Le_Quotidien__8_Mars_2017.pdf

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DOSSIER TROISIÈME RÉVOLUTION INDUSTRIELLE
Pour l'économiste américain Jeremy Rifkin,
la seconde révolution industrielle est en fin
de vie. Après la première révolution, basée
sur le charbon et la machine à vapeur, et la
seconde, celle du pétrole, de l'électricité et
des télécommunications, une transition
s'amorce donc vers la troisième, caractérisée
par la convergence des TIC, des énergies renouvelables et de nouveaux moyens de
transports connectés.
Décentraliser les moyens de production grâce à des technologies
comme les imprimantes 3D, utiliser les «réseaux intelligents» pour gérer
les énergies renouvelables et remettre l'humain au cœur des révolutions
technologiques : voici quelques pistes suggérées par Rifkin.
Or le Luxembourg est le premier pays à s’engager à l’échelle nationale
sur la base de ces recommandations (lire ci-dessous).
Rifkin : un (coûteux) rapport pour rien?
Le rapport de Michel-Édouard Ruben débute par un tacle au gouvernement et à son nouveau «maître à penser», Jeremy Rifkin (photo).
Il y a quelques mois, le célèbre économiste américain a remis une coûteuse étude (près d'un demi-million d'euros) commandée par le
Luxembourg sur la troisième révolution industrielle. Or «beaucoup
de ce qui a été dit dans le rapport Rifkin ne fait que valider ce que
le Luxembourg a déjà ou est déjà en train de faire», remarque Michel-Édouard Ruben. À savoir «investir dans la mobilité durable,
développer l'économie circulaire, réinventer la finance, renouer
avec une ambition industrielle, augmenter les compétences TIC
de la population»…
De ce fait, le Luxembourg aurait mieux fait de commander «une
étude sur l'étape d'après, à savoir la mise en place d'une protection sociale compatible avec la troisième révolution industrielle
et l'organisation future du travail». Le rapport Rifkin ne comporte
selon lui que de «timides» recommandations en ce
sens. Or, «dans une société automatisée et
ubérisée, la demande
de protection sociale
sera d'autant plus
forte!
Car dans un environnement disruptif, je ne
crois pas à une prospérité
sans protection sociale ni
institutions régulatrices. Si
le Luxembourg marche bien,
c'est aussi parce qu'il y a une protection sociale, des partenaires
sociaux, des lois, des règles, et
d'autres facteurs institutionnels qui favorisent la
création de richesses et
organisent la redistribution de la prospérité...»
«Le Luxembourg est en
avance sur son temps»
Fin du salariat, robotisation, ubérisation à tout-va.... Voilà
l'avenir de nos sociétés modernes. Michel-Édouard Ruben,
un économiste, livre, optimiste, ses recommandations.
Le Luxembourg est-il prêt à accomplir
sa troisième révolution industrielle?
Oui, répond ce membre de la Fondation IDEA, un think tank de la Chambre de commerce. Mieux : la mue
aurait même déjà commencé.
De notre journaliste
Romain Van Dyck
L
'économie, c'est sérieux, mais
ça ne doit pas être grave», sourit Michel-Édouard Ruben. Un principe qu'il tente d'appliquer, même
face à des sujets aussi anxiogènes
que la fin du travail, le règne des robots et l'ubérisation.
Dans son dernier rapport, intitulé
«Fin du travail(?), robotariat (?),
ubérisation (?), et (possible) modèle
social du futur!», il oppose aux
craintes liées à ces mutations pro-
fondes sa confiance dans l'avenir du
Grand-Duché.
Et pourquoi donc? «Pour plusieurs raisons. D'abord, ce n'est
pas pour faire l'apologie du
Luxembourg, mais ce pays a compris qu'il ne faut pas être qu'un
État protecteur ou régulateur,
mais aussi un État investisseur. Or
si beaucoup d'autres États investissent dans la vieille économie
(énergie, construction, industrie,
finance…), le Luxembourg est en
avance sur son temps. Il regarde
surtout vers l'avenir et les technologies dites de rupture (intelligence artificielle, robotique, impression 3D, objets connectés…)»,
constate ce membre de la Fondation
IDEA (Chambre de commerce).
Il cite bien entendu SES, le fleuron
spatial luxembourgeois, mais aussi
les entités innovantes comme la
House of FinTech, Luxinnovation,
ou encore le Digital Tech Fund.
«Et vous connaissez le dicton :
au Luxembourg, les chemins
sont courts. La petite taille de
l'économie est paradoxalement
un atout, puisqu'il est plus facile
de faire bouger un pays de
500 000 habitants
qu'un
de
60 millions. La preuve : les entreprises sont intelligentes et elles
coopèrent, les partenaires sociaux veillent à défendre l'intérêt
commun, les infrastructures sont
performantes…»
Tout comme il loue la richesse et
la stabilité du pays. «Il y a eu une
crise financière mondiale, et le
Luxembourg s'en est relevé très
vite. Il y a eu les LuxLeaks, et la
place financière est restée solide.
Ça et sa dette maîtrisée montrent
que le Luxembourg a les reins solides.»
>
Photos : archives lq
La troisième révolution industrielle
mercredi 8 mars 2017
«Le Luxembourg regarde vers l'avenir et les technologies de rupture.»
La fin du salariat?
L
a fin du salariat et l'essor prochain de nouvelles formes de
travail est une croyance très répandue,
constate
MichelÉdouard Ruben.
Elle est «entretenue par des études et médias qui annoncent (le
plus souvent sans nuance) que
des millions d'emplois vont disparaître à cause de la troisième
révolution industrielle en cours».
Il faudrait donc s'attendre à
terme à une part prépondérante
de travailleurs indépendants et
un net recul du «salariat».
Pourtant, la recherche économique n'a en réalité pas d'avis définitif sur la question. Elle dit
même que l'automatisation va
davantage «transformer» les emplois que les «remplacer», et que
si des tâches seront probablement automatisées, cela ne veut
pas dire que des «masses» d'emplois le seront.
De plus, les études qui concluent
qu'entre 30 et 50 % des emplois
risquent d'être supprimés oublient plusieurs facteurs, comme
l'acceptation sociale, le contexte
institutionnel et règlementaire, et
les conditions de rentabilité économique.
Et l'économiste cite un chiffre encourageant : chaque emploi créé
actuellement par le secteur de la
haute technologie entraîne en
moyenne la création d'entre trois
et cinq emplois complémentaires.
L'emploi industriel a même mieux
résisté depuis les années 2000
dans des pays fortement robotisés
(Allemagne, Corée, Japon) que
dans d'autres qui le sont moins
(Royaume-Uni, France, Italie).
Besoin de travailleurs
qualifiés
Et qui dit secteurs d'avenir dit
formations d'avenir. Là encore, selon lui, les feux sont au vert : «On
dit souvent qu'il y a un problème
d'éducation au Luxembourg, ce
que pointe notamment le rapport PISA. C'est en partie vrai.
Mais une autre vérité, c'est que
les salariés sont globalement
mieux formés que dans d'autres
pays. Deux emplois sur trois qui
se créent au Luxembourg nécessitent un bac+5! Le Luxembourg a
l'ambition d'avoir une population qualifiée, car c'est un pays
qui veut rester ultracompétitif et
productif, conditions indispensables pour affronter la troisième
révolution industrielle.»
Dans son rapport, l'économiste livre donc son regard sur plusieurs
défis liés à la troisième révolution
industrielle : la fin du salariat, la
nécessaire régulation des technologies disruptives, le besoin de protection sociale ou encore les emplois de demain.
Des projections et commentaires
souvent optimistes. Voire trop?
Seul l'avenir dira s'il avait raison...
www.fondation-idea.lu
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LE CHIFFRE
Selon une étude d'ING publiée
en 2015, au Luxembourg, près
de 52 % des emplois seraient
menacés d'automatisation ou
de disparition d'ici 10 à 15 ans.
Un taux particulièrement
élevé, mais qui est proche
d'une autre étude (Bowles, en
2014), qui estime à 54 % ce taux
pour les pays de l'Union européenne.
L'impact de la technologie intelligente sur l'économie
mondiale ne fait que commencer. Dans les décennies
qui viennent, des dizaines de millions de travailleurs
de toutes les branches et de tous les secteurs seront
probablement chassés de leur emploi par
l'intelligence mécanique
Jeremy Rifkin, «La troisième révolution industrielle» (2011)
Persönlich erstellt für: HELLERS-PIEROTTI PAOLA CHAMBRE DE COMMERCE LUXEMBOURG
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TROISIÈME RÉVOLUTION INDUSTRIELLE DOSSIER
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Photo : afp
«Ordolibéralisme» : la main de l'État
Le Luxembourg doit s'orienter vers une société où les travailleurs dominent les machines... et pas l'inverse!
Faire des machines nos alliées
Mieux former la population constituera la meilleure des protections sociales contre la «brutalité» des technologies de rupture.
ontinuer à s'appuyer sur le
système actuel de protection
sociale, tout en l'adaptant aux évolutions sociétales en cours : voici la
recette de Michel-Édouard Ruben
pour contenir la «brutalité» de certains nouveaux modèles économiques.
En particulier, la première des
protections sociales continuera
d'être l'éducation et la formation
(quasi) permanente. «Soixantedix pour cent des enfants qui
sont actuellement en préscolaire
auront, lorsqu'ils arriveront sur
le marché du travail, des emplois
qui n'existent pas encore aujourd'hui. On voit beaucoup les
arbres qui tombent, mais pas assez les arbres qui poussent! La
protection sociale du futur sera
toujours liée à l'éducation.»
travailleurs sous-qualifiés?» Un
triple défi à cet égard sera de garantir à la population active la mise à
jour nécessaire de ses compétences,
de davantage «féminiser» certains
cursus qui risquent de connaître
des déficits de compétences, et de
valoriser l'apprentissage auprès des
étudiants, estime-t-il.
Par ailleurs, face à la concentration de l'activité et l'apparition de
conglomérats
hégémoniques,
>
Machines, travailleurs :
qui prendra le dessus?
Donc la vraie question va être :
«Est ce qu'on sera dans une économie spécialisée, où des gens
bien formés utiliseront les machines, ou dans une économie
d'automatisation, où les machines prendront le dessus sur des
Quels emplois pour nos enfants?
l'économie mondiale risque de se
transformer en une économie de
«superstars». Ce risque suppose
que les États retrouvent leur «ambition» d'investisseur. L'approche
de l'État luxembourgeois qui ambitionne avec le Digital Tech Fund
de multiplier les investissements
dans les «technologies de rupture»
semble donc pertinente – voire
avant-gardiste, se réjouit l'économiste.
Photo : afp
C
Le libéralisme, on connaît. Mais l'ordolibéralisme? Cela mérite d'autant plus
d'explications que Michel-Édouard Ruben estime en effet que ce courant économique, «qui a fait ses preuves dans de nombreux pays européens – Allemagne, Suède, Luxembourg, Pays-Bas... – devrait succéder au libéralisme
comme courant dominant».
La logique de l'ordolibéralisme, donc, suppose qu'en cas de force majeure, les
conventions sociales (code du travail, règles prudentielles, etc.) sont préférables au laisser-faire. En d'autres termes, en présence d'innovations technologiques de rupture risquant de pénaliser l'emploi, l'État devra être autorisé à faire usage de l'«arme» de
la régulation.
Qu'il s'agisse de l'ubérisation ou de robots
tueurs d'emplois, il devra donc être possible de
réguler d'éventuelles innovations de ruptures si elles devaient représenter un réel danger pour des entreprises établies (en leur faisant de la concurrence déloyale) ou pour des «masses» de salariés (en les précipitant dans la précarité ou des trappes à bas revenus).
Pour l'économiste, un
encadrement des possibilités permises par la
troisième révolution industrielle est donc à attendre, et il est hautement
probable que l'adoption des
technologies émergentes sera
ralentie par des obstacles légaux,
réglementaires et sociaux.
Prenez un agriculteur du Kirchberg dans les années 80 et faites-le voyager
jusqu'à notre époque. Puis imaginez sa surprise lorsqu'il apprend que la population a progressé de 367 000 habitants en 1985 à 576 000 en 2015 (+56 %),
tandis que le nombre de veaux, vaches et cochons a chuté sans que la population ne souffre de malnutrition! Et il aurait certainement du mal à comprendre ce qu'est un «data scientist», un «journaliste web», ou encore un
«ministre du Développement durable».
Bref, poursuit l'économiste, prédire les réussites futures du Luxembourg
(dans les technologies de l'espace, les TIC, les sciences de la santé, l'industrie,
la logistique, la finance et de nouveaux domaines) nous place dans la même
position que l'agriculteur des années 80 : il est tout simplement impossible
de «savoir» quels seront les emplois de demain. Par contre, on peut déjà prédire certains besoins. Le nombre moyen de pensions payées par le Grand-Duché – qui a progressé de 53 % entre 2000 et 2015 – devrait continuer d'augmenter à un rythme soutenu. Un volume important de postes serait donc à
remplacer dans les prochaines décennies. Ces postes ayant gagné en complexité, la technologie ne permettra sans doute pas de tous les automatiser,
ce qui, de facto, «garantit» une demande de main-d'œuvre, estime-t-il.
COMMENTAIRES
Des propositions «bizarres»
La «destruction créatrice»
«Un cocktail explosif»
Serge Allegrezza, Statec
«Je ne comprends pas la critique
acerbe qui frappe l'étude collaborative
commandée à Jeremy Rifkin. Il y a
maintenant de nombreuses études
académiques sur le sujet, souvent
d'excellente facture, des rapports
commandés par les pouvoirs publics…
Chacune apporte un éclairage souvent
complémentaire. [...]
Il y a à mon avis deux questions fondamentales. Premièrement, la question est de savoir si l'emploi total va se
contracter substantiellement à la suite de la robotisation accélérée ou bien augmenter temporairement comme le prétend Rifkin. Deuxièmement, la question de la transformation du poste de
travail et de son statut en termes de qualifications, de contrat, de
rémunération. Le document (de Michel-Édouard Ruben) les effleure en diagonale, il ne les discute pas sur le fond. [...]
L'auteur semble se placer dans le contexte de l'ubérisation du travail – sans préciser ce que cela comprend – et remet en question
le substrat juridique du travail salarié tel que nous le connaissons
ainsi que les dispositifs de protection sociale.
C'est là qu'on assiste à un florilège assez amusant de propositions
bizarres ou osées, comme la suppression des Chambres professionnelles et organisations syndicales et patronales au bénéfice
d'une «maison de l'activité», la revendication d'une réduction du
temps de travail (bien vu!). [...]
L'auteur n'a pas livré l'articulation argumentée entre les tendances supputées de la technologie et la liste de remèdes disparates
envisagés.»
Rachida Hennani, économiste
«Plutôt que "la fin du travail", c'est
surtout la fin d'une forme de travail
qui fait débat : une forme complètement ancrée dans les modèles économiques et sociaux actuels. [...] Au
travers de ce questionnement, c'est
la remise en cause des systèmes de
protection sociale qui progressivement paraissent (mais il faut se défier des jugements hâtifs) inadaptés
à la société.
Une possible baisse progressive du
salariat et l'émergence d'une nouvelle forme d'activité doivent
être anticipées et intégrées comme une évolution future inéluctable : l'approche candide selon laquelle les robots vont
remplacer tous les emplois et l'avènement certain d'une société robotisée, inhumaine, aseptisée, infiltrée par l'intelligence artificielle et profitable au plus petit nombre ("the winner takes it all") est remise au goût du jour, en dépit des exemples concrets qui montrent que le numérique est souvent devenu un allié plutôt qu'un ennemi de l'emploi. Pour paraphraser Fréderic Martel, l'ère de l'économie de la «destruction créatrice» est arrivée. [...]
Le modèle social doit se réinventer pour s'adapter aux nouvelles réalités. Et si ce renouveau passait par une approche qui
associerait à l'évolution et la mutation du travail une politique
sociale productive? Le modèle suédois, qui propose des services universels de qualité accessibles à tous et qui permet une
redistribution plus forte, pourrait être décliné pour une société
des activités.»
Franz Fayot, député LSAP
«La disruption du monde du travail à
l'aube de la troisième révolution industrielle est assurément l'un des enjeux majeurs auxquels devra faire
face le personnel politique, au
Luxembourg et ailleurs. La peur des
destructions massives d'emplois, la
crainte d'une précarisation des travailleurs les moins formés, le questionnement sur la compétitivité et la
créativité de nos entrepreneurs – tout
cela constitue un cocktail explosif [...]
D'autant plus que l'année 2016 a montré que le fonctionnement de nos démocraties est lui-même exposé à la disruption
par des démagogues qui parviennent désormais à gagner des
élections en proposant de fausses solutions aux perdants de la
globalisation : la Grande-Bretagne lutte avec un Brexit qui
s'annonce compliqué et la présidence de Donald Trump est
une attaque quotidienne contre l'État de droit américain. Le
fonds de commerce de ce populisme radical étant la peur, et
quoi de plus angoissant que la peur de l'avenir, il faut formuler
une réponse politique satisfaisante à ces défis, si on veut éviter que la disruption technologique contribue à aggraver la
disruption démocratique. [...]
Quelle que soit, au final, l'envergure de l'effet de la troisième
révolution industrielle sur le travail, ne pas en discuter, ne pas
y réfléchir, ensemble, serait irresponsable à l'égard des générations futures, car, comme le souligne l'auteur de la note
IDEA, ce n'est pas que la manière de travailler qui en dépend,
mais aussi notre système de pensions et de sécurité sociale.»
Persönlich erstellt für: HELLERS-PIEROTTI PAOLA CHAMBRE DE COMMERCE LUXEMBOURG
mercredi 8 mars 2017
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