Images en Ophtalmologie
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Vol. IV
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n° 1
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janvier-février-mars 2010
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Éditorial
revenir sur ce temps où l’ophtalmolo-
giste ne disposait que de rares images,
ce temps de la séméiologie, cette
science des signes que l’on était obligé
de posséder si l’on voulait avoir
quelque chance de faire d’heureux dia-
gnostics. Elle nous transformait en fins
limiers, traqueurs des moindres symp-
tômes dont la somme nous orientait
vers une probable vérité que ne cou-
ronneraient que le succès d’un traite-
ment approprié ou les preuves
anatomiques d’une nécropsie de
routine. Elle avait de vrais avantages
car elle procédait d’un long contact
avec le malade, d’un examen rigoureux
dont les conclusions étaient souvent
d’une grande précision. Cette séméio-
logie, par le jeu qu’elle sous-tendait,
les compétitions qu’elle suscitait, liait
les médecins entre eux et donnait lieu
à ces fameuses présentations qui firent
la gloire des grands services de nos
hôpitaux. Il n’est bien sûr pas question
de regretter qu’il n’en soit plus ainsi,
ni même de penser que désormais les
immenses progrès dont bénéficia notre
discipline pendant les quarante der-
nières années et dans lesquels la part
de l’imagerie devint dominante aient
supprimé ces utiles confrontations
médicales ; mais ils en ont indiscuta-
blement changé la nature. Comment,
en effet, résister à l’intérêt d’une image
en trois dimensions d’un cerveau,
d’une rétine, à la découverte par
l’image de ce que peut être une coupe
histologique vivante d’un tissu qu’au-
trefois on n’analysait que fixé après son
prélèvement, forcément agressif ?
Comment nier l’intérêt des images
dynamiques d’un angle iridocornéen
que l’on suppose trop étroit ? Comment
ne pas s’extasier devant l’IRM fonction-
nelle, qui révèle à nos yeux les mys-
tères que comportent la perception
visuelle, voire la conscience de celle-
ci ? Comment ne pas penser à l’éton-
nement de notre maître, GuyOffret, qui
savait si bien nous démontrer pourquoi
il portait tel diagnostic de tumeur orbi-
taire plutôt qu’un autre, s’il avait entre
les mains les images que l’on en tire
aujourd’hui ? Les images sont deve-
nues l’élément majeur du diagnostic et
confirment ou infirment à l’évidence les
apports séméiologiques. N’y aurait-il
pas alors cette tentation de sauter à
pieds joints par-dessus ce trop long
préambule qu’est la complainte du
malade, l’examen de cet œil dont on
saura bientôt les malheurs et de se
précipiter vers ces appareils qui non
seulement fabriquent l’image, mais
révèlent l’exacte lésion ? Mais n’en sim-
plifions-nous pas dangereusement
notre capacité de raisonner ? En un
mot, en jetant la séméiologie aux
orties ? J’aurais parfois tendance à le
penser. Quoique tout à fait du siècle
précédent, comme je le disais –qui ne
se termina cependant qu’il y a dixans–,
j’exerce encore, et avec plaisir, et il
m’arrive de constater que, malgré une
longue liste d’examens complémen-
taires farcis d’images, le diagnostic
retenu par un confrère fort attentif n’a
pourtant pas trouvé sa vérité, celle que
quelques questions bien posées, un
regard plus attentif auraient révélée
sans trop d’effort ! Je m’étonne parfois
qu’un diagnostic évident au premier
regard, à la première question, ait
motivé autant de passages derrière ces
merveilleuses machines à images,
toutes belles en vérité mais en ce cas
inutiles. Certes, le principe de précau-
tion ne quitte plus l’esprit de nos
confrères quand on sait que leurs
patients avides d’informations cueillies
sur Internet les accablent de questions
plus ou moins déstabilisantes ! De
même que l’arrière-pensée qui désor-
mais fait pour eux de la possible erreur
diagnostique une source de revenus
probable avec l’aide de la justice ? C’est
dire que l’on peut comprendre leur
goût de ces images, qui, dans un
dossier, peuvent un jour les protéger.
C’est dans “la nature des choses”
comme l’on dit. Toutefois, je terminerai
ce long propos par cette petite anec-
dote. Un jour, l’un de mes compagnons
d’équitation, l’un de ceux qui m’accom-
pagnaient dans mes longues et déli-
cieuses promenades en forêt, me
demanda de l’orienter vers un spécia-
liste de notre discipline, auquel je le
recommande chaleureusement, ayant
en ce dernier une confiance totale et
justifiée. Quelques semaines plus tard,
m’étonnant de son silence et l’interro-
geant sur les résultats de sa démarche,
je sollicitais de lui qu’il confirme l’es-
time que je portais à l’élève auquel je
l’avais recommandé, tout en rappelant
combien j’étais sensible moi-même à
ses façons, à son talent. Quelle ne fut
pas ma surprise quand mon cavalier
me répondit qu’il n’avait guère d’avis
sur sa personne, car
“il ne l’avait pas
bien vu”. “Je suis passé,
dit-il,
derrière
plusieurs coupoles, il en est sorti des
tas d’images superbes dans lesquelles
il a plongé son regard avant de
retrouver son ordinateur. De tous ces
instants, qui furent pourtant longs, je
ne garde que le souvenir de ces pas-
sages derrière des instruments et la
mémoire de leur éblouissement, mais,
de cet homme entrevu seulement un
court instant, je ne puis rien te dire, je
ne l’ai pas vu
.
”
Son verdict était pour-
tant d’une grande valeur, mais, derrière
les images synthétiques instrumen-
tales, celle du médecin, celle de son
regard, de son esprit s’étaient effacées.
Ce fut pour moi l’objet d’une méditation
morose durant tout le temps pendant
lequel mon cheval me ramena à
l’écurie. De toutes les images, celle du
médecin (riche de toutes celles qu’il
peut collationner), avec tout ce qu’elle
exprime d’attention, de générosité,
d’engagement, ne devrait-elle pas, en
fin de compte, rester la principale dans
le souvenir du patient ?
II