Thierry GROUSSIN1 Manfred MACK2 Sparte et Athènes I Introduction Au milieu des pénuries les plus diverses qui l’affectent, l’humanité est assise sur un trésor : l’aptitude de chaque être humain à créer des richesses. Cette proposition peut paraître paradoxale. La « fiction directive »3 de notre époque est que le progrès résulte de notre pouvoir croissant sur la matière et de la capacité que nous donne ce pouvoir de produire sans cesse des substances, des outils et des technologies qui sont sensés répondre à nos besoins et résoudre nos problèmes. Dans cette perspective, la production d’artefacts de plus en plus nombreux et sophistiqués est l’aune en même temps que la substance du progrès de l’humanité. Les efforts de plusieurs générations se sont ainsi concentrés sur l’objectif de faire plus et mieux que la Nature – les engrais, les OGM, les nouvelles molécules… - et de donner à l’homme des machines qui lui permettent de se déplacer, de calculer, de produire et d’échanger toujours plus vite. En revanche, tout ce que l’homme peut tirer de lui-même sans le secours d’une substance ou d’une machine, par la stimulation et le développement de ses facultés naturelles – l’accroissement de sa capacité d’autopoïèse4 individuelle et collective - tout cela a encore peu intéressé et influencé le monde dans lequel nous vivons. De ce fait, l’ingénierie « sociale », qui est déterminante pour l’actualisation de ces potentialités, est en retard sur l’ingénierie technologique. Le résultat de cette lacune, c’est un monde particulièrement dysharmonique. D’une part, en étant focalisés sur la production d’objets et sur la performance matérielle de cette opération, nous avons engendré un système qui s’organise autour de l’effet d’échelle, concentrant ses moyens et ses lieux de pouvoir, diminuant la variété de ses critères de décision, réduisant les domaines ouverts à l’initiative et à la créativité des personnes et la latitude nécessaire à la mise en œuvre locale de solutions locales. 1 Chargé de la Formation des Dirigeants à la Confédération Nationale du Crédit Mutuel de France, président de The Co-Evolution Project, www…. 2 Consultant international en management, auteur de … ,co-fondateur de The Co-Evolution Project. 3 Adler. 4 Cf. Maturana. D’autre part, à délaisser les processus humains et sociaux au profit exclusif des résultats matériels, nous n’avons toujours pas résolu – et nous avons même aggravé – les problèmes de la vie en société : la violence5, la prédation individuelle ou collective, la pauvreté, la marginalisation individuelle ou collective, etc. Enfin, en troisième lieu, le « progrès » tel qu’il a été conçu et conduit a fait de l’humanité, pour une bonne part, une espèce « hors-sol » qui a perdu l’instinct de ses relations vitales avec l’environnement et des comportements congruents, dont dépend une histoire à long terme. Le monde que nous avons créé se caractérise par une répartition de plus en plus contrastée des richesses, pénuries ou servitudes de toute sorte avec, ici et là, des foyers de violence spasmodique ou chronique prêts à entrer en résonance et à exploser - et, enveloppant le tout, un écosystème dont les équilibres sont dramatiquement entamés. Un monde qui, pour générer l’innovation technologique et fabriquer des artefacts de manière soutenue, s’essouffle à tenter de contenir ses dérives multiples par les moyens même qui les génèrent. Nous proposons l’hypothèse que l’ingénierie qui va maintenant se développer parce qu’elle devient dramatiquement nécessaire n’est plus seulement technologique, chimique ou mécanique, mais d’abord sociale et psychique. Cette ingénierie, en libérant les potentialités humaines – notamment créatrices – aux niveaux individuel, interindividuel et local, va permettre de multiplier les sources de création de valeur, solvabilisant des besoins aujourd’hui insolvables afin d’assurer une meilleure diffusion de conditions de vie acceptables à la surface de la planète. Elle va permettre aussi d’intégrer dans les nouveaux projets de développement dont nous avons besoin la multiplicité des logiques – humaines, sociales, économiques, financières, écologiques… - qui désoriente aujourd’hui les grandes entités – entreprises multinationales, institutions internationales - qui ont façonné notre monde. Cette ingénierie est polymorphe, hétérogène, souvent intuitive, locale et peu conceptualisée. Pour être discrètes, les expérimentations qu’elle inspire sont nombreuses et diverses. On les détecte dans des champs aussi divers que le développement local, la formation au management, l’ingénierie pédagogique, les règles de vie de certains séminaires voire celles d’entreprises ou de communautés. Nous les désignons du terme global d’ « ingénierie de coévolution »6. Elles sont dans l’ordre humain et social le prolongement des processus de l’Evolution. La coévolution est en effet le métier à tisser de l’Evolution. Elle est le processus par lequel des entités mises en présence peuvent se stimuler réciproquement à entrer en interaction et, par leur association, révéler des potentialités jusque là indiscernables. Nos processus mentaux de créativité collective en sont un reflet, au sein desquels plusieurs cerveaux en interaction produisent des idées hétérogènes qui, à un moment, cristallisent dans une espèce d’évidence jusque là cachée. Les parties prenantes d’un tel processus peuvent être de toute nature. Aux origines de la vie, elles furent successivement - à mesure de la complexification - atomes, molécules, bactéries, 5 Qui n’a pas pour seule cause l’injustice et la pauvreté. Cf. les conséquences de la créativité refoulée dans Wilson… etc. 6 Cf. notre site : www. Etc. animaux unicellulaires puis pluricellulaires, etc. Dans l’ordre humain, aujourd’hui, il peut s’agir des contenus intrapsychiques d’une ou plusieurs personnes, des partenaires d’un couple, des membres d’une équipe ou d’une tribu, de cultures en interaction les unes avec les autres. De leur combinaison durable naissent des nouvelles réalités qui vérifient que « le tout est plus que la somme des parties ». Nous avons choisi de présenter une expérience qui nous paraît particulièrement illustrative d’une telle dynamique. Elle touche en effet à la fois aux processus d’apprentissage, à la capacité créatrice des individus, aux modes de communication interpersonnels, à l’organisation d’une communauté sur le registre de la coopération et, in fine, à la production de projets économiques viables. En soi, nous avons là comme une préfiguration d’une société qui aurait pour finalité de « valoriser chacun pour grandir ensemble au profit de tous »7. II Team Academy8 Team Academy est une « école » qui forme des entrepreneurs, située à Jyväskylä, ville universitaire de 70.000 habitants, à 300 km au nord d’Helsinki en Finlande. Historique et contexte Team Academy a été créée il y a environ 10 ans par Timo Partanen, alors professeur de Marketing à la Business School de Jyväskylä, elle-même faisant partie du Polytechnicum de cette ville. Timo était alors dans une phase de remise en question des méthodes pédagogiques classiques et avait la vision d’une autre sorte d’école dans laquelle l’étudiant apprendrait par la pratique. Il a lancé son projet en apposant sur l’un des panneaux de la business school une affiche qui disait : « Si vous voulez faire le tour du monde et, par la même occasion, apprendre le marketing, inscrivez-vous ! ». En effet, lors de la création de Team Academy, le cursus était conçu pour former des jeunes en marketing. Il fallait que, dès le début du parcours, ils créent des petites entreprises dont l’activité devait permettre de gagner de l’argent pour financer un voyage que les étudiants réaliseraient autour du monde… Vocation de Team Academy 7 Devise que s’est donnée en 2001 une promotion de cadres supérieurs du Crédit Mutuel de France. Les lignes qui suivent résument ce qui m’a le plus marqué dans notre visite récente à la Team Academy, à l’occasion d’un voyage d’études organisé à l’initiative d’Etienne Collignon, de Solvay, dans le cadre de SOLFrance. 8 Aujourd’hui, la vocation de Team Academy a évolué. Son rôle est désormais de « créer des entrepreneurs » (et des leaders) en appliquant la même philosophie que celle définie par Timo au départ, c’est-à-dire, on apprend « en faisant ». Dans Team Academy, il n’y a pas de « classes », il n’y a pas de « professeurs », il n’y a pas « d’examens ». Comment, alors, peut-on imaginer le fonctionnement de ce « lieu-pour-apprendre » hors du commun ? Principes et méthodes Le principe fondamental autour duquel est construite la logique de Team Academy est que l’équipe constitue l’instrument de développement de la personne. Création d’équipes Lorsqu’en début de cycle, une nouvelle promotion (environ 60 jeunes sont reçus chaque année sur concours) amorce son parcours, il est demandé aux intéressés de se constituer en équipes. Aucune consigne n’est donnée : les jeunes discutent entre eux, font connaissance, se cooptent, s’assemblent par affinités. C’est un processus d’auto-organisation pure, et une préfiguration du mode de fonctionnement pour la suite du parcours. Les équipes ainsi constituées (comprenant 6 ou 7 membres) prendront rapidement la forme de micro-entreprises auxquelles les étudiants-entrepreneurs donneront un nom, un logo, un statut juridique, et un compte en banque sera ouvert. En termes d’aménagement, l’activité de Team Academy est installée dans une ancienne usine réaménagée. Chaque « équipe-entreprise » a la possibilité d’occuper un « espace » - un coin dans ce local, relativement spacieux et dans lequel on placera une table, 2 ou 3 chaises, les ordinateurs et quelques plantes vertes. Aux murs, affichage du logo et souvent de quelques dessins humoristiques. Cercles de travail et de réflexion Une ou deux fois par semaine, plusieurs équipes (des équipes d’équipes), donc des groupes d’une trentaine de participants passent une demi-journée à dialoguer, ces sessions étant animées par un « coach ». Les jeunes s’installent dans des salles prévues à cet effet (il en existe trois ou quatre dans Team Academy) et dans lesquelles des sièges confortables sont arrangés en un grand cercle. Pas de tables, pas de configuration rappelant une salle de classe. Le coach se fond dans le cercle. Les étudiants passent les quelques quatre heures de ces séances à apprendre les uns des autres, à échanger, à réfléchir collectivement sur un sujet, à tirer les enseignements d’une action menée ou de la lecture d’un ouvrage (voir ci-après). Nous avons pu assister à des sessions de ce type et avons été frappés par la qualité de l’écoute, la profondeur des discussions, la maturité de ces jeunes. Il y a pour tout Team Academy seulement trois Coaches officiels. Mais, en fait, chacun des étudiants est le coach de l’autre et quelques jeunes sont formés au rôle de « coach assistant ». Les échanges sont souvent centrés sur un sujet concret (exemple : comment construire une offre créatrice de valeur) mais peuvent l’être aussi sur la manière dont on apprend, ou sur des sujets réellement philosophiques (importance relative de l’argent par rapport à la qualité de la relation humaine …). Les plus anciens aident les plus jeunes C’est un principe important dans Team Academy. En réponse à notre demande d’un exemple, une jeune étudiante a donné la réponse suivante : « A un moment donné, nous commençons à vendre des prestations à un client… Il faut donc faire une facture. Nous, les plus jeunes, nous ne savons pas forcément comment nous y prendre… Alors, nous arrêtons dans le couloir l’un de nos camarades plus anciens et nous lui demandons de nous montrer comment établir une facture… ». Importance de la lecture Le créateur de Team Academy, Timo Partenen, croit énormément à l’importance de l’apprentissage à partir de la lecture d’ouvrages de qualité. Il a lui-même élaboré une sorte de catalogue dans lequel sont répertoriés près de 1000 ouvrages, particulièrement de management. Pour chacun, il y a un bref résumé, une classification par thème et une indication du niveau de connaissances requises pour la bonne compréhension de l’ouvrage. On attend des jeunes qu’ils s’engagent à lire de façon intense (un ouvrage par semaine). On attend également d’eux qu’à la suite de chaque lecture ils écrivent un « essai ». Ce n’est pas un simple résumé du livre, mais un texte de réflexion dans lequel l’étudiant répond à la question : en quoi les enseignements que j’ai pu tirer de la lecture de cet ouvrage m’aident-ils (nous aident-ils) à faire avancer notre projet (notre entreprise) ? La « démarche client » Constituées en micro-entreprises, les équipes de Team Academy sont très rapidement invitées à « se trouver des clients ». Les équipes font d’abord une pré-prospection pour construire leur concept d’entreprise (« business idea »), puis développent une offre qui, progressivement, sera commercialisée. La démarche de co-création - avec le client - de « l’offre-puis-de-l’entreprise »… est vécue comme une intense expérience apprenante. Le « business » est important ; mais l’occasion que ce processus offre pour apprendre l’est au moins autant. Rappelons cette idée fondamentale qui est à la base de la dynamique de Team Academy : l’équipe (donc l’entreprise qu’elle crée en avançant) constitue un puissant véhicule de développement de la personne. Plus les équipes sont « avancées » dans leur démarche, plus l’interactivité avec le client devient un aspect important de « l’apprendre ». Autonomisation progressive Les étudiants en équipe passent 3 ans ½ en formation - action, après quoi ils reçoivent un diplôme de « Bachelor of Business Administration », ce diplôme est reconnu par l’Etat finlandais, Team Academy étant une « branche » de la Business School de Jyväskylä. Tout au long du parcours, les équipes développent leur micro-entreprise, mais en milieu relativement protégé. A la sortie, les équipes ont la possibilité de rester un an de plus, si elles le souhaitent, dans une sorte d’incubateur situé dans le même espace que l’école. Puis, troisième stade, les équipes peuvent, sous certaines conditions, se joindre à une « communauté d’entreprises », établie en centre ville, baptisée « Crazy Town ». Modèle pour le futur Clairement, les visiteurs que nous étions furent tous fortement impressionnés par ce que nous avons vu et vécu. Pour ma part, j’avais le sentiment que Team Academy était une innovation sociale majeure, une sorte de modèle pour le futur, un processus de création d’une économie et d’une société nouvelle. Ce « laboratoire » est en train de faire la démonstration de la manière dont les individus se nourrissent du collectif et le collectif des individus dans un processus vertueux de développement de l’être et de la société. Team Academy, grâce au génie de son créateur et de la petite équipe de coaches autour de lui, a réuni en ce lieu étonnant un ensemble de conditions qui, par leur intelligence et leur cohérence, génèrent un processus de très grande valeur. En plus du fait que ces jeunes, j’en suis convaincu, développent de véritables capacités entrepreneuriales, si importantes pour la vitalité renouvelée de nos économies, ils acquièrent une philosophie de vie qui se caractérise par une attitude positive à l’égard de l’activité professionnelle, vécue comme quelque chose d’agréable et qui vous fait grandir. Enfin, l’argent n’apparaît pas comme une obsession de sorte que l’on pourrait voir apparaître une génération de nouvelles entreprises ayant pour philosophie de produire de la valeur non seulement financière mais de nature diverse, et non seulement pour l’actionnaire mais pour l’ensemble des stackholders9 et dans le cadre d’une activité réellement intégrée à l’écosystème terrestre. III Perspectives : Sparte et Athènes L’expérience de Team Academy, toute limitée qu’elle soit dans sa taille et ses objectifs, ouvre de vastes perspectives. On peut comparer le dispositif mis en œuvre à Jyväskylä avec les dispositifs habituels d’enseignement, et s’en tenir aux aspects purement pédagogiques de l’expérience. On peut aussi – et c’est là notre invitation – extrapoler du champ de la pédagogie à celui de l’organisation et du fonctionnement de nos sociétés. 9 Cf. « Pleine Valeur » de Manfred Mack, Insep, 2003. D’un point de vue prospectif, nous dirons qu’à travers ces deux formes d’enseignement, ce sont deux scénarii qui s’offrent à nous auxquels nous donnerons, métaphoriquement, les noms de deux cités grecques de l’Antiquité : Sparte et Athènes10. Sparte s’était organisée sur le seul critère de l’excellence guerrière. Tout ce qui ne concourrait pas à cette excellence était impitoyablement rejeté. Les nouveaux-nés qui paraissaient physiquement trop faibles étaient sacrifiés. Toutes les activités qui n’étaient pas reliées directement au service des armes étaient exclues. Le seul art licite était celui de la guerre. Athènes a joué une carte toute différente. Elle a été le lieu d’une efflorescence qui nous fascine encore aujourd’hui. L’exercice du verbe comme celui du dialogue et de la pensée, l’architecture comme la sculpture et l’ensemble des arts, y ont atteint des achèvements que nous admirons toujours. Et Athènes a été le berceau de la démocratie. Beaucoup de bavardages et de gaspillage aux yeux d’un Spartiate… La civilisation industrielle que nous avons créée a choisi, d’une certaine manière, ce que nous appellerons « la voie de Sparte ». Sa vision du monde est guerrière. Son vocabulaire la trahit : il parle de stratégie, de conquête. Son fonctionnement ne l’est pas moins : la performance à tout prix et « Vae victis ! » Il nous appartient aujourd’hui d’expérimenter la « voie d’Athènes ». 10 Nous sommes bien sûr conscient de ce que cette comparaison sommaire peut avoir de réducteur, mais l’image nous paraît intéressante.