«
Des centaines de millions de
femmes ont été incitées à se
faire dépister par mammo-
graphie sans savoir que cela
pouvait leur nuire. Cette violation
des droits de l’homme m’a poussé
à écrire ce livre. » Extraits du récent
ouvrage de Peter Gøtzsche, méde-
cin et directeur du groupe nordique
d’experts indépendants Cochrane,
ces mots forts sont encore inau-
dibles pour une part importante
de la communauté médicale,
en particulier en France (1). La
controverse scientifique sur le
bien-fondé du dépistage du can-
cer du sein par mammographie
n’est pourtant pas récente : la pre-
mière revue Cochrane sur le sujet
date de 2001. Plus d’une décennie
après, avec l’intensification du
dépistage, les données suggérant
une dégradation du rapport
bénéfice/risque du dépistage du
cancer du sein par mammographie
s’accumulent.
« Le dépistage par mammo-
graphie a été développé dans les
années 1960 parce que cet examen
permettait de déceler des lésions
cancéreuses qui n’étaient pas
palpables », explique Bernard
Duperray, radiologue à l’hôpital
Saint-Antoine, à Paris. Cette stra-
tégie reposait sur l’hypothèse
d’un développement linéaire de
la maladie qu’il suffit de dépister
tôt pour guérir. Le dépistage a
ainsi été organisé dans plusieurs
pays dans les années 1980. En
France, depuis 2004, les femmes
entre 50 et 74 ans sont ainsi invi-
tées, tous les deux ans, à passer
une mammographie.
DES BÉNÉFICES REVUS
À LA BAISSE
Une action de santé publique
comporte des risques individuels
en théorie compensés à l’échelle
de la population par la baisse
de la mortalité causée par la mala-
die combattue. Les programmes
nationaux de dépistage du cancer
du sein ont été lancés en Europe
à partir des années 1980 sur la
base de l’étude suédoise dite
des deux comtés (Kopparberg et
Ostergotland). Publiée en 1985, elle
annonçait une réduction de 30 %
de la mortalité par cancer du sein
grâce au dépistage de masse (2).
Mais la dernière revue Cochrane
de 2009, qui analyse toutes
les études publiées sur le sujet,
a révélé que l’évaluation des
causes des décès comportait des
biais méthodologiques incontes-
tables (3). De plus, d’autres travaux
basés sur les registres de décès
suédois estimaient à 10 % seule-
ment la réduction de la mortalité
par cancer du sein dans le comté
d’Ostergotland (4). Globalement,
selon la dernière revue Cochrane,
dans les pays pourvus d’un dépis-
tage organisé, la mortalité due
à ce cancer a chuté de 15 % en
moyenne. En France, sa diminu-
tion a été de l’ordre de 11 % entre
1980 et 2006. « Le dépistage
organisé n’ayant été mis en place
qu’en 2004, il est trop tôt pour
juger son impact sur la mortalité
par cancer », estime Agnès Buzyn,
présidente de l’Institut national
du cancer (INCa). Pourtant,
l’intensification du dépistage a
été progressive. Avant l’extension
54 > BIOFUTUR 332 MAI 2012
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diag
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de
nati
suiv
l’auteur
Virginie Bagouet
Journaliste scientifique
Présenté aux
femmes de manière
exclusivement
positive,
le dépistage du
cancer du sein par
mammographie
ne serait pas si
efficace…
et présenterait
même des risques.
Le médecin danois
Peter Gøtzsche,
directeur du centre
nordique Cochrane,
est l’auteur d’un ouvrage
remettant en cause le
bien-fondé du dépistage
du cancer du sein par
mammographie.
>
Le dépistage du cancer
du sein à l’épreuve
de la science
©DR
>Campergue R (2011)
No Mammo, enquête
sur le dépistage
du cancer du sein.
Éditions Max Milo.
54-56_depistage_332 19/04/12 17:15 Page 54
MAI 2012 BIOFUTUR 332 <55
du dépistage organisé à l’ensemble
du territoire, un nombre croissant
de départements l’ont expérimenté
à partir de… 1989, soit il y a plus
de vingt ans. En 2005, la France
était dotée de 87 mammographes
par million de femmes contre 21
au Royaume-Uni.
Et les doutes sur le bien-fondé
du dépistage ne s’arrêtent pas là.
Une étude publiée en juillet 2011
sur le site internet du British
Medical Journal sème à nouveau
le trouble. Une équipe de l’Institut
international de recherche en
prévention (IPRI) dirigée par
Philippe Autier a comparé, avec
20 ans de recul, trois paires de
pays voisins (Irlande du Nord/
République d’Irlande, Pays-Bas/
Belgique, Suède/Norvège) qui pré-
sentent des niveaux de soins
équivalents mais se différencient
par l’intensité du dépistage par
mammographie. D’après cette
analyse, un tel dépistage n’a
aucun impact sur la mortalité (5).
En théorie, pour qu’il soit jugé
efficace, le dépistage doit réduire
le nombre de cancers avancés
diagnostiqués. Or, selon une méta-
analyse des registres d’une dizaine
de pays dotés d’un dépistage
national depuis au moins sept ans,
suivi par au moins 60 % des
femmes, l’incidence*1des cancers
avancés du sein n’a pas changé (6).
« La baisse de la mortalité est donc
certainement attribuable à l’amé-
lioration des traitements également
efficaces sur les cancers avancés,
résume Peter Gøtzsche, et non à
la généralisation du dépistage. »
SURDIAGNOSTIC =
SURTRAITEMENT
Les bénéfices du dépistage
organisé sur la mortalité et la
détection de cancers apparaissent
donc moins importants qu’atten-
dus. Étant donné qu’en médecine,
les décisions dépendent en théo-
rie du rapport bénéfice/risque,
il convient d’évaluer les risques
que le dépistage comporte. En
dépistant des femmes saines, on
trouve des tumeurs qui n’auraient
jamais fait parler d’elles sans
intervention médicale. D’après
des séries d’autopsies réalisées
dans les années 1980 pour des
raisons médico-légales, une part
significative des femmes présen-
taient des lésions malignes restées
silencieuses leur vie durant.
« Ce phénomène résulte d’une
confusion entre cancer histo-
logique et maladie cancéreuse »,
commente Bernard Junod, épi-
démiologiste du groupe d’étude
en statistique et épidémiologie de
l’université de Rennes. Des
tumeurs qui n’auraient jamais
provoqué de maladie cancéreuse
sont repérées à la mammographie.
Ces surdiagnos-
tics concernent le
plus souvent des
cancers canalaires
in situ*2. Or la
survie à 10 ans des
femmes atteintes
de ces lésions est
très bonne, de
l’ordre de 90 % (7).
Leur diagnostic a
explosé avec la généralisation
du dépistage. Ils représentent
aujourd’hui environ 20 % des
cancers du sein diagnostiqués.
L’estimation de l’ampleur du sur-
diagnostic fait aujourd’hui débat.
Selon les sources, il varie entre
5 % et 70 %. Tout dépend de la
méthode utilisée pour le détermi-
ner. Soit on considère que la
fréquence de cancer dans la
population n’évolue pas, soit
on postule qu’elle progresse.
Néanmoins, hormis l’augmenta-
tion attribuable aux traitements
hormonaux de la ménopause qu’il
convient de prendre en compte,
la stabilité de la fréquence
du cancer du
sein fait aujour-
d’hui consensus.
La détermination
du surdiagnostic
consiste donc à
comparer l’inci-
dence entre grou-
pes dépistés ou
non (8). Peter
Gøtzsche l’évalue
autour de 50 % dans les pays qui
ont fait le choix d’un dépistage
organisé. Même en prenant
l’hypothèse plutôt basse de 30 %,
selon la revue Cochrane, « sur 2
000 femmes participant au dépis-
tage pendant 10 ans, la vie d’une
seule femme est prolongée grâce
au dépistage et au traitement
précoce, mais dix seront diagnos-
tiquées et traitées à tort ». Plus
récemment, une étude sur l’impact
du cancer du sein en Norvège
publiée début avril, menée par des
chercheurs de la Harvard School
© CHASSENET/BSIP
Les doutes s’accumulent sur le bien-fondé du dépistage du cancer du sein par mammographie. Il n’aurait notamment aucun impact sur la mortalité.
*2
Tumeurs dont l’évolution est variable se déve-
loppant à partir des cellules de l’épithélium
des canaux excréteurs de lait des glandes
mammaires.
*1
Nombre de nouveaux cas
Sur 2 000 femmes
[…], la vie d’une seule
est prolongée grâce
au dépistage […],
mais dix seront
diagnostiquées
et traitées à tort
Peter Gøtzsche
54-56_depistage_332 19/04/12 17:15 Page 55
à Boston (États-Unis), de l’Institut
Karolinska à Stockholm (Suède)
et de l’université d’Oslo (Norvège),
enfonce le clou en suggérant
quant à elle un taux de surdia-
gnostic de 15 à 25 % (9). Or qui
dit surdiagnostic dit surtraitement.
Car toutes les femmes diagnosti-
quées sont effectivement traitées.
L’intensification du dépistage
renforce ainsi le recours à la radio-
thérapie, qui n’est pas sans risque
pour la santé : elle endommage les
vaisseaux sanguins et favorise
la survenue d’une insuffisance
cardiaque. Elle doublerait non
seulement la mortalité par mala-
die cardiovasculaire, mais aussi le
risque de cancer du poumon (3).
LES MASTECTOMIES
EN AUGMENTATION
Pour les défenseurs du dépistage,
l’intérêt est également de détecter
des cancers curables avec des trai-
tements moins mutilants. Un
objectif certes louable, mais qui
ne résiste pas à l’analyse des
chiffres. Il apparaît en effet que la
généralisation du dépistage a, au
contraire, fait grimper le nombre
de mastectomies (ablations totales
du sein) d’environ 20 % (3). « En
introduisant le dépistage dans le
sud-est de la Hollande, le taux de
chirurgie conservatrice s’est élevé
de 71 %, celui de mastectomies de
84 %, sans même prendre en
compte les carcinomes in situ »,
précise Peter Gøtzsche. Les abla-
tions totales de sein augmentent
ainsi davantage que les chirurgies
conservatrices, une réalité qui
contredit clairement les arguments
avancés par les défenseurs du
dépistage généralisé.
IRRADIATIONS
RÉPÉTÉES
En plus de nuire aux patientes
traitées à tort, la mammographie
expose les femmes aux radiations.
Si l’impact clinique de ces irra-
diations répétées n’est pas encore
bien caractérisé, des données expé-
rimentales récentes pourraient
inciter à rationaliser le recours
aux mammographies. En soumet-
tant des cellules de l’épithélium
mammaire à des irradiations
équivalentes à celles d’une mam-
mographie, des chercheurs du
service de radiologie du Centre
hospitalier Lyon Sud ont constaté
des cassures double-brin de leur
ADN. Répéter les expositions aug-
menterait donc le nombre de
lésions et altèrerait les mécanismes
de réparation de la molécule (10).
Selon une enquête publiée en
2002 (11), 34 % des Françaises
avaient déjà passé une mammo-
graphie avant 40 ans, soit 10 ans
avant l’âge recommandé. « Or nous
ne disposons que de peu de don-
nées sur la carcinogénicité de
l’irradiation chez les femmes jeunes
dont les seins sont particulièrement
sensibles et réactifs », déplore
Philippe Autier, de l’IPRI.
UNE DIFFICILE PRISE
DE CONSCIENCE
Les effets indésirables du dépistage
du cancer du sein par mammo-
graphie conduisent les autorités
britanniques à en réévaluer l’intérêt,
alors qu’en France, les pouvoirs
publics peinent à admettre l’échec
de cette stratégie. Et la présidente
de l’INCa de déclarer, le 3 février
dernier, qu’il n’existe « aucun argu-
ment scientifique susceptible de
remettre en cause le bien-fondé du
dépistage ». Visiblement, la litté-
rature scientifique internationale
n’a pas la même valeur de chaque
côté de la Manche.
I
56 > BIOFUTUR 332 MAI 2012
Olivier Frégaville-Arcas
Depuis quelques mois,
la polémique gronde.
Mammographie systématique
pour le cancer du sein mais
aussi contrôle organisé du
taux de PSA (antigène pros-
tatique spécifique) pour le
cancer de la prostate seraient
à l’origine d’un nombre trop
important de surdiagnostics.
De nombreuses études et de
plus en plus d’experts dénon-
cent ces pratiques qui entraî-
nent des traitements injusti-
fiés. Au-delà des faux positifs,
ce type d’examens aboutit à
un diagnostic de cancer chez
des personnes porteuses d’une
maladie asymptomatique, qui,
en dehors de ces campagnes
de dépistage systématique,
n’aurait jamais été perçue au
cours de la vie du patient.
Après analyse de l’ensemble
de la littérature scientifique
sur l’impact du test PSA sur la
survie du patient, les experts
de la Haute autorité de santé
ont conclu, le 5 avril dernier, «
qu’aucune étude ne démontre
l’efficacité du dépistage par
test sanguin dosant le PSA en
termes de diminution de la
mortalité dans une population
d’hommes considérés à risque
».
Par conséquent, l’organisme
public vient de publier de
nouvelles recommandations
concernant le dépistage du
cancer de la prostate. Inutile,
voire nocif – les effets secon-
daires des biopsies de contrôle
n’étant pas négligeables –, ce
dépistage ne doit être pratiqué
qu’après un choix éclairé du
patient qui, au préalable, aura
été informé par son médecin
des conséquences éventuelles.
Le cancer de la prostate
également sujet au surdiagnostic ?
Détection par mammographie d’un adénocarcinome, tumeur maligne
infiltrante, sur le sein gauche.
>
© CAVALLINI JAMES/BSIP
(1)
Gøtzsche PC (2012) Mammo-
graphy screening: truth, lies and
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