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La Société d’Anthropologie de Paris de 1859 à 1920
par Jean-Claude WARTELLE
| Sciences Humaines | Revue d’histoire des sciences humaines
2004/1 - N° 10
ISSN 1622-468X | pages 125 à 171
Pour citer cet article :
— Wartelle J.-C., La Société d’Anthropologie de Paris de 1859 à 1920, Revue d’histoire des sciences humaines 2004/1,
N° 10, p. 125-171.
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Revue d'Histoire des Sciences Humaines, 2004, 10, 125-171.
La Société d’Anthropologie de Paris de 1859 à 19201
Jean-Claude WARTELLE
Résumé
Fondée par Paul Broca en 1859, la notoire Société d’Anthropologie de Paris connut
quatre secrétaires généraux entre sa naissance et son périlleux déclin de l’entre-deux-
guerres, ce qui structure cette étude en quatre principales séquences. S’y intercale un
développement sur le matérialisme scientifique, travers fréquent de l’intelligentsia
française de l’époque. L’article interroge l’inscription initiale de cette discipline dans le
domaine des sciences naturelles, ce qui entraîna la considérable différence avec les
anthropologies anglo-saxonnes ainsi qu’avec l’orientation moderne de cette discipline.
Mots-clés : Anthropologie – Broca – Manouvrier.
Abstract : History of the Société d’Anthropologie de Paris from 1859 to 1920
Founded by the surgeon Paul Broca in 1859, the quite famous Société d’Anthropologie
de Paris was managed by four secretaries till its sort of lethal doom during the
twentieth century’ nineteen thirties. The study is divided into five parts, one for each
secretary and in-between a special record of the « matérialisme scientifique », a typical
atheistic group within French intelligentsia. The study ponders over the original
location of French anthropology inside natural sciences, a fact which produced a
marked difference with its Anglo-saxon sisters and with the modern anthropological
vision.
Key-words : Anthropology – Broca – Manouvrier.
1 Elle sera désignée comme la SAP ; les références aux Bulletins de la SAP ont été simplifiées et ne
mentionnent ni la série ni le tome – par exemple, BSAP, 1891, 285, renvoie aux BSAP 4ème série, tome 2,
1891, page 285 ; RÉA = Revue de l’École d’Anthropologie. Abréviations concernant les membres de la
SAP : T = Titulaire, H = Honoraire, AE = Associé étranger, CN = Correspondant national et CÉ =
Correspondant étranger.
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Il en est des sociétés savantes comme de toutes les institutions humaines : leur
existence connaît une succession d’épanouissement puis de déclin, avec ou sans sur-
vie. La SAP fondée en 1859 par Paul Broca, première société au monde à utiliser le
vocable de cette nouvelle science, connut son apogée autour de la période du décès du
fondateur en 1880. Elle déclina ensuite en nombre d’adhérents, en créativité et en in-
fluence jusqu’à la grande guerre pour tenter à l’issue de celle-ci un nouveau départ sur
des bases internationales. Elle affronta un permanent problème de définition de sa
propre matière, de ses limites, de sa nomenclature. Profondément marquée par la pri-
mauté des recherches sur les caractères physiques du corps humain, primauté impul-
sée par son créateur, elle se débattit après la mort de ce dernier dans les difficultés
d’une adaptation de son objet scientifique. Société du glorieux XIXème siècle, elle con-
tribua à certaines de ses avancées (le préhistorique), participa à plusieurs de ses vic-
toires (le transformisme), épousa quelques-uns de ses travers (?) (le patriotisme, la
colonisation). La qualité initiale de ses adhérents établit sa renommée mais l’atrophie
progressive d’envergure des successeurs précipita sa décrépitude. Joua également une
orientation erronée : définissant l’anthropologie comme une des sciences naturelles, la
SAP privilégia la recherche anatomique et physiologique et lui subordonna l’ethnolo-
gie culturelle. Elle s’empêtra en outre dans la raciologie. Le XXème siècle établit une
approche inverse : Paul Rivet, Arnold Van Gennep et Marcel Mauss, tous trois adhé-
rents marginalisés, écartèrent ou réduisirent la raciologie et affirmèrent la primauté de
l’ethnographie et de la sociologie. Ces orientations se réalisèrent finalement en dehors
de la société de Broca.
La gloire centenaire de Paul Broca
Paul Mengal 2 fait remonter au tout début du XVIème siècle l’usage du terme an-
thropologie, nom d’une nouvelle discipline scientifique appelée à se diviser dans les
décennies suivantes entre anatomie ou science du corps et psychologie ou science de
l’âme. Homo duplex offrant par sa nature deux pistes de connaissances, la science
épousa cette bivalence, examinant d’une part le corps, son squelette et ses fluides,
traquant d’autre part pensées, sentiments, passions ainsi que leur prolongement dans
les cultes et institutions. Le réel ancrage scientifique de cette discipline se réalisa au
XVIIIème siècle avec Buffon : la science de l’homme quittait les récitations ontolo-
giques de la métaphysique pour s’installer au Jardin du Roi. Le XIXème siècle allait
précipiter les choses. La monarchie de Juillet créa une chaire d'histoire naturelle de
l'homme rebaptisée d’anthropologie par son troisième titulaire Armand de
Quatrefages. Sous le Second Empire naissaient quasi simultanément (1858-1859)
deux sociétés savantes, la Société d’ethnographie orientale et américaine 3 tournée en
priorité vers l’approche religieuse et culturelle des sociétés humaines, l’autre, la
Société d’anthropologie de Paris, fondée par le chirurgien Paul Broca, penchée bien
davantage sur la réalité anatomique de cette espèce. Cette dualité correspondait,
2 MENGAL, 2000.
3 Cf. tableau ci-dessous : la SEOA eut son impulsion d’origine du côté de l’Institut et de l’École des
Langues Orientales. L’animateur en fut Léon de Rosny, secrétaire général de 1859 à 1902. Des appuis
aristocratiques en facilitèrent la naissance à l’inverse de la SAP qui fut initialement surveillée par la police
du Second Empire. De Rosny eut à l’occasion des rapports orageux avec Paul Broca au sujet de
l’importance de la craniologie.
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pourrait-on dire en parodiant Charles Letourneau (le troisième secrétaire général) à
l’atavisme hérité de la naissan-ce du XVIème siècle. Quoiqu’ayant quelques membres
communs, les deux sociétés furent rivales, clamant chacune la supériorité de ses
recherches avec une ombre d’in-tolérance mutuelle.
Pierre Paul Broca était originaire de Sainte-Foy-la-Grande, une modeste ville
d’Aquitaine où les clivages religieux (catholiques contre protestants) gardaient leur
virulence, utile prise de conscience initiale des passions sociales et de leur effet des-
tructeur. Homme de grande intelligence et de culture remarquablement étendue, méti-
culeux bourreau de travail, médecin puis chirurgien hors pair, il devint membre fort
actif des Sociétés de biologie et de chirurgie. Son intérêt s’ouvrit alors davantage aux
sciences naturelles. Broca s’aperçut notamment que la définition classique de l’espè-
ce, fondée sur la fécondité, souffrait des exceptions. Il observa également à quel point
le milieu peut altérer la taille et l’aspect d’une espèce dûment enregistrée, aster tripo-
lium en l’occurrence. Les réticences du président de la Société de biologie à lui laisser
exposer ses vues, les manœuvres pour la création de la Société d’ethnographie com-
mencées en 1857 le pressaient d’agir. En outre, les travaux de Boucher de Perthes
dans le diluvium de la vallée de la Somme, la découverte des fragments du squelette
de Néanderthal (1856), la multiplication des autres fouilles en Scandinavie, Suisse ou
dans le Sud-Ouest français, dévoilaient les premières richesses d’une discipline nou-
velle, celle des vestiges préhistoriques de l’homme. Broca s’engagea donc en 1858
dans la fondation d’une société savante qui tenterait d’incorporer à côté d’un descrip-
tif naturaliste de l’espèce humaine, ses variétés géographiques et la connaissance de
son plus lointain passé. Il choisit le nom de Société d’anthropologie de Paris.
La difficulté consistait à s’aventurer dans une science largement à créer, l’anthro-
pologie n’ayant à l’époque pour antécédents que les désirs et projections de Buffon
(1749-1778), Chavannes (1787), Blumenbach (1795) et pour seule base d’exercice la
chaire du Muséum. Quoiqu’en rupture avec la Société de biologie, la SAP naquit dans
le milieu universitaire médical qui allait, de pair avec les convictions du fondateur,
marquer profondément son état d’esprit et ses orientations. Assumant fondamentale-
ment l’impulsion donnée par Buffon et corroborée par l’adhésion d’Armand de
Quatrefages, titulaire de la chaire du Museum, la SAP affirma vouloir développer
l’option science naturelle : elle se consacrait à l’histoire naturelle de l’Homme et
visait la biologie du genre humain, insistant sur ce qui faisait la singularité et la
supériorité de ses représentants (l’emplacement du trou occipital, les mains, les jam-
bes) relevant aussi parentés ou éloignements avec les espèces de proximité (grands
singes). Monographie d’une espèce ou d’un genre (l’emploi de l’un ou de l’autre
terme impliquait des retombées mono ou polygénistes) elle devait fournir la descrip-
tion physique, puis les modes d’existence et les mœurs de ce groupe.
Alors que la SAP était encore embryonnaire, Broca fit en deux fois, les 7 et
21 juillet 1859 le seul exposé de ces réunions de mise en route. Ce galop d’essai,
moyennement original, concernait l’ethnologie de la France. Il partait des deux races
mentionnées par César, Celtes et Belges (Kymris) et tentait d’affiner le tableau par
des inductions sur les races antérieures ou sur les métissages ultérieurs. La démarche
révélait les bases de ce qui, dans la pensée du fondateur, formait un chapitre essentiel
du sous-ensemble ethnologie contenu dans la nouvelle discipline : Broca tirait en effet
de William Edwards, fondateur admiré de la Société (française) d’ethnologie en 1839,
cette définition qu’elle consistait en la science des races. L’anatomie et la craniologie
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permettraient donc d’assurer d’une manière scientifique l’approche de la variété hu-
maine. Broca assurait que le recours au terme races fournissait une solution d’attente
à l’imbroglio des nomenclatures et ainsi amortissait les passions : « Le genre humain
lui aussi se décompose en un certain nombre de groupes secondaires, distingués les
uns des autres par des caractères héréditaires. Ces différences sont-elles primor-
diales ? Il y aurait alors plusieurs espèces d’hommes ; c’était l’opinion des polygé-
nistes. Sont-elles au contraire l’effet d’influences séculaires qui auraient modifié
suivant plusieurs directions divergentes, un type primitivement unique ? S’il en est
ainsi, les groupes secondaires du genre humain ne sont plus des espèces, mais seule-
ment des variétés ; c’était l’opinion des monogénistes. On ne pourrait donc désigner
ces groupes ni sous le nom d’espèces, ni sous le nom de variétés, sans supposer réso-
lue à l’avance une question très controversée ; c’est pourquoi l’on est convenu de leur
donner le nom de races, qui ne préjuge rien, et laisse la question ouverte » 4.
Si on représente l’anthropologie Broca sous la forme d’un bloc carré de disci-
plines et connaissances (cf. figure 1), cinq sous-ensembles y apparaissent, quatre
d’entr’eux marqués par une allégeance à l’anatomie (surtout crânienne), chacun affec-
té par la possibilité de dérive raciologique. Sûr de son fait cependant, connaissant la
valeur contraignante des nomenclatures (Blanckaert), le créateur en réitéra de
multiples fois la définition et les limites : l’anthropologie était la science de l’homme
pris dans sa collectivité d’espèce, elle rassemblait les données fournies par une dou-
zaine de sciences, de la médecine à la sociologie en passant par la paléontologie.
Après avoir écarté de ces sciences ce qui était trop spécialisé ou seulement consacré à
l’homme individuel, elle se devait d’introduire classement et hiérarchie parmi les
multiples frondaisons de ses branches et rameaux (l’anatomie craniologique ne devait
certes pas être loin de constituer la tige principale). L’anthropologie coiffait la science
préhistorique encore dans les limbes ; la linguistique et l’ethnologie lui étaient subor-
données. Tributaire d’une douzaine d’autres sciences, mais les supervisant cependant,
cette science nouvelle devait déboucher sur une synthèse cruciale pour la connais-
sance et la réflexion puisque, tel un très positif miroir, elle réfléchissait l’image
recomposée de l’espèce qui l’étudiait.
L’inclination positiviste de la SAP est peut-être un artefact d’historien 5. Le terme
de positiviste enregistra cependant une telle amplitude d’adhésions, semi-adhésions et
de parcours d’accompagnement qu’il peut à bon droit être maintenu. Quelques décla-
rations et débats en illustrèrent l’écho. L’épistémologie comtienne proscrivait toute
spéculation métaphysique sur les causes premières ou finales. Lagneau, dans son allo-
cution de président sortant de la SAP s’en félicitait le 2 janvier 1875 : « Depuis sa
fondation, notre société, en s’efforçant d’écarter de ses discussions tout surnaturalis-
me, en s’attachant surtout à recueillir, à comparer, à discuter des faits observés, est
parvenue à donner à ses travaux ce double caractère de positivisme et de scepticisme
propre à la science véritable » 6. Cette positivité, Broca était fier de l’avoir renforcée
par l’exigence de méthodes d’observation méticuleuses : « ce qui a fait la force de
cette science, ce qui lui donne un caractère positif, ce qui lui a permis de passer rapi-
dement de l’enfance à la maturité, c’est l’emploi des méthodes rigoureuses d’observa-
4 BROCA, 1876, 16-17.
5 BLANCKAERT, 2003.
6 BSAP, 1875, 2.
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