Jean-Claude Wartelle
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pourrait-on dire en parodiant Charles Letourneau (le troisième secrétaire général) à
l’atavisme hérité de la naissan-ce du XVIème siècle. Quoiqu’ayant quelques membres
communs, les deux sociétés furent rivales, clamant chacune la supériorité de ses
recherches avec une ombre d’in-tolérance mutuelle.
Pierre Paul Broca était originaire de Sainte-Foy-la-Grande, une modeste ville
d’Aquitaine où les clivages religieux (catholiques contre protestants) gardaient leur
virulence, utile prise de conscience initiale des passions sociales et de leur effet des-
tructeur. Homme de grande intelligence et de culture remarquablement étendue, méti-
culeux bourreau de travail, médecin puis chirurgien hors pair, il devint membre fort
actif des Sociétés de biologie et de chirurgie. Son intérêt s’ouvrit alors davantage aux
sciences naturelles. Broca s’aperçut notamment que la définition classique de l’espè-
ce, fondée sur la fécondité, souffrait des exceptions. Il observa également à quel point
le milieu peut altérer la taille et l’aspect d’une espèce dûment enregistrée, aster tripo-
lium en l’occurrence. Les réticences du président de la Société de biologie à lui laisser
exposer ses vues, les manœuvres pour la création de la Société d’ethnographie com-
mencées en 1857 le pressaient d’agir. En outre, les travaux de Boucher de Perthes
dans le diluvium de la vallée de la Somme, la découverte des fragments du squelette
de Néanderthal (1856), la multiplication des autres fouilles en Scandinavie, Suisse ou
dans le Sud-Ouest français, dévoilaient les premières richesses d’une discipline nou-
velle, celle des vestiges préhistoriques de l’homme. Broca s’engagea donc en 1858
dans la fondation d’une société savante qui tenterait d’incorporer à côté d’un descrip-
tif naturaliste de l’espèce humaine, ses variétés géographiques et la connaissance de
son plus lointain passé. Il choisit le nom de Société d’anthropologie de Paris.
La difficulté consistait à s’aventurer dans une science largement à créer, l’anthro-
pologie n’ayant à l’époque pour antécédents que les désirs et projections de Buffon
(1749-1778), Chavannes (1787), Blumenbach (1795) et pour seule base d’exercice la
chaire du Muséum. Quoiqu’en rupture avec la Société de biologie, la SAP naquit dans
le milieu universitaire médical qui allait, de pair avec les convictions du fondateur,
marquer profondément son état d’esprit et ses orientations. Assumant fondamentale-
ment l’impulsion donnée par Buffon et corroborée par l’adhésion d’Armand de
Quatrefages, titulaire de la chaire du Museum, la SAP affirma vouloir développer
l’option science naturelle : elle se consacrait à l’histoire naturelle de l’Homme et
visait la biologie du genre humain, insistant sur ce qui faisait la singularité et la
supériorité de ses représentants (l’emplacement du trou occipital, les mains, les jam-
bes) relevant aussi parentés ou éloignements avec les espèces de proximité (grands
singes). Monographie d’une espèce ou d’un genre (l’emploi de l’un ou de l’autre
terme impliquait des retombées mono ou polygénistes) elle devait fournir la descrip-
tion physique, puis les modes d’existence et les mœurs de ce groupe.
Alors que la SAP était encore embryonnaire, Broca fit en deux fois, les 7 et
21 juillet 1859 le seul exposé de ces réunions de mise en route. Ce galop d’essai,
moyennement original, concernait l’ethnologie de la France. Il partait des deux races
mentionnées par César, Celtes et Belges (Kymris) et tentait d’affiner le tableau par
des inductions sur les races antérieures ou sur les métissages ultérieurs. La démarche
révélait les bases de ce qui, dans la pensée du fondateur, formait un chapitre essentiel
du sous-ensemble ethnologie contenu dans la nouvelle discipline : Broca tirait en effet
de William Edwards, fondateur admiré de la Société (française) d’ethnologie en 1839,
cette définition qu’elle consistait en la science des races. L’anatomie et la craniologie