LE DECLI , DE L'EMPIRE EUROPEEN

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A Z
N E
LE MÉTIER DE VIVRE
Une journée avec
Alexandre Jollien
RENTRÉE LlTIÉRAIRE
Des romans,
pour quoi faire?
THINKTANK
Le retour du
freudo-marxisme
,
LE DECLI
,
DE L'EMPIRE EUROPEEN
De la chute de Rome à la crise grecque, la fatigue d'une civilisation
Avec Hubert Védrine, Étienne Balibar, Denys Arcand, Lucien Jerphagnon ...
CHEZ VOTRE MARCHAND DE JOURNAUX
• .:J•
«Une manière faussement paresseuse, et vraiment joyeuse,
de faire de la philosophie » Avec Michel Senes, Clément Rosse t, Philippe Descola,
Elisabeth de Fontenay, Pascal Bruckner ...
Édito
,
,
L'ETERNITE EST
UNE GARE DE TRIAGE
Un jour, ils feront l'inventaire. Comme d'habitude, ce
seront des savants têtus qui se coltineront la tâche. Ils
confronteront leurs impressions de lecture, dans les
universi1és de Shanghai, de Beijing ou de Guanglhou.
Us se dcmanderom: que devons-nous retenir de la
culture européenne? Quels philosophes et écrivains
méritent d'être enseignés? Qui traduire er commenter? Comme les . Humanités classiques . de nosjours,
les . Humarutés européennes ,. seront une filière réser-
ALEXANDRE LACROIX
DIRECTEUR OE LA RtOACTlON
vée à la crème des étudiants liuéraires d'Asie.
Les Romains, après la conquête de la Méditerranée e1
la chute d'Athènes en - 86, on fait leur marché dans
l'héritage de la philosophie grecque, recréant à leur
guise des écoles de pensée épicurierme, Siolciennc ou
platonicienne. De même, après la chure de l'empire
européen, nos successeurs d'Extrême-<>ricm procéderont à un tri documenté mais partial, ne retenant
qu'une panie des œuvres du Vieux Continent. Pour
œnains, la postérité de l'autre CÔlé de la grande plaine
-C'( 5, 1<1 a.U(
ç ~ FAIT M AL ?
eurasiatique semble d'ores el déjà acquise: )(,1.nt a été
trnduil au Japon puis en Olinc dès la fin du XIX" siècle,
el S'CSt vu qualifié d'emblée dans les manuels de .. plus
grand plrilosol'he modcme ", son système étant perçu
comme .. ql/asi bouddhiqut .., probablement en ct' qu'il
insiste sur la clôlUre du moi, sur les limites de la
connaiss.mœ humaine, Plus étrangement,juste après,
anive un auteur assez peu lu aujourd'hui chez nous:
John Dewey, pragmatiste américain qui a donné, pen.
dant un séjour de 1919 à 1921, une série de confé·
rences en Chine ayant marqué les imellectuels de
l'Empire du milieu, le pragmatisme, pan:e qu'il se
méfie des grandes idées universelles et leur préfère
l'utilité pratique, n'est d'ailleurs pas sans rappon avec
le confucianisme, qui fait dépendre l'altitude du sage
des rites ct des COntextes soci.1UX, Inversement, toutes
les philosophies du sujet risquent d'en prendre un
coup - car le concept de sujet ou d'individu n'a pas
d'équivalent dans la langue chinoise el fait figure
d'énigme tordue pour nos lecteurs asiatiques: dans
un même p.1nier, ce sont S<1int Augustin, Montaigne,
Dcscanes, Kierkegamtl ou encore J'existentialisme de
Sanre qui seront jetés hors de la IIOYka de l'Histoire,
relégués aux franges ultimes du savoir, aux annexes
des bibliothèques officielles aménagées dans des hangars poussiéreux à la périphérie des villes.
Il faudra compter aussi avec la prime du voyageur: si
Viclor Segalen et Paul Claudel sont pour nous de
seconde imponance, il n'cst pas impossible que leurs
récitS de \'O}'agcs vers la Mandchourie CI le Japon leur
valent une seconde naissanœ à l'autre 00u1 du monde,
Mais la confrontation désespérée de Dostoïevski avec
la métaphysique chrétienne, les gloses sentimenrales
de Proust ou encore les fresques de Thomas Mann
pourraient bien être JUgées dq>assées.
Quoi, j'elllcrre l'Europe un peu vile? Nous n'avons
pas encore perdu la face -la Chine n'cst pas encore
la première puissance mondiale? Cenes. Cependant,
nous auues Occidentaux avons tendance à nous faire
une idée fausse de la postérité - nous l'imaginons
sur le modèle du paradis chrétien. y entrent les
œuvres bonncs, en sont rejetées lcs mauvaises. Hélas,
nul sailli Pierre ne préside aux destinées du globe:
1'1 hsroire est écrite par les vainqueurs, ct les œuvres
qui restent sont cel!es qui plaisent aux vainqueurs.
Les autres? Ils rejoindront l'océan de l'oubli et goûteront le sel de la disp.1rition •
"
Contributions
Denys Arcand
v,t, QI,
Vécl
Érienne Balibar
üèo!r<.e
,...."""""'"
p...,Li>S~
bal>ares. en ZOO3.Ce<.deu:r
1\IfI'\ fllfllPOfli'fll un \.IJ(((",
U,'f!'I(lltOM1 en drl?S5Ol1! IlfJlO9f'
CI !,Ill! \.OCIl'té Qméri(a.oe ou
comble OP j'CJboo(k1r',ce, ou
tIlOmpllE'f11 kl ~t'ul€"e Il><; pIQlSr"~
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Hubert Védrine
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cos'çrlt\ h}u,e~ rterall(>"ltl
,TfIlP<lqit>gét'poIl~QUe
(Foyo'd), [onlllll.lef rt/tJ/OIrf'
(foyord), Il d(>oooçe !'.nqénuM
qveshOfl, • U.. '0ffi0/'I.
~ [uropéem.locl! ou rl'IOO(je
l6lgeoœlm>;llA' >_page 88
JlulhpokJlre 1 ~ ""et::
~1~1" BollboqKM)e4Z
rÜESCOUE'\ PI CfO-' 1(94)
Il évoqUê le loyoon meol de
ce dernlf!! lJD9I! 16
Lucien Jerphagnon
Andreï Kourkov
Ludovic Leonelli
Sylvère Lotringer
Alain Cornu
~pt'Coall\t e de la pen~
,~" . lI"o,nlPfl, ri ~t
Ce! llf1ClI'n !!IiIv!' de )eon
80l)(!" ll ard, d,plÔmé en droll
en hl~to"e et en >oc,oJog , ~
e\! cofomlote_ 1I du mllijOlIIll'
Apres des ~! \JdE ' 0 la Sorbonne
el 0 I~(o l l> !)raI que des hau!e~
l!tUdl'S, Il m'gre lt "Ir ... York oU li
lond(o la revue Clio fllOlSOO
d édltlOO 5&molC l lo! et dev.en!
II' Pù'M\!I de Jo French 7hrory
If OUC()JIT, OPIeu,l(' Boum- Nord
Ilh : PrO!!'li\fLJI' de jl\'i'rol lJle
;;nportIt> el de p~ 0
Co<, '.J(J ~ a l)IJbW des e5~
'1 ~ lu: !'~ o!"'e ft
jlf~!OC,' le cohIer cenll"lll
Né en lq{,(uI ~!OO jQ
~!Ogmpl)(llt l'K,'\I.'dI.'s
ant'qU(', ce p!Ote>~u' ém~f,te
dl' ptlllQwp~ ,e a notommeot
pu~,é une HI510lle de 10
PNtSI?e O'Ht>m&e dJt>anne
ri Alc(ToiII<ll'!d<er) e! lo
renlallOf! au cnm/IOfllYllf'
O~('f' luc ft'f"l {(;rossetl
NIIOIJ!. alOI! 0 létléchu ou déclin
l'UfOpl>enil pQllor de\[]
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œve~u c~èbr"
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Angotiln. chror1'Qu~ SUlf&Jhlte
do mood~ po~t')()vllmque.11 (J
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QflnçOOtP av"( le [lerrt/f'f
AfTlOUI (/111 rn"'rJo>rI/ OU son
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(Doano Lév,)
Tl'I(>TOII
TodCfO~ ~IOC,Jn1l'1r
: moho l'! 10
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Rédact\!IJ/ ; Crore: tllf<l'l><o>rl
tcition: Mo.Y~ Bono, 'I.~ AnnE> !-lOlO,:!
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lo!Ol ~(I'QOt lOU!!'>! ~"rde!mede
10 PII~ dl' VUl'l ie<Jt'- Sétl(h!1I!fl )osse!
lut Mailloide lequon, Clllr'>uon Lutz. y~~
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Pr~lud~ f"\(JnLe Sven Orto
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Ce nurnéfg cgmprend .... ~, ~ 161J(1geS. Cool Mf.'mofIf!S. ~ Jean lk>..ocO-ib'd (extroos).l'I1 cohOer centra! (OQIolè enùe les p. 50 et 51) Ne peu! ~lre.....oou ~Mle1t.. comprend
tgatement .... encart jeté 21f091!S « Franco 1'1_ R"' ilBtnDllr1ÔtO.l ~ _. des'rné..,. obonnés f rPflCe pavoo!1. omJ q,t.... rnc:1lII jeté 61f091!S ~ Beou.·Alt~ _. des'oné CM; ubonnés Flonce
•
nplernbre 2010
numé<042
philosophie II1090zlne
Sommaire
Septl'rnhrl' 2010
36
Dossier
,
LE DECLIN
DE L'EMPIRE EUROPÉEN
38 Fout-II croire en la décadence? 4Z Dialogue entre
Hubert Védrine et Étienne Bclibcr 47 L'Allemagne
qUitte le navire 50 fi remèdes pour s'en sortir
56 ExtenSion du domOine de 10 lutte, avec Denys Arcond
JEAN BAUDRILLARD
66 la séduction contre la marchandise
/ 68 L'homme objet / 72 La réalité est ailleurs
16 """""
.-
APt.ROS FA(EBQOK
,
1 76 Déher 10 modernité
Cahier central ExtrOiIS des [001 Memofles
L'époqu e
Les philosophes
6 Courrier
60 Entretien
MARC RICHIR
« Lt nulle port me honte»
8 Télescopage
10 Moti~re à penser
12 Revue de presse
,. (CONOHIE
Quatre scénarios d'ovenlr
pour rélormer les rerrolles
16 Société
Les opéras Facebook,
barborle ou convlvlolité?
18 Think tonk
Ars Illdustnohs
010 conquête des esprits
21 l e diable dons les détails
De la corruption
22 Au f1t des âges
20 ons. un bel Oge?
24 Sens el vie
Le Jeu
26 ALEXANDRE JOlUEN
DésormaIS. Il s:oglt
d'être dan~ la légéreté »
1:
18 Phrase choc Ivan illich
79 l 'exemple
Kant et le grand seigneur
l es livres
80 Au bistrot
Pierre Cossou- Noguès
82 MaUrice Merleau-Ponty
84 La désobéissance en
démocratie
86 Actualités
et meilleures ventes
Les arts
BB UTIÉRATURE
Le romon. un genre fatigué?
92 Agenda
94 BD Jul
32 01ALOGUE
9S Tests et jeux
Andre! Kourkov face
à Tzveton Todorov
Le commUMme en folle
98 Questiannaire
de Sacra te
Camille
N" 43 PARAÎTRA LE JEUDI 23 SEPTEMBRE
Retrouvez- nous sur Internet www.philomog.com
"
Courrier des lecteurs
Vous êtes hanté par une interrogation métaphysique, un dilemme moral.
un doute personnel 7 N'hésitez pas à soumettre votre question à Charles Pépin
en écrivant à [email protected]
La question
de Julia Langlois
La réponse
de Charles Pépin,
philosophe
Pro fesseur au lycée d '~ l ot de
10 Légion d'honneur, enseignant
à l'Institut d'études politiques
de Poris. il est notomment l'auteur
des Philosophes sur le divan
(Flammarion. 2008).
6
, , Pourquoi les philosophes
sont-ils si souvent incapables de vivre
conformément à leurs théories? "
ommen! vous répondre? Première
option: I~ philosophe ouué. Quoi?
Le sage Epicure n'a-t-il pas adopté
(
un mode de vic parfaitement
conforme à sa doctrine? Spinoza
n'a-t-il pas manifesté par son existence
même que le plus grand bonheur se trouvait,
comme Hie démontre à la fin de !'Éll1iqtle,
dans la connaissance du vrai? Ilcgel n'a-I-il
pas, dans son activité effective, objectivé sa
valeur subjective exactement comme il nous
invite - ainsi que Dieu d'ailleurs! - à le faire
dans son œuvre?
Mais suis-je vraiment si outré? Non. Vous
avez raison. Rousseau, sublime théoricien
de l'éducation, a confié ses enfants à l'Assistance publique. Kant, magnifique penseur
du rappon moral à autrui, dont la maison
était mitoyenne d'une prison, a obtenu du
maire de Konigsbcrg que les prisonniers
chantent fenêtres fermées, même en plein
été, parce que leurs chants le dérangeaient
dans son travail. Nietzsche, dont l'œuvre est
le remède parfait au ressentiment, ne parvenait pas à s'en défaire. Mais c'est lui jus·
tement qui peut nous éclairer: .. Plus d'un
qui ne peur se libérer de ses propres chaines a
su néanmoins en libérer son ami .. , écrit·il en
connaissance de cause. Les philosophes
nous parlent si bien de ce qu'ils connaissent,
de ce qui les habite, de ce qui les toumlente,
de ce à quoi ils se confrontent. Pas nécessairement parce qu'ils Ont réglé le problème,
mais parce qu'ils essaiem de le régler- parce
qu'il est leur problème.
Peut-être pourrait-on trouver là une belle
définition d'un problème philosophique. Et
si un problème philosophique, c'était toujours d'abord le problème d'un homme? Il
septembre ZOl O 1 numéro.l 1 philoSophie mogozlM
ne faudrait pas alors leur en vouloir de cet
écart emre leurs vies et leurs théories, mais
plUlôtleuren être infiniment reconnaiss.1nt .
Nietzsche fut toute sa vie aux prises avec le
ressen timem, en quête d'un impossible apai.
sement, malade inguérissable, mais nous
invitant sans cesse à la Grande Santé. Il ne
nous parle si bien de la Grande Santé que
parce qu'elle se refuse à lui. Il sait très bien
de quoi il parle: de cel objet qui lui échappe
sans cesse. C'est sa souffrance qui nous fait
tant de bien, sa servitude qui nous libère,
alors pourquoi lui jeter la pierre?
Certains philosophes sont comme ces amis
capables de vous conseiller avec soin, mais
inc.1pables de diriger leur propre vic. Comme
ces psychanalystes névrosés, mais capables
de guérir leurs patients de leurs névroses.
Comme ces prêtfCs tellement tentés par le
Mal qu'ils prêchent le Bien comme jamais.
Comme nous tous qui vivons CI souffrons el
faisons au mieux. On ne parle bicn que de
ce qui nous hante et qui, peUl-être, une fois
réglé, cesse de nous hanter. Les philosophes
SOnt si souvent incapables de vivre conformément à leurs théories parce qu'ils ne SOnt
pas des sages. Le sage est au bout du chemin , il parle de ce qu'il a compris, de son
expérience de la résolution des problèmes.
Le sage est sans désir, il l'a éteint en même
temps que la souffrance. Le philosophe est
encore sur la route, le désir au ventre, le dos
plialll sous le poids du problème. La route est
longue et il arrive souvent qu'il ne trouve pas
la solution, mais que sa rechert:he lui inspire
quand même des livres qui nous sauvent, des
phrases qui nous aident. Qui nous aident à
chercher avec lui et sans lui, parfois même
fa trouver ce qu'il n'a pas lrouvé .
philo~op!;.e
ft"
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à un article 7 Écrivez-nous à
[email protected]
QU-UT·(( QU ETRE
BEAU?
'..'-""'=---'::'='i...
_
. _FouaUtf_ ....
~-==-----
,
À PROPOS OU N° 41
Anolyse p. 16.
Le diable dans les détails p. 19.
« L'iPad au la tentatian du superflux »
« Chère Zahia ... »
Avec l'iPad , nous arrivons à cc que Joël de Rosnay appelait l'unimédia,
l'objet processant tous les tlux numériques, aboutissement de la
convergence numérique en actes depuis les années 1980. La question de
['écran qui devient ÉCRAN de tou t et de partout, objet fétichisé il merveille
par le charismatique Steve Jobs, pose effectivement la question de la
" D'accord, un juge
peut se tromper,
ZA HIA...
il peut aussi mal
faire son travail.
En revanche, la
promotion dans la
magistrature passe
rarement par
la médiatisation;
cela nuirait plutôt.
Les carriè.res
extrajudiciaires des magistrats ne cassent pas des
briques, à de rares exceptions près, comme Eva
Joly. Quant à. M. Bruguière, il n'a pas réussi à se
faire élire parlementaire, tand is que M. Halphen
écrit des livres aux tirages faibles .. »
JEAN-LOUIS. mternaute
«
non-interruption des territoires numériques devenant tour il tour territoires
d'infonnil tion, de loisirs, de communication, de travail, d'apprentissage ..
Nous ne savons pas ce que les usages de l'iPad vont donner, mais nous
savons que la non-séparation des espaces-temps de pensée ct d'actions
différentes est un argument marketing: pouvoir tout faire panout où vous
êtes! l:iPad poursuit la volonté du président d'Apple de créer l'objet UN
du nouvel âge d'OR du superflux en continu. Personnellement, après une
plongée carrément addictive dans l'iPhone, j'ai décidé de revenir à une
phîlosophie de la séparation. J'utiliserai l'iPhone pour ses applications de
gêolocalis..1tion et auITeS utilités quand je sors, et un mobile qui ne fait que
téléphone pour ... téléphoner! » ADRIEN FER RO, Internou te, responsable
du développement du master« Ingénierie de la e.lormatJOn »à Rennes· 1
{HtR[
J
À PROPOS OU N° 40
Dossier p. S4. « S'aublier paur être beau )}
I :J
pas guidée par la beauté, mais eUe l'est par
3/ S'OUBIJEH
POUR IrIR~ BEAU
L
« J'ai grandement apprécié ["article de
Philippe Nassif qui conv<XJ.ue la pensée
chinoise. Mais, en se focalisant sm la
thématique de la beauté, il me semble
négliger un aspect essentiel: l'action n'est
l'efficacité. Pour le dire en tennes taoïstes,
J'action trouve paradoxalement sa loi dans
le wuwei, le « non·agir contre» (qui n'est
pas pour autant une fonne de passivité).
Traduction: ["efficacité qui motive l'action
se trouve dans l'observation des lois de la
nature, en suivant la voie (dao) de ceUe·ci.
l:individu cesse alors de prendre
conscience de soi comme individu
paniculier, mais il se comprend (:omme un
élément d'un ensemble - l'Univers. Ainsi,
la beauté survient de l'oubli, mais c'est bien
l'efficacité qui est avant tout engagée: un
chevreuil franchissant d'un bond un fossé
n'est pas guidé par la beauté de son geste,
et pounant quel spectacle gracieux! C'est
qu'une action efficace implique l'hamlOnie
enrre l'individu et l'Univers, et cette
hannonie laisse place à la beauté. Le
problème SUI1'Ît quand l'homme cherche
à y subslituer ce que sa conscience définit
comme hannonie. Quelque chose est
"beau" non parce qu'on lui applique cette
qualification de l'extérieur, comme s'il était
transcendé par un ordre supérieur, mais
quand il comprend que cet ordre est
immanent, et donc que la conscience de
soi est inséparable de la conscience de
J'Univers. » XAVIER PIETROBON
"
L'époque
8
septtmbre ZQ10 1 numh 0 42 1 philosophie mogClllne
Télescopage
« Il n'y a point
de bête au monde
tant à craindre
à l'homme,
que l'homme. »
MONTAIGNE, LES ESSAIS
Rothbur .Ro aume-Uni
7 JUILLET 1 LES TIREURS D'ÉLITE DE
LA POLICE BRITANNIQUE TRAQUENT
RAOUL MOAT. QUI A ASSASSINÉ LE
COMPAGNON DE SON EX-PETITE AMIE,
•
•
L'époque
Matière à penser
Platon, ce matheux
Jay Kennedy enseigne, à l'université de Manchester, la République de Platon, ainsi que les maths et la musique dans la Grèce
ancienne. À la jonction de ces deux disciplines, une élOnnante découverte: celle d'une division pythagoricienne dans les écrits du
philosophe. Les dialogues, en nombre de lignes, seraient presque tous des mulliples de 12 et comporteraient des correspondances
harmonieuses ou dissonantes selon la nature des conceptS développés par Platon.
Le rhume du bonheur
Des chercheurs en psychologie évolutionniste (Harvard) ont observé
que certaines émotions se propagent de la même manière qu e les
virus des maladies respiratoires. Choque co ntact « heureux»
augmenterait de 2 % par on la probabilité d'être plus heureux, et
choque contoct « malheureux », de 4 % cel le d'être plus malheureux ...
« Stoïc Gun »
le général James Mattis, nouveau patron du (entcom (Irak et Afghaniston), est un fervent lecteur de Morc Aurèle.
dont un exemplaire des Méditations ne le quitterait jamais. $0 règle s'organise autour d'une formule : « Soyez poli,
professionnel, mois ayez toujours un plan pour tuer la personne que vous rencontrez, » Morc Aurèle revisit é,
41 %
C'est le pourcentage d'Américains persuadés du retour
de Jésus avant 2050, contre 46 % qui n'y croient pas.
Cette ligne de partage suit celle de la Bible Belt
[quart sud-est des Etats-Unis}, en particulier dans les
États du Sud et chez les évangélistes.
Ethiquement carrect
Karl Walling, enseignant à l'émie de guerre navale amé ricaine, a été mis en disponibilité pour" apologie du viol,., après avoir cité
Machiavel. Il avait refonnulé, dans des rcnnes explicites, la citarion suivante: .. Lafortulle est tme femme, de qui ne /'on saurait l'enir
à bout qu'en la Ixzrtalll el en la tounnelllant [. .. } elle esl toujours amie des jeulles gells, parce qu'ils salll moins circollSpects, plus l'iolellls
et plus hardis. JO WalHng, qui intervenait dans le cadre d'un séminaire sur l'éthique et les stratégies de contre-insurrection,
est accusé d'avoir employé un langage dégradant vis·à·vis des femmes.
Eve a-t-elle offert un Apple à Adam?
Selon le londateur de Lovehoney. site de gadgets érotiques. les adeptes de I1pod sont sexuellement plus
Inventifs que ceux des PC sous Windows. Statistiques de Google Anolytlcs à l'appUI, Il Indique que les
premiers dépensent deux fOIS plus en sex loysque les seconds. Umberto Eco avait remorqué. il y a
qUinze ons. que le Mac. en raison de son usage conVIVial. étOit plutôt catholique. alors que l'herméneutique
Imposée par le Dos Indiquait un univers protestant. voire calViniste. Peut -on croiser ces hypothèses'
PAGE R~AUS~E PAR SVEN ORTOLI
10
septembre ZOIO
numéro 4Z philosophie IItCIlloline
ONF
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" SlGot
IlSI01
LA CONTRE -HISTOIRE
DE LA PHILOSOPHIE
L6a",
.".,;
FRi::MEAÛX&"'ÀSSOCII~:S
L'époque
Revue de presse
Porno darwinien
« Dons une excellente étude sur les fantasmes (1995).
deux psychologues de l'université du Vermont ont conclu.
entre outres. que, contrOirement à ce que dit la croyance
populOire (et Ireudiennel, les fantasmes sexuels ne résultent pos simplement de désirs InsotlsfOits ou de privations
érotiq ues. l.o.] Ceux qUi ont la vie sexuelle la plus active
sont aussi ceux qUi ont le plus de fantasmes. [...J
Or nous vivons dans un monde où les fantasmes sexuels.
sous leurs formes claSSiquement mentales, sont devenus
obsolètes; où les images hallUcinatoires d'organes génitaux tressautant. de robustes lesbiennes et d'étrangers sadomasochistes ont été
remplacées parune véritable palette onlmede gens réels laisont des trucs que nos
grands-parents n'ouraient Jamais imaginés même dans leurs rêves les plus humides:
où des odos excités ne ferment plus les yeux pour se plonger dons l'oubli et le plaisir,
mOIS ouvrent leurs ordmateurs à un millier de dollars pour fOIre apparaître une
véritable oernce porno. QueUes sont, ou sens le plus large du terme, les consé quences pour 10 sexual ité de notre espèce de cette liquidation de notre habileté
mentale à nous faire des représentations? La prochaine génératIOn sera- t -elle si
paresseuse dons ses fantasmes que sa créativité dons d'outres domames sera
allectée? Les manages seront-ils plus enclins à se bnser. en raison de ce manque
d'expérience en termes de représentation et d'un manque égal d'entraînement à
la fantasmatique mosturbatOlre pOUf imaginer mans et lemmes. durant la copu lation, comme la personne ou la chose qu'ils déSirent réellement?
Je ne dis pas que le porno n'est pos un progrès. mois Je pense que. sur le long terme.
il peut se transformer en un véritable acteur du changement du Jeu de révolution. »
JESSE BERING. directeur de l'Institut Cognition and Culture (Belfast), Scientific
Americon Mimi. 22 juin.
Thanatophile ...
« La langue régionale exclut l'étranger, qui est pounanl sa parentèle républicaine, Elle
fonctionne en cheval de Troie de la xénophobie, autrement di t, puisqu'il faut préciser
les choses, de la haine de l'étranger, de celui qui n'est pas "né natif" comme on dit.
Comme une espèce animale, une langue obéit à des besoins relatifs à une configuration
temporelle et géograp hique ; quand ces besoins dispa raissent, la langue meun . Vouloir faire vivre une langue morte sans le biotope linguistique qui la j ustifie est une entre prise thanalOphilique . ..
MICHEL QNFRAY, philosophe, Le H onde, 10 juillet .
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GOMORRA
t( Parfois je me rends compte que règne
autour de moi une atmos phère bizarre,
une sarte de deuil par antic ipation. Je
vois dans les yeux d'autrui une émotion
prématurée, comme si mes propos
ava ient bien une certaine voleur, mois
moindre que celle qu"ils auront de main,
quand j'aurai - enfin - été assassiné, li
ROBERTO SAVIANO. écrivain, Lo Règ le
du jeu, 1· juillet.
BURQA ? ET LE RESTE ?
« Supposons qu'il y a it
un lien statistique
évident entre le port de
la burqa et la violence
laite aux femmes . le
gouve rnement serait -il
fondé à l'Inte rdire ? la Cour
suprême américa ine a considéré que
la danse nue de vait ê tre proscrite
ou motif de son lien a vec le crime en
généraL Mois une telle a ssertion n'a
rien d'évident, L'interdiction totale
des clubs où le s hommes von t boire
(ou de tout ou tre lieu. por exemple,
les matchs de footboll où les hommes
vo nt se soûle r) serait sans aucun doute
une étrange restriction de la liberté
d'a ssocia tion. Quiconque ve ut
interdire la burqa devrait considérer
les outres cos, pe ser les a rgume nt s
et en tirer les conséquences pour
ses hobbies préférés, li
MARTHA NUSSBAUM . philosophe,
The New York Times, 11 ju illet.
... toi-même
" Je note sunout que l'argument Id'Qnfrayl souscrit au paradigme biologique et écologique dominant , ce qui montre
encore la faibl esse et le peu de rigueur de cette pensée à prétention critique . [ ... ] JI faut cesser de considére r les
langues comme des entités vivantes indépendantes des groupes et des individus qui les parlent, arrête r de confond re
leur genèse, leur évolution et leur disparition avec celles des êtres animés . ..
JEAN-PIERRE CAVAllLt maître de conférences à l'Ehess, Le H onde, 14 juillet.
PAGE RÉALlS~E PAR SVEN ORTOl!
12
septemb~
2010
ooméfo.Z 1 philosophie IfI09CIline
Des dossiers d'actualité,
littéraires et scientifiques
écrits par des journalistes du Monde
et choisis par des enseignants
dans le prolongement
des programmes scolaires.
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BILAN ECONO 111 E 2010
La situation économique du monde,
"atlas de 179 pays et le CD-Rom avec les comptes
de l'économie française par l 'INSEE.
(88 pages· Format 230 x 300 mm • Valeur : 9,95 €)
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près de la Sisnature 1 1 1 1
Dale et signature obligiltOlre5
E-ma,1
orr.e réienoée JWI ~ iIbonntmenb et f~ en FrMU ~ jusqu'au 3111212010. \bJs vous atxmez aU); biles ru /oIaJœ. 'IDS IOn. prerun elldreW: sorrt tornrT1UIIiQu/l i
",ternes et
~
cas échéaN, •
QueIq\.Ol'S
socoet0!5 par1en1Hts. sauf av.s rootrllre de
'IWe
part. 51
'IOUS
1'105 S/!rVICeS
ne souhaItez pas recewir de pIOpOSItoOllS de ces SOCIetés. mercI de cocher la case ci contre 0
,
L'époque
Economie
FLAMBEAUX PO
Le projet de réforme est tombé : 52 ans, ce devrait être l'âge pour profiter de sa vieillesse.
D'autres solutions, originales, existent pourtant sans être Jamais discutées. De la taxe
des retraités aux fonds de pension, en passant par le parcours individuel ou le ({ droit
ou répit », revue de détoil." AIl KlCOI.A' CORI
es Français devraient bientôt partir plus
L
lard à la re trai te. En juin dernier, Nicolas
Sarkozy a relevé à 62 ans l'âge auquel on
peut mettre fin à sa vie professionnelle, affi rmant qu'il s'agissait d'un " projel juste el
équilibré H. l.a plupart des syndicats estiment, au
contnlirc, cette réforme injuste, car elle désavantage
les ouvriers ellcs moins qualifiés, qui ont commencé
à travailler tÔt, au profit des cadres, qui, du fait d'une
entrée plus tard ive dans la vie active, arrêtent déjà
de travailler après 623115. Pourœnains économistes,
la ré(onne a pour défaut d'être peu ambitieuse, car
elle se contente de lOucher à la marge le système
actuel. Beaucoup d'entre eux craignent que le déficÎt
actuel des régi mes de retraÎte ne soit pas résolu.
JI existe pourtant des alternatives originales, qui relèvent de principes de justice sociale tout aussi légitimes.
Mais elles n'Ollt pas fait l'objet de débats de la part du
gouvernement. Avant son adoption, le texte de loi va
ê tre examiné par le Parlement. Il n'est donc pas trop
[an! pour examiner certaines de ces pro positions.
1/
FOire payer les retraités
Pour sauver les retraites, faisons payer les
retraités! Lidée semble a priori paradoxale.
Elle a été émise par Terra nova, le think tank proche
du pani socialiste. l:institut propose de diminuer les
pensions des re traités aisés, en augmentant les différentes contrib utions sociales dont ils sont
aujourd'hui exonérés. Pour Olivier Ferrand, son directeur, il s'agit de prendre acte du "rCnI'erSCmenl his/Orique .. qui s'est opéré depuis que la retraite a é té
créée ... Aujourd'hui, explique-t-il. Les retraités ont un
niveau de vÎe supérieur à celui des actifs . .. Une situation qui se retrouve dans l'inversion des flux familiaux ... Hier, les actifs aidaÎent leurs parenlS dans leurs
vieux jours, poursuit Olivier Ferrand. Actllellemelll,
les retraités aident leurs enfants et leurs petits-enfants
à s'installer clans la vie. "
Le principe de solidarité entre générations n'est donc
pas abandonné. Il s'adapte aux configurations historiques. Ainsi, les jeunes re traités pourraient ê tre mis
à contribution pour financer les personnes âgées
dépendantes, de plus e n plus no mbreuses avec l'apparition du quat rième âge.
2/
IndiVidualiser les calculs
PlutÔt que de dresser un couperet pour
tOuS à 62 ans, pourquoi ne pas laisser les
individus choisir quand ils veulent s'arrêter de rravailler? C'est une des propositions faite par Thomas
Piketty et Antoine Bozio. Ces deux économ istes
proches du PS s'inspirent de la réform e faite en Suède
en 2001 , qui a créé des comptes individuels pou r
chaque salarié. Dans ce pays, chacun peut choisir de
partir à la retraite quand il le veu t à panir de 6 1 ans.
Le montan t de la pension est alors calculé en fonction
des cotisations versées et du nombre d'années que le
salarié peut espérer passer en retraite, à panir de son
espérance de vie. Avantage évident de ce système, sa
liberté. Mais son cÔté inégalitaire peut choquer. En
effet, à revenu égal, un ouvrier touchera une pension
plus importante qu'une cadre (puisque les hommes
et les ouvriers meurent statistiquement plus tÔt que
les femmes e t les cadres). Mais il s'agit d'un mécanisme de discrimination positive. Son objectif est
justement de corriger les inégalités réelles, nota mment celles relatives à la mort.
3/
Mettre de l'argent de côté
La retraite par capitalisation, avec la créa-
tion de fonds de pension, est un projet
trad itionnel des libéraux. Pourtant, par un étonnant
renversement de situation, révélateur de la crise
financière de 2008, le gouvernement issu de celte
mouvance idéologique ne l·a même pas évoquée. 1....1
capitalisation repose sur deux principes: le salarié
cotise pour sa propre pension, et ses cotisations forment un stock de capital qui est placé. Bien loin des
prédictions apocalyptiques, ce système a plutôt bien
traversé la crise à rétranger. C'est le cas au Ch ili ,
souvent cité comme exemple par les libéraux.
Atout de la capitalisation: comme la population
active ne paie pas pour la population à la retraite, il
RLA RETRAITE
n'y il pas de conflit im ergénérationnel possible dans
le cas d'un pays vieillissant, comme cela se passe pour
le régime par répartition. Les déséquilibres démographiques nc peuvent pas produire de faillite du système. Autre avantage, son efficacité économique. Le
capital cumulé sert à créer des fonds de pension qui
«investissent dans les entreprises du pays ou dans les
emprunts d'État "', Dotées d'un capital national, les
entreprises sont plus susceptibles de créer des
emplois dans leur propre pays. Quant aux ÉtatS, ils
som à J'abri des pressions des marchés financiers.
4/
La retraite tout ou long de 50 vie
Historiquement, la retraite a été pensé~
comme un court moment de repos qUI
intervient juste avant la mort, alors qu'on est devenu
inapte au travail. Mais, avec l'allongement de la vie,
les retraites sont souvent en pleine forme, ct cette
période est devenue un temps où l'on désire s'épanouir. À partir de la soixantaine, on entre dans un
nouvel âge, celui où l'on est libéré de la pression et
des contrai ntes du travail, mais où on ne veur pas
forcément arrêter toute activité. On veut simplement
être plus libre, et donner du sens à ses actes.
Il cst possible d'imaginer d'autres modèles, qui pcmlettraient de prendre en compte le besoin de travailler plus
tout au long de sa vie. Telle est t'idée, avancée par le
philosophe Pierre-Henri Tavoîllot, spécialiste des" âges
de la vie" (1ire chronique page 22), de la possibilité de
prendre une sorte de retraite temporaire à n'impon.e
quel moment de sa vie. Il propose que chaque salarié
puisse bénéficier d'un" droil au répit" d·une ou deux
années dans sa carrière professionnelle, en conaepartie
d'un allongement de la durée totale du travail." Le désir
de souffler un peu, de prendre du recul, de sortir de la
frénésie quotidienne est ce qui réunit la majorité des salariés", justifie Pierre-Henri Thvoillot. Là encore, c'est la
Suède qui fait office d'exemple_ Il y est possible de
prendre une année sabbatique rémunérée sans donner
aucune justification médicale ou professionnelle _
"
L'époque
Société
BRISONS
Organisés par les membres du réseau social Facebaak,
les opéras géants sont une source d'inquiétude pour
les autorités. Expriment-Ils une soif d'échange réel
par -delà la communication virtuelle 7 P MITlIIIJ)E IEQl"
l n'y a pas si longtemps, on reprochait à Internet de
détruire petit à petit tous les liens sociaux. Souvenez·
vous de ces propos alarmistes, dépeigmmt des indi·
vidus rivés à leurs écrans d 'ordinateurs, reclus dans
un monde virtuel el fuyant tout contact avec l'autre ...
I
Avec les apéros Facebook, ces gigamcsclues rassemblements
qui
Ont
essaimé de ville en ville au printemps dernier, la
gé nénlli on Internet montrait à ces ca ssn ndrc s des
années 2000 que les réseaux numériques pouvaient aussi
servir à concrétiser des liens virtuels. Mais, pour beaucoup,
cene rencontre physique, associée à la consommation d'al·
cool. n'a rien d'une sociabilité authemique. Alain Finkielkraui parle même d'une .. biture pride _, L.1 rencontre
entre monde vinuel et monde réel, sous la forme de cene
alliance inanendue entre cybennodemité ettrndition bien
française , laisse perplexe. Faut-il y voir la manifestation
d'une sociabilité alcoolisée aussi factice que sa source virlUelle ou l'expression d'une soif d'écha nge réel promettant
bien plus qu'une cuite collective?
Du vinuel au réel, rien ne semble à première vue vraiment
chnnger. En réunissant le plus de participanlS poSSibles
pour battre le record établi par les au tres villes, ces apéros
ne font que redoubler la course aux" am is ", ca ractéristique du réseau social créé par Mark Zuckerberg, remarque
Monique Dagnaud, de l'École des hautes études en sciences
sociales (Ehess), On peut, dès lors, s'attendre li ce que les
liens créés avec les inconnus qu'on y rencontre soient aussi
superficiels et artificiels que la plupart des échanges virtuels avec les " amis» Facebook. Ils n'a boutissent qu'à
.. ulle coopération faible, limirée au dél,re coIleefif d'UII 50"_,
Pour Michel Moalti, maître de conférences en sociologie li
115
s~lembre
2D1D
numbo "2
philosophie 1ftG9IJ• .,.
l'université de Montpellier, .. on se greffe à UII
qui nous donlle l'illusion de l'app<lnellallct.
alors que /lOlre "/loul'elle relalion sociale" l'SI 1010leme/ll artificielle _.
Cene rétice nce li considérer ces manifestations
comme une au thentique forme de socia lisation ,
Stéphane Ilugon, docteur en sociologie et chercheur
au Centre d'études sur l'actuel et le quotidie n, ne
ln partage pas, mais l'explique par l'habitude d'opposer le virtuel, supposé inconsistant, au réel, physiquement concret et véritablement existant. Or il
ya conlinUitl enlTe le virruel er le réel: le premier
n'existe pas moillS que le second "'. C'est d'a illeurs
l'ensemble de notre vie sociale qui est tissée de vir·
lUel, dans la mesure où .. toutes nos interae/ions
illcorpore/ll de la fictioll ou des éléments inwirifiab/es
et abstraIts .... Pour ce spécialiste, les relations numé·
riques ont effectivement transformé les liens
sociaux: moins figés dans des appartenances de
classe, ils SOnt assouplis par la possibilité de se
construire des identités plurielles et éphémères,
propices au ... partage d'une temporalité a~u raulre,
sur U/I temlOlfe Imaglllaire ".
C'est bien ce désir de panage qu'on retrouve, décuplé, au premier plan des apéros Facebook. Organisés
en centre-ville, ouveTlS à tous, ils témoignent du
besoin de re trouver un lien social pulvérisé par nos
sociétés postindustrielles,« Ce n'esl p<ls Internel qw
eM désocia/isallt, mais la société", insiste Stéphane
Hugon, Cette déliaison des individus explique pour
lu i .. l'effervescence dionysiaque, vio/ellte .. de ces
grou~
Of
pl '9C
~v.
n" ·
cycle Tchekhov
·
IMe AnIOO Tchel<.hov
m~ en scene Serge L,psl)'C
'3')0 OCl1OIa
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~alllQ!un '
4 • 21l no. 21lla
~r"'t. ·
te>leAAloo Tcll<'khov
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Des"!'aul
PaUl
~
nov • Il lM 2011
• Phi-Phi
entt. d Herm :hn'>l ne
.,..,t Albt-rt W temom
1
rejoindre sur leurs points communs,
elles lavorisent une communicotion
communautoire. Or communiquer.
c'est moins partoger des voleurs
commu nes que cohobiter avec des
individus différents de soi.
les opéras Focebook
permettent-ifs de créer
un lien réel?
2
Absolument, Interconnectés en
permanence, les gens ont besoin
de se retrouver sur le plon humain,
de se voir, de se toucher, de boire
ensemble .. , Oe plus. le passage
de la communouté virtuelle 0 la
communauté réelle permet de
Focebook.
sortir de la communication
communautaire, de se rendre
compte que l'outre existe
et n'a pas lorcé mentlo même
couleur que soi.
Pourquoi les opéras géants
3
sont-ils rejetés?
l'ellet de mosse fait peur.
focebook permet de toucher plus
de gens plus vite. mOIs en les
InVitant à se réunir. il joue le même
rOle que 10 radio ou 10 presse
autrel ois, les supports varient.
mois pas le besoin humoin de
communication physique,
~",\i d"cl~
IX rKhftcM au CNRS,
donl "'remer
~r~ ' ~ lI>rorit uirOljUl'des IIOIJIII!OO.O
m4dias IFIommorlotI. 19991 el "'fOffl>f!(
'''esl pt1S c~ (CNRS f<Iit;oo,;, 20091.
•
• DielonllEnH
opffiI dl! fl'l'lty Pu.-c.'
lNret NahlJm Tal@
o ra;hon '"'~sI,en
d Hffir
m.seeoscène~
liltû ~
5 .8 mal 10'11
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Chr.-;lophe c;.a~
' lhanny 8er1 ..aI)'ante Zertinl
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He!mao n g< 1'1
C~ Le<; 8nl}a'lds
mIS(' eo sc èr.t
16dti 201O'9)i11l\12011
rn<s.e eo
Habitué 0 Ilret 0 boulet~ rouges sur ies dangers du numénQUE',
Comment caractérise.'" les
rtlotlons sociales numériques?
En Incitant les gens 0 se
"
,
'fi ,)0 ~ 1201'
dtcec 1100 m.r.. cale
TrOIS questions ou SOCiologue
Dominique Wolton *
~ propose une étonnontedélen!.C de$ ap{>r05
do
le>te AAlon Tchekhov
ml!oe en sdme Volod,a Se,,,,
rassemblements aux allures de " grand-messe
païenne,., Symbole, pour beaucoup, d'une jeunesse
incapable de se projeter dans l'ave nir et de s'engager politiquement, la volonté de "s'édater " dans
ces apéros géants se comprend aussi comme une
recherche frénétique du contact avec l'autre _
out~ IX nomIlreu. O<MP(IeS,
'twss..a,,~
• t. JOIIrna! d' un disparu
!rvrl!t et muSIque
L~JaAAek
d' ap"'~ dl-s poèmes
12,28 mal21l11
o Cla ire-Marie LI GUily,
piilnisltl e n rhlde n"
2 coocerls 6 d", :>lita
et 28 mars 2O\t • 21lh
eo scè"" Omsloph.. Crapez 0 Orches tre de Paris
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e~3~rez0153051919
INNN, athenee-
theatre,com
'"
L'époque
Courant de pensée
ARS INDUSTRIALIS
À LA CONQUÊTE DES ESPRITS
Le philosophe Bernard Stiegler propose chaque trimestre une
séa nce publique, à laquelle sont conviés intellectuels, artistes ...
Le thème de ce mois de Juin: « les techniques de soi ». Malgré
un vocabulaire ardu, le public est conquIs, avide de savoir, de
comprendre, et sous le charme du leader. OLe": "TL"'''"
aris, juin 2010, un samedi après-midi pas COmme les
autres. Une centaine de personnes se pressent devant
le théâtre de la Colline. Hommes ct femmes de tous
P
âges, professionnels de l'éducation, médecins, ingé.
nieurs, experts en nouvelles technologies, mais aussi
artistes, étudiants, chômeurs, retraités ... Tous viennent assister
à la séance proposée ici chaque trimestre par M Industrialis. A~
Induslrialis? Un mouvement de pensée fondée il y a exaCtement
cinq ans, cnjuin 2005, par le philosophe Bernard Stieglcr Ct quatl'C
intellectuels préoccupés par le désarroi du monde contemporain.
Cette. Association internationale pour une politique industrielle
des technologies de l'esprit» dénonce la soumission croissame de
la vic de t'esprit !lUX impératifs économiques qui instaurent, par
exemple p.1r l'intcnnédiaire de 1,1 télévision, un conrrôle des com·
ponements. Dans un esprit Qualifié par œnains de freudo-marxistc,
Bernard Stiegler,
philosophe et fondateur
de l'association
Ars Industrialis, Il est
nOlamment roul eur de
Prendre som de
la Jeunesse ef des
g~nérotions (Flammarion,
2008) el de Pour une
nouvelle critique de
l'économie politique
(Gahlée. 2009).
leur critique du consumérisme se mêle à un plaidoyer pour une
nouvelle puissance publique, capable d'engager des politiques dïn·
vesrissemem à long terme, Il s'agit donc .. d'imaginer un nouveau rype
d'agencement enrre cu/R/Il', technologie, industrie et politique .. ; après
cinq ans d'existence, une stratégie applicable et qui se veut concrète.
Ars Industrialis est donc un lieu de rénexion politique et philosophique qui réunit aujourd'hui plus de 600 adhérents, et dont le site
enregistre chaque mois des milliers de connexions localisées dans
le monde entier, Paradoxal quand on sait que la pensée de Bernard
Stiegler, à la fois dense et complexe, est servie par un vocabulaire
souvent ardu, voire carrément rebutant pour le commun des monels.
D'aîlleurs, le site de J'association propose une section intitulée« Voc."l·
bulaire », abritant les conœpts usuels du philosophe. Stiegler n'est
ni On!Tay ni Conlie-Sponville, Il reste inconnu du plus grand nombre,
mais il est prisé IXlr un public dom le nombre va croissant.
C'est une pensée qui nécessite un travail d'appropriation des mac.!
comme des concepl.S ", confimle en souriant Emmanuel, 43 ans, édu~
c."lteur spécialisé. Depuis plusieurs années, il lit l'œuvre de Stiegler
ct fait l'effort de venir, depuis Nancy, assister à ces séances qui lui
pcrrnenem de" recharger ses baturies .. : ft On vilunefin de cycle, sur
fond de crise généralisée et les réponses de 1I0S politiques !iDllt aff/i·
geantes. Ars IlIdrtsrria/is fait l'effort de débrouiller les JXlradoxes et les
contradictions de lIotre époque à trawrs une approche transdisciplinaire: des philosophes, des psychiatres, des économistes, des scientifiques, des enseignants sont imités à réfléchir sur le monde, sonfollc.
IÎoonement, ses possibles deveniN, Celte réflexiOll collective menée dans
le bllt d'e1aborer ulle pensée commune est unique aujourd1rui. ..
Réflexion collective, des mots qui reviennent sou"ent dans les propos
des adhérents croisés aux abords du théàrre. Et qui ne manquent
pas d'étonner tant lïnfluence de Bernard Stiegler, son lexique, ses
thèmes, son style même, à la fois distancié et très proche du comem·
porain, imprègnent l'esprit et la lelll'c des membres de l'association.
Le site Internet d'Ars Induslrialis semble également témoigner de
cette volonté de faire œuvre commune. Pour le seul mois d'octobre
2009, près de 500 personnes y ont apporté leur contribution.« Dés·
humanismion du cadre de travail"," ProfessiOllnaliserle cilayen ",
« Une étude critique du rappon Faurous sur le numérique »,« Prolétarismion des capitalistes du désaslre ..... autant de textes publiés
par les adhérents. Ars Induslrialis, selon les mots de son fondateur,
se veut '" 1111 outil de transindividuatioll JO, d'anicularion du .. je " et
du « nous JO, ou comment faire la paix civile en confrontant des points
de vue contradictoires sur un termin commun de débat.
Tout le monde n'a pas l'ambition de participer au débat. Beaucoup
viennent ici pour .. apprendre ". Picorer quelques idées pouralimenter ma propre réflexion ., dit Jean-Marie, 34 ans, professeur de physique, qui souhaite se former fi des conceptS .. peninenrs, novateurs,
visionnaires JO, en phase avec ses propres interrogations. D'autres
s'inscrivent dans une déman::he de recherche personnelle. Comme
Cécile, 37 ans, secréraire de rédaction fomlée à la philo ct à la psychanalyse, qui voit dans la pensée de Stiegler '" une philosophie globale qui prend ell comple la technique et ses ivolUtiOIlS, ce qui esllrès
rare ... Ce qui résonne ici en elle? L..1 critique des industries culturelles qui colonisem les esprits aux fins de la seule rentabilité. On
est en Irail1 defaire avec les espril.S ce qu'on a/ait avec la bouffe! Si
l'on veut se sortir de ceue glu, ilfaul 1111 systeme critique qui permette
de /'idelllifierel qw le meue ell moIS. Cest ce que je viellS chercher ici, »
Et puis il y a Dominique, 56 ans, gardienne d'immeuble à Belfon,
" dans lUI quartier où l'on gague 600 €par mois ", qui suit les travaux
de Bernard Stiegter et correspond avec lui depuis
trois ans. Of La dibdc1e tSt partouf, que Cf soit chez nous, les
travailleurs, ou dans les milieux intellectuels. Des mil/iollS
de gellS, chacun doits leur coin, abreuvés de conlleries te1évisées. Tous collSOmmateuN, tous formatés. On Ile lit plus,
011 lU! .!'arrête plus pour se poser de questions, les bonnes
questiollS. Moi, je ne suis pas imelligente. J'ai besoin qu'on
m'aide, À Ars lndustrialis, ils décortiquent cout, ils diselll
voilà où en est, pourquoi el comment cela pourrait être
aWTemem, À Iravers eux,j'ai découvert la philosophie: c'est
un monde fabulela, En ce momenl, je lis Aristote, qui dit
qu'une cilé e.sl 1/11 lieu où vivre /teureux. 1/ me donne des
ailes, Aristote! Vne renaissance, C'esl ce que j'éprouve ell
lisam lU! lexte ou cn écoutant une fXmférence. »
•••
f(
f(
QUI SONT LES ADHÉRENTS?
Ge rous hnnzom !oOC1O-PfO!e: <,IQnnPIS et dl? tous~. de prOVlnce
ou de Pou Ie!.~!eurs chf>rchent des PIStes de réflexlon_
Simon lincelles, 11 ons
PROFESSEUR DE PHYSIQUE
« Je contnbue à la réfleXion collective
à trovers des textes et des nlms
diffusés sur le site de l'assoCiation. »
Anno Kerekes, 23 ans
trUOIANTE EN HISTOIRE DE l 'ART
« C'est la première fOIS que Je viens.
C'est une découverte énorme: on milite
contre le songe de la société. »
Cécile Cobontou, 17 ons
SECR~TAIRE DE RÉDACTION
« Je souhaite mettre la pensée
d'Ars Industnolis en débat dons
les forums sociaux. »
Emmanuel 8lanchot. 43 ans
ÉDUCATEUR SPÉCIALISÉ
« Passer de l'affrontement politique
à la diSCUSSion, c'est ce que
j' 01 appris avec cette association. »
RenI: Sultra, S4 ons
PHOTOGRAPHE
f(
« Je trouve utile de défétlchlser
la technique et de ramener dons
le champ de la philosophie. »
".
L'époque
Courant de pensée
••• Bernard Stiegler vient d'arriver dans la salle. Grand, sec, luneltCS
cerclées de métal, Jean llOir et lee-shin blanc, bronzé d'un boUI à
l'autre de l'année, l'homme est le chef Încomeslé. Anden élève de
Derrida, ancien dIrecteur de recherche au Collège imemmional de
philosophie, fondateur de l'unité de recherche « Connaiss..mœ. organis..1.tion et système lechnique ,. à lure de Compiègne,
ancien directeur de l'I rcam (Institut de recherche CI
coordination acoustique/musique), fondateur et actuel
concepts comme da annes . .. Ici, rindividuation semble
passer par une altitude plus que respectueuse à l'endroit
de la pensée du .. patron '".
17 heures. Un régisseur fait savoir qu'il faut libérer la
salle. Sur la centaine de personnes venue assister à ln
directeur de rJnstitut de recherche et d'innovatio n du
Centre Pompidou, l'homme s'est converti à la philosophie alors qu'il élUi! en prison, où il a passé cinq ans
li la suite de braquages à main année. Celte rude collusion avec le réel, ce parcours hors du commun chez
un philosophe, participent sa ns doute du respect
accordé à la personne e t à ses idées.
Face aux attentes qu'il soulève, Stieglcr répond simple.
ment. Un sourire ici, un geste amical par là, là-bas une
poignée de main_ Pas de fatuité, pas d'effet de style. Et
ce soir, on ne l'entendrn pas. Les lumières s'éteignent
doucement. Sous les spotS qui éclairent la scène, quatre
hommes: Alain Giffard, spécialiste des technologies de
l'écrit; Robin Renutti, comédien; Julien Gautier, professeur de philosophie; et Man: Valleur, psychiat:re et
directeur de lôôpltal Marmottan, Deux heures durant, chacun s'ex·
prime sur le thème du jour: .. Les techniques de soi ". La probléma.
tique, travaillée par la philosophie depuis l'Antiquité, à laquelle
Michel Fouca ult a consacré, à la fin de sa, vic deux séminaires,
.. Ilerméneutique du sujet .. el .. Gouvernance de soi ", renvoie au
principe d'individuation, notion que Bernard Stiegler a reprise au
philosophe de la teclmiquc Gilben Simondon. oc Nous critiquons rI
combauons à An Indwtrialis la destruction de l'auenrion par les
psychopoUVOlrs que SOn! le marketing, la télévision, les indwtries de
l'irifonnation, le numériqur, .. , rappelle Alain Giffard. ln rechnique.ç
de soi, ou la pratique régu/il'!re, répétée, d·11Il exercice intel/ecnte! ou
spirituel, /lOUS inlérns54!.111 CIl œ qu'elles pCmH~rreltl de reconfigurl'r œlle
affention, d'engager ce processus d"individuation. » Dans la salle, on
séance, une vingtaine seulement rejoint le bardu lhé.ât:re
où doit se tenir l'Assemblée générale annuelle. En tant
que président, Bernard StiegJerdresse le bilan de l'année
écoulée: oc Nous sommes une tOUle petite assocÎation et
nous sommes aujoutlfhui sollicités par des universités à
Nrranger, par da acteurs poiitiques et économiques, par
da collectiVItés temtariales ... .. On apprend ainsi qu'Ars
Industrialis a été mandatée par la région Nord·Pas.<Je·
Calais pour réfléchir à l'appropriation du fasrueux projet
Louvre-Lens p.1r les habitants du bassin minier, une des
populations les plus pauvres de France. Ou qu'e11e énlelie,
pour la Communauté urb.1ine cie Nantes Métropole, les
conditions dïnstnllation d'un pôle de rechen:he et d'enseignement supérieur lié à la création
sur l'ile de Nantes ... Toul ceci nous
oblige à réfléchir à une ivelurion de
not1'e structurr. .. Vers un mouvement
politique? Jamais. Sricgler voit dans les
Une audioice
partis .. ulle fomle finie, dépassée ". En
revanche, il évoque la possibilité d'évoluer progressil'ement l'crs un espace de
écoute, on prend des f'IO(es. L:individuation, un sujet particulièrement recherche. EA annonce une mise en œuvre expérimemale,
cher à Bernard Stiegler qui milite pour un retour de la singularité en région Centre, dès la rentrée prochaine: .. Nous ouvrons
dans une société qui ne croit plus qu'au paniculier. Singularité? unt' petite iroIe de philosophie menu à des e1ives de terPaniculier? .. Le partiallier se calcule, il est reproductible. La slltgula- minale, qlll sera rrlih à un séminairr doctoral internationté Ile l'est pas: elle prodde de l'infini. elle est donc incalculable ... JO, nal, diffllsi en visioconférrnce, oû nous imoesciguerons avec
commente Robin Rcnucci, pilier d'Ars IndUStrialis depuis son origine. une dOllzame de posrdocLOronts étrangers la question de la
C'est donc encore et toujours de la pensée de Sriegler qu'il s'agit. transmission des .savoir.;. .. rassoaarion a de l'ambition.
Ce que confirme Christian Fauré, consultant chez Capgemini, qui Mais parvicndnH-eUe à sumlQnter l'épreuve du réel, le
compte aujourd·hui p..1rmi ses lieutenants el qui ne cache pas son moment où il faudra mettre en application des idées, dont
admiration: .. Ars Industrialis repose es5enn·ellement sur le géme de beaucoup restent encore abstraites, tout en échappant
Bernard. Nous, 0/1 s'en fait les porte-voix clalls nos réseaux profes- aux rcœttes déjà utilisées? Dans l'assistance, quoi qu'iI
sionnels. J'ai popl jlarisé ses thèses dans le secteur de l'informatique en soit, les regards brillent. En quittant le théâtre, un
el de l'open source. D'awres porterll la parole dans les secteurs cie adhérent lance joyeusement: .. On va refaire l'Académie
/'édllcation, du juridique ou de la télévisioll. Nous envisageons ses tic Platon f .. 11 suffit p.1rfois d'y croire ... •
" On est en train de faire avec les esprits
ce qu'on a fait avec la bouffe ! Si l'on veut se sortir
de cette glu, il faut un système critique."
Le diable dans les détails
L'époque
DE LA CORRUPTION
il obtenir un service par l'oclroi de faveurs, en général financières, il ceux qui
sont maÎt'res du processus de dîspcnsation du service. On corrompt le fonctionnaire chargé de donner son avis sur un permis de construire; on fait un
cadeau à celui qui peUl faire accélérer l'instruction
d'un dossier ou favoriser un recrutement; on glisse
un billet dans les documents d'identité pour que le
l}()licier ferme les yeux sur une infraction.
Certaines faveurs ne sont pas financières. Ce sont les
plus difficiles à traquer dans la chasse à la corruption:
l'octroi dllOnneurs, l'entrée dans certains cercles restreints, l'admission dans une catégorie sociale en vue font partie des
moyens d'une corruption non pas
ponctuelle mais endémique: petits
services rendus, bienveillance sur
certains écarts, protections. On
quitte là cependant la corruption
proprement dite pour entrer dans
les phénomènes de réseaux et de
relations - dans les pratiques
mafieuses. Celles-ci sont différentes de la corruption proprement
dite dans la mesure où elles coexistent avec le fonctionnement
bureaucratique nomlal en le courtcircuitant ou en le neutralisant. Un
ntafieux ne corrompt pas un juge :
il se débrouille pour qu'aucun
témoin ne parle - ou il fai t tuer le juge.
La corruption ne doir pas être confondue avec le
délit d'initié, où il est fait usage d'informations privilégiées pour obtenir un avantage. Le consultant
qui utilise ses informations pour jouer sur les cours
boursiers d'une prise de participation qu'il expertise
commet un délit d'initié.
La corruption est différente aussi de l'abus de biens
sociaux qui est le déwurnement pour le profit d'un
individu des ressources d'un collectif (association,
entreprise, machine de l'État). L'usage durant le
week-end d'une voiture de fonction est un abus de
ce genre, plutôt répandu au demeurant ..
La corruption est donc caractéristique d'un État de
droit avec lequel on prend des accommodements.
Quelles sont les causes de la corruption?
Évidemment l'appât du gain, que ce soit du côté du
corrupteur ou de celui du corrompu . Le corrup teur
veut obtenir un avantage et le corrompu veut améliorer sa situation. Les militaires qui montent des
contrôles routiers la nuit dans certains pays
d'Afrique et exigent un paiement de l'automobiliste
La corruption consiste
Yves Mîchaud est
philosophe. professeur
à Pons- l. lnl!1Oleur
de l'Université de tous
les savoirs. spécialiste
de la violence et de l'art
contemporam. Auteur
notamment d' Humain.
mhumOin. trop humOin
(Climats, 2006) et
de Qu'est-ce que le
ménte ?(Bourin. 2009),
Il Vient de publier Face
à /0 classe. Sur quelques
manières d'enseigner.
avec Sébastien Clerc
(<< Folio Ac tuel »,
Gallimard).
qui désire aller plus loin veu lent améliorer leur
salaire, et celui qui trouve la réglementation foncière trop contraignante, cherche à « mettre de
l'huile dans les rouages ". Ce qui suggère tout de
suite deux remèdes à la corruption.
Le premier consiste à contrôler l'app<Ît du gain chez
les COffilpteurs potentiels (tout le monde, donc), soit
très en amont par l'éducation, soit par la crainte de
la répression. On apprend à l'enfant à être honnête
et on punit le corrupteur pris la main dans le sac.
Le second consiste à contrôler l"app<Ît du gain chez
les corrompus potentiels (ceux qui sont en position
de dispenser des avantages) en
agissant sur les mêmes ressorts. En
inculquant une éthique professionnelle d'honnêteté au fonctionnaire,
en contrôlant régulièrement ses
actions (inspeL1:ion de l'administration), en sanctionnant les délits,
en faisant aussi en sone qu'il ne
soit Jh1S ten!é par le gain. Des policiers ou des juges misérablement
payés sont inévitablement des
cibles pour la corruption.
La relation entre corruption et
organisation administrative de
l'État de droit soulève un problème intéressant.
Si on laisse de côté les motiva~
tions de lucre ct d'avidité, un
facteur important de corruption active (celle des
corrupteurs) est la complication administrative.
Plus c'est compliqué, plus on est tenté de deman der des coups de pouce qui faciliteront les choses.
Sauf que la complication est à elle-même so n
propre remède. On ne sait pas qui corrompre et il
fau t mon ter toute une tramc de corruption pour
s'assu rer d'une issue favorable. S'il n'y a pas plus
de corruption dans nos sociétés, c'est parce que
c'est trop compliqué à organiser.
11est donc plus sensé de faire appel à des spécialistes des rouages administratifs et légaux que de
corrompre. Sauf que cela a un coût, celui de leurs
conseils. Et comme par ailleurs, la complication
de l'organisme d'État doit elle-même être fin ancée, il ya aussi un coût - cette fois en taxes et en
impôts. Ce qui mène à la remarque de conclusion
que me faisait un chef de grande entreprise globalisée: «Quand vous voulez faire ulle affaire,
vous l'ayez toujours 30 % de la transaction, soit
ell corruption, soit en avocQ(s, soir en taxes.. Ce
qui change, c'est juste le pays. " .
'"
Au fil des âges
L'époque
dans La Conspiration ( 1938) , c'est réglé, on esl initié, on
a ru la gueule bien cassée, mais 011 peul discuter le coup
avec les ancêlres et faire /1' malill près des femmes. »
Aujourd'hui, cela dure bien longtemps: .. Pas d'hommes,
médecille pour nous faciliter les choses.,. c'est famour, la
mon, la saloperie, les maladies de l'tsprit ... ..
20 ANS,
A
UN BELAGE?
C'est étrange: on regrette souvent ses 20 ans, mais on
n'en profite guère quand on les a. Si jeunesse saVUll,
si vieil/esse pouvoir .. , dit l'adage. Paul Nizan allait
même plus loin, au début de son fameux roman Adt'n
Arabie (1931), en dénonçant une nostalgie illusoire:
.. J'avais 20 ans. Je ne laisserai personne dire
que c'est le plus bel dge de la vie . .. Pourquoi?
Of
Sans doute parce que cet âge charnière est
ambigu: à la frontière indéterminée de J'ado-
Par Pierre-Henri
Tovaillat
Maître de
lescence (comme sortie de ['enfance) ct de la
ptéstdent du Collège
de philosophie.
des tiges de la VIf!
(GraSset 2007).
2l 1 sept embre
ZOtO
" L'horizon du bonheur, loin d'être
atteint. n'en finit pas de reculer "
jeunesse (comme entrée dans l'âge adulte), il eSI le
temps de la première crise existentielle. En effet, l'en-
conférences à
10 Sorbonne et
Il est notamment
l'ouleur. avec
Ënc Deschovanne.
dl? Philosophie
On pourrait penser que cette vision tragico-romantique
a un peu vieilli, peut-être parce que le désenchantement a fini lui aussi par se désenchanter. Mais ce seuil
reste pourtant le symbole d'un moment capital de la
jeunesse: c'est l'âge où l'on quitte ses parents pour
accéder à l'aUlOnomie.
En fait, quand on regarde en détail, cela n'arrive pas toujours à 20 ans pile. C'est ce que montre la sociologue
Cécile Van de Velde, dans un panorama lumineux des
différents processus européens d'entrée dans la vie adulte.
Elle distingue trois logiques, correspondant aux trois
fonnes du Welfare Smte. Dans les pays méditerranéens,
l'autonomie CSt tardive (27-28 ans) et s'acquiert dans le
giron familial. Dans les pays nordiques, le départ des
enfantS du foyer familial y est plus précoce (20-21 ans),
parce que l"Éun prend le relais. notamment pour le financement des études, En Grande-Bretagne, la transition ne
se fait ni par la famille ni par l'Érat, mais par l'emploi. La
France occupe dans tet ensemble une position intennédia ire, La famille ct l'État combinent leurs forces pour
assurer l'insenion dcsjeunes, t.:âge médian du départ de
chez les parentS y est de 22-23 ans, sans qu'il apparaisse
pour autant commc une preuve dïndépendance.
Toutes ces politiques sont plus ou moins confrontées à
une même double contrainte: il faUt fa\'Oriser J'accès à
l'autonomie sans que, pour autant, cette aide ne devienne
un obstacle, car l'aulOnomie, par définition, se conquiert
et ne se concède pas. Or, entre l'image d'une jeunesse
victime (que J'on empêcherait d'être autonome) et celle
d'une jeunesse pourrie-gâtée (qui ne le voudrait pas), on
oublie souvent qu'elle est avant tout un passage, rempli
d'exigences contradictoires: il faut réussir ses études,
préparer son futur emploi et même son futur changement
d'emploi, vivre une jeunesse épanouie." Pas facile 1TOUl
fant et l'ado, qui n'ont cessé de rêver à la magie du
" quand je serai grand ,., s'aperçoivent, arrivés à ce
stade, que rien n'est réglé et que !Out est à faire. Sans
doute disposent -ils désormais des attribulS de la
.. grande personne >l, nwis l'horizon du bonheur et de
l'accomplissement, loin d'être aueint, n'en finit pas de
reculer, plus complexe et opaque que jamais.
Jadis ceue crise était brève gr.'lce au rite d'initimion: en
trois jours, (out était résolu. Au prix de quelques misères
physiques, les réponses étaient fournies et l'homme était
fait. ft C'tsrromml' dans les passages à labac, ajoute Nizan
1 IIUIl1é<O 4Z 1 phi to$Oph!e mQ9Clzlne
cela ronuibue à une ronne d'insécurité existentielle, alors
même que sa situation objective s'est considérablement
améliorée depuis cinquante ans. D'où le portrait étonnant
que l'on dresse aujourd'hui de cene jeunesse indéchif{rable: gâtée, mais fragile; révolutionnaire, mais conservatrice; individualiste, mais solidaire; libertaire, mais en
demande d'autorité; désenchantée, mais anachée aux
valeurs traditionnelles ... On peut voir une fOnlle de cohérence dans tOutes ces contradictions, sauf à regretter le
temps jadis où la jeunesse n'existait pas _
S«KJIogIe Compoiée de /0 ~JSe eII
EUlDpi', de Cklle Von de Velde (PUF. Z008) . Lnjeunes FrQn((NS
À lire ; Oellri oduIre
OfI/-ÎlrtII500d"avolt peur!. d'Olivief GoIIond lA.
Colin. ZOM)
Alexandre Lacroix
L:orfelin
L'époque
Sens et vie
LEJEU
Propre de l'homme, il l'aide à devenir ce qu'il est.
Celui-ci, absorbé dans cette illusion volontaire, y
trouve de quoi affronter la vie.
"
quoijoue-r-on quand on joue ? Quel est le
but du jeu et quel est son e njeu ? Le jeu
serait-il divertissant, s'il n'é tai t qu'un passetemps? Comment jouer sans oublier qu'on
joue? Ou bien sans jouer qu'on ne joue pas? Comment
jouer sans se prendre au jeu, ni sc prendre au jeu sans
cesser de jouer?« Enfe.ignam d'oublier qu'on joue, écrit
Nicolas Grimaldi, on joue à ne pas jouer. C'est ce qui fait
du jeu ulle feinte passion. » L'hallucination ludique est
un délire délibéré, un rêve éveillé qui joue, en toute
conscience, à ne pas être conscient de lui-même. Mais,
par un étrange paradoxe qui rend absolument attachant ce qui est ouvertemem contrefait, le jeu est d'autant plus captateur qu'il est lucide sur son propre
compte, Le fait qu'aucun joueur d'échecs ne prenne
son cavalier pour un vrai cheval n'empêche pas d'être
absorbé par une partie. Le fait qu'aucun enfant ne
confonde sa peluche avec un animal vivant n'empêche
pas de donner tout son amour à un nounours, Enfin,
c'est en toute sincérité bien qu'en toute connaissance
de cause qu'Oscar Wilde a ve rsé des larmes le jour de
la mort d'un héros de roman, .. Le jeu est Lm double jeu,
ajoute Grimaldi, Tout en sachant qu'on joue, on joue à
croire qu'oll ne le sail pas, " Par la mise en place d'un
artifice dont, bizarrement, la connaissance n'entame
pas l'émotion qui l'accompagne, l'illusion volontaire
du jeu se présente, en vérité, comme la façon que
l'homme a trouvée de savoir à quel moment il prend
des vessies pour des lanternes, ses désirs et ses craintes
pour des réalités, Loin d'être une façon de s'abStraire
du réel, le jeu développe le talent de tourner en déri·
sion tous les symptômes de la difficulté de vivre.
lèlle est la différence entre le rêve ct le jeu: dans ]'obscurité, le rêve adhère à ce qu'il croit percevoir, tandis
que le jeu mime, en toute clairvoyance, ce qu'il sait
imaginer, Rêver, c'est ignorer qu'on se prend pour le
centre du monde ;jouer, c'est jouer, en toute conscience,
à voir la réalité telle que je suis. De fait, s'il est mal de
tricher au jeu, ce n'est pas parce que la triche est immorale, mais parce que le tricheur monfr'C, en trichant,
qu'il s'est pris au jeu, qu'il a pris le jeu au sérieux et
que, p<lr conséquent, le jeu n'est plus un jeu, Ainsi, le
fait de se qualifier pour la phase finale de la Coupe du
monde de football ne justifie pas, aux yeux des spectateurs, qu'on y parvienne cn marquant de la main, car
alors, comme on dit, " ça n'est plus du jeu »,
A
Par Raphaël
Enthaven
PhIlOsophe
el JOUrnaliste,
o publié L'EndrOit
du déc",
(Galiimord),
Il prodUIt
Les Nouveaux
Chemins de 10
connOtssance ~Uf
Fronce Culture,
(du lundi OU
vendredi. de 10 h
à 11 hl el anime
Phtlosophle
sur Arle
(le dimanche.
à13 h30),
Z. sept embre 2010 numéro.2:
phllosophte mogozlne
Le jeu est à double tim: le propre de l'homme: d'une
part, scul l'homme, être conscient, peUl savoir qu'il joue
quand iljoue ; d'autre part, contrairement à l'animal qui,
en .. jouant ., obéit à l'aveugle néœssité de sa nature,
c'est par le jeu que l'homme se donne la namre (ou
l'identité) dont le prive l'inachèvement qui est le sien. Il
(aut n'être rien de stable pour jouer à être ce qu'on
devient, n'être personne pour éprouver le besoin d'être
quelqu'un: lOut homme, en ce sens, est le personnage
d'une comédie dont le texte s'écrit à mesure qu'il le
récite, Mais de même que l'écart entre l'ivresse et la
sobriété tient en ce que l'ivresse est une folie au moins
consciente d'elle-même alors que la sobriété croit qu'elle
est lucide, la différence elltre lcjeu et la vie consiste dans
le fait que la vie ne sait pas qu'elle est un jeu et que si
tout le monde joue, la plupart des acteurs ignorent qu'ils
lesont. Dire du monde qu'il est une .. scène de théâtre »,
c'est donc pointer la vanité de tOUle chose en constatant
l'effon que (Ont le monde et ses habirants pour se donner, par le jeu, la consistance qui leur manque.
Dès lors, le danger du jeu n'est pas, comme le croit
Rousseau, de diluer la vérité dans un jeu de masques
mais, à l'inverse. comme on se perd en chemin, de
devenir la vérité qu'il singe, de produire à coups de
gestes l'identité qu'il conrrefail. À quoi joue l'acteur qui
feint de mourir, sinon à mont rer qu'en réalité il ne
meun pas? Or c'est à force de jouer les individus sans
vergogne que I.orenzaccio devient effectivement malhonnête, et c'est en incarnant un malade imaginaire
qui redoute de se (aire passer pour mort aux yeux de
sa femme que Molière finit, réellement, par mourir sur
scène, montrant, par là même, que mntraircmcllI au
jeu, c'est dans la vie que tout est joué .
L'époque
Rencontre
,
« DESORMAIS,
IL S'AGIT D'ETRE
,,,
,
DANS LA LEGERETE »
A
Qu'est -ce que vivre normalement, avoir deux enfonts et écrire des livres,
lorsqu'on est un infirme moteur ayant vécu dix-sept ans en institution 7 (et exploit,
c'est le quotidien du philosophe Alexandre JoUien qui nous a acueilli chez lui
à Lausanne. Il raconte son combot pour la joie. )1(0111:' IUJ ITtJll.l' PAIl JF.A.'H1lt\;.IÇOIS Dl,'VAL
1
la plupart des g~ns p~ rçoiv~ nt,
c'at l 'étrang~Jé des gestes, la Ient~ur des
porol~s, la démarche qui dérange. C~
qui se ca ch~ d~rrièN!, ils le méconnaiss~nt. .. Même ses amis les plus proches ne
~ qu ~
prennent pas toujours la mesure du corn·
bat livré au quotidien par Alexandre Jollien, jeune
philosophe de 34 ans ... Charmé par sa puissance spintueUe,j'ai un peu \Ilte oublii sa différence, reconnaitl'un
d'eux, devenu webmaster de son site web (www.
alexandrc-jollin.ch). Alexandn! doil pour/ont, chaque
jour; affronter les mille rourmelHs liés à sa condition . ..
Au moment de 511 naissa nce en 1975, à Savièsc, en
YaJais, un accident survient - un satané cordon ombilical qui s'est noué autour de mon cou ", explique-t-i1
Of
-qui a singulièrement compliqué sa vie. Il passe pour
débile. On ne détecte pas sa vivaci té d'esprit, l'intelligence que
masque sa parole empêchée, son
corps rétif, ses gestes désordonnés
qui lui imposent, pour boire, de
recourir à une paille plutôt qu'à un
verre. Ses dix·sept années dans un
instirut spécialisé pour infinnes moteurs cérébraux à
Sierre le marquent à jamais.
Envers et contre tout, il se tire de la silUation dans
laquelle un mauvais son l'a placé. À force de détermination, il entre en 1998 en fac de lenres à Fribourg.
Un an plus tard, il est alors âgé de 24 ans, il publie
Éloge de lafaibluse aux éditions du Cerf. Succès immédiat en Suisse romande et Grand Prix de l'Académie
française. Publiés au Seuil, ses ouvrages suivants,
Le Métier d'homme (2002) et La Construction de soi
(2006), le fo n t connaître en Prance. Son métier
d'ho mme et d'écrivain s'i nscri t néanmoi ns da ns un
combat quot idien difficile, Ma lhabile devant les
touches de l'ordinateur, il dicte ses ouvrages à Romina,
son assistante, II a la passion de lire, mais les livres se
dérobent à son regard ... Depuis 1999, je souffre de
douleurs cervicales qui m'empéchent de lin! plus de
quelques minutes. .. Si sa bibliothèque regorge d'ouvrages de philosophie, bon nombre om été enregistrés
sur cassette p..,r ses amis ou par la Bibliothèque sonore
romande. Aujourd'hui , il ne se réfère à sa bibliothèque
que par souci d'exactitude dans les citations.
II faudrait aussi évoquer ses trois visites médicales par
semaine ( .. en ce moment, j'ai des problèmes de
mâchoi~ ..), ses voyages (il est désormais invité un peu
panout, jusqu'en Israel, pour prononcer des confé·
rences) , ses apparitions sur les plateaux de télévision,
le choc des téléspectateurs qui le découvrem pour la
première fois . Son site Internet est placé sous le signe
de la joie plutÔt que du tragique (on y trouve même
un quiz philosophique, avec des questions du genre:
• De qui Kierkegaard (18J3-1855) disait -il.- ~Le Herr
Professor sait tO!H sur l'Univers, mais II a oublié qui il
est!" .. ). Les chroniques qu'il a tenues ici et là (pour
Psychologie magasine hier, La Vie aujourd'hui). Et bien
sûr, le plus imponant peut-être, sa vie familiale. Au
début des années 2000, alors qu'il étudiait la philosophie et le grec anden au Trinit y College de Dublin,
Alexandre a rencontré une compatriote, Corine. Ils se
marient en 2004, Naissem leur fille Victorine (5 ans et
demi aujourd'hui) et leur fi ls Augustin (4 ans).
Son nouveau livre, Le Philosophe nu (Seuil), Alexandre
JoUien a mis trois ans à l'écrire, à raison de deux heures
de travail par jour en compagnie de son assistante.
• Mon intention éLaa d'aborder les passions sow lafonne
d'un traÎté. Cela sonnait faux, bourré de rifért.nces, exté·
rieur à moi-même, J'ai fillCllemem cllOisi /0 forme du
journul, beaucoup plus imime et davantage ell pnse avec
le réel; avec bonheur; je me Sl/is aperçu que cela me tenait
lieu d'exen:ice spIrituel, au sens où j'en/endait Pierrt.
Hadot à propos des Anciens. "
"J'aborde les passions sous la forme du journal,
beaucoup plus intime et davantage en prise
avec le réel. Cela me tient lieu d'exercice spirituel."
Nous arrivons chez lui, pour un petit déjeuner assez
tardif (9 heures), car c'cst ellCOre l'été ct les vacances.
El, tOUl de go, on lui demande quelle a été sa première
pensée du matin.
- Ma première pensée, c'est tOujours : "J'en ai marre."
- Comment ça? Dans u Philosophe nu, vous écrivez:
"Je me lève le matin exubérant."
• ••
•
on
L'époque
Rencontre
••• - Oui, mais ma première pensée reste quand même:
'"J'en ai marre." Jour après jour, je dois me mettre la
pression: me lever, faire ma toilette, me vêtir. Constamment. je mesure le gouffre entre la théorie ct la pratique. que je ne parviens pas à enraciner suffisamment
dans mon expérience corporelle. Dès l'éveil, je dois me
contraindre, même pour méditer. Viser la détente. ce
peut être une tension! Venez, je vais vous montrer la
petite pièce oùje médite sitôt levé CI habillé. "
La chambre en question est presque entièrement occupée par un Waff, coussin géant gonnable. Alexandre
Jollien fait tinter le gong, trois coups rüuels qui ouvrent
et concluent sa séance quotidienne.
.. Il m'est impossible de prendre la position du lotus,
expliquc+iL Je m'allonge donc sur cette espèce de pneu
géant caoutchouteux, où je repose comme un nageur
en mer au creux d'une bouée, immobile pendant
soixante minutes et m'efforçant de contempler le train
de mes pensées sans les suivre. C'est Corine qui m'a tout
récemment fait découvrir cette technique. J'étais dubi·
tatif. À torr. Elle me permet d'aller vers une compréhen·
sion de mon être plus exhaustive qu'en me limitant à la
pure réflexion philosophique, laquelle passe comme chat
sur braise sur l'appréhension de son corps propre. ,.
Retour à la table du petit déjeuner. Victorine, qUÎ se
sait être ainsi prénommée ft parce qu'elle représente une
pelÎlc IIÎcroirc rie la vie ", finit d',lValer ses céréales.
Sachant qu'Alexandre ne rale pas une occasion de
donner à ses enfants une petite leçon de philosophie,
on demande à 1<1 fillette:
28 1 ~le plembrle 2010 l oomér042 1 philo~opht. mllgllzlllle
-Th aimes la philosophie, Victorine?
- Non 1 fait·elle en grimaçant et en se bouchant les
oreilles.
Alexandre Jollien rit.
- Ah, c'est mal parti! Elle ne lIeut plus entendre parle.r
ni d'Aristote ni de Spinoza. À 5 ans N demi. elle est
déjà rebelle à l'autorité paternelle 1 Au moins, la phi·
losophie l'a déjà conduite là. ,.
Victorine Ct Augustin nous précèdent maintenant dans
le bureau de leur IX!TC où ils se mettent aussitôt à des·
siner sur un tableau à feuilles. On promène son regard
alemour. Murs tapissés de livres, ponrait d'Érasme,
grand calendrier de la semaine où Alexandre nOle les
rendez-vous médicaux, les interviews il donner. les
émissions et les débats télévisés auxquels il est convié
(il a même été interrogé sur la Coupe du monde de
football). Sur le bureau, le PC semble en vacances.
- Maintenant que j'ai termÎné Le Philosophe /lU, je ne
dicte et n'écris plus rien. Techniquement, écrire m'est
une corvée.
- Le Philosophe /lU marque-t-il vraiment une nouvelle
étape dans votre cheminement?
- Je dirais qu'il y avait dans mes premiers livres une
volonté de baZ<.mler toutes les passions pour vivre dans
l'ataraxie, une totale paix de l'âme. Sous l'influence des
st'Oïciens, j'ai eu tendance à vouloir me blinder contre
les passions. Dans Le Métier d'hommc, je reste un peu
solennel, je vois le tragique parlour. J'oublie trop
l'autre versant: cette joie qui nOlis est donnée si nous
savons l'accueillir. Longtemps, mon parcours de vie m'a
amené à associer l'idée de bonheur à œlle du combat.
- Le bonheur, ça devait se gagner, se mériter?
- Oui. Mais lorsque Vicrorine est née, je me suis aperçu
que le plus grand des bonhcurs - la naissance d'un
enfant - m'était donné sans que j'aie eu à lutter! Parce
qu'un enfant, c'est un bonheur qui ne se mérite pas.
C'cst un pur cadeau, un don qui vous est fait. Comment
assumer tant de joie? Comment laisser parler la joie
en soi? C'est en œs termes que le problème, dès La
Constructiol! de soi, s'est posé à moi - tant il est vrai
que la joie peut être aussi ardue à vivre que la souf·
rrance. Désormais, il s'agit donc, par-delà toute cara·
pace, d'être dans la légèreté, d'oser me tenir en joie
sans urmes. D'où le titre de mon nouveau livre; Le
Philosophe nu.
- Rassurez·moi. Le stoïcisme n'est tout de même pas ft
jetcr aux orties? Paul Vcyne, je erois, dit que, bien
compris, le stoldsme est un judo de l'llme: savoir plier
ou se redresser en fonction des coups du SOrt ou des
bienfaits de la providence.
- Oui, j'aime beaucoup cette idée d'une souplesse originelle du stOlcisme. Je sais ce que je lui dois. Simplement, dans ma nalveté, j'avais pris la philosophie des
stoïciens clés en main, avec le désir de m'en faire une
armure. Alors qu'il demande li être nuancé, adapté.
Mon impression est qu'aujourd'hui, malheureusement,
il tend à être récupéré par un individualisme forcené
où l'on ne se préoccupe que de la réalisation de soi.
- Ricœur lui reprochait d'êne une philosophie un peu
égoïste. Le stolcien peut
paraÎlre très centré sur luimême.
-Oui, Dogen, l'un des maîtres du
zen, souligne qu'un même dan·
ger guette la méditation. Ici
comme là, si on s'enferme dans
une foneresse et qu'on se coupe
de l'autre, on se dessèche. A raison, la psychanfllyse tente d'aider les analysants à sor·
tir de leur détresse en les pOUSSflnt à prendre soin
d'eux-mêmes, mais il y a un équilibre à lrouver entre
négligence de soi et amour de soi. Je crois qu'on ne
peut véritablement faire cas de soi qu'à la condition de
s'ouvrir à l'autre, d'aller vers lui, et ainsi de s'agrandir.
Évidemment, on reste toujours sur le fil du rasoir. »
Les enfants sont prêts. Nous prenons li pied le chemin
de l'école, sur les hauts de Lausanne. Puis nous bifur·
quons vers le parc Mon Repos, qui descend du côté du
lac. Arrêt devant une grande volière. Victorine attire
mon attention sur le fait qu'on peut y apercevoir une
• perruche Alexandre » : po/ytelis afexandroe psittacidi.
Nouvelle halte devant un bassin où baguenaudem des
poissons rouges. Alexandre, qui sait l'an, et la nécessité peut·être, de s'amuser parfois comme des gamins:
• Préféreriez·vous être oiseau dans cette volière ou
poisson dans ce bassin? » L:un opte pour l'oiseau dans
la volière, l'autre (Alexandre) pour le poisson rouge,
pariant que celui-ci ne distingue pas le bassin d'un lac,
tandis que Je regard aiguisé des cacatoès et des pero
ruches grises se heurtent certainement aux barreaux
de la volière.
- La lecture de l'Élhique de Spinoza m'a aidé, je crois,
à renouver ce cÔté espiègle qui était en moi depuis
l'enfance, mais que j'avais réprimé afin de me blinder
face <lUX circonstances, à mes années en institut. Il y a
une fo rme de naïveté dans celte espièglerie qui ressort
maintenant, mais je la revendique, parce qu'être naïf,
e'eSI aussi refuser dc se laisser endurcir par lcs coups
du SOrt. Euy HilIcsum disait: il faut s'aguerrir sans
s'endun:ir. C'esl magnifique t
Regard vers Victorine et Augustin, qui contemplent les
poissons.
- Il Y a tam à apprendre des enfants, de leur sponta·
néité. À leur contact,je croule moins sous le poids des
références,je redeviens plus simple,jC m'allège el cela
aussi tient du parrours philosophique.
ALEXANDRE
JOLLIEN AVEC
SES ENFANTS:
• LE PlUS GRAND
DES BONHEURS
HAtrtDONN~
SANS QUE rAlE
EU À lUITER!
PARCE QlflJN
ENfANT. CEST
UNBDNHEUR
QUiNESE
H~RITE PAS.
It
" Longtemps, mon parcours de vie m'a amené
à associer l'idée de bonheur à celle du combat.
Désonnais, il s'agit, par-delà toute carapace,
d'oser me tenir en joie sans armes."
- Revenons aux passions. Quelle serait ]'attitudejuste
à adopter envers elles? Que rangcz·vous d'aillcurs sous
ce terme?
- Tout ce qui en moi est plus fort Que moi. Plus fort
que la raison. Evidemment, il y a des passions joyeuses,
comme la joie, l'amour, la compassion, et des passions
tristes, qui sont plus nombreuses, telles la tristesse, la
colère, la convoitise, la jalousie, l'avarice, etc. S'il était
possible de les éliminer, Que resterait il de nous? Pas
grand-chose, justement.
- N'est·il pas trop facile d'opposer raison et passions?
- Oui. Jung et, plus près de nous, Antonio Oamasio ont
souligné à quel point la raison elle· même est redevable
aux passions. Elles sont inséparables l'une des autres.
Les passions sont absolument nécessaires pour colorer
le quotidien. L:attllude Juste consiste à n'en pas devenir
esclave. Si j'ai écrit u Philosophe nu, C'CSt afin de mieux
comprendre pourquoi que je n'y suis pas encore par·
venu ... Je rends régulièrement visite à l'écrivain gene·
vois Georges "aIdas, un sage de 93 ans que Paris
méconnaît. Il m'a donné ce conseil: ~A]exandre, regar·
dez les passions comme des 'quintes passionnelles'. Le
lout étant évidemment de ne poIS se laisser mourir
étouffé lors d'une quinte ... " ..
Au sonir du part, trois pas nous mè nent en haut de la
rue de Bourg, la plus animée Ct la plus fameuse de •••
"
L'époque
Rencontre
••• Lausanne. Tenant Victorine et Augustin par la mai n,
Alexandre, de sa démarche chaloupee, s'avance sur un
passage pour piétons. Un couple assis à une terrasse
paraît imrigue par l'insolite corrège que nous formons,
cn plus d'un photographe. C'est qu'on peut divise r les
habitants de L..1usanne en deux catégories: ceux qui
reconnaissent la silhouette d'Alexandre Jo!lien et ceux
qui ne le connaissent pas.
- Revenons à l'esclavage dans lequel peuvelll nous
mettre les passions. Celle contre laquelle vous luttez
au premier chef dans Le Philosophe lUI, c'est la jalousie,
l'envie d'être un autre. On est frappé par ce désir d'être
physiquement votre ami Z.
- Le bonheur ne peut s'accorder qu'avec la lucidité,
selon moi.
- Mais Don Quichotte meurt du jour où il redevient
lucide ..
- Je crois tom de même que l'important tient dans
une adhésion au réel, en projetant le moins possible.
Ce que j'ai appris en écrivant Le Philosophe nu, c'est
que je ne devais pas voir mon monde, mais le monde.
Je raconte cette anecdote: j'achète des chaussures,
une charmante vendeuse doit s'agenouiller pour me
lacer des bottes. Je me sens mal à l'aise pour elle. À
la fin, elle me demande un amographe parce qu'elle
a lu mes livres ... Mon imaginaire m'avait emporté loin
de la réalité . Elle était heureuse de
notre rencontre et non pas humiliée
comme je le croyais .. "
Midi. Entrée chez Payot, la plus grande
librairie de la vil!e, où Victorine doit
acheter un livre pour une copine, à l'an·
niversaire de laquelle elle est invitée
l'après-midi. Rayon livres Jeunesse,
Alexandre s'enquiert d'une édition de
Don Quichotte pour enfants de 5 ans. Une entreprise
qui n'est pas couronnée de succès, laissant désolées des
libraires qui feraient tom pour donner satisfaction au
philosophe. Celui·ci s'est assis avec Victorine et Augus·
tin autour d'une minitilble et il leur lit il haute voix
quelques brefs livres imagés qu'ils lui soumettent. Puis,
Victorine fait son choix.
Au sortir de la librairie, repas sur la terrasse d'une
pizzeria voisine. Le soleil tape fort. Deux gentlemen
déjeunant il une table voisine déplacent leur lourd
parasol vers la nôrre. Notre conversation pourra se
poursuivre à l'ombre. Victorine sera en TCtard il sa fête
d'anniversaire, où doit l'emmener Corine. Théoriquement, c'est aussi l'heure où Alexandre débute sa sieste,
aujourd'hui reportée il 15 heures.
- C'est une pause qui m'est indispensable. Je suis tenu
il une grande rigueur physique et j'ai besoin de ce
repos. Mais attention! L'état d'esprit dans lequel
j'aborde la sieste ne tient pas du tout du repli. Mon
"art" de la sieste consiste bien plutôt à mettre de côté,
pendant une heure et demie, tou t ce qui pourrait
m'empêcher d'être vivant: tracas, soucis, encombrements divers. Si c'est une sieste, c'est une sieste qui
m'éveille à moi-même. Et qui fait partie intégrante de
ma vic très réglée.
- Avec l'écriture du Philosophe nu, le "gouffre" entre
théorie et pratique s'est-il vraiment amoindri?
- La donne a changé. On ne parvient jamais à des
réponses établies, même si l'on progresse. À l'époque
d'Éloge de la faiblesse, je pensais que je devais passer
du moins au plus, acquérir des compétences, conquérir une solidité. C'était il y a dix ans, et j'avais un but:
fonder une famille, écrire des livres, exercer un métier,
répondre aux invitations à donner des conférences.
Maintenant que tout cela est acquis, ce qui est difficile,
c'est de vivre ces l:hoses avec leurs hauts et leurs bas,
"C'est surtout dans le regard des autres que
j'aimerais faire l'effet d'un Don Juan. Je n'ai
aucune aspiration réelle à être un Don Juan,
mais j'aimerais jouir de cette possibilité. "
- Oui. Dans ce livre, je dis ma jalousie constante
envers ceux que j'appelle "les beaux garçons" expression qui renvoie pour moi il l'idée d'une jeunesse insouciante que je n'ai jamais connue. J'ai dù
me bagarrer. Je leur prête une facilité de vivre, une
existence beaucoup plus simple que la mienne. Bien
entendu, ce n'est là qu'une mythologie personnelle,
mais elle est rudement coriace. Comment ne pas me
dire: ''Ah, si j'étais un autre!" Je marche dans la rue,
je vois des filles magnifiques - en cette saison, on est
quand même gâtés! Et j'entretiens cette idée obsédante qu'un homme doit être fort, viril, etc., alors que
je souffre quand même d'un handicap impressionnant. C'est surtout dans le regard des autres que j'aimerais être mon ami Z. Faire comme lui l'effet d'un
Don Juan . Je n'ai aucune aspiration réelle à être un
Don Juan, mais j'aimerais jouir de cette possibilité,
sans l'utiliser. (Rires)
- N'est-ce pas très adolescent?
- Ça l'est, oui. Ma jalousie il l'égard de Z. témoigne du
travail intérieur sur les passions, qui, chez moi, n'a pas
pris - du moins jusqu'à ce moment où je me suis mis
à écrire Le Philosophe /lU, ce qui a eu quelque vertu
cathartique, thérapeutique.
- Pourquoi toujours établir des comparaisons avec le
meilleur? Se comparer il Apollon plutôt qu'à Socrate?
- Dès qu'on entre dans l'imaginaire s'ouvre l'espace
d'un manque, et de ce mantjue qui nous est particulier.
Spinoza dit que l'imagination, quand elle n'est pas
consciente d'elle-même, peut nous sortir de nos gonds.
Son autre versant, c'est qu'elle est un merveilleux instrument, salls lequel nous ne pourrions pas vivre ..
- Don Quichotte lui aussi pense: "Si j'étais un autre."
Il franchit même concrètement le pas. 11 est par excellence l'homme qui vit d'imaginarion. Selon vous, son
imagination le perd-elle ou le sauve-I-elle?
30 1 septembre 2010 1 numéro 42 1 philolophie mogazlne
avec les inévitables blessures quotidiennes, comme
tOUt un chacun. AUJourd'hui, c'est le dépouillement
qui m'attire. Se déleSter d'un trop·plein, d'un excès
de références. Pour recourir à l'image de la statue
intérieure, Je dirais que la perfection est aueinte
lorsqu'il n'y a plus rien à enlever, C'est à quoi tendent
désormais mes effortS. Autrement dit, je ne suis plus
si sûr que le chemin spirimel soit tracé dans les livres
- même si Je continue à en acheter beaucoup (que
mes amis m'enregistrent sur cassette). J'ai compris
que te détachement, ce n'est pas tant à faire par rapport au monde extérieur, mais par rapport li soi. C'est
de l'ordre de la reddition, À tort, on croit que Je déta·
chement, c'est se mettre en re trait de la réalité, Pas
du tout 1 Pour moi, c'est, au contraire, y adhérer, faire
corps avec clic ct s'y abandonner au point qu'on en
arrive à vivre pleinement, •
Le soir, l'appartement d'Alexandre et Corine est toujours
ouvert aux amis. .. Ne serair·ce, sourit Alexandre, que
parce qu'il esc crop fatigant pour mor de sorrir. le me
couche à 22h30, après m'Oir pa55i en m'Ue av« Corine
cous les momenes de la journée, • Z.. dont nous avons
parlé el dont il est tant question dans IL Philosophe nu,
CSllïnvité de ce samedj soir. Au menu, des sushis, pour
lesquels les deux amis Ont une prédilection,jugeant en
l'Ol't:\lfrenŒ inappropriée l'idée slow:ienne selon laquelle
il faudrait ramener toutcs choses aux éléments qui les
constiruent pour les voir dans leur vérité objective,
Demain dimanche, Alexandre Jollien s'envole, seul,
pour Montréal et pour une semaine de méditation.
Comme chaque fois qu'il pan li l'étranger, Victorine et
Augustin ont le privilège de dormir 11 cÔté de leur papa,
sans prêler plus d'nttention 11 la pompe respiratoire
qu'il place alors sur son vislIge •
À LIRE
Le Philosophe
nu ('ieu 1 20
La Construction
de SOI ~
2006J.
Le Hétler
d'homme
(Se-u 20
et tloge
de 10 1mb/esse
((et!. q(
"
L'époque
Dialogue
COMMUNISME,
,
DEMOCRATIE
ET VODKA AUX ORTIES
Propagande, choos libéral, mafieux, les idées reçues sur l'Europe de l'Est courent
touJours, Bouleversant notre idée du bien public et de la démocratie, le romancier
ukrainien Andreï Kourkov et l'essayiste d'origine bulgare Tzvetan Todorov
racontent cette « outre Europe». Pl tOPŒi m:rr mLlS l'AH MIClTE!. ELTCllA:'fII'-."QFF
eux qui ont vécu de l'autre côté du
rideau de fer se reconnaissent d'instinct.
Ils partagent ces secrets de la réalité
socialiste que les Occidentaux, élevés
dans les principes de l'État de droit,
ignorent: corruption, cynisme, hypocrisie, double langage de l'idéologie, mais aussi
entraide, humour, ivresse des surprises de l'existence .. Le romancier Andreï Kourkov est né en
1961 ct a grandi à Kiev. Il écrit en russe. Après avoir
assisté au lent déclin du régime communiste, il a
révélé au monde en 1996, avec son roman Le Pingouin, le délire collectif, entre mafias ct déshérence
sociale, entraîné par la chute du système soviétique.
Depuis, il enchaîne les récits situés dans cClte
Europe fotte où l'invraisemblable est accepté comme
faisant partie de la vie normale. Tzvetan Todorov,
lui, est né en 1939 en Bulgarie. Il a grandi sous le
joug d'un régime dictatorial dont il a réussi Il s'en·
fuir en 1963. Instalté depuis à Paris, il a élaboré une
œuvre au carrefour des sciences du langage, de
l'histoire et de la philosophie. La notion d'altérité
est au cœur de sa réflexion. Sa familiarité avec J'expérience totalitaire lui a permis de porter un regard
original sur notre monde,
Ils ont dîné chez Vagenende, restaurant on ne peut
plus français du Quartier latin, à Paris, Mais le goût
de la vodka aux onies, boisson fétiche de Laitier de
/luic, dernier roman de Kourkov, les a replongés
dans cette Europe orientale où postcommunisme
rime avec surréalisme.
lZ
~eplembr e
ZOIO 1 nllm~o 4.2
pllilos opllie mogozine
Tzvetan Todorov : Pour décrire le monde communiste, un auteur
comme Boulgakov avait recours au fantastique, Le fantastique
dessine une ligne de crête entre réalisme et merveil!eux: on ne
sait pas toujours de quel côté on se trouve, Votre roman Laitier
de IIuit me semble participer de ceue même veine. On y trouve
des sectes bizarres, des rencontres mystérieuses, des chats
mutants, des remèdes magiques, comme ce produit" anti·
frousse» commandé par de riches Ukrainiens, \.:usine que vous
y décrivez, et qui fabrique du fromage à partir de lait humain,
n'est pas vraisemblable et tire du côté du merveilleux, Mais la vic
quotidienne la plus triviale y est également présente, Tout est
chaotique, parfois incroyable, pourtant on a aussi l'impression
que vous ne faites que décrire la réalité ukrainienne actuelle,
Andre'" Kourkov : Il est vrai qu'en Ukraine, aujourd'hui, tout est
possible, on peut tout obtenir avec de l'argent, En ce sens, la
société soviétique, avant la chute du mur de Berlin et l'indépendance de mon pays, était plus morale que celte d'aujourd'hui. À
l'époque, les connexions familiales et professionnelles étaient
essentielles. Mais lorsqu'on vous aidait, vous n'étiez pas obligé
de rendre la pareille, La moralité officielle communiste était en
réalité une éthique chrétienne laïcisée, avec les mêmes lois et les
mêmes rituels, Le baptême était, par exemple, devenu le sacre
du jeune communiste. Un simple changement de nom ! Mais, à
l'époque, la notion de moralité était liée à celle d'idéologie.
Quand cette dernière a disparu, les gens ont cru qu'ils pouvaient
tout faire, Les relations sont devenues mercantiles, C'est ce que
je décris dans mes romans.
T. T.: J'ai une vision des choses légèrement différente, peut-être
parce qu'elle est construite à partir de la vic en Europe de J'Est
dans les années 1950-1960. Sous le communisme,
des règles de comportement strictes étaient proclamées, il existait une morale officielle assez. puritaine. Mais je ne dirais pas, comme vous, que la
morale régnait. Certes, il fallait compter avec la
peur de la répression. La surveillance s'exerçait à
tous les niveaux: dans les écoles, les
mouvements de jeunesse, les comités
de quartie r, les organisations professionnelles, à quoi s'ajoutait une police
politique pléthorique . Tout ce que
nous faisions était su et connu. Pourtant, cetle éthique n'était qu'une
façade . Le monde communiste, dans
ces années-là, ressemblait à un vlllage
de Potemkine, un beau décor. Derrière la façade,
c'était le coupe-gorge, une lutte pour la survie, le
règne de l'intérêt. Plutôt que la corruption, y triomphait le népo tisme. Pour avoi r ["autorisation d'habiter en ville ou pour obtenir un passe-droit pour
inscrire son enfant dans une bonne école, il fallait
trouver le bon piston . Nous vivions dans un monde
factice. Lun des seuls lieux sans faux-semblant était
les camps (que je n'ai pas connus) . Soljenitsyne
disait qu'il s'agissait du seul endroit où l'on pouvait entendre la
vérité. Un second endroit qui échappait au mensonge, c'étaille
théâtre, si app récié dans les pays de l'Est. Au théâtre, on présentait des fictions qui pouvaient révéler la vé rité de la condition
humaine. Le reste, la vie publique, apparaissait par contraste
comme du théâtre qui ne disait pas son nom.
"Le ministre de l'Intérieur m'avait alors appris
comment contourner la loi. C'était la mentalité
de nos pays, celle dont vous parlez dans vos
livres: toute règle est négociable." T. Todorov
,
A. K. : C'est vrai que notre vie était étrange. Par exemple, mon père,
pilote d'essai, était inscrit au parti communiste, comme sa mère,
une direcnice de sanatorium à la personnalité très fone. Mais la
nuit, il écoutait en cachette les émissions de radio diffusées depuis
l'Occident, comme " La Voix de l'Amérique ". Il s'était même spécialement acheté une radio japonaise ]XlUr cela. Lorsque mon frère
lui demandait pourquoi il écoutait de la propagande antisoviétique,
il répondai t, pour s'en sonir, avec une citation de Lénine : " Pour
vaincre /'enn em~ il faut cormaître ses annes. ,.
•••
'"
L'époque
Dialogue
et radicale qu'il fallait être un peu fou, effective-
ment, pour oser dire quelque chose contre le
régime. Dans les années 1950, on envoyait les gens
dans les camps - il yen avait pas mal en Bulgarie-
pour des blagues qu'on avait racontées. Mais la
personnalisation des rappons, caractéristique des
pays de la région, réservait parfois de bonnes sur-
prises. Après avoir terminé mes études, il Sofia, je
rêvais de panir pour .. l'Europe _, comme on disait
entre nous. Plus précisément pour Pa ris, oil une
tante était prête fi m'entretenir. J'ai déposé une
dcmundc de passeport. Après six mois d'au ente,
j'ai compris qu'on ne me l'accorderait jamais. Avec
une insouciance que je m'explique mal, j'ai alors
sollicité un rendez,volls avec le ministre de l'intérieur. El j'ai été convoqué! Je suis arrivé dans une
salle d'attente bondée de femmes éplorées, alCendant de plaider la cause de leur fils ou de leur mari
déporté dans des camps. Reçu à mon tour, j'ai
annoncé que je voulais partir étudier la Paris. Se
produisit alors ceue chose qui reste pour moi
incompréhensible: le
ministre m'a appris comment contourner la loi.
C'était la mentalité de nos
pays, celle dont vous parlez
dans vos livres: toute règle
est négociable. Il devait
Todorov
trouver ma nalvelé touchante. il m'a dit de ne surtout pas demander une autorisation de sortie individuelle, mais de chercher un organisme officiel
qui m'enverrait la l'étranger, par exemple l'université. Une semaine plus tard,j'avais mon passeport.
C'est la raison de ma présence en France. Quitter
le pays étui ! la cctte époque tout sauf facile. Le
plasticien Christo, quant la lui, a quiné le .. camp
socialiste" caché sur le toit d'un train ...
"La vie dans les pays de l'Est nous avait appris la
vacuité des valeurs publiques. Défendre les idéaux
ne rend pas les choses meilleures. Mais y renoncer
n'équivaut pas au règne de l'égoïsme." c
••• T. T.: Mon père, qui était également devenu membre du p..lni après
la Seconde Guerre mondiale, passait ses nuits à écouter œ type de
stations, notamment en langue allemande. Auprès de ses proches,
il disait pis que pendre de ce qui se passait en Bulgarie ou en Union
SOviétique. Il était devenu un opposant, mais seulement devant sa
femme, ses enfants et ses meilleurs amis. il n'allait pas critiquer le
régime sur la plaœ publique! Toujours très bien infonné, gr✠la
sa connaissanœ des langues étrangères, il avait aussi une position
prestigieuse de professeur d'université et appartenait à un milieu
protégé. Mais il ne croyait pas un mOt de la propagande officielle.
A. K.:Oulre mon père rommuniste,j'avais un frère dissident. Dans
les années 1970-1980, il rapportait à la maison quantité de livres
interdits tapés à la machine ou édités à l'étranger: Soljenitsyne
quefai lu à 13 ans, Freud, Jung, Schopenhauer, Spengler, Kierkegaard ... Mon père a été plusieurs fois convoqué au KGB. On le
sermonnait en lui disant qu'un bon communiste doit savoircontro1er ses enfanlS. Tout s'est aggravé le jour où mon frère a été accusé
d'avoir cambriolé ... un kiosque à glaces. Une histoire inventée de
toutes pièces. Il a dû passer devant le juge. Ma mère a approché
ce dernier et lui a offert toute notre collection de pièces et de
médailles antiennes. Du coup, mon frère n'a été condamné qu'à
deux ans de prison avec sursis. Ensuite, il a dû éviter I"hÔpital
psychiatrique, une autre méthode de répression des dissidenlS.
J'ai gmndi dans celle atmosphère plurô[ particulière.
T. T.: J'ai quitté la Bulgarie la une époque où il n'était pas encore
possible d'êlfC dissident. La répression était tellement immédiate
A. K.: Je suis pani d'Ukraine après avoir renconrré
et épousé une jeune Anglaise venue faire ses études
à Kiev. Mais je suis rapidement revenu vivre en
Ukraine avec clic - ce qui a d'ailleurs sidéré le d iplomate en
charge de mon visa de reto ur. Le type de situation qui vous a
permis de quitter la Bulgarie est devenu impossible dans les pays
de l'Est. Tout est désormais réglé par l'argent et le crime, En
Ukraine, il y a davantage de gardes de sécurité que d'ouvriers
dans les usines. Tous ceux qui possèdent de l'argent l'ont volé et
savent pour quelle raiso n ils peuvent être tués. C'est pour cela
que chaque oligarque possède sa propre cohone de lueurs à
gage ... et de gardes du corps, comme celu i que je déc ris da ns
Laitier de IIlIit. Aujourd'hui, les personnages dom je parle dans
mes romans cherchent seulement à fa ire vivre leur famille, à avoir
une vie normale dans un pays <lui ne l'est pas, car il appartient
aux oligarques corrompus. Si je me définis comme patriote uk rainien, c'est uniquement en tam que patriote pratique: je ne crois
à l'État que s'il aide les familles à améliorer leur quotidien, l'éducation et l'avenir de leurs enfants.
T_T_: Mais c'est vrai en France aussi. Personne (ou presque) n'est
pr(!t aujourd'hui à mourir pour la patrie, En revanche, nous pour·
rions prendre le risque de nous faire tuer pour nos enfants et nos
proches. Les valeurs publiques sont désormais marginalisées.
C'est le même individualisme qui relie les de ux extrémités de
l'Europe. Les théoriciens de la démocratie s'imaginaient qu'un tel
repli sur les valeurs privées représentait la fin de la vie commune.
Uannah Arendt, par exemple, dans La Condition de l'homme
moderne, n'a que mépris pour ces gens qui se contentent de leurs
valeurs privées, Je me demande si ces théoriciens avaient raison.
La vie dans les pays de l'Est nous avait appris la potentielle
vacuité des valeurs publiques. Défendre les grnnds idéaux ne rend
P.1S les choses meilleures. Mais y renoncer n'équivaut pas à la fin
de l'éthique ou au règne de l'égolsme. Cécrivain soviétique Vassili
Grossman, auteur de Vie el destin, où il décrit les deux totalita rismes, nazi et communiste, affirme que ce n'est pas le Bien <IU'il
faut rechercher, mais la bonté. Mieux
vaut se soucier du bien-être des individus
que d'aspirer au Bien en général. Dès que
l'on part à la conquête du Bien, le sang
coule, des vieillards Ct des enfants périssent. Ce rerournement, cene mise en
valeur du monde privé, avec l'amour
comme valeur suprême, est loin d'être
une catastrophe politique, Ceci étant dit,
on ne peut se passer de l'État: mais il ne faut pas en altendre le
salut, ni y chercher le sens de votre vie. Hélas, il n'y a pas d'Êtat
de droit en Europe de l'Est, On ne croit même plus en la société,
car c'était en son nom qu'on pillait et piétinait le peuple, Cela a
donné lieu à une sone de génération perdue,
"La démocratie telle qu'elle existe actuellement
en Ukraine, monopolisée par quelques personnes
riches et con:ompues, n'a pas la capacité de faire
émerger un Etat de droit. " A. Kourkov
A. K,: CÊtat de droÎt ne peut advenir en Ukraine qu'avec une
dictature temporaire. La démocratie telle qu'elle existe actuellement, monopolisée par quelques personnes riches et corrompues,
n'a pas la capacité de faire émerger un État de droit. La Révolulion orange, à laquelle j'ai pourtant participé, a été un échec de
ce point de vue-là, Je suis un optimiste noir.
T. T.: Je parlerais même de pessimisme noir, à propos de tous ces
pays ex-communistes. Cependant, de proche en proche, le tissu
social va se recréer. Cela prendra peut-être cinquante ans, mais
ce sens de l'humain re viendra. D'ailleurs, dans
votre livre Laitier de nuit, il y a un épisode où l'un
des personnages plonge dans l'eau pour sauver
quelqu'un, de manière totalement désintéressée. Il
y a dOllC de l'espoir.
A_K. : C'est drôle, c'est le passage que mes lecteurs
ukrainiens préfèrent. Vous avez raison, il existe une
voie plus humaine pour ces sociétés, Nos pères
communistes n'am peUl-être pas éCOUlé les mdios
interdites pour rien _
À lire
D'Andret Kou.kov : Loitler de fIUIl (Uono li!vy) Suqxises
de Noë/( Liono Ll!vyl : LI' Dernier Amour du présidl'I/I (. PoInts lt.
SeuIl) : LI' Pit!goutn (. Points ", Seui)j,
De TzvetDn Toda.DY: lo SIgfIOIUff! humou!f> (Seuil):
La PI'Ix ~ boriJores. Au-de/6 du choc ~ o'vitsollCilS(LGFj.
"
Dossier
,
,
DE L'EMPIRE EUROPEEN
Alors que la crise économique s'installe,l'idée
trotte désormais dans toutes les têtes: l'Europe
connaîtrait un déclin comparable à la lente chute
de Rame. De l'amollissement des moeurs au
cynisme des riches, en passant par la crainte
des « barbares »,Ies analogies ne manquent pas,
nous rappellent l'historien Lucien Jerphagnan et
le cinéaste Denys Arcand. Le diplomate Hubert
Védrine et le philosophe Ëtienne Balibar, réunis
pour un dialogue exceptionn el. s'en remettent.
quant à eux, aux peuples plutôt qu'aux politiques
pour relever la constru ction européenne.
Quelles sont nos voies de salut7 Nombre
d'intellectuels - parmi lesquels Peter Slaterdijk,
Ëdauard Glissant. Alain Badiau, Pascal Bruckner,
Pierre Manent et Jorge Semprun - se pressent au
chevet du « Vieux Continent ». lls proposent autant
de visions d'un avenir authentiquement politique
pour l'Europe. Histoire de faire mentir le déclin.
36 1seplembre 2010 1numêro 42 1philosophie moQozlne
Dossier
Le déclin de l'Europe
o mmes- no us, comme les Romains de
l'Antiquité tardive. parvenus au dernier
chapitre de notre glorieuse (et violente)
Histo ire ? Hédonistes el cyniques. ne
S
croyam plus en nos lois ni en aucun dieu,
nous moquant de lout sauf de nous-mêmes, inca·
pables de nous projeter dans l'avenir, amollis par le
confort, superficiels
el
gâtés. avons-nous mérité
d'être éclipsés par d'au tres peuples, plus jeunes, plus
ambitieux, plus fons? L'analogie e ntre la situatio n
des Européens d'aujourd'hui e t celle des Romains
de la décadence CSt [entame ... Et pourtant ! Méfi onsno us du pm/lOs facile de la décadence Cl des postures réactionnaires, q ui risquent de nous empêcher
d'affronter avec lucidité la situation actuelle, soit:
la diminution progressive et inéluctable du poids de
l'Europe sur la scène internationale. Pour esquisser
les enjeux philosophiques d'une telle situation, formulons ici lrois remarques.
REMAR UE N ' 1 Le mythe du déclin
de l'Europe est aussi vieux
que l'his toire de l'Europe elle- même
Homère a vécu au VIII- siècle avant Jésus-Christ,
mais il chante dans ses épopées une époque bien
an térieure: la guerre de Troie se situe autour de
1 200 avant no t re ère. Comme la plupa rt de ses
contemporains, Ilomère fantasmai t sur la splendeur
passée de la civilisation mycénienne (- 1600/
- 12(0), renversée par des envahisseurs venus du
Nord, les Doriens. Les Mycéniens avaient laissé derrière eux des ouvrages de bronze, des architectures
témoignant de leur avance, que les Hellènes
n'étaient plus capables de reproduire. Si les persan-
lendemain de la Première Guerre mondiale, les historiens
Oswald Spengler et Arnold J . Toynbee considèrem que l'Occident est malade ou qu'il est en train de creuser sa propre
tOmbe; ils t'raquent la pulsion de mon qui détraque souter·
ralnement notre civilisatÎon. Un bref parcours historique de
ces différentes versions du mythe (lin panorama ci-contre),
momre qu'on définit toujours les critères du déclin en fonction des difficu hés el des préoccupations les plus actuellcs :
le mythe nous re nseigne moi ns sur le passé que sur les
e njeux du présent. D'Homère à Toynbee, tous ces au teurs
Vilnte nt une grandeur dis parue et a nnoncent la catastrophe,
mais da ns le seu l but de re t ro uver les sources vives q ui
pcm lctlront de rée nchantcr l'histoire.
REMAR UE N" 2 Le mythe du déclin s'éc rit
aujourd'hui dons le langage form el
des chiffres et de l'économie
C'esl la grande nouveau té contemporaine: de nos jours, ce
n'est pas un écrivain génial, ce n'est pas un Dame, ni un
Montesquieu, ni un Oswald Spengler qui nous tend le
mIroir de noue affaiblissement, mais bel et bien les tableaux
de chiffres arides produits par les instituts de statistiques,
Eurostat ou la Banque mondiale. Les chiffres ont d'ailleurs
une éloquence bien à eux, face à laquelle il est difficile de
res ter de marbre.
Avec 500 millions d'habitan ts, l'Union européenne (UE) ne
représente actuellement que 7,3 % de la population mon·
diale. Elle a le taux de croissance démographique le plus
faib le au monde (- 0,05 % e n Allemagne, 0,7 % en Italie
pour 2008) et vieillit à vue d'œil. La croissance économique
est eUe aussi basse: 0,2 % e n moyenne depuis le début de
cette a nnée pour les 27 pays de l'Union, - 4,2 % en 2009
(par comparaison, la Chine est poussée par une croissance
d'environ 10 %, le Brésil, 8 % et l'Inde, 6,5 %). Les États
européens sont lourdement endettés: la dette publique représen te
115 % du produit intérieur brut
de la Grèce et de l'Italie en 2010,
contre 77,6 % pour la France. En
2008, 17 % de la population européenne vivait sous le seuil de pau·
vreté, taux qui monte à 20 % chez les jeunes ...
Non seulement l'UE n'a pratiquement plus d'industrie sur son
sol, mais ses plus belles pièces sont peu à peu raflées par les
investisseurs étrangers. Atœlor, fer de lance de la sidérurgie,
entreprise issue de la révolution industrielle et de l'épopée
capitaliste rhénane, a été rachetée par un groupe indien, la
Minai Steel Company, en 2006. Un autre groupe indien, Thta
Motors, a (ail main basse sur Jaguar en 2008. Quant à la
déliquescence économique de la Grèce, elle a permis à la
Qûn.1 Shipping Ocean Company de s'offrir une partie du Pirée
en 2009 - le pon d'Athènes passant aux mains des Chinois,
tOut un symbole 1 -, avant d'empocher les principaux amm·
teurs grecs cette année.
Cette li tnnie de chiffres ct d'a nnonces dép rima ntes, no us
l'écoutons li 111 mdio et la lisons dans la presse. An née nprès
année, la place du continent e uropéen sur le planisphère
semble rétrécir li la manière d'une peau de chagrin. l>Uisqu'il •••
LA PLACE DU ÇONTINENT EU,ROPÉEN SUR
~E PLANISPHERE SEMBLE RETRÉClR
ALA MANIÈRE D'UNE PEAU DE CHAGRIN.
"
nages d' Homère - Ulysse, Achille, Agamemnon et
les aUlres ... - ont de si nobles qualités. s'ils sont si
endurants au combat comme à la boisson, c'est
qu'ils sont censés appanenir à une humanité supérieure. Or Ilomère est le premier des historiens, et
à sa suite, le mythe du déclin va devenir un mOlif
incontournable, une obsession de la culture du
Vieux Continent. À la fin du Moyen Âge, sous la
plume de Dante ou de Machiavel, la nostalgie de
l'Âge d'or réapparaît, mais cen e fois-ri c'est la puis·
sance de l'Empire romain qui est regrettée. En com·
paraison avec l'immensité de l'empire, la can e de
l'Italie divisée entre principa utés fait piètre figure .
Au s iècle des Lum ières, Montesq uieu s'intéresse
aussi li la décadence ro mai ne, mais pour critiquer
les excès de l'a utorita risme des Césa rs e t, indirectemenl, de la monarchie. Plus près de nous, au
TROIS VISIONS DU DÉCLIN
XII/'-XI/' SIÈCLES LES HUMANISTES NOSTALGIQUES DE L'ANTIQUITÉ
Donte contemple d'un œil noir rltalie de 'iOfl temps ravagée
por des rivalités médiocres entre prindpoulés. À ses
yeux, 10 Rome antique reste un modèle indépossoble.
Né il Florence en 1265. appartenant por éducation
ou camp des Guelfes. Donte rame 10 couse de Rome
et des Gibelins. Il s'en explique dons De la
monarchie : «J'offlrme que le peuple
romain en droit. et non par uwrpotion,
(] acquiS 10 monarchie, c'est-à-dire
l'empire sur tous les mortels. »
Rome oyont été l'exemple de 10
grondell". c'est son étendard qu~.
fout brondir. qu1mporte s'~ (] pris
10 pousSIère!
Mols c'est Machiol/el quI. dons
son Discours sur 10 première
d&ode de Tïte-Live(IS12-1SI7), forge le mythe de 10 décodence de
rEmpire romain, lequel sert por 10 sUite de motrICe pourpenser le déclin.
DQfl5 10 penpective de Mochiovelle républicain,!' elfondremenl de Rome
est dû il César. qui (] brisé t'équilibre subtil des pouvoirs entre le Sénat
et le peuple, et jeté les boses d'un empire autoritoire et brutal. César a
ouvert 10 voie ô une série d'emperaws. dont les règnes sont « ensanglantés
par les guerres, déchirés par les divisions. et tout aussi cruels en temps
de paix », Autre gangrène de l'empire: 10 propogotion du chrisllOnisme,
qui aboutit à la création de l'~glise pontificale de Rome, Or «c'est elle,
/'~glise romaine, qui nous
a maintenus
et nous maintient divisés »,
L'auteur du Prince 0, por ailleurs, une vision originale de l'histoire, les
civilisations connaissent. selon luI. des cycles quasi naturels, où essor et
décadence se succèdent: «La V1rtü donne la tranquillité aux ~tats: la
tranquillité enfante ensuite la mollesse, et la moNesse consume les pays
et les moisons, Enh'n, aprés avoir traversé une période de désordre, les
Cités voient lavirtü renaitre dons leurs murs. »fL 'Ane d'or),
XVIII' SIÈCLE LES LUMIÈRES CONTRE LA DÉCADENCE MONARCHIQUE
l".,;;H,ir; '
~
•
!
Au siècle des Lumières. le mythe prend une
nouvelle inilexion, sous l'impulsion de
Montesquieu et de ses Considérations sur les
couses de la grandeur des RomainS et de leur
décadence (1734). Oons la lignée de
Machiavel, MontesqUieu insiste sur le lait que
l'Empire romain s'est écroulé pour n'avoir pas
été lidèle à ses principes. et n'avoir pas su
promouvoir la liberté, Rome a étendu sa
domination jusqu'ou Oanube, à la
Goule. aux rivages d'Afrique. mois n'a
pas su offrir ce qu'elle avait inventé:
10 dtayenneté, Seule une poignée de
Romoins étaient citoyens et libres,
tandis que l'empire, en s'étendant,
crt~oit des Ioules d'esclaves toujours
pluS nombreuses. Oons le collimateur de Montesquieu, c'est bel et bien
10 monarchie absolue qui est vrsée.
En Angleterre, Edward Gibbon publie entre 1776 et 1189 les six volumes
d'une Histr*e du déclin et de fa chute del'Empife romain, S'jl dresse une
Iresque d'une érudition à couper le souille, l'originalité de Gibbon est
ailleurs: c'est l'un des rares. voire le seul spécioliste de l'Antiquité romaine
convaincu que l'Europe moderne est il l'abri de la décadence. Ses
arguments? O'obord, les Romains l!JnOfaient tout des Borboresqui les ont
encerclés. tondis que l'Europe moderne a exploré le monde entier, Ensuite,
l'Europe moderne a la chance d'être un concert de notions: « Les chances
de talent dons /es rois et /es ministres sont au moins multipliées en raison
du nombre des souverains: et un Julien et une Sémiramis peuvent régner
dcmslenordenmbnetempsqu'unArcadiusouunHonorius~t
trones du Sud, » Enfin, Gibbon juge qu'« d moins d'une révolution
générale qui bouleversera la face du globe JI, aucun peuple n'est
SUf les
susceptible de retomber de la modernité dons 10 barbarie,
PREMIÈRE MOITIÉ OU XX' SIÈCLE
LES NIHILISTES DIAGNOSTIQUENT LA MALADIE DE L'OCCIDENT
Au début du XX' siècle, dons la Ioulée de la Première
Guerre mondiale, le mythe du déclin connaît un nouvel
essor. L'Allemond Oswald Spengler publie en 1918 Le
Déclin de l'Occident, best-seller qui impressionne
considérablement ses contemporoins. Le livre a des
occents postromantiques, nietzschéens. ésotériques,
Dons cet opus brumeux, les civilisotians sont
comparées ô des créatures biologiques qui vieillissent
et meurent en lonction de lots naturelles immuobles.
Pour Spengler, l'Occident 0 entamé sa dégénérescence
vers 1800, Autour de l'on 2000, prophétise-t-il, le
développement de l'art occidental atteindra son
terme; on ne verra plus que des «orchitecture et
ornement insensés, vides, artiftclels, surchargés imitation des motifs archaiques ouexatiques », Quand
l'Occident n'ouro plus d'art, ce ne sera pas encore tout
à lait la fin, mois, ô en croire Spengler, l'épuisement de
10 créotion n'est qu'une étape avant la ruine définitive,
Autre livre célèbre, l'Essai sur l'Histoire publié en 12 volumes
entre 1934 et 1961 porl'historien britannique AmoIdJ, Toynbee,
Trois symptômes lui permettent d'alhrmer que les jours d'une
civilisation sont comptés. Juste ovont 10 chute, une civilisation
tente de construire un ~tot universel. une gronde formotion
bureaucratique ingéroble - Rome, l'Empire ottoman, 10 Russie
des tsars ... et peut-être l'Union européenne? Toynbee ne le
précise pas, Deuxième symptôme : une élite, composée
d'héritierS et de porvenus, tente de maintenir so domination sur
le peuple alors qu'elle n'o nen lait pour 10 mériter; les dominants
sont donc perçus comme des porosites (Ioute comparaison
avec notre actualité relève bien entendu du mouvais esprit),
Sons « pouvoir'créoteur de fa minorité »dispo-oit le « mimétisme
de fa pan de la majorité JI qui dmente 10 communoulé politique.
Enfin, dernier symptôme, en dehors des frontières de la
cMlisotion malade. se f()flne un II( prolétariat externe JI. barbares
ou "challengers» qui précipitent sa chute (méditons ces
paroles avant d'olier manger chinois ...) _ AilXAH04IIE LACROIX
,"
••• se décline duns le langage des mathématiques, le
déclin serait-il enfin réel? SmlS doute, mais les chiffres
ne nous donnent qu'une mesure quanul3rive de J'élat
de J'Europe, Appliquer aux nations une griUe de lccture strictemenl budgél3ire Ct comptable, c'est passer
à côlé d'aulres dimensions, comme la qualité de la
";e, l'accès à l'éducaüon et aux soins, l'existence d'un
Etat de droit, d'un système judiciaire non corrompu,
d'infrastructures facilitant les lransports, elC,
Imaginons que les choses se passent, avant nOire
naissance, comme J'imaginailjadis Plotin, c'est-à-dire
que les âmes descendent lentement vers les corps.
Vous êlcs l'une de ces âmes à naitre. Au cours de
\'otre trajet astral vers l'incarnatÎon, un ange vous
Înterpelle ct vous propose de choisir: vous pouvez
voir le jour en Inde, en Chine, au Brésil, en Indonésie ou en Europe (mais vous ne pouvez pas choisir
votre milieu social, qui vous sera échu p.1r tirage au
son). Pour quelle destinmion optez-vous? Quel cst,
selon vous, le lieu où vous aurez le plus de chance
de vivre librement et en bonne santé, sans craime de
111 violence, q u'elle soit ])ropagée par J'État ou qu'elle
.. 0
MItlembrt 2010
IlUl'lbO.Z
pItiIo~
"'C'9culnt
règne d:ms la sphère sociale? Où vos rêves trouveron t-ils li
s'ép.1nouir? Ça y est, vous a"ez choisi? Vous n'êtes pas complètement guéri de l'Europe?
REMAR UE N" 3 la réduction du mythe
du déclin européen à un problème économique
est elle-même un signe inquiétant de déclin
Ici, ce sont les dernières pages du Nelin d~ /'Occidenl de
Spengler, publié en 1918, qui nous aiguillem: . La pensil" el
l'action iconomiqua sonr un côté de /0 vil", affinne·t.il, chaque
.'ie économique at /'f'XPression d'une \.'il" psychlqul". • Autrement dit, la prospérité ou le marasme d'une économie ne
font que traduire un œnain état de la cu1mre et de l'esprit.
Un an plus tard, en 1919, Paul Valéry enfonce le clou dans
un texte intitulé La Crue dl" l'espril. dom la première phmse
est reslœ rameuse: .. Nous OUlm, cù'ilisarioru, nous savons
maintcfllmt quI" 1I0U.~ somml's mone/lcs, ,. On connaît moins
l'argumentation qui suit, or elle est saisissante, .. La crisl"
économique, explique Valéry devant le spectacle du Vieux
Cominent ruiné par la guerre, esl visible dam tOute saloret!;
mais /a crise intel/CCII/elll". plus sublile, et qui, par sa natllrl"
même, preud les oppareuCf'S les plus trompeuses (puis!lls'clle SI"
pa.sse dans l~ royaume mime de la dissimulalion), crUr aisr
loissr difficilrment saislr.son lliriroble poInt, sa phase. »Anention à n~ pas confondre les rorees et les quantités, prévient
\f,)jéty! Le classement des régions du globe selon des critères
statistiques - popuJalion, superficie, matières premières,
revenus, etc. - risque de nous faire oublier que les civilisations ayant accompli une œuvre histOrique remarquable, que
ce soient l'Egypte ancienne, le siècle de Périclès ou encore
l'Europe des Lumières, ont pu le faire uniquement parce
qu'eUes étaient créatrices, parce qu'elles étaient capables de
promouvoir les ans et les sciences, parce que la vie de l'esprit
y était intense. Or l'Europe, s'alarme valéry, est en train de
transfonner le savoir en une denrée el les produCtions de
l'esprit en marchandises. Elle est bien mal inspirée 1.. RisullaI : l'inégalilé qui txis/ail erure les régions du monde... Irnd
Il disparaitr~ graduellemeru JO , puisque tout n'est qu'une ques·
[ion de oommeree et de chiffre d'affaires.
En 1935- 1936, le philosophe allemand Edmund Husserl
rédige un texte qui fera date, intirulé • La crise des sciences
européennes comme expression de la crise radicale de la vie
dans l'humanité européenne _. Husserl y affirme que c'est la
plate éminent~ accordée 11 la raison qui a permis la grandeur
de l'Europe. Le projet des Grecs, qui était de comprendre la
totalité des phénomènes du monde, conslÏrue selon Husserl
le tremplin initial de notre civilisation. C'est au nom de la
raison que sem nccompli l'essor des sciences il l'âge moderne,
que les Lumières secoueront le joug de l'Ancien
Régime. Or • la vision g'obal~ du mon~ qUi t:Sl œ"~
dt: 11lomm~ modmJ~ ,s't:SlIoi.ssie, dans /0 dru;cibne m()I.
rii du JaX> sikl~, dif~mlinu ~t avtuglu par les sci~nas
posirives ~t par la "prosperityft qu'on I~ur d~vait ",
constate Husserl. Lorsqu'on a séparé les sciences de
l'homme ct les sciences de la nature, au xrx- siècle,
on a commis un aCte très grdve, puisqu'on a brisé la
visée du projet grec. La philosophie, la psychologie,
la sociologie, la science politique 001 été rejetées du
côté de la subjectivilé, de la lillérature. La raison n'a
plus trouvé à s'appliquer que dans les sciences dures,
et ne s'exprime plus qu'à travers le langage des
mathématiques. Mais les mathématiques ne peuvent
pas répondre li notre détresse ni nous offrir un destin! En réduisant la raison li une calculatrice, l'humanité européenne a perdu son projet rondateur.
Elle s'est en quelque son e aulodissoute . • De ,simples
sci~nce,s de fail,s fomlent un~ ,simple humanlti de
fait.s. ,. Ce qui nous amène à notre conclusion. Le rail
que nous ne sachions plus aujourd'hui raconter le
déclin de l'Europe autrement qu'à l'aide de Slalistiques est peut~tre plus préoccupant encore que le
contenu desdites statistiques, car cela prouve que
nous avons laissé en chemin, quelque pan derrière
nous, notre esprit _ ALDANDltl LACROIX
LUCIEN JERPHAGNON
« UN JUIN 1940 À L'ËCHELLE MONDIALE»
Pourquoi 10 décodence de rEmpire roffiOlfl nous loscine-I-elle tom? Le philOsophe Lucien Jerphognon. run des plus fins
conoosseurs de Rome el auteur d'une Histoirede /0 Rome antIqUe (PluneiJ. nous rèpond.
Voyez-vous une roison
romain?
""
Irontlère menacée du Danube. El elle se clOt
en 476, avec \0 déposillOn parle barbare
Odoacre de Romulus AuguslUlus.
Pourquoi cet événement vt~UII de ~us de
1 500 ons conserve-t-n encore un leI
"
un emptre 0 une telle surloce, Mest peu~
plX" des gens infirwnent dillérents.les
distOf'SlOl'lS konomiques sont importanles
et nnstobiAité politIQUe - qui. à port. du
III" SIècle, voit les empereurs se chos.sef les
uns les outres li un rythme SOUtenun'orronge nen à roffarre. Ajoutons le 10101
amollissement de rhomme de troupe qui.
éaitle polen Ammien Marcel,n, « fredonne
des 0/fS langoureux ou lieu de pousser des
cris de guerre .... Lo délense de frontières
aussi vostes vu donc devenir problémallque.
Ene est porlais confiée à des Borbares qui
pour certarns. tel Alaric qui mène 10 première
mise li soc de Rome en 410, vont se mettre li
leur propre compte. Enfin. Mloul garder li
respnl que la chute de rEmpire romain s'est
déroulée sur trais cents ons! EHe commence
en 180 : l'empereur More Aurèle ouro passé
une portle de son règne li défendre la
pouvoir d'évOCU1ÎOn?
Nous sommes tOUJOurs tentés de regarder
en arrière lorsque ça vo maL. et Rome est
ou fondemenl de notre ADN. NOIre drOit.
notre humantSme. notre longue - entre
outres choses - y Irouventleur origine.
Illout prendre aussi en compte rémoi
Immense qUI 0 solSlles témoinSde sa Chule :
une sorte de JUIn 1940 à rkhelle mondiale.
• Horreur ! L'Unlvers s'krou/e... "', s'étrangle
SOlnl JérOme en 410. Et si m"me 10 Roma
aelemopeui Chuter, alors tout en ce bas
monde est périssable. lorsque Poul Valéry
s'écrie en 1919:. Nous savons que les
Civilisations sont mortelles li. on entend en
kho le cOnStal de Rutilus Nomolinous.
.Ie,s villes aussi peuvent mourir li. Rome lia
olnsi devenir la ville Idéale, capitole de
toules les nostalgies: • j) JUpiter. rends -moi
mes commencements! ". knt Sidoine
Apollinaire, ancien prélet de Rome devenu
év~ue de Clermont. Et ce souvenir eSI
rOllivé chez les intellecluels por la lomeuse
His tOire du déclm et de la chute de l'empire
romom du 8rrtonnique Edward Gibbon
publiée li la hn du XVIII" siècle - rune
des premières études rigoureuses sur le
sujet. méme si Gibbon, inspiré por les
lumières frOf)ÇOISCS. se: trompe en lIoyant
dons la christianisallon de l'emj}lre 10 couse
latole de 50 Chule.
Vous qui OYU si longtemps sijoumé doM
kllête des auteurs de r ipoque. voyezvous des anoIogi6 avec tu n6m?
ou.. et ce n'est pas rassurant À répoque.
Marcellin déplore \0 légèreté des riches qui
• mettent Ut! painl d'honneur d posséder
des VOItures plus grosses qu'iI n'est d'usage"
et s'installent à l'étranger pour échopper
li rimpOl! Et constate que les RomainS ne
se cuttIVent plus: SidoIne Apomnolre fétiole
un 8orbore de SOVOW" bien écrire le Iolin, à
10 diflérence de ses contemporOlns Romolns.
Quand on n'est plus foutu de devenIr soirn&ne, on est le plus exposé OUII gens qui
IIOUS lont devenir ce qu'~s veulent que vous
soyez! _ PROPOS R((UEUIS PoUl PHILIPP( NASSIf
'"
Dossier
Le déclin de l'Europe
RENCONTRE
AU CHEVET
Étienne Balibar, philosophe « gauche de gauche », et Hubert Védrine, ancien ministre
socialiste des Affaires étrangères, ont une vision très différente de l'histoire et de la politique.
MOIs Ils s'entendent sur un point: si l'Europe ne devient pas un pôle capable de résister à la
mondialisation, elle va se déSintégrer.
'L\Rn' 1>:01108
"""UI>: t:"'LC'l'EI. RASTO"
Ils appartiennent li deux mondes. Huben Védrine, JXllitiquc d'intel-
ligence supérieure, ancien ministre des Affaires érrangères après
avoir été Secrétaire genéral de 11:Jysée sous François Mittcmmd, est
considéré comme le .. Kissinger. européen. Inventeur du concept
dbyperpuissaoœ, critique des illusions droit-de--lbommislC (Conn.
nller l1ristoire CI Lt Tl'mps df!S chimrrr;s, Fayard), il est capable, face
aux situations les plus inextricables, de démêler l'écheveau des r.l()-
Étienne Balîbor : Je suis né en 1942, vous êtes un peu plus jeune
que moi, mais notte génération a hérité de la précédente une utOpie positive et mobilisatrice, œlle de la réconciliation_ L'Europe était
allée à la catastrophe. elle avait plongé du fait des nationalismes
dans une forme d'autodestruction_ Il fallait. sous peine de disparaître, dépasser les souverainetés nationales et se réconcilier, t:utOpie est donc un ingrédiem constitutif de la construction européenne,
pons de force pourdétcnniner le chemin de l'action efficace. Étienne
Balibar, lui, est le philosophe français le plus écouté en Europe CI
aux États-Unis. Ancien professeur à Nanterre, il s'est initié à la phi-
losophie aux CÔtés de Louis Althusser à 11?cole normale supérieure,
el a contribué fi Lire Le Capital, référence des communistes des
années 1960, uv.ml de procéder duns l.cl Croi/ICe de5 mClS$f.'l (Galilée)
ou Lu Proposition dl' /'égalibel'cé (PUF) ft une réévalual'ion de l'idéal
démocratique. Face à l'Europe, l'un en appelle ft la responsabilités
des dirigeants français et allemands, l'autre coun ft Athènes pour
défendre le peuple européen. (Des interventions reprises dans L:Eurapt, crise ecfin?, Le Bord de l'Eau.) Le philosophe et le conseiller se
sont retrouvés, au Momalemben, à Saim-Gennain-des·Prés, pour
meure sur la table les éléments du diagnostic vital de l'Europe.
Hubert Védrine :Jc ne vois pas la construction européenne conune
une grande et belle ambition fédéraliste collective qui se serait
hélas! enlisée dans les sables, la géopolitique prime. A mes yeux,
les pères fondateurs som d'abord Staline Ct Truman, avant même
Monnet et Schuman. S'il n'y avait pas eu la menace soviétique
après la guerre, si les États-Unis n'avaient pas crée l'alliance atlantique et fait le plan Marshall, rien ne se serait fait. Ce n'est pas
l'Europe qui a fait la paix, c'est la paix qui a permis l'Europe,
Ensuite, certains dirigeants européens visionnaires ont décidé de
profiter de cette situation pour créer quelque chose d'inédit. Leur
approche était concrète : communauté du charbon et de l'acier,
marché commun, elC, Petit à petit, des courants de pensée om bâti,
à p..1rtir de là, l'utopie des Etats-Unis d'Europe_ Ce qui s'effondre
aujourd'hui, ce n'est pas l'Europe, mais les mythes européistes. En
réalité, l'Europe est d'abord l'enram d'une situation géopolitique,
pas la mise en œuvre d'un extraordinnire projet historico-moral.
H. V,: La • réconciliation franco-allemande., inlassablement répétée. n'est pas ft l'origine du projet européen_ Le cadre européen lui
a servi d'abri favorable_ Pour que la dissuasion soit efficace face à
l'URSS, les Américains avaient besoin que l'Allemagne soit dans le
coup - ce qui n'a pas été facile à faire accepter. Ce n'est que plus
tard, li poste.riori, qu'on en a fait un ~ moteur".
É. B.: Disons que la réconciliation , instrumentalîsée par la politique de la guerre froide, est devenue, du fait de la transformation de l'esprit des peuples, un objectif en soi. Mais d'une
manière générale, l'effet de la guerre froide sur la construction
européenne m'apparaît plus ambivalent_ VURSS ne représentait
pas seulement une menace, mais aussi un défi_ Elle a joué un
rôle d'aiguillon pour la mise en place du modèle social européen,
qui n'numit jamais vu le JOur si les gou\'Cmemems et les opinions
occidentales n'avaient pas pensé que des fonnes sauvages d'exploitation capitaliste conduisaient à l'explosion sociale, sinon au
communisme, qu'il fallait généraliser la concertation entre le
capital elle travail. Ce modèle est aujourd'hui au cœur de l'identité européenne, les peuples le voient, à tort ou à raison, comme
un rempart comre la mondialisation libérale sauvage. D'accord
donc pour penser que la guerre froide est le cadre initial de
l'Europe, mais sous réserve d'analyser de manière plus dialectique les effets de ce cadre sur la construction européenne: en
chemin, le Meccano géopolitique est devenu une fin en soi,
H. V.: C'est devenu un objCCtif en soi pour une poignée de dirigeants. Giscard et Schmidt, Mitterrand et Kohl, Delors et quelques
autres Ont utilisé celle paix pour presser l'intégration, D'autant
que l'Allemagne divisée en reme ttait dans son engagement euro- •••
.
DossJ Le déclin de l'Europe
••• péen: c'était le prix li payer pour sa normalisation. Et puis, patatras! Ce cadre géopolilique général se désagrège: il n'y a plus
d1)n)on soviétique, plw de guerre froide, plus d'ennemi. Qu'esl<e
que ce monde global? Une communauté internationale régie par
le droit? Un monde muhipolaire? Une compétition générale?
Face li ce que j'ai appelé l'hypcrpuÎssance américaine, les Euro-
péens onl cultivé l'ingénuité. MaÎs dix ans après, les conflits resurgissent. Quelques années avant le Il Septembre, Huntington
oppose au rêve d'une .. fin dt l'histoire .. sa craime d'un clash des
civilisatiollS", Quand l'Amérique
ft
se lance avec hystérie dans .. la
guerre JO contre" le terrorisme ",
J'Europe est désemparée. Le
contexte géopolitique qui avait
présidé à sa naissance s'est effon-
"
saint Paul reste le logiciel profond dcs élites européennes fi travers
les sièdes, Mais l'Europe n'est plus sur son Olympe: elle n'a plus
ni la légitimité ni l'efficacité pour jouer ce rôle, Les peuples, eux,
je le crains, n'aspirent qu'à devenir une grande Suisse,
É, B,: Une Suisse, mais S<1ns le secret bancaire alors .. ,
H, V.: Oui, parce qu'exemplaire. Un haut niveau de vie, peu d'obligations et beaucoup de droits, une anitude compassionneUe, mais
CE N'EST PAS LE pROTECTORAT QUI NOUS MENACE,
MAIS LA DESINTEGRATION PURE ET SIMPLE 1" É. BALI BAR
dré; il n'y a plus de projet collectif qui s'impose à elle, excepté des
engagements économiques, seuls éléments forts des traités dans
un monde en voie de dérégulation économique,
t B.: La chute du Mur ne se réduit pas à un changement du cadre
géopolitique, C'est un changement dans la perception du .. sens
de l'histoire .., donc un événement de portée philosophique consi·
dérable, Et c'est aussi la réunification de l'Europe.
H, V.: La .. réunification .. ? Mais elle n'avait jamais été unie auparavant, sauf par la loi chrétienne à un moment.
É. B.: Vous ne pouvez 1),1s nier qu'il y a une communauté d'histoire,
de culture, des idéaux politiques qui ont circulé entre les nations. La
guerre froide a tiré entre les deux moitiés de l'Europe un .. rideau de
fer .. qui coup."\Ît les peuples de toute possibilité de circulation, La
chute du Mur, c'est la renaissance virtuelle de cet esP.1ce de liberté,
c'est la JX'l'Spectivc d'une circulation pour les idées et les projets qui
a enflammé l'imagination des Européens, Nous avons été nombreux
alors à espérer que se constituerait non pas un peuple européen,
mais une opinion publique, un espace politique rranseuropéen qui
ne serait P.1S seulement animé par les dirigeants et les intellectuels,
mais par le plus grand nombre, De façon conflictuelle et laborieuse,
l'idée d'Europe indiquait un chemin au·delà des souverainetés nationales, C'était là notre utopie, aujourd'hui dévalorisée,
H. V.: Je ne crois pas li ce dépassement, Exercice en commun de
la souveraineté, oui. Ab..1ndon, non, Ce SOnt des nations trop nombreuses, avec des histOires, des langues et des passions différentes
profondément enracinées, Depuis le XVIII' siècle et les Lumières,
il y a en effet un espace culturel commun aux élites, Vous faites
panie du petit nombre d'intellectuels qui parcourent les capitales
européennes et dont la parole est écoutée, C'est très imponant,
cela peut donner à œt esP.1ce une orientation politique et morale,
Mais cela ne concerne que quelques centaines de personnes, Ce
n'est pas le projet des peuples, L'Europe, c'est une fédération
d'Etats·nations qui n'ont pas vocation à disparaître, les Européens
aiment l'idée de l'Europe, mais ils ne s'intéressent pas concrète·
ment aux autres peuples, Cela n'a ricn de tragique parce qu'ils
sont tous pacifiques, Mais cela n'a rien à voir avec la formation
d'une opinion publique. européenne .. , Les européistes rêvent
d'une puissance morale, une sone de Croix-Rouge globale répan.
dant le droit·de-l'hommisme dans le monde, L:évangélisation selon
distanciée par rapport aux malheurs du monde, voilà l'éthique
des Européens, C'esi inquiétant, car, dans la dure bagarre multi·
polaire qui s'annonce, si l'Europe ne devient pas une puissance,
elle est condamnée au protectorm,
É. B. : Un proteclOrat de qui dans vOIre esprit?
H. V.: Sino·américain.
É. B.: Il y aurait donc un projet de condominium sino·américain?
H. V.: Pas besoin de projet pour que ce risque existe, Même si
aucun des deux pays n'a intérêt à se retrouver dans un tête·à·tête
exclusif avec l'autre, il y aura pour nous l'addition de leurs puis·
sances, Je veux dire que si l'Europe continue comme cela, elle
subira les conséquences des décisions des uns et des autres, même
si ceux·ci ne s'entendent pas. Voilà cc qui pourrait arriver de pire:
accumulation dc décisions sur un ensemble gélatineux qui n'a plus
de pensée propre et n'arrive pas à se mcttre d'accord pour se faire
respecter, qui devient, en somme, l'idiot du village global.
É, B,: J'irai plus loin. Cc n'est pas le protectorat qui nous menace,
c'cst la désagrégation pure et simple, Je redoute que les États
européens ne soient même pas capables de maintenir les grands
acquis, Et d'abord la paix. Cela parait démentiel d'imaginer la
renaissance du nationalisme qui nous ramènerait à des conflits
tragiques que la construction européenne avait pour fin de dépas·
ser. Mais on ne peut l'écaner, Je redoute qu'une Europe dramatiquement affaiblie ne se transfonne en champ de bataille de forces
politico-économiques qui lui sont extérieures. Il n'y a aucune raison
de penser que tOUS les pays auront une même analyse et une même
stratégie face aux menaces de demain, Je ne crains pas seulement
des désacrortls entre la France et l'Allemagne, je me demande
quelle raison ces deux pays pourraient avoir de marcher du même
pas et d'avoir une position commune si ce sont les forces de la
mondialisation qui l'emponent. JI n'cst pas évident que Ics peuples
ressentent le besoin d'être réunis dans la mondialisation de demain,
Dans un monde dérégulé, on sent monter une inquiétante obses·
sion de la protection imaginaire qu'offrirait le cadre nationaL"
H. V.: Imaginaire, pem·être, Mais sa désintégration fait peur, La
question de fond est bien celle (lue vous posez: les Européens ont·
ils, oui ou non, un intérêt à être unis face à la mondialisation?
appelait la social-démocratie européenne s'est avérée incapable
d'esquisser une réponse crédible à la crise financière . Cela démontre
le degré de décomposition organisationnelle, mais aussi intellectuelte et morale, de la politique européenne, en particulier à gauche.
Absence de perspectives aussi bien que d'enracinement populaire ...
H_V. : Face à la crise, les gouvernements de droite Ont été pragmatiques, sans états d'âme: ils n'om pas hésité à nationaliser et
à rétablir les contrôles étatiques. Tandis que la gauche socialdémocrate l'a vécue comme un drame conceptuel. Alors qu'elle
achevait de se résig ner à l'économie de marché, voilà que celle-ci
se transformait en un gigamesque casino. Aujourd'hui, la gauche
n'arrive même pas à théoriser le faible sursaut des États qui
s'opère. Elle est le dindon de la farce. Dans toutes les réunions
de la gauche européenne, on commence par exprimer son attachement absolu ... au Iibre·échange! Mais le libre-échange intégral qui met en compétition des centaines de millions de paysans
asiatiques ultrapauvres avec les anciennes classes ouvrières européennes protégées par deux siècles de lutte, c'est absurde! Non,
vraiment, la gauche doir se refaire!
Autant je suis prêt à une relecture décapante er réaliste des raisons
pour lesqueltes l'Europe a été construire, aurantje ne suis pas prêt
à lâcher sur ce point: les peuples doivent être unis sur quelques
points stratégiques dans la bagarre mulripolaire qui s'engage. Les
peuples sont égoïstes, c'est normal. Il n'y a pas de peuple ni de
gouvernement '" altruiste ». En revanche, ce qui est dangereux, c'est
qu'il n'y a plus le deuxième échelon consistant à transformer les
É. B. : Oui, mais elle manque aujourd'hui de toute culture internationaliste, alors que la seule réponse institutionnelle crédible à la
crise se situe au niveau européen. Il ne s'agit pas de supprimer les
ÉtaTs-nations. Mais comment pourrait-on réguler de façon un peu
stricte l'activité des banques en Europe, si les ÉtatS agissent indépendamment les uns des autres? Comment pourrait-on donner un
contenu à lïdée d'une politique budgétaire qui vienne compléter
l'existence d'une monnaie commune si la puissance souveraine est
toujours strictement nationale? J'admets que la notion de fédéralisme est équivoque: elle hérilC de différentes traditions et, au fond,
il s'agit d'en inventer une forme nouvelle. Sans être nécessairement
fédéraliste, il s'agit d'instituer un niveau de puissance publique qui
soit efficace et démocratiquement légitime à l'échelle de l'Europe.
H. V.: Si on appelle à des abandons de souveraineté parce qu'on
se sent trop petit et fatigué au niveau national, l'Europe n'est alors
que le visage de notre épuisement. Mais il y a aussi un fédéralisme
d'ambition qui consistc à exercer en commun la souveraineté.
É. B.: Vous accepteriez donc l'idée de souve'
"
LES ,EUROPÉENS N'ASPIRENT. JE LE CRAINS,
QU'A DEVENIR UNE GRANDE SUISSE." H. VÉDRINE
intérêts nationaux légitimcs au premier degré en intérêts communs
de second degré. Les Européens ont un intérêt vital à élaborer des
stratégies globales. Pas en fusionnant. Jamais l'Allemagne et la
France ne seront le Dakota du Sud et le Dakota du Nord. Mais si
l'Europe ne s'institue pas comme un pôle, on va se faire plumer! Je
ne comprends pas que les dirigeants européens n'aient pas élaboré
une stratégie commune face à la crise, et une stratégie pour le
monde multipolaire plus convaincante, plus frappante.
É. B.: Je ne veux pas jouer à tout prix le rôle du militant en face de
l'homme d'État. Mais il faut aussi, en politique, tenir un autre langage que celui des gouvernements et de la diplomatie. Or ce qu'on
raineté partagée?
H_ V. : Non seulement je l'accepte, mais j'ai
signé avec ce stylo plusieurs traités de souveraineté partagée, et nous la pratiquons depuis
longtemps. Que l'Europe ait une vraie politique dans la bataille de
la régulation, une vraie gouvernance économique de sa monnaic,
une vraie politique d'", écologisation» (de ['agriculture, de l'industrie, des transports, de l'habitat, du travail), des stratégies multipolaires (face à la Chine, à la Russie) ... Pour réaliser cela, on n'a
pas besoin de demander aux peuples de renonccr à leur égoïsme.
Il faut seulement faire émerger les intérêts communs. La mordinal"ion des politiques économiques dans la zone euro, faite dans
un esprit de délibération publique et démocratique, déclencherait
une dialectique des opinions en qudques années. Mais, pour cela,
il faut des gouvernements nationaux forts, capables de mettre en
commun leur pouvoir, pas une mutualisation des incapacités ..
'"
•••
Dossier
Le déclin de l'Europe
••• É. B.: Les forces cCnlrifugcs sont, étonnamment, de plus en
plus puissantes. Les classes dirigeantes, en paniculicr la bourgeoisie financière, n'ont plus d'intérêt à préserver la cohérence
du tissu social dans chacun des pays européens. Elles ne
CfOIent plus qu'il faut faire des concessions à la classe ouvrière
qui, dans le même temps, s'es! désagrégée. La coordination en
vue de la régulation, il faudra donc l'imposer. Et c'est plutôt
d'en bas que j'attends te sursaut, dans une forme nouvelle de
populisme ou de civisme européen. Je n'appelle pas à la révolution, mais à la mobilisation des opinions et à la renaissance
des mouvements socia ux, sur de nouveaux objectifs traversant
les frontières. Je n'oppose pas le populisme à la souvera ineté
des ÉtaIS ou des gouvernemenlS ...
H. V.: Non, vous l'opposez à un élitis me a-démocratique et
technocratique. Ce en quoi vous avez raison.
É. B.: La question fondamentale que je me pose est celle-ci:
quelles SOnt les forces avec lesquelles se fom l'histoire et la politique? Il me semble que vous avez une vision politique classique,
où ce SOnt les gouvernementS, reprkentam des peuples et des
nations, qui déterminem des stratégies en fonction d'un contexte
géopolitique en perpétuel changement. Je pense qu'il existe
d'autres forces. Sur ["Europe, fai employé le mot de .. populisme _
par provocation pour laisser entendre que les é.lites, les gouvernements, les États ne suffisem pas à représcmer les peuples, mais
dans certaines circonstances n'en SOnt pas les maîtres.
H. V.: Mais s'ils sont élus par ces mêmes peuples?
É. B.: C'est une partie incontournable de l'idée de démoc ratie
- à laquelle je ne su is pas prêt à renoncer -, mais c'en est une
panic seulement. Et au niveau européen, le Parlement, bien
qu'élu au suffrage universel direct, a des pouvoirs très limité.s
dont il fait un usnge très restreint. De sOTI e que l'élément de
dérnocrntie élective ct parlementnire, fondnmental, est extra·
ordinairement fragile.
H. V.: JI ne faut pas rompre le lien fragi le, mais qui subsiste, entre
la construction européenne et ln démocratie. Le débat sans fin
sur les institutions n'aide pas: les gens normaux n'om pas envie
de vivre dans un Meccano en perpétuelle construction. LEurope
CSt plus technocratique que démocratique, et les organismes de
décision se som aUionomisés, aux dépens souvent du cadre démocralique. J'ai entendu des comm issaires proclamer : .. Nous
sommes plw Iigirimt.S poret qUt now sommes plw efficaces! • Ce
qui est doublemem contestable! Un peu de populisme à la Bali·
bar contre cet esprit technocratique pourrait être tonique ...
le Japon. la Russie, Israel ou le Sénégal! Il faudrait plutôt faire
la liste des pays qui Ont encore vocation à entrer - une dizaine
à mon avis. C'est important si l'on veut que Jes citoyens s'iden·
tifient à un ensemble organisé et fixe. On ne s'identifie pas à un
ensemble guzeux qui se dilate sans fin.
É. H.: Pour moi, dans l'absolu, il n'y a pas de frontières à I"Europe.
Elle n'a jamais été un espace clos. Le mouvement d'expansion
séculaire, dont fait partie la colonisation, a entraîné une inter·
pénétration mutuelle, de soTIe que l'Europe a toujours été - et
sera lOujours - un currefour d'influences culturelles Cl de relutions d'inté rêt avec toutes les panics du monde.
H. V. : Mais les limites territoriales, ce n'est pas la même chose.
Même les EtulS·Unis en ont! Il faut bien s'arrêter quelque part,
et cela n'empêche pas des relations ouvertes avec le reste du
monde. Cela ne correspond plus à l'adhésion
É. B.: Plus de civisme ou de populisme, c'est plus de conflits.
Du conflit social, mais aussi culturel, spirituel, etc. C'est J'aspect machiavélien de ma vision de la démocratie. J'en vois
bien les risques. Mais qunnd on veUl sc protége r contre le
risque, on aboutit à l'anesthésie et à la coquille vide.
t. B.: Du point de vue de l'idéal européen, il est Impossible de
fixer des frontières. Mais je comprends qu'on puisse le fai re
dans un souci pragmatique, à condition qu'on ne mobilise pas
des fantasmes identitaires sous couvert de critères dits .. ration·
nels _, historiques ou géographiques. La frontière politique ou
admi nistrative ne peut l!tre déduite du partage cultu rel entre
les héritages de la chrétienté et de l'islam.
H. V.: Ce qui inquiète les peuples dans la construction européenne, c'est cet tllnrgissement qui paraît sans fin . Je pense qu'il
faut que cela s'arrête quelq ue part. L:Europe ne va pas intégrer
H. V.: Je me borne à dire que, lorsque l'Union européenne aura
fixé S3 géogra phie de façon stable, les citoyens européens se
sentiron t mieux. Ne pas le faire, c'est la noyer _
46
Hfllembrl! zOla
lIIIII"Iffo 42:
pIMIoS09hil! "'CI9cnirll!
L'ALLEMAGNE
QUITTE LE NAVIRE
L'Europe va mal, la Grèce s'enfance ... « Naus ne déclinerons pas ensemble ", rétorque
l'Allemagne décomplexée. Alors que le pays s'apprête à fêter les vingt ons de sa
réunification, le démon du nationalisme resurgit. provoquant un houleux débat. Voici un
reportage pour prendre la température chez les intellectuels outre-Rhin. >AA C,",\UIE·Ust: IlUIS
statue surplombe depuis plus d'un siècle le
pon de Hambourg. Mais à la Une du Bl/dZtICUng, ce marin.là, c'est Angela Merkel, et
non Otto von Bismarck, qui menace l'Europe
de son épée monumentale CI de son regard
de pierre. Le quotidien populaire ose la comparnison
avec l'Allemagne impériale, dom les ambitions ont
contribué à plonger le continent dans la guerre .
., Plus jamais les trésoriers, plus jamais les chéris de
l'Europe .., indique la légende du photomontage.
Au printemps, la nouvelle .. dame de fer .. de J'Union
Il hésité à promettre d'aider la Grèce avant de poser
des conditions drasliques à la mise en place d'un
plan de sauvetage de l'euro. À l'étranger, J'altitude
de Berlin est interprétée comme un manque de solidarité avemureux. Et les intellectuels du pays s'interrogem: l'Allemagne serait-elle prête à faire cavalier seul, constatant sa supériorité sur une Europe
malade? Son engagemem européen, autrefois obligation morale, serail-il rendu obsolète par la sauvegarde de ses intérêts? L'Europe pourrait-elle plier
sous la force de ce nouvel égolsme?
L
Il
Une mentalité égocentrique
Le philosophe Jurgen Habennas (U~ ~nctldri p, 49)
s'est saisi de ces questions, prenant la plume pour
dénoncer la ., nouvelle indifférence . de son pays
vis-à-vis des destinées politiques de l'UE, Dans une
contribution à l'hebdomadaire Die Zeir, le théoriden
de l'espace public met en cause une ., rupru~ des
mentalités. lisible dans l'altitude des élites allemandes, Alors qu'elles étaiem disposées, selon lui,
à dépasser taule considération oppon-uniste au nom
de l'idéal d'intégration, ce dernier ne légitime plus
aujourd'hui aucun sacrifice, Résuhat: les vOÎsins ne
peuvent plus compter sur l'Allemagne, Et I-Iabermas
d'émettre l'hypothèse d'un découplage funeste entre
les destinées de la République fédérale et de ses
pane na ires: ., La men/alieé rgocenrrique, dépourvue d'ambition
normative, de fAl/emagne, ce col~ rOI/mi sur lui-même au milieu
de l'Europe, ne garan/ie même plus que /Vnion européenne sera
préservée dans son vacil/ant statu quo. ,.
"
POUR CERTAINES ÉLITES ALLEMANDES,
L'IDÉAL D'INTÉGRATION NE LÉGITIME
PLUS AUJOURD'HUI AUCUN SACRIFICE.
L'alarmisme du philosophe est partagé par d'aunes intellectuels
d'outre-Rhin. Pour le sociologue Ulrich Beek, l'Allemagne d'Angela Merkel a bel et bien" cessé d'êrre la plus européenne des
Européens ». Peter SlolCrdijk a comparé l'Union européenne à une
table d'affamés où les bonnes manières se seraient perdues. Le
philosophe auteur de Spll~res, a condamné notamment les simplifications faites dans la presse, appelant à la responsabilité des
médias pour ne pas précipiter les opinions nationales dans le
tourbillon des haines mutuelles,
Sauve qui peut
Si le scénario d'Habermas est jugé crédible -l'ancien ministre des
Affaires étrangères, Joschka Fischer, en a prolongé l'écho -, c'esr
que le navire langue, El que pour certains, il vaut mieux le quit1er avant qu'il ne coule, Ce qui semblait impensable avant la crise
gw:quc est clamé haut et fort p..1r œnains universitaires. Parmi
eux, l'économiste Wilhelm Hankel, qui s'est associé à ouïs collègues pour déposer plainte auprès de la Cour constiturionnelle de
Karlsruhe. La. bande des quatre _, nostalgique du deutsche mark
et autrefois moquée, défend SOn argument: l'Europe des transfens
est contraire aux traités . .. L'AI/emagne a payé plus que cous les
aUlres. Il/aur que cela cesse, car 1I0US sommes parvenus aux /imites
de nos possibi/icis .. , sermonne Hankel. Chaque Etat devrait, dit-il,
pourvoir à ses besoins, <Juille fi fixer ses taux de change avec des
partenaires commerciaux aux finances solides. Et l'économiste
d'envisager, sans élllt d'~Jlle, la dislocation de la zone curo.
Aveu de faiblesse ou démonstration de force de la part d'un pays •••
Dossier
Le déclin de l'Europe
ANGELA MERIŒl AVEC UN El PÉE
MONUMENTALE ETUN REGARD
DE PIERRE À LA BI SMARCK.
CE PHOTOMONTAGE AFAIT LA UNE
DU BlLD-ZEfTUNG.
qui a le sentiment d'avoir tant abandonné avec sa
monnaie? l.es avis divergent sur l'état des partenaires. Alors qu'Habermas dénonce unc nouvelle
arrogance allemande, que les chiffres des exponalions et la rela tive bonne tenue de l'emploi soni
soulignés comme des marques de puissance, certains
avancent que l'Allemagne serait elle-même bicn mal
en point. Son refus de payer pour les autfCS tiendrait
moins à la volonté de garder ses caisses pleines qu'à
ses propres inqu iélUdes sur l'avenir. 11 s'agit de
défendre nos retrai/es! » suggère Wilhelm Hankel
da ns cc sens, invoquant la pérennité du système de
protection sociale, inscrite dans la Loi fondamenta le.
Ulrike Guérm, qui dirige le bureau berlinois du think
tank ECFR (European Couneil of Foreign Relations)
fai t une analyse semblable : " On croit l'Allemagne
forte et égoïste. Elle se SC / Il faible er déçue par les
autres .. , déclare·t-cllc en évoquan t les difficultés
récentes de la coalition au pouvoir, la crise du système d'éduca tion, le vieillissement de la populmion.
«II n)' a pas de stratégie d'abandon. C'est une politique du nolens volens .... explique la polirologue.
Pour J ltrgen Habermas ou Ulrich Beek, la différence
est bien là. À l'époque de Helmut Kohl, l'Europe
était pour l'Allemagne un horizon, une chance permettant de sunnonter toutes les impuissances liées
il III défai te et il la division. Aujourd'hui, elle ne
nourrirait ni espoir ni sentiment d'obliga tion, mais
constituerait avant tOUt un risque.
t.:évolution des mentalités a beau être admise par la
plupan des penseurs du pays, la thèse habermassienne ne fai t pas l'unanimité. On conteste en particulier le lien établi P.1T le philosophe entre la crise
du printemps et l'abandon par l'A1lemagne de son
idéal de dépassement de l'Etat-nation ... C'en est fini
de la bonne volollté d'un peuple vaincu, y compm sur
le plan moral, qui étai! contrailll à l'alllcxricique el
disposé à trouver sa place dans ulle colifiguration postnatiouale"', ava nce lIabennas dans Die Zeil, relançant d'anciennes controverses struCturantes poUT le
paysage inteUecruel allemand.
Heinrich August Winkler est une figure centrale du
dé!>.1!. L'historien a décril le " long chemin ver.5 l'Ottident " de l'AHemagne, dans un ouvrage de référence
Histoire de l'Allemagne XJ)(' -XX' siècle (Fayard). Il y
célèbre les réalisations de la république de Bonn 10UI
en envisageant positivement la poursuite, après la réunification, du lien indéfectible de la république fédénùe
à l'Europe. «Je I IC pense pas du W ill que 110US soyo,1S
parvenus au bout de œlle voie, explique aujourd'hui
Winkler. El les récentes lergiversations de la chance·
lière? Il faur se soll\'l!lIir des crises monétaires qui Olll
suivi les deuxguel'T1!$ mondiales. L'ùljlafion esl ulle hantise et 1105 gouvernementS ne peuve/1/ pas ignorer la
mémoire. de l'opinion .... commente l'historien, avant
d'enrreT indirectement en dialogue avec Ilabennas.
Ce dernier évoque de manière critique, dans sa
contribution à Die Zeit, les décisions de la cour
Of
_8
st'ptembre 2010 numéfo 42
ptlitosopttle mallortn!!
pour les autres, pas incompatible avec les valeurs libérales el, en leur nom, l'engagement européen.
La thèse du déclin ne convainc pas, du même coup,
les intellectuels attachés il une version moderne de
l'appartenance à la nation. Volker Kronenberg, politologue spécialiste du patriotisme, avance que
«l'identification positive à l'Allemagne est redevenue
possible », mais que celle-ci, loin de
servir de " caralY$ateur au Ilat{/Tage (/e
L'ÉPOQUE DE KOHL, L'EUROPE ÉTAIT UNE
l'Europe", peut avoir un effet inverse,
CHANCE DE SURMONTER LES IMPUISSANCES la conscience de soi permettant une
relation plus sereine à l'autre. JanLIÉES LA DÉFAITE ET LA DIVISION.
Werner Müller, professeur il Princeton,
refuse également de jouer les cassandres. Auteur d'un ouvrage sur la notion de
souveraineté. "L'idée de constella/ion po5tnalionale est o·historique ",
commente-toi!, retraçant ainsi les lignes de partage d'un ancien désac« patriotisme consritutiormel ", développée par Dolf
cord avec llabermas. Les rIOtions font l'ortie de la réalité européenne
Sternberger dans les années 1970, le philosophe
e/l'Allemagne ne peut pas réclamer des outTl?$ qu'iL5/'abandoll1lent, som
observe une certaine" renationalisation ", mais juge
qu'elle n'est pas propre il l'Allemagne et qu'eHe Ile
prétexte que le nationalisme allemand a effectivemellt mené l'Europe cl
risque pas d'enclencher un " roll-back de l'européala ruine. » Et l'historien de poursuivre: " L'Europe doit englober les
nÎ.';ation », notamment chez les jeunes.
nations, elle ne doit pas les dépa.s.5er. "
Heinrich August Winkler, lui aussi, sc distancie du
pessimisme habermassien. La crise déclenchée par la
L'jdentification « positive »
Grèce consti tuerai t une chance bien plus qu'une
Ceux qui mettent en doute l'alarmismc habennassien sont, dans J'enimpasse: « On voit poinclre une opinionl'ubliqtU! eurosemble, moins inquiets de voir la nation allemande retrouver une certaine assurance. Celle-ci était devenue, au sortÎT de la guerre, un impospéenne, url deÎxlf sur la politique intérieure de /Union. "
Pour l'animer, l'historien compte sur ses pairs." Notre
sible ordre de référence, discrédité par le nazisme et rendu impraticable
devoir est de raconter commelll le nationalisme allepar la guerre froide. Mais la réunificmion a fai t perdre à la nouvelle
mand Il rondui! l'Europe au chaos. Et commem l'attarépublique ce besoin de sc définir, selon la formule de K1r1 Dietrich
c1wment aux l'aleurs occidentalc$ de notre colltincln
Bracher, comme" un État posmatiollal panl1i les États-nations ". Ce que
Habcnnas voit depuis des décen nies d'un mauvais œil n'est pourtant,
pennee non la confrontation moi5 la coopération. " .
constitutionnelle allemande relatives au trai té de Lisbonne, les
jugeant symptommique d'un nouvel égocentrisme. J leinrich August
Wi nkler, au tomI<lire, salue la manière dont les juges onl réaffirmé
la souveraineté des Parlements nationaux: "On nefera pa$I'ElJrope
dan$le (/os des peuples. " Derrière cette analyse sc dessine une posture
favorable il l'idée d'État-nation, dans une fonne qu'il appelle" postclassique ", c'est-il-dire capable de rransférer certains éléments de sa
"
À
À
À
JÜRGEN HABERMAS OU LE « PATRIOTISME POSTNATIONAL »
JUrgen Habermas est une
figure de paids sur la scène
intellectuelle allemande.
Ce philosophe et
sociologue. né en 1929.
s'est imposé dès le début
des années 1950 en
récusant publiquement 1" Introduction à la
métaphY5iqueQue Martin Heidegger venait
de taire poraitre. I"accusant de vouloir
réhabiliter le national-socialisme. Ses livres.
dont Théorie de rogircommunicorionnef
(1981) ou L 'É/hique de fa discu5sion (1991)
sont traduits et commentés dons le monde
entier. Habermas, qui a débuté sa carrière
dons le giron de I"tcole de Francfort, auprès
de Theodor W. Adorno et de Max
Horkheimer. se revendique d·une filiation
avec la pensée d'Emmanuei Kant,
prolongeant son éthique exigeante pour
foire face CI la violence et CI l"injustice.
Or sa pensée s'est mesurée aux grands défis
de l'Allemagne postnazie. En se demandant
sur Quoi fonder l"identité collective dons
un pays marqué par les atrocités de
I"Holocauste. divisé entre RFA et RDA.
Habermas 0 discuté la pertinence d·un
patriotisme dit" con5tirutionnel». lïdée,
élaborée pour la première fois dons les
années 1970 par le philosophe Oolf
Sternberger, consistait à imaginer une
fidélité èt un ordre politique immunisée
contre le risque nationaliste. Au+delèt d'un
attachement civique aux voleurs inscrites
dons la loi fon damentale, Habermas entend
scinder démocratie et appartenance il la
notion. «le lien créé entreethnas etdemas
n'était qu'un p05sage. NaÎ5 du point de vue
conceptuel. la citoyenneté était toujours
déjà indépendante de l'identité nationale. »
ttre attaché il la démocratie. aux libertés
Qu'elle offre. aUK mécanismes de
délibération des lois qu'elle met en œuvre :
voilà I"harizan dans lequel devraient se
projeter des individus, au lieu de s'attacher
à un sol, èt un drapeau, èt des coutumes.
à un pathos identitaire Qui ne font que les
enfoncer dons le particularisme et
encouragent la haine de I"autre. Habermas
pense que les citoyens peuvent avoir envie
d·appartenir à une communauté politique.
en tant Que celle+cÎ estlandée sur des
principes universels contenus dons une
constitution démocratique. le patriotisme
canstitulionnel. lié ou contexte politique
allemand de foprés-guerre, se propose
en outre de résoudre deux grands défis de
notre temps : d·abard. l"intégration des
minorités - puisqu'il suffit Que les membres
de ces minorités partagent l'éthique de
la démocratie pour intégrer de plein droit
la communauté; puis la construction
européenne. Habermas défend donc
cette construction mentale étrange. le
patriotisme pastnalianal: nous outres
Européens pouvons être attachés CI des
institutions et il des droits nauveaUK.
comme la Cour européenne de justice, la
monnaie unique ou la liberté de circulation
sur I"ensemble du continent sans ê tre pour
aUlOnt nationalistes. Cest une situation
neuve, que les dirigeants politiques actuels
risquent de gâcher en renouant. face
il la crise. avec de vieux réflexes d'égoïsme
et de populisme électoral.
'"
Dossier
Le déclin de l'Europe
UAND
L'EUROPE
,
S'EVEILLERA
Pessimistes. les philosophes 7 Ils préfèrent plutôt penser de nouveaux futurs pour l'Europe.
Tour d'horizon en six propositions. PAR MAR'I'L.~ DURU. MIO'..]. t:I.TCJtA.\'1NOt'F lT P1I11J""; NAS.'i1t'
1/
l 'empire du Bien
'" Mal nomm('f les choses, c'est ajouter au malheur
du monde _: c'est bien la remarque d'Alben Camus
qui vient à l'esprit de œnains lorsqu'ils entendent
le mot", déclJdcnœ .., Le philosophe Peter Sloterdijk '*. p.1r
exemple, avec son an détendu du retournement, réplique:
'" Ln dicadenœ? Ce nut qu'un faux mOl pourdisigner un éral
de civilisation /rù avancée... Autrement dit? Il serait temps
pour les (:onsciences européennes de comprendre que l'expres.
sion" Vieux Continent .. n'est
P.1S
seulement synonyme de
.. croulnnl ". mais est aussi le signe d'un privilège historique.'
l'Europe est parvenue aujourd'hui au (enne d'un long roman
d'initiation. Elle a connu l'orgueil de J'essor impérial Ion; des temps modernes, sa
Slolerdijk, si des hommes politiques surgissent, qui s..1chent
proposer une version moderne de • la fonction prophitiqur de
l'intelligence ... II s'agit donc de voir grand: une authentique
politique européenne. doit être en mesure de dire en quoi
consistent les ulIClntages qui justifient le droit qu'a l'Europe de
remporter des succès au cours des siMes à wnir., écrit Slolerdijk. Et quels succès viserait-elle? ft L'Europe sem le séminaire
ori les gens apprennent à réfléchir au-delà de l'Empire . ... 11 s'agit
donc de s'ouvrir aux forces qui sont fi l'œuvre derrière les
faiblesses apparenles de l'Europe: d'initier une étape postdécadente. Car si t'Europe a toujours été animée par une
volonté de .. rejouer .. l'Empire romai n, il lui appart ient
chute brutale avec la Seconde Guerre
NOUS NE POUVONS QUE TOMBER
mondiale, son humiliante provincialisaEN AVANT : VERS UN ÉTAT OE CIVILISATION
rion durant une guerre froide opposant
ENCOR ~ PLUS ÉLEVÉ. PLUS SOPHISTIQUÉ,
les nouveaux emprres américain et soviéPLUS
OEVELOPPÉ ..." P. SLOTEROIJK
tique. C'est ainsi que l'Europe s'acclimate
depuis plus de soixante ans à une nouvelle ère posthérolQue. D'abord dans une atmosphère d~ aujourd1mi de provoquer une métamorphose de 1'M:Jée même
rude : la seconde moitié du ~ siècle, souligne Sloterdijk dans d'empire... N'est-il pas br~n ~uropien de surprendre le monde
son CS&1i Si rEuroPf!s'éveille (Mille ct Une Nuits), est une ère par la nouveau/é?,. Aux nouvelles générations, donc, d'imade I·absence. Elle promeut une idéologie du vide - en gros, giner une forme politique inédite qui - .. au-dessus des ltaul'hédonisme excité. Et elle limite la coopération européenne na/ions, av« les teau·natrons .. - s'imposerait comme une
- du traité de III CECA fi Mansuicht - à des ambitions plate- .. fédéra/ion mllltinarionale .. animée par une fil philosophi~
ment économiques. Mais, depuis l'effondrement de l'URSS, JXJSrimpérialisle.: une reprise de la fil fonnulation des droiu
depuis la tragédie de Saraje\lO, face fi laquelle les pays euro- de l'homme ... rétive fi fil tout~ espia de mépris ... Ce n'est pas
péen.~ se sont montrés impuissants, depuis la mise en crise de
tOut. Dans son réœOl CoI~re et temps (Maren SeU), Sloterdijk
l'empire américain, rEurope est appelée fi retrouver un rôle constate l'émission d'un nouveau mandat symbolique pour
de premier plan sur la scène de l'HislOire. Du moins, pré<.ise l'Europe: l'avènement d·un .. capitalisme de la générosité ". Il
"
50 1 .eplembr", Z0 10 1 lI\Omb"o AZ 1 pIIlloiOpllMl mogazin.ll!
i
L
fail ainsi écho à ceux qui, comme Bernard Sliegler ou Yann
Moulier+BoUlang en France, théorisent une nouvelle. iconoml~ tk la contribution» capable de répondre aux défis de notre
à la crise économi<lue. Et c'est ainsi que la .. vieille .. Europe,
moquée par le conseiller de George Bush, Donald Rumsfeld,
pourrait, depuis sa maturité nouvelle, enrichir le processus de
temps: $unnOnlcr la menace écologique, assumer le basculement vers une économie de l'immatériel et redonner une
priorité au bonheur - cette idée toujours neuve en Europeplutôt qu'à la croissance économique. Tels sont les enjeux que
seule une sociét~ d'abondance posnnachislC (ce qui exclut les
ÊtalS-Unis et le Japon) est en mesure d'expérimemer.
De même, nous serions sans doute bien inspirés de prêter
l'oreille aux arguments des militants de la décroissance qui
gagnent toujours plus d'adeptes du CÔté de la gauche radicale. Car, là aussi, malgré les limites - la vic à vélo et les
maisons en paille -, il s'agit bien de la même logique de
retournement: sonir de la .. décroissance subie'" en choisissant une ft décroissance cOllduile », Bref, découvrir la venu
- " /0 50briété volontaire .. - que recèle la nécessité - survivre
civilisation de possibilités d'exislenœ. Loin don<: de IOUle idée
de décadence; car .. nOf~ chute, cest le progrts, nous confie
SIOfcrdijk. Now ne pouvons que tOmœr en avant : vers un état
de civillS{ltjOllencorl! plw BM, plw sophisciqui, plw diveloppi.
ven des technologies plus explicites et dd savoirs plus articulés..
Ln ,hUle de Rome était un fait loologique: iconomiquemenr et
démographiquement, les Romains itaient au bout de leurs
moyeru. Mais nous, Modernes, ne sommes jamais au bout de
nos moyens. Nom sommes toujours au commenumenf. Nous ne
pouvons que trouver de nouvooux moyens. .. El cela commence
par une décision sur les moIS: el si plutôt que de décadence,
on se mettait à parler de sagesse? PH. N.
• AUleUl' nolOmmenl de Th«NiIt des tIfN~·fJUf!frt!J. rf!t'l>fJrqlNl sur ~s rPIDtiol'l$
fronco- ~ depuis 19~5(Hofen Sel).
• ••
'"
Dossier
. . 2/
Le déclin de l'Europe
le voie créole
L'Europe décline? 50 whac? Il ne faut pas le craindre
ou s'en plaindre, car c'est peul-être pour elle une
chance de renaître différemment. Le postulat est
simple: la donne a changé. Regardons autour de nous: le monde
n'est plus unejuxmposition de continents cloisonnés, mais un réseau
d'archipels en incessante communication. L'heure est aux flux, aux
hybridations multiples, au grand métissage qui sape les identités
closes. Les frontières? Havebeen. Cette vision est portée parœrtains
penseurs poslcoloniaux, notamment l'essayiste et poète français
Édoua rd Glissant ", originaire de la Martinique, qui p."lJ'le du . Touemonde ... Nous sommes, selon lui, engagés dans un processus de
.. créolisa tian ", c'est-à-dire de mise en relation, d' ... emmêlement ,. des
diversités linguistiques et culturelles. Ce processus doit s'aecompagner
d'une éthique de l'ouverture à J'autre dans sa différence, en ce qu'elle
m'enrichit et me transfonne « satU me dénatufl!r,.. Or la dynamique
vaut pour l'Europe. Si elle diffuse li l'échelle planétaire ses savoirs et
ses mooèles d'organisation économique et politique (il y a un mondeEurope), elle se nourrit aussi des cultures dispmates qu'elle agglomère
en son sein (il y a une Europe-monde). Dans son essai Altérilés de
l'Europe (Galilée), le philosophe Marc Crépon refuse vigoureusement
de chercher une quelconque identité européenne du cÔté de ses
3/
Prépore 10 guerre!
L:Europc du XXI' siècle sera conquérante, ou ne sera pas. Devant le déclin
de son aura sur la scène internationale, la meilleure défense, c'est encore l'allaque_ En
2003, dans un contexte marqué par la guerre en
Irak, Robert Kagan *, l'un des chefs de file des néoconservateurs américains, publie La PUis.ça/lce cc la
faiblesse (Plon). Il constate l'existence d'un gouffre
entre I"Europe et les Etats-Unis en matière de relations internationales. La première se méfie de l'emploi de la force et ne jure que par le droit et le soft
power: elle est kantienne. Les seconds imposent leur
vision du monde, avec foi mais sans loi, tels des
"
IL FAUT NOUS JETER DANS
OU PÉRIR." P. BRUCKNER
loups: ils sont hobbesiens. Ainsi, « les Américains
som ries Marliens el les Européens des Vénusiens".
Une fatalité? Non, proclament cenains intellectuels
français très critiques à l'égard de l'irénisme européen. Toujours en 2003 , les philosophes André
Glucksmann et Pascal Bruckner soutienncnl publiquement l'intervention américaine en Irak, avec ce
mot d'ordre: .. Saddam doit parlir, de gré ou de
force 1.. Ils panicipent trois ans plus tard à la création
de la revue Le Meilleur des mondes, qui dès son premier éditorial stigmatisme aussi bien l'américanophobie que" /'wlgélisme pacifiste" français. Pascal
Bruckner prolonge seul l'offensive dans Ù1 7)trullllie
52 l ,"'pt",mbr", 2010
nl.>fMro 42
philosophÎl!! magcn ln<l
.. hYPOlilétiques racines et origûles ,. grecques et chrétiennes - récusant
au passage un Jean-Pierre Mattéi et s'aniram ses foudres (lire ci·
«mtre). Pour Marc Crépon, influencé par Derrida, l'identité ne renvoie
pas 11 un hérilage supposé propre, mais 11 un «tissu de relatioltS"
singulier. En l'occurrence, l'Europe se définît par une double altérité,
au sens d'une double interaction: d'un côté, les différents peuples
européens n'ont cessé d'échanger leurs pnxiuits et de rraduire leurs
œuvres respectives. Oc l'amI"e, l'Europe a [Qujours" composé" avec
le reste du monde, proche ou lointain, sonant d'elle-même pour
évoluer, se différencier continûment. Et aujourd'hui? .. l/faut /'EII~
rape "'. nous dit Man:: Crépon, Co1r précisément elle Încarne - peut et
doil incarner -le principe de cette " ollvemm~ "', de cette « disponibiliré ci l'alrérité ". En d'autreS teones, sa prontesse d'avenir consisterait
non seulement à être le renet, mais à devenir le phare d'un multiculturnlisme ouvert, fondé sur la reconnaiss..1nce inconditionnelle de
la diversité et de ses brassages. Les sceptiques y venom une belle
utopie, tout juste bonne à promouvoir les séjours étudiants Emsmus,
mais c'est peUl-êlre pour l'Europe une chance de Illomrerqu'à rebours
de la course à la puissance Ct des volontés d'unifonnismion (en un
mOt, d'un néocolonialisme altérophage), une autre géopolitique de
la mondialisation est possible. M. O.
• A... te .... de Philosophie dela,eIa/1Of! ~sleen é/endll1!'(Gollimtlrd. 2009).
de la pé.nitence (Livre de poche): selon lui, il est
grand temps que l'Europe cesse d'expier pour ses
crimes passés (de l'esclavage au nazisme), avec une
honte de soi confinant au masochisme nombriliste.
Engluée dans le devoir de mémoire, elle se montre
attentiste, ct finalement impuissante devant les
menaces du présent. Pour faire le ménage sur la
planète, e11e s'en remet à un shérif américain certes
volontariste, mais capable de dérives comme" /"usage
abjecr de la tOnure .. à Abou Ghraib. Trêve d'immobilisme: .. JI faur nOliS jeter dans la mêlée ou périr. ,.
Concrètement: « l.. 'Europe devrait au moiltS coo,.donner
.çes capacités stratégiques et se doter d'un pâle de puissalice militaire apte ci pallier les insuffisances américaines. » Pour faire contrepoids, l'Europe doit être créLA MÊLÉE
dible, donc f< craime .. , et ne
pas hésiter à .. poimer l'ennemi
du doigt .. en un geste schmit·
rien (pour le juriste et philosophe allemand Gari Schmilt, la disoimination .. amiennemi" est constitutive du politique). Or les ennemis ne manquent pas, pour Pascal Bruckner; cenains
SOn! même à nos pones: le fondamentalisme islamiste, la "Rllssie amocralique ,. de Poutine, l'Iran
d'Ahmadinejad ... Contre les .. forces de ln tyra/mie "',
ilU nom du «reS/}eCl des principes", humanistes et
démocratiques, l'Europe doil résolument s'affirmer
comme .. la boussole morale de la planète ..... quine à
devenir aussi man.ie:nne et maniale que les Êtats-Unis
de la présidence Bush. M. D.
' AUtC\Jr égolemenl d\ll1el'er5delopulssona(~ Pluriel". Hochelle
Ulltltolures. 2006).
4/
•
le « coming out » chrétien
Vous en reprendrez bicn une louche: après le débat
controversé sur l'identité nationale, une mise au
pomt s'impose sur l'identité européenne. Définir et
revendiquer la spécificité de J'Europe est la seule voie du renouveau. El celte Quête d'un pallimoine commun s'accompagne d'un
geste de délimil3tion des frontières désirables de l'Europe. Cene
ambidon sc décline en deux argurncnmires possibles, qui abomissent parfois aux mêmes proposirions concrètes. La première posirion consiste fi défendre mordicils l'idée d'un noyau dur de nature
culturelle ct religieuse. CADN européen est grec et chrétien. Pour
Jeun-François M:m éi·, spécialiste de Heidegger, l'oubli de cene
double racine est la source du malaise CI du déclin de l'Europe.
Elle renie ses origines, clic se coupe de son .. âme .., qui tient à la
fois !lU" SQllci" qu'clle a de la vérité (le regard théorique et critique
sur le monde, issu des Crees) et nu privilège qu'elle accorde à .. la
communauté en MJjwria" (la \'isée platonicienne du Bien, reprise
P.1r le chrislianisme). L:ouvrage collectif que Jean-François Manéi
a récemment codirigé avec la philosophe Chantal Oe.lsol, ullirulé
L'Identit é de /"Europe (PUF) - sans point d'interrogation, donc renouvelle le credo avec militantisme: conne le flagrant déni de
soi-même, l'Europe doit se réapproprier et assumer son hérirage
pluriséculaire, qui constitue son essence. Dans cene perspective,
la décision de retirer la mention des .. racines chrétiennes ,. de l'Europe d:lns le projet de Constitution de l'Union européenne de 2005
est une hérésie. Crispation identitaiœ à tendance néoréaction naire? Certains contributeurs de l'ouvrage vont très loin, ainsi
Philippe Nemo: Jt! ~ t!n Ih~ qut! la négation des racines chtif(
tiennes lit! /'Europe a qutlqut! chOSt! d'analogue à a qu 'on appellt! lt!
rél'isIOllnisme oU It! IItgatiO/misme, c'est-à-dire la négation de la réalité dl.' la Shoah .. Slins toujours lItieindre de telles extrémités nauséabondes, la ligne de force est claire: l'Europe doit marquer son
territoire spirituel, se différencier p.1cifiquement mais fermement
de l'Islam, par exemple ... fI n'I!XÛle pas d'identité sans une séparalioll préalable, dé/irlIItaru desfronrières que porte le 1I0m [d'Europe] ,., selon Chantal Oe.lsol. Suivez le regard, il mène ou plutôt
s'arrête li Istanbul.
La seconde position lldopte une optique nettement différente. Elle
partage certes le constat d'une déshérence de l'Europe (la posture
.. déclùlOlogiqu~ .. ) et soutient que celle-ci est porteuse d'un sens
détenniné, aujourd'hui occulté, Cependant, dans sa recherche du
propre perdu, elle n'insi!;te pas sur la dimension culturelle et religieuse, mais sur la singularité politique de l'Europe. Soit le philosophe Pie rre Mane nt ··, qui Il travaillé sur l'histoire du libéralisme :
il ne recourt guère! la rhétorique de l'idelltité rulturelle,. et aurait
plutôt tcndance à s'en métier, Néanmoins, il estime que l'Europe
.. signifie quelqu~ chose., bel CI: bien: eUe CSI: notamment, et surtout,
le foyer d'une innovation historique et politique, à savoir l'État.
nation. Cene fonne Il pour caractéristique de produire de J'unité CI
dc la responsabilité, de donner à un peuple un horizon commun.
A ses débuts, la Communauté européenne se laissait concevoir
comme un assemblage d'États-nations autrefois déchirés, prélude
à l'avènement d'une conscience européenne. Or, selon Pierre
Manent, l'Europe s'est dévoyée: d'une P.1rt, J'économique a pris le
pas sur le politique, llVec l'instauration du marché commun et l'uni·
ficmion monémirc. [)'alHrc part, la logi(IUe d'élargissement a tourné
à .. lm processus aveugle d'extension indéfinie ... L'Europe CSI devenue
une .. finaUté salLsfill" CI la Communauté européenne n'a désormais
de communautaire que le nom - une coquille vide. Le remède réside
dans un changement de cap, qui est un retour aux fondamentaux:
il fllut llppuyer la reconquête sur les États-nations, les fédérer à
nouveau (pour une perspecrive semblable, lire p. 42 le dialogue el!lre
&ielllle Balibar et fluben Védrille, pour qwle sens du projet europém
dOIt demeurer celui d'ulle,Mlirarion dDor.s·nations) et (ré)amorcer
la construction d'un corps politique européen. Comme tOUt corps,
celui-ci devra avoirdcs proportions identifiables et identifiées: partant d'une conception de la frontière comme .. limite spirituel/t! qui
rradull une décisioll sl'Inwelle ... Pierre Manent se prononce ainsi
pour ne pas recevoir la Turquie,. dans rUE. Ce paru pris sejustifie
par des considérations d'ordre stratégique: l'Europe risquerait de
dcvenir Ingouvernable - et cesserait donc d'être un corps unifié-,
si elle s'étendait à une .. nanan mwulmon~ ,. elle-même porteuse
de choix de société propres. Le refus de l'intégration de la Thrquie
sc (ait nu nom, III encore, d'un projel politique et d'une approche
réaliste de la religion, Si elle veut être viable, il s'agit pour l'Europe
de sc fabriquer une nouvelle carte d'identité. H. D.
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• AI/leur, ,""ue out/es. du Rrp4ld 1IPde. flSDi wr r~t dt-Iu culture
ftJI'~lflamnl(NlOn.lOO71.
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el LaRniJon des na/'ons. RII/exions sur /atMmocralie f'f! EuropPlualilmanl. l006)
•• AI/leuf dl/
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•••
Dossier
Le déclin de l'Europe
. . 5/
L'hypothèse rouge
Qui a dit que les communistes étaient des
opposants à l'Europe? Leurs têtes pensantes
considèrent au contraire la construction européenne comme ce qui permettra, face au capitalisme mon-
dialisé, de recréer du commun. Antonio Negri · , théoricien
de j'altermondialisme et rénovateur, grâce aux nmions
d '", empire .. et de« multitude. ." du projet marxiste, a même
appelé, en 2005, à voter pour le projet de Traité constitutionnel européen. Quelques années plus tôt, il écrivait que
ni les États-Unis ni les groupes capitalistes attachés à l'Étatnation n'om intérêt à la construction politique européenne.
En revanche, le nouveau prolétariat, tous ces individus ven-
dant leurs corps, leur temps et leurs idées, isolés les uns des
autreS, dénués de sentiment d'appanenance de classe, a tout
il gagner il " la recherche d'un espace adéquat à la puissance
de la nouvelle constitution du prolétariat" qui puisse lutter
de manière efficace comre la mondialisation libérale. J.:Europe représente, selon Negri, le moyen terme idéal emre le
tout de la globalisation capitaliste et la localisation dispersée
et faible de la " résistan ce prolétaire ". Bref, donner une
dimension européenne aux luttes permettrait de déborder
l'Êtat-nation et de créer un espace politique il la mesure des
combats sociaux il venir. Fédéraliste, incluant les pays de
l'Est, Russ ie comprise, l'Europe pourrait devenir, selon Negri,
le fer de lance de l'opposition il l'Empire, ainsi qu'il nomme
l'impérialisme du XXI" siècle.
Alam Badiou, théoricien du L"Offimunisme, va plus loin encore.
Fier de sa fidélité il l'idée d'internationalisme, il prône un univers..1..Iisme intégral, hérité de l'apôtre Paul qui écrivait qu'« il
n y a plus IIi Juif IIi Cr·ec ", et réaffirmé par les représentants de
la pensée progressiste. J.:Êtat-nation est, d'aprè! le philosophe,
responsable du colonialisme, de la guerre, de la tyrannie, de
toutes les tragédies de l'histoire contemporaine. Le cadre natic)nal est provisoire et dépassable - même s'il ne précise guère
comment. Seule l'attirude qui consiste il nier son appanenance
nationale au nom d'une idée applicable toujours et partout -le
communisme, par exemple - est digne d'être encouragée. À
partir d'un présupposé aussi simple, il n'est pas difficile pour
Alain Badiou de critiquer la construction européenne actuellement menée. " Bâclée, à la remorque de la décadence américaine ", avance-t-il dans son Explication avec Alain Finkielkraut
(Lignes) , très att,lché, lui, il l"héritage national. LEurope doit
se bâtir radicalement. Badiou propose ainsi la formule" d·une
fusion franco-allemande, quiferait émerger un rype de puissallce
comparable cl celles en voie de coruriO/rion daru le monde contemporain, la Chine, l'Inde, le Brésil, ct qui, en même temps, préserverait l'héritage intellectlle~ philosophique, scientifique, anùrique
qui est le nôtre.» (L'Explication.) Une utopie? Certainement
pas, répond Badiou, fidèle à sa mé[hode: une hypothèse, une
idée régulatrice qui doit permettre d'orienter l"action.
Les deux grandes figures de l'extrême g;mche participent,
avec notamment S!avoj Ziiek, fi des conférences sur l'idée
communiste. De Londres en 2009 fi Berlin cette année, ils
tentent de regrouper toures les initiatives alliant communisme et Europe. Pour eux, le spectre du communisme hante
toujours l'Europe. M. E.
• AUleur nOlommenl d·/nventer le commun df'S hommf's (Boyord. 2010) .
54 I l eple mbre 2010 1 numéro42 1 philosophie mll911zi ne
6/
Esprit sans frontières
Et si nous cessions d'avoir honte ce que nous
avons inventé de meilleur? Les droits de
l'homme, l'égalité, la liberté, la responsabilité,
l"autonomie, la tolérance, la rationalité - autant de nonnes qui
dirigent depuis plusieurs siècles, malgré les tragédies, l"histoire
de l'Europe. Dans les années 1930, face il une crise existentielle
qui ressemble à celle que nous traversons, une voix s'était élevée pour rappeler aux Européens l'unique principe qui les relie
entre eux, mais aussi à leur passé et à leur destin. C'était celle,
sobre et rigoureuse, d'Edmund Husserl , le fondateur du mouvement phénoménologique. lenu à l'écart de la vie académique
allemande il cause de ses origines juives, il prononce il Vienne
et à Prague, au cœur d'un continent encore à peu près libre,
des conférences sur « la crise de l'humanité européenne et la
philosophie ,, *. Il y réaffirme, contre les sectateurs nazis ou
staliniens de «l'homme nouveau ", emplis d'irrationnel ou
déterminés par les prétendues lois de la race et de l"histoire,
les valeurs fondamentales de l'Europe. Lesquelles? lout simplement l'exigence de rationalité née avec la philosophie
grecque et considérée comme une tâche infinie, une finalité
toujours poursuivie Ct jamais atteinte. Prendre de la distance
vis-à-vis de ses habitudes et de ses préjugés, comprendre la
toralité du monde sans en avoir une vision mécanisre ou scientiste, contribue à faire émerger une attltude spirituelle européenne, Aujourd'hui, un essayiste comme Jo rge Semprun
perpétue cette idée. Grand témoin du XX" siècle, il montre que
l'esprit européen, épris de rationalité, ne peut se passer de la
démocratie, (ondée sur la capacité à prendre du recul par
rappon à ses propres positions dans le cadre de la discussion
collective, Dans son dernier essai, U"~ Tombe au creux dt!$
nuages (Climats), il explique que l'appel de Husserl a dû passer par l'épreuve de la lutte contre le nazisme et par la résisInnee au staliniSme pour s'incarner dans un projet d'Europe
démocratique. I:Europe ne doit donc pas se penscr comme
unc puissance appuyée sur une identité helléno-judéo-<:hrétienne ou encore sur la volonté de se poser en s'opposam aux
autres fi civilisations _, Elle est elle-même lorsqu'clle échappe
à la logique de la guerre de tOuS contre tous pour affinner
J'idéal démocratique et cosmopolitiq ue formalisé p..1r Kant à
lu fin du siècle des Lumières. D:ms son opuscule Vers la paix
perpiwelle, le philosophe montre que le recul progressif du
despotisme ouvre la voic à un nouvel étage des droits humains,
qui dép.1Sscnt le cadre mllional Ct visent à protéger l'individu
où qu'il se trouve. Celte voie cosmopolitique signifie deux
choses: la consolidation et l'approfondissement de ce que le
philosophe Jean-Marc Ferry" appelle un droit postnational,
comme la possibilité de s'installer duns n'impone quel pays
européen et de panicipcr à S.1 vic politique, ou encon!: celle de
~ valoir ses droits auprès de IllE. même comre son propre
Etat. Ensuite, J'idée selon laquelle J'Europe n'a aurone aurre
frontière que la démocrntie. Elle peut intégrer des pays à la
limite de son continent, voire de proches voisins, à condition
qu'ils adoptent ces principes démocratlques et rationnels.
Ukraine, Thrquie, caucase? Pourquoi pas, tant l'Europe ne
doit p.u cramdre de réaffirmer ses propres prindpes fondateurs, qui SOnt moins terrilOriaux qu'universels, Acette condition, elle ne représentera plus une puissance à la traîne des
autreS, mais sera un modèle, fondé sur la démocratie et la
rationalité, destiné à css..1imer dans le monde entier. M. L
'e La Cd", di! t'humon.t6 lM~nne el Jo philMophlt! _ Îfl La Cnnfts SC/ef!Cef
eur~~s et la ~ troruœrldotltol<'. d'Edmund Hu~serl (e Tel _.
GoIhmord) ,. Aure... ~Irt (tUtres. de La /llpub/lqcJecrlpuJcukWe Comprendre
Je PfDftt _ophn in S~~ (osmopoloU(O (CerI)
"
Dossier
Le déclin de l'Europe
EXTENSION DU DO~
Il Ya un quart de siècle, le cinéaste Denys Arcond réalisait Le Déclin
de l'empire américain. moquant férocement le vain hédonisme de
ses compatriotes québécois. L'heure de l'Europe aurait-elle sonné 7
Entrons~nous dans râge des ténèbres? !1IOI~* HfTFnLlIS l',\H NORM,\l\1} BAIU.ARGEOX
'essor d'une civilisation ne tient pas la sa
seule pUÎssnnce matérielle ou militaire ,
mais repose d'abord sur l'état d'esprit des
individus, leur Tappon la la vic et à la mon,
au sexe el à J'amour, au [r,1Vail ou à J'éducation des enfants. Telle éta it la thèse du Déc/il\ de
l'empire américain, du cinéaste québécois Denys
Arcand, un film drôle CI profond (Prix imemational
de la critique à Cannes en 1986). Les Nord-Américains, bénéficiant d'une sécurité et d'un conron
matériel sans précédent, om abandonné les idéaux
ascétiques, moraux ou religieux Il l'origine de leur
empire, au profit d'un individualisme et d'un hédonisme angoissés, Il reprend ces thèmes dans Les Invasiam barbares (Prix du Meilleur Scénario à Cannes
2003 et Ac.1demy Awards du meilleur film en langue
étrangère) et dans L~e des ténèbres (2007).
J.:Amérique d'après le Il Septembre, confrontée au
terrorisme et à la concurrence des pays emergents,
a réinvesti l'idée d'une mission civilisatrice. Elle accuse la vieille Europe d'êrre
en proie au déclin. Ce contexte nOLIs a "
incité à interroger Denys Arcand qui,
avant de se lancer dans le cinéma, a étudié J'histoire - d'où son penchant à inscrire la description des mœurs dans le
devenir des civilisations. Le regard amer qu'il jetle
sur ses concitoyens vaut-il également pour nous
autres, Européens? De quel mal sou ffrons-nous
derrière notre conrort? N'y a-t-il aucun remède?
Avec humour et modestie, il nous livre le fond de
son inquiétude.
L
Philosophie magazine : Depuis Le Confort e t J'indIfférence,
jusqu'aux Invasions barbares en passant par Le Déc/in de
fempire américain, vous brossez le très sombre portrait d'un
mande où luxe et abondance soutiennent le triomphe des
plaisirs égoïstes el médiocres, celui de lïndividualisme et de
la veulerie morole. Comment en êtes-vous arrivé 0 ce terrifia nt constat ?
Denys Arcand : Le Confon er l'indifférence, que vous citez,
aborde une problématique spécifiquement québécoise: cc
film est né de ma consternation face au manque de hauteur
que j'observais dans les débats entourant le référendum sur
l'indépendance du Québec. DébrllS qui ponaient essentiellement sur des inquiétudes quant au maintien d'un niveau
de confort matériel et qui se tena ient dans une presque
complète indifférence pour des enjeux d'une certaine élévation, comme "avenir d'une nation. Ces thèmes SOnt repris
avec d'autres et approfondis dans Le Déclin de l'empire
8méric;,in, un titre inspiré du célèbre ouvrage d'Edward
Gibbon, Histoire. du déclin et de la chute de f"Empire romain
LES EMPIRES EUROPÉENS ONT SUBI,
AU XX' SIÈCLE, DES CATASTROPHES
TELLES QU'ON NE S'EN REMET PAS. "
d'Occidenr. La plupan des personnages sont d'ailleurs reliés
au département d'histoire de l"université - qu'ils soient professeurs, doclOrantS ou étudiams, Une préoccupation
typique d'historiens est de se demander comment l'époque
dans laquelle ils vivent sera perçue plus tard. 11 m'esr apparu
que ce qui caractérise la fin du XX' siècle, ct certainement
aussi le début du XXI' , c'est le déclin de l'empire américain,
c'est-à-dire la désintégration des idéaux que les États-Unis
ont représentés et incarnés durant le ~ siècle et jusque
dans la première moitié du XX< siècle.
Comment décriviez-vous ce déclin dons le film?
Je veux d'abord souligner que parler de déclin est toujours
risqué, puisqu'on court dès lors le risque de se voir accusé
d'adopter une position moralismrice et de s'indigner, en posture de conservateur, au nom d'anciennes valeurs : ce n'est
p.."\S mon cas, Il s'agissait plutôt de poser un diagnostic, de
56 1 septembre ZOIO numéro 4Z t pIIilosophie mllglltine
1AINE DE LA CHUTE
Rockefeller li s'agenouiller devant son pasteur, li
demander pardon, li aider les pauvres ct à créer des
fondations. Sur ce plan, je suis un disciple inconditionnel de Fernand Brnudel, qui a soutenu une idée
similailt'. Et je ne crois absolument pas en la viabilité
de ces règles éthiques que les gouvernements re11le nt
d'instaurer pour freiner le déploiement du capitalis me.
( e tte situatio n Que vo us décrIVez pour l' Amé rique du
Nord vous paroit·elle préva loir pour l'Euro pe ?
Tout à fail. Pour moi, les I!l:tts-Unis d'Amérique
sont le dernier avatar de la civilisation européennc
- laquelle est en plein déclin depuis les XVIII" CI
XIX" siècles, et s'y est paniellcment réincarnée. Les
Pères fondllleurs des ÉtaIS-Unis sont d'ailleurs des
fils des Lumières: cc som des disciples de Rousseau, des encyclopédistes ou encore de Goethe; le
pays nouveau qu'ils ont fondé J'était sur les valeurs
européennes dom ils ont en quelque sone pris la
relève. Sur le plan de la civilisation, ]'Europe vit
exactement la même désintégration; li cel égard,
je ne fais aucune dist inction entre les États-Unis CI
l'Europe, sinon pour rappeler que les empires européens On! de surcroît subi de telles catastrophes
durant le XX" siè<:le qu'on ne s'en remet pas. Après
deux guerres mond ia les, a près Ausc hwitz et le
Goulag, il n'y a plus rien sur le plun des idées c t de
la civilisation.
Vos film s aborde nt la désintégra tion de la civilisation
cl partir d' une pe rs pective eXistentielle, e t plus pani·
culiè re me nt par le biais de not re ra pport cl la mort. En
décrire un érnt de désintégration de la société observable un
peu panout Cl semblable par ses causes (le luxe et le ronron)
et ses effetS (le pain CI les jeux) à ce qui avait été le cas dans
l"Empire romain. J'y abordais unc thématique importante qui
était la dISparition de ce Dieu autrefois posé comme Celui
devant lequel chacun de nous émit destiné à comparaître cette idée émnl au fondement de la civilisation occidentale,
en Europe comme en Amérique. Le phénomène qui s'ensuit
est à la fois insidieux ct invasif, et il affecte toutes les facettes
de la vie sociale, comme p.1r exemple j'économie. Le sauvage
capitalisme actuel, dont on se plaint en en proclamant la
nouveauté, est, par sa recherche de profits maximaux, exac-
tement le même que cel ui d'hier.!...1 différence est que, désormais, il n'cst plus limité ni hamnché pa r les restrictions que
pouvait faire peser sur lui la religion, e t qui incitaient un
quoi se translorme- t·il?
Dès lors que la mort ne s ignifie plus comparaître
devant son Sauveur, dès lors <lU 'elle marque une fin
absolue, elle prend une lout autre et terrifiantc
signification, el on est prêt li tout pour prolonger sa
vÎe: de la fréquentation du gymnase jusqu'à 90 ans
aux aliments anli-eancer. En même temps, l'ego, au
centre de tout Ct unique référence. devient surdimensionné. Cid&: de sa propre mon devient impossible fa envisager, à concevoir.
( o mme nt poreilles mutotions a llecte nt -eltes une
ins titution comme 10 lomille?
Nous en m'enons encore li ce point de dépan qui est
désormais le nÔtre Ct selon lequel nous n'avons que
cene vie comme horizon. Panant de Ill, cette notion
de sacrifice dis para ît, qui était centra le dans la
construction de la vic de famille de nos a ncêtres CI
avec elle 111 vic de famille elle-même. Les divorces sc •••
",
••• multiplient ainsi que la désintégration: car vous n'avez
alors plus d'attaches, plus de structure familiaJe, plus
de repères caractérisés par la constance - comme le
repas du dimanche, les jours de fête, .. UI conséquence
est que les gens sont perpétuellement flottantS.
Le cinéma a été d'emblée un an populaire et commercial,
mais il y avait en son sein des espaces de liberté permettant
de faire des choses différentes. Ceux qui ont fondé et déve·
loppé Hollywood étaient des Juifs d'Europe de l'Est. Animés
de visées mercantiles, ils étaient aussi soucieux d'être recon·
nus comme de bons et grands Américains, ils espéraient
Vous décrivez un monde dons lequel, saos référent secrètement que Roosevelt les féliciterait. Pour cela, en sus
transcendant. les individus, atomisés, sont li la des films rentables et commerciaux qu'ils faisaient en abon·
recherche de satisfoctions hédonistes. N'y a -t-il pas dance, ils laissaient travaîller des créateurs de génie et don~
naient à John !'ord, parex:emple, l'espace dont il avait besoin.
aussi des avantages li cette situation ?
Bien entendu. Et pourcommcnœr un accroissement Aujourd'hui. les comptables qui dominent Iiollywood font
inédit de la liberté, d'expression par exemple, autre· des films pour le public qui va au cinéma, soil un public qui
fois revendiquée par les artistes, les créateurs ou a enue 14 et 2\ ans. r;important est de faire Shœk 4, sim·
les citoyens, Internet est devenu une incarnation plement parce que les trois premiers ont bien marché. Ajou·
décuplée de cette situation: il existe un nombre tcz à cela que nous sommes désonnais entrés dans le monde
incalculable de blogs où chacun s'exprime, donne numérique e[ dans celui d'Internet, que mon genre de film
son avis sur tout, vous invite à pénétrer dans sa vie ne se fait plus guère et n'intéresse que les plus âgés, et vous
la plus intime, et on s'en fiche tous! De même, toUS voyez que les cond itions ne SOnt plus celles pour faire des
films comme ceux de
ces affiches. Les marges
UN ÉTAT DE DÉSINTÉGRATION DE LA SOCIÉTÉ
pour en réaliser s'amenuisent. Mais il est lITai
SEMBLABLE PAR SES CAUSES (LE LUXE
aussÎ qu'il s'en trouve
ET LE CONFORT) ET SES EFFETS (LE PAIN
encore, dans cenains
ET LES JEUX) À CE QUI AVAIT ÉTÉ LE CAS
créneaux, comme la
chaîne HBO aux ÉtatsDANS L'EMPIRE ROMAIN."
Unis, qui produit la
remarquable série Mad
les aspects oppressants des sociétés catholiques ou
Men. Ces créneaux s'adressent li un public culr.ivé composé
commun istes disparaissent, et il y a là aussi des aux États-Unis de 4 ou 5 millions d'auditeurs fidèles. Le déve·
avantages: vous pouvez vous déplacer librement,
loppement technologique, avec ses caméras numériques et
la diffusion sur Internet, ouvre encore d'aUlres créneaux.
aimer li votre guise, etc,
"
N'y a -t-il pas là des raisons d'être optimiste ?
Je n'ai guère de raisons d'être optimiste ou pessimiste, d'autant que l'avcnir est la chose la moins
prévisible du monde. J'aime à citer à ce propos l'ou·
vrage de futurologie The Ye:lr 2000, paru en 1967,
Ct issu de très sérieux travaux du Hudson Instltute:
les prédictions ont été speclôlculairemem falsifiées.
Panni les actuelles incertitudes ct inconnues, il y a
la Chine et le destin de ceHe forme de dictature
capitaliste, Récemment en visite à Shanghai, j'ai cru
éprouver ce que pouvair ressentir un immigrant
litmmien li New York en 1920, placé devant ces buildings impressionnants el découvrant peu à peu la
réalité du nouveau siècle, Quoi qu'il en soit, devant
la Chine, la philosophie politique est, me semble·
t-il, en défau t ct n'a pas encore su concepwaliserce
qu'elle présente d'inédit.
Est-ce que la culture. et le cinéma en particulier, sont
alfectés par les mutations de civilisation que vous
décrivez, Nous sommes, ici. entourés d'affiches de
chefs -d'œuvre de ["histoire du cinéma. À l'ôge des
grandes productions hollywoodiennes, commerciales
et populaires, lïdée du grand art est-elle encore
défendable dons le cinéma?
S8 1 septembre 2010
nllméro 42. 1 philosophie mogozinl
Pour que 10 créotion puisse se déployer dons ces nouveaux
espaces de liberté. ne fout -il pos que soit maintenu un certain
idéal humaniste de transmission et d'éducation, pourtant mis
à mal dons le contexte d'odaptation fonctionnelle 6l'économie que vous décrivez?
Je ne le sais pas vraiment et j'avoue ne pas bien comprendre
le monde qui vien!. .. mais, sur ce plan, je serais plutôt
pessimiste. Je répondrai seulement par une anecdote. Il y
a quelques années, je donnais un cours de scénarisation à
l"université. J'ai proposé aux étudiants de commencer par
scénariser un chapitre d'un roman: M.1d.1me BOV.1Ty, Le
Rouge el Je Noir, PoUf (luÎ sonne le gl,1s. Personne en classe
ne savait de quoi je parlais. J'ai alors praposé de scénariser
de mémoire une section d'un film classique, comme High
Noon {Le 1'min si{fJem frois fois, western de Fred Zinne·
mann, 1952J ou Citizen Kane [d'Orson Welles, 1941]. L.~
encore, personne ne les avai t vus. Nous ne pouvions donc
plus nous parler et je n'avais aucun moyen d'entrer en corn·
munication avec ces étudiants, Cene interruption de la
transmission de la culture occidentale est le thème de L'Âge
des ténèbres, dans lequel j'en viens à suggérer que te mieux
que l'on puisse espérer est que quelques institutions - ce
pourrait être les universités - jouent le rôle assumé par les
monastères au Moyen Âge et préservent cel héritage cn
attendant une possible Renaissance _
THIERRY ÉLOI : « JUVÉNAL REGRETIE QUE LES ADOLESCENTS
DÉSERTENT L'ÉCOLE DE RHÉTORIQUE POUR ALLER AU BORDEL»
En matière de décadence des mœurs, les années 2000 n'ont rien inventé. À en croire ses poètes. Rome élO!I déià très bronchée
te Sex stOl)' _, Ce que caotirme Thierry EloI', auteur de ('&alisme masaJlmdons /0 Rome ontlquelBelin poche. 2009).
la Rome tordive est
devenue le modèle de 10 décadence
des mœurs. Comment l'e.pllquer?
Ce scnlles P~res de t'tglls! qui ont imputé
10 chute de l'Empire romain 610 corrupllOn
des mœurs. Et c'est vrai que les habitudes
romolnes étolent li t'opposé de 10 morcle
chrétienne. Pot exemple. les RomOins
consldéroienl que le comble de 10 volupté
éloll d'échanger des baisers quasi
Incestueux el pédophiles avec un esclave
tessemblonl 6 leur propre hls. En DUire.
un grand nombre d'épigrammes gnvolses
On! lIeuri li Rome, entre 10 chule de 10
République el l'avènement de l'empire,
qui complètent celle image de Romains
JOUisseurs. les poètes (atulle et Juvénal
en ont commis de très vulgOires, OInsi que
Martial qUI km por exemple: .. Toi,le
motm, c'est bien connu, tu te lo/s sucer
pour de l'argent et l'opr~s midi, l'argent
qlH.' ru os gagné en te fOlS(mt sucer. ru le
dépenses à te fOIre enculer. "(ependont.
ce surenchérissement dons la vulgarité
n'est pas un éloge de la jouissance.
et ces poètes ont Clussi une Intention
satirique . Ils dénoncent la corruption
des mœurs en se référont sons cesse aux
AnCiens. À leurs veux, c'étoit mieux avant.
Pourquoi cette noslalgle du pané 1
la maxime des poètes satiriques est
Rome n'est plus dons Rome. IlNénoJ
regrette que les adolescents désertent
l'kole de rhétonque pour aller ou bordel,
Martial se 1011 1/ l'écho bruyant et
goguenard de fa conversation journal/ére
des enfantS de Romulus IIcontre ., cerre
société romame. usée IUsqu'à l'khlne, est
ouni pleine de vIces que de ridICules II.
Ils sont nostalgiques d'un clge d'or, du
début de la République, ou existOll, selon
eux. un citoyen Idéal. partagé entre les
actIVItés du negotrum (occupollon du
cltoyen-sokIot)le malin, et celles de
l'otrum (l'oiSiveté cuillvée) l'après-midi
A contrario, Marc AntOine qui se présente
sur le forum avec la toge SOUillée des
banquets possés est trop licenCieux;
Néron, en ouvrant les bains dès le matin,
socrifie l'espace du citoyen-soldat Ô la
volupté. les poètes fustigent ce brOUillage
du nego t ium et de r Olrum. qui écarte
le RomOin de l'idéal républicoln.
En me1lant en gorde contre 10 corruption
des mœurs, les poètes dénoncent donc
la corruption politique?
En lait, le discours sur la corruption
des mœurs est stéréotypé, moiS sa cible.
est 10 corruption politrque. à une époque
oU le. Pnnopot (l'empire) conhsque tous
les pouvoirs sénatonoux ou profit d'un seul,
les citoyens démunis de leur fonction
n'ourolent plus qu'à se laisser aller li 10
volupté. et éest cela robjet de 10 discorde.
les poètes pointent ce gliisel'Tleflt de
10 corrupllon poIiIIque vers 10 Corruption
des mœurs. QUI n'a pourtont rien d'ovéré.
(atulle tronche ainsi Ô propos de (ésor
et de son ami Momorro .. L'un ne cOOtt pos
fflOInS
vorocement que routre oprk les
femmes monée1. et ils dament le pion
des pauvres hiles dl' 10 rue dont ils volent
les clIents. Ils vont JOlIment bien ensemble
ces salauds d'enculés. " • PIIaPOS R(CUOlUS
p.ur ctoltlt (NJAl8ERT
, ~ lM le!lfH cIouIquft. dœttu" ... ~ lin
reIoQooIu" rnoII" lM t~~1H de kn., 6 r~t
lM Perpignan • f.\t ~t au'tu". .....-...; fkwen«
Oupont M\ 1eIJ~ fk Priape. Anr~ 11'ipÎ(}11J1r1lMS
In;Jt1Qllf.J (te Promeneur 199.)
"
-
« __ e nu e art
,»
me More Richir est infatigable. Ce penseur belge
pratique la philosophie comme l'escalade. Son
œuvre, au craisement de Husserl et de Dostolevski,
est centrée sur l'expérience du sublime, moment
où nous ressentons ce qui nous dépasse. À partir
d'un champ de lavande, il raconte sa recherche
sur le temps, l'espace, l'éphémère. ""
,,. l '
Philosophie mag azine : Vous ovez enseigné li Bruxelles
e t li Paris. pourquoi cho isir la Provence pour y viv re?
Marc Richir : Pour fuir la foule des grandes vil1es CI ce
que Baudelaire appelait .. la Iyrrmnie de lafaœ humailll!",
qui m'oppresse et m'empêche de penser. Je retrouve ici
une Méditerranée proche de la Grèce, qui, philosophiquement, est ma source première. Je voyage peu Ct je ne
quitterais pour rien au monde ce pays.
A
Quelle serait. selon vous, la meilleure mé t a pho re pour
l'exercice philosophique?
r:esca.lade. Quand je m'attaque à un problème, je suis à
l'afft1t d'un poim d'encrée comme si j'étais au pied d'une
p..1roi et que je cherchais l'endroit où planter mon premier
crampon, pour en faire l'ascension, Une fois franchi un
palîer, je dois m'assurer avant de partir à l'assaut du suivant. Et aÎnsi de suite. jusqu'au sommet. J'ai d'ailleurs,
comme un alpiniste, beaucoup de mal à ffi'arrêter ou à
me reposer, Quandje fais autre chose, j'ai souvent le sentiment qu'il ne se p;!sse rien, que le temps est vide.
Le reste de l'année, le philosophe habite dans une maison au pied
du mont Ventoux. Cela fait des décennicsquïl fuilla ville, sesjeux
de pouvoir CI ses modes. Depuis qu'il n'enseigne plus à l'Uni~'ersilé
libre de Bruxelles, dom il est J'une des figures les plus respectées,
il organise son séminaire, réservé à des chercheurs venus du Japon
ou d 'Austral ie, dans le village voisin. C'est qu'il a une œuvre à
poursuivre ... Marc Richir propose une réélaboration complète clu
projet phé.noménologique de compréhension du rappon entre la
conscience el le monde entamé par Husserl il ya cent anS el
poursuivi par Same, Merleau-Ponty et Entmanuel Levinas. Dans
sa recherche, il remodèle les g rands thèmes de ce qu'on appelle la
philosophie première, celle qui touche à la recherche des principes
cie toutes choses: la pensée, le temps, le langage, l'imagination,
l'histoire, J'affectivité el le corps, le sublime e t la transcendance,
le bien et le mal. .. Lënigme du sens e5t quïl se perdp/wfacilemelll
qu'il /le se gag/le et qll'il /l'I!/! existe nulle fXJrI de maître '", affinnet-il. Avec gemillesseet bonhommie, il nous a menés un après-midi
sur le chemin clu sens en train de se faire ...
(omment s'est nouée vo tre voco tio n philosophique?
C'cst un roman qui a tout détenniné. Adolesœnt,je lisais
déjà de la philosophie. Mais, à 17 aosSai découven Oime
el châtimelll de Dostoïevski et ç'a été un choc, l'évidence
s'est imposée: ma vocation était d'ordre philosophique,
Pourquoi t'elle œuvre en p..1rtÎculier? Je ne sais p'IS. Et je
ne cherche p..1S à me l'expliquer, C'cst le mystère de l'origine... Néanmoins, au moment de m'inscrire à J'université,
j'ai choisi la physique ct travaillé à l'Institut d'astrophysique de Liège. Je pensais nmvcment que les mathé.matiques, principal instrument de la physique moderne,
constituaient le fond de la réalité. Or, un peu plus tard,
j'ai lu les deux préfaces à la Critique de la raison pure de
Kant ... Nous Ile connaissons (les choses que œ qlle 1I0US y
metton\" II0u.s-mJIJU'S", soutient Je philosophe. Ma croyance
dans les mathématiques s'effondrait. Elles ne nous donnent pas accès à une réalité objective e t trnnsccndame,
comme cenains le croient encore. La « réalité " est missi •••
MIQIEI. F.I.TCII.\....l ...mT f7 MAlnlX IJ-:GR08 / Pll!Jnr smm: l'IûUU)
"
partir d 'Aix-en-Provence, il faui rouler longtemps,
rejoindre les petites routes des Alpes-de-Haute-Provence, passer le bourg de Banon, longer les champs
de lavande, atteindre un hameau perdu, continuer
encore. Nous apercevons enfin la haute silhouette de
Marc Richir. Il nous guide, sur le chemin, vers la masure isolée, que
lui prête, chaque été, un ]:I<1ysan, à la limite des champs et des bois.
Lesphilosophes
Entretien
••• soutenue par ce que Kant appelle les conditions de possibilité de la
connaiss;mœ, qui précèdent J'expériencc que nous faisons des choses.
C'est ce champ, plus fondamenta l que les mathématiques, que la
physique el: même que l'expérience réelle, que je me suis mis alors à
explorer. À 22 ans, j'ai interrompu la rechctt:he en physique et je me
suis inscrit en philosophie à l'Univers ité li bre de Bruxelles. lrois ans
plus tard,je suis entré au FNRS, l'équivalent du CNRS en Franœ. J'y
suis resté toute ma vie rommc cheR:heur CI comme enseignant.
Qu'est -ce qui vous 0 orienté vers 10 phénoménologie ?
Mon époque émit dominée par les œuvres de Heidegger, de MCrle.1UPonty CI de Derrida. Même silétais rrès impressionné par Ileidegger,
le climat de sa pensée, ce qu'il appelle lui-même la srimmung, sa
or disposition affective .., m'en a assez vite détourné. Il règne chez lui
une rhétorique de l'abime, du tragique, un héroïsme de la mort qui
m'est devenu assez vite insupportable. Le charme de Heidegger, qui
a envoûté ma génération, n'a pas opéré longtemps chC'L moi.
Ce climat a - H I à voir avec t'engage ment nazi de Heide gger?
C'est toute la question de la récupération de l'héroïsme par le fascisme_ fulIr moi, la tonalité d'bre
et temps, c'est la république de 'NeÎmar en 1925, à la suite de l'échec
sanglant de la révolution allemande: une situation de désespoir ct
un appel à une radicalité qui ne peut être que œlIe de la mort_ Face
au néant, il n'y a qu'une existence héroïque qui peut être authentique.
Le fascisme a procédé il une tragique récupération de l'héroïsme. Les
pauvres gars qui se SOnt fait mass.1crer dans les tranchées de 14-18,
dans un carnage industricl qui interdisait tout comportement classiquement héroïque, cela a été récupéré et métamorphosé par le fascisme. C'est tout le sens de l'œuvre d'F.rnst Jünger, auteur des Orages
d'acier. Jleidegger, proche de Jünger, s'inscrit dans cette entreprise.
de tous les philosophes du XX" si~ qui comptaient pour
moi. C'était lui qui avait relancé la démarche", lTanscendantale .. que j'avais découverte à 17 a ns chez Kant :
interroger non pas le réel, mais nolIC rapport au réel.
Husserl a été celui avec lequel je n'ai cessé de penser. Il
propose la méthode la plus radicale pour reprendre à la
racine la question de nOIre nippon au monde. Ceue
démarche s'appuie sur ce qu'il appelle la réduction, le
suspend (en grec épokhè). Il s'agit de .. menre hors cirmi! JO la positivité des choses, mais aussi de moi-même
qui les perçoit, les pense ou les imagine, afin de rcdérou vrir la manière dont ma conscience les vise. - et ce, indépendamment de la question de savOÎr si <:es choses et
moi-même existons réellement. Oree lien entre ma pensée et J'objet, ce que Husserl appelle la visée intentionnelle, ne se trouve ni dans ma tête ni dans J'objet, il n'est
nulle pari dans J'espace. Ainsi, par exemple, quand
j'écoute une mélodie, Ja musique, distincte des sons, n'est
ni dans l'espace physique, ni dans ma têle, parce qu'il ne
suffit pas que je vise les sons pour l'entendre comme
musique. Ou encore lorsque je perçois un champ de
lavande au cours d'une promenade, celle perception ne
sc trouve ni dans l'objet-le champ de lavande -, ni dans
ma t'ête. Elle n'est nulle pan dans l'espace. Ce nulle p.1n,
ce .. rien que phénomène .., me hante.
Pourtant, le cham p de lovonde s'imprime e n mol de
manière directe e t évidente,foi le sentime nt de percevoIr
directe me nt so lorme, sa coule ur, son ode ur mê me ...
Mais le champ de lavande, circonscrit dans ses limites,
sa coule ur ct sa forme, c'est une carte postale, c'est le
cliché du champ de lavande, et non pas celui que je
perçois quand je me promène. Ce champ,je ne le perçois
jamais que d'un poinr de vue, en esquisses e t en mou·
vement, avec le vent qui le rend ondoyant, lu lumière Ct
la chaleur qui font vibrer ses couleurs au fil des heures...
Toute vision panoramique est abstraite et inhumaine.
On est alors dans le voir ct non dans le regarder. Ce qui
"En revenant au phénomène à l'état sauvage,
Je su is incité à laisser affleurer ce qui m'émeut
m'affecte, me mobilise dans cette perception. "
Vous ê tes do nc re mo nté de Heidegge r à HusserL.
Oui,j'ai voul u retourner aux sources. HtL'lSCrI était le père fondateur
compte, c'est l'inscription de ma oc chair . en mouvement
dans l'espace, mon affectivité, la façon dont le regard
ene, rebondit, repart, se perd, se réengcndre ... Là, il y
a expérience non P.1S de tel ou IcI champ de lavande - cc
qui est déjà une abstraction -, mais d'u n paysage. Là, le
phénomène n'est pas encore lTansformé en cliché, mais
se perçoit de façon mouvame, voire archaïque. En revenant au phénomène à l'état sauvage, je suis incité à
laisser affleurer ce qui m'émeut, m'affecte, me mobilise
dans cette perception. Tout se passe comme si l'ouverture du paysage était simu ltanément ,'ouverlure à
l'énigme que je suis pour moi-même.
D'Edmund Hus serl à Jean- lue Marian, la phénomé nologie a mis e n
avant l'idée de do natio n. Pour vous, ou contraire, la marque d' un
phénomène est qu'il est insaisissable ...
Oui, je pense que le principe de la dona tio n eSI toul à fait trompeur. Dans l'expérience, cc qui se don ne avec évidence est to ujours assez pauvre. Tandis que les expériences profondes que
nous pouvons faire, du temps, du corps, d'autrui, sont des expériences de l'insaisissable, de quelque chose q ui est toujours e n
excès. La pan essentielle des phénomènes réside dans leur caractère irréductiblement chatoyant, éphémère, instable.
Vous faite s partie des rares phé nomé nologues à s'être confronté
avec les h ypothèses des sCÎences humaines qu i valorisent les
grandes s tructures inconscie nt es au x dé pen s des vé cus de la
conscience. Quel enseigne me nt e n a vez-vous tiré?
Que la pensée doit ruser avec les axles symboliques qui
mettent e n forme et en sens notre expérience. Sans cene
ruse, le symbolique se rédui t à une machine qui tourne à
l'aveugle. Qu'est-ce que le sens en train de se fai re ?
Quand je veux dire queJque chose, c'est que je sais déjà
ce que j'ai à dire et, pourtant, je ne le saurai vraiment que
quand je l'aurai dit, quand je reconnilltrni, dans ce que
j'ai di t, ce que je projetais justement de dire. Dans celte perspective,
la langue, symboliquement instituée, peut être un obstacle: e\le
dirige, fige ce qui devrait être une invention perpétuelle. Le )Xlète
parvient àjouer avec la langue afin d'inventer une expression neuve
pour sa pensée. Il ya d'autres moments où, au contraire, les mots
viennent à manquer. On sent ce qu'on veut signifier, mais on n'arrive
plus à l'exprimer par des mots. C'est précisément ce tremblé, ce
bougé au sein même de la parole, à l'intérieur des mots, qui font
vivre l'institution symbolique (ici de langue), la mettant en résonance
profonde avec le champ de l'expérience vive, Si les mots étaient
parfaitement fixés, nous ne ferions que des performances au sein
d'un système. C'est la croyance srupide des cognitivistes, qui veulent
situer les choses dans le cerveau, gigantesque ordina teur qui procède
par essais successifs et par optimisation des résultats. Nous vivons à
une ép<X]ue où débarque, triomphante, l'idéologie néolibérale de la
perfonnance appliquée au langage et à la conscience.
dant le ciel étoilé, étaient te rrorisées, e n proie à une
crise d'angoisse. Face à l'incommensurable du ciel, J'individu peut avoir la sensation qu'il n'est pJus qu'un point
parmi une infinité d'autres. Il est d issout, a bsorbé par
ce lieu sans lieux. Le sublime est une expérience où je
prends conscience de ce que je vis au-delà de mes détermi nations réelles et symboliq ues. Je peux m'y perdre.
C est à la fois fugace et fondamental...
Le sublime est un moment qu i échappe au temps, il n'a
ni p;:lSsé ni furur. Lorsque Descartes veut expliquer comment Dieu (celui des philosophes) crée l'Uni vers, il
invoque un instant éternel, hors du temps. « De ce que
j'étais à l'instant précédent, il ne s'ensuit pas que je sois •••
" Face à l'incommensurable du ciel,
on peut avoir la sensation de n'être plus
qu'un point parmi une infinité d'autres."
Vous avez beauco up écrit sur le sublime comme ouverture à l'énigme
de la condition humaine. De quo i s'agit- il ?
C'est le rappon à la transcendance qui sc noue devant l'illimité. Dans
la Critique de lafaculti de juger, Kant soutient que, devant des phénomènes naturels comme des ouragans, des volcans ou des tempêtes,
nous éprouvons, si du moins nous sommes en sécurité, le sentiment
cumulé de notre insignifiance physique et de nOlre grandeur éthique.
C'est l'expérience de ce qu i e n l'homme dépasse l'homme. Il y a
quelque chose en nous qui nous dépasse absolument, dont nous
avons la sensation dans le moment du sublime, mais que nous ne
pouvons ni imaginer ni concevoir. C'est infigurable : un dehors qui
n'est pas spatial, qui ne se sinle pas aux limites de l'Univers, sun out
que l'on ne peut réduire au Dieu d'une religion. Cela introduit, dans
tout ce qui est détenniné, un facteur d'indétermination. C'est ce qui
fai t que l'expérience humaine n'adhère pas à elle-même.
To ut individu a - t- il un rapport a vec le sublime ?
En droit, oui. En fait, je n'en sais rien. Il exis[C aussi ce que j'appelle du sublime négatif. J'ai connu des personnes qui, en cegar-
'"
" Aujourd'hui. nous nageons dons le
mensonge du politiquement correct.
Une police du langage, une forme très larvée
de totalitarisme de la pensée nous entrave."
••• mOlntcnant, de quI' ~ suis maintenan/. il ne s'erullil peu
que ~ st'rai à llrutant sui\!Ont. »C'est rrès fort. Pour que
je sache que j'existe, soutient Descartes, il ne suffit pas
que je sache que mes pm-ents m'onl conçu, il faut qu'il
y ail ce geste continu de Dieu qui crée instantanément,
ne cesse de créer, l'existence. Le moment du sublime
n'esl ni avant - au moment de ma n3issance ou dans
un passé englouti - ni au futur, dans une improbable
illumination finale. Il se vil dans un temps qui échappe
au temps. El pourtant quelque chose passe dans l'expérience qui s'accomp.1gnc d'affectivité - de jouissance ou
de terreur. Il y a un présent éphémère, que je compare
à une étoile filante, une sone de clignotement entre cene affection, s.., disparition ct
son rcsurgissement. Ici, en Provence, surtout
l'été, je regarde tous les soirs le ciel étoilé.
Certains soirs, quelque chose se passe. C'est
comme un éclair. Une temporalisation éphémère. Mais quand je me dis: 01 C'est la
Grande Ourse ,., c'est déjà Ani. Je suÎs déjà dans le symbolique .
les constellations sont un bel exemple d'Înstiturion symbolique.
Nous partageons <l\ei: les Chinois le même ciel, mais pas les
mêmes constellations ... le sublime se situe à la source du sym.
bolique, mais participe d'un autre ordre.
Il V existe aussi des exp~rien ces collectives du subhme. comme la
RéVOlution française.
Dans la Révolution française, le sublime désigne un moment très
bref du point de vue du temps historique: une, deux ou trois jour·
nées, pas plus, oilles repères symboliq ues classiques s'effondrent.
Les acteurs se surprennent fi faire des choses dont ils ne se semaient
pas capables. Et la communauté se sent elle-même arrectivement,
non pas en vue d'elle-même, mais en vue d'une cause qui la
dépasse : la révolution, la patrie, la nation. Quelque chose comme
une communauté utopique se manifeste: on n'est plus des monades
seules face à notre condition. Comme le dit Michelet à propos de
la fête de la Fédération, .. il n)' avait plus de temps, un éclair de
l'éternité ». Cependant, dès que cc moment se ritualise, qu'il donne
lieu à des célébrations et à des calculs, c'est qu'il s'est déjà retiré.
la révolution .. ~ glace .., comme dit Saint-Just,
Dons votre dernier livre, Variations sur le sublime et le sai(JérOme
Millon), vous tentez une sorte de genéologie du bien et du mol. Ô partir de l'expérience du giron, décrite por le psychanalyste britannique
Winnicott. Pouvez-vous expliquer le sens de celte onalyse ?
Dans ce que j'appelle le giron transcendantal, qui est Ja scène origina ire des rapports de J'enfant avec sa mère, se déroulent des
'" événements ,. très importants, Comme l'explique Winnicott, il ne
suffit pas qu'une mère ait la volonté d'être bonne pour l'être. Au
dépan, il y a l'ambigULté et la réversibilité imprévisibles de l'amour
et de la haine. La mère ne nourrit pas son enfant par devoir. Elle
lui transmet son humanité, par ses câlineries, ses variations vocales,
qui font naître en retour l'affecrivité et le babil de J'enfant, préhistoire du langage, C'est le moment du premier rapport humain, avec
les échanges de regards. Mais ce jeu de regards peut être vicié dès
l'origine. J'ai longtemps cru que le regard ne pouvait pas mentir.
Mais il le peut, je l'ai découven en lisant Les Poètes de sepl ans de
Rimbaud : " C'lwil bOIl. Elle avait le regard bleu, - q/d ment. "
Qu'est-ce que cela signifie ? Dans le poème, le petit garçon joue
avec ses petits copains de rang social inférieur, Sa mère, à cheval
sur la bienséance, s'estime d'un niveau supérieur, et va le chercher
pour l'extraire de la compagnie de œs va-nu-pieds. II croit que c'est
par amour, mais il se trompe: le regard maternel ment, La rencontre
des regards peUl aussi ne pas avoir lieu: c'est ce que j'appelle, après
la Boétie, le malencontre, qui représente un traumatisme pour un
enfant el peut le mener jusqu'à la psychose. Cene distorsion originaire de l'affectivité, qui fait par ricochet mentir le regard de l'enfant, transforme le paradis en enfer, l'amour en haine. Dans ce cas,
le sublime n'est pas uniquement détruit: il devient négatif ou
impossible (il n'y a plus que l'angoisse d'une perte irrémédiable).
De cel exemple de retournement,je conclus que J'homme est un
être fondamentalement ambivalent. I..cs générations précédentes,
qui Ont connu la guerre, ont réussi à échapper à l'angélisme qui
exalte sans nuance la • bonté,. du rapport à autrui. Aujourd'hui,
nous nageons dans le mensonge du politiquement correct. Une
police du langage, une fonne larvée de totalitarisme de la pensée
nous entrave. Il faut réussir à déceler l'origine du mal, souvent lié
à l'innocence et parfois à la beauté, comme l'a fait entendre Baudelaire dans Les Fleur du mal. Le Beau CI le Bien sont foncièrement
ambigus.
d'être bonne pour l'être. Et la même mère peut produire
des êtres d ifférents avec les mêmes intentions. C'est la
formule géniale de Nietzsche sur .. l'in/l()Cence du deve·
nir ". Tout est en devenir en nous dans les profondeurs
affectives, et ce devenir est innocent.
Vous écrivez que la mélancolie est l'ollection de la pensée.
D'Aristote Ô Heidegger, les tempéraments mélancoliques
sont légion en philosophie. Est-ce aussi votre cos?
Je suis plutôl d'un tempérament mélancolique, mais je
ne sais pas si tous les philosophes le SOnt. Il Y a un
exemple qui me trouble, c'est celui de Spinoza. Lui, c'est
la joie, la béatitude, Je crois que tous les philosophes
p.m:ourent, à leur manière, le même lieu d'interrogation.
C'est ce qui fait que la philosophie est transhistOrique.
Pourreprend re l'image de l'escalade, seul change en fait
le point d'entrée qui varie en fonction de la situation
dans l'histoire et de la singularité des philosophes _
l 'ŒUVRE DE MARC RICH IR
l es Hvresde
Marc Richir
sont toultus. ardus mois aussi
foscinants. entrecroisant
l'interprétation des grands
texles avec des questions
métophyslques fondamentales,
On retiendra PfIénomêneJ,
tempJ et l ue (Jérôme Mlilon,
19871. où il développe sa
conception du pnénomène
comme Ir rien que
phénomène », jamais donné
porce que déjà codé et capté
por l'institution symbolique.
Dons les années 1990, il publie
une série de textes autour
du sublime, ces moments où
tous les repères symboliques
vacillent et 00 nOO5 sommes
conlrontés à l'énigme de
notre propre existence. En
1991. parait ainsi Du Jublime
en poIitique (Poyot), une
interprétation phHosophique
de la Révolution fronçaise.
On retiendra aussi quelques
textes plus accessibles
au grand public. Ainsi
La Nainance des dieux
N'êtes- vous pas. comme Jean-Jacques Rousseau, e n quête du
paradis perdu de la Nature?
Ce qui me ra pproche de Rousseau, c'est l'idée d'innocence du
bien et du mal. J.:innocence, cela vaut aussi bien pour les affections destructrices, comme la haine, que pour les affections
constructives, comme l'amour. Ces affections jouent de façon
innocente. Une mère doit être « suffISammenr bonne ", selon l'expression de Winnicott, mais il ne suffit pas qu'elle ailla volonté
(Hachette, 1995), où il avance
cette hypothèse oudacieuse :
et si les dieux n'avaient surgi
dons l'histoire humaine que
pour contrebalancer le pouvoir
des rois ? II révèle oussi ses
talents pédagogiques dons
Le CorpJ. fsJtJj JIN rinrêriorité
(Hotier, 1993), où, en 70 pages.
~ montre comment s'est
ConstitUée dons l'histoire. de
Platon ô Nietzsche, l'opposition
de 1'6me et du corps. Passionné
de littérature, il a écrit un très
beau texte sur Hermon Melville.
HeMlle, LeJ ofiiJeJ du
monde (Hochette littérature,
1996). Derrière la chosse Ô
10 baleine du capitaine Achab,
y révèle 10 tentative presque
lolle d'extlfperdu monde
le monstre de 10 tyrannie,
un monstre d'obord implanté
en noos. Dans son dernier livre,
VoriotionJ Jur le sublime
et Jur/e JoifJérOme Million,
2010), il interroge la manière
dont se noue l'intr4Jue
éthique de l'homme dès
le stode du nourrisson.
Marc Richir dirige aux éditions
Jérôme Milloo, ô Grenoble,
une collection prestigieuse
00 il publie des inédits
de Husserl, mois également
les livres de Potoi:ka,
8iswanger, Simondon,
Condilloc, Schelling... et
des études originales de
jeunes philosophes. Il 0 , par
ailleurs, fondé l'Association
pour 10 promotion de 10
phénoménologie, qui publie
depuis 200210 revue des
Annales de phénoménoJogie.
À signaler enfin le volume
coUetti! sur lui: L'Œuvre du
phénomêne{Qusia.2009).
'"
Dossier auteur l Les philosophes
ean
Immeubles de verre. centres commerciaux
proliférant dans les mégapoles. autoroutes de
l'informa tion. bulles spéculatives. mutations
génétiques: nous sommes happés par
la manipulation de l'information sous toutes
ses formes. nous vivons à l'ère de la liquidation
des réali tés anciennes. Jean Baudrillard est celui
qui a décrypté et anticipé cet emballement
vertigineux. En sociologue. il a le premier théorisé
la SOCiété de consommation. En philosophe.
il a proclamé la disparition du réel. supplanté par
les simulacres et les artefacts technologiques.
Baudrillard. c'est aussi un style de vie et de pensée.
à la fois détaché et mordant. naviguant entre
aphorismes et formules fracassantes. Célébré à
l'étranger. notamment aux Ëtats-Unis. il est
encore mal connu en France. trois ans après sa
disparition. Comme nous y invite le grand colloque
qui se tiendra les 17 et 18 septembre ou musée du
Quai-Branly. il est temps de combler cette lacune.
,
"
Les philosophes
1
Biographie
1
omme
•
Un temps proche des situationnistes, toujours contestataire, Jean Baudrillard ausculte
le réel et les objets, qui l'obsèdent. Ses nombreux voyages, aux États-Unis notamment.
élargissent le champ de ses réflexions. Adepte d'embardées provocantes, il ne cesse
de décrypter la société de consommation, l'effacement de la réalité, la guerre chirurgicale.
Et d'aviver la polémique. "AH ŒOIUC ""-'''WEIlT
'est ici que commence le reSIe de ma vie. ", glisse Jean
Baurlri\lard en exergue à ses Cool Memorics,
mémoires cool comme il pouvait l'êTre: paradoxal,
alerte ct profond. Penseur fulgurant prêtant aux
objets une âme, tribun polémiste, poète collectionneur d'aphorismes, il furète dans les recoÎns du
monde pour en dévoiler la pan maudite, le jeu. JI débusque
ses obscurités, « foisalll /'hYPOlh~sf! qu'ilnya rien plutôt que
que/que chose, et /raquanf ce rien qui col/rt sous l'apparence du
sens ". Marxiste hérétique à ses débuts, trouble-fête soixa ntehuirard à Nanterre, Jean Baudri1lard est un penseur du virtuel
et de la séduction, du signe. Praticien du réel se coltinant le
quotidien« pour faire événement ". il s'affirme« pataphysicien
à vingl ans - siluatio1lliiste à trente - utopiste à quarante transversal à cinquante - viral el mélaleplique à soixante ".
Suivons·le à travers ces métamorphoses.
Né à Reims le 27 juillel 1929 dans une famille llrdennaise
d'origine paysanne, Jean Baudrillard dit avoir gardé de ce
fond de terroir « comme une précaution barbare à l'égard de
la cullure ", qui ne l'empêchera pas de devenir poète CI créateur de concepts. De sa terminale, il retient deux figures:
Friedrich Nietzsche, qu'il lit avec fe rveur, et Emmanuel
Peillet. Ce professeur de philosophie, fondateur du CoUège
de pataphysique, que rejoint Baudrillard en 2001 , J'initie à
la .. science des solutions imaginaires " (Alfred Jarry), arme
de guerre contre « l'illtégrisme de la réalité, du réel et du
ratiollllei ». Peillet lui communi<!ue sa passion pou r Rimbaud,
qui entre dans son « bestiaire idéal", avec Antonin Artaud CI
Friedrich Hôlderlin, dOnl il traduit neuf poèmes.
68 1 SI!'ptl!11lbrl!' ZO I O 1 nurnfro 42:
phllosophll!' mogoltnl!'
Une hypokhâgne au lycée Henri-IV, à Paris, le destine à l'excellence. Mais Saudrillard prend la tangellle. Il retourne au
contact du monde - une stratégie qu'il conservera (OUle sa
vie. Devenu ouvrier ngricole, puis maçon dans la région
d'Arles, Jean Baudrillard ne lournera plus jamais le dos au
réel. Sa maxime?« I.e réel, c'est plus fort que toi ... "
Avec Barthes, Bourdieu et Lefebvre
Une certification en allemand signe son retour à Paris. Lecteur dans des universités alle ma ndes au débu t des
années 1950, puis professeur lIU lycée, il entre aux éditions
du Seuil comme lecteur. À l'École pratique des hautes éludes,
il est formé par Roland Barthes, sémio logue dressant un
"inventaire des systemes de Siglll'ficatioli cOlltemporaills", pllr
Pierre Bourdieu, sociologue penseur de III « violence symbolique ", el pllr Henri Lefebvre , dont il devient l'assistant.
Lefebvre, spécillliste de Marx, auteur d'une Critique de la vie
quotidienne inspi rant l'Internationale situationniste, introduit
en France III sociologie urbaine. Devant tous trois, Baudrîllard
soutient en 1966 sa thèse de troisième cycle: « Le Système
des objets" - où la consommation est envisagée comme" une
activité de manipulatioll systématique de siglles ". À la même
époque, il traduit Marat-Sade du dramaturge Peter Weiss et
Dialogues d'exilés de Brecht. Ces travaux dégagent l'horizon
marxiste des premiers ouvrages du sociologue 8audri11ard,
'" trés ami avec I.yotard, Guatlari et tous ... ", proche des siruationnistes, cofondateur des revues Utopie el Traverses (llvec
Paul Virilio), enseignant à Nanterre à la vei11e de Mai·1968.
Lorsque débute le mouvement du 22 mars, avec l'occupation de
la [our centrale de la faculté, Jean Baudrillard, qui s'est dé taché
des situationnistes, est aux côtés de Daniel Cohn-Bendit. Ma is,
rétif à toute catégorisation, il se désolidarise rapidement du
"gauchisme tel qu'il était advenu, ce militantisme fermé ".
La Société de consommation, publiée en 1970, complète I.e Système
des objets et forge une théorie du statut de l'objet, de la consommation et de la culture issue des IIW55 media. Dans cene société,
où " tOlite chose produite est sacralisée par le fait de l'être ", " on
ne consomme jamais l'objet en soi (dam sa valeur d'usage) - Ol!
manipule toujours les objer5 [ ... ] comme signes qui vous distinguellt ". Mais au cours des années 1970, la pensée baudrillardienne s'infiéchit. Elle rompt avec le marxisme dans Le Miroir de
la production. Baudrillard proclame contre Marx, dont il a traduit
en partie l'Idéologie allemande, la fin de l'économie politique.
Moins scientifique ct plus métaphorique à partir de 1981, il prédit de façon plus générale la" liquidation de tous les référentiels"
dans Simulacres et simulation: "Le réel n'est pius possible,,!
Il élargit son champ de réflexion en bourlinguant. Des périples
américains, amorcés avec un voyage àAspen (Colorado) en 1970,
confirment ses intuitions sur" lofaible réalité de la ,·éalité .. (selon
l'expression de son ami Edgar Morin). Univers désertique, vidé
de tOUt désir, les Etats-Unis manquent d'une histoire, de références, et c'est cette table rase qui précisément intéresse Baudrilla rd_ De ces voyages, il tire Amérique, en 1986. l10uvrage
dépeint un " pays sans espoir .. où " les ordures même., y sont
propres, le trafic lubrifié, la circulation pacifiée".« Une telle liquidité de la vie, liquidité des signes et des messages, urJC telle fluidité
des corps et des bagnoles" fascinent Baudril!ard. " La Californie
impose son 10llg cortège de foux-semblants : (_ .. ) parodie de la ville
et de l'!lrbOllilé dans l'amo.s de Los Angele;;, [. .. } parodie de l'éroILçme avec les beach-boys, parodie de la drogue avec les acides (7) "
Et" l'oulller/tique" dans tout cela? À Disneyland! Car", le réel
lili-même deviem 1111 parc d'attractions ".
Un œil sur tout
L'ère du voyage ouverte à Aspen se poursuit en Australie, au
Mexique, au Brésil et aux États-Unis, où il réalise un" round trip"
en 1980, l'année même où débutent ses Cool Memories_ Son
cahier des charges?" Dire les choses avec une exlrême désinvolrure. " Cm il n'a" junwÎ.S cessé en écrivant de pell.Ser quïl y avait •••
les philosophes
JEAN
BAUDRILLARD
Biographie
NOISWllCe li Reims.
dans,
son epoque
SAVIE
PremÎef voyoge aux
~ lots-UnÎs. c) Aspell
[Colorado}: porullon
Ge la Société de
consommaflOfl.
Il publie j'mlkle
_ lo guerre du Go/te
n'o pas l!tllieu _.
dons les colonne1
Ile tibérotiofl.
Polémique autour
!le SOlI Otlicle
" l 'I!$pm lIu
lerrOflsme _; élevé
1.'110 lIigrnté Ile
S01fope
Ironscenoonioi
ou Collège !le
pOlophyslque
• •••
LE CONTEXTE
~y(oœr!lell~ (lu
ZZ lT'I!n. li NcJ1tl'r,e:
~'!'OO.II/eITIen1 dIo
COI1!f",hlIOO ~.tI'tl*
IdnltIIOr-b-f>O.
••• [. .. ] mieux à/aire qu'écrire, el peuf-êtTe mieux ci faire que de penser: Mais quoi?,. Quoi? De la photographie. Nul reniement chez
Baudrîllard, puisqu'un parallèle existe entre ses aphorismes et
cette .. écriture de la lumière .. : .. L'image co/moe lieu par exr::ellence
dl/fragment ... Il se lance dans cette nouvelle ca rrière cn 1981,
après un voyage au Japon , et ne ceSSCrfI dès lors d'exposer ses
clichés à Paris, à Rio de Janeiro, à Tokyo, à Moscou ... ainsi qu'à
Venise, lors de la Biennale en 1993. S'y impriment ses visions de
l'Amérique, des autoportraits. une attemion aux cQuleurs el aux
reflets du monde, à [Qus les effets de simulacre.
L'œil dans l'objectif, 8audrillard garde un œil sur les objets. Ils
le hantem depuis ses premiers livres, et cette obsession lui
permet de renverser l'optique philosophique traditionnelle,
fond ée sur le sujet: " C'esr aujourd'hui l'ironie de l'objet qui
nous guet/e ", écrit·iI dans Us Stratégies farales. Parues (Iuatre
ans a!>rès De la séduClioll (1979), elles cont ribuent 11 l'esquisse
d'un univers où il ne s'agit plus de produire les choses" pour
un monde de la valeur, mais de les sédu ire, c'est·d·dire de les
dérourner de cette valeur [ ... J, pour Il!5 vouer au jeu des appa·
rences ". Le féminin comme « prinCipe d'Incertitude .. incarne
« ce qUI séduil le masculin ", mais l'un et l'autre n'équivalem
pas à femme et homme ... Ce qui s'affronte dans le féminin ct
le masculin, ce sOnr ces deux formes fon damentales, el non
quelque différence biologique. ,. À savoir, la séduct ion et la maη
trise du jeu des apparences som l'apanage du féminin, là où
sexualité et "profondeur .. reviennem au masculin ...
Baudrill,mlle franc· ti reur commet des textes explosifs dans sa
période" rransversa/e»: Oublier Foucaull en 1977, " la Gauche
d ivine" dans ù Monde et .. La guerre du Golfe n'a pas eu lieu ,.,
dans les colonnes de Libé, précédé de deux papiers : " L.1 guerre
du Golfe n'aura pas lieu .., .. La guerre du Golfe a·t·elle vraiment
la 1 uplembre zOla numéro 4Z 1 pftiloSQPNe mOIlOlll'e
lieu? ... Sous ces litres provocateurs. l'auteur dénonce le meurtre
de la réalité: le spectacle médiatique .. court·eircuite la guerre
dans ce qu 'elle a de songlane, d'atroce, d'iruupportable ... Ce pavé
jeté dans la mare d'un monde sans événementS détonne par son
audace; " Ceue guerre-ri est !Ille guerre asexuée, chirurgicale, war
processing. donl l'elHlellli ne figure que comme cible sur un ordi·
naulII; WUf comme le partenaire sexuel ne figure que comme 111\
nom de code sur l'lcran du Minitel rose .....
Le mythe américain
Quittant ["université en 1990, le pmrouilleur Jean B. entame une
" tournée ,. en Amérique latine, tand is que son succès américain
ne se dément pas. En 1996. convié à un séminaire baplisé
.. Chance: TItree days in the desert .. , il enfile une vesle lamée or,
da ns un casino paumé du Nevada, pour déclamer ses textes. A
la même époque, les frères Wachowski - concepteurs de Matrix
- recyclem ses concepts de .. dislKlricioll .. et de .. simulation ».
Baudrillard crie au ft malentendu .. et juge le film ft grossier .. (lire
Itxlque p. 72). Il n'en reste pas moins que l'American Baudrillard
doit sa no[Oriélé à ces réalisateurs et à touS les artistes qui se
revendiquent de lui, comme Jeff Koons. Ils reconnaissent en lui
un gourou postmodcrne. Hélas, celte app réciation repose encore
sur un malentendu, el Jean Baudrillard ne leur rend pas leur
estime." L'art contemporain est nu/ .. , tranche-t·i1 dans .. le Complot de l'art .. en 1996. Il s'approprie" la banaliré, le déchet, /a
IIlffdiocriré comme valeur er wmme leUologie. [ ... J Ça pré/end être
lIul {. .. J et c'I'sl vraiment 11111 ...
De sa période ft virale el métalepliqu e ... au cours de laquelle il
vise à inverser ou à rompre .. le déroulement rationnel des choses ...
il lire La Transparence du mal et Le Crime parfaH. Tous deux
cominuent celle idée : a lors que nous sommes happés par un
désir de sécurité et de transparence Imale, il devient urgent de
retrouver la part d'ombre du monde, JI ft nous a été donné comme
énigmatique et inintelligible, et la tâche de la pensée est de le rendre,
si possible, encore plus énigmatique et encore plus inintelligible ",
La Tral1sparence du mal suscile les vives critiques des physiciens
Alan Sokal c t Jean Bricmont , dans lmpostures intellectuelles 8audrillard n'est pas seul visé, l'obscurité de Deleuze e t celle de
Lacan sont éga lemem é pinglées, Ils ra illent ]'.. hyperespace à
réfraction mulliple ,. baudrillardien, un jargon cache-misère, un
pédant plaquage de tennes scientifiques sur des phénomènes qualifiés de« supraconducteurs,. au détour
d'une sémantique hasardeuse, Qu'importe, l'idée
phare de La Transparence du mal est reprise dans
L'Échange impossible: l'incertitude du monde vient de
ce qtl'il n'cst échangeable contre rien, ni vérité ni ré:!lité, alors qtle lOtiS nos efforts te nde nt à résoudre cene
incertitude da ns un procès de vérification totale, de
" réalité intégrale .. , " Tout nous porle à faire en sorte que puissent
s'échanger les idées, les mots, les marchandises, les biens, les individus", [",} Au contraire, ce qui ne s'échange pas serail {.. ,} la
part maudite selon Bataille - et il faut la réduire, ,.
" logique de défi », 8audrillard impute même li l'Occident la res,
ponsabilité du terrorisme: or À la limite, c'esl eux qui l'ont fait,
mais c'est nous qui l'avons voulu, .. Le provocateur ne s'imerdit
aucune embardée, À propos du sida, :!ssimilé à " une épidémie
homéopathique COr!lre une sorte de dilapidat ion sexuelle de l'espèce », il ajoule dans Écran total : « Ce/ui qui vit par le même périra
par le même, I.:impossibilité de l'échange, de la réciprocité, de 1'01térité, secrète cette autre altérité invisible, diabolique, insaisissable,
cel Autre absolu qu'est le l'ÎlltS, .. Ses aphorismes teintés de sexisme
" Jean Baudrillard ne tournera plus
jamais le dos au réel. Sa maxime 7
Le réel, c'est plus fort que toi ..
le 11 Septembre, « c'est nous qui l'ovons voulu»
Avec l'effondrement des 1\vin Towers, à New York, 8audrillard
se réjouit de voir resurgir cene part d'ombre qui donne son
contraste au mo nde, Il identifie dans les attentats du Il septembre 2001 une" mort biel1 plus que réelle: symbolique er sacrificielle», il laquelle ... tout le monde sartS exceprion» aurait" rêvé .. ,
L'Esprit du terrorisme et Power inferoo louent ce re tour li l'accident: or Les événements Ol1t cessé de faire grève, .. Ils reconnaissent
une" vÎCtoire du terrorisme JO dans ce défi lancé à la mondialisation: "Ce seraIt une erreur que de condamner ces sursauts comme
populistes, archaïques, voire terrori5tes, 10ur ce qui fait événemelll
aujourd'hui lefOlt contre celLe universalité abstraite,,. Dans une
-« Avez-vous remarqué comme les ''femmes libres" ont pourtant
gardé cette caraClérisl'ique essentielle de la femme ~aliénée" qui e.~t
d'arriver systématiquement en retard? ,. - panicipent d'une polé-
mique vitale pour le métabolisme b.,udrillardien, Volontiers autoréférentiel, faisant un .. usage mercenairr .. des grands textes, ainsi
que l'écrit François L'Yvonnet, dans Li! Cahier de l'Herne qui lui
est consacré, il n'hésite pas à force r les phénomènes pour plaquer
anificiellemen t ses concepts, Et il esquive systématiquement les
polémiques q u'il amorce, e n louvoyant entre les positions pas,
sibles - strmégie féline, dont il fait l'éloge -, ou en se dédisant
- apan age d'une pensée en mouvement,
Le 6 mars 2007, 8audrillard s'éteint, « Rien ne sert de mourir, il
faut savoir disparaltre,., affirmait-il au détou r d'un aphorisme,
De fait, son enterrement au cimetière Montparnasse sans cérémonie ni condoléances aurait suscité cc commentaire du philosophe René Scherer: ft L'enterrement de Baudril/ord n'a pas eu lieu J
Et c'est tant mieux, à présent il va vivre, .. .
LA PENSÉE BAUDRILLARD PLUS QUE VIVE
les vendredi 17 et ~omedl18 septembre, se tient ou musee du Quoi-Branly, 6 POfl~, un colloque Intltule« BaudlillordfTravl'rses Il,
Marine Baudrlllard son épouse, nous présente cet événement.
« Je suis certes 6 l'origine de ce colloque,
mois très vite toos les proches de Jean m'ont
aidé à le concevoir, Même s'il n'a jamais
cherché ô avoir de disoples, ni ô créer
d'école, il aVOlt beoucoop d'omis et sa mort
n'a rien change: ils SOnitouJours là,
~l 'existence n 'est pas tout, écrivait- ~ peu de
temps avant de disparaître, c'e.st mbne
la moindre des choses,- le musée du
Quoi- Branly s'est tout de suite imposé pour
accueillir celle ~pensée éloignée", en larme
de défi sa cré, qui s'est toujours voulue sans
allache identihoble, Et comme il n'y a pas
de hasard, ce liCtl singulier, déconcertant.
se trouve ê tre l'œuvre d'un ami très cher,
rarchllecte Jean Nouvel, Quant ô son
directeur. Stéphane Mortin, il a d'emblée élé
sédwt par le prajet, C'est d'ailleurs cuneux.
mois vraiment eu le sentiment qu'en ces
temps lourds et opaques, I1dée de convoquer
roi
Jean, son œuvre poétique et paradoxale, sa
joyeuse ironIE', 50 liberté radicale .., falsolt
plaisir à toot le morlde. Sons doute I1nlUllion
que celle pensée powait seMr d'opératCtlr
magique et SI] vi~ des choses permettre
de traverser la vie au trement ?
Plusieurs monifes totions ont déjà eu lieu
depuis la disparition de Jean - en Italie, e n
Turquie ou à Reims, sa ville nOlOle - toutes
aussi ré ussies, À choque fois Jean Hé tait 16"
et le fameux ~transfert poétique de
sltuation"o bien eu lieu, Rien de mieu x que
les Dtobles rondes", semble-t-it, pour
harceler les morts .., Je plaisante, bien sOr,
Branly sera la première manifestat Ion
nationale de cette ample ur, De prestigieux
partiCipants venant du monde entie r e t
de taules les disciplines (Poul Vifllio, Giorg io
Agomben, Philippe Descola, Giovani
Vanimo, Alain Touraine, Régis Oebroy.. , e t
bien d'aulres) ont a ccepté de venir évoquer
les figures de not re modernité, via
l'architecture, 10 sémiologie,
l'anthropologie, le ciné ma, la philosophie,
L'idée est d'échopper aussI bien à l'hommage
pieux qu'ou commentOlre ScolOlre, quête
rigide du sens, Il s'agit. plutÔI, de se retrouve r
du CÔlé de l'exotisme radical. ou plus près
de l'étrangeté, du pouvoir de séduction de
Dl'ellet Baudrillard", Autour du colloque,
j'avais prévu de nombreux artistes
e nthousiastes qui devaient venir enchanter
e t déconcerter tout le monde: Maflanne
Faithlull, Hanna Schygulla, Akrylonume rik
entre outres, .sans parler de cette grarlde
parade d'hommes poilus et de lemmes
sublimeL mais l'orgent promis n'est pas
venu ! Il y a ura quand même quelques
surprises el une représentation des Cool
Memories por la Compagnie CAB..,» "'. 1,
'"
Les philosophes 1 Lexique
Shadowing
the World
(( Obscurcir le monde»)
Jean Baudrillard n'a jamais cru dans les
prestigieuses machines discursives que
SOn!
la philosophie CI la sociologie. C'est pourquoi,
dès l'origine, il a pris le pani de J'objet, délaissé
par des sciences humaines qui n'avaien! d'yeux
que pour le sujet. Cc sujet avet: son arrogance,
sa tentative prométhéenne de maÎtrise, il l'a
toujours réfuté. lui préféram thorium sacré
des apparences _, qu'il s'est d'ailleurs toujours
rerusé à théoriser. Prendre le pani de l'objet
Of
contre le sujet. de l'événement contre ses
interprétations, redonner aux choses leur
inquiétante éuangcté comre ceux qui prétendent
à leur domestic3Iion. Shodowing the World:
ne pas chercher à expliquer le monde, mais lui
rendre sa beauté: énigmatique. ne pas chercher
la lumière mais les ombres - là réside peut-être
une partie du secret de sa sédUClion.
/
.
/
_0 reo 1 e
•
7Z
seplembrl lOlO
numtro.2 1 philosophie ITtOIICIzi ....
La pensée de Baudrillord
se détourne du sujet.
débusque les signes de la
SOCiété de consommation
et proclame la dissolution
du réel. Son but n'est pas
d'expliquer le monde
mOIs d'en chercher la port
d'ombre. IX1)()\lC IJ::OXEIJJ .
La société de
consommation et l'objet
La société de consommation, tenne utilisé
par le philosophe Iienri Lefebvre dans
les années 1960, désigne le stade dans
lcqucll'achat des objers de consommation
esl à la fois le moteur et la finalité de
la société, Saudrillard en fait le titre de
son deuxième essai, consacré à l'analyse
de "cene organisalion totale de la
quotidienneté, à cet environnement
climatisé, aménagé, culruralisé ", Dans
la société de consommation, la vic
sc transfonne en un immense travelling
où, parmi les centres commerciaux et
les villes façon Disneyland, le shopping
perpétuel devient l'activité principale de
l'individu contemporain, eoriginalité (le
sacrilège?) de Saudrillard fut de rompre
avec la critique marxiste en lennes
de valeur d'usage et de valeur d'échange,
alors dominante dans l'université
française, Car la valeur d'usage
présuppose qu'un objet a pour fonction
de répondre à des besoins clairement
identifiables, Or, s'appuyant sur
l'anthropologie, Saudrillard montre qu'un
objet excède toujours sa fondionnalité:
un vêtement, même dans les tribus les
plus primitives, ne sert pas uniquement
à se vêtir, mais revêt des fonctions à la
fois esthétiques, culturelles ct de prestige.
Et la ruse de [a société de consommation
est d'abolir la distinction entre l'utile
et le futile, le nécessaire de l'accessoire et
de créer sans cesse de nouveaux besoins.
Des motivations jugées secondaires
(la quête de distinction, l'affiliation
à un groupe social supérieur, l'affimlation
de soi, la volonté d'être moderne)
deviennent déterminantes dans l'acte
d'achat. D'où le caractère ambivalent,
à la fois" comblant" ct" déceptif»
de la consommation: l'objet ultime,
celui qui va combler Illon désir, satisfaire
mon envie, est toujours le suivant,
le prochain ... Les objets échappent donc
a toute utilité et à tout usage. Ils
s'abstraient dans des logiques de goût,
de distinction, de connotations infinies.
Bref, ils deviennem signes: « les objets
renvoient à un monde moins réel que ne
le laisse croire l'apparenle rOUle-puissance
de la consommation el du profil ».
L'échange symbolique
,
1
,,
C'est te concept plus mystérieux, et pourtant il irradie
l'ensemble de l'œuvre. il s'inspire du don et du contre-don des
sociétés primitives, Cc que l'ethnologue Marcel Miluss a étudié
sous le nom de potlatch, c'est-à-dire la règle ancestrale voulant
qu'à chaque présent soit rendu un présent supérieur, cc qui
engendre un duel symbolique pouvant aller jusqu'à la ruine de
l'un des participants, Dans La Part maudite, Georges Bataille a
fait de la dépense, du gaspillage, du sacrifice un principe
anthropologique tout aussi important que la nécessité
d'accumuler el de produire, Cette formidable entreprise de
dépense irrationnelle, de gaspillage, de consumation des efforts
de production el de travail, Saudrillard la voit à l'œuvre dans
none consommation délirante, potlatch moderne. On il là un
trait marquant de sa pensée: arracher à l'anthropologie des faits
saillants pour les projeter <lU cœur de la modernité et les
détourner de leur sens initial. eéchange symbolique, pour lui,
n'est pas cantonné dans un avant ou dans un ailleurs (les
sociétés primitives), C'est un principe de défi il tous les ordres
en place, un principe qu'il juge supérieur à toute rébellion
e[
à toute révolution (toujours menacées de récupération) et qui
consiste à " défier l'adversaire par UII dOIl auquel il ne pldsse pas
répondre, silloll par sa propre mort et son propre effolldrement ",
écrit-il, en 1976, dans L'Échallge symbolique et la mort, C'est
sous cct angle qu'il a perçu les attentats du 11 Septembre COntre
le World Trade Center: comme une logique de défi maximal,
puisqu'à la mort offerte, aucun adversaire ne peut répondre et
surenchérir. Ces attentats, Baudrillard ne les condamne pas
moralement et ne les analyse pas comme une agression des
islamistes ou des déshérités, Pour lui, le Il Septembre met
"la mondialisalion triomphante aux prises avec elle-même" et
concrétise même un vœll inavoué des Occidentaux: " Nous
ell avons rêvé car lIulne peut ne pas rêver de la destructiun d'une
pljissance devenue à ce pOirlt hégémonique. "Cette position,
mal comprise, entraîna une vaSTe polémique. Nombreux
sc demandèrent comment il est possihle de trouver dans le
spectacle de la terreur de masse matière à jubilation?
•••
,
"
Les philosophes 1Lexique
Le simulacre
<'(
Le simulacre,
c'est la copie il l'idemique d'un original n'ayant
jamais existé»: par cette définition paradoxale, 8audrîllard
indique que le simulacre n'est pas la représentation truquée,
falsifiée, manipulée de la réalité. nop souvent, on ronfond
le mythe platonicien de la caverne et le simulacre
baudrillardien. Chez Platon, il y a encore de la réalité (les
hommes enchaînés au fond de la caverne) et de J'illusion
(leurs ombres sur le mur). Chez Baudrillard, on monte d'un
cran: il n'y a plus ni de réalité, ni de représentation. En tout
cas, leur distinction est devenue impossible.
Les réalisateurs de Matrix (1999), les frères wachowski, ont
déclaré s'être inspirés de la pensée de Baudrillard. Une scène
montre le personnage principal, Thomas Anderson (le futur
Néo), sortir des logiciels pirales d'un livre-cachette qui n'est
autre que Simulacres ee simulation. Dans ce film, les hommes
dominés par des machines vivent dans un monde virtuel
(\a oc matrice,.) généré par une son.e de méga-ordinateur.
Interrogé sur son « influence .., Baudrillard a estimé qu'il y
avait là un« malentendu " et que le dispositif du film étaÎt
«grossier,,: Matrix, avec sa séparation du réel et du virtuel,
ne fait que reproduire une version high-tech du mythe de la
caverne. Or, chez lui, le monde n'est pas remplacé par la
représentation, fût-eUe la plus perfcct:ionnée. C'est Je monde
qui, devenu un immense anefact technologique, annule IOUle
distinction entre réalité et imaginaire. Toutes les potentialités
adviennent, tous les fantasmes se matérialisent: la beauté est
réalisée par la chirurgie esthétique; le corps est façonné par
Je body-building; le sexe par la pornographie; la santé par le
code génétique et le génome; le savoir par la mémoire infinie
des ordinateurs; l'clemité par le clonage; etc. «Le Simulacre
esl vrai,,: il tient lieu du réel, il est (le) réel.
La réalité intégrale
Il n y a pas de cndavre du rée~ et pour cnuse: le réel n'est pas mort,
il a disparu. • C'esll'un des leitmotive les plus saisissants de
Baudrillard: le réel n'est plus, il s'est évanoui, dissipé; bienvenue
dans le désen du réel. .. Il faut même parler de .. aime parfuit .. :
c'est le virtuel, que l'on oppose généralement au réel, qui l'a
liquidé. Les images numériques, Intcrnet, le clonage, tOutes ces
technologies et ces techniques (que l'on nomme 01 virtuel,,) ne
dupliquenl pas la réalité, mais œuvrem à sa dissolution.
Cependant. il s'agit d'écarter les malenlcndus: la disparition du
réel est pour Baudrillard une hypothèse et, bien sûr, elle intervient
au plan méraphy.siquc; cene table, ce corps existent encore bel
et bien! Ce que Baudrillard veut dire, c'est que le réel n'a plus
de consistance propre, qu'il est systématiquement confondu avec
le virtueL Il deviem irnl>ossibie de distinguer l'original ct la copie,
l'authentique du faux, l'événement de son interprétation
(implosion des faits dans InypertrQphie de leurs commentaires),
«
la chose dc sa représentation. Pour désigner cette indistinction, et
donc b.1ptiser la déréalisation du monde (qu'il ne fait que décrire.
alors qu'on l'accuse injustement de la promouvoir), Baudrillard a
d'abord parlé du srade hyperréel, qui renvoie à l'impossibilité
de discerner l'original et la copie. Puis il a opté pour l'expression
paradoxale de réalité intégrale. Elle désigne l'ère où les supposés
opposés (réeVvirtuel) s'entremêlent jusqu'au venige. La réalité
intégrale est le stade" ail les choses perdem leur distance, leur
substance, leur résistallce oons l'acœ1ération indifférente du système,
où les lIIl/eurs affolées se mettent à produire leurs contraires ,.:
réversibilité de la production et de la consommation dans l'ordre
économique; réversibilité de la gauche et de la droite dans l'ordre
politique j réversibilité du beau et du laid dans l'ordre esthétique;
réversibilité du bien et du mal dans l'ordre moraL .. Cette
réversibilité infinie ébranle la possibilité de perceptions el de
jugements" solides ,. et fait perdre le sens des réalités.
Obésité
et obscénité
Cool Baudrillard? Pas si sûr. Plutôt combanam,
guerrier, samouraï. Voir l'abondance de ses phrases
el formules assassines. L'art contemporain? «Nu/.
Andy Warhol? " Anis/e donl l'icônerie extatique
et insignifiante a débarrassé l'arr de faire la preuve
de son existence. ,. Michael Jackson? " Chimère
chirurgicale frappée du syndrome de Peler Pail. "
Madonna? « L'ange musclé qui parodie l'hypersexualité
dans une époque frigide. » Le Monicagalc de Clinton?
« La planète mondialisée par le burle5que. el la
dérision." Les d roitS de l'homme? << Valeur pieuse,
faible, inucile, hypocrite qui repose Slj,. une cr"oyanC!!
i/luminlsre en j'attracrion narurelle du Bien sur IIlle
idéalité des rapports humains. " Mais il ne faut pas
le travestir en cynique désabusé. Contestataire
demeuré fidèle à l'esprit de Mai 1968, il a toujours eu
dans le collimateur les dérives successives, obèses
et obscènes, du capitalisme. Il n'a cessé d'en dénoncer
la loi de" l'équivalence généralisée » (tout s'équivaut,
tom s'échange) qui efface les singularités et les
différences. Sur le fond et sur la fonne , la pensée doit
être un " élément de cata5trophe, de provocation ",
ce qui le rapproche des situationnistes admirés: d'où
son goût pour les interventions intempestives, les
tribunes agressives, comme en témoigne nt ses articles
dans le quotidien Libération , qui font exploser les
frontières entre journalisme et théorie.
La séduction
C'est un principe positif, qui excède le seul cadre de l'attraction ent"re deux
êtres. La séduction, c'est une alternative et même un défi à la logique
de la production et de la consommation. Non plus produire des choses,
mais les détourner de leur valeur, de leur but, de ce pourquoi elles sont"
faites. Le séducteur ou la séductrice, c'est celui ou celle qui détourne l'aUlfC
de sa trajectoire, de sa vie prévue. 1...1 séduction est le soudain,
l'imprévisible. Une possibilité d'enchantement. C'est le paradoxe, la
métaphore, la métamorphose. Ce qui heurte le sens commun, désavoue les
convenances, défie les certitudes, dérègle les identités. I:objct est séduisant,
car il détourne le sujet. Le féminin est séduisant , car il détourne le masculin.
l:ironie est séduisante, car elle détourne le sens. Le trait d'esprit est
séduisant, car il émancipe de la lourdeur de la démonstration. Cécriture est
séduisante, car elle détourne le langage. t:événement est séduisant lorsqu'il
déjoue toute probabilité quant à son apparition. Baudrillard est séduisant,
car il nous délOurne de la Vérité e t de la Réalité ~ ces principes pauvres.
L'ŒUVRE DE JEAN
BAUDRILLARD
Le Système des objets
(<< Tel », Galli ma rd)
et La Société de
consommation (<< Folio", Gallimard).
devenus des classiques. formen t un
diptyque sur les objets comme signes
et la consommat ion comme lin en soi.
Dons L 'tchange symbolique et la mort
(Ga llimard). le philosophe annonce le
remplacemen t de l'ordre de la
consommation par celui de la simulation.
De la séduction (Goli!éel est un éloge
des apparences contre la logique de la
production. Simulacres et simulation
(Galilée) intradui t le concept
d'hyperréalilé; lire aussi Les Stratégies
fotoles {Grosset ; Livre de poche).
Avec Amérique {Grosset; Livre de
pochel. Baudrillard se fait le chroniqueur
ambivalen t d'un pays postmoderne qui
le fascine. l'hypothèse de la disporition
de la réa lité est développée dons
La Transparence du Hol et Le Crime
parlait (Galilée). Pour ses articles
dévastateu rs dans Libération. on se
reportero à 10 compilation tcron total
(Galilée). Ses écrits polémiques sur le
11 Septembre se trouvent dons L'Esprit
du terrorisme, Power Inferno. et sont
prolongés dons Le Pacte de lucidité
ou l'intelligence du Ha/ (Golilée). Pour
s'initier èI sa pensée, Baudrillord s'est
lui-même fendu d'un lexique de ses
principaux concepts: le bien nommé Hots
de passe (Pouvert ; Livre de poche). les
deux livres d·entretien. Le Poroxyste
indifférerrt {avec Philippe Petit, Grosset:
Livre de poche) et D'un fragment routre
(avec Français l ·Yvonnet. Albin Michel ;
livre de poche) sont également
éclairants. Enlin, les Cool Hemories(en
cinq volumes, Galilée : lire oussi cohier
centraf}. forment un journal ou long cours
composé de réflexions et d'aphorismes :
cinglant. intrigant et vivi liant.
SUR JEAN BAUDRllLARD
Sachant que les ouvroges en fronçais
sont très peu nombreux por ropport à la
vaste littéroture anglo-saxonne. on lira
l'essai de Ludovic Leonelli. La Séduction
Baudrillord(Écale nationale supérieure
des beaux-arts. 2D07). et celui d'Aloin
Gau thier. Jean Boudrillord, une pensée
singulière (Éditions Lignes, 200B). Le
Cahier de rHerne consacré il Boudrillord
(nO84, dirigé par F. L'Yvonnet) rossemble
des inédits et des contributions sur son
rapport 0 la sociologie. l'orchitecture.la
photo... Enlin. signalons le récent numéro
de la revue Lignes.« le Gai Savoir
de Jean Baudrillord »(n O 31. 2010).
Lesphilosophes
Baudrillard aUJourd'huI
Défier la
,
,
,,
•
Tout serait virtuel. .. Simulacre, artifice, les artistes s'inspirent de Boudrillard pour dénoncer
la culture du foux, tondis que les économistes s'appuient sur ses analyses afin de démonter
les démesures du capitalisme. PlIDRlS mmmLIS PAR """TIN DURU
L'économie dans sa bulle
Marc Guillaume est économiste. professeur à Paris-Dauphine et fondoteur des éditio ns
Descartes ((ie. Proche de Jean Boudrillord. il 0 cosigné avec lui Figures de l'oltbité
(Descartes ((ie, 1994). Dernier ouvrage paru ; Jours de colère. L'esprit du capitalisme
(avec Pierre Oockès. Froncis Fukuyama et Peler Siolerdijk. Descartes t (ie, 2009).
.. 8audrillard avait-il vu la calaslrophe où mènerait la vinualisation
boursière des valeurs CI des titres?
Avait-il anticipé le krach financier
de j'automne 2008 el la crise globale qui s'en est suivi? Non ... ct oui. Non, parce qu'il ne
se plaçait pas dans une position de prévision ct de correction de la vie économique et sociale. Oui. car il avait perçu
et srigmatisé la "dérive spéculatil'e" (L'Échange impossible,
1999) du capitalisme contemporain. B.1udrillard avait fait
le constat du décrochage grandissant entre le monde finan·
cier e t le monde économique. Pour lui, il éta it évident que
la bulle spéculative, à la croissance folle Ct auto·entretenue,
aUait exploser. L!adage '700 big tofair', appliqué au système
financier dans son ensemble, suscitait chez lui des observations ironiques et jubilatoires. Un an après le krach, les
économies "réelles" ont été touchées: ce phénomène peut
être analysé de manière baudrillardicnnc, en évoquant un
rattrapage, une liquidmion du réel par le virtuel. Ceci étant,
son intuition la plus fone me semble être la suivante: ce
n'est pas seulement la finance, mais l'économie dans son
ensemble qui est une bulle, une fiction. Via le marché,
l'économie donne des prix li toute chose, prétend tout
mesurer. Mais contre CCt impérialisme de la mesure, par
lequel le capitalisme veut se rendre maître et possesseur
de tOUle chose, Baudrillard pose la question, hérétique:
quelle est la valeur de l'économie elle· même, et sur quoi
se fonde-t·elle? JI est très nietzschéen sur cc point, en
76 1 Mpltmbn. l OtO 1 nurnh042 1 philosophie mogariM
s'interrogeant sur la valeur des valeurs économiques. Sa
répo nse est sans appel: l'économie n'est fondée sur rien,
les prix SOIlt des conventions arbitraires, et les vale urs, des
entités f1ottames, incenaines. Dès les premières lignes dc
L'&hange impossible, il résume son credo: il n'y a pas de
mesure à la mesure, ni même de raison à la raison ... En ce
sens, la bulle financière est l'image réduite, la mise en
abyme d'une indétermination économique générale qui
devait bien fini r par écimer au grand jour. Autrement dit:
spéculation financière ("virtuelle") ct activités économiques ("réelles'1, même combat en l'air, même baudruche
appelée à se dégonner.
Indifférent :'ll'argent ct à 1:1propriété dans sa vie person·
nelle, Baudrillard ne proposait pas de programme, de
solurions concrètes dans le domaine de I"économie, ni
dans aucun aune d'ailleurs. 1\ n'était pas un réformiste,
soucieux d'être uutile". Au contraire, il était dans une
logique de défi e t de provocation, comme en témoigne ce
fra gment d'actualité des Cool Memories: "Une proposition
de loi; tous les spéculatcurs dan! les malversations dépas·
serolll le gain d'un travail/eur moyen duram loure sa vie de
rravail seront condamnés à la peine capiwle." Quant à moi,
même si je suis séduit par sa radicalité, je rénéchis IOUt
de même <lUX moyens d'innéchir le système, pour faire en
sorte que le profit et la croissance matérielle ne soiem
plus au centre de la mondialisation. La création d'autres
indicateurs que le PIB, par exemple un indicateur santé,
est l'une des pistes que je privilégie.
».
La culture du spectacle
Stephen Hendee est un artiste américain. résidant li los Vegas. Il est auteur de sculptures et d'installations
exposées à Los Vega s. l os Angeles ou New York (notomment ou Whitney Museum 01 American Art). Pour
découvrir ses trovaux. voir son site personnel : www.stephenhendee.com.
" Depuis ma lecture de Simulacres et simularion,j'ai tenté de "rendre visible"les analyses
de 8audrillard sur la consommation et ses
signes, le tout-artificiel et rhyperréalité. J'ai
ainsi fabriqué des répliques grandeur nature
d'obje ts quotidiens symbolisant le capitalisme triomphant: des distributeurs automatiques de bîllcts, un
jet-ski ou unc énorme voim re américaine en piteux é ta t. Les
répliques som faites en carton, si bien qu'cJ1es sonl fragiles, éphémères ... , tOul comme les objets qu'elles dupli(]uent parfaitement.
J'ai également conçu un .. Monument au Si mulacre" ( .. Monument to the Simulacru m ", voir pholO ci-desslls). À la base de ce
projet, la ville de Las Vegas a souhaité créer un mémorial qui
contiendrait certains de ses symboles (des jetons de poker, par
exemple) et qui ne serait ouvert au public qu'en 2015, soit au
moment du bicentenaire de sa fondation. Pour abriter ce mémorial, j'ai réalisé une reproduction en fer, de 4 mètres de hauteur,
d'une montagne, pour faire référence au paysage qui environne
la ville, Mais avec cette montagne artificielle, virtuelle, j'ai aussi
voulu suggérer que Las Vegas elle-même n'est qu'un gigantesque
si mulacre, un univers fantasmatique où tom n'es t que "copie
authentique" - il suffit de penser aux ré pliques de la statue de la
Liberté ou de la tour Eiffel qui en ornent le boulevard principal.
Lors de l'inauguration du monument, en 2007, le maire de 1..15
Vegas, Oscar Goodman, m'a demandé: ~Simillacre, dite5-VOII5?
Qu 'est·ce ql/e c'est ?" Je lui ai alors montré une autre reproduction
voisine, celle de la cloche de la Libené, et lui ai répondu, ironiquement: ~C'est une copie de l'original.., Les gens veulent tou/ posséder, alors ils font des répliques,"
Ma démarche consiste donc à adop ter, pour mieux la défie r, la
culture du faux et du spectacle constituti ve de Las Vegas, J'ai
souhaité dédier celle création à Baudrillard. Sur une plaque de
bronze à la base de la construction, sont inscrites ces phrases de
son ami et éditeur Sylvère Lotringe r : "Uniqlle panni les philosophes
contemporains, Jean Baudrillard a célébré le panorama subliml' lie
l.a5 VegCl5, méraphysique dU/15 sa physicaliré, el plus narurel dans
son orl ificialieé que l'Amérique e/le·miml' pourraie jamais Nlre.
Pœte en concep/5 ee joueur de mots, Baudrillard a culrivé des paradoxes qui défiaienc la réalieé d'exis/I'r. Las Vegas était l'incarnation
parfaire de sa pell5ée." En d'autres te rmes, nul autre endroit que
Las Vegas - tem ple de l'hype rréalité - n'était plus approprié pour
lui rendre hommage, sous forme de clin d'œil. " .
Lesphilosophes
Phrase choc
« L'école nuit
à l'éducation»
Ivan Illich,
Une société sans école (l 971 )
van Illich, inspirateur des mouvements écologistes, a
attaqué J'école moderne, symbole, selon lui, d'institu-
I
tÎon contre-productive. Ses arguments? Il récuse
d'abord l'idée selon laquelle le système scolaire COntribuerait à réduire les inégalités sociales, même qUillld
il cherche à s'en donner les moyens. Il constate ainsi que
le programme d'aide fédérale, Title One, en vigueur allX
États-Unis de 1965 à 1968 et doté d'un budget de plus de
3 milliards de dollars, n'a pas empêché les élèves de
milieux défavorisés de continuer à accumuler du retard
par rapport aux enfants de familles plus aisées. D'autres
programmes ont suivi depuis Tide One et la parution du
livre d'Illich, Une société suns école, qui om confirmé cene
analyse. Il dénonce ensuite le « processus de l'escalade..,:
l'école est un service dans lequel réussir signifie consommer toujours plus d'années d'étude. Et même en s'en
tenant aux années de scolarité obligatoire, Illich estime
que« ces douze années d'école font des enfanu dés/lérités du
Nord des adultes inVQlides parce qu'ils les onr subies, el fiélli.ssenr œuxdu Sud, enfom des êlres à jamais aniérés, parce
qu'ils n'en am pas bénéficié ". Enfin, par son caractère obligatoire et monopolistique, rendant suspect tout accomplissement personnel en marge de l'institution scolaire, l'école
produit un« sous-dévelopJNmenl" progressif dc la confiance
cn soi ct dans la communauté. Ainsi, « le système scolaire
obligaloire représentefinalemenr pour la plupan des hommes
une entrave Q!j droit à l'instruction D.
À ["opposé du système scolaire existant, Illich jette les bases
d'une nouvelle institution éducative qui aurait trois objectifs: grâce à l"instauration d'un « crédit éducatif ", donner
accès aux ressources existantes à tous ceux qui veulent
apprendre à n'impon.e quel âge; favoriser le libre panage
des connaissances grâce à la constitution de« réseaux dlj
savoir,,; permettre aux poneurs d'idées nouvelles de se
faire entendre et d'affronter l'opinion publique.
Cette nouvelle institution éducative se situerait " à
gauche" du spectre des institutions teUes 'lu'an<ùysées par
Illich, quand le système scolaire actuel représente une institution " de droite ", au même titre que l'armée, les prisons, la police ou les hôpitaux. L'analyse spectrale des
institutions d'Illich distingue ainsi des " instirutioll.5 ouvertes
ct non contraignantes 1>, ;) gauche, comme les services postaux et téléphoniques ou les transports, qui sont faites pour
être utilisées plutôt que pour produire, et des" institUliolL~
manipulatrices ", à droite, qLÙ créent la demande pour leurs
18
~"pt~mbr~
2010 1 numé.o 42 1 philosophi~ mngnIin~
services en même temps qu'elles l'assouvissent, et qui n'ont
d'autre but que de justifier leur existence et leur IXluvoir,
devenant contre-productives. Appliquant quelques années
plus tard son analyse à d'auues institutions, comme le
système de santé dans Némésis médicale, J!!ich parvient à
la même conclusion: lïnstitution telle que nous la concevons n'est pas génératrice de solutions, mais la partie
essentielle du problème à traiter. Dans cette perspective,
il ne s'agit plus de« dégraisser le mammouth ", mais bien
de se mettre en quête d'un autre mammifère _ FANNY VElUIAX
À LIRE : Deschooling Society (Une société sons école)
est disponible dons son intégrolité et en anglois sur:
www.preservenet.comltheory/lllich/Deschooling/intro.html
1
IVAN ILLICH EN SIX DATES
1926, Naissance il Vienne,
en Autriche.
1951. Après des études de
théologie et de philosophie qui
ront mené il la prêtrise. il pori
il Princeton, aux Ëtats-Unis.
1966. Fondotion du Centre
inlerculturel de documentation
(Cidoc) à Cuernavaca,
au Mexique. Ce cen tre de
débats et d·échanges voit la
publicotion de Quatre livres
majeurs: Une société sans
école (1971). La Convillialité
(1973). Énergie et équité (1973)
et NémésiS médicale (1975) .
1969_Abandon du sacerdoce.
1976. Fermeture du Cidoc.
Illich ren tre en Europe et
met fin volontairement à
10 célébrité apportée par
ses premiers écrits tout
en continuant il publier il
un rythme sou tenu et en
diversifiant ses sujets d'étude.
2002. Décès il Brême. en
Allemagne. des sui tes d·une
tumeur dant il a relusé
ropéralion restant fidèle 0 ses
convictions sur 10 médecine.
L'exempl
Les philosophes
Kant
et le grand seigneur
Face à un puissant. à un grand de ce monde, nous
éprouvons de 10 crainte, mais non du respect. Car
seule la qualité morale d'un être inspire ce dernier.
PAR ALJ::.\JS
~~ITC.I II!'OW
itant le philosophe et
poète Fontenelle, Kant
remarque que ft devant un
(
grand seigneur je m 'i n-
cline, mais nlon esprit ne
s'incline pas ". À l'inverse, .. devant
un llOmme de condition inférieure,., il
arrive que mon esprit s'incline,« que
je le veuille DI! non "'. Le grand seÎgneur est puissant. riche, et a tous les
moyens pour me contraindre à obCir.
Mais si je suis obligé de me soumettre
eXlérieurement, je n'en pense pas
moins; intérieurement, je peux très
bien me moquer de son arrogance et
de ses manières. Au contraire,
l'homme de condition modeste m'im-
pose le respect ct m'incline intérieu-
rement. Pourqu oi donc puis-je
craindre sans respeeter? Et pourquoi,
si je respecte, n'est-ce jamais pour des
signes extérieurs de puissance? Sur
quels fondements le respect reposet-il, si ce n'est pas sur la reconnaissance d'une puissance sociale?
Pour saisir ce sentiment, il faut distinguer deux types de respect, ou plutôt,
séparer le respect de tout ce qui n'est
pas lui, Je respecte l'autre seulement
quand il me paraît exentplaire sur le
plan moral, nous dit Kant dans la première partie de la Critique de la raison
pratique_ I:homme respecte la loi
morale quand il traite autrui comme
une fin, et non pas comme un moyen
lui permettant d'assouvir son propre
intérêt. Cette qualité morale, je peux
la [rouver chez n'impone quelle personne, quelle que soit la position
sociale qu'elle occupe, Le respect
m'élève CI m'écrase simultanément:
il me hisse à l'idée d'une perfection
morale réelle en l'autre et donc possible pour moi; mais, en même temps,
il me renvoie au constat de ma propre
imperfection el .. humilie mon
orgueil _, Par lui, je fais l'expérience à
la fois de tout ce qui est poSSible ct de
{Qut ce qui impossible pour moi, Le
philosophe de Konigsberg pourra
ainsi dire que le ciel étoilé, image scnsible de ma grandeur possible si je
m'élève à la pensée de j'Univers el de
Dieu, me renvoie pourtant à l'expérience de ma propre petitesse.
Faisant connaître à l'homme $.1 desti·
nation suprasensible, le respect est
donc incommensurable avec tous les
autres sentiments. En lui, je découvre
aussi que mon orgueil ne peul rien
contre la grandeur de l'autre _
PERFECTION HORAlE
Elle est renlière conformité
de la volonté à la lai morale,
Dons la perfection. chacun e de
mes actions s'accorde avec le
devoir, Ce tte perfection est li
la lois eXigée par notre raison
et Impossible pour des êtres
conduits par leurs intérêts
égoïs tes, Elie ne peut donc
être qu'une visée qui s'accord e
avec l'idée d'une volonté divme
absolument morale,
RESPECT
C'est un sentiment irr épressible,
Quand je l'éprouve, c'es t parce
que Je découvre chezl'autle une
volon té parfaitement con forme
li fa loi morale. n s'agi! donc d'un
respec t pour une loi dan! je me
sens indigne,
isère
philosophie
,"
Livres
souvenez-vous de l'homme invisible,
l'homme qui voit sans être vu? Fennez les yeux,
laissez libre cours à votre imagination, ct figurez·vous, sur ce modèle, une autre créature: un
homme intangible, qui pourrai! donc toucher
sans être touché:" 1/ se tiem devant moi et me
rend la main. j'avance ma mai" à sa rencontre.
Peut-i/me prendre la main alors que ma main
passerait à travers la sienne? Peut-il me serrer la main sons que je
seme sa maill dOlls la mielllle? S'il me serre la maill, s'il peUl même
seulement lOlIcher mu main, il faut bien que je senle sa main qui
arrête la mienne et la pression que sa main exerce sur la mienne. "
Une chose esr sOre: .. Notre homme, s'il peut ta/Jcher, doil pouvoir
être lOl/ché. .. Conclusion: .. 1/ nya pas d'homme intouchable comme
il y a, dans le monde du possible, UI1 homme invisible . .. Cette his-
toire extraordinaire fait panie des nombreuses fictions qui rythment Mon Zombie er moi. La philosophie comme fiction (Seuil).
Dans son nouvel ouvrage affublé d'un drôle de litre fanLOmatique,
Pierre C1ssou.Noguès précise les grandes lignes de sa méthode.
Déjà auleurd'un roman, L'Hiver des Peltram, ct de plusieurs essais,
le jeune philosophe, né en 1971, investit aujourd'hui la fiction
d'un immense pouvoir théorique: c'est elle qui détermine le
champ du possible. Ne devient poSSible que ce qui peut être mis
en rédt, ce que je parviens
à raconter sous la forme
d'une histoire à laquelle
j'adhère. Un problème philosophique ne se pose ainsi
que s'il peUl être posé dans
le cadre d'une fiction. Le
cas paniculier de l'homme
intangible, (lui ne peut être imaginé, à la différenœ de son cousin,
l"homme invisible, nous révèle une vérité sur nos sens: [a vue et
le toucher n'om pas la même rénexivité. Dans les deux cas, pas
de doute, c'est .. /aficliol! qui pt!rmet, par ulle variatioll imaginaire,
d'analyser les propriétés de nos sells ".
Si ta ficlion est « le milieu de l'illtuitioll philosophique,., le philo.
sophe n'a pas de privilège par Tappon au romancier. Cun et l'autre
poursuivent une même tâche: décrire le monde,« porter l'expérience cl l'expression ", pour reprendre une belle fonnule de Merleau-Ponty que Cassou.Noguès aime à citer... Pour m'opposer cl
un certainforTnalisme, j'ai vmilllelll souhaité revenir cl l'expérience ",
raconte-I-il. Et il sail de quoi il parle ... Durant sa première vie, et
contre toute attente, notre auteur féru de fiction n'était pas philosophe mais scientifique. Il a intégré l'École nonnale supérieure
en mathématiques, discipline dont il est agrégé mais qu'il n'a
jamais enseignée: .. Les marhs, c'est un jeu que j'aimais bien, mais
qui ne touche pas à la vie. Je ne me voyais pas consacrer ma vie à
un jeu . .. Sa bifurcation vers la sérieuse philosophie l'a conduit,
via la phénoménologie, à sOUlcnir une thèse sur Cavaillès, De
l'expérience mathématique. Essc.i sur la philosophie des sciences de
Jean Cavailles (Vrin). Le chercheur au CNRS a en oUlre publié
deux monographies sur deux figures majeures des mathématiques,
l'une sur David Hilbert (1862-1943), l'autTe sur Kurt GôdeJ (19061978), également au ecmre d'un autre ouvrage moins officiel,
plus dérangeant, Les DémOliS de GOde/, qui interroge [a part de
foHe du logicien, à partir de ses archives regorgeant de peurs, de
croyances très bizarres - ainsi celle note, "seules les fables repré-
senre/IC le monde comme il doit l'être ..... Dans le cas de CassouNoguès, on le VOit, l'équation mathématiques + philosophie ne
débouche pas sur la stricte philosophie analytique . .. Ce que je
refuse, c'est que la philosophie reprenne la méthodologie des sciences,
qu'elle se donne comme une pseudoscience. La philosophie possède
une rationalité propre, mais qui n'esl pas formalisable comme peut
l'être /a mison des mO/hématiques. "
Le travail que le philosophe a mené sur Cavaillès a été un palier
important dans son incursion vers la fiction: « Cavaillès critique
la notion de conscience, de sujet. 11 s'appuie sur une épistémologie
des marhématiqlJes pour critiquer la philosophie de la conscience,
ce qlj'ilnomme "1'aulO-iIIumination de la conscience", le fait de savoir
illlmédiaremenl ce que je pense . .. Comment saisir le sujet si la
transparence à soi n'existe pas, si l'unité n'csrjamais donnée dans
un miroir? À l'identité, Cassou-Noguès préfère l"identification :
.. S'il est impossible de défillir le sujet, ilfaut plutôt en chercher des
images. L'identification n'a pas seulement lieu devant le miroir. Je
lIl'idenlifie par le langage, dans les romans, à toute une série de
, ' Dans le monde du possible,
il y a un homme invisible,
mais pas d'homme intouchable,"
,
Au bistrot
personnages ou de Iype de personnages [. ..) (enains personnages de
la littérature touchent aur propriitis les plus essentielles du sujet et les
cristallisent pour ainsi dire. les donnenl cl voir", écrit-il dans Le Bord
de l'expérience, un« essai de cosmo-
logie .. qui paraît aux PUF en
même temps que Mon Zombie el moi. Oscillant de Marcel ProUSt
à Claude Simon, de Conan Doyle à Edgar Allan Poe, en passant
par les récits inventés par le philosophe lui-même (un homme qui
perd, littéralement, la t~le; une opération du nerf optique à la fin
du XXIV' siècle, etc.), la fiction, telle que la pratique Pierre Cassou-Noguès, a le double avantage de fournir des images du sujet
et de permettre d'interroger le rapport que le sujet entretient à
ses images. Panni ces figures imaginaires, cenaines ont panicu·
lièrement la cote. Ainsi celles qui peuplent Une histoire de
mac/lines, de vampires et defous, premier voyage de l'auteur dans
les confins de l'imaginaire. Cauteur y suit l'évolution de l'homme·
machine depuis la pensée de Dcscanes jusqu'à la science-fiction
de Philip K. Dick, el l'opposition entre Frankenstein, la machine,
et Dracula, le vampire. Notre philosophe atypique serait-il fou ?
Loin s'en faut, sa critique de la raison imaginaire repose sur un
credo très fondé:", Les problèmes, pour le philosophe, vÎennent avec
les êtres defictioll qui jouem sur les structures de nocre expérience . ..
Qui les vampirisent et les affolent .
b1'bl'10 (.
Hon ZOfIIlMel mol. Laphllosophlecamme fiction
l'Ordre pMosoplllque _. Seuil): Le Bord de f"e"pkience.
Essoi decQSmaIogie(. M étophy~iqueS _. PUf ).
Et ouni ; L 'Hiver des Fellrom (MF, l009): La Ville ault deuxlumikes.
GOOgroph/e /moglnfNre (MF. l009); Une histoire de fllDChines. de vampires et de
faus(Vrin,l001): Les DMwnS de G6deI. Logique el folie rSeuit.l007); GMei
(Les Belles Lett,es.l004): De "e~iencemoIMmotiqul'.
dl's scll'ncl'$ deJI'Of1 CavalIMs(Vfin.lOO U: Hilbert{les
Essoisur/ophiJosop~
Belle$lettre~.lOOt).
Livres
Critiques
LE BILLET OE JULIETTE CERF
ARC -EN-CIEL
Goethe rapporte les propos d'un auteur
qui aurait dit : ft le taureau devient furieux
si on lui présente une étoffe rouge; moiy,
fe philosophe. des qu'on porle seulement
de couleur, se met en roge. J,) Claude
Romono n'o pas 100ssé 10 Joune moutarde
lui monter au nez. Le philosophe qui
en!ieigne il la Sorbonne vient d'achever
De la couleur. sobrement sous-titré. Un
cours. et ironiquement publié par les
éditions de la Tronsporence ... O'emblée, il
montre en quoi la réftexion sur la couleur
traverse toute l'histoire de la philosophie.
de DémOCrite à Aristote. en passant par
Locke, Newton et Meneau-Pomy. Ces
auteurs dialoguent entre eux autant que
les couleurs elles-mêmes qui agissent les
unes sur les autn~s, suivant leur
complémentarité ou leur opposition.
Cette question Chromatique pose de
possionnants problèmes qui rythment
notre quotidien. la couleur est~elle
subjechve ou ObJective? Est~elle une
propriété inhérente oux choses ou liée à
notre perception. immonente li 10
conscience? Claude Romano réserve un
important chapitre li Wittgenstein, et à
son idée de grammaire des couleurs,
Wittgenstein porle de 10 « structure
logique »des couleurs, alors que
Merleou~Ponty en foit le « ton de rétre »,
Suivant le phénoménologue, Claude
Romono écrit: «La couleur est un monde
{..,} parce qu'elle possède sa propre
profondeur, sa vibrotion et son
rayonnement. son rythme, sa manière de
s'adresser li nos tonalités affectives.
parce qu'elle communique avec d'autres
modalités perceptives. elle est une
propriété tOUjours totale et. si l'on peut
d,re. un mode de présentation du tout
lui~même. »Refermons ce billet aux
couleurs de l'orc~en~cjel par l'étrange et
entNont vers de Claudel qui ouvre le
livre : If Une aussi blanche/Pivoine que Je
sang/est/rouge. »
De la couleur. Un cours, de Claude
Romano {la Transparence. 20 El.
Claude Romano publie également
Au cœur de la raison,la phénoménologie
(<< Folio Essais n, Gallimard).
MAURICE MERLEAU - PONTY
L'enfance
du monde
" Mon cher Merleau,
J'ai longtemps attendu aVO/lI de te
répondre: c'est que j'ai longtemps
hésité ( ... J. Tu as critiqué ma position
directement ef indirectement, en
conversation avec moi et publiquemenll ... ). La vraie réponse tefaire,
c"est celle-ci: je n'approuw! pas la posifion et je la blâme, .. Ces lignes sentencieuses SOnt signées Jean-Paul
Sartre. Le destinataire de la lettre?
Maurice Merleau-Ponty. Nous
sommes en 1953, Il Ya de l'cau dans
le gaz entre les deux amis, qui se sont
rencontrés à l'Ecole normale supérieure. Depuis 1945, ils animent
ensemble Les Temps //Jol/emes, revue
dont Sartre est le directeur et Merleau-Ponty le rédacteur en chef. Mais
les nuages s'amoncellent entre eux,
avec comme pierre d'achoppement la
question du marxisme et celle du
a
régime soviétique. Là où Sartre se
rapproche des communistes el fait
l'éloge de l'URSS passée et présente,
Merleau-Ponty bascule dans l'opposition au stalinisme après sa décou verte des camps de travail et l'offensive russe en Corée, .. prise de
conscience ,. de la terreur en marche,
En 1953, donc, il donne une conférence sur le thème Philosophie et
politique aujourd'hui », et un compte
rendu dans L'Express fait état de critiques envers Sartre. Pris de nausée
devant le crime de lèse-majesté, cc
dernier écrit la lettre mentionnée,
agressive ct menaçante. Merleau PonlY, indigné, a beau lui répondre
que sur les" 14 pages de nOieS " à la
base de sa conférence, seules« de/a ,.
le concernent, la rupture est consommée, Sartre ["autocrate le renvoie des
Temps modemes. Deux ans plus tard,
0<
dans Lt.S Aven/ures de la dialectique,
Merleau-Ponty fustige longuement
"' /"ultrabo/chévisme .. sartrien,
En compilant dans sa première partie
les écrits politiques de Merleau-Ponty
el les lettres échangées avec Sartre,
ce volume des Œuvres (quasi complètes) du philosophe. édite et préfacé par son grand disciple Claude
Lefort, permct de rcconst iruer le dossier de cette broui lle qui laisse tra nsparaître une alt itude fondame ntale
chez Merlcau -Po nt y, Pour lui, tou t
jugement doit se faire à l'épreuve des
faits, de la "' virué effectil'e de la
choS#! ., pour reprendre: une expression de Machiavel, S'il finit par rejeter
le marxisme Ct la version existentialiste qu'en donne Sartre, c'est qu'ils
négligent les événemems concrets et
imposem dogmatiquement à l'histoire un but prédéterminé (la RévolUi ion du prolétariat), Or c'est là un
puissant trait d'un ion en tre les
œuvres politiques et philosophiques,
rassemblées dans la seconde partie
du volume: le refus d'une . perule en
survol., d'un regard théorique abstrait Ct surplombam, Merleau-Pomy,
lui, se veut résolument terre à terre,
en prise directe avec la trame contingente de l'histoire et du monde,
JI adhère au mot d'ordre de Husserl
qui fonde la phénoménologie: reve nir
aux ... cllost!! elles-mémes », Mais
contrairement au même Husserl, il
n'affirme pas la prééminence de la
conscience, qui constitue en objet de
connaissance lout ce qui l'emoure,
afin de s'en rendre maÎlre et possesseur. En phénoméno-géologue, Merleau-Pomy sonde plutôt les nappes
archatques qui se tiennent sous la
réflexion; il découvre la pan de passivité et d'opacité qui régit la vie de
l'esprit. Le sujet n'est plus transparent
à lui-même, Ct son ami Lévi-Strauss
ne s'y est pas trompé en lui dédicaçant La Pensée sauvage. Telle une
barque silencieuse CI aventureuse,
Merleau-Ponty quitte le rivage des
dualismes traditionnels (âme/corps,
matière/ pensée), pour arrimer les
contraires (chez lui, l'esprit s'incarne,
le corps pense) et s'immerger dans le
monde, La perception, phénomène
In lassablement méd ité, no tamment
d:ms la bien nommée Phénoménologie
de la perception (194S), do nne le la;
plongé dans le milieu naturel, je suis
li la fois voyant et visible. touchant et
touché, Cene réversibilité fait signe
vers un .. entrelacs .. primordial, une
coappanenance du sujet et du monde
à laquelle le manuscrit inachevé et
poslhume Le VÎ.sible el l'invi.sible
( 1964) donne le nom de .. chair _,
Le retour à l'expérience vécue est
donc affaire d'enracinement, mais
également de surgissement. Dans 10US
les domaines, Merleau-Ponty saisit ce
qui apparaît à l'état inchoatif et dans
son devenir, il scrute la ", nai.ssance
conflnute .. du réel et l'avènement du
sens, C'est ce qui se produit chez
l'écrivain, qui faÎt éclore de nouvelles
significations dans _le miracle de l'exprtssion ", C'est encore te cas du
peintre, Cézanne en tête, dans L'Œil
el /'espril, qui capte le ... rayonnemellf
du vulbl/'! JO en son aube, L'histoire ellemême n'est jamais close, les hommes
la font sous nos yeux, CI la politique
re nvoie fi .. l'aclion qui s'inverlle » id
et maintenant. Et le philosophe? Un
• professionnel d/'! IïnséCUrllé " en ta nt
qu'il est un .. commençaltl perpélllel ...
.. Rapprendre à voir le monde ", c'est
s'en étonner et l'arpenter comme si
c'était le premier jour, JI faut imaginer
Merleau-Ponty enfant. Lui qui est
mon trop tôt, foudroyé par un arrêt
cardiaque en mai 1961 , à l'âge de
53 ans, il faut l'imaginer sans cesse
renaissant. En un mot, un . MerleauPoilly vivant ", titre de l'hommage que
lui a rendu .. , Sanre, MAItTIN DUIt U
1À LIRE
Œwrft. lM! Hounce Heneou-Ponrv.
1td,1"," oIiloblie et PfolilOCM pot C!oude Lefort,
1_ QUOflO _,
~d!
Lwe o!iQoIl!fTIt!flt noueOOUM!< SIII
HOOIKe Ht!fltou·Pont~,
PfIIIaJophJe mfJ{JOL11Ie no t9 (mo! Z008!
livres 1 Critiques
POLITIQUE
Au non de tous
A
ppel à la résistance citoyenne contre le fichage des enfanrs:
directrices, directeurs d'écoles, nOl/5 ne mettons pas et ne met·
Irons pas en place l'application dite "Base élèves" " ... Ainsi,
" les appel.s à la désobéissanœ civile se sont mis d proliférer dans la
France de lofi" des années 2000. C'en eSI presque 011 poilll où le refus
délibéré de suivre les prescriptioru d'une loi, d'un décret ou d'une
circulaire, ft'mu pour indignes ou injustes est devenu une fonne counlnlt d'action politique. .. Ce phénomène est au cœur de Pourquoi
désobéir en démocratie ?, ouvrage approfondi et engagé de la phi.
losophe Sandra Laugier et du sociologue Alben Ogien. Selon eux,
ces « réuerions épidenniques de refus de l'inadmissible ", confinncnt
la thèse de H. D. Thoreau, philosophe américain père de l'expression
.. désobéissance civile ,. qui témoigne, selon lui, de la vitalité du
politique inhérent à la démocratie. Paradoxe, car se mettre hors la
loi pour contester une décision officielle pone en soi une menace
pour la démocratie ... La désobéissance lui est-elle essentielle ou
nuisible? Existe-t-il un droit à la désobéissance?
Cité, le philosophe Étienne Balibar identifie trois critères de la désobéissance .. politiquement responsable ... Elle répond à une urgenœ,
ouvre sur la possibilité d'une action collective et assume ses conséquences, légales e t politiques. Deux rypes de manifestations la
caractérisent: .. Ulle réaction viscérale cl l'indignité ,. et " le reflls de
remplir des obligations légales ". Ce dernier cas, qui pose la question
de la façon dont nous sommes gouvernés, occupe le cœur de ]'ouvrage, coostirué d'une enquête minutieuse autour de trois pôles de
désobéiss.ance : l'école, l'hôpital et l'université, où se fonl sentir les
effetS d'une réfonne gestionnaire entamée depuis les années 1970.
Ainsi à l'hôpital, le PMSI (Programme de médicalisation des sys·
tèmes d'infonnation), chargé de produire des données, entrave la
libe.né pour le médecin d'établir un soin adaplé qui n'entrerait pas
dans les grilles. Cette .. vio/enu arithmétique de la quantification ..
a introduit une rupture de la", $OCÎalité,., une .. dépossession de soi .. :
le citoyen n'a plus d'emprise sur les débats publics.
La désobéissance civile répond à cette dépossession. Dire >< pas en
mon nom ,. équivaut à récupérer sa voix. C'est d'ailleurs l'un des
ressons de la politique. «On n'a pas une voix propre par nature : il
faut la trouver pour parler au nom des autres et laisser parler en votre
nom. " Les auteurs militent pour un individualisme qui ne soit pas
égoïste, mais qui consiste en une " confiance en soi » pe.nnettant de
parler pour les autres. Ainsi les formes actuelles de. désobéissance
" reflètent er rendent public l'état du rapport qui s'est noué, au fil du
temps, entre la revendication individuelle de liberté et œUe, collectivt',
de citoyenneté .. • ttDRlt [NJAlaUT
Pourquoi désobêtr el! cMmot::rorie ? de 5{Jndr(l Lmlgie.- el Alberl 0gier1
(l(lOée~e. ZO € I .
LlTIÉRATURE MÉTAPHYSIQUE DE LA PHRASE
Est -il pertinent de trovmller 10
lorme des ptlmses d'un rornon
ahn qU'elles reUètent la
psychOlogte des personnoges ?
Certoms out€\JfS le crOten1. qUt
translOfment ln norratlon en
une SOfte de colligraptlte. Pormt
eux. Lourent COhen, qUI VIent
de pubherun prerT1l€r roman
VIrtuose. Sols. Deux
personr.oges s'y donnent 10
réplique. S. G.. érudIt se
coosocre à t'angéJolog!€. dlsoplme théologique
oflrontont des Que5tlOOS OUSSI obyssolesque'
les anges meurent-Ils? LecDS échéant est-ce
Que D!€U meurt un peu avec eux ? Dans les
chapitres mettant en scène S. G.. l aurent (ohen
réUSSit un tour de force: Il porodle la phrase
urwet"Sllou-e.lOngue. énumératIVE'. surchorgée
de pc.lIrIts-VII"gules et de ttrets. ovec ItalIQUeS
et notes de bas de page. Pour une descnptlOn.
cela donne: « Ldit est un homme élégant
et {Manne. /.Mde. regard bleu saturé.
el - cette VISion me stupéfia -des nonnes
formidablement asymétnques: la drOIre.
Jargeer tWsée. relie une ventOU5e 5(J1ffeuse.
imp/orOnte: 10 gauche: ossez minable
vaguement denrelée. »Dans les Chapitres où
LoiC Rothmon. hiStorien de VIChy dépreSSIf.
parle. les phrases sont courtes. non ponctuées
1( La secrétO/l€ de Faye est une femme
longue. Elle Q le cheveu orgenrlfl. Bleuté.
Certoills l"a(JpellenrjUstement la sordlne.»
les chapitres (je S. G. sont présentés dons
une police de type Goramond. élégante. ceux
(je Rothmon en Couner ou Anal. neutre. Avec
ces deux fonnes de phrases. deux viSlOllS
du monde s'opposent . l'unIVers mental de S. G.,
baroque. ésotérique. bo ~ne dons la subjectIVIté
tandiS Que Rothmon s'occroche avec dé'sespoir
oux laits. à l"objectMté. Cette subtilité n'est
Que rune des surprISeS Que recèle l'étonnant
OlNI (Objet httéfolre non identlhé) de Cohen..
De la littérature expérimentale QUI coûte
quelques moux de tête. certes. mOts permet.
contlOlrement à 10 promesse du titre
de décoller. • ALfXAHORE lACR OIX
5dl. (le l(UeIll (ohen fAcIes Sud, 18,80 €I.
JIA!.;.MICHIL OUCHOUIUAN
Psychopolitique
FLORILÈGE
L'ART DE LA FORMULE
À fUnlwniicé. mts professeurs me fmi·
raient de dilf'rranff', esrimOIll domma-
01
geablt pour mon Inlell'8t'nct dl! cu/mou
la paresse. Je plOldais coupable. Je nai
jamais eu d'amour, mais simplemf'fIf du
gOÛt, pour la philosophie. ,. Ainsi Frédéric Schifher se défarde·t-il dès les
premières pages de son nouvel essai,
intirulé PIUlosophie .stnll/J!enrale... Son
goût P.1I'CS5eUX pour la philosophie,
teinté d'une préférence pour les mora·
listes CI les égotistes, sc cristall ise
volontiers sur les maximes, pensées,
sentences, bref sur les mnnifestations
de l'idée 50US forme br!!~'C .... .. for.
mule ,. plutôt que lrollé .., CaUlcurdu
Philosophe som ql/a/ita (2006) CI de
01
ft
Sur le blabla et le chichI des philosophes
(2001) a lui-même publié. en 2009,
quelques courtes Dd«lUtlollj moroses.
aux éditions ... Le Dilettante 1
Dans sa Philosophie sentrmema/l', Frédéric Schifftcr commente aUJOurd'hui
dix citations de penseurs qui J'om parliculièrement marqué : dans J'ordre,
Niensche, Pessoa, ProUSI, Scnopennauer, l'EcclésiaSle , Monlaigne,
Chamfon, Freud, Rossel el Onega y
Gassel, lesquels abordent les rivages
du navail, de la sagesse, de la mon,
de la souffrance, de l'Ilmour, elC, Un
décalogue vivant au fil duquel s'entremêlent confidences personnelles et
réflexions pnilosopniques, Ainsi le
chapitre ultime consacré à l'Espagnol
José Onega y Gasset (1883-1955) '"' L'amour est la t/!nfati~~ dëchang/!r
deux solitudes. -s'ouvre sur le sou\'enir d'un regard miraculeux échangé
avec une inconnue, âme sœur entrevue. Cet événement fugace conduit à
une réflexion sur la '"' chio ri/! orri·
guienn/! .. de l'enamorami/!nto qui
commence toujours par "' la surpris/!
et la captllre d'un regard '". C'est Montaigne, auquel le pnilosopne a déjà
consacré un essai, qui alimente le cha·
pitre le plus substantiel de l'ouvmge,
À pan ir de l'aphorisme .. Le bUI de
notre cam"ère, "t'SIlo mon ,., Schiffter
remet en perspective la vie de l'alilcur
des Essais - sa peur du vieillissement,
son amitié avec La Boétie, '"' ses coups
d/!.sang et ses accès- de misanthropù.' ...
Il insiste sur cette double quest ion,
centrale li scs yeux: ... Quelle place
occupe la vie du philosophe dam son
œlM'l'el quelle place ocrupt /œuvre du
phlJoseph/! dans.sa vie? .. Prônant une
philosoph)e \-mIlle, il rend en chemin
hommage au Ir.....-e de Diogène Laerce,
boussole pour s'orienter dans la phi·
losophie antique, VÎ/!s, doctrinu el
senunc/!s des philosophes illustres,
Lequel n'était autre q ue le livre de
chevet de Montaigne, amateur de
voix singulières plutôt que d'idées
désincarnées _ JUU01"tClAf
PSTCHOI'OUTIQUf
)(AN·MICHEl OUGHOlJRUAN
~.- dt ReM G.;wd
dtr~R~
16811
1 9~
l'o.\er le prolJ!eme politique
cot1(Tclt'ntetH, ('est ce que
Jean-~1id,cl
Oughourlian
(LllI di! mal1ler admirable
dûn ce p('tJr Il re d'entreCU'ns
MIr/t' dl' l'Y/nee 1'(lLlr le XXI
~il'dt' (lU
il rcpond aux
quco;tiOlJ<i
r~
('es par un jeune
tht'rcheur anteY/cain'
:tf'rt
FRANCOIS-XAVIER OC
Ir<u :1
.. , '
10 f1Jl' MI'!<OM. 75011 PARIS
Tel 01 SB 51 t 0 42 OlfqU1Oddbed,tlOllSCom
'"
UvreslCritiques
NOTION
3
ESSAI GRINÇANT
Petit Éloge de/'ironif!, de Vincent Del(>Croi~ (w folio~, Gal limord,Zoe)
Elle était l'orme préférée de Socrate. source vive de
rlnterraçOlion philosophique. «L ifome:césr rensemble
des sons que prodUit le langage avant qu'il ne SOI!
accordé sur/a noteJUS le. Ça ql/ncl' », écnt aUJourd'huI
Vincent Delecroix.. Spécialiste de Kierkegaard,le
philosophe dresse son Petit t/oge de liromeen trois
tableaux: des lrogments « à rusage de ceux qUi trouvent
les dialogues faslldreux »; un dialogue entre MOI
l'ironiste et LUI son détracteur: et un conte parisien sur
le thème de l'ironie du sort. L'essayiste maliCieux manie
le paradoxe et stimule la réflexion: « Sil'Irome est le négatif, el/a mort
le négatif absolu. alors /() mort €Sll'Iromeau carré. CeSI sam doute /0
fOison pour laquelle elle ne IIOUS fall pm nre. )J et DRIC ENIALBERT
__ -
20
19
--;"'~7"'-'6
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6
cg
'N'T~/
LE PALAIS DU TEMPS
ra/pm le temps!de Christophe Bouton, ~Iu,tré por Joch!>n G!>rnl>r
(. Chouene peMert _, Golhmord Jeunesse, 10,50 €).
ParloiS,lo philosophie devient un Jeu d·enfant. C'est
ainsi que Chnstophe Bouton. éminent spécialiste de
philosophie allemande, aborde 10 question la plus
épineuse qUI soit. celle du temps, ce «compagnon
InVlslble)J. En portant des Jours et des nuits, des 6ges
de la Vie, des montres et des calendriers. Il aborde les
mystères de la fugacité du présent, de l'irréversibilité
du passé et de l'impréviSibilité de l'avenir, Le temps
serait-II une désespérante «prlsan à rou/eues »?
Non, allirme l'auteur, servi par des Citations et des
illustrations d'une élégante simpliCité, La cage peut
se translormer en vaste palOis grâce à la mémoire,
à la redécouverte du présent par le Jeu, et gr6ce à la
liberté de l'avenir. Un limpide exercice de pensée pour
petits et grands. MICHEL ELTCH"NINOff
NOS COLLABORATEURS PUBLIENT
HOMMES DES CAVERNES
5,,1'% and the City, Reduction du temps dl' trouvaIlle. de lui IOorgoud. Il.S0€),
Jul, qui dessine tous les mois ta BD de Phif050phle magazine, avait illustré
notre dossier « Le singe descend de l'homme! » (n03S). Il publie aujourd'hui
le second tome de son hilarant Silex and the City. voyage dons le
préhistoire, avec la fami lle Dotcom, confrontée aux questions et laits de
société qui sont les m'ltres. 810g change d'orientallon professionnelle:
recruté par Désir d'avenir, il abandonne la grotte des profs et se lance dons
l'événementiel en open-space.. , Le dos bloqué, Spom. sa lemme, se rend
chez le kiné, ou carnet de rendez-vous déjà rempli jusqu'ou néolithique.
Diagnostic du médecin: Ir Blpédie mal assumée, redressement trop rapide
+ stress: c'est le truc classique de l'Homo Erectus »! JUUmf:CERf
« Quelqu'un sera d'autant plus savant qu'il se sera mieux aperçu
qu' i1ét ait ign0 ra nt. »
~troOO::llOIlOe Jem-(t()lJOe
Nlcalas de CuesOOIlS DelDdocteignorlJ/lCl',
LOgomguelCerf, p. 781
BILINGUE
MÉTAPHYSIQUE
1
--
tpigmmme5. de Luden. suivi d'Apologie du di!ellrJnte, d'Alberto
SOVlnIQ {le Promen!>ur, I3.S0€}. Com~dksflummnes, de luclf'n,
tradU it et onnoté pa, Anne-Marie Ozonom Iles Belles Lerues, 14,50 €) .
Deux éditions bilingues permettent de déCOUVrir LUCIen,
qUI est à l'Antrquité grecque ce que Voltoire fut ou
XVIII' siècle. Salt le contempteur le plus fameux et le plus
-,
acerbe des travers de son époque. SI l'avocat des
Lumières exceliOit dons 10 dénonciation d'une religion
décadente, le rhéteur LUCien fus tigea sons reldche les
écoles phllosophrques de son temps. Ses tplgrommes
sont accompagnées d'Apologie du dilettante. un
~il
magmhque texte écrrt par Alberto SaviniO (189 1-1952).
L ____- - - - - - - ' Frère de GiorgiOde [hlrico. il permit à l'Europe littéraire
de l'entre-deux-guerres de redécouvm l'œuvre du Syrien né vers 120 après
Jésus - Christ. Les [om~les humamesregroupent des tex tes à l'humour
ravogeur, peuplés de personnages houts en couleur. tels Le ParaSitee !
Sur les Mtes d gages. Le conseil de LUCIen: «Cours sans l'orrêter. ris le plus
souvent el ne prends rien au séfleux. }} C'est entendu. JON ATHAN CHAUVEAU
loI::lIo'-'_
......
86
sept embre ZOIO 1 numéo-o 42
1philosophie magazine
"--1
HISTOIRES À S'ARRACHER LES CHEVEUX
SATIRES ANTIQUES
le Puzzlepflilowpflrque, de Il'; Benovsky (lthoque, 17 110 .
1
Uoestot"eetlemo"eoodmg,'edom
elle est faite cons tituen t -Ils deux objets
différents 7 Arthur le punk chauve dOit-II
se 100sser convarncre par l'argument
décapant de so COiffeuse qU'II ne l'est
, pas? Elle prétend que SI l'on n'est pas
~ chauve avec 100 000 cheveux. on ne
•
.. l'est pas non plus avec 999 999 ... ni
ove<: 2. ml. ni O. Si le raisonnement vous semble tiré par
les cheveux, essayez donc de dire combien il fout de
groms de soble pour foire un tas ... Les Cinq histOires
proposées pOr Jin Benovsky, préfacées par Pascal Engel.
sont autant de pièces d'un faSCinant puzzle
phllosophrque. En prenant son lecteur ou Jeu, l'auteur.
Jeune philosophe né en 1978 qui enseigne en SuiSse à
l'université de Fnbourg, réussrt son pan: rendre acceSSible
la métaphysique sons la simpl,fler. MATHILDE LEQUIH
1
~
LE CLASSEMENT DES MEILLEURES
VENTES EN PHILOSOPHIE
If MICHEL ONFRAY, Le Crépuscule d'une/dole. L'affabulation
freudienne (Grasset)
ZI RÉGIS DEBRAY, À un ami isroélien. Avec une réponse d'Elie Barnovi
(Flammarion)
31 ÉLISABETH BADINTER. Le Conflit. La femme et la mère(Flommorion}
4/ ALAIN BADIQU. ALAIN FINKIELKRAUl L'Explication
(Nouvelles Editions Lignes)
St Revue Le O~bol. 30 ans (Gallimard)
6/ CYNTHIA FLEURY, La Fin du courage (Fayard)
7f ÉLISABETH ROUOINESCO. Hais pourquoi tant de haine ?(Seuil)
a/COLLECTIF, LE DÉBAT. De quoi l'avenir intellectuel sera- t -il fait?
(Gallimard)
9/ ANDRÉ (OMTE-SPONVlllE. Le Goût de vrvre et cent outres
propos (Albin Michel)
101 MATTHEW B. CRAWFORD. llogedu corburoteur(La Découverte)
11/ MARIE DE HENNEZEL BERTRAND VERGElY. Une vie pour se
mettre ou monde (Cornets NordI
lZ1 EDGAR HDRIN. Ha gauche (François Bourin)
IJI ALAIN BADIOU. NICOLAS TRUONG, tloge de l'amaur(Flommorionl
141 OLLIVIER POURRIOL. t'oge du mauvais geste (Nil)
lS/ NOAM CHOMSKY. Raison t liberté. Sur la nature humaine,
J'éducation t le r61e des intellectuels CAgone)
161 PAUL VIRILIO. L'Administration de la peur{Te~tuel)
17/ JORGE SEMPRÛN, Une tombe ou creux des nuages. Essais sur
l'Europe d'hier et d'oujourd'hui{Climots)
18/ NOAM CHOMSKY. Pourune éducation humaniste (l 'Herne)
__ __
19/ CLAUDE l~VI-STRAUSS. Tristes tropiques (Pockel)
_<->_
201 HIPPOLYTE TAINE. Vies et opinions philosophiques d'un chat
(Rivages)
..*""" ___
...
_ _ ... _
I~,
.....
.......
,,_,or........ _ ...
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"w .,:_ ...
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)
IJ. _
PROJECTEUR
EDGAR MORIN
Ma gauche. plutôt Que la gauche,
lont If ce LA unlflcareur!. .. ]
occulre les différences. les
appOSlfions elles conflits. [or
10 gauche est une nOf/on
complexe. dons le sens où ce
terme comporte en lUi unité.
concurrences et anragomsmes ». Au hl des deux
parties. (1 Pensée _ et« Mondialisation _. QUI organisent
Ho gauche. recueil de réfleXIOns et d'anolyses
publiques. le philosophe et SOCiologue Edgar MOM
revient sur Jo notion de (fIse SOCiale. sur l'identoté
natIOnale. sur l'éthique de la compleXIté. 1. c,
"
Les arts
Littérature
e ronlffiL,
~.
ung
I~
'?
ue .
Où en est l'art du roman? Se renauvelle-t-il ou se répète-t-iI 7 Pourquoi continuer à en
écrire ou à en lire 7 Réunis aux 4' Assises internationales du roman, à Lyon, en moi dernier,
les écrivains britannique Antonia S. Byatt et françOls Laurent Mauvignier, ainsi
qu'Antoine Compagnon, professeur de littérature contemporaine, tentent d'apporter
des réponses à ces questions délicates. l'!lûms ru,n;I.I. PNt AU","''''>: I.ACROIX
oribonde, la ficti on ? À "heure où plus de 700 nouveaux romans déboulent en librairies, la questio n
peut semble r ma lvenue. El pourtant.. . À chaque
époque, son genre de prédilection, elle roman a peutêtre fait son temps. La poésie lenait le haut du pavé
à la Renaissance, avec Ronsard ou du Bellay. Le théâtre a niomphé à
M
l'Âge classique, poné par les tragédies de Racine ou de Shakespeare.
Le roman, lui, s'est imposé comme un gcnre majeur au
~
siècle,
grâce aU}( plumes de Dickens, de BaI7.ac, de Flauben ... On ne compte
pas les génies romanesques qui Ont éelos entre la parution de NOlreDame de Paris, de Hugo, en 1831, CI celle du Vieil Homme et la mer, de
Hemingway, en 1952: Proust, Joyce, Musil, Faulkner, Céline ... La Rus·
sie tout entière s'est identifiée aux fresques de Tolstoï et de Dostoïevski;
le rêve américain est né chez Dos Passos.
El de nos jours? Il se pourmit que Je roman soit entré dans une phase
de latence. La littérature semble chercher un nouveau genre d'élection
et ne plus guère innover dans celui-ci. Dans son dernier cours au Col·
lège de France en 1980, Banhes se dl!clarait panisan d'un« optimisme
sans progressisme .. et souhaitait l'avènement d'une nouvelle fonne lit·
téraire, entre roman et es5.1.Î ... Vingt-cinq ans plus tard, dans 5.1 leçon
inaugurale au Collège de France, Antoine Compagnon reprenait à son
compte cette inquiétude: «Après la question traditionnelle ~Qu'esr<e
que la llrrémeure ?~, question théorique ou histon·que,.se pose plllS sérieu·
semellt la question critique et politique: ''Que peut la litlérarure ?~Aurre·
mellf dit: WLa lit/émeure, pour quoi faire?~ ..
Antonia S . B'fatt : Le roman n'est rie n d'autre qu'une nouvelle variante
de l'art de raconter des histoires. Et lil narr<nion est une activité
humaine très ancienne, plus encore que l'invention de l'écrimre. On
peU! lire les épopées de l'Anti<juité comme des romans, de même que
88
septembre ZOIO
IlUflWfO 42
pllilosopltle mG9Grine
Dante ou Lao-Tseu sont pour moi des romanciers. Nul
homme ne peut vivre sans mettre le monde en récits.
Par ailleurs, la fonne du roman est ouvene: il existe
des romans en prose, dialogués, par lettres ou en
vers; C'CSt pourquoi cene fomle est fluide, tandis que
celles qui Ont disparu - comme le sonnet - étaient
plus rigides, plus conrraignantes.
D'autre pan, ce som les critiques qui affinnem que
le roman est fatigué. De fait, œtte question est indissociable de la relation entre critiques ct écrivains.
Lorsque j'ai imenvievé Nathalie Sarraute sur la SBC,
elle" déclaré: «Aujourd'/l1l~ on Ile peut plus décrire
deJ bowons comme le faiMlit HOlloré de Balzac, avec
le méme sem du dérail! » Quand je l'ai entendu dire
cela ,je me suis dit:« EII bien, puisque c'est ainsi,je. vais
clécrire des centa ines, des milliers de boutons!"
Le département littéraire était alors dominé par
le grand critique F. R. Leavis. Reprenant à son compte
une expression de D. H. Lawrence, Lcavi$ soutenait
que le roman était ft The One Bright Book of Life ... ,
ft le. livre unique et lumineux de la vie .... Il s'en faÎs..lit
une idée si élevée ... que pas un seul romancier n'est
sorti de son cours. Il a rraumarisé la plupan de ses
étudiants, les a convaincus que nul n'était de taille à
sc mesurer à un genre aussi difficile. Cependant, si
vous oubliez les oukases de ces grands intellectuels
critiques et que vous VOliS intéressez au roman
contemporain, vous verrez qu'avec des aut eu rs
comme J. M. Coetzee, W. G. Sebald ou encore
Patrick White, le genre se pone bien.
De droite ô gauche.
Antonio S. Byott
Romancière bnlonmque
Iouréate du Boc»:;er Pnze en
1990 pour Possession. romon
total. d'une habileté Sldérante.
elle est l'auteur Des anges
et des IIlsecres (Flammanon.
1992) ou de Nature morte
{Flommanon. 1985}. OfnSl que
d'essols non traduits
consacrés 0 Ins Murdoch.
Wllham Words'w'orth. Samuel
T. Coiendge. Herm MatISse. etc.
EHe a ensetgné 10 littérature
ou London College Unrver5lty.
Antoine Compagnon
Il occupe ou (allège de
Fronce la chOire de littérature
moderne et contemporaine
et enselgl"le 0 Columbia (New
York). Il a publié notamment
Les AntlfllOdemes (Gallimard.
2005). Proust entre deux
SNk/es (Le SeUil. 1988).
À SIgnaler. sa tonIQue leçon
Inaugurale ou Collèçe
de Fral1Ce La Lltrérature.
pour quoI fOire ?(Collège
de Fronce/Fayard. 2007).
lourent Houvtgnief
Son œuvre publiée chez
MIllUlt se portQge en deux
péflodes: 10 prermère explore
le monologue Iméneur
avec Lom d'eux(l999) ou
Apprendre à hmr(2000): 10
seconde rev1Slte les trogéches
de l'histOire contemporQlne.
ainsI le bain de song ou stade
de Heyse!. en Belgique. en
19B5. avec Dons la foule
(2006) ou 10 guerre d·Algérle.
ovec Des hommes(2009).
" JI faut trouver une écriture qui ne fasse pas
de bruit, qui ne prolonge pas le bruit dans lequel
nous baignons en permanence. » LHOUYignier
.
'
•
~
•
Antoine Compagnon : Bien que j'exerce la profession
de critique, je rejoins ce point de vue et j'ajouterai
même: tout est possible à tout moment en littérature.
Le philosophe Siegfried Kracauer parlait de .. nonsimultanéité des oontemporoin.s .. : nous sommes là, les
uns à côté des aurres, contemporains donc, mais chacun se trouve à un moment différent de l'Histoire. Les
hérauts de ce qu'en France, on a nommé le Nouveau
Rom.m, Sarraute ou Robbe-Grillet, prétendaient qu'il
fallait en finir avec Balzac, Zola et
Flaubert ... Cela n'a pas empêché
d'autres éc rivains, au même
moment, d'écrire dans une veine
beaucoup plus traditionnelle,
comme Henri Troym ou Michel Déon. À la même date, certains écrivent en alexandrins et d'autres en vers libres. Pendant longtemps, les
critiques Ont voulu imponerdans le champ de la linérature la notion
de progrès, grand leitmotiv de la modernité: à leurs yeux, il fallait
rompre avec la nadirion, innover, avancer. JI s'agissait d'aller toujour.;
plus loin dans l'exploration du langage. Quand j'avais 20 ans, en
1970, Pierre Guyotat publiait Eden, Eden, Ethn avec des préfaces de
Roland Banhes, de Michel Leiris et de Philippe Sollers. tOUtes trois
imposantes : nous avons eu alors le sentiment qu'une sorte de limite •••
.
,
Les arts 1Littérature
••• était aneinte, que nous étions arrivés au bout de ['exploration de la textualitc:, comme on dis.1it dans le
jargon de l'époque. Et puis ... el puis, il était, en effet,
difficile d'aller plus loin, el Pierre GUyol3t a presque
cessé d'écrire pendant trente ans, avant de revenir à
de très beaux récits autobiographiques, de facture
beaucoup plus classique, au débUl des années 2000.
Nous-mêmes, épuisés à (orce de spéculations sur la
texrualité, il nous arrivait, comme Banhes, de relire
un bon roman d'Alexandre Dumas le soir dans notre
Iii, pour le plaisir. Car le voici, l'écueil de la critique:
il y a un moment où l'intelligence du texle risque de
l. M. : Les écrivains om besoin d'écrire, donc pour eux la question
est réglée. M3is on peut aussi poser la question autrement: les
lecteurs sont-ils fmigués?
A. Co La lecrure est en effet un problème actuel crucial. Du milieu
du XIX" siècle jusqu'au milieu du XX<, on lisait des romans pour se
former. Le TOman a été une grande occupation des adolescents occi·
dentaux, à la fois une formation éthique et un apprentissage du
monde. Quandj'ai lu Le Rouge et le Noir, dur.:ant l'été 1964, j'ai compris ce qu'était l'ambition. Célé suivam, grâce à Crime et châtilllf!IIl,
j'ai saisi le problème de la culpabilité. ~ée d'après, Guerre et paix
m'a confromé ft la question de la mon. C'est ainsi que, pendant plus
faire oublier le plaisir du texte. Je suis un critique qui d'un siècle, les jeunes gens se sont fonnés pendant leurs vacances
lient au plaisir de lalattlre, el cc plaisir se renouvelle d'été, longues et ennuyeuses, ft travers des lectures demandant un
au contact d'œuvres de routes sones.
dfon assez soutenu. Aujourd'hui, cene fonction du TOman - Ct le
r.:apport au temps estival qu'elle suppose - a dis·
paru. Résultat, la tranSition emre la lecture d'en" Du milieu du XIX' siècle jusqu'au milieu
fant, heureuse, facile - car nous avons
aujourd'hui une littérature pour la jeunesse de
du XX', on lisait des romans pour se former.
très grande qualité - et la lecture des jeunes
Le roman a été une grande occupation
adultes est très difficile. LI y a toujours, chez les
adolescents et les adultes, une demande très
des adolescents occidentaux» A.Compognon
forte de récits, si puissame d'ailleurs qu'elle produit parfois des effets ridicules. Aux Etats-Unis,
lourent Hauvignier: Ayant eu un parcours scolaire p.1r exemple, se SOnt développées des techniques de Namm\-e Thechaotique, j'ai découvert le XX" siècle avant de m'in- rapy, qui vous rendent la maîtrise de voue vie en vous apprenant fi
téresser aux classiques. D'une certaine manière, pour la raconter, ft en devenir l'auteur ! Mais, de plus en plus, nOire
ntoi les modernes ont inAuenœ les classiques: Anaud demande de récit est smisfaite par d'autres moyens: le cinéma, les
modifie ma lecture de Sénèque. Je sais bien ce que séries télé, les jeux vidéo ... La question est donc: que peut offrir le
Claude Simon a dit sur Balz.1c, combien il l'a défié. roman par rapport ft l'audiovisuel ou ft Internet? Je vois deux supéMon rêve? Écrire des romans balzaciens avec la force riorités du roman. D'abord, l'absence d'images; dans un monde
de Claude Simon. La vérité, c'est qu'on peut faire des saturé d'images, le roman crée un appel d'air, une aire de repos
collages aujourd'hui. Nous venons après le grand saluraire. Ensuite, le temps: on peut arrêter et reprendre son livre,
chambardement des fonnes qui a eu lieu au XX" siècle. étaler la lecture d'un roman sur quelques jours, quelques mois, voire
Ceci dit, l'enjeu se situe aussi, de mon point de vue,
sur une année entière, bref, lire à son rythme.
à un niveau existentiel: pour un éoivain, il est difficile
de vivre sans éoire. Que nous traversions une période L H. ; La lecture est intime, le roman est un rapport de soi à soi, et
très riche de l'histoire littéraire ou une phase de tran· il fait surgir en permanence des images dans l'esprit du lecteur. Les
sition, cela m'importe assez peu: il faul que j'écrive réalisateurs de cinéma Ont besoin de moyens considérables pour
de toute façon, j'en éprouve un besoin personneL
consrruir'C certaines images, alors que les écrivains peuvent les suggérer en quelques phrases. Je me souviens d'avoir pensé, en regarA. S. B.: Même chose. Pour moi, il y a les romans et dant Ti/anic de James cameron, que Joseph Conrad fa isait encore
le roman. Les romans sont ceux que je trouve en mieux <:ouler les b..1teaux que Hollywood. Un naufrage chez Conrad
librairies, en bibliothèques. Le roman est œlui que je m'offre plus de détails, il me suggère des sensat ions de noyade,
suis en train d'écrire. Chaque fois que j'arrive à la fin d'eau froide, de peur, de cris ... Et puis, dans un roman, il est possible
d'un roman, je me dis: le prochain sera différenL Je que l'action soit lrès pauvre. Les lecteurs de Dart5 lafoille Ont p.1rfois
vais faire quelque chose de nouveau. Il ne s'agit pas été déroutés: après l'émeute au stade du I-ieysel qui couvre
d'innover par rapport ft l1üs[oire littéraire, mais plutôt 130 pages, il reste encore 250 pages sans action ou presque. Au
vis-à-vis de moi-même. Les écrivains sont des humains
cinéma, ce serait impossible. Voilà une force du roman: la littérature
et leur passage sur Terre est assez bref. On ne peut peut déployer des temps intimes, des presque rien qui vont toucher
pas se préoccuper de faire avancer l'humanité, ni de une matière plus secrète, plus douloureuse qu'un scénario bien
prendre en charge le progrès de Ibistoire de l'an, dans huilé ... Il y a un art de J'interstice, du pli, très paniculier au roman.
une si petite vie. On arrive à comprendre certaines Lécrivain a une possibilité de lenteur que n'a pas le réalisateur.
choses, on les exprime et puis on meurt. Un auue
écrivain arrive, qui comprend d'autres choses, les A, S. B.: Le roman entre aujourd'hui en compétition avec d'autres
écrit, puis meurt. Les écrivains sont des gens fatigués, genres. Mais cela a toujours été plus ou moins le cas. Auuefois, il y
mais le roman, par chance, ne l'est pas: il vit de ces avait un lieu 011 l'on allait se raconter: c'était le confessionnal. Par la
tentatives répétées et successives, inaccomplies.
prat.îque de la confession, de l'cxa.men de conscience, les gens étaient
SlO 1 seplembte 2010 1 numffo.Z 1 philosopllie IfIGgOlÎne
amenés à construire le récit de leurs vies. Aujourd'hui,
la religion est en recul, mais les gens se racomem à
travers les blogs, Faœbook, '!Willer... Ils se confessent
d'aulant plus qu'ils ne reçoivent plus ['absolution. Tout
le monde est en train d'écrire ses mémoires. Or je crois
que cela fait courir un grand danger à la fiction: pour
moi, un roman devrait d'abord être une recherche. Il
n'y a rien d'intéressant à l'intérieur de moi, devrait
commencer p,:rr se dire le romancier. Il faut que j'aille
voir Il l'extérieur. Le monde extérieur est très iméresS.1nt. Pour moi, le roman pennet d'étudier le réel de
manière quasi scientifique c t, d'ailleurs, je me tiens
très infonnée des avancées scientifiques.
A. c. : Je ne ferais tout de même pas une distinction
si tranchée entre intérieur ct extérieur, enue la première et la troisième personne du singulier. Prenez
un livre comme Les Années, d'Annie Emaux: c'est très
personnel, puisqu'elle raconte sa vie à tmvers des
photographies tirées de ses archives privées. Pourtant, plus on avance dans sa vie à elle, plus on
découvre que c'est notre vie à tous qu'elle raconte.
Non seulement la vic de toute une génération, mais
une certaine expérience commune du temps et du
vieillissement. Grâce à un récit autobiogmphique, le
Ie<:teur peut donner fonne à sa propre expérience.
A. S, B. : Oui, mais gardons la mesure! Je suis allée
récemment aux États-Unis dans un cours d'écriture
(crroril'f writing). J'ai demandé aux érudiants: est-ce
les romancien de travailler sur les mots, dans ces conditions de quasisaruration. Il faut trouver une écriture qui ne fasse pas de bruit, qui
ne prolonge pas le bruit dans lequel nous baignons en pcnnanence.
A. S. B.: Hier, dans ma chambre d'hôtel, je regardais un match de
[Cnnis sur terre battue Il la télévision. J'aime beaucoup la géoméuie
du coun du tennis, cene espèce de cube dans lequel la balle pan
et revient. Je regardais Roger Federer. J'étais allongée sur un litlout
Il fait blanc. Et la télévision de l'hôtel faisait de Roland-Garros
quelque chose de rouge comme le sang. Federer marchait dans le
sang. C'était extraordinaire. Ses pieds éraient rougcs, comme s'il se
baignait dans du sang de bœuf. Il existe une très vieille ballade
écoss.1ise, dont le héros s'en Vil sous la montagne, pour rendre visite
à la reine des fées. Il doit traverser, au cours de son périple, une
mer de s.1ng qui lui monte au·dessus dcs genoux. Et c'CSt précisément ce que Federer é tait en train de faire ... C'est comme ça que
les romans naissent: on trouve une image, à travers laquelle la
réalité se révèle. Je regardais la télé, mais j'étais plongée dans
l'épouvante d'un vieux come écossais. Il faudra que les romanciers
s'attaquent aux nouvelles strates du réel. Il est urgent d'écrire un
roman sur Secolld Life, sureet unÎvers virtuel d'Internet, dans lequel
les gens font évoluer leurs avatars. Second Life est une sone d'enfer,
et les gens croient qu'il s'agit d'un paradis. Il y a maintenant là-bas
des meunres ct des tribunaux, des maisons que l'on achète et que
l'on vend avec de l'argent réeL.. Un romancier talentueux, qui ne
peUl pas appanenir li ma génération, devra s'empa rer de cela.
A. C.: Il existe un rapport rrès étroit entre la littérature et le monde
de la technique et de la science. Proust est un écrivain réputé psychologique. Or il parle du traÎn, de la voiture, de [a bicyclette, du
téléphone, de la façon dom ces inventions Ont modifié les rapportS sociaux.
Il me semble inimaginable qu' Inter·
net et les univers virtuels n'aient pas
d'incidence sur le roman. Il n'est pas
impossible que le changement de
support, l'arrivée du numérique,
» A. Byon
modifie l'art de la fiction. JI existe
aujourd'hui des Vooks (visullI books),
qui ne SOn! p.'lS encore très intéressants: ce SOnt des livres que vous
lisez et, si vous cliquez sur un lien placé dans le texte, vous pouvez
visionner des images ou écouter de la musique. Cette fonne se
répandra·t-elle? Sans doute. Nous avons cité l'un des plus grands
écrivains de nOtre temps, W. G. Sebald, auteur d'Austerlitz ct des
Émigrams: il interc.1lait dans ses romans des photos en noir et blanc
qu'i! prenait !ui-même et qui produisent un effet d'étrangeté. Sebald
recherchait une interaction texte/image. Nous parlons de l'épuisement du roman, alors que nous sommes au seuil d'une révolution
à !a fois technologique ct eSùlétique d'une ampleur que nous ne
mesurons pas CI qui ne manquera pas de renouveler le roman .
" C'est comme ça que les romans naissent: on
trOuve une image, à travers laquelle la réalité se
révèle. Je regardais la télé, mais j'étais plongée dans
s.
l'épouvante d'un vieux conte écossais,
qu'il y a des personnes panni vous qui sont en train
d'écrire des mémoires ou une autobiographie? Ils
étaient 40, tous om levé la main. L:âge moyen était
de 18 ans! Il Y a un mot français que j'aime beaucoup: nombrilisme. Je suis contre l'enseignement de
l'écriture, car si l'on veut devenir un écrivain, il faut
commencer par lire les grands maîtres du passé.
L. H. : Autobiographie ou pas, il y a beaucoup de
paroles el de discours aujourd'hui, un excès de mo[$.
11 y a les journaux, les mails, les blogs ... Pas facile pour
ASSISES INTERNATIONALES DU ROMAN
Conçue et organisée por la Villa Gillet et Le Monde, aux SubSistances. à lyon, 10
4' édition des Assises interootionoles du romon a réuni. en moi dernier, plus de
80 romanciers et critiques du monde entier pendant une semoine. l es textes inédits
de ces rencontres seront publiés chez Christian Bourgois le 4 novembre. la prochaine
édition aure lieu du 23 ou 29 mlli 2011 . Renseignements : www.vilI1l9111et.ne t
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organisé por « Philosophie et
management ». B. Frydmon et
92 1 sept embre 2010 1 numéro 42 1 ph ilosophie mogo.ine
M. Pébereau abordent la question
de la responsabilité managénale
dons un monde global. le IS.
L'occasiOn d'annoncer le thème
de la saISon « Mois bon sang
qui est responsable? »:« Qui
devrait assumer la tâche dlffiole
de fOire évoluer notre système
économique puisque cela semble
Indispensable} ». À 18h30, soile
de conférence de BNP Ponbos
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n" 1. Bruxelles). La conlérence de
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Le 16, Lyon (69)
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thèses de Foucault concernant
le powolr psychiatrique 7 »: le
séminaire est dmgé par Cathenne
Oei:euwer. Le 16, C. Oekeuwer et le
docteur R P. Bouloy aborderont
« La méthode Foucault )l,
De 18 h à 20 h, salle Chevreul 206,
Bât. de la Recherche,
18 rue Chevreul. 69 007.
www.lllcde philll.univ-IYllnJ .lr
Les 16 et 17, Brest (Z9)
Médecine et société: vers de
nouvelles fron tières du corps ?
Ce colloque plurrdlSClpllnolle
aborde le réexamen des lois
bioéthiques autour de trois
thématiques: le corps en chairet
en os, le corps éternel et le corps
vutueL Le 16, de Bh 30 cl 17 h.llS :
« Le corps en miettes ». par 5.
Agacinsh « Le corps mis en mots.
étude comparée des diSCOUrs
médicaux et profanes l>, par G.
Lozachmeur,« Corps et chOir »):
par P. Dovid, « Corps ingrat et SOin:
résistance du/et ou corps ». por R.
Gil. ,( Les marques du corps chez
l'~enl
».porLBlelon:
« ConceptlOfl du corps dons
drOIt _. par C Byt le 17.
*'
de 8h4S à 16h30: «la ChlIUt'QIe
et l'espérance dtonyWQue» par
F Oubmoo;« Technique!.
d'éterll6OllOfl du COlps », par
Bernard Andrieu' « lmagerlfl
médicale et corps w tuel ». par J. -J.
Wunenborger:« le corp!. e~t Il
une prothè5e pcdectlble? ~ por
M. Oupuis, etc. Faculté de
médeooe: 22. rUE' CorrlIIIeDesmoultn!..Rem 02980183&3
Hongar G2. Ba!.5IIl à flot n"l. QUOI
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t.; lCL Mantes (44)
(iné ~ philo
l'osSOClOt Xl« Des p!E'ds ct<Jm la
tête» propo!>e une ~e outour
de Pat Garrett t Billy the KId(1973)
de S. Pec~lOpoh. À 20 h ou
Clrlêmolographe: 2 bis, ruE' des
COImêlltE'S.
hllp:J/depidolote.freII!..lrl
hllp:J/pagt$pet'so-ort...ge.lrf
tronllerH.du.corps
Le 18 et 19,.
"'5,aL 1Its-1kIm(l8)
les promesses du lutur
la 50 !été o/ptne de pI"MIosophIe
orgorvsE' les 1 . Rencontres
ptW)sophIQues dlJll(XJP. le 19 :
«les en,eux tecmoaog.ques du
lutur: 10 d!~pafl1lOfl de l'humain?»
avec Y_ MdlClud.l- Y. Goffl et
J.·M~ «lopolltlQUedu
progrès: Vf>fl, une nonpolitIQue? », avec M. Revault
d Allonne!., 0 Bougnoul<. et
D. Vefnonl,
le 19:« l'évolutoo des relatlOrl!.
d'OUIOflté - OV€'C P VoIodler R
Damien el D. Bougnoox.« Qurlle
utopie pour demOln' •. ovec
t Kielll, J. -C 86~-{jlrord et
J. J. Wunenburger_ Et OUS5l:
mellen pour enfants.,eux
+200
c.J~5
Un
phtlo!.ophlques. roncloooét>!
hlstorlQlJE'5. etc
htlp:J/wdtl~SOfIhie­
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Q 20h30. ?lO\<'Cllon en \lfl!~r.ce
del'ortlS\e floc Aqultolfll>,
"
Le panthéon de Jul
Anosn'c»J l
IL R.tlloi(À \
Tests et jeux
PAR ADRIEN BARTON
PARADOXE (.tp;lnwP09l_eJ
Hors de question
Une conférence Internationale rassemblant les meilleurs philosophes
ohn de débottre du sens de 10 vie est sur le point de commencer.
Alors que le president ouvre la séance, un ange apparaît dons les airs
et darde l'assemblée d'un regord hautain : « Je suis un envoyé de Dieu.
Vous pouvez me poser une question. n'importe laquelle - mais uni! seuleet fv donnerai une réponse eXQcte. Demain. il midi, je reviendrai
et vous devrez avoir choisi votre question. »Sur ces mOI S, ronge dlsporaÏl.
laissant les philosophes surexcités se loncer dans des débats houleux.
« Fantastique 1Nous devons bien sûr demander queles l le sens de la vie.
après tout c'est le sujel de noire conférence », propose le président.
~j Je pense que nous devrions plu tôt demander pourquoi y a-t-il quelque
chose plutôt que rien », rétorque un aUlre conférencier, Entre deux
bôillements, un Iroisième hasarde: ct Amon avis, il vaudrait mieux
demander les numéros gagnants de la loterie de la semaine prochaine.,. It
Après une longue nuil blanche passée entre thèses, antithèses
et synthèses, les yeux cernés, les philosophes s'accordent enlin.
l 'ange réapparaît :. Alors, quelle est VOire question, pauvres mortels! It
le président se lève : • Nous nous sommes mis d'accord pour vous
demonder ceci : " Quelle est la meilleure question que nous deVrions - vouS
poser, et quelle est la réponse à cette question
Ol Mais enfin, il s'agit
là de deux questions _, rélorque range courroucé. Ol Pas du tau!. corrige
le rusé président. Il s'agit là d'une seule et unique question, qui ouend
une unique réponse en deux parties. les meilleurs spécialistes de
philosophie du langage ici présents pourroni vous le confirmer. _ Ol Maudits
humains, maugrée l'ange en rélléchlssant. Très bien, j'ai la réponse à votre
question. la réponse est ... " la meilleure question est exactement celle
que vous venez de me poser, et la réponse à cette question est celle que
je viens de vous donner.- It PUIS, lançant un dernier sourire condescendant
il l'assemblée médusée, il disparaît dans un éclair lumineux.
Dons l'assemblée consternée, nul n'ose rien dire. Finalement. une voix
traînante lance : te Je vous avais bien dit qu'on aurait dû demander
les numéros gagnants de la prochaine loterie ... »
les philosophes se seraient- ils trompés dons ~ choix de leur que.shon 1
JEU- CONCOURS
Envoyez vos légendes à redaclion @philomag.com
pour cette photo d'un autocollant de Freud sur un
parcmètre, en Espagne. la meilleure légende sera
publiée et son auleur gagnera un abonnement d'un
on 0 Philosophie magazine.
r_
Esprit de
contradiction
Trouvet tes citaliOns opposées de celles qui
suivent. el klentlhet leurs auteurs. Par exemple ;
pour « J'Ignore que j"ignore loul », il vous toul
trCMn/et'" . Je sois que je ne sois nen », de Socrate.
Choque mot peut f.trt rempkJcl: par son controwt.
mais égalemenl pOl' un synonyme ou un mol du
mbne champ sHtanttque.
0 ) " le néant SUit le gasoil. It
bl . l 'Ôme est la malnce du corps. It
cl . Toul fout le camp dans les horribles univers
parallèles. It
dl . Ignore-toI avec les outres. It
el te la lemme est libre d'être soumise, "
f) « le loi est aimable. »
g) te Je suis tout à lait d'accord avec vos thèses, mOIS
je ne lèverai certainement pas le petit doigt pour que
vous puissiez les défendre. It
hl . le patrimoine, ça plane. »
1) « Ce qui me blesse me lait grOSSIT. »
JI te Ce qui est réel est rationnel et ce qui est
rationnel est réel. n
, os
Tests et jeux
RÉPONSE AU PARADOXE
RÉPONSES AU QUIZ
Ce« paradoxe de la question» (J été
présenté par le philosophe américain Ned
Morkosion dons un article paru en 1997,
puis discuté por son compatriote Ted
al« L'existence précède l'essence.» (Sartre, L'existentialisme est un
humanisme.)
Sieder. Notons «( Q» 10 question posée par
les philosophes et « A »10 réponse de
ronge. Avant de se demander si les
philosophes ont lait un choix judicieux, on
peu t remorquer que ronge est un
imposteur, cor il (1 donné une mauvaise
réponse. Si sa réponse étoit juste. alors la
« Q» serait la meilleure question que les
philosophes pouvoient poser; cependant,
la réponse donnée por ronge étant inutile.
lei ne peut être le cos. Il aura it été plus
utile de demander s'il allait pleuvoir le
lendemain.
Le raisonnement ci-dessus "'exclut pas
que la question posée par les philosophes
soit en lait la meilleure possible: tout ce
que nous avons montré, c'est que range a
donné une réponse lousse. Mois s'il n'avait
pas menti. peut-ê tre 10 question posée par
les philosophes aurait-elle pu amener à
une réponse profitable pour l'humanité.
Cependant, on peut égalemen t montrer
facilement que cc Q »n'est pas 10
meilleure question que les philosophes
pouvaient poser. Imaginons qu'elle le
soit. Alors. lorsque les philosophes
demandent quelle est la meilleure
question. la réponse correcte est que
cette question est la meilleure question.
Mois cette réponse n'a aucun intérêt. La
question n'est donc pas la meilleure que
les philosophes pouvaient poser.
Ainsi. les philosophes auraient pu mieux
fo rmuler leur question. Ted Sieder a
proposé l'alternative suivante: cc Quelle
information nous serait la plus bénéfique
de connaitre ? » Encore laudraiHI
trouver un moyen d'éviter que l'ange ne
réponde :« L'inlormation qu'il vous serait
la plus bénéfique de connaître» ou
u celle à loquelle je suis en train de
penser en ce moment »...
bl « Le corps est le tombeau de l'âme. » (Platon, [ratyle.)
cl cc Tout est pour le mieux dans le meilleur des mondes possibles, » Cette
citation, généralement associée ou Candide de Voltaire, en tant que satire de
la philosophie Leibniz. n'est cependant pas présente telle quelle dons le texte
original.
dl « (annois-toi toi - même. »(Sacrate.) Il S'agissait là de la devise du
philosophe grec, empruntée il l'inscription gravée ou Ironton du temple
d' Apollon à Delphes,
e) « L'homme est condamné à être libre.» (Sartre, L'existentialisme est un
humanisme.)
fi cc Le moi est haïssable. »(Blaise Pascal. Pensées.)
g) cc Je ne suis pas d'accord avec ce que vous dites, mois je me battrai pour
que vous ayez le droi t de le dire. » Là encore, cette phrase. attribuée à
Voltaire, n'est présente sous cette lorme dons aucun de ses écrits, ni même
de ses correspondances.
h) cc La propriété c'est le vol.» (Proudhon. Qu 'es t-ce que /0 propriété ?ou
Recherche sur le prmcipe du Droit et du Gouvernement.) L'anarchiste
fronçais 0 emprunté cette citation à Brissot de Warville.
il « (e qui ne me tue pas me rend plus fort.» (Nietzsche. Le Crépuscule des
ida/es.)
il cC (e qui est rotionnel est réel et ce qui est réel est rationnel. » (Hegel.
Principes de la philosophie du droit.)
RÉSULTATS OU JEU-CONCOURS OU N° 40
Le gagnant est :
« EL là, le rou
des lruuJue;; C<ljlUu'e
IlL totu' de Babel
en, ca.onlie.l' seul
Il y,o deux lauréats:
A clutqUe rois que.
mon. ctüen. me. fa.i..t.
le. cou.p du berger , j e..
me.. demande.. queUe.
esL IlL I,U!'L de l:a.cquis
el de Luuté. »
«
Laurent Zimmerman
« QlUlIul "" do~
de. Ve,üse lient
en. échec. lu. tolU'
de Bub"L »
Nguyen Cao Vy
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Guillaume Lethuillier
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.... _ _ .... _ t . -
Questionnaire de Socrate
Quel est votre démon ?
Moi-même.
Le philosophe qui vous 3coompagne ?
Les chats.
Les sophistes qui vous exaspèrent le plus?
Les gens qui se disent sincères.
La question qui vous tourmente ?
Que deviennent les chaussettes dans la
machine li laver ? On met des paires de
chausscttes et on n'en retrouve plus qu'une
sur deux ...
Quel lieu se rapproche, pour vous,
de la cité idéale?
Mon corps. Non parce que J'estime que j'ai un
corps parfait, mais parce que c'est le lieu que
j'ai vraiment envie d'habiter.
La chose la plus grotesque que vous
a)'cz faite par amour ?
Me maquiller.
Le banquet de votre vic?
Les conœns. Ce sont mes banquets à moi.
La maxime du bien que vous aimeriez
transmettre li vos enfants?
.. Casse-Ioi la figure 1 ,. Ou: .. N'aie pas peur de
te casser la figure! ,. Mais aussi, CI cela va
lIVec : " Pais-toi plaisirl ,.
I.!animallc plus sage?
Le chat, encore le chat 1
De quoi n'avez-vous pas encore accouché?
De mon bébé.
Votre truc pour colTOmpre la jeunesse ?
Vénérer la vieillesse. Je pense toujours à mes
vieux jours. Qu'cst<e qui peut sc cultiver tout
au long d'une existence? Aforce de me
préoccuper du vieillissement, j'ai l'impression
de oonompre ma jeunesse.
La belle mort pour vous?
Dans mon lit - ou sur scène, à la Molière?
Je préfère encore mourir en dormant _
Sur le fU
PIUJI'OS HiX'1't: ILLlS PAR AIF_XA."UHE l.Al'HQ1X
(our()l'V1f parle pnx (on~lon\1fl el par tfOIS VlClOII'es
de 10 rTl\JSIQtJ{'. COIl\IIe s'eslllTlposée ovec ses l2eux
oIbum~ Le FiI(2005) el MusiC HoIe(200Bl. Jouonl
de sc VOIX comme d'une mot Ire premi>re Qlf elle
sclJpte. el!> rl>dul t ~ occornpogoement<. W 1'I'IIf'lIIT'UI.
Enceinte, lOrs de notre rencootfe ou Fewro1 des
mU~IQue5 socrées, 6 Fès en JUIn dermer,
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