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Nous venons de quitter cette Alice que les deux com-
plices de toujours, Emmanuel Demarcy-Mota, met-
teur en scène, et Fabrice Melquiot ont emmenée,
ensemble, comme deux pères, aux portes de l’adoles-
cence. À présent, Fabrice Melquiot nous confronte à
une joyeuse bande de gamines et gamins, dont il est
le seul papa. Et qui l’entraîne, en même temps que
nous, au merveilleux pays du jeu. Autrement dit, le
théâtre.
«Je pourrais présenter le projet de la manière sui-
vante: c’est l’histoire d’un groupe d’individus (deux
acteurs, trois musiciens, un dessinateur, un vidéaste)
qui expérimentent ensemble ce que c’est que jouer :
jouer à être ensemble, jouer avec des souvenirs d’en-
fance, jouer à devenir quelqu’un d’autre, jouer à dire
sans détour qui l’on est, jouer à danser, jouer à chanter,
jouer à jouer, jouer à 1, 2, 3 soleil, jouer à raconter l’his-
toire d’une petite fille qui s’appelle Suzette, née avec une
bosse sur le front, dont les parents se convainquent qu’il
s’agit de la bosse du génie.
C’est donc l’histoire d’un groupe d’individus qui jouent
à (se) poser des questions sur le génie. Et qui finissent
– est-ce là une forme de morale? – par buter sur une
citation d’Einstein qui nous autorise à penser que nous
sommes tous des génies. À condition pour le poisson de
ne pas se prendre pour un singe. Ce qui renvoie à l’éty-
mologie du mot: ingenium. Qu’on pourrait traduire
par: ce qui est naturellement propre à chacun.
Et par goût de l’autodérision, pour l’amour du risque,
comme dirait Jonathan Hart, et pour être tout à fait
certains de ne pas être pris en plein flagrant délit de
génie, sur scène les poissons se prennent volontiers pour
des singes.
Suzette, c’est Nicolas, Emmanuelle, Simon, Vincent,
Gabriel, Louis et Alain. Tous sont un peu Suzette, un
peu sa mère, un peu son père, un peu les autres, un peu
euxmêmes.
Ils le sont par jeu, par plaisir, par défi. Et si j’étais.
Je me sens – dès lors que je m’adresse aux jeunes spec-
tateurs, c’est-à-dire quand je chasse (les idées, les
images, les mots, les personnages, les situations) dans
les forêts lointaines de ma propre enfance – dans un
devoir d’horizon. Dans un théâtre des promesses. Ce qui
n’oblitère pas notre aspiration à la complexité, ni à la
nuance.
Face aux enfants, l’insulte à l’avenir est interdite et la joie
doit répondre à l’expression des angoisses, des inquié-
tudes enfantines; le chemin doit éclairer l’errance.
Il n’empêche qu’on peut dessiner des vies courbes dans ce
théâtre partagé avec les enfants. Je crois même que les
enfants les préfèrent aux tracés bien droits. Quoi de plus
sinueux qu’une enfance, où tout est virages et pentes? »
Propos recueillis par Colette Godard
GÉNIE DU JEU
ON PEUT JOUER AVEC LES SOUVENIRS, LES DÉSIRS, LES RÊVES… ON JOUE LES UNS
AVEC LES AUTRES. LE JEU N’A PAS DE FRONTIÈRES.