken écrit :
En utilisant des méthodes logico-mathématiques, les philosophes du courant logique ont élaboré
au cours des dernières décennies des logiques philosophiques puissantes, comme la logique
intensionnelle et la logique des démonstratifs, traitant d'aspects véri-conditionnels fondamentaux
de la signification tels que les sens, les dénotations et le temps. [...] Cependant, aucun
développement formel comparable ne s'est produit pendant la même période dans le courant de
philosophie du langage ordinaire, jusqu'à ce que Searle et l'auteur du présent ouvrage n'élaborent
une théorie logique générale des actes de discours caractérisant la structure logique de l'ensemble
10 : WITTGENSTEIN [1967], paragraphe 130.
11 : SEARLE [1972], 53.
12 : LORENZ [1990], 85.
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de toutes les forces illocutoires possibles ainsi que les conditions de succès et de satisfaction de
tous les types d'actes illocutoires.13
Nous n'avons pu nous plonger très avant dans ce type de logique. Mais le but avoué, la
formalisation complète de la théorie des actes de langage, semble aller plutôt dans la direction
d'un renforcement de la visée "théorique" dégagée par Searle que dans celle préconisée par
Wittgenstein et théorisée par Kuno Lorenz. Sans doute n'est-ce pas un hasard si, au cours de
discussions, certains membres du GRC m'ont déclaré que la logique illocutoire était statique.
Cet aspect non-dynamique des travaux de Vanderveken, qui est sans doute propre à toute
logique dès lors que l'on tente de l'appliquer au langage, et ce même, apparemment, dans le
cas d'une logique conçue dans ce but, cet aspect statique donc montre que le fossé s'est encore
creusé entre la théorie des actes de langage et ses sources wittgensteiniennes. Faire
l'économie d'un travail réflexif sur ses racines n'est peut-être pas totalement rédhibitoire pour
un courant philosophique. Mais il y a là sans nul doute un handicap, qui tient en un certain
sens à ce qu'une philosophie qui ne fournit pas d'effort réflexif sur elle-même est assurément
handicapée.
13 : VANDERVEKEN [1988], 7.
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