Éditorial Des signes cliniques et des images Pr Y. Pouliquen d e l’Académie française S ous le titre si précis de cette revue qui offre à l’image une présence dominante en notre discipline, celle qui me convie en son éditorial, serait-il incongru, pour l’ophtalmologiste du XXe siècle que je fus, d’en commenter l’intrusion si prégnante en notre discipline et pourquoi pas, à côté des avantages insignes qu’elle porte en sa diversité et sa qualité, les nuances dont elle teinte notre pratique médicale ? L’image est un cadeau pour l’œil et nous sommes particulièrement bien placés pour le savoir. Voir, c’est admettre sans conteste possible la réalité d’une situation. En matière de pathologie, substituer à l’hypothèse la réalité d’une image, c’est donner à la vérité son incontestable légitimité et aux déductions cliniques et thérapeutiques qui découlent de son analyse une valeur sans pareille. En science ou par nature, le discours est abstrait, la métaphore constitue souvent une étape du raisonnement à partir de laquelle l’image qu’elle suggère d’un état, d’une situation en permet une diffusion pédagogique aisée. Elle peut même, par la simplicité du concept formel qu’elle porte, entraîner la pensée vers d’autres horizons prometteurs. Pour nos prédécesseurs, appartiendraient-ils même à l’Antiquité, l’œil malade fut toujours accessible à leur propre vision, tout comme la peau et les signes que tous deux, contrairement aux organes internes, offraient aisément au regard. Mais on peut imaginer combien ils eussent été heureux d’en savoir davantage sur ce qui se passait derrière cette 4 Images en Ophtalmologie • Vol. IV • n° 1 • janvier-février-mars 2010 pupille, au travers de laquelle il ne leur était pas permis de passer. Certes, la science arabe et les anatomistes qui suivirent portèrent à la connaissance des oculistes d’alors l’agencement des structures qui composaient cet œil qu’ils prétendaient soigner, mais n’est-il pas troublant de constater que ce ne fut qu’en 1705 que l’on sut attribuer au cristallin la responsabilité de la cataracte ? Il fallut attendre le XIXe siècle pour qu’enfin on pût, grâce à Helmholtz, examiner avec quelque précision la rétine et donner à ce “fond d’œil” une valeur séméiologique précise. L’invention de la lampe à fente allait permettre d’explorer plus précisément les segments antérieurs et de s’aventurer jusqu’aux premières couches du vitré. Ce qui n’était jusqu’alors qu’hypo­thèses devint, grâce à ces inventions, certitudes, et les images normales ou pathologiques ouvrirent pour les dessinateurs – qu’ils fussent ophtalmologistes ou non – l’occa­sion de consigner dans de superbes ouvrages ce que leur propre œil avait pu remarquer. On alla jusqu’à mouler dans la porcelaine ces représentations pathologiques, qui constituèrent les remarquables collections de vitrines comme il en existait encore en nos hôpitaux au début du XXe siècle. J’en déposais un magnifique exemplaire que possédait encore l’HôtelDieu, lorsque j’y exerçais au musée de la Médecine de Paris (rue de l’École-deMédecine). Il faut bien dire que l’on en resta là longtemps et que, si l’on excepte la radiologie, qui profita à notre discipline comme aux autres, ce n’est qu’après la fin de la Seconde Guerre mondiale que naquit notre ère, celle de l’imagerie médicale. Mais avant que l’on en analyse les étonnantes retombées, j’aimerais Éditorial revenir sur ce temps où l’ophtalmologiste ne disposait que de rares images, ce temps de la séméiologie, cette science des signes que l’on était obligé de posséder si l’on voulait avoir quelque chance de faire d’heureux diagnostics. Elle nous transformait en fins limiers, traqueurs des moindres symptômes dont la somme nous orientait vers une probable vérité que ne couronneraient que le succès d’un traitement approprié ou les preuves anatomiques d’une nécropsie de routine. Elle avait de vrais avantages car elle procédait d’un long contact avec le malade, d’un examen rigoureux dont les conclusions étaient souvent d’une grande précision. Cette séméiologie, par le jeu qu’elle sous-tendait, les compétitions qu’elle suscitait, liait les médecins entre eux et donnait lieu à ces fameuses présentations qui firent la gloire des grands services de nos hôpitaux. Il n’est bien sûr pas question de regretter qu’il n’en soit plus ainsi, ni même de penser que désormais les immenses progrès dont bénéficia notre discipline pendant les quarante dernières années et dans lesquels la part de l’imagerie devint dominante aient supprimé ces utiles confrontations médicales ; mais ils en ont indiscutablement changé la nature. Comment, en effet, résister à l’intérêt d’une image en trois dimensions d’un cerveau, d’une rétine, à la découverte par l’image de ce que peut être une coupe histologique vivante d’un tissu qu’autrefois on n’analysait que fixé après son prélèvement, forcément agressif ? Comment nier l’intérêt des images dynamiques d’un angle iridocornéen que l’on suppose trop étroit ? Comment ne pas s’extasier devant l’IRM fonctionnelle, qui révèle à nos yeux les mystères que comportent la perception visuelle, voire la conscience de celleci ? Comment ne pas penser à l’étonnement de notre maître, Guy Offret, qui savait si bien nous démontrer pourquoi il portait tel diagnostic de tumeur orbitaire plutôt qu’un autre, s’il avait entre les mains les images que l’on en tire aujourd’hui ? Les images sont devenues l’élément majeur du diagnostic et confirment ou infirment à l’évidence les apports séméiologiques. N’y aurait-il pas alors cette tentation de sauter à pieds joints par-dessus ce trop long préambule qu’est la complainte du malade, l’examen de cet œil dont on saura bientôt les malheurs et de se précipiter vers ces appareils qui non seulement fabriquent l’image, mais révèlent l’exacte lésion ? Mais n’en simplifions-nous pas dangereusement notre capacité de raisonner ? En un mot, en jetant la séméiologie aux orties ? J’aurais parfois tendance à le penser. Quoique tout à fait du siècle précédent, comme je le disais – qui ne se termina cependant qu’il y a dix ans –, j’exerce encore, et avec plaisir, et il m’arrive de constater que, malgré une longue liste d’examens complémentaires farcis d’images, le diagnostic retenu par un confrère fort attentif n’a pourtant pas trouvé sa vérité, celle que quelques questions bien posées, un regard plus attentif auraient révélée sans trop d’effort ! Je m’étonne parfois qu’un diagnostic évident au premier regard, à la première question, ait motivé autant de passages derrière ces merveilleuses machines à images, toutes belles en vérité mais en ce cas inutiles. Certes, le principe de précaution ne quitte plus l’esprit de nos confrères quand on sait que leurs patients avides d’informations cueillies sur Internet les accablent de questions plus ou moins déstabilisantes ! De même que l’arrière-pensée qui désormais fait pour eux de la possible erreur diagnostique une source de revenus probable avec l’aide de la justice ? C’est dire que l’on peut comprendre leur goût de ces images, qui, dans un dossier, peuvent un jour les protéger. C’est dans “la nature des choses” comme l’on dit. Toutefois, je terminerai ce long propos par cette petite anecdote. Un jour, l’un de mes compagnons d’équitation, l’un de ceux qui m’accompagnaient dans mes longues et délicieuses promenades en forêt, me demanda de l’orienter vers un spécialiste de notre discipline, auquel je le recommande chaleureusement, ayant en ce dernier une confiance totale et justifiée. Quelques semaines plus tard, m’étonnant de son silence et l’interrogeant sur les résultats de sa démarche, je sollicitais de lui qu’il confirme l’estime que je portais à l’élève auquel je l’avais recommandé, tout en rappelant combien j’étais sensible moi-même à ses façons, à son talent. Quelle ne fut pas ma surprise quand mon cavalier me répondit qu’il n’avait guère d’avis sur sa personne, car “il ne l’avait pas bien vu”. “Je suis passé, dit-il, derrière plusieurs coupoles, il en est sorti des tas d’images superbes dans lesquelles il a plongé son regard avant de retrouver son ordinateur. De tous ces instants, qui furent pourtant longs, je ne garde que le souvenir de ces passages derrière des instruments et la mémoire de leur éblouissement, mais, de cet homme entrevu seulement un court instant, je ne puis rien te dire, je ne l’ai pas vu.” Son verdict était pourtant d’une grande valeur, mais, derrière les images synthétiques instrumentales, celle du médecin, celle de son regard, de son esprit s’étaient effacées. Ce fut pour moi l’objet d’une méditation morose durant tout le temps pendant lequel mon cheval me ramena à l’écurie. De toutes les images, celle du médecin (riche de toutes celles qu’il peut collationner), avec tout ce qu’elle exprime d’attention, de générosité, d’engagement, ne devrait-elle pas, en fin de compte, rester la principale dans le souvenir du patient ? II Images en Ophtalmologie • Vol. IV • n° 1 • janvier-février-mars 2010 5