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Sommaire
DOS S IER
CAHIERS FRANÇAIS
1 ÉDITORIAL
Équipe de rédaction
par Markus Gabel
Philippe Tronquoy
(rédacteur en chef)
Markus Gabel
(analyste-rédacteur)
Jean-Claude Bocquet
(secrétaire de rédaction)
Martine Paradis
(Secrétaire)
Conception graphique
Bernard Vaneville
Illustration
Manuel Gracia
Édition
Carine Sabbagh
Promotion
Anne-Sophie Château
Avertissement au lecteur
Les opinions exprimées
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Cet imprimé applique l'affichage environnemental.
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2 La situation économique
et sociale des Français :
les chiffres « classiques »
et au-delà
Pascale Hébel
7 Marché du travail : pourquoi
l’emploi ne décolle-t-il toujours
pas vraiment en France ?
Yannick L’Horty
15 Des finances publiques
en transition
Michel Bouvier
21 L’enjeu de la concurrence
en France, le cas des services
Vincent Aussilloux et Lionel Janin
28 Replacer les acteurs de
terrain au cœur de la formation
professionnelle initiale
René Lasserre
34 Financement de l’innovation,
où en est la France ?
Laurent Quignon
60 Pourquoi la France
peine-t-elle à s’inspirer
de modèles étrangers ?
Annick Steta
66 Infographie :
France, portrait économique
et social
DÉBAT
68 Faut-il rétablir un service
national obligatoire ?
68 1. Un service national
obligatoire déstabiliserait notre
appareil de défense
Sébastien Jakubowski
73 2. Pour un service national
obligatoire
Julien Damon
POLITIQUES P U BLI QU ES
77 La loi biodiversité :
une vraie politique de
reconquête de la biodiversité ?
Alexandra Langlais
et Jacques Baudry
LE POINT S U R…
41 Vivre avec moins
de croissance : sortir de la
nostalgie des Trente Glorieuses
83 Un nombre croissant
de détenus dans les prisons
françaises
Michèle Debonneuil
Annie Kensey
47 Low cost ou investissement
dans la qualité ?
Quelle stratégie économique
et sociale pour la France ?
Bruno Palier
53 Quartiers prioritaires,
ghettoïsation
et politique de la ville
Julien Damon
BIBLIOTHÈQU E
92 Denis Lacorne,
Les frontières de la tolérance,
Éditions Gallimard,
coll. « L’esprit de la cité », 2016
Présenté par Antoine Saint-Denis
u Version papier : 272 pages. Plus de 200 photos. 27 €
u Version livre numérique enrichi : 288 photos supplémentaires
et plus de 50 minutes de vidéos et d’entretiens. 9,99 €
CF 396 Dix enjeux économiques pour 2017 Cou.indd 2
pub les murs dans QI.indd 1
La
documentation
Française
01/10/2015 12:11
05/12/2016 16:03
ÉDITOR I A L
L’AVENIR EST EN JEU
ll reste moins de quatre mois avant le premier tour de la présidentielle et le débat public s’intensifie.
Comme à chaque fois, cette élection est l’occasion de revenir sur les grandes questions qui se posent à
la nation, d’identifier les enjeux essentiels et de proposer quelques options sur la base desquelles des
politiques futures pourraient être construites.
Un débat protéiforme
Après une année 2016 très marquée par des thématiques liées à la sécurité intérieure et la politique
internationale, les sujets économiques et sociaux sont revenus au centre des préoccupations ces
dernières semaines. Il est vrai que la France traverse une crise sérieuse : la croissance est faible, le
chômage élevé et la situation des finances publiques très dégradée. Par ailleurs, le contexte global
risque de devenir moins favorable : l’« alignement exceptionnel des planètes » – des taux d’intérêt
quasi nuls, un pétrole peu cher et un euro faible – a soutenu une reprise timide, mais il ne durera pas
éternellement et les pressions sur l’économie française pourraient ainsi très vite se renforcer.
Dans tous ces domaines, les Français ne manquent pas d’information : les émissions de débat à la
télévision sont légion, Internet et les réseaux sociaux foisonnent, la radio et les journaux sont toujours
très consultés. Cette abondance donne-t-elle satisfaction aux citoyens ? On peut en douter si on regarde
le baromètre annuel de confiance des Français dans les médias qui fait état d’une défiance croissante
envers la profession, ainsi qu’une crédibilité d’Internet en baisse.
Sortir des sentiers battus
Certains critiquent une information sans boussole, d’autres la récurrence de certains thèmes, d’autres
encore un traitement trop déconnecté du quotidien des Français. Le plus souvent, ils appellent à un
nouveau contrat de lecture se traduisant par un autre choix des sujets et des angles.
Pour ce premier numéro de l’année, les Cahiers français ont pris une voie inédite. Contrairement à notre
habitude d’approfondir une seule thématique, la revue a choisi dix thèmes pour mieux suivre le débat
d’idées de la période électorale qui s’ouvre devant nous. Parmi les thèmes abordés, on trouvera des sujets
incontournables – pourquoi l’emploi ne décolle-t-il toujours pas vraiment en France ? – mais également
des questions injustement négligées : les prix des services sont-ils trop élevés dans l’Hexagone ?
Qu’est-ce qui ne fonctionne pas dans notre système de formation professionnelle initiale ? Que peuton attendre d’un investissement dans la qualité ? Et, enfin, pourquoi est-il si difficile de s’inspirer des
expériences étrangères ?…
Bonne lecture et une bonne année 2017 !
Markus Gabel
LA SITUATION
ÉCONOMIQUE ET SOCIALE DES
FRANÇAIS : LES CHIFFRES
CLASSIQUES ET AU-DELÀ
Pascale Hébel
Directrice du pôle Consommation et entreprise (CRÉDOC)
En France, la progression du niveau de vie moyen a nettement ralenti : une quasi-stagnation
a été enregistrée sur la dernière décennie. Cette situation, qui contraste avec le passé, est
la conséquence d’une crise économique qui dure depuis près de dix ans et qui exerce une
pression financière de plus en plus forte sur les consommateurs. Elle est renforcée par le
poids des dépenses contraintes, également en progression sur le long terme. Cet ensemble
d’évolutions conduit à un déséquilibre de répartition des revenus en faveur des plus de 50
ans, les jeunes générations gagnant moins en même âge que celles nées vingt ans plus tôt –
une inégalité qui est plus forte en France que dans d’autres pays européens. Si la cohésion
sociale commence à se fragiliser, d’autres tendances, notamment de nouvelles formes de
consommation, se développent et tendent à combler en partie le manque de lien social.
C. F.
2
Depuis 10 ans, le niveau de vie moyen (1) des
Français n’a pas évolué. Entre 2005 et 2015 il n’a que
progressé de 0,3 % par an, tandis que de 1995 à 2005,
la progression était de 1,3 % par an.À cette stagnation
du pouvoir d’achat s’ajoute une forte hausse du poids
des dépenses contraintes, notamment celles du logement. Ces contraintes touchent plus particulièrement
les jeunes générations qui ne voient toujours pas de
rattrapage de niveau de vie en leur faveur. Les travaux
du Centre de recherche pour l’étude et l’observation
des conditions de vie (CREDOC) révèlent que, dans
ce contexte, les jeunes générations de consommateurs
doivent faire face à un contexte fortement défavorable
(taux de chômage des plus élevés d’Europe : 24 % pour
les moins de 25 ans contre 19% pour la moyenne de
l’Europe en mars 2016, poids plus élevé des dépenses
de logement). Elles sont contraintes de s’adapter (elles
vivent plus souvent en colocation ou chez leurs parents)
et adoptent de nouvelles stratégies de consommation
en utilisant le digital.
Une crise économique qui dure
depuis près de 10 ans
(1) Le niveau de vie est le pouvoir d’achat par unité de consommation.
(2) CREDOC, enquête « Conditions de vie et aspirations des
Français »
CAHIERS FRANÇAIS N° 396
En 2016, le taux de chômage culmine à son plus haut
niveau historique, au seuil de 10 % de la population active :
cela représente environ 3 millions de personnes, auxquelles
on pourrait rajouter 1,5 million de personnes inactives qui
souhaiteraient un emploi (halo autour du chômage). Depuis
25 ans, le taux de chômage n’a jamais diminué en dessous
de 7 %. Un autre phénomène est à l’œuvre, et il est sans
précédent depuis la fin de la Seconde guerre mondiale :
le pouvoir d’achat des ménages n’a pas progressé depuis
une dizaine d’années (graphique 1). Même lors de la
profonde crise de 1993, le pouvoir d’achat par « unité
de consommation » (UC) avait progressé (légèrement,
certes). Les consommateurs sont aujourd’hui confrontés
à de fortes pressions financières : deux personnes sur trois
déclarent ainsi qu’elles s’imposent régulièrement des
restrictions sur plusieurs postes de leur budget(2). Cette
pression financière est d’autant plus forte que le poids des
DOSSIER - LA SITUATION ÉCONOMIQUE ET SOCIALE DES FRANÇAIS : LES CHIFFRES CLASSIQUES ET AU-DELÀ
charges de logement n’en finit pas d’augmenter depuis
les années 1960. Les ménages sont pris en tenaille entre
le coup de frein du pouvoir d’achat et la progression des
dépenses « contraintes » ou « pré-engagées », lesquelles
réduisent les dépenses « arbitrables » des consommateurs
à une peau de chagrin (graphique 2).
45 000
40 110
40 000
41 200
39 570
36 030
35 310
35 000
31 670
28 290
30 000
25 000
Graphique 1. Évolution du pouvoir d’achat
par unité de consommation (indice 100 en 1990)
130
Graphique 3. Revenu disponible brut par ménage
selon l’âge en 2014
20 000
18 120
15 000
Crise des subprimes de 2008
10 000
5 000
125
0
120
18 à 24 ans 25 à 34 ans 35 à 44 ans 45 à 54 ans 55 à 64 ans 65 à 74 ans
75 ans
et plus
Ensemble
des ménages
Source : INSEE, enquêtes Revenus sociaux et fiscaux.
115
110
105
Crise de 1993
100
90 91 92 93 94 95 96 97 98 99 00 01 02 03 04 05 06 07 08 09 10 11 12 13 14 15
19 19 19 19 19 19 19 19 19 19 20 20 20 20 20 20 20 20 20 20 20 20 20 20 20 20
Source : INSEE.
Graphique 2. Coefficient budgétaire des dépenses
« pré-engagées »(1) dans les dépenses de
consommation
40
33,7 %
35
30
25
20
15
14,8 %
10
5
0
59 61 63 65 67 69 71 73 75 77 79 81 83 85 87 89 91 93 95 97 99 01 03 05 07 09 11 13 15
19 19 19 19 19 19 19 19 19 19 19 19 19 19 19 19 19 19 19 19 19 20 20 20 20 20 20 20 20
(1) Il s’agit ici des dépenses que l’INSEE qualifie de « pré-engagées », et dont les charges liées
au logement représentent la plus grande part.
Source : INSEE.
La hausse du poids des dépenses pré-engagées
s’explique essentiellement par une hausse du coût du
logement au cours des dernières décennies. L’insuffisance
de construction de logement a conduit à un renchérissement
des loyers. Le poids des dépenses en énergie s’est stabilisé
depuis une dizaine d’années et n’explique pas la hausse du
poids du logement dans les dépenses de consommation.
Un déséquilibre de répartition des
revenus en faveur des plus de 50 ans
La hausse du poids du logement touche particulièrement les classes moyennes et les jeunes générations.
Au même âge, les dépenses de logement par UC sont
plus élevées pour les plus jeunes générations que pour
les générations les plus âgées. Les classes moyennes et
les jeunes générations voient le rêve de l’ascenseur social
s’éloigner, et elles nourrissent une rancœur particulière
à l’égard d’un système social qui, à les entendre, ne les
protège plus des chocs économiques, voire les accable
d’impôts. La crainte du déclassement est grande, de même
que la peur de tomber dans la trappe de la pauvreté. De
fait, 8,6 millions de personnes vivent sous le seuil de
pauvreté, avec moins de 1 000 euros par mois.
Le constat d’une inégalité de revenus entre les générations est apparu au début des années 1980. Les travaux
menés au milieu des années 1990 (Chauvel, 1998),
montrent que si les générations nées jusqu’à la Seconde
guerre mondiale avaient eu à chaque âge un niveau de vie
supérieur à celui des générations précédentes, ce n’était
plus le cas à partir des générations nées après 1950. Le
phénomène s’inverse pour les jeunes générations : au
même âge, les jeunes générations gagnent relativement
moins que les générations les plus âgées. Selon la dernière enquête Budget des ménages de 2011, le constat
reste le même : les jeunes générations gagnent moins
au même âge que celles qui sont nées vingt ans plus
tôt. En 2014, les revenus disponibles bruts par ménages
restent plus élevés pour les 35-64 ans (voir graphique 4)
et en 20 ans, les revenus disponibles bruts par ménage
ont surtout augmenté pour les 65-74 ans. La « génération Hypermarchés », née entre 1947 et 1956 ans, qui a
entre 60 et 69 en 2016, est celle qui possède le plus de
patrimoine en 2015 (354 100 euros contre 269 100 euros
en moyenne). Ainsi, comme le montre Chauvel (1998),
la répartition des revenus se fait au détriment des jeunes
générations. La faiblesse des revenus des 18-29 ans, ne
s’explique pas par un écart de niveau de diplôme, puisque
les jeunes générations ont un niveau plus élevé de diplôme
CAHIERS FRANÇAIS N° 396
3
DOSSIER - LA SITUATION ÉCONOMIQUE ET SOCIALE DES FRANÇAIS : LES CHIFFRES CLASSIQUES ET AU-DELÀ
Graphique 4. Évolution des revenus disponibles bruts
par ménage selon l’âge entre 1996 et 2014
(base 100 en 1996) en euros constants
140
65-74 ans
130
55-64 ans
120
75 ans et plus
35-44 ans
110
45-54 ans
100
25-34 ans
18-24 ans
90
80
96 997 998 999 000 001 002 003 004 005 006 007 008 009 010 010 011 011 012 013 014
2
1 1 1
2 2
2
2 2 2
2
2 2 2
2
2
2
2
2 2
19
Sources : CCMSA ; Cnaf ; Cnav ; DGFiP ; DGI ; INSEE, enquêtes Revenus fiscaux
et sociaux rétropolées 2000 à 2004 - Enquêtes Revenus fiscaux et sociaux 2005 à 2014.
que les générations précédentes. Cette inégalité est plus
forte en France que dans plusieurs autres pays européens.
À partir de l’enquête SILC de 2009, on a pu calculer que
les ménages dont le chef de ménage a moins de 30 ans,
gagnent 23 % de moins que ceux dont le chef de ménage
a plus de 30 ans (Hébel et Mathé, 2012). Les écarts ne
sont que de 14 % en Italie, 10 % en Allemagne et 12 %
au Royaume-Uni. Du fait de la faiblesse de leurs revenus
et de leur appétence à consommer, les jeunes ménages
installés ont des niveaux de dépenses plus élevés que
leur niveau de revenu. Ils ont donc recours au crédit ou
à des dons de la part de leur famille.
Une cohésion sociale fragilisée
Jamais, depuis près de 30 ans que l’INSEE suit le
moral des Français, l’indicateur de confiance des ménages
n’avait été aussi bas que fin 2008. Très lié à l’évolution
du chômage comme le montre le graphique 5, le moral
des Français remonte depuis début 2014 et est revenu au
niveau d’avant crise. La stagnation des prix et la reprise
de l’emploi expliquent ce regain de confiance. Cependant, de multiples lignes de faille fragilisent aujourd’hui
la cohésion sociale. Tout d’abord, la confiance de nos
concitoyens dans les femmes et les hommes politiques
n’a jamais été aussi faible depuis 35 ans. Aujourd’hui,
seuls 25 % de la population disent avoir confiance dans
le président de la République, contre 75 % au début des
années 1980. Tout au long de cette période, le corps social
n’a eu de cesse de se radicaliser. Ce changement radical
de société est plus fortement souhaité par les jeunes générations. Au même âge, dans la « génération Nomade »
(née entre 1987 et 1996), 42 % des individus souhaitent
des changements radicaux, contre seulement 28 % dans
la « génération Hypermarché » (née entre 1947 et 1956)
ou 18 % dans la « génération Pénurie » (née entre 1907
et 1916). Les nouvelles générations sont différentes de
celles d’hier, l’image du concitoyen conservateur et hostile à tout changement sociétal mérite d’être interrogée, et,
Graphique 5. Confiance des ménages et variation annuelle du nombre de chômeurs (échelle inversée)
Source : INSEE.
4
CAHIERS FRANÇAIS N° 396
DOSSIER - LA SITUATION ÉCONOMIQUE ET SOCIALE DES FRANÇAIS : LES CHIFFRES CLASSIQUES ET AU-DELÀ
Graphique 6. Proportion d’individus souhaitant des réformes radicales de la société entre 1979 et 2013
selon les générations (découpage du CREDOC)
45
En %
Génération nomade
(1987-1996)
40
Génération internet Génération low cost
(1967-1976)
(1977-1986)
35
30
1979
1986
1981
25
1991
Génération service
(1957-1966)
1996
2006
2001
Génération robots ménagers
(1937-1946)
2011
Génération réfrigérateurs
(1927-1936)
2013
Génération hypermarché
(1947-1956)
Génération rationnement
(1917-1926)
20
Génération pénurie
(1907-1916)
15
10
5
0
18-22
ans
23-27
ans
28-32
ans
33-37
ans
38-42
ans
43-47
ans
48-52
ans
53-57
ans
58-62
ans
63-67
ans
68-72
ans
73-77
ans
78-82
ans
83-87
ans
88 ans
et plus
Lecture : la « génération Hypermarché » née entre 1947 et 1956 a entre 60 et 69 ans en 2016, elle est plus nombreuse au même âge à vouloir des changements radicaux
de société que la « génération réfrigérateurs ».
Source : CREDOC, selon l’enquête « Conditions de vie et aspirations ».
probablement, elle s’appliquera encore moins à l’avenir.
Les jeunes générations sont, par rapport aux trentenaires
d’il y a trente ans, davantage perméables aux événements
sociétaux et donc sensibles à l’idée de changement. La
société évolue avec l’arrivée de nouvelles générations
plus ouvertes au monde et aux réformes.
Les institutions elles-mêmes vacillent : 71 % des
Français considèrent que la justice fonctionne mal en
France. Le quatrième pouvoir est discrédité : seuls
32 % font confiance aux médias. Tout cela s’inscrit
dans un contexte où près de 3 personnes sur quatre
se sentent déclassées, considérant appartenir au bas
de l’échelle sociale, dans une société où les inégalités
progressent sans cesse (8 personnes sur dix partagent
cette opinion). Pendant plusieurs années, l’individualisme, loin devant tout le reste (chômage, pauvreté,
discriminations, mondialisation, etc.), était considéré
comme le principal obstacle du vivre ensemble. Le désir
des uns et des autres d’assouvir librement et prioritairement leurs besoins et aspirations personnelles était
ainsi perçu comme le primat d’un « chacun pour soi »
antinomique avec toute possibilité d’une société unie.
Si l’individualisme reste toujours en tête des facteurs de
fragilité des liens sociaux, il inquiète beaucoup moins
qu’il y a trois ans. La crainte d’un repli communautaire
est nettement plus présente aujourd’hui à la suite des
différents actes terrorismes sur le territoire Français.
De nouvelles formes de
consommation collaborative
Alors que la cohésion sociale est menacée et que
les institutions traditionnelles peinent à fédérer, des
nouveaux modes de consommation autour de la consommation collaborative se mettent en place pour combler
le manque de lien social. En 2015, 45% des Français
ont déjà vendu un produit d’occasion sur internet, et
43% en ont déjà fait l’achat. La vente et la location de
biens par des particuliers vers des particuliers est en
plein essor. Trois Français sur quatre ont déjà acheté
un bien sur une plateforme de vente entre particuliers
en 2014. Du côté de la location entre particuliers
(location de logement, covoiturage...), certains sites
très récents, font une progression remarquable depuis
leur création (Blablacar, Airbnb, La ruche qui dit oui,
etc.). Deux nouvelles formes de consommation permettant de faire des économies se sont consolidées : les
achats d’occasion et l’e-commerce (parfois confondus
CAHIERS FRANÇAIS N° 396
5
DOSSIER - LA SITUATION ÉCONOMIQUE ET SOCIALE DES FRANÇAIS : LES CHIFFRES CLASSIQUES ET AU-DELÀ
Graphique 7. Proportion d’achat et de vente
de produit d’occasion
50
En %
45
40
40
35
30
33
27
25
46
43
45
38
34
33
25
20
16 17
15
10
5
0
Avez-vous déjà acheté un produit d’occasion
sur internet ?
2007
2009
2011
2012
Avez-vous déjà vendu un produit sur internet ?
2013
2014
(non disponible)
2015
Source : enquêtes « Tendances de Consommation », CREDOC.
dans une seule modalité : l’achat d’occasion sur Internet), cités respectivement par un quart et un tiers de la
population (Siounandan et al., 2014). En cela la France
se différencie de ses voisins, car la mise en place de
la consommation collaborative y est plus développée :
par exemple, 63% des Français ont déjà acheté des
produits d’occasion contre 59% pour une moyenne de
12 pays européens (Cetelem, 2013). Plus largement,
les usages partagés (location, réemploi, troc et don)
se sont fortement développés en début de crise économique (Colin et al., 2015). Ainsi, pour l’ensemble des
biens durables (hormis l’informatique), la part d’actes
d’occasion progresse fortement. Les achats d’occasions
se font avant tout de façon informelle entre particuliers.
Le premier facteur explicatif de la consommation
collaborative est économique, les plus modestes sont
ceux qui la pratiquent le plus. Vient ensuite le facteur
générationnel. Au milieu de la crise économique, les
consommateurs ont pris le pouvoir sur le marketing,
la conception, la distribution et l’usage des biens et
services pour mettre en avant leurs convictions (Hébel,
2012). Cela comporte une dimension politique dans la
mesure où le consommateur est de plus en plus conscient
de posséder un « pouvoir par ses achats » de nature à
provoquer des changements à l’échelle de la société. Il
a l’impression de pouvoir maîtriser quelque chose dans
un système d’échange économique, le marché, sur lequel
il semblait n’avoir jusque-là aucune prise. À travers ses
différentes manifestations et possibilités d’action, la
consommation éthique et solidaire espère ainsi exercer
une influence sur le fonctionnement du marché. En voici
quelques exemples sur divers registres : Le co-voiturage, même amical, peut avoir aussi des motivations
6
CAHIERS FRANÇAIS N° 396
éthiques : « J’ai mon permis depuis 7 ans mais je ne
conduis pas, je trouve que ça pollue et quand je pars
en voyage, je m’arrange avec quelqu’un ». Un autre
facteur intervient dans cette nouvelle consommation,
la recherche du lien social et le partage. Ces nouvelles
formes se développent rapidement et intensément grâce
aux plateformes Internet qui mettent en relation les
particuliers qui échangent des services et des objets :
« L’occasion existait avant Internet, c’était le journal,
l’annonce, le bouche à oreille » ; « Je n’ai jamais acheté
une voiture neuve. Je fais les petites annonces (…) la
dernière fois, c’était sur le journal. Maintenant j’irais
sur le Bon Coin » (H+55) ; « C’est vite fait pour trouver
ce qu’on veut avec un moteur de recherche » (H40-54).
En arrière-plan, la consommation collaborative permet
de consommer durable. Les enquêtes du CREDOC,
« Tendances de consommation » montrent que si le
prix, les garanties d’hygiène et de sécurité ainsi que
l’exigence de qualité occupent une place très importante dans l’esprit des consommateurs, les facteurs de
consommation plus engagée sont largement présents :
mise en valeur des attributs des produits liés à l’origine
locale (Made in France), aux modes de fabrication et
de distribution. En 2016, le critère made In France
pour la première fois depuis 15 ans arrive en première
position. Facteur de rassurance, les motivations d’achat
durable font aujourd’hui jeu égal avec celles relatives à
la marque et aux labels. Les garanties écologiques, la
fabrication dans la région ou le souci du fabriquant du
droit des salariés incitent plus les Français à se diriger
vers tel ou tel produit que la marque ou la présence
d’un label de qualité.
BIBLIOGRAPHIE
●●Bigot R., Brice L. et Hoibian
S. (2016), Quatre grandes tendances sociétales qui vont impacter
le monde HLM dans les prochaines
années : le défi de la mixité sociale,
Intervention au Congrès de l’USH,
28 septembre (http://w w w.
credoc.fr/pdf/Sou/Tendances_
societales_2016_HLM_Note_de_
synthese.pdf.
●●Hébel P. et Mathé T. (2012), «
La consommation des jeunes aujourd’hui et les quadras demain »,
dans : Les jeunes d’aujourd’hui :
quelle société pour demain ? »,
Cahier de Recherche du CREDOC,
n° 292, janvier.
●●Recours F., Hébel P., Berger
R. (2008), Effets de générations,
d’âge et de revenus sur les arbi●●Chauvel. L. (1998), Le destin trages de consommation, Cahier
des générations. Structure sociale de Recherche du CREDOC, n° 258,
et cohortes en France au XXe siècle, décembre.
Paris, PUF.
●●S iounandan N., Hébel P.,
●●Hébel P. (2012), La révolte des Colin J., En marge de la crise :
moutons : les consommateurs émergence d’une frugalité choisie,
prennent le pouvoir, Paris, Édition Consommation et modes de vie,
Autrement.
CREDOC, avril 2014.
MARCHÉ DU TRAVAIL :
POURQUOI L’EMPLOI NE
DÉCOLLE-T-IL
TOUJOURS PAS VRAIMENT
EN FRANCE ?
Yannick L’Horty
Professeur d’économie à l’Université Paris-Est Marne-la-Vallée
Si, avec la crise, le chômage a fortement augmenté en France depuis 2008, il était déjà à
un niveau élevé depuis au moins trois décennies du fait d’une mauvaise correspondance
entre l’offre et la demande de travail. L’étude des variations concernant le nombre des
demandeurs d’emploi selon qu’ils relèvent des catégories A, B ou C permet de mettre en
évidence une montée de la précarité associée à la multiplication des contrats courts ou à
temps partiel. Yannick L’Horty insiste sur le fait que, nonobstant la progression du chômage,
le niveau d’emploi en 2016 reste sensiblement plus élevé qu’au milieu des années 2000. Cela
traduit une certaine efficacité de l’organisation du marché du travail, mais la dégradation
de la qualité de l’emploi rend impérative une réflexion sur les moyens de créer davantage
d’emplois à temps plein et mieux rémunérés.
C. F.
Le thème de l’emploi occupe une position centrale
dans l’ensemble des débats économiques et politiques.
D’un côté, il s’agit d’un objectif très consensuel : tout
le monde s’accorde pour considérer qu’il est essentiel
d’améliorer l’emploi et de lutter contre le chômage. Dans
le contexte de crise persistante et de dégradation continue
du marché du travail depuis le début de 2008, il apparaît
encore plus essentiel de créer de nouveaux emplois et de
sauvegarder ceux existants. Cet objectif figure toujours
en tête de liste dans la hiérarchie des priorités des acteurs
publics, et c’est le principal objectif poursuivi par tous
les candidats déclarés à l’élection présidentielle de 2017.
Mais d’un autre côté, les divergences sont grandes
sur les moyens à mettre en œuvre pour y parvenir. De
multiples désaccords existent sur la nature et l’ampleur
des actions à mener, dans le domaine des politiques de
l’emploi, de la réforme du code du travail, de celle de
l’assurance chômage, de l’organisation de la formation
professionnelle, ou encore des exonérations de cotisations
sociales(1). Sur tous ces sujets et bien d’autres en rapport
avec l’emploi, des clivages existent entre la gauche et
la droite, entre les organisations syndicales et patronales, entre les tenants de l’intervention publique et les
défenseurs du marché, entre les partisans des aides aux
entreprises et ceux des aides aux ménages. Beaucoup
d’acteurs du débat public ont des idées assez arrêtées et
le plus souvent antinomiques sur les politiques à mener.
Ces désaccords sur les actions à mettre en œuvre ont de
nombreuses causes qui sont d’ordre idéologique, politique,
économique… Parmi toutes ces causes, la méconnaissance
(1) Pour des exemples récents de proposition de réforme radicale des politiques sociales, voir Delors et Dolé (2009), Carbonnier
et al. (2014) ou encore, Lehmann et L’Horty (2014).
CAHIERS FRANÇAIS N° 396
7
DOSSIER - MARCHÉ DU TRAVAIL : POURQUOI L’EMPLOI NE DÉCOLLE-T-IL TOUJOURS PAS VRAIMENT EN FRANCE ?
des faits joue sans doute un rôle. En effet, beaucoup d’idées
fausses circulent sur les questions d’emploi. On peut sans
doute aller jusqu’à affirmer que le thème de l’emploi
est une réalité somme toute assez mal connue. Dans cet
article, nous proposons de passer en revue un petit nombre
de faits essentiels que devraient connaître tous ceux qui
veulent améliorer le fonctionnement du marché du travail
en France. Pour chacun de ces faits, nous tentons d’en tirer
des conséquences pour les politiques publiques.
Les effets aggravants de la crise sur
un taux de chômage déjà élevé…
À l’épreuve de la crise, les trajectoires de l’emploi
et du chômage ont subi des inflexions très nettes dans
tous les pays. De nouvelles sources de divergences
ont été constatées selon les économies, en fonction
des écarts de croissance et des dissemblances dans
les politiques publiques mises en œuvre, qui ont été
très contrastées d’un pays à l’autre. La crise est ainsi
à l’origine de différences nouvelles entre les pays et
elle a sans doute accentué partout l’attention portée au
chômage. Ce dernier s’est imposé comme un thème
permanent des discours politiques et un passage obligé
des débats électoraux, tandis que la définition des politiques publiques de l’emploi a été partout confirmée
comme un enjeu central de l’action des gouvernements.
Dans le cas de la France, la crise n’explique pas
tout, loin de là. Il est clair que la situation du marché
du travail s’est fortement dégradée depuis 2008, avec
une augmentation de l’ordre de trois points du taux de
chômage, tandis que le nombre de chômeurs au sens
du Bureau international du travail (BIT) est passé de
1,9 million au premier trimestre 2008 à 2,9 millions
début 2015, soit une hausse de plus de 40 %. Mais
le niveau du chômage était déjà élevé avant la crise
(graphique 1). Le taux de chômage en France n’est pas
descendu sous la barre des 7 % depuis plus de 30 ans.
En baisse tendancielle depuis le milieu des années 1990,
il était parvenu à un point bas de 7,1 % début 2008,
avant d’augmenter sous l’effet de la crise. En 2015, il
dépasse 10 % et retrouve ainsi son niveau le plus élevé
atteint près de vingt ans plus tôt. Le mouvement est
globalement le même pour la moyenne des 28 pays
membres de l’Union européenne, avec des trajectoires
contrastées selon les pays. Depuis 2007, le taux de
chômage a augmenté de plus de 15 points en Grèce
et en Espagne, alors qu’il a baissé en Allemagne et
au Royaume-Uni. Aux États-Unis, il est passé de 5 %
8
CAHIERS FRANÇAIS N° 396
en 2007 à 9,9 % en 2009, avant de diminuer fortement
pour atteindre 5,6 % fin 2014. Le taux de chômage aux
États-Unis a ainsi dépassé le niveau français et européen en 2009 et 2010, ce qui n’était pas arrivé depuis
le début des années 1980.
… du fait d’un mauvais appariement
entre l’offre et la demande de travail
Ce constat est important du point de vue des politiques publiques. Les mouvements du chômage dans
le temps sont souvent reliés aux actions de court et
de long terme mises en œuvre. Dans un contexte de
crise grave, il convient de mobiliser pleinement les
instruments de politique conjoncturelle pour lutter
contre le chômage. Ces instruments à la fois massifs et
rapides sont les politiques monétaires avec les baisses
des taux d’intérêt et les politiques budgétaires avec le
déficit public. Ces deux ensembles d’instruments sont
utilisés aujourd’hui au-delà des limites du soutenable
et l’on a sans doute atteint, voire dépassé, les plafonds
admissibles d’interventions monétaires et de déficits
publics. Il importe de développer également des actions
structurelles pour agir sur la composante de long terme
du chômage. Sa progression et sa persistance bien avant
la crise de 2008 signalent une défaillance du processus
d’appariement entre offre et demande de travail. Ni la
quantité, ni la qualité des offres et des demandes ne
coïncident, dans un contexte d’insuffisante mobilité
géographique et professionnelle de la main-d’œuvre.
Le coût du travail, y compris le coût d’embauche et
le coût de licenciement, dépasse la productivité des
emplois. Dans un tel contexte, la politique de lutte
contre le chômage doit nécessairement combiner des
actions macroéconomiques et des réformes structurelles.
LE CHÔMAGE AU SENS DU BIT
Un chômeur au sens du Bureau international du travail est une personne en âge de travailler (c’est-à-dire
ayant 15 ans ou plus) qui n’a pas travaillé, ne seraitce qu’une heure, au cours de la semaine de référence, et qui est disponible pour travailler dans les
deux semaines et a entrepris des démarches actives
de recherche d’emploi dans le mois précédent (ou a
trouvé un emploi qui commence dans les trois mois).
La part des chômeurs au sein de la population totale
diffère et est inférieure au taux de chômage, qui est le
rapport entre le nombre de chômeurs et le nombre de
personnes en activité (en emploi ou au chômage).
DOSSIER - MARCHÉ DU TRAVAIL : POURQUOI L’EMPLOI NE DÉCOLLE-T-IL TOUJOURS PAS VRAIMENT EN FRANCE ?
Graphique 1. Quarante ans de taux de chômage en France
12
10
8
6
4
2
1975
1976
1977
1978
1979
1980
1981
1982
1983
1984
1985
1986
1987
1988
1989
1990
1991
1992
1993
1994
1995
1996
1997
1998
1999
2000
2001
2002
2003
2004
2005
2006
2007
2008
2009
2010
2011
2012
2013
2014
2015
2016
0
Source : Insee, enquête Emploi.
Champ : France (hors Mayotte), population des ménages, personnes de 15 ans ou plus.
Lecture : taux de chômage au sens du BIT. Le trait rouge vertical matérialise le début de la grande récession en France.
Les deux courbes du chômage
et la montée de la précarité
La dégradation du marché du travail avec la crise
paraît beaucoup plus accentuée si l’on observe un
autre indicateur, le nombre de demandeurs d’emploi inscrits à Pôle emploi. Il s’agit là d’une source
administrative à périodicité mensuelle alors que
le chômage au sens du BIT est calculé à partir de
l’enquête Emploi de l’INSEE (Institut national de
la statistique et des études économiques) tous les
trimestres. Cette périodicité plus fréquente explique
que la source administrative est la plus présente dans
les médias qui commentent chaque mois sa publication. La source INSEE est préférée quant à elle
par les experts du chômage parce que c’est la seule
qui permette à la foi des comparaisons internationales et des comparaisons historiques (les chiffres
de Pôle emploi ne sont pas toujours comparables
d’une année sur l’autre, les modalités d’inscription
pouvant changer).
Alors que le taux de chômage au sens du BIT
a connu plusieurs phases de baisse depuis 2008, il
n’en va pas de même pour le nombre de demandeurs
d’emploi recensés par Pôle emploi, qui a connu une
progression continue depuis 2008 (graphique 2).
Si l’on observe les demandeurs de catégorie A, qui
n’exercent aucune activité réduite, le dernier point bas
était en février 2008, avec 1,981 million d’inscrits. En
août 2016, on dénombre 3,557 millions d’inscrits, soit
une différence de 1,575 million correspondant à une
progression de 80 % en huit ans et demi. Si l’on prend
en compte également les demandeurs de catégories B
et C, en activité réduite, le point bas était atteint en
mai 2008 avec 3,054 millions d’inscrits. En août 2016,
nous sommes à 5,518 millions d’inscrits, soit une hausse
de 2,464 millions d’inscrits, correspondant à une augmentation de plus de 80 % en un peu plus de huit ans.
CAHIERS FRANÇAIS N° 396
9
DOSSIER - MARCHÉ DU TRAVAIL : POURQUOI L’EMPLOI NE DÉCOLLE-T-IL TOUJOURS PAS VRAIMENT EN FRANCE ?
Ces séries ont connu des baisses ponctuelles sur un
mois, voire même sur deux mois consécutifs, en 2011 et
en 2016. Mais elles n’ont jamais enregistré trois mois
de baisses consécutives depuis 2008. Début 2016, le
marché du travail français entrait donc dans sa neuvième
année consécutive de dégradation ininterrompue, sans
qu’il y ait encore eu d’inversion de la courbe du chômage, que l’on considère les demandeurs de catégorie
A ou ceux de catégorie A, B et C.
évolutions contrastées entre la série du taux de chômage
au sens du BIT (graphique 1) et celles des demandeurs
d’emploi inscrits à Pôle emploi (graphique 2) indiquent
que la crise a développé un halo autour du chômage,
c’est-à-dire des situations qui ne relèvent ni tout à fait
du chômage, ni tout à fait de l’emploi au sens du BIT.
On a assisté en particulier à une montée en puissance
du nombre de demandeurs d’emploi en activité réduite
(qui fait s’écarter les deux courbes du graphique 2).
À nouveau, il est utile de discuter les conséquences de
ces constats du point de vue des politiques publiques. Ces
Ce phénomène signale une montée de la précarité
sur le marché du travail et est associé à la progression
Graphique 2. Le nombre de demandeurs d’emploi inscrits à Pôle emploi
6 000
Ensemble catégorie A, B, C
5 000
4 000
3 000
Ensemble catégorie A
2 000
1 000
sept. 14
avril. 15
nov. 15
juin. 16
janv. 96
août. 96
mars. 97
oct. 97
mai. 98
déc. 98
juil. 99
fév. 00
sept. 00
avril. 01
nov. 01
juin. 02
janv. 03
août. 03
mars. 04
oct. 04
mai. 05
déc. 05
juil. 06
fév. 07
sept. 07
avr. 08
nov. 08
juin. 09
janv. 10
août. 10
mars. 11
oct. 11
mai. 12
déc. 12
juil. 13
févr. 14
0
Source : STMT, Pôle emploi-Dares.
Lecture : demandeurs d’emploi inscrits en fin de mois à Pôle emploi en catégories A, B, C. Le trait rouge vertical matérialise
le début de la grande récession en France.
Unité : milliers, données CVS-CJO.
Champ : France métropolitaine.
10
CAHIERS FRANÇAIS N° 396
DOSSIER - MARCHÉ DU TRAVAIL : POURQUOI L’EMPLOI NE DÉCOLLE-T-IL TOUJOURS PAS VRAIMENT EN FRANCE ?
des contrats courts et/ou à temps partiel, dans le flux
des nouvelles embauches. Il est lié aussi à des changements dans les comportements d’inscription des
demandeurs d’emploi, qui demeurent inscrits sur les
listes de Pôle emploi et poursuivent une recherche
plus ou moins active, même après avoir trouvé un
emploi. L’offre et la demande d’emploi sont donc
concernées par ces mutations qui signalent une plus
grande fragilité des situations d’emploi. Du point
de vue de l’action publique, ces constats conduisent
à renforcer les mesures permettant de sécuriser les
parcours professionnels. On peut souhaiter mieux
protéger l’emploi ou, dès lors que l’on reconnaît que
les chocs professionnels sont inévitables au long d’une
carrière, mieux équiper les personnes. Un meilleur
accès à la formation professionnelle tout au long de la
vie irait dans cette direction. On peut aussi interroger
les institutions du marché du travail, en particulier
le fonctionnement de l’assurance chômage, qui peut
contribuer à encourager ces situations au travers des
règles d’indemnisation.
Le risque d’enlisement dans le
chômage de longue durée
Les statistiques de Pôle emploi mettent en évidence
un autre phénomène qui interpelle les politiques pour
l’emploi : la montée du chômage de longue durée.
Plusieurs indicateurs l’attestent. On peut tout d’abord
considérer la part de demandeurs d’emploi inscrits
depuis un an ou plus parmi les demandeurs de catégorie
A, B et C. Cet indicateur atteint un point culminant
en avril 2016 où il se situe à 45,7 %. Son minimum
précédent était de 29,8 % en avril 2009. La différence
relative est de 53 %. Notons que les premiers mois de la
crise sont caractérisés par un afflux de nouveaux demandeurs d’emploi, ce qui fait baisser la durée moyenne
du chômage. L’ancienneté moyenne des demandeurs
d’emploi de catégorie A, B et C était quant à elle de 583
jours au point haut d’avril 2016, soit 200 jours de plus
qu’en avril 2009, sept ans plus tôt. En septembre 2016,
on dénombre 2,580 millions de demandeurs d’emploi
de catégorie A, B et C inscrits depuis d’un an.
CAHIERS FRANÇAIS N° 396
11
DOSSIER - MARCHÉ DU TRAVAIL : POURQUOI L’EMPLOI NE DÉCOLLE-T-IL TOUJOURS PAS VRAIMENT EN FRANCE ?
LES DEMANDEURS D’EMPLOI
INSCRITS À PÔLE EMPLOI
Catégorie A : Demandeurs d’emploi tenus de faire des
actes positifs de recherche d’emploi, sans emploi.
Catégorie B : Demandeurs d’emploi tenus de faire des
actes positifs de recherche d’emploi, ayant exercé une
activité réduite courte (i.e. de 78 heures ou moins au
cours du mois).
Catégorie C : Demandeurs d’emploi tenus de faire des
actes positifs de recherche d’emploi, ayant exercé
une activité réduite longue (i.e. plus de 78 heures au
cours du mois).
Conséquence logique de la longue dégradation
du marché du travail depuis 2008, l’allongement de
la durée du chômage pose un problème spécifique
et appelle des réponses adaptées de la part des politiques publiques. Toutes les études microéconomiques
montrent en effet que les chances de sortir du chômage,
à un niveau individuel, dépendent très fortement de
la durée passée dans le chômage. Or la crise a pu
renforcer cette dépendance négative à la longueur
du temps passé dans le chômage. Il en résulterait une
diminution durable des chances d’accès à l’emploi
stable pour tous les demandeurs de longue durée, ce
qui constitue un facteur de persistance de la dégradation du marché du travail et de persistance de la crise
elle-même. Ce mécanisme peut modifier les propriétés
cycliques de l’économie française et sa capacité à
sortir de la crise. Le risque est celui d’une perte de
résilience de l’économie tout entière. En présence
d’un chômage élevé de longue durée, une reprise
de l’activité peut en effet buter rapidement sur des
pénuries de main-d’œuvre. La réponse de politique
publique réside dans le développement de formations
professionnelles accessibles pour les demandeurs
d’emploi de longue durée.
Le niveau d’emploi en France :
où en sommes-nous vraiment ?
Le taux de chômage au sens du BIT et le nombre
de demandeurs d’emploi sont des indicateurs très
commen­tés et bien connus des observateurs. C’est un
peu moins vrai pour le nombre d’emplois salariés qui
est publié chaque trimestre par l’INSEE. Cet indicateur
prend pourtant à contre-pied bien des idées reçues.
12
CAHIERS FRANÇAIS N° 396
Alors que l’emploi est souvent représenté comme un
stock de postes de travail érodé par la crise, un peu à
l’image d’un iceberg en dérive dans des mers chaudes,
l’examen des statistiques indique exactement l’inverse.
Le nombre d’emplois salariés se situe aujourd’hui en
France à un niveau qui reste élevé. Comme l’indique
clairement le graphique 3, ce niveau est très supérieur
à celui atteint dans les décennies 1970 à 1990.
Au regard de ces statistiques, la bonne question
n’est donc pas de se demander pourquoi l’emploi est
aussi faible en France, mais plutôt de s’interroger sur
les raisons qui expliquent son maintien à un niveau aussi
élevé. Il est remarquable de constater que l’économie
française a durablement quitté le palier des 13 à 14 millions d’emplois salariés où elle se situait du début des
1970 au milieu des années 1990. La rupture a eu lieu à la
fin des années 1990 où, dans un contexte de croissance
forte, autour de 4 %, l’économie française a créé près
de deux millions d’emplois salariés dans les secteurs
marchands. À la veille de la crise, à la mi-2008, l’emploi
a atteint un maximum historique, avec 16,438 millions
de salariés dans les secteurs marchands, hors agriculture.
Si l’on cherche à comprendre cette situation, il
faut questionner l’enrichissement de la croissance en
emploi. Cette notion est étroitement liée aux gains de
productivité du travail au niveau de l’économie tout
entière. Comme la productivité à ce niveau macroéconomique est le rapport du PIB à l’emploi, la croissance
de la productivité correspond à la différence entre la
croissance du PIB et celle de l’emploi. Par exemple, si
la croissance économique est de 4 % avec des gains de
productivité de 2 %, l’emploi va augmenter de 2 %. Le
point important est que le rythme tendanciel des gains
de productivité a fortement diminué en France. Il était
de plus de 2 % dans les années 1980 et se situerait
aujourd’hui plutôt autour de 1 à 1,5 %. En d’autres
termes, une croissance économique à ce niveau permet
de stabiliser l’emploi. C’est ce que l’on a constaté dans
les années 2000 où, malgré une croissance économique
modeste, l’emploi est resté stable à un niveau élevé.
Cet enrichissement de la croissance en emploi peut
être une excellente nouvelle du point de vue des prévisions d’emploi, à une condition près : il est essentiel que
la baisse des gains de productivité apparente du travail
ne signifie pas une baisse de la productivité globale
des facteurs, c’est-à-dire du progrès technique. Pour
les économistes, le progrès technique conditionne la
croissance. S’il ralentit, c’est la croissance qui ralentit,
DOSSIER - MARCHÉ DU TRAVAIL : POURQUOI L’EMPLOI NE DÉCOLLE-T-IL TOUJOURS PAS VRAIMENT EN FRANCE ?
Graphique 3. Le nombre d’emplois salariés en France
17 000
16 000
15 000
14 000
13 000
12 000
11 000
1971
1972
1973
1974
1975
1976
1977
1978
1979
1980
1981
1982
1983
1984
1985
1986
1987
1988
1989
1990
1991
1992
1993
1994
1995
1996
1997
1998
1999
2000
2001
2002
2003
2004
2005
2006
2007
2008
2009
2010
2011
2012
2013
2014
2015
2016
10 000
Source : INSEE. http://www.insee.fr/fr/indicateurs/ind18/20161110/SL_emploi.xls
Lecture : Nombre d’emplois salariés. Le trait rouge vertical matérialise le début de la grande récession en France.
Champ : Ensemble des secteurs marchands (hors agriculture), en milliers.
et l’effet sur l’emploi est alors au mieux nul, au pire
négatif. Dans le cas de la France, le ralentissement de la
productivité apparente du travail sur les vingt dernières
années s’explique pour l’essentiel par les inflexions des
politiques de l’emploi, et non par le ralentissement du
progrès technique. Le développement des allégements
généraux de cotisations sociales, qui a considérablement
modifié les coûts relatifs entre l’emploi à bas salaires
et l’emploi à hauts salaires, est ici en jeu. Depuis les
premiers dispositifs mis en œuvre en 1993, les réformes
successives ont installé durablement la progressivité
des prélèvements sociaux, au travers des exonérations
générales, et ont rendu structurellement l’emploi plus
sensible à la croissance (Bunel et al., 2012).
L’énigme de l’emploi dans la crise
Depuis le début de la crise, le contraste est grand
entre la série chronologique de l’emploi salarié mar-
chand d’une part et celles du taux de chômage au
sens du BIT et du nombre de demandeurs d’emploi
inscrits à Pôle emploi d’autre part. Alors que le taux
de chômage au sens du BIT a augmenté de 40 % et
que le nombre de demandeurs d’emploi inscrits à Pôle
emploi a progressé de 80 %, le niveau de l’emploi est
loin de s’être dégradé dans les mêmes proportions. On
dénombrait 16,437 millions d’emplois au point haut
du premier trimestre 2008. On en compte 15,857 millions au point le plus bas atteint depuis le début de
la crise, au troisième trimestre 2014. La différence
est de 580 900 emplois, ce qui est considérable dans
l’absolu mais ne représente qu’une baisse relative de
3,5 %. Avec la reprise amorcée en 2015 et confirmée
en 2016, visible sur le graphique 3, le nombre d’emploi
est de 16,067 millions au troisième trimestre 2016.
Le recul par rapport au point haut antérieur à la crise
n’est plus que de 370 600 emplois, soit une baisse
relative de 2,2 %.
CAHIERS FRANÇAIS N° 396
13
DOSSIER - MARCHÉ DU TRAVAIL : POURQUOI L’EMPLOI NE DÉCOLLE-T-IL TOUJOURS PAS VRAIMENT EN FRANCE ?
Depuis 2008, on dénombre donc moins de 400 000
emplois perdus, mais près d’un million de chômeurs
au sens du BIT en plus, et près de 2,5 millions de
demandeurs d’emploi supplémentaires de catégories
A, B et C. Le hiatus entre les différentes statistiques
de l’emploi et du chômage n’aura sans doute jamais
été aussi prononcé.
Ces constats amènent plusieurs réflexions. Tout
d’abord, confronté à des chocs macroéconomiques de
grande ampleur, force est de constater que l’emploi
a quantitativement bien résisté à la crise. Il y a donc
sans doute des éléments positifs dans le modèle français d’organisation du marché du travail, même s’ils
doivent être mis en balance avec la montée continue
du chômage. Pour autant, cette évolution du niveau de
l’emploi a pour contrepartie une dégradation relative
de la qualité de l’emploi. La part des contrats courts,
la montée du temps partiel, la hausse de la part des
rémunérations proches du salaire minimum, sont autant
de traductions de cette moindre qualité des emplois
créés dans la crise.
Au final, il n’est pas opportun de déplorer l’absence
de reprise de l’emploi en France, alors que son niveau
demeure historiquement élevé. Mais il convient de
s’interroger sur les moyens d’améliorer la qualité des
emplois créés, en limitant leur précarité, et sur ceux
permettant d’endiguer la montée du chômage et l’allongement de sa durée.
14
CAHIERS FRANÇAIS N° 396
BIBLIOGRAPHIE
●●Bunel M., Emond C. et L’Horty
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d u co û t d ’o p p o r t u n i té d e l a
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n° 34, novembre.
DES FINANCES PUBLIQUES
EN TRANSITION
Michel Bouvier
Professeur à l’Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne,
directeur de la Revue Française de Finances Publiques, président de FONDAFIP (www.fondafip.org)
Les finances publiques sont en crise. Les premières difficultés sont apparues dans la
seconde moitié des années 1970. Elles ont conduit les États à remettre en cause les postulats traditionnels de leur politique budgétaire et financière. Cette transformation a d’abord
concerné la réévaluation des interventions de l’État, puis elle s’est étendue aux modes de
gestion publique. Ainsi, la culture de la performance, fondée sur une logique de résultats et
non de moyens, a pénétré les finances publiques de nombre d’États dans le monde. Malgré
cette métamorphose, les finances publiques demeurent dans une situation tendue, non
seulement par le niveau de déficit et de dette enregistré par de nombreuses collectivités,
mais surtout par le développement du numérique et de la mondialisation qui conduisent à
une déterritorialisation et érosion sans précédent des bases d’imposition.
C. F.
L’Histoire a montré à plusieurs reprises que les
finances publiques, parce qu’elles sont d’essence à la
fois économique et politique(1), sont déterminées par
les mutations qui s’opèrent au sein des sociétés tout
en jouant un rôle majeur dans les transformations qui
se produisent. C’est aussi pourquoi elles constituent
une grille de lecture de première qualité de celles-ci.
L’observation des évolutions qu’ont connues les systèmes financiers publics depuis ces quarante dernières
années, sans oublier la culture financière publique, met
ainsi en pleine lumière la mutation considérable que
connaissent l’État et l’économie.
C’est une métamorphose du modèle financier public,
celui des « Trente Glorieuses »(2), que l’on doit constater,
alliée à une transformation du modèle économique et
politique avec le passage d’un monde à un autre, d’un
système financier public à un autre. Nous sommes toutefois dans le cadre d’une situation encore transitoire
mais qui laisse deviner une mutation en profondeur,
celle-ci étant liée à un modèle économique, politique
et social déjà là quoiqu’encore à l’état embryonnaire.
(1) Bouvier M., Esclassan M.-C. et Lassale J.-P. (2016), Manuel
de Finances publiques, Paris, Éditions Lextenso-LGDJ, 15e édition
(2) Fourastié J. (1979), Les trente glorieuses, Paris, Fayard.
Quarante années de métamorphose
des finances publiques
La crise des finances publiques date d’une quarantaine d’années. Liée à l’origine à l’effet de ciseaux
provoqué par la crise économique due aux chocs
pétroliers de 1973 et 1979, elle perdure depuis lors et
a fini par s’installer durablement. En dépit des mesures
prises pour rééquilibrer les budgets, les déficits publics
et la dette publique n’ont fait que s’accroître.
Depuis plus de quarante ans, nous vivons en réalité
une mutation de notre société sur fond de crise des
finances publiques. Cette crise, qui au début a surpris,
inquiété, a fini par s’imposer progressivement comme
une situation quasi normale notamment aux yeux des
générations qui n’ont rien connu d’autre. Quarante
ans d’une remise en question de nos modes de pensée, quarante ans de mondialisation, quarante ans de
développement des technologies d’information et de
communication, quarante ans de chômage ininterrompu,
quarante ans de transformations, d’un basculement,
d’une transition de nos sociétés vers un autre monde.
Quarante ans pendant lesquelles se sont conjugués
les effets de la mondialisation et du développement
du numérique. Après tant d’années, les solutions pour
CAHIERS FRANÇAIS N° 396
15
DOSSIER - DES FINANCES PUBLIQUES EN TRANSITION
Graphique 1. Trajectoire de la dette publique en France (en points de PIB)
120 %
100 %
96,2 %
89,6 %
80 %
60 %
49,6 %
40 %
20 %
67,2 % 68,1 %
61,1 %
33,5 %
21,2 %
26,6 %
2016
2014
2012
2010
2008
2006
2004
2002
2000
1998
1996
1994
1992
1990
1988
1986
1984
1982
1980
1978
0%
Source : Direction du Budget (à partir de données de l’Insee jusqu’à 2015, de la LFI ensuite).
l’après-crise ne sont toujours pas au rendez-vous. Rien
n’est stabilisé. Rien n’est résolu sur le fond.
En d’autres termes, nous sommes en présence depuis
plus de quarante ans d’un basculement de nos sociétés
vers un autre modèle, vers un autre monde, d’une remise
en question de nos institutions qui semblent parfois à
bout de souffle. Les finances publiques occupent dans
cette mutation une position centrale.
L’État et ses finances conçus comme une
réponse aux crises économiques
C’est en 1929 que sous le poids des faits économiques
et sociaux, les conceptions prônant l’interventionnisme
de l’État ont fini par s’imposer face aux thèses neutralistes alors prédominantes qui se situaient au cœur de
la pensée libérale classique. La grande crise de 1929
est apparue comme la preuve irréfutable que le marché
ne pouvait pas s’autoréguler et qu’il était indispensable
que l’État intervienne. Ce fut, on le sait, la réponse
donnée aux États-Unis par F. D. Roosevelt, avec le
New Deal. Toutefois, au-delà des actions au coup par
coup, il fallait une construction théorique cohérente
pour répondre aux problèmes qui se posaient. Comme
l’ont relevé P. Mendès France et G. Ardant, les crises,
surtout celle de 1929 « furent l’occasion d’une sorte
d’examen de conscience des économistes et des hommes
politiques. Ceux-ci se trouvèrent dans l’obligation de
reconnaître que, si la théorie libérale ne leur fournissait
16
CAHIERS FRANÇAIS N° 396
pas de solution satisfaisante, l’empirisme des mesures
improvisées n’amenait pas non plus de véritable remède.
Rarement, le besoin d’une construction scientifique
apparut aussi nettement »(3). C’est aussi pourquoi la
pensée de John Maynard Keynes eut tôt fait de s’imposer comme une réponse aux difficultés rencontrées par
l’économie libérale. Elle a permis, en France comme
dans nombre d’autres pays, à la gestion administrée
de l’économie de fonctionner sans discontinuer depuis
la fin de la Seconde Guerre mondiale jusqu’au milieu
des années 1970.
L’État et ses finances posés comme étant à
l’origine de la crise économique
C’est au cours de la seconde moitié des années 1970,
avec l’apparition des premières difficultés économiques
annonciatrices d’une crise profonde et de longue durée,
que les postulats keynésiens des politiques budgétaires
et financières qui jusque-là avaient fait florès furent
contestés. L’État et ses finances qui avaient été magnifiés
vont être subitement frappés de discrédit et c’est alors
qu’a commencé à se dessiner, sur le plan intellectuel
d’abord, puis dans les faits, une profonde transformation et disons-le, une métamorphose du politique qui
se poursuit aujourd’hui.
(3) Mendès-France P., Ardant G. (1954), La science économique
et l’action, Paris, Éd. Unesco-Julliard.
DOSSIER - DES FINANCES PUBLIQUES EN TRANSITION
L’idée s’est imposée que, quelle que soit la puissance des instruments financiers dont il dispose, l’État
ne pouvait à lui seul décréter la croissance, qu’il devait
d’une part laisser plus d’espace au marché économique et financier, et donc privatiser une grande partie
des services publics, qu’il devait d’autre part adopter
des méthodes de gestion et d’évaluation des résultats
empruntées au management des entreprises afin de
maîtriser l’évolution de ses dépenses. C’est bien alors
le modèle politique sous-tendu par le modèle économique keynésien qui a été mis en cause et condamné ;
le changement total de paradigme est illustré parfaitement par la politique engagée par Margaret Thatcher
au Royaume-Uni à partir de 1979 puis par Ronald
Reagan aux États-Unis, lequel tient des propos tout à
fait explicites lors de son investiture le 20 janvier 1981 :
« In this present crisis, government is not the solution
to our problem. Government is the problem »(4). C’est
cette façon de répondre à la crise économique dans la
seconde moitié de la décennie 1970 qui a continué à
être pratiquée tout au long de ces quarante dernières
années. Elle a été renforcée par la nécessité de faire
face à d’autres crises comme par exemple la crise
financière des années 1990 qui a affecté d’abord les
pays émergents (Russie, Brésil, plusieurs États d’Asie)
puis les pays en développement.
Au regard de cette succession ininterrompue de
crises et des réponses qui leur ont été données, il apparaît
que la question qui se pose aujourd’hui n’est pas de
savoir s’il faut poursuivre une politique libérale classique ou s’il faut en revenir à une politique keynésienne.
Force est de constater que les débats actuels autour de la
question de l’interventionnisme et de ses sources théoriques sont récurrents. Dans tous les États occidentaux,
mais sans doute en France plus qu’ailleurs, l’intervention
de l’État a été la règle depuis la fin de la Seconde Guerre
mondiale. C’est ce système qui, depuis les années 1980
– un peu plus tôt ou un peu plus tard selon les
États – a subi, on l’a dit, une véritable métamorphose.
La fin d’une période de croissance quasi ininterrompue,
l’échec des politiques d’inspiration keynésienne de lutte
contre la crise, la nécessité de favoriser une allocation
des ressources aussi efficace que possible au sein de
la société, ont notamment conduit les États à remettre
en cause les postulats de leur politique budgétaire et
financière. Priorité a été donnée à l’environnement
économique sur l’intervention directe, à la production
(4) « Dans cette crise, le gouvernement n’est pas la solution
mais le problème ».
sur la redistribution, à l’incitation sur le dirigisme, aux
décisions décentralisées sur la réglementation globale.
À la culture d’inflation, traditionnellement ancrée dans
le comportement des acteurs économiques, mais dont
l’État avait aussi bénéficié et s’était servi pour favoriser
des transferts de ressources, ont succédé des politiques
de rigueur monétaire, axées sur le maintien de la stabilité
des prix et la limitation des déficits budgétaires. On a
pris conscience du fait que l’État ne pouvait à lui seul
décréter la croissance, mais qu’en revanche, il pouvait,
dans certaines conditions, la contrarier. Cette prise de
conscience a conduit à une réhabilitation du marché
et à une réévaluation des interventions de l’État. Une
attitude encouragée et amplifiée en Europe par l’Union
européenne (UE) qui institue à travers divers traités et
directives une discipline budgétaire visant à limiter les
déficits publics et coordonner les politiques menées
par les États.
Une révolution de la culture gestionnaire
publique
Mais la mutation des finances publiques n’est pas
seulement le résultat d’une réorientation de l’économie
et de l’État. Elle est également le produit d’une véritable
révolution de leur gestion. En effet, ces réorientations se
sont accompagnées de la recherche d’une plus grande
efficacité de l’activité de l’administration en adaptant
les instruments de la gestion d’entreprise au secteur
public. Qualifiée de « nouvelle gestion publique » ou de
« nouvelle gouvernance financière publique », celle-ci
est en réalité ancienne, étant apparue il y a déjà plus d’un
siècle. Si la recherche d’une gestion publique efficace
date en effet de la fin du xixe siècle, sa conceptualisation
n’a vraiment commencé à se développer qu’au début
du siècle dernier(5). À cet égard il faut rendre justice
à Woodrow Wilson qui plaida dès 1887(6), pour une
meilleure efficacité des finances publiques et l’édification d’un concept de gouvernance largement inspiré
de celui de l’entreprise.
C’est en effet aux États-Unis, au tout début du
xx  siècle, que l’on a commencé à s’interroger sur les
moyens de parvenir à gérer plus efficacement l’État.
Cette volonté fait son chemin tout au long de la première
e
(5) Bouvier M. (2007), « Logique de performance et nouvelle
gouvernance financière publique », conférence au Congrès de
l’AFIGESE du 27 septembre (Strasbourg). Voir également la
conférence à la Convention annuelle des Caisses d’Allocations
familiales : Évolutions historiques de la culture de la performance
dans le secteur public, Paris le 15 janvier 2009.
(6) Wilson W. (1887), « The study of administration », in Political­science quarterly, vol. 2., no 2.
CAHIERS FRANÇAIS N° 396
17
DOSSIER - DES FINANCES PUBLIQUES EN TRANSITION
fut par exemple le cas en 1975 de la ville de New York.
Dans le même esprit, en 1982, J. Peter Grace, fut chargé
par le Président Reagan de présider le « Private sector
survey on cost control », une commission ayant pour
objet de proposer des solutions au gaspillage des fonds
publics(8) (le rapport remis en 1984 comprenait 2 478
recommandations). D’autres rapports furent produits
allant tous dans le sens d’une adaptation des méthodes
du management privé au secteur public, tel celui remis
en 1993 par le vice-Président des États-Unis, Al Gore,
dont le titre est parfaitement éloquent : « Creating a
government that works better and cost less »(9).
moitié du XXe siècle, renforcée par la crise de 1929.
Un pas décisif sera fait un peu plus tard en 1960
avec le « Planning Programming Budgeting System »
(PPBS) qui poursuit l’idée qu’il convient de transposer
au niveau de l’État les méthodes et les procédures utilisées par les grandes entreprises américaines. L’acteur
moteur de ce dispositif est le secrétaire d’État à la
défense, Robert Mac Namara qui, avant d’être investi
de fonctions ministérielles par le Président Kennedy,
était directeur général des usines Ford. Le PPBS fut
mis en œuvre par l’administration américaine avant
d’intéresser divers pays européens, dont la France
qui décidera, sous l’appellation de Rationalisation
des choix budgétaires (RCB), de le mettre en place
à titre expérimental dans deux ministères, celui de
l’Équipement­et celui de la Défense. La RCB(7) fut
ensuite étendue à d’autres ministères mais ne connut
pas un véritable succès et fut abandonnée. On peut
toutefois la considérer comme l’ancêtre de la Loi
organique relative aux lois de finances (LOLF) du
1er août 2001.
Durant toute cette période, la culture de la performance n’a pas cessé de faire l’objet d’études et
de propositions. Cet intérêt résultait parfois de crises
financières rencontrées par le secteur public, comme ce
(7) Ullmo Y. (1972), « Calcul économique et rationalisation des
choix budgétaires », Revue économique, vol. 23, n° 3. Voir également dans la même revue : Guillaume H. (1972), « L’analyse coûts
-avantages et la préparation des décisions publiques ». Voir aussi
Nioche J.-P. (1982), « De l’évaluation à l’analyse des politiques
publiques », Revue française de science politique, vol. 32, n° 1
et Bravo J. (1973), « L’expérience française des budgets de programmes », Revue économique, vol. 24, n° 1.
18
CAHIERS FRANÇAIS N° 396
Aujourd’hui, la culture gestionnaire a pénétré
nombre d’États dans le monde. Cette démarche quasiment universelle, résultat d’un long cheminement
au sein du secteur public, constitue un phénomène
international. La France en a très tôt adopté la
logique, à travers l’adoption, dès la seconde moitié
des années 1970, d’un processus de responsabilisation
financière des collectivités locales reposant sur la
mise en place de prêts globaux ainsi que d’une dotation phare, la dotation globale de fonctionnement(10).
Le processus s’est poursuivi durant les années 1980
avec la loi du 10 janvier 1980 qui a accordé aux collectivités le droit de voter les taux des quatre grands
impôts directs, les lois de décentralisation de 1982
et 1983 ayant amplifié cette évolution. Il a eu pour
conséquence d’inciter les élus et les gestionnaires
locaux à rechercher de moyens efficaces pour gérer
leur collectivité et à se tourner du côté du management
privé en en adaptant un certain nombre de dispositifs.
Le couronnement de cette évolution a été la mise
en place en 1994 pour les communes, puis pour les
départements et les régions, d’une comptabilité très
proche de celle des entreprises.
La réforme du budget de l’État qui a été réalisée
par la loi organique relative aux lois de finances du
1er août 2001 s’inscrit dans ce processus. Tournant
le dos à la logique de moyens, la LOLF lui substitue
une logique de résultats, ce qui entraîne des boule(8) Le 10 mars 1982, R. Reagan s’adressa aux membres de la
commission Grace en ces termes : « The job that I’m asking you to
do is to find ways that we can save money in the Federal budget »
(« Le travail que je vous demande est de trouver des moyens pour
réaliser des économies sur le budget fédéral »).
(9) Gore A. (1993), Report of the National performance review.
New York. En 1998, le « National performance review » fut rebaptisé « National Partnership for Reinventing Government ».
(10) Sur ces points, Bouvier M. (2015), Les finances locales,
Paris, Éd. Lextenso-LGDJ, 16e édition.
DOSSIER - DES FINANCES PUBLIQUES EN TRANSITION
versements en profondeur de la gestion publique et,
partant, de l’organisation interne des administrations.
La Sécurité sociale a été à son tour concernée par ce
mouvement de réforme de la gestion publique. Après
la révision constitutionnelle du 22 février 1996 qui a
créé des lois de financement de la sécurité sociale, la
loi organique du 2 août 2005 en prenant modèle sur la
LOLF a introduit ce champ au sein d’une culture de
résultat et de la transparence.
Parallèlement à ces évolutions, le regard porté par
les citoyens sur les dépenses et les recettes publiques
s’est modifié. L’argent se faisant rare, ils se montrent
indéniablement plus réceptifs à la question du contrôle
des deniers publics, plus intéressés qu’autrefois par
l’usage qui en est fait, plus sensibles donc au thème du
contrôle de la dépense et à son corollaire, l’utilisation
des prélèvements obligatoires. Par voie de conséquence,
dans les attentes à ce sujet, deux logiques viennent
dorénavant se côtoyer : la première, d’essence plutôt
politique place au premier plan la transparence financière, la lisibilité des budgets et des comptes publics ;
la seconde, d’essence plutôt économique, qui se montre
quant à elle essentiellement préoccupée par la rationalisation, l’efficacité et la performance de la gestion
de l’argent public, favorise dans les esprits la montée
d’une culture du contrôle et de la gestion des fonds
publics, et cela au-delà du cercle restreint des décideurs
politiques et des gestionnaires.
Finances publiques :
un avenir incertain
Les finances publiques sont appelées à s’inscrire
de plus en plus dans un univers transformé par plusieurs chocs majeurs : celui de la globalisation déjà très
présent­, celui de la démographie(11) et des mouvements
de population qui s’amplifieront d’ici à 2050, celui de
l’automatisation qui inquiète déjà, celui de la sécurité
qui concerne aussi bien la police que la défense, la santé
ou la protection de l’environnement, celui de la métropolisation(12) qui oblige à repenser l’organisation de tous
les grands services publics, celui enfin du numérique
qui irrigue l’ensemble de la société et qui s’incarnera
inéluctablement dans des territoires intelligents. Autant
(11) D’ici à 2050 l’on prévoit 10 milliards d’habitants sur la
planète, dont le quart sur le continent africain.
(12) Bouvier M. (2016), « La métropolisation, le numérique et
la mondialisation : une société sans État ? », Revue Française de
Finances Publiques, n° 133.
de chocs qui se combinent pour n’en faire qu’un seul
dont les conséquences financières seront colossales
et pour lesquelles il faudra d’importantes ressources.
Or, dans le même temps, le développement du numérique et de la mondialisation est en mesure de menacer
directement la source de financement essentielle du
secteur public que constitue l’impôt. L’érosion des bases
fiscales résultant de l’évasion pratiquée par certains
contribuables n’est certes pas nouvelle même si elle a été
amplifiée au niveau international par la globalisation des
échanges. Là n’est pas le cœur du problème. L’essentiel
réside dans l’incapacité d’identifier clai­rement un projet
pour une société de l’interconnexion, une société constituée d’une infinité d’individus qui peuvent échanger
aisément et gratuitement des informations d’un bout à
l’autre de la planète ainsi que d’entreprises petites ou
grandes qui évoluent dans un monde sans contrainte.
Cette situation nouvelle est particulièrement dangereuse
pour la fiscalité, elle l’est aussi à terme pour l’ensemble
du secteur public.
Il y a plus. Cette société des internautes encore
à l’état naissant est aussi une société sans politique
qui tranche avec la société traditionnelle. Le « vieux
monde » semble compliqué à vivre, les contribuables
ont de plus en plus le sentiment qu’ils n’en ont pas pour
leur argent, surtout lorsque les années passent et que
la soutenabilité des finances publiques n’est toujours
pas au rendez-vous. Il en résulte une perte de sens et
de légitimité de l’impôt dont la fonction budgétaire pas
plus que celle de justice sociale ne semblent remplies.
À la différence des trente années de reconstruction
et de développement de l’économie qui ont suivi la
Seconde Guerre mondiale, il n’est proposé aucun
grand projet de restructuration de la société, aucun
nouveau modèle politique et économique. Ainsi, alors
que l’impôt paraissait parfaitement justifié et légitime
il y a encore cinquante ou soixante ans, il n’en est plus
de même aujourd’hui. Les avis sont de plus en plus
partagés et la mobilité internationale des individus
et des entreprises accentue cet éloignement vis-à-vis
de la fiscalité tout en en favorisant l’évitement. Il se
produit une déterritorialisation(13), un nomadisme
des contribuables et de la matière imposable, une
évanescence des frontières(14) qui s’accentue de jour
en jour. Une évolution à laquelle sont confrontées des
(13) Deleuze G., Guattari F. (1972) L’anti Œdipe, Paris, Éd. de
Minuit.
(14) Amhilat-Szary A. L. (2015), Qu’est-ce qu’une frontière
aujourd’hui ? Paris, PUF.
CAHIERS FRANÇAIS N° 396
19
DOSSIER - DES FINANCES PUBLIQUES EN TRANSITION
administrations fiscales encore sédentaires et un droit
fiscal qui semble parfois pétrifié devant ces mutations
et encore largement figé dans le XXe siècle(15).
modèle de société. La montée en puissance de territoires
intelligents, urbains et ruraux, ne peut qu’amplifier une
telle évolution.
Ce ne sont pas les formes les plus visibles et parfois
spectaculaires des délocalisations de la matière imposable de certaines entreprises et de riches contribuables
auxquelles on fait allusion. L’essentiel est dans une
forme moins visible et bien plus redoutable, celle que
pratiquent les grandes entreprises du numérique et
qui pourrait bien s’étendre dans le futur à l’ensemble
des activités entrepreneuriales. Cette déterritorialisation remet fondamentalement en cause les cadres
fiscaux, juridiques et administratifs, habituels. Elle les
menace directement et en fait apparaître la faiblesse
et la fragilité.
Dans les toutes prochaines années, les finances
publiques et, par effet systémique, le secteur public et
les pouvoirs politiques sont donc appelés à connaître des
bouleversements sans précédent. Tout semble indiquer
que le passage vers une société sans État(16) fait d’ores
et déjà partie des futurs possibles. L’un des signaux
forts de cette évolution est le développement exponentiel d’un monde fondé sur les échanges fourmillant
d’internautes, particuliers et entreprises. Or, ce monde
forme une société certes virtuelle mais aussi bien réelle,
qui tranche avec la société traditionnelle et qui lui
est parallèle tout en la pénétrant. Il porte en germe le
passage vers un autre type de civilisation. En d’autres
termes une société nouvelle s’auto-institue, applaudie
pour sa modernité par certains mais s’érigeant aussi
dans l’ignorance ou l’indifférence des autres.
Cette forme inédite d’évasion fiscale internationale,
qui épouse souvent les dispositifs les plus classiques
d’évitement de l’impôt tout en en décuplant les effets, se
surajoute à l’économie souterraine nationale, laquelle se
présente parfois sous la forme de l’économie du partage
qui prolifère dans le terreau des crises économiques et
financières. C’est ainsi que la fiscalité est agressée et
minée de l’extérieur comme de l’intérieur.
L’espace public est en ainsi en pleine mutation. Il
change de sens sous l’impact du développement d’entreprises et de citoyens qui se déplacent dans une sorte
de monde parallèle, virtuel, qui tend à s’appuyer sur
une réorganisation des territoires à travers des réseaux
de métropoles. Des métropoles qui, en se développant
comme des nœuds de pouvoirs politiques et économiques, pourraient bien constituer l’embryon d’un futur
(15) On soulignera ici les efforts importants que fait l’OCDE
pour tenter de juguler l’évasion fiscale internationale. On pense
notamment ici aux propositions figurant dans le cadre du BEPS.
20
CAHIERS FRANÇAIS N° 396
Il y a là un défi majeur qu’il convient de relever
autrement que par des réponses qui, si elles ont pu
être efficaces autrefois, le seront de moins en moins.
Compte tenu du phénomène continu d’érosion des bases
d’imposition c’est un « nouveau monde » sans réelle
centralité qui se dessine : une plongée dans l’inconnu,
un basculement pour l’instant incontrôlé vers une autre
galaxie est en train de se produire.
(16) Bouvier M. (1986), L’État sans politique, Paris, LGDJ (préface du doyen G. Vedel).
L’ENJEU
DE LA CONCURRENCE
EN FRANCE,
LE CAS DES SERVICES
Vincent Aussilloux
Directeur du département économie, France Stratégie
Lionel Janin
Expert référent, France Stratégie
Le degré de concurrence sur les marchés est un paramètre tout à fait fondamental du bon
fonctionnement de l’économie. Dans le domaine des biens marchands, le commerce international contribue depuis longtemps à organiser la production par une mise en concurrence
des acteurs à l’échelle internationale ; dans le domaine des services, les questions de
concurrence peuvent sembler avant tout une question nationale. Pourtant, la compétitivité
dépend aussi du bon fonctionnement des marchés des services, même lorsqu’ils ne sont pas
exposés à la concurrence internationale, car ils sont imbriqués à l’activité de production
des secteurs exposés via différents canaux. L’approche comparative montre que la France
souffre, dans certains services, d’un déficit de concurrence ayant conduit à des hausses
des prix conséquentes. L’action publique peut aider à faire baisser le niveau des prix dans
ces secteurs et réduire les éventuelles situations de rente au bénéfice du pouvoir d’achat,
de la croissance et de l’emploi.
C. F.
Dans le débat public, la concurrence est parfois parée
de toutes les vertus ou perçue au contraire comme source
de tous les maux. Elle correspond très simplement au
jeu auquel se livrent différentes entreprises sur un même
marché pour fournir un bien ou un service à une demande
elle-même plus ou moins diversifiée. L’amélioration des
conditions de concurrence constitue un outil de politique
économique, qui traduit en termes concrets les principes
de liberté du commerce et de liberté d’entreprendre. Elle
peut conduire à la baisse des coûts et des prix, à l’amélioration de la qualité et de la variété de la production
et, dans certains cas, à un surcroît d’innovation. Elle
nécessite un encadrement par la puissance publique,
qu’exercent notamment des autorités de la concurrence.
Son importance au bon fonctionnement des marchés
et de l’économie en général, notamment son caractère
libre et non faussé, a conduit à l’inscrire dans les traités
européens, selon des formulations reprises sans discontinuité depuis le traité de Rome de 1957.
Pour les biens échangeables, le plus souvent industriels et agricoles, ouverts au commerce international,
la concurrence s’exerce fréquemment à l’échelle mondiale ou au moins européenne. Dès lors, la position et la
spécialisation de l’industrie française se retrouvent dans
les échanges commerciaux internationaux : exportatrice
dans l’aéronautique par exemple, importatrice pour les
produits de l’habillement. L’importance de la concurrence sur les marchés des services, souvent locaux, a fait
l’objet d’une attention plus récente des pouvoirs publics.
Avec les services publics (éducation, santé, justice, sécurité…), ils sont étroitement imbriqués avec l’activité de
production de marchandises. Le bon fonctionnement de
la concurrence dans ces secteurs est également essentiel
pour qu’ils ne bénéficient pas de rentes indues qui, en
CAHIERS FRANÇAIS N° 396
21
DOSSIER - L’ENJEU DE LA CONCURRENCE EN FRANCE, LE CAS DES SERVICES
À un niveau très général, en ne distinguant qu’entre
industrie et services, on constate qu’en France, à la différence de l’Allemagne, les prix ont fortement augmenté
dans ce deuxième secteur depuis 2000 : de 25 % contre
1 % pour l’industrie hors construction (graphique 1).
Graphique 1. Industrie et services : prix de la valeur
ajoutée (base Ameco)
France
130
120
110
100
90
2014
2013
2011
2012
2010
2008
2009
2007
2005
2006
2003
2004
2001
2002
2000
80
Industrie (hors construction) France
Services France
Industrie France
Source : AMECO – Commission européenne
22
CAHIERS FRANÇAIS N° 396
120
110
100
90
2013
2014
2012
2010
2011
2008
2009
2007
2006
2005
2004
80
2003
Un déficit global de concurrence dans
les services
130
2002
La compétitivité de la France – et donc sa capacité
à fournir un meilleur niveau de vie et des emplois
à la population – est ainsi largement dépendante du
bon fonctionnement des marchés des services. Des
réformes visant à l’améliorer peuvent être envisagées
afin de poursuivre deux objectifs principaux : d’une
part, limiter les hausses des prix dans certains secteurs,
qui érodent à la fois les gains de compétitivité et de
pouvoir d’achat ; d’autre part, favoriser l’augmentation
de la productivité, qui est gage de croissance et de gains
de pouvoir d’achat sans inflation, dans un contexte où
cette productivité augmente moins vite que par le passé
dans les secteurs de services.
Allemagne
2000
2001
poussant les prix vers le haut, pénaliseraient les secteurs
plus exposés à la concurrence internationale.
Industrie (hors construction) Allemagne
Services Allemagne
Industrie Allemagne
L’AUTORITÉ DE LA CONCURRENCE
L’Autorité de la concurrence est l’autorité administrative
indépendante chargée en France de veiller au respect du
droit de la concurrence, principalement la lutte contre les
ententes et les abus de position dominante de la part des
entreprises ainsi que le contrôle des concentrations (les
fusions et acquisitions d’entreprises). Elle veille à l’exercice
d’une concurrence libre et non faussée sur les marchés
français, en lien avec les autres autorités de concurrence
en Europe et la Commission européenne pour les affaires
relevant de l’échelle communautaire. Elle constitue l’un des
outils principaux d’intervention de la puissance publique
dans la régulation de la concurrence, dotée de pouvoirs
de sanction significatifs (jusqu’à 10 % du chiffre d’affaires
mondial hors taxes des entreprises concernées).
Outre son activité contentieuse, l’Autorité de la concurrence est amenée, à son initiative ou à la demande du
gouvernement ou d’autres organisations, à analyser la
situation concurrentielle de certains marchés. Sur cette
base, l’Autorité de la concurrence a contribué aux débats
de prospective 2017-2027 menés par France Stratégie en
proposant un diagnostic critique(1) dans quatre secteurs :
les transports, la santé, la distribution et la normalisation/
certification.
(1) Contribution au projet 2017-2027 de France Stratégie – Autorité de la
concurrence ; francestrategie1727.fr/wp-content/uploads/2016/02/autoritexxde-la-concurrence-contribution-17-27-france-strategie-competitivite.pdf
DOSSIER -L’ENJEU DE LA CONCURRENCE EN FRANCE, LE CAS DES SERVICES
Si ce dynamisme des prix s’observe dans la plupart
des activités de services, à l’exception du secteur de
l’information-communication (graphique 2), quatre
types d’activités de service ont connu des hausses de
prix particulièrement fortes en France dans les quinze
dernières années :
- les activités immobilières (plus de 35 % depuis
2000, en lien avec la hausse des prix de l’immobilier) ;
- l’hébergement et la restauration (plus de 40 %) ;
- les « activités juridiques, comptables, de gestion,
d’architecture, d’ingénierie, de contrôle et d’analyses
techniques » ;
- et les « activités de services administratifs et de
soutien » (près de 40 %).
Graphique 2. Services principalement marchands,
Prix de la valeur ajoutée (nomenclature niveau A10)
150
140
130
120
110
100
90
80
70
dynamique résulte en partie de la moindre hausse des
prix de l’immobilier en Allemagne mais aussi de la forte
modération salariale dont a fait preuve ce pays au cours
des dernières années. À cet égard, des modifications sont
probablement en cours, liées notamment à l’instauration
d’un salaire minimum en Allemagne, mais il est trop tôt
pour en apprécier pleinement les effets.
Cette analyse fournit une première grille pour repérer des secteurs susceptibles de présenter un déficit de
concurrence, et donc d’être de bons candidats pour des
réformes sectorielles. Les secteurs et activités ainsi
identifiés recoupent très largement ceux sur lesquels
des réformes sont préconisées pour la France par les
institutions internationales (Fonds monétaire international - FMI, Commission européenne, Organisation de
coopération et de développement économiques - OCDE
notamment) et par différents rapports. Une recension
de ces recommandations conduit en effet à identifier
les activités suivantes :
- les professions du chiffre (comptables, audit…) ;
- les professions de santé (soins infirmiers à domicile, transport sanitaire, pharmacie) ;
- les plateformes portuaires ;
- les hôtels, cafés, restaurants ;
- le commerce, soumis aux commissions départementales d’aménagement commercial ;
- le commerce des pièces détachées automobiles ;
- le transport routier ;
- les architectes.
14
13
20
12
20
11
20
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20
02
20
01
20
20
20
00
60
Services principalement marchands
Limiter les augmentations de prix
et améliorer la productivité
Commerce de gros et de détail, transports, hébergement et restauration
Information et communication
Activités financières et d’assurance
Activités immobilières
Activités scientifiques et techniques ; services administratifs et de soutien
Autres services
Source : INSEE, comptes nationaux.
Quand on compare à l’Allemagne sur la période 20002011, des sous-secteurs comme les télécommunications,
les transports et l’entreposage, la réparation d’automobiles
et de motocycles, les activités pour la santé, les activités
des ménages employeurs ressortent également (graphique
3) (pour l’évolution récente dans le secteur des télécommunications, voir infra). Même si les prix n’y ont pas
autant augmenté que dans les secteurs précédents, ils
y ont été beaucoup plus dynamiques en France qu’en
Allemagne, où ils ont parfois baissé sur la période. Cette
Les principaux leviers permettant d’améliorer le
jeu concurrentiel sont les suivants :
- la pression concurrentielle sur les marges, afin de
réduire les niveaux de prix excessifs qui seraient liés à
des situations de rente ; la bonne diffusion d’information
sur la qualité et sur les prix s’inscrit dans cette logique ;
- la limitation des barrières à l’entrée pour élargir
l’offre et favoriser l’adoption des innovations ;
- la facilité des sorties (faillites notamment) pour
faire place aux producteurs plus efficaces ;
- la mobilisation de financements pour favoriser la
réallocation des ressources.
Au-delà de mesures spécifiques à chaque secteur, des
mesures transversales qui touchent différents secteurs
s’inscrivent également dans cette logique tendant à
augmenter la liberté d’action des acteurs économiques.
CAHIERS FRANÇAIS N° 396
23
DOSSIER - L’ENJEU DE LA CONCURRENCE EN FRANCE, LE CAS DES SERVICES
Elles constituent autant de mises en œuvre concrètes
des leviers décrits précédemment :
- la révision des qualifications exigées pour certains
actes et procédures, comme la certification de documents, copies authentiques, etc. dont la réalisation est
réservée à certaines professions ou comme les qualifications exigées pour certains services professionnels(1);
- l’ouverture de la possibilité d’action collective
(« class action ») par les petites et moyennes entreprises (PME) à l’encontre de leurs fournisseurs (ou
distributeurs) comme la loi le permet désormais pour
les particuliers via les associations de consommateurs ;
- la révision des codes de déontologie et ordres
professionnels, pour favoriser la concurrence en limitant
les barrières à l’entrée ;
- la suppression de l’adhésion obligatoire à la
chambre de commerce financée par la taxe ;
- la suppression des interdictions légales de publicité
et l’autorisation de toutes formes juridiques pour les
professions réglementées, comme les professions du
droit, du chiffre, les architectes, les pharmacies et les
professions de santé ;
- la réduction du caractère limitatif des baux
commer­ciaux sur le type d’activité ;
- la suppression des clauses de réévaluation automatique des prix dans les contrats privés, comme, par
exemple, la réévaluation glissante des frais de syndic
indépendamment de l’inflation ;
- l’affichage de paniers de prix standards pour les
(1) Sur ce dernier point, la comparaison avec l’Allemagne est
plutôt favorable à la France.
24
CAHIERS FRANÇAIS N° 396
services dont les diverses options tarifaires ne permettent pas une comparaison des prix, par exemple
pour les services bancaires, les services téléphoniques
et les mutuelles, afin d’accroître la transparence de
l’information.
Les actions législatives récentes
visant à améliorer la concurrence
La loi pour la croissance, l’activité et l’égalité
des chances économiques du 6 août 2015, dite loi
« Macron », constitue la dernière loi en date visant à
améliorer les conditions de concurrence sur différents
marchés des services. Elle s’inscrit en partie dans la suite
de lois antérieures qui visaient également cet objectif,
par exemple la loi de modernisation de l’économie,
adoptée en 2008. Deux champs d’application de la loi
peuvent être mentionnés à titre d’exemple.
La loi a notamment conduit à libéraliser le transport
régulier interurbain de voyageurs par autocar en France
pour toute liaison supérieure à 100 kilomètres. Début
octobre, près de 5 millions de passagers ont été transportés sur ces nouvelles liaisons, au nombre de 1 100
environ, qui n’ont pas d’alternative directe en transport
collectif terrestre pour la moitié d’entre elles. Ce dernier
point traduit l’élargissement de l’offre de transport
résultant des autocars, sans cannibalisation avérée de
l’offre ferroviaire. Cette ouverture à la concurrence a
permis au consommateur de bénéficier d’offres peu
onéreuses, dont les tarifs sont plus bas que les offres
ferroviaires classiques ou de covoiturage. Le nombre
DOSSIER -L’ENJEU DE LA CONCURRENCE EN FRANCE, LE CAS DES SERVICES
Graphique 3. Évolution des prix en France par rapport à l’Allemagne dans les services et l’industrie (2000-2011)
Télécommunications
Autres activités spécialisées, scientifiques et ...
Transports et entreposage
Activités des ménages en tant qu’employeurs
Commerce, réparation d’automobiles et de ...
Activités pour la santé humaine
Activités juridiques, comptables, de gestion...
Hébergement médico-social et social et action ...
Enseignement
Activités informatiques et services d’information
Administration publique et défense - sécurité ...
Activités de services administratifs et de soutien
Hébergement et restauration
Autres activités de services
Arts, spectacles et activités récréatives
Recherche-développement scientifique
Édition, audiovisuel et diffusion
Industrie manufacturière
25 %
25 %
23 %
23 %
23 %
22 %
18 %
18 %
17 %
17 %
17 %
11 %
8%
0%
-1 %
-3 %
-13 %
-14 %
-20 % -15 % -10 % -5 % 0 %
5 % 10 % 15 % 20 % 25 % 30 %
Source : OCDE, base STAN Industrie et Services.
d’opérateurs est passé de cinq à trois en moins d’un
an, correspondant à une rationalisation de l’offre sur
un marché très concurrentiel. Cette évolution traduit
l’adaptation progressive des conditions de concurrence,
après le choc lié à la libéralisation du marché.
Un second champ de réforme portée par la loi
Macron est celui des professions réglementées, dont
l’entrée en vigueur est intervenue au 1er mars 2016. Elle
prévoit des baisses des tarifs de certaines professions
réglementées, notamment les greffiers des tribunaux
de commerce, des notaires et des huissiers de justice,
le développement de l’interprofessionnalité pour les
professions du droit et du chiffre, au sein de sociétés
pluri-professionnelles d’exercice, ainsi qu’une liberté
d’installation accrue des professions réglementées du
droit, dans certaines zones.
Ces modifications législatives illustrent à la fois
le nombre de barrières à l’entrée et de restrictions de
concurrence qui peuvent exister mais également le
niveau de détail dans lequel elles doivent entrer, pour
tenir compte de conditions de concurrence différentes
sur le territoire ou des risques de dégradation de l’offre,
en l’absence de contrôle. Il s’agit donc dans tous les
cas de libéralisation partielle, visant à corriger des
défauts du jeu concurrentiel tout en limitant les effets
secondaires.
Un exemple atypique de l’impact
de la concurrence : le secteur des
télécommunications
Le secteur des télécommunications fait l’objet d’une
régulation par une autorité administrative indépendante,
l’Autorité de régulation des communications électroniques et des postes (Arcep). Cette intervention de la
puissance publique traduit une caractéristique économique des réseaux de télécommunication : la présence
de segments consistant en des monopoles naturels,
goulots d’étranglement contrôlés par une entreprise,
qu’il serait très inefficace de dupliquer, et pour lesquels
l’application des règles générales de concurrence ne
serait pas souhaitable. Cette situation correspond également à celle qui prévaut pour les marchés de l’énergie
ou pour le secteur ferroviaire.
Historiquement gérés en France par des monopoles
publics, ces secteurs ont été progressivement ouverts à
la concurrence, dans un mouvement engagé à l’échelle
européenne et depuis 1998 en France dans le cas des
CAHIERS FRANÇAIS N° 396
25
DOSSIER - L’ENJEU DE LA CONCURRENCE EN FRANCE, LE CAS DES SERVICES
télécoms. Cette ouverture des segments de marché sur
lesquels la concurrence peut jouer s’accompagne d’un
accès aux « infrastructures essentielles » qu’il serait
inefficace de répliquer, ainsi que d’obligations de
service universel, pour assurer les missions de service
public (couverture du territoire, péréquation tarifaire,
tarifs sociaux par exemple). C’est ainsi que France
Télécom, devenu Orange, a dû ouvrir l’accès à une
partie de son réseau (la boucle locale correspondant
globalement au dernier kilomètre jusqu’à l’abonné)
à des opérateurs concurrents.
Cette ouverture à la concurrence a favorisé le rééquilibrage des prix par rapport à la structure de coûts,
sous la forme d’une hausse de l’abonnement et d’une
baisse du coût des communications, jusqu’à conduire
à une explosion des usages grâce au développement
des offres dites « illimitées » à des prix attractifs,
qui reflètent le coût marginal pratiquement nul des
communications téléphoniques ou par internet. Elle
a aussi favorisé l’innovation, notamment le développement des « box » ADSL et des offres multiservices
(« triple play » : offre regroupant téléphone, télévision
et haut débit), qui ont structuré le développement de
l’internet à haut débit en France.
Dans le cas des marchés mobiles, la dynamique
concurrentielle est différente. Du fait de la rareté des
fréquences disponibles, il est nécessaire d’attribuer un
nombre limité d’autorisations d’usage, qui font l’objet
d’une redevance. En 2001, seules 3 des 4 licences 3G
disponibles avaient été attribuées, la dernière licence
n’ayant pas trouvé preneur au prix fixé à l’époque
(619 millions d’euros). Le marché de la téléphonie
mobile en France a donc pris la forme d’un oligopole à
trois opérateurs. Il en est résulté un marché peu concurrentiel, se traduisant notamment par des prix élevés,
des offres peu attractives à l’attention des clients à
faible consommation et des marges importantes. Cette
situation concurrentielle insatisfaisante a été renforcée
par l’entente illicite mise en place par les opérateurs,
sous la forme d’échange d’informations sur leurs parts
de marché respectives. Malgré l’imposition d’une
sanction record à l’époque de 534 millions d’euros
par l’Autorité de la concurrence, la situation concurrentielle a peu évolué jusqu’à récemment.
Avec l’attribution d’une quatrième licence, le marché a alors connu une modification radicale à partir de
janvier 2012. En quelques années, les prix des offres
mobiles ont connu une baisse de près de 50 % alors
26
CAHIERS FRANÇAIS N° 396
que le volume des communications augmentait de
50 %. Le marché s’est également transformé avec le
fort développement des offres sans engagement et sans
terminal subventionné par l’opérateur. Les consommateurs ont été les grands gagnants de cet accroissement
de la concurrence, tandis que les revenus des opérateurs baissaient d’environ 25 % entre 2011 et 2015.
Cette réorganisation spectaculaire est une illustration,
sur un marché bien particulier car régulé, des effets
substantiels d’un accroissement de la concurrence.
Les transformations liées
au numérique
Le panorama de la concurrence dans les services
en France connaît des évolutions récentes importantes en lien avec le numérique. Comme il a été
indiqué précédemment, les questions de certification
des professionnels, la disponibilité d’information sur
les tarifs et les barrières à l’entrée liées à un numerus
clausus constituent autant de restrictions à l’exercice
de la concurrence qui peuvent être revisitées à l’ère
numérique. Sans prétendre tracer un tableau complet
des transformations des conditions de concurrence en
lien avec le numérique, on peut en souligner quelques
caractéristiques à partir d’exemples.
Le marché des taxis constitue l’un des exemples
emblématiques des professions réglementées, où des
réglementations inadaptées donnent lieu à des inefficacités. La capacité des pouvoirs publics à modifier
l’organisation de ce marché reste limitée, comme
en témoignent les rapports appelant à modifier le
régime applicable, depuis le rapport Armand-Rueff
de 1960 jusqu’au rapport Attali en 2008, sans modification significative du contingentement du nombre
de licences de taxis.
La situation a récemment fortement évolué avec
le développement accéléré des véhicules de transport
avec chauffeur (VTC). Le développement de cette
offre complémentaire à l’offre de taxi traditionnelle
repose notamment sur l’exploitation des technologies
numériques qui simplifient les transactions et résolvent
les problèmes inhérents à cette activité : localisation
de l’offre et de la demande et rapprochement optimisé
des deux, suivi du trajet, qualité de la conduite et du
service, transaction, qui tous peuvent être contrôlés
par les outils numériques (smartphones du client
et du chauffeur connectés à une plateforme). Sans
DOSSIER -L’ENJEU DE LA CONCURRENCE EN FRANCE, LE CAS DES SERVICES
négliger les questions fiscales ou sociales posées par
ces nouvelles organisations, on se bornera ici à noter
la capacité des outils numériques à lever nombre de
barrières à l’entrée sur des marchés traditionnels.
Un second exemple concerne le marché de l’hébergement touristique. Dans ce cas, le développement de
plateformes de réservation en ligne a permis d’augmenter fortement l’offre, en diminuant drastiquement
les frais de transaction et en apportant des assurances,
notamment sur le paiement, aux parties prenantes.
Cette augmentation de la concurrence vis-à-vis des
hôtels et de l’hébergement traditionnel soulève là
encore des questions fiscales et réglementaires. Sans
se prononcer sur ces débats, toujours en cours, on se
limitera une fois de plus à noter que les outils numériques permettent d’élargir l’offre en mettant sur le
marché des services auparavant inaccessibles, du fait
des coûts de transaction trop élevés, comme le temps
passé à identifier avec qui faire affaire et s’assurer de
sa réputation.
Alors que les développements concurrentiels traditionnels venaient d’une modification réglementaire
(cas de la libéralisation des autocars) ou de l’entrée
d’un nouvel acteur (téléphonie mobile, nécessitant
des investissements matériels conséquents), les
modifications des conditions de concurrence liées au
numérique proviennent surtout de l’extension spectaculaire des capacités de transaction. Elles permettent
à de nouvelles solutions pour fournir un service et à
de nouveaux « modèles d’affaires » d’émerger. C’est
ainsi que le covoiturage devient un concurrent crédible,
sur certains trajets, du transport ferroviaire. Cette
pression concurrentielle nouvelle a conduit la SNCF
à compléter ses offres en proposant des solutions « de
porte à porte » incluant le transport routier en début
ou fin de voyage.
●●●
La situation concurrentielle de secteurs longtemps
considérés comme protégés de la concurrence internationale connaît des évolutions contrastées du fait
notamment d’évolutions réglementaires et technologiques. Si les dernières années se sont traduites par
des augmentations des prix, notamment par rapport
à l’Allemagne, ce qui a contribué à creuser un écart
de compétitivité avec la France, des évolutions législatives et réglementaires ont conduit dans certains
domaines à des évolutions parfois spectaculaires des
conditions de concurrence (télécoms, transport aérien).
Au-delà des prix, les modifications des conditions de
la concurrence se sont également traduites par des
améliorations visibles de la qualité du service et le
développement de nouveaux services (autocar). Enfin,
parce que la prestation de services repose souvent
sur des questions de confiance, de rencontre entre
l’offre et la demande, de qualité du service, donc
d’une utilisation stratégique de certaines informations,
la transition numérique en cours contribue d’ores
et déjà à en modifier substantiellement l’organisation dans des secteurs jusque-là peu bousculés par la
concurrence : taxis, hôtels, enseignement et demain
probablement la santé.
CAHIERS FRANÇAIS N° 396
27
REPLACER LES ACTEURS
DE TERRAIN AU CŒUR
DE LA FORMATION
PROFESSIONNELLE INITIALE
René Lasserre
Directeur du Centre d’information et de recherche sur l’Allemagne contemporaine (CIRAC)
Les performances de la formation professionnelle initiale en France sont loin d´être satisfaisantes, malgré des tentatives diverses d´améliorer le système. Dans cette situation, il peut
être intéressant de chercher un « benchmark » étranger permettant de dégager quelques
lignes directrices de réforme. L´Allemagne possède un modèle qui se distingue pro­fon­dément
du système français, ses résultats en termes de qualification et d´insertion paraissent largement supérieurs. Le modèle allemand est basé sur une gouvernance partenariale fondée
sur le principe de subsidiarité avec une stricte séparation institutionnelle et fonctionnelle
entre formation scolaire générale et professionnelle initiale. L´entreprise y est au cœur d´un
système conçu comme un processus d´investissement en ressources humaines.
C. F.
Les médiocres performances de la formation professionnelle initiale constituent en France le talon d’Achille
de la performance économique et de la cohésion sociale.
Elles sont tout d’abord à la source d’un déficit endémique de main-d’œuvre qualifiée dans la plupart des
secteurs de l’activité productive et des services marchands, et constituent en cela un handicap majeur de
compétitivité et d’innovation pour les entreprises et
les branches professionnelles. Plus lourdes encore en
sont les conséquences futures en ce qu’elles génèrent,
à travers un chômage massif et durable des nouvelles
générations, une spirale de précarité, d’appauvrissement
et de déclassement social à grande échelle.
Dans cette perspective, la comparaison avec
l’Allemagne­, notre principal partenaire européen,
s’impose comme élément de référence incontournable :
supériorité des performances du système allemand de
formation duale en entreprise à la fois en termes de
qualification et d’insertion, efficacité de son modèle
de gouvernance partenariale fondé résolument sur
le principe de subsidiarité qui place les acteurs de
terrain les plus directement concernés (qu’ils soient
28
CAHIERS FRANÇAIS N° 396
professionnels, dans l’entreprise et la branche, ou
responsables territoriaux au plan local et régional) au
centre du pilotage et de la gestion effective du système.
Les pouvoirs publics et les organismes professionnels
centraux se concentrent pour l’essentiel à l’existence
d’un cadre de régulation concerté à valeur référentielle.
Un tel système est très éloigné du dispositif français
de formation professionnelle initiale où prédomine
un pilotage étatique, à travers la primauté d’un en­sei­
gnement professionnel délivré pour une très large part en
milieu scolaire et placé sous la gestion directe de l’État
ou sous sa tutelle omniprésente dans le cas spécifique
des formations en alternance et de l’apprentissage en
entreprise. Dans ce dispositif, l’entreprise et les partenaires sociaux ne jouent qu’un rôle essentiellement
consultatif et, à bien des égards, supplétif.
Ce constat suffit à lui seul, par contraste, à considérer le système de formation duale en vigueur en
Allemagne, ainsi que dans d’autres pays européens de
culture rhénane, comme un modèle de référence qui a
fait ses preuves et dont la France pourrait s’inspirer avec
DOSSIER - REPLACER LES ACTEURS DE TERRAIN AU CŒUR DE LA FORMATION PROFESSIONNELLE INITIALE
profit, à la fois pour répondre au défi de l’intégration
sociale des jeunes, et redresser une économie étouffée
par le sous-emploi. Ce qui ne signifie nullement, du fait
d’un contexte culturel et social différent, de chercher
à le transposer terme à terme, mais commande tout au
moins de s’inspirer pragmatiquement de ses principes
organiques de gouvernance les plus opératoires.
Le principe de subsidiarité
et ses applications dans le système
allemand
Le système de formation duale qui prévaut dans la
presque totalité des secteurs d’activité de l’économie
allemande et qui fait de l’entreprise le principal opérateur et le maître d’œuvre principal de la formation
professionnelle des apprentis est l’un des exemples
les plus significatifs de l’application du principe de
subsidiarité tel qu’il est pratiqué en Allemagne dans de
vastes secteurs de la vie publique, économique, sociale
et culturelle. Ce principe repose sur l’idée de base selon
laquelle la responsabilité d’une action d’intérêt général,
lorsqu’elle est considérée comme nécessaire, revient
à l’entité compétente la plus proche de ceux qui sont
directement concernés par cette action (1).
Au service d’un principe
Au plan socio-économique, la subsidiarité s’exprime
principalement à travers le principe constitutionnel de
l’autonomie contractuelle (Tarifautonomie) des parte-
(1) Pour important et significatif qu’il soit, le champ de la formation professionnelle est loin d’être le seul champ de prédilection
d’un principe de subsidiarité qui, en Allemagne, s’applique en tout
premier lieu, et fondamentalement aux entités territoriales, avec le
fédéralisme, et cela à travers la répartition des compétences entre
la Fédération et les Länder, ainsi que par la souveraineté culturelle (Kulturhoheit) et éducative intangible de ces derniers, sans
oublier, à l’échelon local, le principe de l’auto-administration des
communes (Art. 28 § 2 de la Loi fondamentale).
naires sociaux (Art. 9 § 3 LF) qui garantit conjointement
aux organisations patronales et syndicales, une liberté
pleine et entière, hors de toute intervention des pouvoirs
publics, de négociation des conditions de rémunération,
d’emploi et de travail dans toutes les branches d’activité (2). Enfin, le tableau de la subsidiarité sociale serait
incomplet sans la mention de son domaine d’application, historiquement précurseur, que fut le système
bismarckien de protection sociale qui institua dans
les années 1880 des caisses légales de Sécurité sociale
ouvrières gérées paritairement. Ce dispositif pionnier
fut étendu en 1911 à tous les employés. Refondé dans
les années 1950 et généralisé depuis lors, il constitue
aujourd’hui le principal pilier de l’État social.
Pour en revenir à la sphère éducative proprement dite,
incluant la formation délivrée en milieu scolaire sous ses
différentes formes (primaire, secondaire ou supérieur) et
la formation professionnelle initiale, il convient de préciser que l’application du principe de subsidiarité implique,
au nom du principe de capacité et de compétence, une
stricte séparation de responsabilité institutionnelle. Et ce,
entre d’un côté la formation scolaire générale délivrée
par le système éducatif relevant du pouvoir exclusif des
Länder, et de l’autre la formation professionnelle initiale
relevant de la sphère productive. En cela cette dernière
relève juridiquement de la législation économique et
sociale commune, et en pratique ressortit prioritairement
de la responsabilité de l’entreprise formatrice. C’est en
effet à celle-ci, dès lors qu’elle en remplit les conditions,
qu’il revient de définir les objectifs, d’assurer les moyens
et de mettre en œuvre sous sa propre responsabilité la
formation, et ce en application de la Loi fédérale sur la
formation professionnelle.
(2) C’est ainsi qu’en Allemagne l’essentiel de la régulation
sociale de terrain intervient par voie de conventions collectives de
branche ou d’accords d’entreprise négociés par les partenaires sociaux, l’État n’assurant que les garanties de base de l’ordre public
social par la législation du travail.
L’ALLEMAGNE ET LE PRINCIPE DE SUBSIDIARITÉ
La notion de subsidiarité irrigue l’histoire politique et sociale allemande depuis plus d’un siècle et demi : elle a pris corps
et s’est affirmée principalement dans la doctrine sociale de l’Église catholique allemande au milieu du XIXe siècle avant
de trouver un large écho à travers l’Encyclique « Rerum novarum » promulguée en 1891 par le Pape Léon XIII. Après avoir
inspiré fortement la politique sociale bismarckienne et weimarienne, elle a été totalement éclipsée par le nazisme, puis
consacrée constitutionnellement dans la Loi fondamentale (LF) de 1949 comme l’un des fondements de l’État de Droit et
de l’économie sociale de marché de la République fédérale. Plus récemment, dans le traité de Maastricht, le principe
de subsidiarité a été érigé, notamment à la demande expresse des Länder allemands, comme fondement de l’intervention législative de l’Union européenne (UE) et se trouve désormais garanti par l’article 5 du traité de l’Union européenne.
CAHIERS FRANÇAIS N° 396
29
DOSSIER - REPLACER LES ACTEURS DE TERRAIN AU CŒUR DE LA FORMATION PROFESSIONNELLE INITIALE
À cette séparation fonctionnelle du secteur éducatif
entre formation générale et professionnelle correspondent des modes de régulation et de gestion distincts :
- la formation scolaire générale (Allgemeinbildung)
relève, selon la Constitution, de la compétence exclusive
des Länder et incombe, tant pour son organisation, ses
programmes, son fonctionnement et son financement à
la responsabilité du ministère régional de chaque Land ;
- la formation professionnelle initiale
(Berufsbildung) relève principalement, par la prééminence de son contenu professionnel et, dans sa mise en
œuvre concrète, de la responsabilité de l’entreprise, en
application des plans de formation définis conjointement
par le ministère fédéral de la Formation professionnelle et les partenaires sociaux pour chacun des 330
métiers reconnus au plan national. Cette responsabilité
de l’entreprise est non seulement pédagogique, mais
également financière. Et ce pour la prise en charge aussi
bien des dépenses de fonctionnement et d’équipement
liés à la formation au sein de l’entreprise, que pour la
rémunération des apprentis qu’elle recrute sur contrat
et dont elle définit souverainement l’effectif pendant
les trois ans de formation. À côté de la rémunération
des apprentis, qui est fixée par la convention collective
de branche à environ 50 % du salaire conventionnel
minima, l’entreprise supporte également le coût salarial
des formateurs et tuteurs qu’elle emploie ou mobilise
sur ses effectifs pendant la formation (3).
Impliquer les corps intermédiaires publics
et privés
On le voit : tant par sa fonction de pilotage dans la
mise en œuvre du contenu de la formation, que par la
prise en charge de son organisation et d’une part prédominante de son coût, l’entreprise est en Allemagne au
cœur d’un dispositif conçu comme un véritable processus
d’investissement en ressources humaines. L’engagement
de l’entreprise dans l’apprentissage lui permet de renouveler son personnel et de lui transmettre un potentiel de
compétences qu’elle pourra rapidement valoriser, tandis
que pour les jeunes il offre une voie d’intégration sociale
et de réussite. Plus largement l’apprentissage contribue
au développement continu du potentiel de qualification
et d’innovation des différentes branches professionnelles.
(3) Le coût total annuel brut moyen d’un apprenti s’établit, pour
l’entreprise, toutes branches confondues, à une moyenne d’environ
15 700 euros. La partie scolaire de la formation, qui ne représente
qu’environ 20 % du temps de formation, incombe à l’école professionnelle locale (Berufsschule) et est à la charge de chaque Land
pour un coût annuel moyen de l’ordre de 2 200 euros.
30
CAHIERS FRANÇAIS N° 396
Ce pilotage par l’entreprise qui se situe au plus près
de la sphère de production et des besoins du marché,
n’implique nullement, comme on l’affirme souvent, une
atomisation de l’effort de formation, pas plus qu’il ne
conduit à l’hétérogénéité des qualifications transmises
voire à l’exploitation ou à la précarisation d’une maind’œuvre peu coûteuse. Le fait que l’entreprise soit le
maître d’œuvre principal du système sur le terrain, alors
que l’État central n’y exerce qu’une fonction de cadrage
global de type essentiellement réglementaire ne constitue
pas en soi une faiblesse systémique. Il présente au contraire
la vertu essentielle d’impliquer très largement les corps
intermédiaires publics et privés dans la régulation du système d’apprentissage, ce qui en garantit l’ancrage solide
et la légitimité profonde dans la société civile.
Cet engagement sociétal concerté au niveau des
corps intermédiaires intervient d’une part, au niveau
professionnel, à travers les organisations patronales
et syndicales, et d’autre part au niveau territorial, par
les régions, en l’occurrence les Länder fédérés et les
collectivités d’intérêt public que sont les chambres de
commerce et d’industrie ou les chambres artisanales.
Les partenaires sociaux interviennent quant à eux à
trois niveaux de régulation distincts mais décisifs :
à celui de l’entreprise en tout premier lieu, à travers
une concertation étroite entre le chef d’entreprise et le
conseil d’entreprise (Betriebsrat) élu par les salariés
et qui dispose d’un droit de codécision intangible en
matière de formation des apprentis et des personnels, à
celui de la branche professionnelle à travers les accords
périodiquement renégociés de classification professionnelle de branche qui sous-tendent les grilles de
rémunération et l’évolution des carrières, et enfin au
niveau fédéral par la participation active des organisations professionnelles centrales à la définition des
référentiels de formation. Enfin, au niveau régional et
territorial, les Länder sont partie prenante incontournables à la fois pour le pilotage direct du volet scolaire
et pour la promotion du capital humain du territoire,
tandis que pour le volet professionnel les chambres
consulaires régionales disposent, par délégation du
ministère fédéral de la Formation professionnelle, de
la prérogative d’organiser la certification et d’assurer
la qualité des formations dispensées par les entreprises.
Loin d’être une filière de second rang dans le système éducatif, la formation professionnelle apparaît ainsi
en Allemagne comme une filière de formation à part
entière, à parité numérique avec la filière académique
de formation supérieure, dotée d’une autonomie affir-
DOSSIER - REPLACER LES ACTEURS DE TERRAIN AU CŒUR DE LA FORMATION PROFESSIONNELLE INITIALE
mée et d’une gouvernance spécifique qui lui assurent
un ancrage institutionnel profond et une légitimité
incontestée dans la société allemande.
Le contaste France-Allemagne
Face à la cohérence de ce modèle de pilotage spécifique, les faiblesses du modèle français de formation
professionnelle apparaissent au grand jour.
Au plan de la gouvernance publique du système éducatif se manifeste un contraste marqué entre une culture
allemande très affirmée de la subsidiarité et une tradition
centralisatrice française d’inspiration jacobine avant tout
soucieuse de protéger la liberté individuelle du citoyen (4).
Il en résulte en France une culture et une politique éducatives qui s’incarnent dans un Service public
d’Éducation­, au sein duquel l’État exerce une gestion
directe de l’ensemble des établissements publics d’enseignement général et d’enseignement professionnel,
une tutelle de contrôle et de gestion pour les établissements privés sous contrat et une tutelle réglementaire
étroite sur les formations en apprentissage. Dans ce
système, la participation des acteurs professionnels
est de portée limitée, pour ne pas dire… subsidiaire.
Au plan institutionnel, la formation professionnelle initiale relève principalement de deux filières, qui
ensemble accueillent environ 45 % d’une classe d’âge :
- celle de l’enseignement professionnel de second
degré dispensé principalement dans les lycées professionnels et qui conduit à trois diplômes : le CAP, le
brevet et le baccalauréat professionnels. Ces formations
délivrées principalement en milieu scolaire peuvent en
partie se dérouler en alternance avec l’entreprise, sous
forme de stages de durée limitée, mais restent glo­ba­
lement sous tutelle et évaluation scolaires, ce qui ne
les préserve en rien, en dépit de leur coût élevé, d’un
taux d’échec préoccupant et d’une exclusion durable ;
(4) La tradition française vise à protéger l’individu de toute
tutelle intellectuelle et sociale susceptible d’entraver sa liberté
ou son autonomie personnelle. Au nom de cette culture, l’État a
joué en France depuis la Révolution un rôle central dans le dé­
ve­
lop­
pement éducatif afin d’affranchir l’instruction du citoyen
de la tutelle des Églises et des puissances temporelles. C’est ainsi
que furent successivement abolies les corporations par la loi Le
Chapelier­en 1791, instaurée l’instruction publique obligatoire par
les lois Jules Ferry en 1881-1882, assurée la liberté de pensée par
rapport à la religion et à l’influence de l’Église (loi de 1905 sur la
laïcité), puis garantis la liberté et le droit du citoyen à acquérir une
formation professionnelle non exclusivement soumise au pouvoir
entrepreneurial avec l’instauration d’un ordre public de l’apprentissage (loi Astier de 1919).
- la formation par l’apprentissage, qui conduit
également aux mêmes diplômes de sortie que les formations scolaires, mais se concentre principalement
sur les CAP, se déroule quant à elle en large partie en
entreprise pour une durée variant de 1 à 2 ans. Cette
filière de l’apprentissage, cantonnée traditionnellement
dans les basses qualifications, a été introduite en 1987
dans l’enseignement supérieur où elle connaît un réel
succès dans les formations techniques et commerciales
(BTS, DUT, Licences pro). Mais au niveau secondaire
elle reste néanmoins minoritaire et continue de stagner voire de régresser dans la période récente. Elle
n’accueille guère aujourd’hui que 400 000 apprentis
(dont 30 % dans le supérieur), soit environ 250 000 par
an, ce qui représente 25 % d’une classe d’âge, chiffres
à comparer à un effectif total de 1 400 000 apprentis
et un flux annuel de 530 000 entrants représentant
51 % d’une classe d’âge en Allemagne. En France,
les formations d’apprentissage de niveau secondaire
ne sont que ponctuellement des formations d’excellence dans quelques secteurs privilégiés du luxe, de
l’hôtellerie ou de la restauration. Elles concernent
majoritairement des emplois manuels traditionnels,
en règle générale peu qualifiés, qui ne conduisent que
rarement à une insertion professionnelle durable. De ce
fait, la filière par apprentissage apparaît globalement en
France comme peu attractive et fait largement figure de
filière de relégation pour les moins bons élèves, alors
qu’en Allemagne elle conduit à des emplois très qualifiés
dans l’industrie et les services et offre des perspectives
de carrière professionnelle durable.
CAHIERS FRANÇAIS N° 396
31
DOSSIER - REPLACER LES ACTEURS DE TERRAIN AU CŒUR DE LA FORMATION PROFESSIONNELLE INITIALE
La formation professionnelle initiale souffre également, dans un contexte institutionnel dominé par
l’intervention de l’État, de procédures de régulation très
cloisonnées et de structures de financement extrêmement
complexes qui se révèlent peu attractives, pour ne pas
dire dissuasives à l’engagement des entreprises et des
organismes socioprofessionnels. Alors qu’ils font figure
d’opérateurs incontournables sur le terrain, le pouvoir de
régulation des employeurs face aux responsables publics
est essentiellement consultatif et leurs prérogatives de
pilotage étroitement circonscrites. De la même façon,
les modalités de financement du système sont non
seulement complexes mais très faiblement incitatives,
puisqu’elles reposent sur un système mutualisé de taxe
d’apprentissage obligatoire à taux variable assise sur
la masse salariale et perçue auprès de toutes les entreprises. Le produit de la taxe est ensuite redistribué selon
des modalités complexes sous formes d’aides diverses
aux différentes parties prenantes de l’alternance et de
l’apprentissage et dont une faible partie seulement
revient à l’entreprise formatrice. Outre qu’il manque
de transparence, ce mode de financement rend l’engagement de l’entreprise imprévisible, voire aléatoire,
notamment pour les PME.
La fragilité numérique relative et la pesanteur
administrative de l’enseignement professionnel et de
l’apprentissage, expliquent pour une large part les performances médiocres du système de formation initiale
en termes d’insertion professionnelle et le niveau dramatique du chômage des jeunes qui ne cesse d’augmenter
dans un contexte de marasme économique persistant. Le
chômage atteint ainsi en France 25,7 % des moins de
25 ans sortis du système éducatif, alors que la moyenne
européenne est retombée à 20 % et que le taux allemand
atteint l’étiage historique de 7 % – cette performance
exceptionnelle étant due, il est vrai, en partie, à hauteur
d’environ 20 %, au recul démographique (données pour
mars 2016, Eurostat).
Les enseignements de l’expérience
allemande : perspectives d’une mise
en convergence
Pour éloquente qu’elle soit, la comparaison de
performances entre la France et l’Allemagne doit être
menée avec prudence, tant les contextes démographiques
et économiques sont différents. Au-delà du décalage
conjoncturel qui résulte des politiques gouvernementales de sortie de crise contrastées menées par les deux
32
CAHIERS FRANÇAIS N° 396
pays, leurs structures économiques font apparaître des
dissemblances marquées qui ont un impact majeur sur
leur dynamique d’emploi respective. Ainsi en va-t-il du
différentiel de poids et de vitalité de l’industrie manufacturière qui en Allemagne en fait un secteur restant
fortement créateur d’emplois, tandis qu’en France il
régresse et ne cesse d’en perdre. Dans le secteur tertiaire, la dynamique du secteur des services marchands
est également en Allemagne nettement plus forte en
termes de création d’emplois. Cela vaut aussi pour la
structure du tissu entrepreneurial lorsque l’on compare
la vitalité des petites et moyennes entreprises (PME) et
des entreprises de taille intermédiaire (ETI) allemandes
à la fragilité de leurs homologues françaises. Et plus
hétérogènes encore sont indéniablement les structures
et les modalités de gouvernance politique, économique
et sociale qui font que la pluralité et la dynamique des
pratiques éducatives allemandes ne sont pas aisément
transposables de ce côté-ci du Rhin.
Cela ne signifie cependant nullement qu’en dépit
de la rémanence des structures héritées dans lesquelles
elles s’inscrivent, le transfert et l’adaptation de bonnes
pratiques ne sont pas générateurs de progrès dès lors
qu’ils sont menés selon des stratégies pertinentes de
changement. En effet, quelques lignes directrices se
dégagent autour desquelles le système français devrait
pouvoir être radicalement rénové :
Faire de l’apprentissage la voie privilégiée
de la formation professionnelle initiale
Le redéploiement de la majorité de l´enseignement
professionnel secondaire vers l’apprentissage,
no­tamment pour les qualifications supérieures des
brevets et baccalauréats professionnels, constituerait
plus qu’un signal fort, mais réellement une « nouvelle
donne » en faveur de ce dernier. Elle en accroîtrait très
nettement l’attractivité auprès des milieux professionnels, en même temps qu’elle permettrait de dégager des
moyens accrus pour sa revalorisation. L’apprentissage
pourrait ainsi à moyen terme s’établir aux yeux des
jeunes et des familles en option alternative crédible à
celle de la formation scolaire générale dont les performances se révèlent également de plus en plus incertaines.
Mettre l’entreprise au centre de la gestion
de la formation sur le terrain
Parallèlement, les prérogatives et la capacité de pilotage de l’entreprise devraient se voir considérablement
renforcées, afin de faire de celle-ci le maître d’œuvre
DOSSIER - REPLACER LES ACTEURS DE TERRAIN AU CŒUR DE LA FORMATION PROFESSIONNELLE INITIALE
effectif de l’apprentissage sur le terrain, notamment
pour ce qui est du recrutement, de la formation et des
conditions d’emploi des apprentis.
Cette reconnaissance de souveraineté de l’entreprise
sur la fonction apprentissage devrait également conduire
à instaurer, par la voie contractuelle, de nouvelles formes
et un cadre pluriannuel des financements.
Inscrire la définition des référentiels
de formation dans un paritarisme
et une expertise partagée au niveau national
La pertinence et l’utilité d’une régulation nationale
tripartite qui se concentre sur la définition des référentiels des différents métiers sont largement démontrées
par l’expérience allemande de régulation sous l’égide
du Ministère fédéral avec le concours de l’Institut
fédéral pour la formation professionnelle. Ce niveau
de régulation interprofessionnelle instaurant par la loi
un paritarisme social rénové en matière de formation
s’avère indispensable dans le système multi-acteurs
et multi-niveaux que requiert une gestion efficace des
compétences dans une économie ouverte. Cette régulation concertée doit en outre s’appuyer sur un solide
capital d’expertise permettant de consolider les données
entre partenaires sociaux, administrations publiques et
observatoires scientifiques compétents.
BIBLIOGRAPHIE
●●Cahuc P., Ferraci M. et al.
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Conseil d’analyse économique,
n° 19, décembre.
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dual allemand. Caractéristiques et
évolution de l’apprentissage en
Allemagne », DARES, Documents
d’Études, n° 185, septembre.
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pour la France tiré de la réussite
allemande, Institut Montaigne/
METI.
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Allemagne. Dynamiques socioéconomiques et capacités d’adaptation du système dual », Regards
sur l’économie allemande,
Bulletin­ économique du CIRAC,
n° 113, juillet, p. 17-32.
Renforcer les prérogatives de pilotage
des régions
En France, les régions se sont vu attribuer en 1983,
une compétence spécifique en matière de gestion de
la formation professionnelle en se voyant confier le
financement des centres de formation par l’apprentissage (CFA) et d’entretien des lycées professionnels
sur leur territoire. Afin d’assurer une territorialisation
efficace de la politique de formation professionnelle
recentrée autour des acteurs professionnels de terrain, les nouvelles régions agrandies devraient se voir
confier, à l’instar des Länder allemands, une fonction
de pilotage territorial explicite, assortie de compétences
de régulation renforcées entre les acteurs éducatifs,
les partenaires sociaux, les organismes consulaires
régionaux. Sans oublier d’impliquer sur le terrain les
services publics de l’emploi, jusqu’alors très largement
absents, à la différence de leurs homologues allemands,
dans le placement des apprentis.
CAHIERS FRANÇAIS N° 396
33
FINANCEMENT
DE L’INNOVATION,
OÙ EN EST LA FRANCE ?
Laurent Quignon
Responsable du département d’économie bancaire – BNP Paribas
Le financement de l’innovation accentue et cumule les difficultés que toute forme d’investissement doit affronter : à l’incertitude quant à la réussite de la recherche s’ajoute l’asymétrie
d’information entre l’innovateur et l’investisseur. Cette spécificité, ainsi que les externalités
positives qui découlent le plus souvent de l’innovation requièrent l’intervention d’intermédiaires particuliers et justifient la forte implication des pouvoirs publics en matière d’aides.
Le modèle français du financement de l’innovation a aujourd’hui intégré ses contraintes
et exigences. Des progrès significatifs ont été réalisés ces dernières années, souligne
Laurent Quignon : la France est ainsi devenue la première place européenne en matière de
capital-innovation, ses résultats quant au financement des premières années de l’entreprise
innovante sont très satisfaisants. Par contre, la capacité à permettre aux « jeunes pousses »
d’atteindre une taille critique au niveau européen et international est encore insuffisante.
C. F.
L’importance de l’innovation pour la croissance économique n’est plus à démontrer. Le progrès technique
était l’unique facteur de croissance du revenu par tête
dans le modèle de croissance néoclassique(1), une fois le
« régime permanent » atteint. La plus grande propension
à exporter des entreprises innovantes est largement
étayée(2). La part du produit intérieur brut (PIB) consacrée aux dépenses en recherche et développement (2,3 %
en 2014) situe, peu ou prou, la France dans la moyenne
des pays de l’OCDE (2,4 %). L’Hexagone fait mieux que
la moyenne de l’UE 28 (2 %), mieux que le RoyaumeUni (1,7 %) mais moins bien que les États-Unis
(2,7 %)(3) ou l’Allemagne (2,9 %), ce qui témoigne
de l’existence de marges de progrès. Selon les résultats de la dernière enquête Community Innovation
(1) Solow R.M. (1956), « A Contribution to the Theory of
Economic Growth », The Quarterly Journal of Economics, vol. 70,
n° 1, février, p. 65 à 94.
(2) Voir par exemple Bouvier A. (2012), « Innover pour résister
à la crise ou se développer à l’export », INSEE Première, octobre.
Berthou A. et Hugot J. (2015), « How Does Innovation Affect the
Internationalization of Firms ? », Bruegel/EFIGE country report :
France.
(3) Données 2013.
34
CAHIERS FRANÇAIS N° 396
Survey(4), plus de la moitié des petites et moyennes
entreprises (PME) françaises (52 %) déclaraient avoir
innové entre 2010 et 2012, une proportion légèrement
supérieure à celle observée pour l’ensemble des PME de
l’Union européenne (48 %). 35 % d’entre elles avaient
procédé à des innovations technologiques (produits
et/ou méthodes), une proportion en légère hausse par
rapport aux résultats de 2008 et 2010.
L’analyse théorique du financement de l’innovation s’inscrit dans la lignée de la littérature relative
à la relation entre prêteur et emprunteur. En dépit du
caractère plus adapté des instruments de fonds propres,
l’existence d’asymétries d’information requiert l’intervention d’intermédiaires spécialisés. Les externalités
positives associées à l’innovation justifient toutefois
la forte implication de la sphère publique en matière
d’aides directes et indirectes, mais aussi dans la création
d’un environnement favorable à l’éclosion de projets
innovants. La France a désormais comblé son retard
(4) European Commission, Community Innovation Survey.
http://ec.europa.eu/eurostat/web/science-technology-innovation/
data/database
DOSSIER - FINANCEMENT DE L’INNOVATION, OÙ EN EST LA FRANCE ?
quant au financement des premières années de l’entreprise innovante, devenant même le premier marché
européen du capital-innovation. L’accompagnement
de la croissance des entreprises innovantes par les
marchés des actions, au-delà de ces premières étapes,
semble en revanche plus délicat.
Le financement de l’innovation :
que dit la théorie ?
L’étymologie (latin credere) nous rappelle que
la naissance d’une créance implique la croyance du
prêteur dans la capacité de l’emprunteur à rembourser.
Les entreprises ayant atteint un stade de développement et un degré de diversification suffisants couvrent
leurs dépenses d’innovation de manière classique, via
l’autofinancement et l’endettement. Le financement de
l’innovation à un stade précoce constitue, en revanche,
un enjeu particulier. La réussite d’une « jeune pousse »
est, par essence, incertaine et nécessite une prise de
risque d’autant plus conséquente de la part du prêteur
qu’elle ne dispose pas encore de capital physique à
apporter en garantie. En outre, la distribution des rendements entre différents projets obéit à une loi de Pareto,
selon laquelle une faible proportion des projets (20 %
par exemple) génère l’essentiel des résultats (80 %),
de sorte que les instruments de capitaux propres apparaissent beaucoup plus appropriés.
Pour autant, le cadre d’analyse de la relation entre
prêteur et emprunteur conserve un intérêt évident.
L’asymétrie d’information qui la caractérise est en
effet exacerbée dans la relation entre investisseur et
innovateur. Certes, ni l’innovateur, ni l’investisseur
ne connaissent de prime abord le véritable potentiel
du projet. Mais le premier en sait toutefois davantage que le second. La relation entre investisseur et
innovateur se prête d’autant plus à l’apparition de
« coûts d’agence »(5) que les projets innovants présentent
une incertitude intrinsèque élevée qui se distingue du
risque traditionnel (Knight, 1921)(6). De cette incertitude
découle notamment le caractère fortement asymétrique
du rendement de l’investissement (Scherer et Harhoff,
(5) Le « coût d’agence » correspond à la prime supportée par les
fonds externes par rapport aux fonds internes (autofinancement), il
reflète le coût d’évaluation du projet.
(6) Knight F. H. (1921), « Risk, Uncertainty and Profit », Reprints of The London School of Economics and Political Science,
Londres, 1948.
2000)(7). Les techniques classiques d’évaluation ne sont
donc guère transposables et l’évaluation des projets
requiert l’intervention de professionnels spécialisés
(pouvoirs publics, fonds) qui tenteront d’identifier les
projets les plus prometteurs en phase d’incubation.
Le financement public via les
politiques d’innovation
La faible appétence des investisseurs pour financer
les premières étapes de l’entreprise innovante, l’existence de coûts d’agence et les externalités positives de
l’innovation justifient l’intervention de la puissance
publique. Le premier rapport de la Commission nationale d’évaluation des politiques d’innovation (CNEPI)
publié en janvier 2016(8) offre une vue d’ensemble des
(très) nombreux instruments mis en œuvre à la fois selon
les objectifs poursuivis et les modalités d’intervention.
Le soutien budgétaire à l’innovation a quasiment doublé
depuis 2000 pour atteindre 8,6 milliards d’euros en 2015
(tableau). La France était en 2013 le troisième pays de
(7) Scherer F.M. et Harhoff D. (2000), « Technology policy for
a world of skew-distributed outcomes », Research Policy, 29(4-5),
p. 559-566.
(8) Commission nationale d’évaluation des politiques d’innovation (2016), « Quinze ans de politiques d’innovation en France »,
janvier.
CAHIERS FRANÇAIS N° 396
35
DOSSIER - FINANCEMENT DE L’INNOVATION, OÙ EN EST LA FRANCE ?
l’OCDE en termes d’aides à la R & D(9) (0,37 % du PIB,
à distinguer des dépenses effectives en R & D qui sont
plus élevées, voir supra), derrière la Russie (0,49 %) et
la Corée (0,42 %). En vertu d’une tendance générale
observée dans les pays de l’OCDE, la structure de la
politique de soutien s’est déformée en faveur des aides
indirectes (allégements fiscaux et sociaux) au détriment
des aides directes (subventions). Cette évolution s’est,
dans une très large mesure, superposée à la priorité
donnée à l’objectif d’accroître les capacités privées
de recherche et développement. Les aides directes se
caractérisent par la multiplicité des objectifs et des
délégations données à certains acteurs, ce qui rend leur
appréhension particulièrement complexe.
des bénéficiaires et une simplification. Il constitue même
l’incitation fiscale la plus généreuse au sein des pays
de l’OCDE. Les entreprises qui engagent des dépenses
de recherche fondamentale et de développement expérimental peuvent bénéficier du CIR en déduisant 30 %
de ces dernières jusqu’à 100 millions d’euros(10) et 5 %
au-delà. Les entreprises exonérées de l’impôt sur les
sociétés sont exclues du dispositif, à l’exception des
jeunes entreprises innovantes (JEI), de celles créées
pour la reprise d’une entreprise en difficulté, et de celles
situées en zone aidée. En 2013 a été introduit le crédit
impôt innovation à l’intention des PME. Il s’élève à
20 % des dépenses d’innovation(11) dans la limite de
400 000 euros par an.
Tableau 1. Les aides à l’innovation en France en 2014-2015
Coût annuel (en millions d’euros)
% du total
État
8 551
87,2
dont Incitations fiscales
6 341
64,7
dont Crédit d’impôt recherche (CIR)
5 550
55,6
Régions
527
5,4
Autres collectivités territoriales
289
2,9
Union européenne
441
4,5
9 808
100,0
Total
Source : Commission nationale d’évaluation des politiques d’innovation
La priorité donnée aux aides indirectes pour
accroître les capacités privées de R & D
Le Crédit d’impôt recherche (CIR) symbolise à
lui seul, par son coût budgétaire grandissant, le basculement des politiques d’innovation vers les aides
indirectes. Le dispositif fiscal dédié aux « Jeunes entreprises innovantes » est quant à lui cité en exemple par
la Commission européenne parmi les dispositifs les
plus efficaces de soutien de l’innovation.
Ainsi, en 2015, le crédit d’impôt recherche absorbait
à lui seul plus de la moitié des dépenses (5,5 milliards
d’euros). Créé en 1983, il a fait l’objet de modifications, notamment en 2008, visant à le relier au montant
des dépenses de R & D plutôt qu’à leur dynamique.
Ces amendements ont entraîné la montée en puissance du dispositif dont le coût budgétaire est passé
de 1,5 milliard en 2007 à 5,5 milliards en 2014. Son
développement a permis un élargissement de l’éventail
(9) Il n’existe pas de données autorisant la comparaison du total
des aides à l’innovation. Toutefois, les aides à la R&D en représentent la plus grande part (environ 75 % en France). Sources :
France Stratégie, STI Score Board OCDE 2015.
36
CAHIERS FRANÇAIS N° 396
Le dispositif « Jeune entreprise innovante » (JEI)
constitue une deuxième illustration de l’accent mis sur
les aides indirectes. Introduit en 2004, il a été récemment cité en exemple par la Commission européenne
parmi les dispositifs de soutien les plus efficaces à la
recherche-développement(12). Il permet à de jeunes
PME de moins de 8 ans, et qui consacrent au moins
15 % de leurs charges à la recherche, de bénéficier
d’exonérations fiscales (exonération d’impôt sur les
sociétés et d’impôts directs locaux sur délibération
des collectivités). Le dispositif comprend, en outre, un
volet social consistant en une exonération de cotisations
sociales patronales, qui a été pérennisée. Il sera prorogé
au moins jusqu’au 31 décembre 2019.
(10) Le taux s’élève à 50 % dans les DROM (départements et
régions d’outre-mer). Les subventions reçues au titre de ces dépenses sont déduites l’année du versement et réintégrées l’année
de remboursement lorsqu’elles sont remboursables.
(11) 40 % dans les DROM.
(12) Commission européenne (2014), « A Study on R&D Tax
Incentives », Working Paper n° 52.
DOSSIER - FINANCEMENT DE L’INNOVATION, OÙ EN EST LA FRANCE ?
L’éparpillement des aides directes
Contrairement à la part (en termes de montants)
d’aides directes affectée au développement des entreprises innovantes, demeurée relativement stable depuis
une quinzaine d’années, celle consacrée à l’augmentation des capacités privées de R & D a reculé de 51 %
en 2000 à 20 % en 2014. Les flux ont été réorientés
vers le développement de projets communs entre acteurs
et réseaux (28 %), les retombées économiques de la
recherche publique (20 %) et le soutien à l’entreprenariat innovant (9 %).
En 2015, l’objectif d’accroître la coopération entre
acteurs publics et privés a mobilisé au total 613,5 millions d’euros à travers seize dispositifs. La création
des pôles de compétitivité, en 2005, en constitue la
mesure de référence. Ils rassemblent, sur un territoire
délimité et sur une thématique ciblée, des entreprises,
petites et grandes, des laboratoires de recherche et
des établissements de formation. Les pouvoirs publics
nationaux et locaux y sont étroitement associés. Après
dix ans d’activité, les 71 pôles d’activité ont soutenu
1 600 projets collaboratifs de recherche pour un montant
total de 6,8 milliards d’euros. Les PME sont impliquées dans 40 % des projets labellisés et financés par le
Fonds unique interministériel (FUI) géré par la Banque
publique d’investissement (BPI, voir infra), à l’issue
d’un processus de sélection. Le bilan demeure toutefois
perfectible aux yeux de la Cour des comptes. Dans
un référé publié en octobre 2016, la haute juridiction
regrettait notamment que « les dimensions stratégiques
et interministérielles se [soient] affaiblies au cours des
dernières années ».
Les huit dispositifs d’aides dédiés à l’accroissement
des retombées économiques de la recherche publique ont
concentré 225 millions d’euros en 2015 dans le cadre
des plans d’investissement d’avenir (PIA). Le Commissariat général à l’investissement gère les programmes
d’investissement d’avenir. Selon France stratégie, les
volets innovation du PIA représentaient en flux annuel
moyen 57 % des soutiens directs. Les deux premiers
PIA lancés en 2010 et 2013 (les sociétés d’accélération
du transfert technologique, SATT, et les consortiums de
valorisation thématique, CVT) ont renforcé les moyens
des 34 instituts Carnot(13). Le nouveau programme
d’investissements d’avenir (PIA 3), d’un montant de
(13) Le label Carnot est attribué à des laboratoires publics ou
à mi-chemin entre la recherche et l’entreprise au titre de la capacité à transférer les transferts de technologie vers l’entreprise et la
recherche partenariale.
10 milliards d’euros, a été annoncé par le Président
de la République en septembre 2015(14). Il couvrira
trois volets répartis de l’amont à l’aval de la chaîne de
valeur : l’enseignement et la recherche (2,9 milliards
d’euros), la valorisation de la recherche (3 milliards) et la
modernisation des entreprises (4,1 milliards). Le numérique et le développement durable, auxquels 6 milliards
seront consacrés, soit près des deux-tiers du montant
global, en constitueront les priorités sectorielles. Dix
milliards d’euros d’autorisations d’engagement seront
ouverts dans le Projet de loi de finance pour 2017.
Les crédits de paiements suivront progressivement
à compter de 2018, en vue d’assurer les versements
aux opérateurs du programme, en fonction de leurs
prévisions de décaissement.
Enfin, outre le dispositif « Jeune entreprise innovante » qui relève des aides indirectes (voir supra), la
promotion de l’entreprenariat innovant a également
donné lieu à la création de nombreuses aides directes
(aides à la création, fonds d’amorçage…). Un montant
d’environ 11,7 millions d’euros de subventions a été
attribué en 2015 à la création d’entreprises de technologies innovantes par le ministère de la Recherche et
la Banque publique d’investissement Bpifrance. Cette
dernière intervient également dans la phase d’amorçage,
notamment dans le cadre du Fonds national d’amorçage
(FNA) doté de 600 millions d’euros dans le cadre du
PIA.
L’émancipation progressive
de l’entreprise innovante du soutien
public
Les aides publiques, qui interviennent très en amont
du cycle de vie de l’entreprise innovante, ont vocation à
être relayées par le marché privé à mesure que le projet
prend forme. Les entreprises sont accompagnées durant
ce parcours initiatique par la BPI, opérateur de plusieurs
dispositifs publics et animateur des réseaux d’investisseurs et de partenaires bancaires. Le renforcement de
la capacité des marchés du capital investissement (le
marché non coté ou le private equity), puis du marché
coté, à succéder au financement public est ensuite
essentiel pour permettre aux entreprises innovantes
d’atteindre une taille critique.
(14) http://www.gouvernement.fr/le-commissariat-general-a-linvestissement
CAHIERS FRANÇAIS N° 396
37
DOSSIER - FINANCEMENT DE L’INNOVATION, OÙ EN EST LA FRANCE ?
(15) Rapport annuel 2015, Bpifrance Financement, p. 13.
38
CAHIERS FRANÇAIS N° 396
Démarrage
Croissance
Sortie
Capital
croissance
10-100 M€
Capital
risque
2-10 M€
Amorçage
250 K-3 M€
Aides
publiques,
incubateurs
20-150 K€
Business angels,
crowdfunding
50-50 K€
Temps
« Vallée de
la Mort
Source : auteur à partir du CAE (2015), « Renforcer le capital-risque français »,
note du Conseil d’analyse économique, n° 33, juillet.
Lecture : K€ : 1 000 euros, M€ : 1 000 000 euros.
total). Les levées affectées(16) au capital-innovation
(1,4 milliard) se situaient entre les levées affectées au
capital-transmission (3,3 milliards) et celles affectées
au capital-retournement (207 millions). En dépit de
levées supérieures aux investissements réalisés, la
France était aussi, en 2015, le premier marché européen
de capital-innovation en termes de montants investis
(758 millions d’euros en 2015), devant l’Allemagne
(720 millions), le Royaume-Uni (610 millions), les
Pays-Bas (220 millions), la Suède (150 millions),
l’Italie (33 millions). Pour autant, la France investit
proportionnellement encore dix fois moins en capitalrisque que les États-Unis.
Graphique 3. La France premier marché européen du
capital-innovation en 2015 (en millions d’euros)
720
613
610
500
400
300
458
2014
2015
220
200
100
198
150
58
Pa
ys
-B
pa
gn
e
Es
i
Un
m
ag
ne
0
as
105
83
192
33
èd
e
626
Su
600
758
lie
700
Ita
800
Al
le
Le capital-innovation constitue un segment du
capital-investissement, lequel permet aux entreprises
non cotées de se procurer des capitaux propres auprès
d’investisseurs publics et privés. Le capital-innovation
est lui-même subdivisé en deux sous-segments : le capital-amorçage et le capital-risque. Selon l’Association
française des investisseurs pour la croissance (AFIC),
le capital développement concentrait, en 2015, plus
de la moitié des levées (5 milliards d’euros) auprès
des capital-investisseurs français (9,7 milliards au
Amorçage
m
e-
Les entreprises innovantes se financent dans un
premier temps auprès d’investisseurs de private equity
(marché du « non coté »). Le mode de sortie privilégié du capital-innovation est le rachat par une autre
entreprise dans le cadre d’un projet industriel. Certaines d’entre elles se tournent, dans un second temps,
vers les marchés d’actions lorsque leur dynamique le
justifie (voir schéma).
Incubation
ce
Les instruments de fonds propres :
du financement participatif à Alternext
Résultats
Fr
an
Parmi les différentes missions confiées à la Banque
publique d’investissement, le soutien à l’innovation
occupe une place prééminente, Bpifrance ayant
vocation à financer des projets innovants en cas
de « défaillance des financements classiques »(15).
Alors que le recours à des partenaires privés en cofinancement ou l’intervention par l’intermédiaire de
« fonds de fonds » constituent la règle en matière de
financement et d’investissement, le financement de
l’innovation bénéficie de dérogations. Bpifrance assure
seule la sélection, le suivi et le choix des aides qu’elle
accorde. Plus de 70 % de ses investissements supérieurs à 20 millions d’euros sont réalisés via des fonds
qu’elle contrôle directement, ce qui confère une grande
fluidité à son action. Pour autant, les fonds utilisés
pour soutenir les entreprises innovantes procèdent de
moins en moins de ressources budgétaires elles-mêmes
contraintes et tendent à s’effectuer principalement sous
forme de prêts. De fait, les financements octroyés par
BpiFrance Financement au titre de l’activité innovation
enregistrent une croissance soutenue. Les sommes
mobilisées sous forme d’aides ou de prêts se sont
élevées à 1,3 milliard en 2015, en hausse de 20 %
par rapport à 2013.
Graphique 2. Cycle de financement de l’entreprise
innovante
Ro
ya
u
La Banque publique d’investissement, pierre
angulaire du financement de l’innovation
Source : AFIC.
(16) Prévisions d’affectation. Source AFIC, 29 mars 2016.
DOSSIER - FINANCEMENT DE L’INNOVATION, OÙ EN EST LA FRANCE ?
La ventilation par véhicules fait ressortir le poids
prépondérant des fonds destinés aux investisseurs professionnels (fonds commun de placement à risque
(FCPR) et fonds professionnels de capital-investissement
(FPCI)(17), lesquels concentraient 67 % des investissements en 2015, devant les véhicules à l’intention des
particuliers (FCPI/FIP, 23 %)(18). Les premiers souscripteurs finaux des parts de fonds étaient les investisseurs
physiques (40 % en moyenne entre 2006 et 2015), suivis
par les entités du secteur public (23 %). Ces deux catégories étaient également les seules à être relativement plus
actives dans le capital-innovation que dans l’ensemble
du capital investissement français (respectivement 21 %
et 12 %). Viennent ensuite les banques, les assureurs,
les « fonds de fonds » (graphique 4).
Graphique 4. Les personnes physiques et le secteur
public premiers souscripteurs du capital-innovation
en France (moyenne 2006-2015)
% des levées de capitaux
45
40
35
Total capital-investissement français
30
Capital-innovation
25
20
15
10
5
0
Personnes Entités
physiquesdu
Family
secteur
offices
public
Banques Compagnies Fonds Industriels Caisses
Fonds
d’assurance
de
de
souverains
fonds
retraite
Autres
Source : AFIC.
(17) Le FCPR, ou Fonds commun de placement à risque,
s’adresse à des investisseurs fortunés désireux de diversifier leur
patrimoine. Le Fonds professionnel de capital investissement
(FPCI) est la nouvelle dénomination de l’ancien Fonds commun
de placement à risque (FCPR) à procédure allégée. A la différence
des FCPI ou des FIP, les FCPR ne disposent pas d’avantages fiscaux à l’entrée mais revenus et plus-values sont exonérés d’impôt
à l’échéance.
(18) Les Fonds communs de placement dans l’innovation
(FCPI) et Fonds d’investissement de proximité (FIP) sont des fonds
ouvert aux particuliers dont 70 % de l’actif doit être investi dans
des PME situées dans une zone géographique comprenant quatre
régions limitrophes pour le premier, et 60 % dans des petites et
moyennes entreprises (PME) à caractère innovant et non cotées
pour le second. Le FIP ouvre droit à une réduction d’IR de 18 %
du montant de l’investissement plafonnée à 2 160 euros pour un
célibataire et à 4 320 euros pour un couple et à une exonération
des plus-values à la sortie (hors prélèvements sociaux). Les FCPI
et certains FIP offrent, pour la fraction investie dans les PME
éligibles, une réduction de l’impôt de solidarité sur la fortune de
50 %, limitée à 18 000 euros.
Le marché français du capital-investissement repose
très largement sur le soutien public puisque 40 % du
financement (soit 2 milliards d’euros) était levé auprès
d’agences publiques contre, par exemple, 18 % aux
États-Unis et 6 % seulement au Royaume-Uni. La
moindre implication du secteur public sur le marché du
capital-investissement au Royaume-Uni doit toutefois
être relativisée par le coût d’opportunité budgétaire
plus élevé associé à une fiscalité très favorable aux
investisseurs dans ce pays.
Après avoir connu des évolutions erratiques après la
crise financière, les montants investis se sont stabilisés
jusqu’en 2011, ont diminué en 2012 et se sont, depuis,
continûment redressés depuis 2013, en phase avec la
lente reprise de l’activité économique. Les évolutions les
plus récentes (premier semestre 2016) laissent présager
une poursuite de la tendance et des investissements en
capital-innovation compris entre 900 et 1200 millions
d’euros sur l’ensemble de 2016.
Les souscriptions d’actions d’entreprises constituent la deuxième forme du financement participatif
par internet, après les prêts aux particuliers. Elles
connaissent une forte croissance et se sont élevées
à 75 milliards d’euros en 2015, contre 19 milliards
en 2014 et 10 milliards en 2013(19). Elles représentaient
près de 10 % des fonds levés auprès des capital-investisseurs (758 millions en 2015). Le crowdfunding
draine désormais une fraction significative de l’épargne
des capital-investisseurs, alors que son poids demeure
marginal en matière de prêts.
Les marchés d’actions :
un relais à développer
De bonnes opportunités de sortie constituent une
condition sine qua non d’attractivité du marché primaire du capital-innovation, une fois les objectifs de
durée de détention et/ou de valorisation atteints par
l’investisseur. Si, pour l’ensemble du capital-investissement, la première modalité de sortie consiste
en la cession des participations à une autre société
de capital-investissement, la cession industrielle des
participations constitue, dans la sous-catégorie du
capital-innovation, la première modalité de sortie,
suivie des cessions des titres sur un marché coté après
introduction en Bourse de l’entreprise (graphique 5).
Le nouveau marché, créé en 1996, puis Alternext
et l’Eurolist C (devenu Euronext compartiment C),
(19) Source : KMPG international.
CAHIERS FRANÇAIS N° 396
39
DOSSIER - FINANCEMENT DE L’INNOVATION, OÙ EN EST LA FRANCE ?
Graphique 5.. Les modalités de sortie du capital
innovation : davantage de cessions industrielles
et de recours au marché coté (en millions d’euros)
Graphique 7. Ventilations des capitalisations boursières des licornes en Europe (au 31 mai 2015)
40
Total capital-investissement français
35
Capital-innovation
30
Pays-Bas
Italie 1,8 Irlande
1,7
France 1,9
6,7
Royaume-Uni
Finlande
40,4
7,4
25
20
15
10
5
0
Milliards de dollars
Cession Cession à Cession au Cession à Introdustion Cession de Comptabili- Rembourseindustrielle une autre management
des
en Bourse titres cotés sation en
ment
société de
institutions
après
pertes
capital invesfinancières
introduction
tissement
en Bourse
Source : AFIC.
qui s’y sont substitués en 2005, font office de « trait
d’union » entre le capital-investissement et le marché
réglementé. Environ 600 millions d’euros ont été levés
en 2015 sur Alternext, un montant en forte hausse,
dont 115,6 millions d’euros au titre d’introductions
en Bourse (graphique 6). En dépit de quelques succès
notables, un trop faible nombre d’entreprises technologiques de croissance françaises parvient à émerger
en qualité de «licornes»(20) (graphique 7).
Graphique 6. Forte hausse des levées de capitaux
propres par les PME et ETI sur Alternext en 2015
(en millions d’euros)
Allemagne
18,0
Suède
26,5
(1) Au 31 mai 2015
Source : G.P. Bullhound (2015), European Unicorns : Do They Have Legs ?
Millions d’euros
700
600
500
400
300
200
100
0
Augmentations de capital
Introductions
2010
2011
2012
2013
2014
2015
Source : Observatoire du financement des entreprises par le marché
www.pme-bourse.fr, Euronext.
Intensifier les efforts
La France se situe dans la moyenne des pays de
l’OCDE en termes de part de PIB consacrée aux
dépenses de R & D et de proportion de PME innovantes. Elle demeure distancée par les meilleurs élèves
de la classe mondiale, notamment quant à sa capacité à
permettre à de jeunes entreprises innovantes d’atteindre
(20) Nom donné aux start-up dont les capitaux propres sont
valorisés à plus d’un milliard de dollars.
40
CAHIERS FRANÇAIS N° 396
la taille critique sur les marchés européens et mondiaux.
Le modèle français du financement de l’innovation
repose sur une implication publique à la fois forte et
fédératrice en amont de la chaîne d’innovation, puis
sur une collaboration étroite entre acteurs publics et
privés plus en aval. La principale faiblesse du modèle
français réside dans la capacité des marchés du capitaldéveloppement et des actions à prendre efficacement le
relais. Forte de sa première place européenne en matière
de capital-innovation, Paris aurait beaucoup à gagner
à une intensification des efforts visant à accroître son
attractivité aux yeux des investisseurs pour devenir
une place de référence en matière de capital-risque,
à l’heure où le Brexit implique une redistribution des
cartes entre les grandes places financières européennes.
VIVRE AVEC MOINS
DE CROISSANCE :
SORTIR DE LA NOSTALGIE
DES TRENTE GLORIEUSES
Michèle Debonneuil
économiste
Nous sommes aujourd’hui à l’aube d’une quatrième révolution industrielle, celle consécutive
à l’automatisation et à la robotisation de la production via les technologies numériques.
Elle a débuté avec des entreprises qui mettent en œuvre un nouveau paradigme, celui du
coût marginal nul – c’est ce que certains appellent l’ubérisation. Dans ce modèle, la croissance est plus faible en moyenne, très inégalement partagée et les régulations classiques
se montrent inefficaces pour changer la donne. Pourtant, selon Michèle Debonneuil, les
nouvelles technologies offrent des possibilités qui permettent de retrouver autrement la
croissance. Pour cela, la politique économique doit se réinventer pour favoriser des « solutions quaternaires » : les biens ne seront plus achetés par les consommateurs mais mis à
leur disposition par des entreprises prenant en charge l’achat, l’installation, l’entretien et
le recyclage. Ainsi, une économie « circulaire » ou « de fonctionnalité » pourra faire partie
intégrante du modèle économique des entreprises.
C. F.
Faut-il ou pas se réjouir que la
croissance soit moins forte ?
Avec les Trente Glorieuses, nous avons été
habitués à vivre avec une forte croissance. Depuis
quelques décennies nous savons qu’elle détruit notre
environnement ; il faudrait une croissance plus faible
pour freiner cette évolution dramatique. Or, précisément,
la croissance ralentit depuis quelques décennies. De plus
en plus d’économistes considèrent que cette inflexion
pourrait être durable : ce serait ce que les économistes
appellent la stagnation séculaire. Nous connaissons
par ailleurs cette règle selon laquelle, pour créer des
emplois, il faudrait que la croissance dépasse la barre
des 2 %.
Que penser ? Faut-il réduire la croissance pour
sauver la planète ou l’accroître pour créer des emplois ?
Devrions-nous choisir entre plein-emploi et protection
de l’environnement ? Fort heureusement les problèmes
ne doivent plus être posés en ces termes. Le monde a
radicalement changé avec l’arrivée des technologies
numériques.
L’arrivée d’une troisième catégorie
de produits : les « solutions »
Pour le comprendre, il faut modifier l’ancienne
grille d’analyse qui distingue classiquement les biens
et les services, et faire appel à un nouveau concept.
Dans la nouvelle économie numérique, les consommateurs n’achètent ni des biens, ni des services, mais
des « solutions ». Ces nouveaux produits ont la double
caractéristique d’être produits d’une façon radicalement
nouvelle et de révolutionner la façon de satisfaire les
CAHIERS FRANÇAIS N° 396
41
DOSSIER - VIVRE AVEC MOINS DE CROISSANCE : SORTIR DE LA NOSTALGIE DES TRENTE GLORIEUSES
besoins. De même qu’on avait appelé « biens » les
nouveaux produits fabriqués dans des usines avec des
machines de la mécanique lors de la deuxième révolution
industrielle, nous proposons d’appeler « solutions »
ces nouveaux produits de consommation, qui mettent
à la disposition des consommateurs sur leurs lieux de
vie grâce aux machines numériques l’information, les
biens, les savoirs et les savoir-faire dont ils ont besoin.
Nos modes de vie en sont bouleversés, car au lieu de
nous déplacer pour aller acheter des biens ou pour bénéficier des services dans des lieux dédiés, de nouvelles
chaînes de production à base d’échanges d’informations
organisent la mise à disposition sur nos lieux de vie des
objets, des savoirs et des savoir-faire. Il s’agit d’une
véritable révolution copernicienne. Une tout autre façon
de satisfaire les besoins, « user centric » comme disent
les Américains, est en train de naître !
C’est ainsi que fonctionne l’économie numérique.
Alors que nous croyons être toujours dans la troisième
révolution industrielle, celle au cours de laquelle les
technologies numériques automatisent et robotisent la
production de biens et services par ailleurs inchangés
(c’est le processus qui est modifié, pas le produit offert),
nous sommes en fait déjà entrés, sans nous en rendre
compte, dans la quatrième. Celle-ci est caractérisée par
le fait que les entrepreneurs utilisent les technologies
numériques pour inventer ces tout nouveaux « produits », les « solutions ».
Dans ce cadre, la politique économique ne consiste
plus seulement à décider s’il faut relancer l’offre ou
la demande des biens et services anciens par des politiques monétaires ou budgétaires, mais à inventer une
nouvelle politique néoindustrielle qui permette de faire
naître simultanément une nouvelle offre et une nouvelle
demande de « solutions ».
Les « solutions à coût marginal nul »
Sans que nous en ayons conscience, les premières
« solutions » ont été développées sous forme d’applications. Nous les utilisons tous les jours sans voir
que ce ne sont en effet ni des biens ni des services.
Les nouvelles entreprises qui les produisent mettent
en œuvre un tout nouveau paradigme – celui du coût
marginal nul. Elles éliminent systématiquement de
leur business model la gestion de la main-d’œuvre et
de la matière. C’est l’ubérisation. Partant de rien et
ne touchant pas terre, ne finançant que des coûts fixes
42
CAHIERS FRANÇAIS N° 396
de logiciels qui traitent de l’information, ces entreprises trouvent rapidement leur rentabilité et peuvent
se développer à une très grande vitesse. Elles délèguent
aujourd’hui la gestion des hommes et de la matière à
des travailleurs indépendants ou à des consommateurs
en pair à pair ; mais elles sont en train de s’orienter vers
le développement de robots qui se substitueront aux
hommes qui s’occupaient des objets ou qui apportaient
leur savoir-faire sur les lieux de vie.
Une croissance très inégalement répartie
Dans cette nouvelle économie numérique, si la
croissance est faible, ce n’est pas parce que les gains de
productivité seraient devenus moindres. Elle dégage des
gains de productivité aussi forts que ceux de la deuxième
révolution industrielle mais, contrairement à la situation
des Trente Glorieuses, ils sont très inégalement répartis.
En effet, les travailleurs indépendants, en aval des applications, ne sont pas dans un rapport de forces qui permette
d’obtenir une part des gains de productivité suffisante pour
en vivre dignement comme ils le faisaient quand ils étaient
salariés dans les usines. Si la croissance qu’ont connue les
États-Unis sur les trente dernières années – de l’ordre de
1 % – est faible, elle ne l’est qu’en moyenne. Elle est de
7 % pour les 1 % des plus riches et de 1 % pour les 99 %
restants ; elle est même nulle pour les 90 % des moins bien
dotés. Elle n’est donc pas faible pour tout le monde, elle
est seulement très inégalement partagée.
Loin d’être une bonne nouvelle, cette faible croissance apparente est, sans surprise, porteuse de terribles
inégalités. Aux États-Unis, et de façon légèrement
atténuée au Royaume-Uni, après avoir décru fortement et continûment depuis les années 1930 et être
passée par un minimum de l’ordre de 33 % dans les
années 1960-1970, la part du revenu national détenu
par le décile supérieur de la population, c’est-à-dire les
10 % qui perçoivent les plus hauts revenus (du capital
et du travail), s’est remise à croître très rapidement :
elle approche les 50 % et dépasse donc aujourd’hui
son niveau de 45 % atteint dans les années 1930. En
Europe continentale, ces évolutions existent aussi mais
elles sont encore beaucoup plus limitées. À terme, une
telle situation ne peut que poser de graves problèmes
sociaux et sociétaux, comme le montrent déjà le Brexit
au Royaume-Uni et l’élection de Donald Trump aux
États-Unis. La faible croissance qui s’installe partout ne
peut donc être considérée comme une bonne nouvelle
à laquelle il faudrait s’adapter pour protéger la planète,
mais le signe de l’entrée dans une période de violence.
DOSSIER -VIVRE AVEC MOINS DE CROISSANCE : SORTIR DE LA NOSTALGIE DES TRENTE GLORIEUSES
De plus, cette nouvelle croissance protège mal
l’environnement. Par exemple, les co-voitureurs qui
partagent leur voiture continuent à en être propriétaires.
Et comme le partage est organisé par les citoyens, de
pair à pair, il ne peut l’être efficacement. Il ne permet
pas le recyclage des objets mis à disposition puisque
les objets toujours achetés par les consommateurs ne
seront pas facilement récupérables par les producteurs.
Finalement, le problème n’est pas de vivre avec une
croissance plus faible, mais de tirer parti des immenses
possibilités des nouvelles technologies pour entrer
dans une nouvelle croissance. Il faut que cette nouvelle
économie soit en rupture par rapport à celle des Trente
Glorieuses puisqu’elle doit protéger l’environnement
en particulier en généralisant le passage de la propriété
à l’usage. Mais, comme celle des Trente Glorieuses, il
faudra qu’elle procure un bon travail à tous de façon
à ce que les fruits de la croissance soient largement
partagés. Or, aujourd’hui la croissance qui se met en
place de manière extrêmement rapide par la diffusion
de « solutions à coût marginal nul » est une croissance
qui n’est ni durable ni partagée.
Reprendre notre destin en main
Faire l’autruche ne sert à rien : l’heure est grave,
réellement. Il est inutile d’attendre fébrilement les
chiffres mensuels de l’Unedic ou ceux, trimestriels,
de l’Institut national de la statistique et des études
économiques (INSEE), pour savoir qu’au-delà de soubresauts conjoncturels, le chômage est devenu un bloc
de béton pétrifié au cœur de la société. Il faut désormais
comprendre que le plein-emploi, dont nous croyons
entrevoir le retour chez certains de nos voisins, n’est en
fait qu’un leurre qui ne doit aucunement nous rassurer.
Il est le signe de la multiplication de travailleurs indépendants qui ne partagent pas les fruits de la croissance.
Et pas le signe avant-coureur d’un retour à la croissance
d’antan, forte et partagée. Les nouvelles technologies
numériques, celles que l’on qualifie souvent par ces
quatre lettres magiques, « NBIC » (nanotechnologies
(N), biotechnologies (B), technologies de l’Information
(I) et sciences cognitives (C)) embarquent le monde dans
une toute nouvelle aventure, économique au premier
chef, mais aussi sociale, environnementale, sociétale,
morale, et politique.
L’absence inéluctable de croissance, la fin programmée du travail, et le remplacement des qualifications
humaines par l’intelligence artificielle sont inscrits dans
le marbre, si nous ne décidons pas, collectivement, de
modifier le cours des choses et de reprendre notre destin
en mains. Nous pouvons nous contenter de rester tétanisés ou tout simplement attentistes face aux évolutions en
CAHIERS FRANÇAIS N° 396
43
DOSSIER - VIVRE AVEC MOINS DE CROISSANCE : SORTIR DE LA NOSTALGIE DES TRENTE GLORIEUSES
cours, dont beaucoup sous-estiment les conséquences.
Certains les regardent arriver paisiblement, pensant que
les marchés doivent exploiter toutes les potentialités des
technologies et que les hommes s’arrangeront toujours
ex post pour faire que ce monde construit à l’aveugle
soit acceptable par tous. D’autres, au contraire, pensent
que l’homme doit ex ante orienter l’usage de ces outils
pour vérifier qu’ils ne le conduiront pas à perdre son
âme. Il serait alors trop tard pour revenir en arrière.
S’il est urgent d’agir, c’est aussi parce que la lame
de fond qui balaie l’ancienne économie échappe à la
mise en place de régulations classiques qui pourraient
l’encadrer (intervention de l’État, politique fiscale,
etc.). Le nouveau paradigme économique qui s’installe avec une rapidité que personne n’avait réellement
anticipée s’organise autour de quelques monopoles
mondiaux en passe de devenir plus puissants que les
États eux-mêmes. Espérer les contraindre par les voies
d’intervention nationales habituelles serait à la fois
incertain et insuffisant.
Fort heureusement une autre solution existe. Non
pour arrêter la marche du progrès et revenir à un mode
de production qui nous priverait des avancées incontestables des technologies numériques. Mais pour faire en
sorte que le travail, non seulement qualifié, mais aussi
non qualifié, soit intégré au processus économique,
enrichisse les innovations technologiques, au lieu d’être
remplacé et supprimé par elles. Et pour accélérer le
passage de la propriété à l’usage.
Une nouvelle politique
d’incitation
La bonne nouvelle c’est que ces premières solutions à coût marginal nul ne sont nullement la seule
façon d’exploiter l’énorme potentiel des technologies
numériques. En utilisant tout autrement les mêmes
technologies numériques, certaines entreprises de
services, menacées par les nouvelles entreprises de
solutions à coût marginal nul, sont en train de mettre au
point, de leur côté, un tout autre type de « solutions »
– des « solutions quaternaires ». Elles embauchent
de la main-d’œuvre, la forment pour qu’elle gère les
biens mis à la disposition des consommateurs sur
leurs lieux de vie et pour leur apporter leur savoir et
leur savoir-faire.
Par ailleurs, dans les solutions quaternaires, les biens
ne seront plus achetés par les consommateurs mais mis
à leur disposition par des entreprises qui les achèteront,
les installeront, les entretiendront et les recycleront. La
diffusion de ce deuxième type de solutions est synonyme
de passage vers « l’économie de fonctionnalité » tant
souhaitée – consistant à vendre l’usage d’un bien plutôt
que le bien lui-même – mais aussi vers « l’économie
circulaire » – qui assure le recyclage des objets. Les
économies « circulaire » et « de fonctionnalité » feront
partie intégrante du business de l’entreprise. Elles se
mettront spontanément en place : la propriété des objets
pourra être progressivement abandonnée par tous et leur
usage systématisé. De plus, alors que jusqu’à présent,
la création de valeur ajoutée nécessitait de produire
des biens toujours plus diversifiés et à obsolescence
programmée, les « solutions quaternaires » multiplieront
les innovations portant sur l’assistance des personnes et
sur l’usage des biens jusqu’à leur recyclage. Un nouveau
gisement de valeur ajoutée, moins directement lié à la
quantité de matière employée, pourra naître.
L’arrivée des objets connectés multiplie les opportunités. Prenons l’exemple d’une personne âgée qui
fait une chute alors qu’elle est seule chez elle. Au
Cette nouvelle façon de satisfaire les besoins mettant les biens à disposition sera une façon beaucoup
plus efficace que les politiques actuelles de transition
Les « solutions quaternaires »
44
Japon, un capteur précédemment installé au domicile déclenche la sortie du placard d’un petit robot
humanoïde qui aide cette personne à se relever. Cette
solution à coût marginal nul est sur le marché ; elle
est déjà rentable, mais qu’en penser humainement ?
Avec une solution quaternaire, c’est une personne
en chair et en os qui intervient, avec quatre acteurs
entrant en jeu : l’entreprise qui a posé un capteur (et
qui l’entretient), les « surveillants » à distance des
renseignements transmis, les intervenants déclenchés
par ces derniers (qualifiés pour mobiliser les soins et les
compétences requis) et enfin le « Grand Distributeur »
qui a construit avec le client cette interaction entre des
métiers aussi différents. Une solution techniquement
plus compliquée, moralement moins triste, économiquement rentable ? Oui, mais sous certaines conditions.
Pour que cette solution quaternaire se développe, il
faut impérativement que ces quatre acteurs puissent
échanger sur une plate-forme partagée des messages
normalisés qui déclenchent automatiquement les mises
à disposition de biens et de personnes aux qualifications bien précises.
CAHIERS FRANÇAIS N° 396
DOSSIER -VIVRE AVEC MOINS DE CROISSANCE : SORTIR DE LA NOSTALGIE DES TRENTE GLORIEUSES
énergétique qui se bornent à produire « proprement »
les biens que l’on fabriquait avant. Ainsi par exemple,
les Français réduiront plus facilement leurs émissions
de CO2 si on leur propose des « solutions quaternaires »
de mobilité, intégrant des véhicules partagés, qui seront
d’emblée électriques et recyclables, que si on les exhorte
à moins utiliser leur voiture en augmentant le prix de
l’essence. De même, les constructeurs de voitures changeront plus facilement leurs chaînes de production si on
les incite à produire des bluecars pour Autolib, que si
on se contente de les encourager à éliminer les énergies
fossiles des chaînes de production de véhicules dont
la demande plafonne parce que les consommateurs en
sont largement équipés et manquent de pouvoir d’achat
pour les remplacer.
Par ailleurs, l’adoption par les pays émergents de
l’économie quaternaire permettrait non seulement de
créer des emplois dans ces pays qui en manquent tant,
mais aussi d’enjamber la phase de croissance la plus
dévastatrice de la nature, qui est celle de l’équipement
des ménages en biens trop diversifiés, mal entretenus
et non recyclés. Le fait que l’Afrique, par exemple, se
mette à organiser son économie en utilisant de façon
plus massive que les pays développés les téléphones
portables, témoigne d’une capacité à enjamber des
phases par lesquelles nous avons dû passer. Les pays
en développement peuvent tout à fait adopter certains
modes de vie plus rapidement que les pays anciennement
industrialisés, qui ont des habitudes et des équipements
d’une autre époque.
Alors, tous les pays du monde commenceraient
à passer d’une croissance fondée sur l’exploitation
sans limites des ressources naturelles à une autre, plus
qualitative, qui les gérerait mieux. On commencerait
à comprendre que la protection de l’environnement
n’impose pas la fin de la croissance, mais le passage
d’une croissance fondée sur « l’avoir plus » à une autre
fondée sur « l’être mieux ».
Quelle croissance future ?
Cette croissance sera-t-elle forte ? Nul ne peut le
dire à ce stade. Et d’ailleurs, ce n’est pas essentiel. Elle
paraîtra suffisante, même si elle n’est pas très élevée,
dès lors que le développement des « solutions quaternaires » s’accompagnera du plein-emploi, du respect
de la planète et d’un partage suffisant des fruits de la
croissance. Car, répétons-le, ce n’est pas la faiblesse
de la croissance qui pose problème, c’est le fait qu’elle
soit très inégalement répartie.
D’ailleurs saura-t-on bien mesurer cette croissance
plus qualitative ? Sans doute moins bien qu’une croissance fondée sur l’achat de biens. Mais, d’une part,
cela fait bien longtemps que la croissance incorpore un
« effet qualité », qui mesure la part de la croissance liée
à l’amélioration de la qualité des produits. Et d’autre
part, souvenons-nous que la croissance a toujours été
mal mesurée. Du reste, lorsque notre unique problème
sera de mesurer la croissance, on le confiera aux statisticiens… qui trouveront certainement les moyens
de le faire !
Finalement, le développement de « solutions
quaternaires » en complément des « solutions à coût
marginal nul », constitue un projet économique, social,
environnemental et éthique. C’est une alternative au
développement programmé du tout numérique, faisant
valoir la place de l’homme et de la nature. C’est une
solution à nos problèmes d’emploi, de croissance,
d’inégalités et d’environnement.
Pourquoi les « solutions
quaternaires » ne se développentelles pas ?
Si les solutions à coût marginal nul explosent, les
« solutions quaternaires » tardent à apparaître. Comment
expliquer ce décalage ? La gestion efficace du personnel
et des objets est toujours extrêmement compliquée. C’est
pour cela que les nouveaux entrepreneurs du « coût
marginal nul » s’en débarrassent dès qu’ils le peuvent !
L’histoire de la deuxième révolution industrielle nous
montre qu’il a fallu des décennies pour organiser le
travail des hommes dans les usines autour d’équipements partagés, réseaux (d’électricité, de chemins de
fer, télécoms…) ou machines standardisées (machines
à tourner, à emboutir, à emballer…), avant de pouvoir
produire les biens de façon rentable.
Les nombreuses entreprises de services (les services
à la personne bien sûr, mais aussi des assureurs, la
Poste, la SNCF, le Grand Paris, des loueurs de voitures, Orange, STMicroelectronics, l’INRIA,..) tentent
aujourd’hui de sortir de leur cœur de métier pour offrir
ces premières solutions quaternaires. Elles font toutes
l’expérience que, pour rentabiliser leurs nouveaux
projets, il faudrait capitaliser leur travail et se coordonner de façon à pouvoir les généraliser au niveau
national, voire européen. Elles savent que pour devenir
rentables dans ce nouveau mode d’organisation, il faut
CAHIERS FRANÇAIS N° 396
45
DOSSIER - VIVRE AVEC MOINS DE CROISSANCE : SORTIR DE LA NOSTALGIE DES TRENTE GLORIEUSES
que les innovateurs des différents projets locaux ne
travaillent plus en silos mais en co-création dans une
sorte de « vallée quaternaire » sur une infrastructure
partagée. Seul moyen de permettre la diffusion et la
généralisation, au niveau national voire international,
non pas d’innovations fondamentales comme dans la
silicon valley, mais d’innovations organisationnelles
de terrain.
Mais nous sommes dans cette phase initiale où les
entreprises de services se regroupent comme elles le
peuvent, sur la base de proximité géographique ou par
affinité, sans vision claire d’une organisation où les
rôles et les équipements sont partagés, permettant la
reproductibilité à grande échelle des premières expérimentations. On voit se développer, au niveau local,
toutes sortes de micro-projets sans lendemain, qui ne
parviendront pas à faire rapidement des solutions quaternaires des consommations de masse. On est en train
de reproduire ce qui s’est passé jadis dans l’industrie.
Que l’on songe par exemple aux chemins de fer, qui
ont commencé par être développés sans coordination
avec des largeurs de voies différentes, avant d’arriver
à un seul réseau partagé par tous. Ce n’est qu’après
une longue phase d’essais-erreurs, analogue à celle
que l’on a observée lors de la révolution industrielle
précédente pour organiser efficacement la production des biens en usine, que les entreprises parties
prenantes finiront par comprendre que pour produire
efficacement des solutions quaternaires sur les lieux
de vie, il faut le faire sur un « réseau quaternaire ». Ce
sera long si l’État ne catalyse pas leurs coordinations.
La convergence vers ce « réseau quaternaire se fera
alors par itérations successives, au fur et à mesure que
les acteurs se regrouperont. On entrera dans un long
processus de « destruction créatrice », pendant lequel
le développement des « solutions quaternaires » en
consommation de masse ne sera tout simplement ni
possible, ni rentable.
46
CAHIERS FRANÇAIS N° 396
Réinventer la politique économique
Si nous ne parvenons pas à raccourcir la longue
phase de « destruction créatrice » au cours de laquelle
les systèmes « propriétaires » inefficaces sont progressivement remplacés par un système partagé uniforme,
pourvoyeur de rentabilité, alors seules survivront les
« solutions » qui s’affranchissent de la présence humaine
et de la gestion de la matière. Et là, on peut dire adieu aux
« solutions quaternaires » qui allieraient le numérique,
l’homme et la nature ! La course de vitesse sera perdue.
Voilà où nous en sommes : on n’a guère appris de
l’histoire… Il suffirait pourtant qu’une équipe politique
institue comme priorité le développement des solutions
quaternaires et en comprenne les enjeux : non pas
seulement le développement d’une poche d’emploi à
l’intention de la silver economy ou des plus jeunes. Mais
une manière transversale de retrouver les conditions
de la création d’emploi, en mettant les potentialités de
l’économie numérique au service des hommes et de la
nature. Avec, à la clé, la reprise d’une croissance durable
permettant à la société de gommer et rendre supportables
les inégalités, dans un projet « gagnant/gagnant » qui
paraît aujourd’hui inaccessible. Et aussi pour retrouver
une forme d’équilibre où l’Homo sapiens, si malmené
depuis que l’intelligence artificielle a commencé à
remplacer le cerveau humain, reprenne ses droits.
Mais pour entrer dans l’ère des « solutions quaternaires », encore faut-il, collectivement, « passer à
la vitesse supérieure ». Il faudrait que la puissance
publique décide de lancer un véritable projet national rassemblant les acteurs volontaires au sein d’une
« vallée quaternaire » où ils travailleraient ensemble à
construire les premières solutions quaternaires via une
infrastructure partagée. Les citoyens pourraient alors
non seulement retrouver l’espoir du retour à une croissance durable de plein-emploi, mais aussi contribuer
sur le terrain à la construire.
LOW COST
OU INVESTISSEMENT
DANS LA QUALITÉ ?
QUELLE STRATÉGIE
ÉCONOMIQUE ET SOCIALE
POUR LA FRANCE ? (*)
Bruno Palier
Directeur de Recherche CNRS au Centre d’études européennes et professeur à Sciences Po, Paris
Depuis plus de trente ans, la stratégie de croissance française repose en grande partie
sur une quête de la compétitivité par la baisse des coûts, notamment du travail. Cette
politique qu’on peut appeler du low cost a cependant des effets tout à fait dommageables
collectivement, car elle bloque la production dans le milieu de gamme, conduit vers une
forme d’hyperproductivisme qui épuise les ressources humaines et naturelles et ne permet
guère d’investir dans l’avenir. Si l’on veut retrouver le chemin de la prospérité au sens le
plus large possible, il convient plutôt de choisir une stratégie de la montée en qualité qui
repose sur trois piliers : la qualité des produits et des services made in France, la qualité
de tous les emplois et la qualification de toute la main-d’œuvre et, enfin, l’amélioration des
conditions et du cadre de vie pour toute la population.
C. F.
Améliorer la qualité des produits
et des services
Monter en gamme
L’un des problèmes de l’économie française, c’est
sa spécialisation dans le milieu de gamme, qui situe
nombre de ses productions dans un segment très concurrentiel de l’économie mondiale. Une note récente du
Conseil d’analyse économique (CAE) montre ainsi que
la France a perdu de nombreuses parts de marché du
fait de cette spécialisation de son appareil productif(1).
(*) Cet article reprend très largement un texte du même auteur
publié dans Esprit n° n 379, novembre 2011, « Sortir de la crise par
le haut : investir dans la qualité pour tous »
(1) Bas M., Fontagné L., Martin P. et Mayer T. (2015), « À la
recherche des parts de marché perdues », Les notes du conseil
d’analyse économique, n° 23, mai 2015.
Ce que de nombreux travaux ne soulignent pas,
c’est que cette perte de compétitivité dans la qualité
de nos produits est liée à la stratégie de baisse des
coûts qui a caractérisé les politiques françaises depuis
plus de vingt ans. Devant le constat que nos coûts de
production étaient, à produit comparable, plus élevés
que dans les pays capables de produire la même chose
que nous (notamment du fait du niveau des cotisations
sociales), la stratégie française a consisté à chercher à
baisser les coûts de production plutôt que d’organiser
une montée en gamme des produits de façon à vendre
plus cher nos productions et se donner ainsi les moyens
de financer nos coûts sociaux élevés.
CAHIERS FRANÇAIS N° 396
47
DOSSIER - LOW COST OU INVESTISSEMENT DANS LA QUALITÉ ? QUELLE STRATÉGIE ÉCONOMIQUE ET SOCIALE POUR LA FRANCE ?
La stratégie du low cost
Pour accroître la compétitivité prix de nos biens
de qualité moyenne, l’accent a été principalement mis
sur la baisse du coût du travail, et sur la productivité
quantitative des salariés. La stratégie de baisse des coûts
semble avoir fait office de politique économique et de
politique industrielle depuis plus de vingt ans. La France
s’est lancée dans cette politique à partir de la fin des
années 1980 mais surtout à partir de 1993 et la mise en
place d’un plan quinquennal pour l’emploi prévoyant
une baisse des cotisations sociales sur les bas salaires
entre 1 et 1,3 SMIC (salaire minimum de croissance).
Cette politique n’a cessé de se développer, avec
notamment les baisses de cotisations liées à la mise en
place des 35 heures puis des allégements Fillon, et plus
récemment la mise en place du Crédit d’impôts Compétitivité Emploi (Cice). Elle s’est avérée extrêmement
coûteuse budgétairement et relativement inefficace (en
termes de création d’emploi et d’investissement privé)(2).
Par ailleurs, elle a pour effet de créer des trappes à
bas salaires. Les employeurs hésitent à augmenter
les salaires au-delà du seuil à partir duquel cessent
les exonérations de cotisations sociales, mais aussi à
embaucher au-delà de ces seuils, donc à développer des
activités à haute valeur ajoutée, nécessitant d’employer
une main-d’œuvre qualifiée (créative et productive). À
force de subventionner les bas salaires, ces politiques
ont incité les entreprises à développer des activités à
faible productivité, et avec de faibles rémunérations.
La politique de réduction des coûts plutôt que d’augmentation de la qualité des produits a aussi pesé sur
les stratégies menées par les entreprises. Pour réduire
leurs coûts de production, de nombreuses entreprises
ont multiplié les plans de réduction des effectifs. Afin
d’augmenter la productivité, beaucoup d’entre elles ont
aussi développé la sous-traitance et l’externalisation et
ne préservent que le cœur de métier, ce qui a favorisé
le développement de plus en plus d’emplois atypiques
et faiblement rémunérés (intérim, contrats à durée
indéterminée, temps très partiel aux horaires subis et
emplois aidés, le plus souvent de mauvaise qualité, mal
rémunérés et sans avenir).
(2) Carbonnier C., Palier B. et Zemmour M. (2014),
« Exonération­ou investissement social ? Une évaluation du coût
d’opportunité de la stratégie française pour l’emploi », LIEPP
Woking paper n° 34.
http://spire.sciencespo.fr/hdl:/2441/4tnsf7g7rd9qjp6uavodasm5
vi/resources/wp34-carbonnier-et-al-liepp.pdf
48
CAHIERS FRANÇAIS N° 396
Par ailleurs, cette stratégie du low cost passe par une
pressurisation des salariés restés dans les grandes entreprises ou dans la fonction publique, dont on dénonce
habituellement les protections et le niveau trop élevé
des rémunérations. Pour rester compétitives dans une
économie globalisée, beaucoup d’entreprises ont choisi
de ne garder que les plus productifs d’entre eux, et de
leur demander de travailler toujours plus intensément(3).
Cependant, cette stratégie d’hyperproductivisme épuise
les ressources humaines comme naturelles. Elle ne
génère ni prospérité, ni emplois.
Vers une économie de la qualité
La stratégie low cost ne nous laisse ni le temps, ni les
marges pour investir dans l’avenir, dans les productions
de qualité. La France consacre à peine plus de 2 % de sa
richesse nationale aux dépenses publiques et privées de
recherche et développement (2,26 % en 2014, données
Eurostat), quand l’objectif européen en la matière est
de 3 % et que certains pays européens, ceux qui ont
choisi de fonder leur croissance sur l’innovation, sont
au-delà (la Suède par exemple y consacrait 3,16 % de
son PIB en 2014, l’Autriche 2,99 et l’Allemagne 2,87
– données Eurostat).
Une stratégie pour une prospérité durable, respectueuse des hommes et de l’environnement, ne saurait
se fonder sur la définition de quelques secteurs de
pointe, par exemple les nouvelles technologies, ni sur
la mise en exergue de quelques nouveaux champions
nationaux, sur lesquels concentrer les ressources, tout
en préservant pour la majorité de l’activité industrielle
et commerciale la logique du low cost. Pour contribuer à la prospérité de tous, il convient au contraire de
donner de nouvelles perspectives à l’ensemble de nos
activités, d’organiser une montée en gamme de toute
l’économie française.
Construire une économie de la qualité s’oppose à
la logique du low cost, mais elle se différencie aussi de
la vision du monde qui a été promue au niveau européen au début des années 2000, appelée la stratégie de
Lisbonne­, et qui visait à faire de l’Europe l’économie
de la connaissance la plus compétitive du monde. Cette
perspective était trop élitiste, elle laissait implicitement
de côté une majorité des Européens et reposait sur une
vision durablement déséquilibrée des échanges écono(3) Palier B. et Thelen K. (2010), « Institutionalizing Dualism,
Complementarities and Change in Germany and France », Politics
and Society, vol. 38 n° 1, p. 119 à 148.
DOSSIER - LOW COST OU INVESTISSEMENT DANS LA QUALITÉ ? QUELLE STRATÉGIE ÉCONOMIQUE ET SOCIALE POUR LA FRANCE ?
miques globaux. Dans cette perspective, l’Europe devait
en effet être tirée par quelques secteurs innovants, et
rester devant les autres régions mondiales (à nous les
cerveaux, la connaissance, à eux les bras, l’atelier du
monde). Outre l’injustice globale sur laquelle reposait
cette stratégie, elle se heurte aussi au contexte global :
les Chinois et les Indiens investissent massivement
dans la recherche et le développement, les nouvelles
technologies, et le capital humain. En outre, dans cette
perspective élitiste, les salariés moyennement ou peu
qualifiés ont l’impression de perdre pied, de ne plus
avoir de perspective et manifestent leur révolte par des
votes de protestations protectionnistes.
De meilleurs emplois pour des
salariés mieux formés
Améliorer les conditions de travail
Rompre avec la stratégie du low cost, c’est ne plus
considérer le travail comme un coût à faire baisser, et
le voir davantage comme un atout : investir dans les
conditions de travail, c’est garantir à terme non pas une
productivité forcée et usante, mais une productivité
fondée sur la créativité, l’innovation et la qualité.
L’investissement dans la qualité des emplois doit
devenir à la fois un objectif collectif pour la France
et un comportement normal des entreprises. Il s’agit
ici d’un ensemble de (re-) conquêtes sociales visant
à obtenir une plus grande sécurisation des parcours
professionnels, un accès à la formation pour tous ceux
qui travaillent, même les personnes ayant un contrat de
travail « atypique » (CDD, intérim, emploi aidé, etc.),
une organisation du travail qui permette de concilier vie
familiale et vie professionnelle, un emploi qui procure
satisfaction à celle ou celui qui l’occupe et permette
à tous d’être représentés dans les instances décisionnaires de l’entreprise, ainsi qu’un accès complet à la
protection sociale.
Améliorer la qualité des emplois passe aussi par
l’abandon progressif des situations et des mesures qui
entretiennent le développement des emplois de mauvaise
qualité. Ainsi, la France dépense près de 30 milliards
d’euros en exonérations de cotisations sociales sur les
bas salaires, où se concentrent les emplois les plus
dévalorisés. Il conviendrait de mettre sous « condition
de qualité » ces exonérations de cotisations sociales
pour favoriser l’amélioration de ces emplois et donner
des perspectives de carrière ascendantes à ceux qui les
occupent, notamment via une politique de qualification
de la main-d’œuvre(4).
La formation pour tous, tout au long de la vie
Les nouvelles technologies de l’information et de la
communication ont accéléré le rythme du changement.
Toute connaissance, tout savoir-faire devient désormais
rapidement obsolète. Dans ce contexte, la clé du succès
économique est dans la capacité à renouveler en permanence les activités les plus exposées à la compétition
mondiale. Transformer les entreprises en organisations
qui savent apprendre et changer, et permettre aux salariés de s’inscrire dans un processus de renouvellement
constant des compétences devient essentiel.
Les économies qui sont aujourd’hui les plus dynamiques et les plus innovantes en Europe sont celles
qui ont su améliorer les conditions de travail pour
tous, réduire les écarts de salaires, favoriser le « travail créatif » et l’autonomie, développer les logiques
d’apprentissage permanent au sein de leurs entreprises(5).
Dans ce contexte, la qualification de la main-d’œuvre
est un élément essentiel. Bien entendu, cela doit se
faire tout d’abord par l’accès de tous à la formation
professionnelle (actuellement, ce sont les personnes
déjà qualifiées qui y ont majoritairement accès), mais,
plus structurellement, il s’agit de mettre en œuvre une
réorientation générale des politiques publiques vers
l’investissement dans le capital humain, de la petite
enfance jusqu’à la retraite.
Une telle politique réduit le risque de polarisation
du marché du travail entre ceux dont les compétences
s’accroissent et se renouvellent et ceux dont les qualifications ne changent pas, voire se dégradent au fil de
la carrière. Sur une année, quatre fois plus de salariés
suédois ou danois que de salariés français ont accès
à de la formation professionnelle (données Eurostat).
(4) Voir Palier B. (2014), « La stratégie d’investissement social », étude du CESE.
h t t p : / / w w w. l e c e s e . f r / s i t e s / d e f a u l t / f i l e s / p d f /
Etudes/2014/2014_05_strategie_investissement_social.pdf
(5) Bengt-Ake Lundvall, Edward Lorenz, 2012, « Social
Investment­in the Globalising Learning Economy : A European
Perspective » in Morel N., Palier B. et Palme J. (2012), Towards a
Social Investment Welfare State ? Policy Press, p. 235 à 260.
CAHIERS FRANÇAIS N° 396
49
DOSSIER - LOW COST OU INVESTISSEMENT DANS LA QUALITÉ ? QUELLE STRATÉGIE ÉCONOMIQUE ET SOCIALE POUR LA FRANCE ?
Accueillir au mieux tous les jeunes enfants
Comment permettre à tous d’acquérir les compé­
tences nécessaires à l’économie actuelle ? Beaucoup
de choses se jouent dès le plus jeune âge. Les capacités cognitives, communicationnelles et relationnelles
aujourd’hui nécessaires à la réussite scolaire et professionnelle s’acquièrent avant même d’atteindre l’âge de
la scolarité. Les enfants nés dans les milieux favorisés
bénéficient de nombreuses opportunités d’éveil et de
développement de ces capacités, ce qui n’est pas toujours
le cas dans des milieux défavorisés. Donner une chance
à chacun dès le plus jeune âge passe par un service
public de la petite enfance de qualité, accessible à tous.
Une école de la réussite de tous
Permettre à l’ensemble des jeunes d’acquérir les
compétences et qualifications nécessaires pour avoir un
bon emploi amène aussi à repenser le fonctionnement
de notre système scolaire. L’inefficience et l’injustice
de notre système éducatif élitiste et très sélectif sont de
plus en plus patentes. Les résultats récents de l’enquête
PISA de l’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE) deviennent chaque
50
CAHIERS FRANÇAIS N° 396
année plus inquiétants, la part des laissés-pour-compte
de notre système éducatif ne cessant de s’accroître.
Pour inverser cette tendance, il s’agit de faire en sorte
que tous puissent aller le plus loin possible dans leurs
études (éviter les redoublements, remettre en question
le système de notation humiliant, favoriser la mixité
sociale et les troncs communs…).
En France, nous n’avons pas l’habitude de considérer
les politiques d’éducation comme relevant des politiques
sociales. On attend pourtant de l’école qu’elle joue un
rôle d’ascenseur social. S’il est aujourd’hui en panne,
c’est aussi parce que notre système scolaire vise moins
la qualification de tous que la sélection des meilleurs(6).
Investir dans la jeunesse
La jeunesse continue d’être négligée par nos politiques sociales. Cette période de la vie qui n’existait
pas il y a cinquante ans et pendant laquelle tant de
choses se jouent, tant de choix sont à faire, est négligée
(6) Comme l’ont par exemple montré C. Baudelot et R. Establet
(2009), L’élitisme républicain ; l’école française à l’épreuve des
comparaisons internationales, Paris, Seuil.
DOSSIER - LOW COST OU INVESTISSEMENT DANS LA QUALITÉ ? QUELLE STRATÉGIE ÉCONOMIQUE ET SOCIALE POUR LA FRANCE ?
par nos politiques publiques : le Revenu minimum de
solidarité active n’est accessible qu’à partir de 25 ans
(sauf à avoir des enfants ou bien à avoir travaillé intensément auparavant), quelqu’un qui n’a jamais travaillé
n’a pas le droit aux allocations-chômage, même s’il a
du mal à trouver un emploi et n’est plus ni en études,
ni en formation. Ainsi, moins de 50 % des jeunes au
chômage perçoivent une allocation contre 60 % pour
les autres demandeurs d’emploi(7).
En 2011, 21 % des jeunes femmes de 18 à 29 ans
et 17,7 % des jeunes hommes de cette tranche d’âge
vivaient en dessous du seuil de pauvreté. Chaque année,
environ 150 000 jeunes, soit 10 % d’entre eux, sortent
du système scolaire sans qualification et ne sont plus
scolarisés(8). D’après un rapport du CAE, début 2013,
près de 1,9 million de jeunes de 15 à 29 ans ne sont ni à
l’école, ni en emploi, ni en formation, soit 17 % de cette
classe d’âge(9). La situation des jeunes, et notamment la
progression de la pauvreté parmi ceux-ci, est mal prise
en charge par les politiques publiques(10).
Favoriser l’égalité homme femme
Favoriser le travail de tous aux meilleures conditions
pose aussi la question de l’égalité professionnelle entre les
hommes et les femmes. Alors que les jeunes filles réussissent mieux les études supérieures que les garçons, les
femmes font de moins bonnes carrières que les hommes
(moins bien rémunérées, plus souvent à temps partiel,
avec moins de responsabilités). Les femmes doivent
payer le prix professionnel du fait que ce sont elles qui
interrompent ou réduisent leur carrière pour s’occuper
des enfants (puis des personnes âgées dépendantes).
Permettre aux femmes d’avoir les carrières qu’elles
souhaitent, et qui correspondent à leur qualification,
passe aussi par une politique d’égalité dans la sphère
familiale, par une restructuration profonde des congés
parentaux devant inciter les ménages à mieux partager la
prise en charge des jeunes enfants (nécessité d’un congé
parental plus court mais beaucoup mieux rémunéré, et
dont le nombre de mois s’accroît s’il est partagé entre
les deux parents).
(7) CESE (2012), L’emploi des jeunes, Jean-Baptiste Prévost
(rapporteur), septembre.
(8) CESE (2011), Les inégalités à l’école, Xavier Nau (rapporteur), septembre.
(9) Cahuc P., Carcillo S. et Zimmermann K. (2013), L’emploi
des jeunes peu qualifiés en France, rapport du Conseil d’analyse
économique, avril.
(10) CESE (2012), Droits formels/droits réels : améliorer le recours
aux droits sociaux des jeunes, Antoine Dulin (rapporteur), juin.
Développer des structures d’accueil de qualité pour
les plus jeunes enfants permet de répondre aux besoins
nouveaux des familles et des enfants, mais il faut aussi créer
des emplois stables, qualifiés et bien protégés, à l’inverse
des emplois privés de services à domicile (subventionnés
en France) qui sont le plus souvent à temps partiel, peu
qualifiés, mal rémunérés et soumis à la précarité.
Améliorer la qualité de vie de tous
les Français
Si on souhaite améliorer la qualité de vie des
Français­, quatre sujets de préoccupations majeurs
doivent être pris en compte : les transports, le lo­gement,
l’accès à des soins de santé de qualité et la prise en
charge des personnes dépendantes (personnes âgées
mais aussi enfants ou handicapés). Il s’agit ici de
répondre aux préoccupations de toute la population et
non pas de préparer l’avenir des meilleurs.
Garantir à tout le monde une vie quotidienne de
qualité passe par l’amélioration des services rendus et
donc des emplois dans les secteurs d’activité du quotidien. Il est nécessaire d’investir dans la qualité de ces
services, et par conséquent dans la qualification et les
conditions de travail des emplois de secteurs comme
les transports, le bâtiment, les services aux personnes.
Ces secteurs sont trop souvent considérés comme ne
faisant pas partie de l’économie de la qualité, du fait
d’une comptabilité inadaptée de la productivité, fondée
sur le nombre d’unités traitée à l’heure, et du niveau de
qualification, alors qu’il faudrait promouvoir le service
rendu et l’utilité collective comme critères d’évaluation.
Des transports collectifs de qualité,
accessibles à tous
De nombreuses enquêtes sur le stress au travail et
la qualité des emplois montrent que des conditions de
transports déplorables contribuent à la dévalorisation
du rapport au travail et au sentiment de détérioration
des conditions de travail. Coincés dans les em­bou­
teillages ou dans le RER, les salariés souffrent du
manque d’investissement dans le maintien et l’expansion
des transports publics de qualité pour tous (y compris
les banlieusards, et pas seulement d’Île-de-France). Il
ne suffit pas de réduire le nombre des voitures (comme
à Paris), il faut aussi compenser cette réduction par
un réseau fluidifié de transports en commun qui ne se
contente pas de transporter les résidents du centre-ville
mais bien tous les habitants d’une agglomération.
CAHIERS FRANÇAIS N° 396
51
DOSSIER - LOW COST OU INVESTISSEMENT DANS LA QUALITÉ ? QUELLE STRATÉGIE ÉCONOMIQUE ET SOCIALE POUR LA FRANCE ?
À côté des transports collectifs traditionnels (train,
tram, métro, RER…), le développement de nouveaux
modes de transport fondés sur la location personnalisée
(velib’, autolib’…) ou le covoiturage incarnent typiquement l’économie du service de qualité dans lequel
il paraît indispensable d’investir.
Un logement de qualité pour tous
Le prix et la qualité du logement sont devenus une
préoccupation majeure des Français. Il apparaît nécessaire de construire plus de logements, des logements
de qualité (espace, isolation, bâtiments intelligents)
et d’améliorer l’existant. En matière de politique du
logement, on ne peut pas se contenter de créer un droit
opposable non appliqué ou de subventionner le locataire.
Ces dernières mesures ne font que faire monter les prix,
entretiennent la rareté et, à terme, finissent par enrichir
les propriétaires de logements locatifs (individuels
ou institutionnels). Il faut construire et rénover. Pour
produire des logements de qualité, il faut aussi investir
dans la qualification de la main-d’œuvre du bâtiment,
secteur souvent négligé par ceux qui prônent le progrès
social parce qu’il apparaît comme un secteur « naturellement » fait de mauvais emplois aux conditions
difficiles. Ce secteur devrait constituer (avec celui de
la grande distribution et des services à la personne) un
champ emblématique de la stratégie d’investissement
dans la qualité des emplois et la qualification de la
main-d’œuvre.
Garantir l’accès de tous à des soins de qualité
Il apparaît aujourd’hui essentiel de revenir au principe fondamental de notre système de santé : garantir
l’accès de tous à des soins de qualité. De nouveaux
objectifs doivent être poursuivis : une meilleure prise en
charge des soins ambulatoires, l’orientation collective
de l’installation des médecins, le renforcement du rôle
des médecins traitants, le développement des maisons
de santé dont le financement public devrait permettre
la gratuité des soins, où travailleraient en synergie
infirmières, médecins généralistes, laboratoire d’examen, radiologie, kinésithérapie, etc. (tous les soins
de première intention). Ces évolutions vont de pair
avec une réorientation des pratiques médicales vers la
prévention et un changement du mode de rémunération des médecins, une amélioration de leur pratique,
de leurs relations avec les patients, sans oublier celle
des conditions de travail des équipes qui entourent les
médecins et de ceux qui sont au plus près des patients
(auxiliaires de soins, staffs hospitaliers, infirmières
52
CAHIERS FRANÇAIS N° 396
notamment). Il convient aussi de contrebalancer le
pouvoir des « curatifs », qu’il s’agisse de l’industrie
pharmaceutique ou des médecins libéraux.
Des services de « care » de qualité
Laisser son enfant en crèche ou chez une nourrice, confier son ou ses parents dépendant(s) aux soins
d’une aide à domicile ou d’une institution est source
d’angoisse pour les membres de la famille. Ici encore,
la nécessité de garantir des soins de qualité rejoint les
préoccupations économiques et sociales de la stratégie
d’investissement dans un avenir de qualité. Dès lors, il
ne suffit pas d’essayer par tous les moyens d’étendre les
capacités d’accueil et de soins, mais bien de consacrer
de l’argent et des efforts à la constitution d’un secteur
qui va devenir central dans nos sociétés où l’accueil des
jeunes enfants représente un enjeu majeur pour toutes
les familles, et où le vieillissement de la population va
engendrer une demande croissante de capacité de prise
en charge. Le soin aux personnes constitue un secteur
essentiel de l’économie des services de qualité qu’il
est nécessaire de construire.
Fonder un nouveau modèle
L’enjeu actuel, face à la crise structurelle du modèle
qui a guidé nos politiques au cours des trente dernières
années, est de fonder un nouveau modèle économique,
social et écologique. Il s’agit dès lors de concevoir une
autre stratégie économique et sociale, celle de la qualité
pour tous, qui ne repose plus ni sur la compression des
coûts, ni sur la déqualification du travail et la disqualification des individus. À ces politiques passées, de
nombreuses dépenses ont été attachées : exonération des
cotisations sociales pour financer de mauvais emplois,
aides aux secteurs en déclin, qui reposent pour leur survie
sur l’hyperproductivisme, mais qui s’avèrent incapables
de créer des emplois et de générer de la prospérité. Les
sommes ici dépensées seraient mieux employées dans
des politiques d’investissement social. Il s’agit de décider
et de faire collectivement les investissements nécessaires
pour construire un avenir de qualité pour tous.
BIBLIOGRAPHIE
●●Gazier B., Périvier H. et Palier B. (2014), Refonder la protection sociale,
pour de nouveaux droits sociaux, Paris, Presses de Sciences Po.
QUARTIERS PRIORITAIRES,
GHETTOÏSATION
ET POLITIQUE DE LA VILLE (*)
Julien Damon
Professeur associé à Sciences Po
Un grand nombre de quartiers urbains se caractérisent par la concentration d’une population jeune, composée pour une très large part de minorités ethniques, et en proie à la
pauvreté et au chômage. Pour combattre cet état de fait, générateur de très fortes tensions
sociales, les pouvoirs publics ont élaboré dans les années 1970 une politique de la Ville
dont le bilan suscite bien des débats. Pour Julien Damon, une évaluation de cette politique
au niveau national n’est guère possible, seules des situations locales peuvent donner lieu
à des estimations fondées. Il insiste par ailleurs sur sa difficulté à cibler les territoires où
elle a vocation à s’appliquer, un phénomène d’extension et de rétraction étant à cet égard
continûment observable. C’est à une nouvelle géographie plus resserrée qu’ont conduite
les dernières orientations prises en juin 2014.
C. F.
L’élection présidentielle de 2017 se déroule environ trente-cinq ans après la création des ZEP (zones
d’éducation prioritaire) et vingt ans après celle des ZUS
(zones urbaines sensibles). Ces acronymes, passés dans
le vocabulaire courant de l’action publique, désignent
– ou désignaient – des réalités qui font l’objet de vifs
débats. Il s’agit, en un mot, du problème des « quartiers ». Ces territoires, qui suscitent toutes les attentions
et interrogations, sont marqués par des niveaux particulièrement élevés de chômage et de pauvreté mais
aussi par une forte acuité des questions d’intégration et
d’insécurité. À la suite des diverses émeutes qui se sont
succédé sur le territoire, plusieurs plans – dont certains
ont même été qualifiés de « plan Marshall » pour les
banlieues – ont été mis en place. Pour répondre aux
discriminations, supposées ou observées, que subissent
les habitants de ces quartiers, des politiques dites de
« discrimination positive territoriale » ont également
été élaborées.
(*) (*) Ce texte est inspiré, pour sa partie sur l’évaluation, d’un
article publié dans Constructif n° 45 (novembre 2016), la revue de
réflexion de la Fédération française du bâtiment, en libre accès sur
www.constructif.fr
Ainsi, ces territoires sont la cible d’interventions
particulières qui contribuent par ailleurs à les singulariser, ne serait-ce qu’à travers les dénominations qui
leur sont réservées. Il est en tous les cas certain que les
attentes relatives à leur pacification et à une amélioration sensible de la situation en leur sein ont été déçues.
Ces quartiers, dont le périmètre et la désignation
ne cessent d’être réformés, concentrent à la fois les
problèmes sociaux les plus intenses et, parce que leur
population est jeune, des gisements d’initiatives et d’éléments dynamiques. Alternativement présentés comme
des réservoirs de ressources originales ou comme des
berceaux du terrorisme islamiste, ils constituent assurément l’un des principaux défis pour l’avenir.
Un apartheid français ?
À l’occasion de ses vœux à la presse, en janvier 2015, le Premier ministre Manuel Valls a marqué
les esprits à travers une formule forte : « Les émeutes
de 2005, qui aujourd’hui s’en rappelle ? Et pourtant,
les stigmates sont toujours présents : la relégation
périurbaine, les ghettos, […] un apartheid territorial,
CAHIERS FRANÇAIS N° 396
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DOSSIER - QUARTIERS PRIORITAIRES, GHETTOÏSATION ET POLITIQUE DE LA VILLE
social, ethnique qui s’est imposé à notre pays […] ».
L’emploi du terme « apartheid » a fait polémique, et
nombre de voix se sont alors élevées pour rappeler
que la France n’avait strictement rien à voir avec le
racisme d’État institutionnalisé autrefois en République
d’Afrique du Sud. En effet, rien dans l’action publique
ne relève d’une ségrégation organisée à dessein sur la
base d’un référentiel ethno-racial. Les regroupements
et concentrations de populations en difficulté ne sont
pas souhaités par les pouvoirs publics français, bien au
contraire. L’emploi du terme « apartheid », s’il relève
d’une certaine exagération, visait à défendre la réforme
de 2014 (cf. infra).
ménages y occupent un logement social, contre 17 %
en moyenne au niveau national et 24 % dans l’ensemble
des agglomérations où se situent ces quartiers. 25 %
des foyers y perçoivent des allocations-chômage et,
parmi les actifs occupés, 21 % sont en emploi précaire
(CDD, intérim, stages…). Parmi les femmes de 15 à
64 ans, trois sur cinq n’ont pas d’emploi (2). En termes
de concentration ethnique, les données sont sensibles
et difficiles à évaluer. On peut néanmoins s’en faire
une idée à travers celles relatives aux jeunes de moins
de 18 ans d’origine immigrée : 20 % en France, 40 %
en Île-de-France, 60 % en Seine-Saint-Denis, 70 % à
Grigny, 75 % à Clichy (3).
Depuis trente ou quarante ans, une très discutée
« politique de la Ville » se développe en effet afin de
lutter contre la ghettoïsation. Malgré son intitulé, elle ne
concerne ni toutes les villes (l’ensemble des communes­
n’en fait pas l’objet), ni une ville dans sa totalité (car elle
traite d’une géographie particulière : celle des quartiers
prioritaires). Chaque année, l’État y consacre environ
500 millions d’euros et, fin 2015, plus de 10 milliards
d’euros avaient été engagés dans le cadre d’un ambitieux
programme national de rénovation urbaine (PNRU)
lancé il y a plus de dix ans, sous le gou­ver­nement
Raffarin. En 2014, la politique de la Ville a connu une
révision substantielle autour de quatre grands axes : la
mise en place d’un nouveau Programme de renouvellement urbain (NPRU), l’instauration d’un contrat de
ville unique à l’échelle intercommunale, la refonte de
la géographie prioritaire (voir encadré) et l’association
des habitants à la construction de la politique mise en
œuvre – ceux-ci participent, notamment, à la réflexion
sur les projets de renouvellement urbain. Cependant, la
logique reste la même : il s’agit de faire (ou tenter de
faire) plus en faveur de ces quartiers « prioritaires ».
Dans certains de ces quartiers, où s’accumulent les
difficultés et les tensions sociales, les autochtones ont
fui ou rêvent de le faire, tandis que des communautés
s’enracinent en se consolidant, en partie, contre la
société française (4). Afin de s’attaquer frontalement
à cette dynamique de spécialisation ethno-raciale, le
Premier ministre, en même temps qu’il lançait l’alarme
au nom de l’apartheid, appelait à une « politique du
peuplement ». Maires et organismes HLM disposent
habituellement pour ce faire des permis de construire et
de la sélection des occupants pour l’accès au logement
social. L’État professe, quant à lui, des objectifs de
« mixité sociale », sans coloration ethnique affichée,
mais cette dimension est lourdement sous-entendue. Il
impose des priorités d’accès aux HLM à des publics
« prioritaires » venant peupler les quartiers prioritaires.
Chômage et pauvreté y sont deux à trois fois plus
élevés que sur le reste du territoire. D’après une étude
publiée en 2016 par l’Insee (1), il apparaît que la pauvreté
dans ces quartiers atteint 42 % de la population (sur
la base d’un seuil de pauvreté fixé à 60 % du revenu
médian), contre 16 % en moyenne dans les agglomérations où ils se trouvent, et contre une moyenne
nationale à environ 14 %. C’est dire le niveau de concentration atteint par la pauvreté. Par ailleurs, 74 % des
(1) Voir Renaud A. et Sémécurbe F. (2016), « Les habitants des
quartiers de la politique de la ville », INSEE Première, n° 1593,
2016.
54
CAHIERS FRANÇAIS N° 396
Pour mettre en œuvre une « politique du peuplement »,
trois grandes options se présentent. La dispersion (ou
ventilation) consiste à vouloir faire partir les pauvres (par
exemple avec des offres de logement ailleurs) ; mais les
plus pauvres restent sur zone. L’attraction (ou gentrification) consiste à vouloir faire venir des riches (en soutenant
de lourds programmes de rénovation urbaine) ; mais les
pauvres s’en vont, car les prix augmentent. L’affirmation
(ou développement endogène) consiste à améliorer le
quartier en s’appuyant sur ses forces vives ; mais celles-ci
(2) Pour les informations socio-démographiques, les plus
récentes, voir Renaud A. et Sémécurbe F. (2016), « Les habitants
des quartiers de la politique de la ville », INSEE Première, n° 1593.
(3) Cf. Aubry B., Tribalat M. (2009), « Les jeunes d’origine
étrangère », Commentaire, n° 126.
(4) Sur ce point très sensible, Beckouche P. (2015), « Terroristes
français : une géographie sociale accablante », Libération, 28 décembre, qui signale que de Mohamed Merah à Amedy Coulibaly
en passant par les frères Abdeslam, ces jihadistes viennent surtout
de zones urbaines sensibles.
DOSSIER - QUARTIERS PRIORITAIRES, GHETTOÏSATION ET POLITIQUE DE LA VILLE
proviennent souvent de communautés problématiques. En
un mot, aucune de ces trois voies n’est la solution miracle
pour résoudre les problèmes des quartiers.
Des évaluations très nombreuses
La politique de la Ville compte parmi les plus
commentées et débattues (5). Mais à la lecture des innombrables évaluations la concernant, le bilan apparaît
localement contrasté et laborieux à établir au niveau
national. Il relève, au fond, plus de la conviction politique que de la comptabilité des indicateurs.
Pour donner une idée de la profusion de documents
évaluatifs de la politique de la Ville, on peut rappeler
les points suivants :
- au cours du Xe plan (entre 1989 et 1992), la
politique de la Ville a été le thème d’une évaluation
interministérielle guidée par les principes alors édictés
par un très autorisé conseil scientifique de l’évaluation ;
- sujet prisé de la Cour des Comptes, elle a donné
lieu à des rapports, à chaque fois très critiques, en 2002,
2007, 2012 et 2016 ;
(5) Sur les évolutions et évaluations contrastées de la politique
de la ville, voir les travaux de Epstein R. et Kirszbaum T.
- ancrée, comme son nom l’indique, au niveau local,
cette politique a été évaluée par un nombre incalculable
d’instances locales, départementales, régionales au
cours du dernier quart de siècle ;
- elle dispose d’un observatoire dédié avec
l’Observatoire­national de la politique de la Ville
(ONPV). Cette instance publie de copieux rapports,
très intéressants, sur les quartiers cibles, au prisme de
questions et d’indicateurs de plus en plus précis autour
de la cohésion sociale, du cadre de vie, du développement économique ;
- une profession spécialisée, celle des évaluateurs
de la politique de la Ville, au sein de cabinets experts
dans ce domaine ou bien généralistes, a pu se structurer.
Mais quelle leçon en tirer ? En l’occurrence, il
n’émerge pas d’accord général, mais plutôt des thèses
divergentes, qui laissent apparaître cinq écoles.
- En termes de bilan, certains estiment, au regard de la
dégradation de la situation des quartiers les plus difficiles,
qu’un abandon de la politique de la Ville s’imposerait.
Elle serait à la fois un puits sans fond et n’empêcherait
nullement ces quartiers d’être un creuset du djihadisme.
- D’autres, s’appuyant sur la littérature administrative, riche d’informations, remplissent des tableaux de
bord et opèrent des suivis de séries statistiques pour
souligner, dans tel domaine, une amélioration et, dans
tel autre, une détérioration.
CAHIERS FRANÇAIS N° 396
55
DOSSIER - QUARTIERS PRIORITAIRES, GHETTOÏSATION ET POLITIQUE DE LA VILLE
- D’autres encore, généralement parmi les élus,
approuvent l’importance des efforts entrepris et mettent
en avant des résultats favorables, en montrant combien
des quartiers entiers ont pu véritablement changer, dans
un sens positif.
- Certains, plutôt parmi les idéologues ou les naïfs,
avancent l’argument selon lequel sans la politique de la
Ville, la situation eût été pire. L’affirmation a beau être
percutante, elle ne peut tout simplement pas être vérifiée.
- D’autres enfin, plutôt parmi les évaluateurs académiques, parviennent à deux types de conclusion. Tout
d’abord, on s’en doute, la difficulté d’évaluer la politique
de la Ville, voire même son « inévaluabilité ». Ses objectifs seraient si divers, ses procédures si complexes, ses
visées cachées si importantes qu’il serait impossible de
tirer de tous ces documents des informations propres
à juger de son efficacité globale. Ensuite le caractère
contrasté du bilan de la politique de la ville.
Des bilans locaux contrastés
L’ensemble de ces bilans ne saurait conduire à une
appréciation générale tranchée. En effet, ce n’est qu’au
niveau local que la politique de la Ville peut être valablement évaluée, certes à l’aune des critères, objectifs
et indicateurs nationaux qui, avec le temps, se sont
amoncelés, mais aussi en fonction de ce que pensent
les habitants concernés. Bien entendu, les difficultés
méthodologiques sont importantes. Non seulement,
il convient de contextualiser les critères en fonction
des objectifs et indicateurs locaux, mais ce n’est qu’à
l’échelle locale qu’il est possible de dire si, oui ou non,
la politique de la ville a été efficace.
Avec les informations fournies par les instances
nationales d’évaluation et d’observation, les différents
opérateurs et partenaires de la politique de la Ville, qui
d’ailleurs n’ont ni forcément les mêmes idées ni les
mêmes intérêts en la matière, disposent d’une riche
matière pour faire leur propre bilan. Reste que le bilan
local de la politique de la ville sera toujours politique.
Tel élu se félicitera de son action, alors que les décisions
auront été prises avant son élection. Tel autre déplorera
une situation que rien ne semble pouvoir améliorer. Un
autre soutiendra que ses décisions ont permis d’améliorer très visiblement un quartier, quand son opposition
observera que ce ne sont plus les mêmes habitants.
En tout état de cause, s’il est possible de fournir, pour
les villes, des bilans chiffrés, il manquera toujours
quelques données. Mais l’essentiel est facilement dis-
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CAHIERS FRANÇAIS N° 396
ponible, et peut nourrir, localement, des débats, plus
ou moins apaisés, non pas sur la politique de la Ville
(une dénomination très nationale et bureaucratique),
mais quant à ses effets sur un ou plusieurs quartiers.
Une politique difficilement évaluable
à l’échelle nationale
En agrégeant les données relatives aux évolutions
locales, on peut noter des quartiers dont la situation
s’améliore, d’autres où elle se détériore, et ce sur une
multitude d’indicateurs. Mais ce tableau de bord, qui a
ses vertus, ne saurait tenir lieu de bilan pour une politique.
En fait, la politique de la ville à l’échelle nationale est
peu évaluable. Un argument puissant va dans le sens de
l’inévaluabilité : la politique de la Ville ne dispose que de
moyens dérisoires, d’une part, par rapport aux objectifs
très généraux qui lui sont fixés et, d’autre part, par rapport à l’ensemble des autres politiques concourant à ces
mêmes objectifs et intervenant sur ces mêmes quartiers.
Surtout, il est impossible de dresser le bilan irréprochable
d’une politique dont la cible n’a cessé de bouger.
Cette politique à dénomination bien française (où
trouve-t-on ailleurs dans le monde une politique de la
ville qui ne soit de la responsabilité des villes ?) repose
sur des mécanismes nationaux de ciblage des territoires.
L’idée centrale de la politique de la ville est de repérer
les territoires « les plus en difficulté », ceci afin de les
traiter de manière particulière. Ce détour par des inégalités positives de traitement pour rétablir une certaine
égalité des territoires a toujours fait débat, tant sur le
plan doctrinal (cette équité recherchée correspond-elle
vraiment aux principes constitutionnels français ?) que
pratique (quels critères et indicateurs d’inégalités et de
disparités choisir ?).
L’« accordéon » de la géographie
prioritaire
Au cours des dernières décennies, on peut observer
que la pratique du zonage, qui a été révisée plusieurs fois,
fonctionne comme une sorte d’accordéon. La géographie
des quartiers sensibles s’étend et se rétracte comme le
soufflet de cet instrument. Dans sa phase de dilatation,
c’est-à-dire d’extension de la géographie prioritaire, il
s’agit de couvrir davantage de territoires par les crédits
et procédures visant la réduction des problèmes dans
les quartiers sensibles. Sur une quarantaine d’années,
on a pu observer une forte dilatation (aboutissant, selon
DOSSIER - QUARTIERS PRIORITAIRES, GHETTOÏSATION ET POLITIQUE DE LA VILLE
les critiques, à une dispersion et un saupoudrage des
moyens), avec une cible prioritaire passée de quelques
quartiers expérimentaux, à la fin des années 1970, à
plusieurs milliers au cours des années 2000. Entre-temps,
les gouvernements, avec les administrations et les collectivités territoriales, ont souvent « joué à l’accordéon »,
cherchant, tantôt, à resserrer l’éventail des territoires
ciblés, tantôt à le développer.
La politique de la ville repose sur une séquence :
ciblage, écrémage, recentrage. Ce processus résulte
d’une observation simple : les dispositifs centrés sur
des difficultés d’intensité n bénéficient davantage à des
situations territoriales ou sociales de niveau n-1, ou n-2.
C’est là un effet classique d’écrémage, qui pousse les
responsables publics et les experts à proposer d’autres
critères afin de vraiment toucher le niveau n. En termes
de géographie prioritaire, l’accordéon est une métaphore pour illustrer cette succession de phases : dans
un premier temps, le ciblage (d’abord restreint puis
étendu à d’autres quartiers, souvent à la demande des
élus locaux les considérant comme écartés à tort), puis
l’écrémage, puis le recentrage.
Dans le contexte de ce zonage en trois strates, il
a fallu déterminer de nouvelles priorités par rapport à
celles précédemment définies. À titre d’exemple, on
peut signaler qu’au tout début de l’année 2004 l’Agence
nationale de renouvellement urbain (ANRU), en charge
de la mise en œuvre du récent PNRU, estimait à 163 le
nombre de quartiers « archi-prioritaires » (parmi les
750 ZUS) pour bénéficier des nouveaux moyens au titre
de la rénovation urbaine. À la suite du plan « Espoir
banlieues » de 2008, 215 quartiers (pas tous situés
dans des ZUS) étaient déterminés comme bénéficiant
d’un niveau de priorité 1 pour l’ANRU, tandis que 530
quartiers en tout étaient considérés comme éligibles
aux contrats passés avec l’Agence.
Au découpage emboîté de la géographie prioritaire,
il faut ajouter les quartiers (dans ou hors ZUS) connaissant des difficultés (chômage, violence, logement...)
et ayant fait l’objet de contrats urbains de cohé¬sion
sociale (CUCS) entre l’État et les collectivités territoriales – chacun des partenaires s’engageant à mettre
en œuvre des actions concertées pour améliorer la vie
quotidienne des habitants. Les partitions possibles pour
« jouer de l’accordéon » allaient donc d’une centaine de
ZFU (groupant plus d’un million de personnes) à 2 500
quartiers sous CUCS (groupant huit millions d’habitants,
soit environ 15 % de la population française).
Des quartiers prioritaires aux
quartiers très prioritaires
La ministre de la Ville a annoncé, à la mi-juin 2014,
une nouvelle géographie plus resserrée. Le choix des
quartiers prioritaires ne procède plus d’indices statistiques compliqués (ni, en théorie, de discussions et
négociations politiques) mais d’un critère unique : la
faiblesse du revenu des habitants.
Avec cette nouvelle carte sont identifiées toutes
les concentrations urbaines de pauvreté à travers le
territoire. Au total, 1 300 quartiers – baptisés « quartiers prioritaires » et connus sous le sigle « QP » ou
« QPV » (pour « quartiers de la politique de la ville »)
– ont ainsi été repérés. Et, grande nouveauté, certaines
communes très urbaines où se trouvaient des quartiers
défavorisés n’apparaissent plus dans la cartographie
prioritaire (Boulogne-Billancourt ou Biarritz, par
exemple). Parallèlement­, certaines communes plus
rurales (en tout cas moins denses) y figurent désormais
(Guéret ou Auch, par exemple).
Il n’y a donc plus, dans cette logique, que 1 300
quartiers (en métropole) éligibles aux financements de
l’État au titre de la politique de la Ville. Cette phase de
resserrage par rapport aux anciennes procédures et à
leurs 2 500 quartiers, a connu rapidement son écrémage
et son nouveau ciblage. En effet, en octobre 2015, les
QP ont été complétés par les QTP, les « quartiers très
prioritaires ». Ceci avant, peut-être, une extension à
d’autres quartiers qui s’estiment injustement mis à
l’écart de cette géographie prioritaire. Et, donc, une
reprise de souffle dans l’accordéon…
À court terme, une telle révision des cibles de l’action
publique n’aura probablement pas une grande incidence
sur le quotidien des habitants, car la réforme de la géographie prioritaire est avant tout une réforme administrative
et technique. Il est cependant évident que l’intention, à
long terme, est d’avoir un impact sur les habitants, avec
des procédures et des moyens plus adaptés. À ce titre,
c’est probablement sur les opérateurs de la politique de
la ville que la réforme aura le plus de conséquences. La
suppression du zonage en ZUS et ZRU va par ailleurs
transformer les avantages socio-fiscaux qu’il y avait à
s’installer dans ces zones – les ZFU subsistent, mais sous
la nouvelle dénomination, plus dynamique et positive de
« territoires entrepreneurs ». Du point de vue de la politique économique de soutien aux quartiers en difficulté,
il s’agit donc tout de même d’un changement significatif.
CAHIERS FRANÇAIS N° 396
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DOSSIER - QUARTIERS PRIORITAIRES, GHETTOÏSATION ET POLITIQUE DE LA VILLE
LA DÉFINITION DES QUARTIERS PRIORITAIRES
La loi du 21 février 2014 de programmation pour la ville et la cohésion urbaine dispose que les quartiers prioritaires de la
politique de la ville sont caractérisés par un écart de développement économique et social apprécié par un critère de revenu
des habitants. Cet écart, indique la loi, « sera défini par rapport, d’une part, au territoire national et, d’autre part, à l’unité
urbaine dans laquelle se situe chacun de ces quartiers, selon des modalités qui pourront varier en fonction de la taille de
cette unité urbaine ».
Un décret du 3 juillet 2015 fixe à 1 000 le nombre minimal d’habitants conduisant à la délimitation d’un quartier prioritaire. Il
définit le critère de revenu des habitants comme le « revenu médian par unité de consommation » (RMUC).
Pour être considéré comme un quartier prioritaire, un territoire doit avoir un RMUC inférieur au seuil de revenu médian par
unité de consommation, calculé en fonction de formules qui diffèrent selon que l’unité urbaine a une population de moins de
5 millions d’habitants ou d’au moins 5 millions d’habitants.
Le seuil de revenu médian par unité de consommation (S) mentionné ci-dessus est calculé comme suit :
1. Pour les unités urbaines de moins de 5 millions d´habitants :
S = 0,6 × ([0,7 × RMUC-nat*) + (0,3 × RMUC-UU**]) ;
2. Pour les unités urbaines de 5 millions d´habitants ou plus :
S = 0,6 × ([0,3 × RMUC-nat) + (0,7 × RMUC-UU]),
Le décret précise que la délimitation des quartiers prioritaires implique la consultation des présidents d’établissements
publics de coopération intercommunale ou de métropoles et de maires des communes concernés. On doit ainsi retenir
que les quartiers prioritaires ne résultent pas uniquement des seuls ordinateurs de l’INSEE, mais aussi d’une discussion
politique.
*RMUC-nat est le revenu médian par unité de consommation de la France métropolitaine
**RMUC-UU est le revenu médian par unité de consommation de l’unité urbaine au sein de laquelle est situé le quartier.
En matière d’animation et de soutien dans ces quartiers, activités généralement gérées par des associations,
la nouvelle géographie ne devrait pas avoir d’incidence
notable. Les sommes dévolues à la politique de la Ville
ne vont pas beaucoup changer. De toute manière, le
bilan de cette réforme sera à apprécier dans le cadre
plus général de la réforme territoriale (avec la diminution du nombre des régions, et l’évolution du rôle des
départements). C’est cette transformation plus globale
de l’action publique locale qui aura le plus d’impact
sur la manière de gérer les quartiers de la politique de
la Ville. D’ailleurs, quelles que soient l’issue du scrutin
58
CAHIERS FRANÇAIS N° 396
de 2017 et les orientations qui s’ensuivront, le devenir
de ces quartiers sera toujours davantage fonction des
interventions génériques affectant tous les territoires
que des interventions spécifiques cherchant à traiter
spécialement les territoires dits prioritaires.
BIBLIOGRAPHIE
●●Damon J. (2010), Questions ●●Revue économique (2016),
sociales et questions urbaines, « Économie­ des quartiers prioriParis, PUF.
taires », n° 3.
DOSSIER - QUARTIERS PRIORITAIRES, GHETTOÏSATION ET POLITIQUE DE LA VILLE
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CAHIERS FRANÇAIS N° 396
59
POURQUOI LA FRANCE
PEINE-T-ELLE
À S’INSPIRER
DE MODÈLES ÉTRANGERS ?
Annick Steta
Docteur en sciences économiques, chercheur associé au Centre européen de recherche en économie financière et gestion des entreprises (CEREFIGE) de l’université de Lorraine
S’inspirer de l’étranger pour réussir est une pratique très répandue dans le monde de l’entreprise. Elle est également couramment utilisée dans le domaine des politiques économiques.
Souvent motivée par le besoin concret de conduire des réformes jugées nécessaires pour
améliorer le fonctionnement de l’économie nationale, la volonté de s’inspirer de l’étranger
ne semble pas toujours aller de pair avec la capacité à imposer efficacement un ensemble
de mesures capables de transformer un pays. En France, où l’intérêt pour les modèles
étrangers ne se dément pas, une référence se distingue des autres par l’intérêt ininterrompu
qu’elle suscite : le modèle allemand. Sa transposition est cependant tout sauf aisée, car,
explique Annick Steta, il est, comme tout modèle, profondément enraciné dans l’histoire
et les choix qui l’ont produit. Le fait que la France se montre finalement assez imperméable
aux exemples étrangers n’est donc pas forcément propre à la situation de ce pays.
C. F.
La valse des modèles de référence
Quelle que soit leur orientation politique, les candidats à la prochaine élection présidentielle s’accordent
à penser que de profondes réformes devront être mises
en œuvre afin de rendre du dynamisme à l’économie et
à la société françaises, de soutenir la croissance et de
renforcer la cohésion sociale. Certains d’entre eux se
sont, par le passé, inspirés d’exemples étrangers pour
souligner les différences de trajectoire existant entre
différents pays et nourrir leurs propositions de réforme.
Cette recherche d’un modèle auquel se conformer n’est
pas imperméable aux effets de mode. Depuis les années
1990, le leadership exercé par les États-Unis dans la
révolution des technologies de l’information et de la
communication a ainsi nourri la volonté de reproduire
60
CAHIERS FRANÇAIS N° 396
le modèle de la Silicon Valley dans d’autres régions du
globe. Mais bien que les technopoles ap­parues un peu
partout dans le monde partagent plusieurs traits avec
la « vallée du silicium » californienne, elles n’ont pas
réussi à égaler ses performances. Aucune d’entre elles
ne dispose en effet des mêmes atouts que le comté de
Santa Clara, où recherche fondamentale, innovation et
entrepreneuriat entretiennent d’étroites relations depuis
la Seconde Guerre mondiale. Soutenu par l’essor des
technologies de l’information et de la communication,
le retour en force du modèle américain a fait passer
au second plan le modèle japonais de développement
économique. Ce dernier avait connu une grande vogue
dans les années 1970 et 1980. Reposant sur la complémentarité entre grands groupes et petites et moyennes
entreprises ainsi que sur la priorité accordée à l’expor-
DOSSIER - POURQUOI LA FRANCE PEINE-T-ELLE A S’INSPIRER DE MODELES ETRANGERS ?
tation, il avait permis au Japon de renaître rapidement
de ses cendres après la défaite de 1945. Bien qu’il
ait initialement séduit les observateurs occidentaux,
ce modèle est, pour l’essentiel, resté cantonné aux
frontières de l’archipel nippon. L’acharnement au travail et le dévouement à l’entreprise de la population
japonaise sont des facteurs-clés de succès impossibles
à transposer en Occident, où ils ont d’ailleurs parfois
été tournés en dérision. Premier ministre de la France
de 1991 à 1992, Édith Cresson alla jusqu’à comparer
les Japonais à des « fourmis » menant des existences
centrées sur leur travail. Dans une interview accordée
à la chaîne américaine ABC, elle affirma qu’un tel
mode de vie serait inacceptable pour des Européens :
« Nous ne voulons pas vivre comme ça, dans de petits
appartements avec deux heures de trajet pour aller
travailler. Nous voulons garder notre Sécurité sociale
et nos vacances, et nous voulons vivre comme des êtres
humains de la façon dont nous avons toujours vécu ».
Radicalement opposé au libéralisme économique
en vigueur aux États-Unis, où un individu qui perd
son emploi peut très vite basculer dans la pauvreté,
un autre modèle a connu une grande faveur dans les
années 2000 : celui dit de « flexisécurité », conçu aux
Pays-Bas mais généralement associé au Danemark.
Apparu pour la première fois en 1995, le terme « flexisécurité », qui correspond à la contraction des mots
« flexibilité » et « sécurité », désigne la combinaison
de plus grandes facilités de licenciement accordées
aux entreprises et de l’attribution aux salariés licenciés d’indemnités plus généreuses versées durant
une période plus longue. En diminuant le coût du
licenciement pour les entreprises comme pour les
salariés, un tel dispositif rend le marché du travail
plus fluide et limite le coût social du chômage. Mise
en œuvre au Danemark dès la fin des années 1990,
la « flexisécurité » a permis de réduire le taux de
chômage de façon significative. D’abord vantée en
France par les sociaux-démocrates, cette notion a
également séduit une partie des forces situées à droite
du spectre politique. Elle a ainsi inspiré l’accord
national interprofessionnel du 11 janvier 2008 sur
la modernisation du marché du travail et l’accord
national interprofessionnel du 11 janvier 2013 pour un
nouveau modèle économique et social au service de la
compétitivité des entreprises et de la sécurisation de
l’emploi et des parcours professionnels des salariés.
Le modèle allemand, omniprésent…
Un modèle économique et social se distingue des
autres par l’intérêt ininterrompu qu’il suscite en France
depuis les lendemains de la Seconde Guerre mondiale : celui de l’Allemagne. Le « miracle économique »
(Wirtschaftswunder) qu’a connu ce pays dès le début des
années 1950 a impressionné l’ensemble de ses voisins.
Mais la France, qui entretient avec l’Allemagne des
relations de compétition depuis la guerre de 1870 et est
actuellement la seule puissance d’Europe continentale
capable de lui faire contrepoids, est allée plus loin que
les autres pays : elle a formalisé les traits saillants de
l’organisation économique et sociale de l’Allemagne et
a fait de ce modèle l’une des références dominantes de
l’action publique. Cette obsession s’accentue lorsque la
santé économique de la France est moins florissante que
celle de l’Allemagne­. On l’a vu lors de la campagne pour
l’élection présidentielle de 2012 : tandis que Nicolas
Sarkozy vantait les qualités du modèle économique en
vigueur outre-Rhin, François Hollande mettait l’accent
sur la nécessité d’améliorer la compétitivité de l’économie française et d’enrayer la désindustrialisation du
pays. L’Allemagne a en effet plus facilement surmonté
la crise économique née de la crise bancaire et financière
de 2007-2008 que ne l’a fait la France. Alors que le
taux de croissance du produit intérieur brut (PIB) ne
devrait pas dépasser 1,3 % en France en 2016, il pourrait
atteindre 1,9 % en Allemagne. Les trajectoires récentes
des deux pays se distinguent plus nettement encore
en matière d’emploi. Tandis que le taux de chômage
restait voisin de 10 % en France en 2016, il reculait
outre-Rhin jusqu’à 5,8 %, son plus bas niveau depuis
la réunification. Il n’est donc guère étonnant que les
responsables politiques français cherchent à identifier
les facteurs d’une réussite économique capable de
résister à la crise la plus grave survenue depuis celle
des années 1930. Mais en dépit de la régularité avec
laquelle ils font référence au modèle allemand, ils
peinent à formuler et à faire adopter des mesures qui
en soient véritablement inspirées.
L’idée même de l’existence d’un « modèle » allemand est représentative de la façon dont les élites
françaises conçoivent le fonctionnement de l’économie
et de la société : elles ne semblent pas douter de la
capacité de l’État à imposer un ensemble de mesures
destinées à transformer le pays tout entier. La fondation
CAHIERS FRANÇAIS N° 396
61
DOSSIER - POURQUOI LA FRANCE PEINE-T-ELLE A S’INSPIRER DE MODELES ETRANGERS ?
venues de différents acteurs privés et publics, situés à
différents niveaux décisionnels des échelles économiques et politiques […]. Ceci introduit une première
différence fondamentale, difficile à intégrer dans une
grille d’analyse française : le fonctionnement beaucoup
plus collectif et horizontal de toute la société allemande,
et donc de l’économie » (2).
…mais difficile à appliquer
de l’École libre des sciences politiques – l’ancêtre de
Sciences po – après la défaite de 1871 constitue une
illustration de ce mode de pensée. Soucieux de forger une élite politique et économique plus inventive
que celle qui avait conduit le pays à la catastrophe, le
politologue Émile Boutmy créa une école dont le programme d’enseignement et les méthodes pédagogiques
se distinguaient des formations alors existantes par leur
caractère novateur : il fallait, écrivait-il, « refaire une
tête de peuple » (1). Régénérer les élites pour transformer
la société par capillarité : telle était l’ambition d’Émile
Boutmy. Un tel projet semblerait parfaitement exotique
en Allemagne. Contrairement à la France, ce pays ne
s’est pas construit autour de son État et de ses élites : il
se caractérise par une structure politique et économique
décentralisée ainsi que par une société assez largement
méfiante à l’égard d’initiatives auxquelles elle ne serait
pas partie prenante. Ainsi que le souligne l’essayiste
Jacqueline Hénard, « le fonctionnement de l’économie
en Allemagne et son succès actuel n’y sont pas vus
comme un “modèle”, au sens de l’aboutissement d’une
stratégie pensée, définie et mise en œuvre d’en haut,
mais plutôt comme le résultat d’adaptations successives
(1) Boutmy É. (1871), « Quelques idées sur la création d’une
faculté libre d’enseignement supérieur ».
62
CAHIERS FRANÇAIS N° 396
La structure et les principaux traits de fonc­tion­
nement de l’économie allemande ont une double
origine : certains sont l’héritage de l’histoire nationale, d’autres sont le produit de choix de société. Son
organisation décentralisée résulte du caractère tardif
de l’unification allemande et s’oppose nettement au
caractère centralisé de l’économie française, dominée
par de grands groupes historiquement soutenus par la
puissance publique. La passion française pour la politique industrielle n’a pas été altérée par le passage du
temps : du colbertisme au « redressement productif »
promu par Arnaud Montebourg lors de son passage
au ministère de l’Économie, les responsables politiques français n’ont cessé de remodeler le paysage
industriel dans l’espoir de créer des « champions »
nationaux. Il n’en va absolument pas de même en
Allemagne. Les grands groupes qui ont progressivement émergé n’ont pas été créés par l’État. Bien que
ces fleurons constituent une fraction significative du
PIB et concentrent la plus grande part de l’activité dans
certains secteurs, dont l’automobile et la chimie, ils
n’exercent pas de domination écrasante sur le reste de
l’économie : ils entretiennent des liens étroits avec les
petites et moyennes entreprises (PME), qui représentent
l’essentiel du tissu industriel allemand et constituent
ce qu’on appelle le Mittelstand (3). La priorité accordée
par ces PME à l’exportation est elle aussi le fruit de
l’histoire. Les manufactures qui avaient vu le jour dans
les petits États allemands devaient trouver des débouchés en dehors du territoire national. Seules celles qui
parvenaient à faire face à une concurrence acharnée
réussissaient à survivre (4). Les PME allemandes cultivent
enfin de longue date des relations symbiotiques avec
(2) Hénard J. (2013), L’Allemagne : un modèle, mais pour qui ?,
Paris, Presses des Mines, p. 17.
(3) De taille moyenne ou intermédiaire, les entreprises du
Mittelstand sont souvent détenues par un actionnariat familial.
(4) Wettmann R. W. (2012), « Le très envié Mittelstand allemand. Retour sur les raisons du succès des PME outre-Rhin »,
Friedrich-Ebert Stiftung, mai, p. 3-4.
DOSSIER - POURQUOI LA FRANCE PEINE-T-ELLE A S’INSPIRER DE MODELES ETRANGERS ?
leurs banques, dont le champ d’activité est souvent
géographiquement restreint et qui peuvent être représentées au conseil de surveillance des entreprises qu’elles
financent. Bien que la France s’efforce de soutenir le
développement des PME, elle ne peut les créer ex nihilo
et pallier l’absence de structures locales nécessaires à
leur succès. L’Allemagne elle-même n’est pas parvenue
à transposer le Mittelstand dans les anciens Länder de
République démocratique allemande, dont la géographie
économique avait été bouleversée par les destructions
massives opérées durant la Seconde Guerre mondiale
puis par la mise en place d’un système de production
centralisé entre 1945 et 1989.
La qualité de la main-d’œuvre constitue pour les
entreprises allemandes un atout supplémentaire. Elle
est liée à l’accent mis sur la formation en alternance,
qui est valorisée socialement et que les employeurs
financent généreusement. Ce système, dit « dual »
(Dualsystem), assure une très bonne adéquation
entre les qualifications des salariés et les besoins des
entreprises. Il facilite par ailleurs l’insertion professionnelle des jeunes : le taux de chômage des moins de
vingt-cinq ans n’était que de 6,9 % en Allemagne au
troisième trimestre 2016, contre 24,3 % en France (5).
Le Dualsystem est complété par la possibilité offerte
aux salariés de continuer à se former tout au long de
leur carrière. Plus pratique que théorique, la formation
continue telle qu’elle existe en Allemagne permet aux
individus de s’adapter aux évolutions technologiques et
de préserver leur employabilité. Bien que les autorités
françaises encouragent le développement de l’apprentissage et s’efforcent de professionnaliser la formation
continue, les progrès engrangés sur ce front restent
modestes. Aux yeux des familles, l’enseignement
secondaire professionnel reste un choix par défaut :
n’empruntent généralement cette voie que les élèves
n’ayant pas été autorisés à poursuivre leur cursus
dans l’enseignement général. Quant à la formation
continue, elle n’est pas encore totalement entrée dans
les mœurs : les Français y voient davantage un outil
d’aide à la reconversion qu’un moyen d’élargir la
palette de leurs compétences pendant toute la durée
de leur vie professionnelle.
(5) Eurostat, base de données sur l’emploi au sein de l’Union
européenne.
Alors que le dialogue social est l’une des clés
du modèle allemand, la France peine à le renforcer.
Conformément à l’article 9 de la Loi fondamentale
allemande, les partenaires sociaux négocient les rémunérations et les conditions de travail qui s’imposeront
aux entreprises et aux salariés membres des organisations signataires. La matérialisation de ce principe est
facilitée par le taux relativement élevé d’appartenance
syndicale : il atteint 20 % de la population active en
Allemagne, contre 8 % en France. Les différences de
conception des relations sociales entre les deux pays
jouent elles aussi un rôle majeur : la responsabilité
des partenaires sociaux, qui tiennent compte non
seulement des intérêts de ceux qu’ils représentent
mais aussi de l’intérêt général, s’oppose à la culture
française du conflit.
L’attitude de la population à l’égard du travail
constitue une autre ligne de fracture entre l’Allemagne
et la France. Les débats suscités en 2016 par la loi
relative au travail, à la modernisation du dialogue social
et à la sécurisation des parcours professionnels, dite
loi El Khomri du nom du ministre du Travail qui l’a
portée, ont montré que les Français redoutaient l’abaissement des protections entourant le contrat à durée
indéterminée (CDI). Or l’ampleur de ces protections
est considérée par beaucoup d’analystes comme un
élément favorisant la persistance d’un niveau élevé
de chômage. Les promoteurs d’une flexibilisation du
marché du travail français font régulièrement référence
aux quatre lois Hartz, adoptées en Allemagne dans
le cadre de l’Agenda 2010 du chancelier Gerhard
Schröder­. La philosophie de ces lois peut être résumée
par une phrase issue de l’accord de coalition de 2005 :
« Mieux vaut un travail moins payé qu’un chômeur
à la maison ». Les lois Hartz ont durci les conditions
d’attribution des indemnités de chômage, accru les
contraintes pesant sur les demandeurs d’emploi et
créé un contrat de travail précaire dit « minijob ».
Ce dernier, qui ne donne pas lieu au paiement de
cotisations sociales par le salarié, permet de travailler
jusqu’à 15 heures par semaine pour une rémunération
maximale de 450 euros par mois. Si les lois Hartz
font figure d’épouvantail pour de nombreux Français,
c’est parce qu’elles ont été accusées d’avoir favorisé
la précarisation des salariés et le développement de la
pauvreté en Allemagne. Or les faits ne corroborent pas
ce jugement. Les « minijobs » ne concernent qu’une
fraction réduite de la population active allemande.
L’emploi précaire est par ailleurs moins répandu outre-
CAHIERS FRANÇAIS N° 396
63
DOSSIER - POURQUOI LA FRANCE PEINE-T-ELLE A S’INSPIRER DE MODELES ETRANGERS ?
Rhin qu’il ne l’est dans l’Hexagone : il touchait au
deuxième trimestre 2016 16,4 % des salariés français,
contre 13 % des salariés allemands (6). S’il est malheureusement exact que le risque de basculer dans la
pauvreté est plus élevé en Allemagne qu’en France,
en particulier pour les actifs disposant d’un revenu
modeste et pour les retraités, il faut également souligner que la mise en œuvre des lois Hartz a contribué
à faire baisser le taux de chômage à un niveau dont
les Français n’osent plus même rêver. Le bilan de ces
lois est donc nettement moins sombre qu’on ne se plaît
parfois à le dire de ce côté-ci du Rhin.
S’inspirer de l’étranger :
mission impossible ?
La difficulté qu’éprouve la France à s’inspirer de
l’étranger afin de conduire les réformes nécessaires
à l’amélioration du fonctionnement de son économie
est, pour une large part, due à l’impossibilité de transposer des caractéristiques enracinées dans l’histoire
ou indissociables de choix propres à la société du
pays considéré. Dans un article consacré au modèle
économique allemand, l’hebdomadaire britannique
The Economist rappelait que l’introduction en Italie
d’un contrat de travail à temps partiel comparable à
ceux existant en Allemagne n’avait pas produit les
résultats attendus parce que les entreprises et les salariés italiens n’avaient pas su reproduire la « flexibilité
organisée » allemande. « L’Allemagne », concluait le
magazine, « a des leçons à offrir sur la manière de
se remettre en forme ; mais l’essence de son modèle
est trop profondément enracinée pour pouvoir être
aisément copiée » (7).
Les aléas que connaissent certains projets de
réforme de grande ampleur mis en œuvre à l’étranger contribuent également à expliquer la réticence
de la France à adopter des mesures similaires. Le
relatif échec du projet de « Big Society », que David
Cameron avait placé au cœur de la campagne du Parti
conservateur pour les élections législatives de 2010,
illustre ce cas de figure. L’idée directrice de la « Big
Society » consistait à encourager la société civile à
« reprendre le pouvoir » en contribuant notamment
(6) Eurostat, base de données sur l’emploi au sein de l’Union
européenne.
(7) « What Germany offers the world », The Economist, 14 avril
2012.
64
CAHIERS FRANÇAIS N° 396
à la production de certains services publics. Selon
David Cameron, le retrait de l’État aurait dû favoriser
l’éclosion d’une myriade d’initiatives privées et créer
de la sorte une société plus dynamique et inclusive.
Six ans plus tard, le bilan de la « Big Society » est pour
le moins mitigé. Ce projet a été largement considéré
par les Britanniques comme un moyen d’habiller les
coupes budgétaires massives devenues indispensables
pour assainir les finances publiques nationales après la
crise de 2007-2008. L’historien Arthur Downing a par
ailleurs montré que le projet de David Cameron­ressemblait par bien des traits aux « Friendly Societies »
en vogue au XIXe siècle. Ces « sociétés amicales »
fonctionnaient comme des coopératives fournissant à
leurs membres des services d’assurance et des pensions
de retraite à une époque où n’existait aucune forme
de protection sociale. Leur développement ne fut
cependant pas stimulé par la réduction des dépenses
budgétaires engagée par le gouvernement britannique
en 1834. Pour Arthur Downing, ce phénomène peut être
expliqué par l’incapacité d’une population appauvrie
à s’engager dans une action communautaire (8).
Mais si la France se montre finalement si imperméable aux exemples étrangers, c’est peut-être aussi
parce qu’elle rechigne à modifier le mode de fonctionnement dont elle s’est dotée et auquel elle reste
profondément attachée. Avec ses avantages et ses
inconvénients, il est le produit d’une histoire longue
et tourmentée. Certains de ses traits ont été mythifiés au fil du temps et échappent désormais à tout
ju­gement rationnel. C’est le cas de l’école républicaine,
à laquelle nul gouvernement ne peut toucher sans
voir se lever des tempêtes. Tout le monde ou presque
s’accorde à penser que l’école française devrait être
plus performante en termes de résultats scolaires des
élèves comme de réduction des inégalités sociales.
Mais la moindre réforme destinée à améliorer les
performances du système éducatif est accusée de
mettre à mal ce vecteur supposé d’excellence. Cette
schizophrénie française a souvent empêché notre pays
de s’inspirer d’exemples étrangers pour lancer des
réformes susceptibles de lui être profitables.
La meilleure façon de lever ce verrou psychologique consiste vraisemblablement à examiner la façon
dont les pays étrangers répondent à un problème donné
avant de tenter de transposer leurs « bonnes pratiques »
en France. Sans être suffisante, cette condition est
(8) « Power to the people », The Economist, 21 août 2013.
DOSSIER - POURQUOI LA FRANCE PEINE-T-ELLE A S’INSPIRER DE MODELES ETRANGERS ?
nécessaire pour que ce qui « marche » à l’étranger
fonctionne aussi chez nous. C’est ce qu’ont essayé de
faire les gouvernements qui se sont succédé durant le
quinquennat de François Hollande. Issue de l’accord
national interprofessionnel du 11 janvier 2013, signé
par trois organisations patronales (9) et trois syndicats (10), la loi de sécurisation de l’emploi du 14 juin
2013 a introduit la « flexisécurité » dans l’Hexagone :
de nouveaux droits ont été ouverts aux salariés en
contrepartie de la création d’accords de maintien de
l’emploi permettant de faire varier le temps de travail
en fonction des besoins de l’entreprise ainsi que de
l’allégement des contraintes imposées à un employeur
souhaitant procéder à des licenciements. Alors que
le gouvernement s’est inspiré de l’Europe du nord
pour rendre le marché du travail plus flexible, c’est
à une loi adoptée par le Congrès des États-Unis le
30 juillet 1953 que fait référence le « small business
act » présenté par le Premier ministre Manuel Valls au
printemps 2015. Ce plan d’aide aux PME comprenait
notamment l’assouplissement du recours au contrat à
durée déterminée (CDD) et la réduction des charges
fiscales et sociales. L’entrée en vigueur de ces deux
dispositifs montre qu’à condition de ne pas pécher par
excès d’ambition, il est possible de s’appuyer sur des
expériences étrangères pour adapter le fonctionnement
de l’économie française aux enjeux contemporains.
(9) Le MEDEF, la CGPME et l’UPA.
(10) La CFDT, la CFTC et la CFE-CGC.
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17/10/2016
10:53
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Imprimé en Fran
Sans titre-1
1
CAHIERS FRANÇAIS N° 396
65
France, portrait économique et social
– 3
– 4
2006
2007
Consommation
Investissement
Solde du commerce extérieur
Variations de stocks
2008
2009
2010
2011
2012
2013
2014
2015
Salaire horaire brut en 2012
44,7 %
milliards d’euros
Capitalisation boursière
de Paris (21 juillet 2016)
Taux de prélèvements
obligatoires (2015)
2010
milliards d’euros courants
PIB français (2015)
Contributions à l’évolution du PIB en volume
Dépenses publiques
rapportées au PIB (2015)
2 181,1 1 213,63
Part de l’industrie manufacturière
2009
57 %
2011
Produit intérieur brut (PIB)
Champ : France.
Lecture : en 2015, la consommation contribue pour + 1,2 point à la croissance du PIB.
Source : Insee, comptes nationaux, base 2010.
Champ : France.
Lecture : en 2015, la consommation contribue pour + 1,2 point à la croissance du PIB.
Source : Insee, comptes nationaux, base 2010.
– 2
2012
France, portrait économique et social
– 1
2013
0
Investissement
Consommation
1
Variations de stocks
Produit intérieur brut (PIB)
2
2014
variation annuelle en %, contributions en points
Solde du commerce extérieur
3
2015
Contributions à l’évolution du PIB en volume
2 181,1 1 213,63 44,7 %
DOSSIER - INFOGRAPHIE : FRANCE, PORTRAIT ÉCONOMIQUE ET SOCIAL
66
CAHIERS FRANÇAIS N° 396
39,4
Auvergne-Rhône-Alpes
Ensemble de
l’’économie
Industrie
manufacturière
57 %
2008
2007
2006
– 4
Ensemble de
l’’économie
Industrie
manufacturière
Ensemble de
l’’économie
– 3
Industrie
manufacturière
– 2
Ensemble de
l’’économie
Industrie
manufacturière
– 1
Ensemble de
l’’économie
Industrie
manufacturière
Ensemble de
l’’économie
0
1
Industrie
manufacturière
2
3
variation annuelle en %, contributions en points
femmes sont sous-représentées dans les
1
Salaire horaire brut en 2012
dans la valeur ajoutée de l’ensemble
postes d’encadrement puisqu’elles consti© IGN - Insee
tuent seulement 35 % des cadres. Cependant,
de l’économie en valeur courante
Salaire horaire brut (en euros)
les écarts de salaire selon le sexe sont liés à
plus de 18,5
Hauts-de-France
d’autres facteurs, notamment la durée de
de 17,5 à moins de 18,5
16,9
Encadré 1 La part de l’industrie
2a
travail : les femmes sont en effet plus souvent
Part de l’industrie manufacturière dans la valeur ajoutée de l’ensemble de l’économie
de 16,5 à moins de 17,5
manufacturière
à temps partiel que les hommes et ces postes
Normandie
en valeur courante
Grand Est
de 15,5 à moins de 16,5
16,8
Île-de-France
offrent des salaires horaires plus bas que ceux
en %
17,1
23,9
non disponible
La part d’une activité économique, ici en
24
Bretagne
à temps complet. Néanmoins, pour un temps
termes
de
valeur
ajoutée, peut être appré16,2
France métropolitaine : 18,7
complet, le salaire masculin reste supérieur en France hors Mayotte : 18,7
20
hendée selon différentes approches.
Pays de la Loire
Bourgognemoyenne de 17 % au salaire féminin. Sur ces
Centre - Val-de-Loire
L’approche dite par branche mesure la
16,5
Franche-Comté
16,7
16
part de la valeur ajoutée imputable à l’activi17 %, environ la moitié s’explique par les
16,4
té manufacturière, quel que soit le secteur
Guadeloupe
effets des spécificités des postes de travail
12
17,2
22,3
d’activité des unités dans lesquelles elle est
20,8
observables ici selon le sexe, à savoir : temps
réalisée. Est ainsi incluse la valeur ajoutée
17,7
15,7
8
Martinique
partiel, type de contrat, catégorie sociale,
Auvergne-Rhône-Alpes
générée par les activités secondaires
12,7
18,0
Nouvelle Aquitaine
11,2
17,9
secteur d’activité, taille de l’entreprise. Des
industrielles d’unités principalement non
16,4
4
Guyane
industrielles (commerce, services…). L’apécarts de 8 % persistent cependant une fois
16,9
proche dite par secteur (définitions)
ces effets de structures contrôlés. Une étude
0
Provence-Alpesmesure la part de la valeur ajoutée des uni1970
1979
1989
2000
2007
2014
Réunion
de la Dares permet de compléter l’informaCôte
d'Azur
Occitanie
16,1
Source : Insee, comptes nationaux, base 2010.
tés dont l’activité principale est manufactu17,5
16,9
tion existante sur les facteurs d’inégalité de
rière. Est ainsi incluse la valeur ajoutée
salaires entre hommes et femmes (Chamkhi et
Mayotte
des activités secondaires non industrielles
Corse
15,6
2b
Toutlemonde, 2015).
d’unités principalement industrielles.
Évolution des valeurs ajoutées de l’industrie manufacturière et de l’ensemble de
L’approche par branche, avec les donUn salarié âgé de 60 ans ou plus perçoit en
l’économie en moyenne annuelle
nées de la comptabilité nationale, ou par
en %
moyenne une rémunération horaire brute de Champ : France entière, hors Mayotte. Salariés du secteur privé et des entreprises publiques, y compris les bénéficiaires de
secteur, avec les données de la statistique
14
26,4 euros de l’heure contre 12,0 euros pour contrats aidés. Sont exclus les apprentis, les stagiaires, les salariés agricoles, les salariés des particuliers employeurs et les
Prix
Volume
structurelle d’entreprises, aboutissent, en
postes dont la rémunération brute est inférieure à 0,8 Smic horaire brut.
12
les moins de 25 ans.
Sources: Insee, DADS 2012.
raisonnant sur les unités légales (défini10
Les caractéristiques du poste occupé par le
9,6
tions), à une part de la valeur ajoutée de
9,0
8
Encadré
2
Les
bas
salaires
et
les
salaires
au
voisinage
du
Smic
l’industrie manufacturière dans la valeur
salarié ont aussi une influence. Les postes à
7,2
6
ajoutée de l’ensemble de l’économie d’en6,8
4,4
temps partiel (environ un quart du nombre
4
3,2
C’estDatavisualisation
en Corse que la part de
bas salaires
(salaire©
horaire
inférieur :àCour
1,3 Smic)
la
: Cahiers
Français
Dila brut
; Sources
desest
comptes,
INSEE, PNUD.
1,4
2,0
viron 11 % en 2013, dernière année
0,0
total de postes en 2012) ont ainsi un salaire
3,8
2
3,5
plus importante, atteignant 45 % en 2012 (figure). La proportion de bas salaires est également
2,6
0,9
2,3
2,2
2,2
connue pour la statistique structurelle
1,9
1,8
1,8
1,1
0,0
0,4
0
horaire brut en moyenne inférieur de 15 % à
élevée dans les régions de l’ouest de la France, ainsi que dans les DOM (de 38 % des salariés
– 1,0
– 0,5
d’entreprises.
–2
en Guadeloupe à 44 % à La Réunion).
celui des emplois à temps complet
Raisonner non plus sur les unités légaReflet de la plus forte présence de bas salaires dans les DOM, les salariés rémunérés au
les au sens juridique, mais sur les entrepri(16,2 euros, contre 19,1 euros). Par ailleurs, le
voisinage du Smic (salaire horaire brut inférieur à 1,05 Smic) y sont également plus nomses au sens économique (définitions),
salaire horaire brut des emplois en contrat à
breux : de 10 % en Guadeloupe à 14 % à la Réunion, contre 6 % en moyenne nationale. En
modifie peu l’approche par branche. En
durée indéterminée (CDI) est plus élevé en
métropole, les régions qui comptent le plus de salariés rémunérés au voisinage du Smic sont
revanche, cela conduit à rehausser la part
1979/1970
1989/1979
2000/1989
2007/2000
2014/2007
2014/1970
moyenne que celui des autres formes de
sur le pourtour méditerranéen : en Corse, Provence-Alpes-Côte d’Azur et Occitanie, ils repréde l’industrie dans l’approche par secteur.
Lecture : de 1970 à 2014, la valeur ajoutée de l’industrie manufacturière a augmenté en moyenne par an de 1,8 % en volume et de
contrat de travail (19,4 euros, contre
sentent plus de 7 % des postes.
3,2 % en prix. On en déduit qu’en valeur, l’évolution annuelle moyenne est de + 5,0 %.
13,8 euros pour les emplois en contrat à durée
Encadré 2 Une analyse menée en
Source : Insee, comptes nationaux, base 2010.
déterminée, par exemple).
fonction des cycles économiques
Proportion de postes rémunérés à moins de 1,3 Smic en 2012
Le salaire horaire brut est en moyenne plus
Dans le même temps, la part des services prin- leurs activités vers les services, la concurrence
Afin d’éliminer les effets de cycle, la
élevé dans l’industrie que dansinfographie
la construction
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05/12/2016
12:17
cipalement marchands hors commerce (défi- étrangère s’est développée et la structure de la
période étudiée est découpée en cinq
ou le tertiaire. En 2012, il est le plus élevé
Répartition des postes (en %)
© IGN - Insee
nitions) a fortement progressé dans la valeur demande s’est déformée au profit des services.
sous-périodes de l’ordre d’une dizaine
dans le secteur de la cokéfaction et du raffiplus de 38,9
Hauts-de-France
ajoutée de l’économie : de 31,7 % en 1970 à
d’années correspondant chacune à un
34,6
nage (33,4 euros en moyenne), secteur qui ne
de 34,1 à moins de 38,9
cycle de l’ensemble de l’économie. Le
45,4 % en 2014. Celle du commerce s’est L’externalisation vers les services
concerne que 11 000 postes. Au sein des
de 29,3 à moins de 34,1
cycle est mesuré de pic à pic si la longueur
légèrement réduite : de 12,5 % à 10,3 %.
Normandie
s’atténue depuis 2000
Grand Est
de la sous-période le permet (cf. le dossier
services, les activités financières et d’assu34,5
de 0 à moins de 29,3
Île-de-France
33,7
23,0
de la note de conjoncture de l’Insee de
rance, offrent les plus fortes rémunérations
non disponible
Bretagne
De
1970
à
2013,
l’industrie
manufacturière
a
décembre 2012 cité dans la bibliographie).
Baisse très marquée du poids de
37,4
(28,5 euros de l’heure), suivies du secteur de
France métropolitaine : 32,3
externalisé de plus en plus ses activités vers les
France hors Mayotte : 32,5
l’industrie manufacturière de 2000 à 2007
Pays de la Loire
l’information et de la communication
BourgogneCentre - Val-de-Loire
services. Ainsi, les consommations intermédiai35,0
Franche-Comté
34,0
(26,2 euros de l’heure). À l’autre extrémité de
De 2000 à 2007 (encadré 2), la diminution de res (définitions) de services principalement (figure 3). De 2000 à 2007, la hausse est faible et
35,9
l’échelle des salaires, le secteur de l’hébergeGuadeloupe
la
part
de
l’industrie
manufacturière
dans
la
marchands (encadré 3) augmentent fortement : s’explique pour les deux tiers par un « effet
38,0
ment et de la restauration emploie un personvaleur ajoutée globale est particulièrement elles ont progressé deux fois plus vite que l’en- volume ». Et, de 2007 à 2013, la stabilité de leur
nel moins qualifié : la rémunération brute n’y
Martinique
nette. Elle résulte presque uniquement de semble des consommations intermédiaires de la part résulte d’une légère hausse des volumes rela-
5
0
2 097
Taux de chômage en juin 2016, données corrigées des variations saisonnières
4,0
milliards d’euros
Dette publique (2015)
Niveaux de vie médians
100
Niveau de vie annuel en euros
30 746 et plus
24 218 à moins de 30 746
21 364 à moins de 24 218
19 283 à moins de 21 364
17 336 à moins de 19 283
moins de 17 336
non diffusable
contour des aires urbaines
Source : Insee-DGFiP-Cnaf-Cnav-CCMSA, Fichier localisé social et fiscal 2012.
IGN - Insee 2015
CAHIERS FRANÇAIS N° 396
Industrie
manufacturière
Ensemble de
l’’économie
Industrie
manufacturière
Industrie
manufacturière
6,0
* Avril 2016
6,2
6,4
6,7
6,8
7,2
** Mai 2016
Ensemble de
l’’économie
5,2
Ensemble de
l’’économie
4,9
6,2
7,7
2001
7,8
INDICATEUR DE
DÉVELOPPEMENT
HUMAIN IDH EN 2014
1. Norvège,
6. Allemagne,
14. Royaume-Uni,
22. France
2002
8,0
2003
8,5
2004
8,6
9,0
70
2005
9,8
2006
9,9
2007
9,9
2008
Industrie
manufacturière
4,2
6,2
Ensemble de
l’’économie
4,1
6,1
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Salaire horaire brut en 2012
dans la valeur Rép.
ajoutée
de l’ensemble
stes d’encadrement puisqu’elles constiAllemagne
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IGN
Insee
nt seulement 35 % des cadres. Cependant,
de l’économie en valeur courante
Salaire horaire brut (en euros)
écarts de salaire selon le sexe sont liés à
Royaume-Uni*
plus de 18,5
Hauts-de-France
autres facteurs, notamment la durée de
de 17,5 à moins de 18,5
16,9
Hongrie**
Encadré 1 La part de l’industrie
2a
vail : les femmes sont en effet plus souvent
Part de l’industrie manufacturière dans la valeur ajoutée de l’ensemble de l’économie
de 16,5 à moins de 17,5
manufacturière
emps partiel que les hommes et ces postes
Normandie
en valeur courante Danemark
Grand Est
de 15,5 à moins de 16,5
16,8
Île-de-France
frent des salaires horaires plus bas que ceux
en %
17,1
23,9
Pays-Bas
non disponible
La part d’une activité économique, ici e
24
Bretagne
emps complet. Néanmoins, pour un temps
termes de valeur ajoutée, peut être appr
16,2
France métropolitaine : 18,7
Luxembourg
mplet, le salaire masculin reste supérieur en France hors Mayotte : 18,7
20
hendée selon différentes approches.
Pays de la Loire
Bourgogneyenne de 17 % au salaire féminin. Sur ces
Centre - Val-de-Loire
L’approche dite par branche mesure l
16,5
Autriche
Franche-Comté
16,7
16
part de la valeur ajoutée imputable à l’activ
%, environ la moitié s’explique par les
16,4
té manufacturière, quel que soit le secte
Pologne
Guadeloupe
ets des spécificités des postes de travail
12
17,2
22,3
d’activité des unités dans lesquelles elle e
20,8
servables ici selon le sexe, à savoir : temps
Roumanie 17,7
réalisée. Est ainsi incluse la valeur ajouté
15,7
8
Martinique
rtiel, type de contrat, catégorie sociale,
Auvergne-Rhône-Alpes
générée par les activités secondair
12,7
18,0
Nouvelle Aquitaine
Estonie**
11,2
17,9
cteur d’activité, taille de l’entreprise. Des
industrielles d’unités principalement no
16,4
4
Guyane
industrielles (commerce, services…). L’a
arts de 8 % persistent cependant une fois
Suède
16,9
proche dite par secteur (définition
s effets de structures contrôlés. Une étude
0
Provence-Alpesmesure la part de la valeur ajoutée des un
1970
1979 Bulgarie 1989
2000
2007
2014
Réunion
la Dares permet de compléter l’informaCôte
d'Azur
Occitanie
16,1
Source : Insee, comptes nationaux, base 2010.
tés dont l’activité principale est manufact
17,5
16,9
Lituanie
n existante sur les facteurs d’inégalité de
rière. Est ainsi incluse la valeur ajouté
laires entre hommes et femmes (Chamkhi et
Mayotte
des activités secondaires non industrielle
Corse
Irlande
15,6
2b
utlemonde, 2015).
d’unités principalement industrielles.
Évolution des valeurs ajoutées de l’industrie manufacturière et de l’ensemble de
L’approche par branche, avec les do
salarié âgé de 60 ans ou plus perçoit en
l’économie en moyenneSlovénie
annuelle
nées de la comptabilité nationale, ou p
en %
yenne une rémunération horaire brute de Champ : France entière, hors Mayotte. Salariés du secteur privé et des entreprises publiques, y compris les bénéficiaires de
Belgique
secteur, avec les données de la statistiqu
14
,4 euros de l’heure contre 12,0 euros pour contrats aidés. Sont exclus les apprentis, les stagiaires, les salariés agricoles, les salariés des particuliers employeurs et les
Prix
Volume
structurelle d’entreprises, aboutissent, e
postes dont la rémunération brute est inférieure à 0,8 Smic horaire brut.
12
UE28
moins de 25 ans.
Sources: Insee, DADS 2012.
raisonnant sur les unités légales (défin
10
s caractéristiques du poste occupé par le
9,6
tions), à une part de la valeur ajoutée d
Finlande
9,0
8
Les bas salaires et les salaires au voisinage du Smic
l’industrie manufacturière dans la vale
larié ont aussi une influence. Les postes à Encadré 2
7,2
6
Slovaquie
ajoutée de l’ensemble de l’économie d’e
6,8
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ps partiel (environ un quart du nombre
4
3,2
C’estDatavisualisation
en Corse que la part de
bas salaires
(salaire©
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1,3 Smic)
la
: Cahiers
Français
Dila brut
; Sources
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comptes,
INSEE, PNUD.
1,4
2,0
viron 11 % en 2013, dernière anné
0,0
al de postes en 2012) ont ainsi un salaire
France
3,8
2
3,5
plus importante, atteignant 45 % en 2012 (figure). La proportion de bas salaires est également
2,6
0,9
2,3
2,2
2,2
connue pour la statistique structurell
1,9
1,8
1,8
1,1
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0,4
0
raire brut en moyenne inférieur de 15 % à
élevée dans les régions de l’ouest de la France, ainsi que dans les DOM (de 38 % des salariés
– 1,0
– 0,5
d’entreprises.
Lettonie
–2
en Guadeloupe à 44 % à La Réunion).
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Raisonner non plus sur les unités lég
Reflet de la plus forte présence de bas salaires dans les DOM, les salariés rémunérés au
ZE19
les au sens juridique, mais sur les entrepr
6,2 euros, contre 19,1 euros). Par ailleurs, le
voisinage du Smic (salaire horaire brut inférieur à 1,05 Smic) y sont également plus nomses au sens économique (définitions
laire horaire brut des emplois en contrat à
Portugal
breux : de 10 % en Guadeloupe à 14 % à la Réunion, contre 6 % en moyenne nationale. En
modifie peu l’approche par branche. E
rée indéterminée (CDI) est plus élevé en
métropole, les régions qui comptent le plus de salariés rémunérés au voisinage du Smic sont
revanche, cela conduit à rehausser la pa
Italie2000/1989
1979/1970
1989/1979
2007/2000
2014/2007
2014/1970
yenne que celui des autres formes de
sur le pourtour méditerranéen : en Corse, Provence-Alpes-Côte d’Azur et Occitanie, ils repréde l’industrie dans l’approche par secteur
Lecture
:
de
1970
à
2014,
la
valeur
ajoutée
de
l’industrie
manufacturière
a
augmenté
en
moyenne
par
an
de
1,8
%
en
volume
et
de
ntrat de travail (19,4 euros, contre
sentent plus de 7 % des postes.
3,2 % en prix. On en déduit qu’en valeur,Chypre
l’évolution annuelle moyenne est de + 5,0 %.
,8 euros pour les emplois en contrat à durée
Encadré 2 Une analyse menée en
Source : Insee, comptes nationaux, base 2010.
Croatie
terminée, par exemple).
fonction des cycles économiques
Proportion de postes rémunérés à moins de 1,3 Smic en 2012
salaire horaire brut est en moyenne plus
Dans le même temps, la part Espagne
des services prin- leurs activités vers les services, la concurrence
Afin d’éliminer les effets de cycle, l
vé dans l’industrie que dansinfographie
la construction
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cipalement marchands hors commerce
Grèce* (défi- étrangère s’est développée et la structure de la
période étudiée est découpée en cin
le tertiaire. En 2012, il est le plus élevé
Répartition des postes (en %)
© IGN - Insee
nitions) a fortement progressé dans la valeur demande s’est déformée au profit des services.
sous-périodes de l’ordre d’une dizain
ns le secteur de la cokéfaction et du raffiplus de 38,9
Hauts-de-France
ajoutée de l’économie : de 31,7 % en 1970 à
d’années correspondant chacune à u
34,6
ge (33,4 euros en moyenne), secteur qui ne
de 34,1 à moins de 38,9
cycle de l’ensemble de l’économie. L
45,4 % en 2014. Celle du commerce s’est L’externalisation vers les services
ncerne que 11 000 postes. Au sein des
de 29,3 à moins de 34,1
cycle est mesuré de pic à pic si la longue
légèrement réduite : de 12,5 % à 10,3 %.
Normandie
s’atténue depuis 2000
Grand Est
de la sous-période le permet (cf. le dossi
rvices, les activités financières et d’assu34,5
de 0 à moins de 29,3
Île-de-France
33,7
23,0
de la note de conjoncture de l’Insee d
ce, offrent les plus fortes rémunérations
non disponible
Bretagne
De
1970
à
2013,
l’industrie
manufacturière
a
décembre 2012 cité dans la bibliographie
Baisse très marquée du poids de
37,4
8,5 euros de l’heure), suivies du secteur de
France métropolitaine : 32,3
externalisé de plus en plus ses activités vers les
France hors Mayotte : 32,5
l’industrie
manufacturière
de
2000
à
2007
Pays de la Loire
nformation et de la communication
BourgogneCentre - Val-de-Loire
services. Ainsi, les consommations intermédiai35,0
Franche-Comté
34,0
6,2 euros de l’heure). À l’autre extrémité de
De 2000 à 2007 (encadré 2), la diminution de res (définitions) de services principalement (figure 3). De 2000 à 2007, la hausse est faib
35,9
chelle des salaires, le secteur de l’hébergeGuadeloupe
la part de l’industrie manufacturière dans la marchands (encadré 3) augmentent fortement : s’explique pour les deux tiers par un «
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Malte
Part de l’industrie manufacturière
% 10
Salaire horaire brut en 2012
Taux de prélèvements
obligatoires (2015)
15
Ensemble de
l’’économie
milliards d’euros
Capitalisation boursière
de Paris (21 juillet 2016)
20
Industrie
manufacturière
milliards d’euros courants
PIB français (2015)
25
Ensemble de
l’’économie
Dépenses publiques
rapportées au PIB (2015)
2 181,1 1 213,63 44,7 %
Industrie
manufacturière
57 %
DOSSIER - INFOGRAPHIE : FRANCE, PORTRAIT ÉCONOMIQUE ET SOCIAL
10,1
Dette publique
2009
2010
23,3
1 476 1 440
2011
19,9
11,2 11,6 11,7
2012
13,2
SALAIRE MINIMUM
MENSUEL BRUT, 2016
euros
euros
euros
en France, en Allemagne, en Espagne,
764
Dette publique et déficit public
90
en % du PIB
en % du PIB
Déficit public (échelle de droite)
2013
2014
10
8
80
6
60
4
2
50
0
Champ : France.
Source : Insee, comptes nationaux, base 2010.
2015
67
05/12/2016 12:17
D ÉBAT
FAUT-IL RÉTABLIR
UN SERVICE NATIONAL
OBLIGATOIRE ?
La décision de suspendre le service national obligatoire a été prise en 1996 et elle est
devenue effective en 2001. Aujourd’hui, il existe un débat sur son éventuel rétablissement.
Pour Sébastien Jakubowski, celui-ci n’est pas souhaitable. Il fait valoir les coûts qu’entraînerait une telle décision et explique que les missions sociales de l’armée, pour réelles
qu’elles soient, ne doivent pas conduire à oublier sa mission première qui est de défendre
le territoire et les intérêts vitaux de la France. Une défense mieux assurée par la professionalisation des armées
Julien Damon plaide, quant à lui, pour un service national universel et obligatoire. Il permettrait d’encadrer un certain nombre de jeunes en marge de la société, favoriserait un
brassage social et aiderait ou déchargerait l’armée professionnelle dans plusieurs tâches,
notamment la surveillance de sites sensibles. Son coût devrait être considéré comme un
investissement à long terme pour la nation.
C. F.
Un service national obligatoire
déstabiliserait notre appareil
de défense
Sébastien Jakubowski
Maître de conférences HDR en sociologie des organisations et des institutions à l’École supérieure du
Professorat et de l’Éducation Lille Nord de France (ESPE LNF), chercheur au Centre lillois d’études et de
recherches sociologiques et économiques (CLERSE, Université Lille I/CNRS), Responsable du réseau
thématique Sociologie du militaire (RT08) au sein de l’Association française de sociologie (AFS)
Sous l’effet des attentats dramatiques qu’a connus la France et à
l’approche de l’élection présidentielle
de 2017, de nombreux hommes et
femmes politiques se sont publiquement exprimés en faveur du
rétablissement du service national,
en particulier du service militaire
qui pourrait prendre, selon les can-
68
CAHIERS FRANÇAIS N° 396
didats, des formes diverses(1). De la
plus radicale, c’est-à-dire un service
(1) Rappelons qu’historiquement le
service militaire est pour la première fois
rendu obligatoire en France par la loi
Jourdain­du 5 septembre 1798. En 1965, la
loi Messmer transforme le service militaire
en service national. Des formes civiles de
service apparaissent alors à partir de cette
date (voir infra).
national à dominante militaire qui
serait universel, obligatoire et mixte,
à la plus souple, à savoir un service
national volontaire, les perspectives
sur le service national et sur le service militaire sont multiples. Elles
se rejoignent toutes néanmoins sur
deux points. Le premier est que le
service militaire serait un moyen efficace de défendre le territoire national.
DÉBAT - FAUT-IL RÉTABLIR UN SERVICE NATIONAL OBLIGATOIRE ?
Le second est qu’il permettrait aux
jeunes Français, par la rencontre
sociale des conscrits, de faire corps,
de faire « à nouveau » communauté
nationale, de « faire France ».
Ce faisant, se trouve réactivée
une vision erronée, pour plusieurs
raisons, du service militaire. En
réalité, son histoire a consisté tout
au long de la deuxième moitié du
XXe siècle à le rendre moins militaire, et au moment de sa suppression,
à la fin des années 1990(2), il était
devenu profondément inégalitaire,
50 % des jeunes hommes environ
y échappant ; par ailleurs, le service militaire ne permettait plus une
défense efficace des intérêts français
à l’extérieur du territoire national(3)
et les jeunes Français n’en voulaient
plus dans leur ensemble(4).
Si un service national, universel,
mixte et obligatoire à dominante militaire était rétabli, plusieurs expertises
récentes semblent indiquer qu’il en
coûterait entre trois et quatre milliards d’euros ; autant dire au moins
cinq.
Une série d’arguments que nous
évoquerons dans cet article permettent de contester fortement le
bien-fondé d’un tel ré­ta­blis­sement.
Sans nous inscrire dans une posture
de principe contre le service national à dominante militaire, nous nous
attacherons à démontrer qu’il est en
définitive peu envisageable et même
peu souhaitable d’en lever la suspension dans le contexte actuel.
(2) Des chiffres plus complets peuvent
être consultés dans Bessin (dir.), 2002.
(3) Cf. la décision du Président de la
République François Mitterrand de ne pas
recourir au contingent lors de la première
guerre du Golfe en 1991.
(4) Cf. le mouvement des « sans-nous »
au début des années 2000.
Le service national :
ses raisons d’être…
Des armées de masse
La première raison d’être du service militaire répondait é­vi­demment
à un besoin militaire. La force des
armées, longtemps, a dépendu pour
une large part des ressources en
hommes dont elles pouvaient disposer. Il n’est que de penser aux
guerres napoléoniennes ou aux deux
guerres mondiales.
Un ancrage républicain
Le service militaire a favorisé
aussi (François Gresle, 1996) une
« républicanisation » de l’armée,
en particulier dans les débuts de la
IIIe République. Il s’agissait de neutraliser les cadres de l’armée hostiles
au nouveau régime grâce à l’incorporation de jeunes citoyens gagnés
à la République par l’école. D’une
façon générale, le service militaire
visait à repousser le spectre d’une
prise de pouvoir par ou à l’aide des
armées. Y intégrer des jeunes non
inféodés aux chefs militaires (par
une temporalité fixée à l’avance)
apparaissait comme le meilleur
moyen de lutter contre la crainte
du césarisme que suscitait une armée
professionnelle.
Un brassage social
Une autre des vertus du service
militaire fut de permettre un certain brassage des différents groupes
sociaux et il fut longtemps une des
institutions à même de rassembler
et de fortifier le corps national.
Cependant­, dans les dernières décennies de son existence, les modalités
de sélection au service militaire ont
donné lieu à des inégalités sociales
manifestes. Les jeunes hommes issus
des catégories sociales moyennes et
aisées, plus diplômés, étaient aussi
ceux qui parvenaient le plus à y
échapper ou à obtenir une affectation
conforme à leurs souhaits.
Il permettait également de
recenser (d’un point de vue social,
médical et scolaire) l’ensemble de la
population française à un âge donné,
ce que la journée défense et citoyenneté (JDC) n’est aujourd’hui pas
capable de faire, de même qu’elle
ne peut assurer un lien fort entre
l’armée et la jeunesse.
… et ses évolutions
La diversification du service
national
Toute l’histoire récente du
service national manifeste son
ouverture et son élargissement à des
formes ou des modalités nouvelles
plus en lien avec l’époque. En 1965,
la loi Messmer transforme le service
militaire en service national avec
la création de formes civiles de ce
service ; en 1971, la loi Debré crée
officiellement quatre formes possibles de service : service militaire,
service de défense, aide technique
et coopération. Tandis que de nouveaux reports d’incorporation sont
accordés en 1973 et 1982, les formes
du service national se diversifient
encore avec l’instauration du volontariat au service long et d’un service
dans la gendarmerie qui reçoit sa
forme définitive en 1983, puis la
création d’un service civil dans la
police nationale en 1985. De son
côté, la durée du service passe de
deux ans à seize mois en 1965,
à douze mois en 1970, et enfin à
dix mois pour sa forme terminale
en 1992 (loi Joxe).
Des expérimentations mises
en place
Trois dispositifs ont été introduits pour aider à socialiser et à
CAHIERS FRANÇAIS N° 396
69
DÉBAT - FAUT-IL RÉTABLIR UN SERVICE NATIONAL OBLIGATOIRE ?
structurer des jeunes en difficulté,
ce que permettait autrefois le service
national pour nombre d’entre eux :
le service militaire adapté (SMA),
présent outre-mer depuis 1961,
a pour objectif de permettre une
insertion socioprofessionnelle
de jeunes éloignés de l’emploi et
devrait en 2017 en accueillir quelque
6 000 ; l’établissement public d’insertion de la défense (EPIDE), mis en
place à partir de 2005, et qui a pour
autorité de tutelle les ministères du
Travail, de la Ville et de la Défense,
vise aussi l’insertion des jeunes en
difficulté de 18 à 25 ans – près de
30 000 d’entre eux ont été accueillis
en dix ans ; et très récemment le
service militaire volontaire (SMV)
s’adresse à des jeunes peu ou pas
diplômés qui, hébergés en internat,
signent un contrat militaire de 6 à 12
mois et font l’objet d’une formation.
Ces expérimentations ont donné
lieu à des résultats encourageants
en termes d’insertion sociale et professionnelle mais il est permis de
s’interroger sur leur généralisation
à l’ensemble des jeunes susceptibles
d’être concernés.
La question du rétablissement du
service se prolonge également avec
l’idée de l’instauration d’un service
civique volontaire ou obligatoire. La
loi du 10 mars 2010 crée le service
civique qui est un « engagement
volontaire d’une durée continue de
six à douze mois donnant lieu à une
indemnisation prise en charge par
l’État, ouvert aux personnes âgées de
seize à vingt-cinq ans, en faveur de
missions d’intérêt général reconnues
prioritaires pour la Nation ». Une
Agence du service civique est mise
en place pour piloter l’agrément des
personnes morales susceptibles
de recevoir des jeunes en service
civique. En juin 2015, le service
civique devient universel, avec pour
visée de concerner d’ici à 2018 la
70
CAHIERS FRANÇAIS N° 396
moitié d’une classe d’âge. Toutefois,
à ce jour, et en six années, il n’aurait
concerné que 130 000 jeunes(5). Nous
sommes encore loin, avec ce dispositif, d’un mouvement d’envergure qui
répondrait à une demande forte de
la part de la jeunesse ou des acteurs
socio-éducatifs divers.
La création d’une garde nationale formée, pérenne et mobilisable
sur le sol national se heurte quant à
elle à la fois à la capacité de mobilisation dans un tel dispositif et
surtout à l’absence pour le moment
d’un véritable statut du réserviste
(même s’il est en cours de constitution et comprend des incitations
à l’engagement, en particulier pour
les jeunes(6)).
Les limites argumentaires
d’un rétablissement du
service national
La comparaison avec
d’autres systèmes
nationaux
un système de nation en armes(7),
l’autre compte tenu de pays hostiles
ou potentiellement hostiles à ses
frontières et pour sa capacité à pouvoir endiguer au mieux la menace
terroriste permanente sur le sol
national(8). Pourtant, d’autres nations
ont opté, et certaines même depuis
plus longtemps que la France(9), pour
une professionnalisation de l’armée,
et c’est là la tendance dominante. La
force des armées repose beaucoup
moins qu’autrefois sur l’ampleur
des effectifs, la guerre faisant de
plus en plus appel à des techniques
ultrasophistiquées.
« Refaire France »
Mais l’argument essentiel des
partisans du rétablissement du
service militaire tient à ce qu’il
permettrait de retisser le lien social
entre les différentes catégories de la
population, de renforcer le sentiment
national, bref de faire communauté.
Si la thématique politique de la
levée de la suspension du service
national apparaît aujourd’hui, c’est
également en raison de la comparaison avec d’autres pays qui ont fait
le choix de conserver un système
de conscription : les modèles suisse
et israélien sont ainsi souvent cités
en exemple : l’un pour maintenir
Si cette proposition intervient,
c’est sur la base du diagnostic d’un
certain échec de l’école en la matière.
C’est é­ga­lement sur la base d’une
idée de la nécessité d’un retour à une
certaine autorité, d’un encadrement
social des jeunes qui, pour certains,
sont en perte de repères. L’armée
serait alors la dernière institution,
le dernier recours capable d’assurer
cette mise en œuvre.
(5) Souvent très diplômés, ces jeunes
font ce choix parce qu’ils ne trouvent pas
d’emploi stable. Par conséquent, ils rendent
l’accès aux offres du service civique plus
compliqué pour des jeunes en insertion
sociale et professionnelle moins qualifiés.
(6) http://www.gouvernement.fr/garde-nationale
(7) Dans le modèle suisse de la conscription, tous les jeunes hommes sont astreints
au service militaire d’une durée de 25
semaines et ensuite sont mobilisables plusieurs semaines jusqu’à l’âge de 30 ans.
Les soldats suisses (y compris les conscrits)
conservent à leur domicile leur arme et une
partie de leur équipement.
(8) Dans le modèle israélien, la conscription est obligatoire et dure trois années pour
les hommes. Dans le cadre de la lutte contre
le terrorisme, les soldats peuvent conserver
leur arme.
(9) Les États-Unis, par exemple, ont
décidé de professionnaliser leurs forces
en 1973 ; le Royaume-Uni dès 1963.
DÉBAT - FAUT-IL RÉTABLIR UN SERVICE NATIONAL OBLIGATOIRE ?
Mais une telle orientation ne
serait pas sans dangers pour l’armée.
Avec la professionnalisation, elle
est devenue une institution en qui
les Français ont confiance(10) ; une
institution qui n’enrôle plus mais
que l’on rejoint volontairement par
choix.
Or, vécu et appréhendé comme
un dispositif disciplinaire privatif de liberté, le service militaire
pourrait encourager la résurgence
contestataire (quasiment éteinte
aujourd’hui) à l’égard de l’armée.
Le risque politique, économique et
social du rétablissement n’est pas
négligeable.
La baisse des effectifs militaires,
d’une part, les difficultés historiques
depuis la professionnalisation à
combler les effectifs de la réserve,
d’autre part, montrent par ailleurs
que le « désir » d’armée chez les
plus jeunes est somme toute limité
dans la société actuelle. Ce ne sont
pas les hausses de fréquentation des
centres de recrutement des armées
(immédiatement après les attentats
et en particulier ceux de Paris en
novembre 2015), très réduites dans
le temps, qui permettront de constituer la « garde nationale » proposée
par le Président de la République
(10) Les armées sont la deuxième
organisation dans laquelle les Français
ont le plus confiance (à 83 % derrière les
PME) (CEVIPOF­
, février 
2015). 93 
%
des Français font confiance aux armées
pour lutter contre le terrorisme (BVA,
novembre 2015) ; 73 % estiment que les
armées sont capables d’assurer la sécurité du pays (BVA-DICoD, juin 2015) ;
79 
% approuvent l’opération Sentinelle
(IFOP-DICoD, novembre 2015) et 86 %
des Français pensent que le budget de la
Défense doit être maintenu ou augmenté
(+16 points depuis 2014) (IFOP-DICoD,
novembre 2015). Source : ministère de la
Défense, http://www.defense.gouv.fr/actualites/articles/les-chiffres-cles-des-sondages-de-la-defense-2015
François Hollande(11) à la hauteur
des effectifs fixés.
Pourquoi il ne faut
pas rétablir le service
militaire
Les arguments stratégiques
et organisationnels en lien avec
les missions opérationnelles sont
centraux pour ne pas envisager le
rétablissement.
Une armée profondément
changée depuis 1996
Depuis 1996 et l’annonce de la
professionnalisation des forces par le
Président de la République Jacques
Chirac, l’armée a pro­fon­dément
changé. Le modèle stratégique de
l’armée professionnelle en a fait une
force de projection à l’étranger sur
la base d’effectifs très fortement
diminués, d’un équipement censé
être plus performant mais au prix
d’une réduction drastique du nombre
de chars, de véhicules, d’avions et
de bâtiments maritimes.
Rétablir un service militaire
supposerait de refaire l’acquisition
de casernes, de lits, d’habillements,
de matériels militaires, alors même
que les armées pâtissent aujourd’hui
de certaines insuffisances dans
l’équipement des soldats et dans
(11) Le 20  juillet 2016, après les attentats
de Nice et de Saint-Etienne-du-Rouvray,
le Président de la République François
Hollande­a appelé à la constitution d’une
« garde­nationale » ; idée déjà évoquée
devant le Parlement après les attentats
du 13 novembre 2015 à Paris. Le 28 juillet 2016, il a confié à quatre sénateurs et
députés le soin d’étudier la question et
de formuler des propositions. Le 12 octobre, le Président de la République­a
confirmé la création de la garde nationale
qui regroupera les réservistes des armées,
de la gendarmerie nationale et de la police nationale. L’objectif est d’atteindre
72 000 réservistes réunis derrière ce
« label » à horizon 2017.
l’armement dont elles ont besoin(12).
Il faudrait également, on l’a oublié,
rétablir toute l’organisation bureaucratique autour du service national
permettant de recenser, de convoquer, de sélectionner, d’affecter, de
former et enfin d’employer près de
750 000 jeunes femmes et hommes
(soit une classe d’âge) chaque année
(pour douze ou six mois selon la
durée effective). Ce savoir-faire a
disparu (les centres de sélection,
maillage territorial de l’armée, ont
été fermés) et l’encadrement n’est
plus suffisant. Il faudrait donc, avant
même d’envisager d’accueillir « la
première nouvelle promotion »
de conscrits, plusieurs mois pour
recruter et former l’encadrement
et équiper les locaux nécessaires.
Cette mission détournerait sans nul
doute l’armée et les militaires de
leurs missions opérationnelles tant
sur le territoire national qu’à l’extérieur de nos frontières.
Sur le plan stratégique, deux
nouveaux Livres blancs (2008 et
2013) sont parus depuis la professionnalisation des armées et aucun
n’est venu rappeler, même sous la
forme d’hypothèse, l’utilité qu’il y
aurait à rétablir un service national
à dominante militaire. L’exigence
des opérations extérieures, en particulier celles donnant lieu à une
projection durable (en Afghanistan,
au Mali), ajoutée à la spécialisation
de plus en plus forte de l’exercice du
métier militaire, ne vont pas dans le
sens d’un rétablissement du service
national.
(12) La loi de programmation actualisée
présentée au Conseil des ministres le 20 mai
2016 prévoit une augmentation des crédits
militaires.
CAHIERS FRANÇAIS N° 396
71
DÉBAT - FAUT-IL RÉTABLIR UN SERVICE NATIONAL OBLIGATOIRE ?
La raison d’être des armées
Ce rétablissement est finalement
envisagé par ses partisans plus sous
l’angle de la cohésion sociale que
sous celui des besoins des armées.
Or, renforcer la cohésion sociale,
la cohésion nationale invite à poser
l’enjeu du moyen le plus adéquat
pour y parvenir : la raison d’être des
armées est essentiellement la défense
du territoire et des intérêts vitaux de
la France, elle n’a pas à épouser
des missions qui la détourneraient
de servir au mieux cet impératif. Il
convient é­ga­lement de souligner que
l’institution militaire, par l’intermédiaire de ses associations nationales
professionnelles militaires (ANPM),
ses associations d’anciens combattants, ou par l’intermédiaire d’autres
contributions, ne s’est pas encore
véritablement exprimée sur la
plausibilité d’un retour du service
national en France. Il ne faudrait pas
que cette idée se fasse jour « uniquement » en raison d’une volonté
de limiter artificiellement le taux
de chômage ou d’assurer la sécurité du sol national en chargeant les
conscrits de la surveillance de sites
publics, religieux, etc. La mobilisation de conscrits dans le cadre
72
CAHIERS FRANÇAIS N° 396
de l’opération Sentinelle(13) n’atténuerait pas les nombreux problèmes
(ennui, conditions de logement,
récupérations, etc.) rencontrés par
les militaires professionnels qui y
participent aujourd’hui.
●●●
La question de l’économie générale d’un rétablissement du service
national ne se pose pas seulement
sur le plan financier, elle se pose
aussi sur le plan politique et en
termes d’efficacité.
La question du service militaire obligatoire est devenue une
question morale et politique plus
que militaire. Or, à bien des égards,
sa suspension est aujourd’hui plus
profitable à l’armée et à une conception rationnelle de notre politique
de défense.
BIBLIOGRAPHIE
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et mythes du service militaire, La Tour d’Aigues,
Éditions de l’Aube.
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PUF, coll. « Que sais-je ? ».
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l’expérience de la caserne en France à la fin du
XIXe siècle, Paris, Belin.
l Vaïsse M. (dir.) (1998), Aux armes, citoyens !
Conscription et armée de métier des Grecs à nos
jours, Paris, Armand Colin.
(13) Cette opération intérieure a été déclenchée au lendemain des attentats de
janvier 2015 pour faire face à la menace
terroriste et protéger les points sensibles du
territoire. Jusqu’à 10 000 hommes ont été
déployés sur le sol métropolitain. Le dispositif a été régulièrement revu après les attentats de novembre 2015 et de juillet 2016.
DÉBAT - FAUT-IL RÉTABLIR UN SERVICE NATIONAL OBLIGATOIRE ?
Pour un service national obligatoire
Julien Damon
Professeur associé à Sciences Po
L’idée du rétablissement du service militaire et celle, qui n’est pas
exactement la même, de l’instauration d’une nouvelle forme de service
national figurent parmi les thèmes
de débat de l’élection présidentielle
de 2017. Des arguments prosaïques
(quelle utilité ?), philosophiques
(quelle légitimité ?), stratégiques
(quelle visée ?), économiques
(quel financement ?) alimentent
les programmes et les positions de
certains candidats, à droite comme
à gauche. On fera ici la synthèse
des arguments favorables à un tel
projet, dont la portée peut amplement varier en fonction des options
retenues (quant au contenu des activités ou à la durée de ce service). À
un service strictement militaire se
substitue l’idée d’un service national,
comportant des composantes militaires, mais aussi sociales, civiques,
humanitaires. Certains l’envisagent
obligatoire, d’autres volontaire. Certains le ciblent sur des catégories
précises de la population, d’autres
le veulent universel. On plaidera,
dans cet article, en faveur d’un service national obligatoire et universel,
avec une dimension essentiellement
militaire, en présentant les arguments
en faveur et en défaveur des différentes options.
Deux décennies après l’annonce
de son abolition (1996), s’est rouverte
la réflexion sur la restauration du
service national. Celui-ci, sous son
format « service militaire », s’était
progressivement délité au point
d’avoir été supprimé dans le cadre du
passage à la professionnalisation. Le
service national est resté cependant
possible sous certaines formes (voir
infra), peu nombreuses, et toujours
sur une base volontaire. La réflexion
en cours soutient l’idée d’un service
national, aux contours et contenus
à définir, mais dont la refonte passe
principalement par la restauration de
son caractère obligatoire.
Trois ambitions
principales…
Sur le plan des objectifs, on peut
lister trois ambitions principales
associées au projet de rétablissement
d’un service national obligatoire.
Dans un contexte de carences du
système éducatif d’où sortent, chaque
année, des dizaines de milliers de
jeunes sans qualification véritable,
le service national serait une sorte de
dernier filet de sécurité éducatif pour
les jeunes les moins bien formés.
Ce service national, selon les propositions qui vont en ce sens, serait
obligatoire, mais pas nécessairement
universel. Il ne concernerait, selon
certains scénarios, qu’une population
restreinte dont il faudrait établir les
critères d’obligation, de non-obligation et d’exemption.
Dans un contexte de progression des inégalités de situation et de
destin, et d’interrogations majeures
sur la citoyenneté et l’intégration, le
service national, universel et obligatoire, serait un creuset pour assurer
une rencontre et, sur la durée de ce
service, une certaine mixité entre
classes sociales et populations d’origines différentes.
Dans un contexte de préoccupations sécuritaires accrues, le service
national, sous son volet militaire,
serait une période d’acquisition et
de mise en œuvre de savoirs de base
en termes de sécurité et de défense.
Il constituerait une ressource pour
des forces disponibles capables
d’assurer des missions en France
ou, peut-être aussi, à l’étranger.
… et trois contrearguments principaux
Aux trois ambitions que nous
venons d’énoncer, les détracteurs de
la restauration d’un service national
obligatoire opposent trois contrearguments.
Un service national universel,
surtout s’il a une dimension militaire substantielle, ne saurait être
établi afin de corriger les failles de
l’Éducation nationale. Les soldats
ne sont ni formés pour, ni désireux
de faire de la simple discipline et de
la transmission de savoirs de base.
Plus largement, le service national
se veut, d’abord, au service de la
nation. Ce n’est pas la nation qui se
met, à nouveau, au service de l’individu malchanceux ou défaillant.
Très présente du côté des armées,
cette objection se renforce dans la
mesure où le caractère universel et
obligatoire d’un tel service national n’a pas grand sens ici puisqu’il
s’agit de traiter de cas problématiques. L’encadrement militaire
serait essentiellement disciplinaire
et le service rendu par les appelés
ne saurait compenser le dévoiement
CAHIERS FRANÇAIS N° 396
73
DÉBAT - FAUT-IL RÉTABLIR UN SERVICE NATIONAL OBLIGATOIRE ?
de leur présence sous le drapeau
national, puisque cette présence,
en réalité, reviendrait à créer une
sorte de nouvelle prestation sociale.
En un mot, les forces armées et les
forces de l’ordre ne sauraient être
les substituts ou les supplétifs de
l’Éducation nationale.
L’argument de la mixité, du
brassage social est plus fort, d’autant plus que le service national
nouvelle mouture s’entendrait
pour une classe d’âge entière (sous
réserve de situations comme le
handicap ou celle de soutien de
famille), incorporant filles et garçons. Creuset national et « melting
pot », en quelque sorte, de la jeunesse, dans une société toujours
plus hétérogène, il assurerait ainsi
un rôle d’intégration. Les opposants à une telle orientation peuvent
l’estimer naïve et problématique.
Naïve, car le creuset et la mixité ne
se décrètent pas. Il faut, au minimum, être désireux d’y participer.
La coexistence de communautés
différentes, parfois opposées,
pourrait se révéler extrêmement
compliquée à gérer. Problématique,
car le service national ne chercherait en réalité qu’à traiter les cas les
plus difficiles sous couvert d’universalité. Certes, des fils et filles
de bonne famille, comme on disait
jadis, côtoieraient peut-être pour la
première fois des jeunes issus de
quartiers dits sensibles. Pareille
rencontre peut toujours être intéressante, mais l’idée sous-jacente
serait bien, encore une fois, de
chercher à prévenir certains basculements d’une partie de la jeunesse,
notamment vers la radicalisation
islamiste. Or, en l’espèce, les
radicalisés, ou aspirants à la radicalisation, pourraient être parmi les
premiers à chercher à échapper au
service national. Rejetant la nation,
74
CAHIERS FRANÇAIS N° 396
ils en rejetteraient le service, qui
ne saurait, dès lors, faire figure de
creuset que pour ceux qui estiment
déjà faire partie de la communauté
nationale. Bien plus, une partie de
ces problèmes que le service national chercherait à traiter pourrait être
importée dans la sphère militaire, le
service national militaire devenant
alors une base de formation pour
des djihadistes et des terroristes ! Si
l’argument, comme tous les autres,
peut être discuté, il a néanmoins sa
pertinence.
Alors que les armées se sont
professionnalisées, le retour à la
conscription poserait des questions
similaires à celles qui ont prévalu
lors de son extinction. Les tâches
militaires et sécuritaires ne nécessitent plus ni les mêmes volumes,
ni les mêmes compétences.
L’incorporation, pour une durée
nécessairement limitée, demandant, en proportion, une formation
longue, serait coûteuse et contreproductive. Coûteuse, car il s’agirait
bien de gérer, en les logeant, les
nourrissant, en les payant plus ou
moins, environ 800 000 jeunes
chaque année. Contre-productive,
car ce serait détourner une partie
des ressources professionnelles des
armées vers une mission d’éducation et de rééducation appartenant
au passé. Les armées, surtout en
période de conflits et menaces, ont
autre chose à faire que de gérer des
cas sociaux, aussi préoccupants et
dangereux puissent-ils être.
Une dépense budgétaire
à comprendre comme un
investissement
Tous les arguments à l’encontre
du service national ont leur validité.
Ils méritent cependant d’être dépassés par la formulation d’un projet
intégrant les ambitions du service
national et répondant aux critiques
qui avaient amené à le supprimer
et qui ressurgissent aujourd’hui.
Le service national a ses contradicteurs, parfois farouches, dans les
rangs de l’Éducation nationale et du
travail social, dans ceux de l’armée
et parmi les experts et les élus soucieux d’équilibre budgétaire.
C’est sur ce dernier point que
se concentrent toutes les attentions.
Les chiffres sont, de fait, colossaux. Incorporer 800 000 jeunes
chaque année, c’est, en gros, tripler les moyens humains chargés
de gérer aujourd’hui les armées,
la gendarmerie et la police ! Si les
estimations financières peuvent
être discutées, une telle ambition,
sur une année de service, coûterait quelque 5 milliards d’euros,
soit plus que le déficit prévu de la
Sécurité sociale en 2017, 4,2 milliards d’euros selon les services du
ministère de la Santé.
Le chiffrage d’un retour du
service national obligatoire est
fonction des nouveaux coûts
induits, incontestablement très
élevés, mais aussi des économies
et des redéploiements réalisés pour
faire vivre ce nouveau service.
Les dépenses varient en fonction
des paramètres de ce service,
no­tamment sa durée, le montant
de la solde des conscrits, leur type
d’activité. Le calcul est complexe.
Un service trop court serait inutile
pour les individus et trop coûteux
pour les finances publiques. Un service trop long serait trop coûteux
pour les jeunes – du fait du retard
de leur arrivée sur le marché du
travail – et inutile pour les armées,
qui verraient s’accumuler de trop
nombreux jeunes sur un nombre
forcément limité de missions.
DÉBAT - FAUT-IL RÉTABLIR UN SERVICE NATIONAL OBLIGATOIRE ?
Quels sont les ordres de grandeur ? En 2008, Luc Ferry évaluait,
sur la base des estimations du ministère de la Défense, de la Cour des
comptes et d’une mission parlementaire, le coût d’un service national
obligatoire à 5 milliards d’euros par
an(1). En 2016, le think tank libéral IFRAP(2) a estimé que, pour un
service national de trois mois, il faudrait mobiliser entre 2 et 3 milliards
d’euros en fonctionnement courant
annuel et, pour un service de six
mois, de 4 à 5 milliards d’euros.
Si l’on considère cette dépense
non comme un coût net mais comme
un investissement – elle représente
un quart de point de PIB –, il est possible de la légitimer. Il faudrait, pour
établir, même de manière grossière,
le retour sur investissement du service national, mesurer la rentabilité
à long terme d’une telle dépense.
Ce retour doit prendre en compte
des éléments toujours difficiles à
chiffrer : la formation d’une partie
de la jeunesse déqualifiée, la prévention de la délinquance et de la
criminalité, une intégration nationale
renforcée. C’est, en tout cas, ce qu’il
faut en attendre.
Trois sources possibles
de financement
Un service national nouvelle
forme doit s’organiser à partir
d’économies et de redéploiements.
Trois types de ressources sont mobilisables.
Tout d’abord, l’obligation
nouvelle du service national
(1) Ferry L. (2008), Conseil d’analyse de
la société, Pour un service civique : rapport
au Président de la République, Paris, Odile
Jacob. Disponible en ligne : http://www.ladocumentationfrancaise.fr/var/storage/rapports-publics/124000202.pdf
(2) http://ifrap.org
conduirait à fusionner les moyens
aujourd’hui affectés aux diverses
formes, volontaires, qu’emprunte
encore le service national. Il s’agit
d’expériences dispersées et limitées, mais ambitieuses dans leur
visée. On trouve ainsi le service
militaire adapté (SMA) dans les
départements d’outre-mer, le service militaire volontaire (SMV)
en métropole, le service civique,
qui relève, lui aussi, du Code du
service national. Juridiquement, le
service national obligatoire n’a pas
été supprimé, mais suspendu(3) et
il existe des infrastructures et des
moyens afin d’organiser la journée défense et citoyenneté (JDC),
journée obligatoire pour tous les
citoyens, femmes et hommes, avant
l’âge de 18 ans. On peut ajouter à
ces ressources mobilisables, dans
le cadre strict du service national,
d’autres services et dispositifs
relevant, globalement, de la même
logique. Il en va ainsi des activités
de l’EPIDE (Établissement pour
l’insertion dans l’emploi), qui
accompagnent aujourd’hui de
jeunes volontaires, décrocheurs de
l’école, avec des méthodes « d’inspiration militaire ».
Ensuite, les finances publiques
se verraient allégées d’un ensemble,
à évaluer précisément, de dépenses
sociales pour les jeunes pendant la
durée de leur incorporation sous
les drapeaux. Il en irait ainsi d’une
petite partie des prestations familiales et des prestations logement,
(3) Aux termes de la loi n° 97-1019 du
28 octobre 1997 portant réforme du service national, « l’appel sous les drapeaux
est suspendu pour tous les Français qui
sont nés après le 31 décembre 1978 et ceux
qui sont rattachés aux mêmes années de
recensement. Il est rétabli à tout moment
par la loi dès lors que les conditions de la
défense de la Nation l’exigent ou que les objectifs assignés aux armées le nécessitent ».
auxquelles s’ajouterait une petite
partie également des dépenses
spécifiques en direction des jeunes
(missions locales, fonds d’aide
aux jeunes, etc.). L’addition de
l’ensemble de ces concours ainsi
mobilisés serait certainement très
loin des 5 milliards que coûterait
le service national, mais pourrait
tout de même contribuer si­gni­fi­ca­
ti­vement à leur financement.
Enfin, une troisième piste, plus
originale, devrait être exploitée. Afin
que le service national soit utile à
la nation, il faudrait que l’emploi
des jeunes appelés soit avantageux
pour la sécurité du pays comme pour
ses dépenses publiques. Les appelés ne sauraient être, ce qu’ils ont
été un temps, des subalternes inutiles confinés dans des casernes. En
matière de sécurité, les besoins sont
aujourd’hui, en partie, couverts par
de l’offre privée. Qu’il s’agisse de
bâtiments privés ou publics, de rues,
d’espaces publics, de gares, d’aéroports, les appelés, conve­na­blement
formés, pourraient remplacer les
militaires et agents assurant des missions aujourd’hui confiées à l’armée
et au secteur privé. Ces fonctions
éminentes de sécurité du quotidien
(patrouilles dans les rues, contrôles
et fouilles dans les aéroports) ne
pèseraient plus sur des troupes préparées pour faire la guerre et non
pas pour assurer des missions de
proximité. Sur des sites sensibles,
comme les aéroports ou les gares, les
appelés, servant quelques mois sur
un total d’un an de service, seraient
mis à contribution, sous commandement unique, et avec des coûts
certainement plus faibles que les
divers marchés de sécurité, pour des
missions nécessaires. Cette source
d’économie, le remplacement d’une
partie d’activités aujourd’hui confiées
à des militaires qui se plaignent d’être
CAHIERS FRANÇAIS N° 396
75
DÉBAT - FAUT-IL RÉTABLIR UN SERVICE NATIONAL OBLIGATOIRE ?
ainsi utilisés et à un secteur privé
qui n’est pas obligatoirement le plus
efficace, ne permettrait pas non plus
d’atteindre 5 milliards d’euros. Mais
elle pourrait y contribuer substantiellement, tout en conférant au service
national un véritable contenu.
Plaidoyer pour le service
national
Au-delà des chiffrages et des
calculs, qu’il ne faut jamais négliger, le service national obligatoire
est affaire de conviction sur ce qui
constitue la nation et ce qui lui est
utile. Après les attentats de 2015
et dans une période géopolitique
très troublée, le retour à un service
national à forte dimension militaire
s’impose.
L’état d’urgence ou de guerre
(chacun choisira son expression)
commande de nouvelles disponibilités et de nouveaux réflexes en
matière de sécurité. Le déficit d’intégration d’une partie de la population
(pour le dire diplomatiquement)
laisse penser qu’un encadrement
musclé aura davantage d’efficacité
que des centres sociaux et services
sociaux débordés. Enfin, la croissance des inégalités sociales dans la
jeunesse exige, sinon une mythique
mixité sociale, du moins un moment
de cohabitation des classes sociales.
Celui-ci a toujours eu un double
contenu, militaire et social. Il semble
judicieux de le réinventer et le
réimplanter progressivement, avec
plusieurs visées. D’abord, instruire
les jeunes au maniement des armes
et les faire participer à l’effort de
défense et de vigilance. Ensuite,
faire respecter la discipline et le
drapeau. Enfin, assurer un in­ves­tis­
sement égalitaire de chacun (nantis
et démunis, filles et garçons) au
service de la nation. Point capital,
76
CAHIERS FRANÇAIS N° 396
à rappeler, le service national doit
être un service : il doit être utile aux
appelés et, surtout, utile à la collectivité. Il doit être national : organisé
par l’État autour de la nation et
pour elle. Il doit être obligatoire
car relevant plus de l’appartenance
à la communauté nationale que de
la volonté. Il doit être égalitaire,
sans les exceptions et exemptions
du passé qui ont pu le corrompre,
avec un tronc commun pour tous et
des spécialisations possibles.
Alors que le pays s’engage dans
une nouvelle politique de gestion
des réserves dans les armées, dans
la gendarmerie et dans la police,
jusqu’à la création d’une garde
nationale en octobre 2016, le service
national peut être le socle de réserves
opérationnelles et citoyennes.
S’agissant d’un projet dont les
sondages(4) nous disent qu’il a le
soutien de l’opinion, il convient
aussi de dépasser des réticences,
en particulier venant d’une armée
(4) Un sondage IFOP réalisé en
janvier 2015 indiquait que 80 % des Français
étaient favorables à la création d’un nouveau service national. Parmi eux, 40 % des
Français se disaient « tout à fait favorables »
à un nouveau service national, « d’une durée
de quelques mois » et « obligatoire pour
tous les jeunes garçons et filles ». Parmi
les motivations des personnes favorables,
l’institut relève « la nécessité de disposer
d’outils d’intégration puissants qui pourraient, outre un brassage des différents milieux sociaux, assurer une transmission des
valeurs républicaines et renforcer la cohésion nationale ». « L’adhésion à un nouveau
service national varie en revanche linéairement avec l’âge », repère l’IFOP. « Plus
les interviewés sont âgés et plus ils sont
favorables à cette idée 
: 69 
% parmi
les moins de 35 ans, 78 % auprès des
35-49 ans et 90 % chez les 65 ans et plus. »
L’adhésion reste très majoritaire parmi les
18-24 ans (67 %), tranche d’âge la plus
concernée. Dans un autre sondage IFOP de
janvier 2016, plus de 70 % des Français
se déclarent favorables à un retour du
service militaire. 86 % pensent que les
valeurs prônées pendant ce service seraient
bénéfiques aux jeunes.
professionnalisée qui juge inutile le
recours à des ba­taillons de conscrits.
Une ferme volonté devrait permettre
d’organiser avec le retour d’un service national obligatoire, comme
dans nombre de nations proches, du
Danemark à la Grèce en passant par
la Lituanie ou la Suède, laquelle a
récemment annoncé son intention
de revenir au service militaire, une
capacité d’intégration, de prévention et de dissuasion. Certes, la mise
en œuvre d’une telle idée n’a rien
d’aisé, et elle prendrait certainement des années avant de se réaliser
pleinement.
Mais, en tout état de cause, l’idée
du service national demeure une
belle idée et une idée réalisable.
Elle ne saurait être sacrifiée à l’aune
d’une argumentation budgétaire de
courte vue. Elle ne doit pas non plus
se voir condamnée par des propos
de tribune dénonçant le retour d’un
ordre moral liberticide ou la nostalgie supposée d’époques révolues. Au
contraire, le service national peut
être résolument moderne, dans sa
conception comme dans sa réalisation.
POLITI QUES PUB LIQU ES
POLITIQUES PUBLIQUES - LA LOI BIODIVERSITÉ : UNE VRAIE POLITIQUE DE RECONQUÊTE DE LA BIODIVERSITÉ ?
LA LOI BIODIVERSITÉ :
UNE VRAIE POLITIQUE
DE RECONQUÊTE
DE LA BIODIVERSITÉ ?
Alexandra Langlais
Chargée de recherche CNRS,
IODE, Faculté de droit de Rennes 1
Jacques Baudry
Directeur de recherche INRA
SAD Paysages, Rennes
Pourtant indispensable à la survie de l’humanité, la biodiversité connaît une érosion continue.
La loi du 8 août 2016 pour la reconquête de la biodiversité, de la nature et des paysages
entend lutter contre cet appauvrissement du vivant. Alexandra Langlais et Jacques Baudry
en analysent les principaux aspects et expliquent que le texte de loi reprend pour une large
part des dispositions issues du droit international et du droit européen. Ce renforcement de
la législation française manifeste une vision plus exigeante de la biodiversité et instaure un
certain nombre de dispositions de nature à faciliter des actions favorables à la biodiversité.
C. F.
En matière de biodiversité, tous
les voyants sont au rouge. Son érosion ne ralentit pas, voire même
s’accélère. Mais pourquoi faut-il la
préserver ? Historiquement­, ce sont
d’abord les espèces emblématiques
ou rares qui ont été protégées, la biodiversité ayant alors essentiellement
une valeur culturelle. Le rapport des
Nations unies sur les services rendus
par la biodiversité a considérablement
modifié cette approche(1). Il fallait la
protéger car nous en avons besoin.
De plus, ce ne sont pas seulement
les espèces qui sont importantes, ce
sont les fonctionnements des systèmes écologiques dans lesquels sont
(1) MEA, 2005.
impliquées les espèces qui rendent
des services. Certains voient dans
cette mise en avant des services écosystémiques une approche utilitariste,
voire uniquement marchande, de la
biodiversité, alors qu’ils prônent
sa valeur intrinsèque. Du point de
vue de l’écologue, du biologiste, la
reconnaissance des services écosystémiques c’est, avant tout, la
reconnaissance de notre interdépendance avec l’ensemble du monde
vivant. Ceci a souvent été oublié dans
notre culture où Nature et Humanité sont séparées. Or les humains
ont évolué au cours de dizaines de
milliers d’années en interaction
constante avec la flore, la faune, les
microbes qui nous entourent. Nous
sommes et avons toujours été impliqués dans des réseaux écologiques.
Nous ne pouvons tout simplement
pas nous passer de la biodiversité,
elle ne nous est pas extérieure. Nous
en avons besoin pour nous nourrir,
transformer nos déchets organiques
en fertilisants, etc. Elle est à la base
de nos états de santé. Nous sommes
constitués de milliers d’espèces de
bactéries, dans nos intestins, sur notre
peau. Cet aspect de la biodiversité,
le monde microbien, n’est pas mis
explicitement en avant dans la loi,
pourtant il dépend largement de la
biodiversité qui nous entoure. De plus
les recherches établissent une corrélation entre la perte de biodiversité et
le développement des allergies ou les
CAHIERS FRANÇAIS N° 396
77
POLITIQUES PUBLIQUES - LA LOI BIODIVERSITÉ : UNE VRAIE POLITIQUE DE RECONQUÊTE DE LA BIODIVERSITÉ ?
maladies émergentes. De par sa prise
en compte globale de la biodiversité,
quarante ans après la loi du 10 juillet
1976 relative à la protection de la
nature, la loi du 8 août 2016 pour
la reconquête de la biodiversité, de
la nature et des paysages constitue
une avancée importante qui permet
d’envisager sa protection sous de
multiples facettes.
Dans son intitulé même, la nouvelle loi concentre les enjeux de cette
nouvelle politique. En premier lieu,
la place accordée prioritairement à la
biodiversité dans l’intitulé de la loi renvoie à une terminologie aujourd’hui
courante dans l’ensemble des politiques environnementales. Il s’agit
cependant d’un concept encore récent
qui répond à une prise de conscience
des dangers qui guettent la diversité
du vivant(2) et met en exergue l’origine anthropique des atteintes à la
biodiversité et l’ampleur de leurs
conséquences pour la diversité du
vivant en général et de l’humanité en
particulier. Ceci justifie des besoins de
protection différents. En second lieu,
l’objectif de reconquête qui anime la
loi invite, au sens littéral, à retrouver
au prix d’un effort ou d’une lutte ce
qui a été perdu. Elle suppose donc
une action pertinente voire originale
pour parvenir à ce résultat. En effet,
la loi n’intervient pas sur un terrain
vierge. D’une part, l’actuelle politique en matière de biodiversité repose
en partie sur l’héritage de plusieurs
approches précédentes. D’abord
axés sur les espèces, les instruments
de protection juridique ont ensuite
été affinés pour la préservation des
habitats ou encore la constitution
de réseaux écologiques. Considérer
la biodiversité ne se limite pas à la
stricte protection des espèces, elle
(2) Maris V. (2010), Philosophie de la biodiversité. Petite éthique pour une nature en
péril, Paris, Buchet Chastel, p. 11 et s.
78
CAHIERS FRANÇAIS N° 396
exige la prise en compte d’une plus
grande réalité écologique telle que les
fonctionnalités écologiques, et ce, sur
l’ensemble du territoire. Ceci implique
une politique adaptée. D’autre part,
la politique française en devenir en
matière de biodiversité se construit
également à partir du droit international et du droit européen, lesquels
ont largement impulsé les politiques
nationales. C’est tout particulièrement
le cas, par exemple, de la directive
« Habitats » du 21 mai 1992 ou de la
Convention internationale de 1992 sur
la diversité biologique. En l’espèce,
la nouvelle législation française offre
l’occasion de s’adapter aux exigences
du droit international et européen tout
en consolidant sa propre architecture
de préservation de la biodiversité.
Une politique
d’adaptation
et de consolidation
du droit existant
Une grande partie des dispositions de cette loi assure la mise
en œuvre de la Convention sur la
diversité biologique du 5 juin 1992 et
du protocole de Nagoya, instrument
juridique qui en est issu. Par ailleurs,
nombre des apports de la loi ont pour
objet de consolider le droit français
applicable en précisant ou confirmant
des dispositifs juridiques existants.
La mise en œuvre
du droit international
Deux textes internationaux principaux sont à l’origine du besoin
d’adaptation du droit national : la
Convention sur la diversité biologique et le protocole de Nagoya.
La Convention internationale
pour la diversité biologique
Plusieurs dispositions de la loi
relative à la biodiversité ne sont
qu’une traduction des obligations
de la Convention sur la biodiversité
biologique. La définition de la biodiversité à l’article L. 110-1 du code de
l’environnement est ainsi une reprise
mot pour mot de celle re­tenue par la
convention internationale. Parmi ces
obligations figure celle de déterminer une stratégie nationale pour la
biodiversité (art. L. 110-3 C. env.).
Son élaboration revient à l’État. Il
s’agirait néanmoins d’une élaboration concertée avec des représentants
des collectivités territoriales et de
leurs groupements, des acteurs
socio-économiques, notamment des
petites et moyennes entreprises, et
des organisations de protection de
l’environnement, notamment des
associations de naturalistes, ainsi
qu’avec des membres de la communauté scientifique. En outre, selon
les mêmes conditions de concertation et en tenant compte des
orientations de la stratégie nationale,
une déclinaison régionale pour la
biodiversité définie et mise en œuvre
par les régions est également prévue.
Le protocole de Nagoya
Trois objectifs pour lutter contre
l’érosion de la biodiversité ont été
définis par la Convention de Rio
de 1992 sur la diversité biologique.
Il s’agit de la conservation durable (in
et ex situ), de l’utilisation durable de
ses éléments et enfin du partage juste
et équitable des avantages découlant de leur utilisation. Ce troisième
objectif est à l’origine du protocole
de Nagoya, instrument juridiquement
contraignant, signé par la France le
20 septembre 2011. Par l’introduction d’une nouvelle section dans le
Code de l’environnement intitulée
« Accès aux ressources génétiques
et aux connaissances traditionnelles
associées », le droit français transpose en droit interne les obligations
POLITIQUES PUBLIQUES - LA LOI BIODIVERSITÉ : UNE VRAIE POLITIQUE DE RECONQUÊTE DE LA BIODIVERSITÉ ?
du protocole de Nagoya(3). Au regard
de la richesse de son territoire métropolitain et de celle de ses territoires
outre-mer, la lutte contre la biopiraterie, et donc la mise en place d’un
cadre clair relatif à la recherche et
au développement (R & D) sur les
ressources génétiques et les connaissances traditionnelles associées à
ces ressources génétiques, constitue
un enjeu de taille pour l’État français. Ainsi, des règles de déclaration
et d’autorisation sont fixées selon
l’issue­commercialisable du produit ou du procédé de la recherche
et développement. De façon corrélée, les règles de partage des
avantages sont également précisées.
De même, l’esprit des dispositions
du Protocole de Nagoya relatives
au « consentement préalable donné
en connaissance de cause » par les
communautés d’habitants est considéré comme respecté via la garantie
d’un niveau d’information pertinent
inspiré des mécanismes des enquêtes
publiques et des débats publics.
La consolidation
de l’approche française
Cette consolidation de l’approche
française consiste à hisser au rang
de principes fondamentaux, un certain nombre de logiques d’action qui
ont pour objet de guider la politique
française ainsi qu’à préciser et confirmer plusieurs dispositifs juridiques
préexistants.
(3) Elles ont également fait l’objet du
règlement (UE) n ° 511/2014 du Parlement
européen et du Conseil du 16 avril 2014 relatif
aux mesures concernant le respect par les
utilisateurs dans l’Union du protocole de
Nagoya sur l’accès aux ressources génétiques
et le partage juste et équitable des avantages
découlant de leur utilisation, JOUE n° L. 150
du 20 mai 2014.
Des logiques d’action hissées au rang de
principes fondamentaux
Ces principes fondamentaux
consacrés par le titre Ier de la loi
portent en particulier sur l’existence
de « principes d’action qui doivent
permettre (l) a protection et (l) a restauration (de la biodiversité) »(4). Ils
offrent en ce sens une reconnaissance
particulière à des logiques d’action
en émergence, comme le principe
de non-régression, à des logiques
réservées à des aspects de préservation de la biodiversité et de la
nature, comme c’est le cas pour le
principe de solidarité écologique,
ou encore à des logiques existantes
mais nécessitant d’être clarifiées
comme la séquence « éviter, réduire
et si possible compenser » visant la
conservation globale de la qualité
environnementale des milieux.
Le principe de non-régression
indique que « la protection de
l’environnement, assurée par les
dispositions législatives et réglementaires relatives à l’environnement,
ne peut faire l’objet que d’une amélioration constante, compte tenu
des connaissances scientifique et
technique du moment » (art. L. 1101-II-9° C. env.). Ce principe se pose
comme un garde-fou juridique du
maintien d’un niveau élevé et éventuellement amélioré de la protection
de l’environnement. Il figure parmi
les principes de la déclaration adoptée à l’issue du premier Congrès
mondial du droit de l’environnement,
qui s’est tenu à Rio en avril 2016.
Cette reconnaissance témoigne de
la notoriété de ce principe dans les
arènes internationales mais révèle
également un contexte favorable à
son adoption dans l’actuelle législation française.
(4) Exposé des motifs de la loi.
Un autre principe, le principe de
solidarité écologique, réservé aux
parcs nationaux ainsi qu’à la gestion de l’eau, acquiert désormais
une portée plus générale pour guider
l’ensemble des actions de la politique en matière de biodiversité. Il
« appelle à prendre en compte, dans
toute prise de décision publique ayant
une incidence notable sur l’environnement des territoires concernés, les
interactions des écosystèmes, des
êtres vivants et des milieux naturels
ou aménagés » (art. L. 110-II-6°,
C. env.).
Il faut aussi noter la reconnaissance et la clarification de la
séquence « éviter, réduire et si possible compen­ser ». Cette dernière
séquence devra tenir compte « des
espèces, des habitats naturels et des
fonctions écologiques affectées »
(art. L. 110-1-2 °C. env.) . Une
hiérarchie entre ces séquences est
désormais clairement établie puisque
les mesures de compensation « ne
peuvent pas se substituer aux mesures
d’évitement et de réduction ». En
outre, « si les atteintes liées au projet
ne peuvent être ni évitées, ni réduites,
ni compensées de façon satisfaisante,
celui-ci n’est pas autorisé en l’état »
(art. L. 163-1 c. env.). Par ailleurs,
un objectif est attaché à ce principe :
celui d’une absence de perte nette de
biodiversité, voire un gain de biodiversité (art. L. 110-1-II-2° C. env.).
De nombreuses dispositions juridiques sont également précisées et
confirmées par la nouvelle politique
en matière de biodiversité.
Consécrations et ajustements
de dispositifs juridiques existants
La loi procure une consécration
législative et non plus seulement
jurisprudentielle de la réparation
du préjudice écologique. En effet,
cette inscription dans le code
CAHIERS FRANÇAIS N° 396
79
POLITIQUES PUBLIQUES - LA LOI BIODIVERSITÉ : UNE VRAIE POLITIQUE DE RECONQUÊTE DE LA BIODIVERSITÉ ?
civil confirme la jurisprudence de
l’Erika et notamment sa définition
ambitieuse : « est réparable […] le
préjudice écologique consistant en
une atteinte non négligeable aux
éléments et aux fonctions des écosystèmes ou aux bénéfices collectifs
tirés par l’homme de l’environnement » (art. 1386-20 C. Civ.). Cette
consolidation juridique se manifeste
également par plusieurs consécrations législatives de dispositions déjà
mentionnées au niveau réglementaire.
Il en va ainsi de nombreuses dispositions relatives aux capacités d’action
des parcs naturels régionaux (PNR)
ou encore concernant les réserves
biologiques, parties de forêt relevant
du régime forestier qui ne disposaient
pas d’assise juridique.
L’objet de la loi vise également
à renforcer certains dispositifs. Par
exemple, le concept de continuité
écologique a fait son entrée en 2009
dans la loi Grenelle comme mesure
phare en faveur de la biodiversité,
principe auquel était associé l’établissement de schémas régionaux de
cohérence écologique. La politique
actuelle confirme l’intérêt accordé
aux continuités en offrant aux plans
locaux d’urbanisme la possibilité
de classer en « espaces de continuités écologiques » des éléments des
trames verte et bleue(5) nécessaires
à la préservation ou à la remise en
état des continuités écologiques (art.
L. 113-29 C. urb.).
Cette consolidation juridique
prend plusieurs formes puisqu’elle
passe par de nombreuses simplifications ou mises à jour des dispositions
jusque-là existantes considérées
comme illisibles, incohérentes, obso(5) La trame verte et bleue, mesure issue
du Grenelle de l’environnement, est un outil
d’aménagement du territoire visant à (re)
constituer un réseau écologique cohérent à
l’échelle du territoire national.
80
CAHIERS FRANÇAIS N° 396
lètes, voire erronées pour certaines.
Au-delà d’une recherche d’adaptation et de consolidation du droit
applicable à la biodiversité, l’actuelle
loi vise à véhiculer une « action
publique (qui) doit être renouvelée »(6).
Vers une traduction
politique et juridique
d’une vision renouvelée
de la biodiversité
Cette vision renouvelée de la biodiversité impose de répondre à des
caractéristiques nouvelles. Il s’agit
de considérer la biodiversité dans sa
dimension à la fois globale et dynamique et d’en adapter la politique.
Une appréhension
de la biodiversité
dans son ensemble
Cette volonté d’embrasser
l’ensemble des composantes de la
biodiversité est clairement exprimée dans la loi de 2016 : « depuis
les gènes jusqu’au niveau le plus
important d’organisation des écosystèmes que sont les paysages, sur terre
comme en mer »(7). Elle se manifeste
par la création de l’Agence française
de la biodiversité, par une approche
plus transversale de la biodiversité
et donc une frontière atténuée entre
la biodiversité dite remarquable et
celle dite ordinaire en développant
des outils plus transversaux, et enfin
par l’intégration de la biodiversité
dans les politiques sectorielles.
(6) Ibid
(7) Ibid.
La création de l’Agence française
pour la biodiversité
Si la nouvelle loi tend à devenir
plus complète en prêtant une attention juridique à des pans oubliés(8)
ou négligés(9) de la biodiversité, c’est
aussi largement d’un point de vue
institutionnel qu’elle répond à cette
appréhension globale. L’Agence française pour la biodiversité s’impose,
en effet, comme grand opérateur
public qui trouve sa place aux côtés
de l’Agence de l’environnement et
de la maîtrise de l’énergie (ADEME)
(art. L. 131-8 C. env.). Parmi ses
missions figurent notamment le
développement des connaissances, la
conduite et le soutien de programmes
d’études et de prospective, l’appui
technique et l’expertise auprès des
acteurs socio-économiques dans leurs
actions en faveur de la biodiversité,
le suivi des mesures de compensation
des atteintes à la biodiversité…
De plus, avec cette reconnaissance s’ouvre aussi la question des
besoins financiers pour la protection
des milieux terrestres et marins (art.
L. 131-14 C. env.). Il s’agit également d’offrir une place aux acteurs
de la biodiversité pour défendre
leurs intérêts. L’objet de l’agence
est d’« apporter son appui, technique
ou financier, à l’ensemble des acteurs
concernés, qu’ils soient publics (services de l’État, collectivités et leurs
groupements ou établissements
publics) ou privés (associations,
acteurs économiques) »(10). Ceci se
traduit par une représentation de
l’ensemble de ces acteurs au conseil
d’administration de l’agence. Le
poids économique des questions
(8) Le sol et les paysages nocturnes font
désormais partie du patrimoine commun de
la nation.
(9) L’espace maritime bénéficie d’une protection renforcée sous forme d’autorisation
d’activités, zonages…
(10) Exposé des motifs.
POLITIQUES PUBLIQUES - LA LOI BIODIVERSITÉ : UNE VRAIE POLITIQUE DE RECONQUÊTE DE LA BIODIVERSITÉ ?
de biodiversité y justifie tout spécialement la présence des acteurs
socio-économiques de même que
celle des acteurs du milieu marin et
de l’Outre-mer en raison des enjeux
spécifiques de ces espaces. Enfin, la
vocation de l’agence à saisir la biodiversité dans son ensemble implique
notamment qu’elle puisse absorber
les missions de plusieurs organismes
existants, tels l’Office national de
l’eau et des milieux aquatiques
(ONEMA) ou l’Agence des aires
marines protégées (AAMP).
Une atténuation de la frontière
entre la biodiversité remarquable
et la biodiversité ordinaire
Cette atténuation de la frontière
entre le remarquable et l’ordinaire,
et plus encore l’affirmation de leur
nécessaire complémentarité, sont
clairement affichées dans la nouvelle
politique de protection des paysages
ou dans la finalité de nouveaux outils
créés.
Le titre VI de la loi consacré aux
paysages marque une évolution très
claire par rapport à l’ancienne politique dans la mesure où il ne s’agit
plus d’assurer la protection des
seuls paysages remarquables mais
de considérer l’ensemble des paysages. À cet effet, il est envisagé de
disposer d’une connaissance objective de l’ensemble des paysages­d’un
territoire. Des outils tels que les atlas
de paysage visent à identifier et caractériser ob­jec­ti­vement l’ensemble de
nos paysages en application de la
Convention européenne des paysages. Par ailleurs, des objectifs
de qualité paysagère sont définis.
Conçus comme des orientations stratégiques pour chacun des paysages
répertoriés dans l’atlas des paysages,
ils constituent un objectif à atteindre
pour les politiques sectorielles et un
vecteur de cohérence pour l’ensemble
de ces politiques (art. L. 350-1 C.
env.). Plus spécifiquement, peuvent
désormais bénéficier d’une protection
des « allées et alignements d’arbres
qui bordent les voies de communication » (art. L. 350-2 C. env.).
Les outils nouvellement créés
visent très clairement à faciliter la
mise en œuvre d’actions favorables à
la biodiversité « sur les terrains agricoles et naturels sans avoir à recourir
à leur acquisition ». Des propriétaires
sont ainsi autorisés à créer « une obligation environnementale intuitu rei
durable et au­to­ma­ti­quement transmissible à ses ayants cause qu’ils
soient universels ou particuliers »
(art. L. 132-3 C. env.). Leur objectif est de répondre à des attentes de
temps et de flexibilité. S’agissant
des attentes temporelles, il s’agit de
faciliter des « actions pérennes permettant de stopper l’érosion de la
biodiversité ». La prise en compte
de cet aspect tient au fait que les
obligations affectent la propriété ellemême et sont indifférentes au devenir
des personnes parties prenantes. En
d’autres termes, l’obligation environnementale s’imposera à chaque
nouveau propriétaire.
S’agissant de la flexibilité, elle
est obtenue via le nombre d’équations contractuelles envisageables
en raison de la diversité de contractants avec lesquels le propriétaire
privé peut contracter (une collectivité
publique, un établissement public ou
une personne morale de droit privé
agissant pour le compte de l’environnement). Elle est é­ga­lement liée à la
variété des formes que l’obligation
réelle environnementale peut prendre
et qui a pour finalité le maintien, la
conservation, la gestion ou la restauration d’éléments de biodiversité
ou de fonctions écologiques. En
effet, le propriétaire peut s’obliger
envers son contractant à éviter cer-
taines pratiques telles que le recours
à des pesticides chimiques ou, à
l’inverse, à faire usage de pratiques
respectueuses de l’environnement,
ou encore à utiliser cette obligation à
des fins de compensation des atteintes
à la biodiversité (art. L. 132-3, al. 2
C. env.).
Outre le fait que l’action des
propriétaires privés en faveur de
l’environnement est mise en valeur,
ce sont également les vertus attribuées à la liberté contractuelle qui
sont soulignées. En effet, sa grande
souplesse autorise une meilleure prise
en compte « des réalités écologiques,
sociales et économiques locales »(11),
mais également permet de répondre
à une gamme d’enjeux étendus. Or,
précisément, dans la mesure où sont
visés à la fois la biodiversité remarquable et la biodiversité ordinaire
de même que les services écosystémiques, la transversalité de l’outil est
considérée comme un atout.
L’intégration de la biodiversité
dans les politiques sectorielles :
l’exemple de l’interdiction
des insecticides néonicotinoïdes
Plusieurs politiques environnementales telles que la politique
de l’eau (art. 213-8 C. env.) ou des
politiques sectorielles à l’instar
de la politique agricole s’ouvrent
aux enjeux de préservation de la
biodiversité. À ce titre, l’une des
dispositions les plus médiatiques
est celle de l’interdiction des insecticides néonicotinoïdes. Désormais,
à compter du 1er septembre 2018,
l’utilisation de produits phytopharmaceutiques contenant une ou des
substances actives de la famille des
néonicotinoïdes mais également des
semences qui sont traitées avec ces
produits est interdite. Si toutes les
formes d’utilisation sont concernées
(11) Ibid.
CAHIERS FRANÇAIS N° 396
81
POLITIQUES PUBLIQUES - LA LOI BIODIVERSITÉ : UNE VRAIE POLITIQUE DE RECONQUÊTE DE LA BIODIVERSITÉ ?
par cette interdiction, des dérogations
restent toutefois possibles jusqu’au
1er juillet 2020 pour tenir compte de
l’absence de solutions alternatives.
Elles requièrent un arrêté conjoint
des ministres de l’Agriculture, de
l’Environnement et de la Santé (art.
L. 253-8 C. rur.).
Une appréhension
de la biodiversité
dans sa dynamique
La nouvelle loi met en avant
« son caractère dynamique »(12). La
finalité de cette prise en compte est
cependant largement marquée par
une vision anthropocentrée (art.
1er). En effet, dans son exposé des
motifs, elle indique rapidement que
la biodiversité est « une force économique pour la France » car elle
« assure des services qui contribuent
aux activités humaines, dits services
écosystémiques » et est également
« une source d’innovation (biomimétisme, substances actives…) »(13).
(12) Ibid.
(13) Ibid.
82
CAHIERS FRANÇAIS N° 396
L’importance accordée à la dynamique des écosystèmes se traduit
de plusieurs manières : la qualification d’action d’intérêt général à
la connaissance de la biodiversité
(art. L. 110-II C. env.), l’usage
d’une terminologie appropriée telle
que le remplacement de celle de
« nuisibles » par celle de « déprédateurs » pour souligner leur place
dans la dynamique biologique des
espèces, ou encore le lien affirmé
entre dynamique des écosystèmes
et production de services écosystémiques. Cette relation est notamment
protégée par le fait que « les espaces,
ressources et milieux naturels terrestres et marins […] font partie du
patrimoine commun de la nation et
que « ce patrimoine génère des services écosystémiques et des valeurs
d’usage » (art. L. 110-1-I C . env.).
Enfin, la dynamique des écosystèmes
est également plus largement considérée dans ses interactions avec les
activités humaines que consacrent
plusieurs des principes fondamentaux tels que le principe de solidarité
écologique susmentionné, le principe
d’utilisation durable et le principe de
« complémentarité entre l’environnement, l’agriculture, l’aquaculture et
la gestion durable des forêts » (art.
L. 110-1-II- 6°, 7° et 8°, C. env.).
Cette dernière dynamique est également au cœur de l’actuelle définition
des paysages issue de la Convention
européenne du paysage du 20 octobre
2000 : « une partie de territoire telle
que perçue par les populations, dont
le caractère résulte de l’action de
facteurs naturels et/ou humains et
leurs interrelations ».
Bien qu’elle soit en deçà de ses
ambitions initiales, la loi du 8 août
2016 traduit une volonté de reconquête de la biodiversité. Protection
suspendue cependant à la parution et
au contenu de la trentaine de décrets
d’application que nécessite ce texte
législatif.
LE PO I N T SUR …
LE POINT SUR... - UN NOMBRE CROISSANT DE DÉTENUS DANS LES PRISONS FRANÇAISES
UN NOMBRE CROISSANT
DE DÉTENUS DANS
LES PRISONS FRANÇAISES
Annie Kensey
Démographe
Cheffe du bureau des statistiques et des études de la DAP, Chercheure associée au CESDIP
Depuis 2000 on observe une augmentation notable du nombre de personnes incarcérées – des hommes en très grande majorité – due surtout à l’augmentation de la
durée moyenne de détention. Le nombre de places dans les prisons n’a pas suivi en
proportion, d’où une situation de sureffectif dans de très nombreuses maisons d’arrêt, les établissements pour peine étant quant à eux peu concernés. Après avoir examiné les principaux motifs d’incarcération, Annie Kensey explique que la résorption
du sureffectif dans les établissements pénitentiaires implique soit le renforcement
d’une politique d’aménagement des peines soit la construction de nouvelles prisons,
les deux mesures n’étant pas exclusives l’une de l’autre.
C. F.
On constate depuis le milieu des
années 1970 une augmentation du
nombre des personnes détenues, laquelle a conduit à une situation de
sureffectif dans les prisons. Cela ne
concerne pas l’ensemble des établissements pénitentiaires – les établissements pour peine sont peu affectés
– mais essentiellement les maisons
d’arrêt (voir encadré).
Nous décrirons d’abord l’évolution
du nombre de personnes en données
de « stock » et de « flux » et la surdensité carcérale qui en résulte. La situation spécifique des femmes en prison
sera examinée. Enfin, après avoir rendu compte de l’ensemble des motifs
d’incarcération, nous examinerons les
tendances lourdes du système pénal
depuis dix ans.
Les évolutions
du nombre de personnes
incarcérées
La figure 1 présente plus de 20 ans
d’évolution du nombre de personnes
détenues (« prévenus » et « condamnés ») ainsi que celle des places opérationnelles en détention.
Jusqu’en 1996, la croissance du
nombre de détenus semble contenue
par les grâces présidentielles collectives annuelles et la baisse observée
entre 1997 et 2001 est liée à une diminution du nombre des incarcérations
d’étrangers(1). En effet, les infractions
à la législation sur les étrangers font,
(1) Hazard A. (2008), « Étrangers incarcérés », Cahiers d’études pénitentiaires et
criminologiques, n° 25, DAP/PMJ.
au cours de cette période, davantage
l’objet d’un traitement administratif que d’une incarcération, contrai­
rement aux années précédentes.
À partir de 2000, la croissance du
nombre de détenus s’effectue par paliers (figure 1 et tableau 2). En 2002
et 2003, on enregistre les plus forts
taux de croissance du nombre de personnes détenues depuis 15 ans (14 %
en 2002 et 7 % en 2003). Cette période est suivie d’une stagnation
entre 2004 et 2007 (premier palier).
Après une nouvelle hausse en 2007
et 2008, le nombre de personnes
détenues baisse entre 2009 et 2010
(deuxième palier). Puis, une nouvelle
période de croissance porte le nombre
de détenus à 67 075 au 1er janvier
2014. Depuis, une nouvelle période
CAHIERS FRANÇAIS N° 396
83
LE POINT SUR... - UN NOMBRE CROISSANT DE DÉTENUS DANS LES PRISONS FRANÇAISES
LES TYPES D’ÉTABLISSEMENT PÉNITENTIAIRES
Il existe plusieurs types d’établissements pénitentiaires, ou prisons, selon le régime de détention et les catégories de
condamnation. Les 187 établissements (dont 58 à gestion déléguée) sont classés en deux grandes catégories : maisons d’arrêt et établissements pour peine.
Les maisons d’arrêt
Au nombre de 86, elles reçoivent les personnes en détention provisoire (personnes détenues en attente de jugement
ou dont la condamnation n’est pas définitive) ainsi que les personnes condamnées dont la peine ou le reliquat de
peine n’excède pas deux ans.
Les établissements pour peine
Au nombre de 94, ils sont divisés en maisons centrales (6), centres de détention (27), centres de semi-liberté
(11), en fonction du type de condamnés qu’ils accueillent. Les centres pénitentiaires (50), établissements mixtes,
comprennent­au moins deux quartiers différents (maison d’arrêt, centre de détention et/ou maison centrale). On
compte 6 établissements pénitentiaires pour mineurs et 1 établissement public de santé national de Fresnes
(EPSNF)
Les maisons centrales accueillent les personnes détenues condamnées à une longue peine et/ou présentant des
risques. Le régime de détention de ces prisons est essentiellement axé sur la sécurité.
Les centres de détention accueillent des personnes détenues condamnées à une peine supérieure à deux ans et qui
présentent les meilleures perspectives de réinsertion sociale. À ce titre, les centres de détention ont un régime de
détention principalement orienté vers la resocialisation des personnes détenues.
Les centres de semi-liberté reçoivent des personnes condamnées admises au régime du placement extérieur ou de
la semi-liberté. La personne condamnée détenue peut s’absenter de l’établissement durant la journée pour exercer
une activité professionnelle, suivre un enseignement ou une formation, bénéficier d’un traitement médical ou s’investir dans tout autre projet d’insertion ou de réinsertion de nature à prévenir les risques de récidive.
Les quartiers centres pour peines aménagées peuvent recevoir les personnes condamnées bénéficiant d’une
mesure de semi-liberté ou d’un placement à l’extérieur ainsi que les personnes condamnées dont le reliquat de
peine est inférieur à un an, afin de leur permettre de concrétiser un projet de réinsertion.
Parallèlement l’administration pénitentiaire dispose de 103 services pénitentiaires d’insertion et de probation (SPIP)
où sont suivies les personnes condamnées à une sanction ou mesure de milieu ouvert (sursis avec mise à l’épreuve,
contrainte pénale, TIG, libération conditionnelle…)
de stagnation à un haut niveau s’observe. Au 1er janvier 2016, 66 678
personnes étaient détenues dans les
établissements pénitentiaires français. Entre 2011 et 2016, l’effectif
a crû de 10 % alors que la population française n’a pas connu la même
augmentation.
Parmi les personnes détenues, on
distingue celles qui sont en attente
de jugement – les prévenus – et les
condamnés. Les prévenus composent­
84
CAHIERS FRANÇAIS N° 396
27 % de l’ensemble au 1er janvier
2016 et leur nombre est en forte croissance depuis 2011. Cette catégorie est
responsable pour 40 % de la croissance de l’ensemble entre 2011 et
2016.
Des entrées en détention
moins nombreuses…
Le nombre de personnes présentes
à un temps t (le « stock ») est une
donnée importante dans le cadre de
la gestion des établissements et du
suivi du sureffectif. Il est le résultat
des mouvements d’entrées et des durées de détention des personnes. Ces
deux derniers paramètres sont indispensables à connaître pour l’orientation de la politique pénale. Ainsi, le
nombre de personnes détenues augmente soit du fait de l’augmentation
du nombre des entrées en détention,
soit du fait de l’allongement de la
durée de détention, soit des deux
conjugués.
LE POINT SUR... - UN NOMBRE CROISSANT DE DÉTENUS DANS LES PRISONS FRANÇAISES
Figure 1. Évolutions du nombre des personnes incarcérées (au 1er janvier)
70 000
Personnes détenues
65 000
60 000
55 000
50 000
45 000
40 000
35 000
Places de détention
opérationnelles
Condamnés
détenus
30 000
25 000
Prévenus
20 000
15 000
19
90
19
91
19
92
19
93
19
94
19
95
19
96
19
97
19
98
19
99
20
00
20
01
20
02
20
03
20
04
20
05
20
06
20
07
20
08
20
09
20
10
20
11
20
12
20
13
20
14
20
15
20
16
10 000
Source : ministère de la Justice/DAP/PMJ/PMJ5, France entière.
L’exploitation des données individuelles produites par le fichier
national des détenus (FND) permet
d’estimer les flux de placements
en détention(2). Ainsi en 2014, on
compte 71 614 placements en détention contre 83 000 en 2007. Le
taux de placements en détention pour
100 000 habitants a diminué de 2007
à 2010 (130 placements contre 107).
En 2014, il était de 108,5 placements
en détention pour 100 000 habitants
(tableau 3).
(2) Les données publiées ré­gu­liè­rement
par la Direction de l’administration pénitentiaire (DAP) dans la « statistique trimestrielle » ne concernent que des indications
sur les mouvements de placement sous
écrou et de libération. L’originalité de ce
travail consiste en l’estimation des flux
d’entrées et de sortie en détention.
… mais des durées de
détention plus longues
La tendance générale à l’augmentation du nombre de personnes dé­tenues
s’explique alors par la durée de la détention (tableau 3). L’indicateur de
durée moyenne de détention a de fait
considérablement augmenté, passant de
8,6 mois en 2007 à 11,2 mois en 2014,
soit 2,6 mois de plus en 7 ans. Si on
note une baisse des placements en détention provisoire entre ces deux dates,
en revanche la durée moyenne de détention provisoire augmente, celle-ci
étant de 4,3 mois en 2014.
L’indicateur de durée moyenne est
un indicateur conjoncturel de tendance
davantage qu’une durée réelle de détention. Les durées de détention effectuées, calculées à la libération,
donnent les résultats suivants : la durée
moyenne de détention de personnes
libérées en 2014 est de 10 mois. Elle
était de 9 mois et demi pour les personnes libérées en 2013 et 9,1 mois
pour celles libérées en 2012. L’intérêt
des données sur les durées réelles de
détention est d’analyser plus finement
leur répartition. Ainsi, la distribution
de personnes libérées selon le temps
passé en détention montre une répartition très concentrée sur les courtes
détentions : 31 % des libérations de
l’année 2014 ont eu lieu après une détention de moins de trois mois, 55 %
après une détention de moins de six
mois et 78 % après une détention de
moins d’un an. Seules 2 % des sorties ont eu lieu après un séjour en
prison de cinq ans ou plus.
CAHIERS FRANÇAIS N° 396
85
LE POINT SUR... - UN NOMBRE CROISSANT DE DÉTENUS DANS LES PRISONS FRANÇAISES
Tableau 2. Nombre de personnes détenues selon la situation pénale (2005-2016)
Au 1er
Nombre de perJanvier sonnes détenues
2005
2006
2007
2008
2009
2010
2011
2012
2013
2014
2015
2016
Taux de croissance
annuel en %*
58 231
58 344
58 402
61 076
62 252
60 978
60 544
64 787
66 572
67 075
66 270
66 678
Nombre de personnes Taux de croissance Nombre de personnes
prévenues
annuel en %*
condamnées
20 134
19 732
18 483
16 797
15 933
15 395
15 702
16 279
16 454
16 622
16 549
18 158
0,2 %
0,1 %
4,6 %
1,9 %
– 2,0 %
– 0,7 %
7,0 %
2,8 %
0,8 %
– 1,2 %
0,6 %
Taux de
croissance
annuel en %
38 097
38 612
39 919
44 279
46 319
45 583
44 842
48 508
50 118
50 453
49 721
48 520
– 2,0 %
-6,3 %
– 9,1 %
– 5,1 %
– 3,4 %
2,0 %
3,7 %
1,1 %
1,0 %
– 0,4 %
9,7 %
1,4 %
3,4 %
10,9 %
4,6 %
– 1,6 %
– 1,6 %
8,2 %
3,3 %
0,7 %
– 1,5 %
– 2,4 %
Source : ministère de la Justice/DAP/SDME/Me5, France entière
Une surdensité carcérale
liée aux maisons d’arrêt
d’hommes
théoriques et les places opérationnelles
ou mises en service. Pour calculer la
densité carcérale, il faut considérer
les secondes. Le décompte du nombre
de places théoriques (capacité selon
la norme de la circulaire du 17 mars
1988) introduirait un biais sur le calcul
car ces places intègrent tout type de
place quel que soit le quartier concer-
La surdensité carcérale pèse principalement sur les maisons d’arrêt
d’hommes.
Les places de détention sont comptées selon deux modalités : les places
né : notamment quartiers d’isolement,
quartiers disciplinaires, quartiers d’accueil des arrivants. Or, les places de ces
quartiers n’étant pas destinées en permanence à la détention, leur prise en
compte sous-estimerait le sureffectif.
La figure 1 montre que le nombre
de places est toujours inférieur au
Tableau 3. Placements en détention et durées de détention (2006-2014)
Années
Placements en
détention (1)
Placements
en détention
provisoire (2)
Durée moyenne
de détention
(en mois) (3)
Taux de placements en
détention pour 100 000
habitants (4)
Durée moyenne de
détention provisoire
(en mois) (5)
2006
81 416
56 752
8,6
128,4
4,0
2007
83 015
55 581
8,6
130,2
3,8
2008
79 680
52 115
9,3
124,2
3,8
2009
72 753
48 061
10,2
112,9
4,0
2010
69 206
47 405
10,5
106,8
3,9
2011
72 135
45 315
10,4
110,8
4,1
2012
72 761
46 676
10,8
111,2
4,2
2013
69 819
46 998
11,5
110,7
4,2
2014
71 614
46 707
11,2
108,5
4,3
(1) Parmi les placements en détention, les placements à l’extérieur hors de l’établissement n’ont pu être déduits. Source : Fichier national
des détenus.
(2) Personnes prévenues faisant l’objet d’une information judiciaire et personnes placées dans le cadre de la comparution immédiate.
(3) Indicateur de durée moyenne de détention : [(nombre moyen de personnes détenues)/(placements en détention)] x 12 (en mois).
(4) Taux de placements en détention : (placements en détention de l’année)/(nombre moyen d’habitants).
(5) Indicateur de durée moyenne de détention provisoire : [(nombre moyen de prévenus)/(placements en détention provisoire)] x 12 (en mois).
Source : ministère de la Justice/DAP/SDME/Me5, France entière
86
CAHIERS FRANÇAIS N° 396
LE POINT SUR... - UN NOMBRE CROISSANT DE DÉTENUS DANS LES PRISONS FRANÇAISES
nombre de personnes détenues.
Pour y faire face, l’administration
adopte « une gestion de désencombrement » : ce sont principalement
les condamnés qui font l’objet d’un
transfert dans ce cadre, c’est-à-dire
un « transfert en désencombrement »
entre établissements.
La forte croissance du nombre de
personnes détenues se traduit par une
situation de sureffectif qu’il convient
de mesurer au plus près.
La densité carcérale
La densité carcérale est un indicateur de stock qui permet de mesurer, à une date donnée, la proportion
de personnes détenues par rapport au
nombre de places opérationnelles des
établissements. Elle mesure l’ajustement entre le nombre de places
de détention disponibles et les « besoins » générés par le système de justice. Lorsque cet indicateur dépasse
100 %, il y a moins de places de détention que de détenus. On parle alors
de surdensité carcérale.
Au 1er janvier 2016, la densité carcérale totale était de 114 détenus pour
100 places. Cette densité est calculée
sur les 243 établissements pénitentiaires et quartiers de détention de la
France entière et cache des disparités. La densité calculée uniquement à
partir des maisons d’arrêt est de 134
détenus pour 100 places.
Dans le tableau 4, il apparaît également que les établissements pour
peines ne sont pas en sureffectif(3).
Il est donc nécessaire de dépasser le
seul examen du taux d’occupation
moyen global pour affiner le point
de vue.
Pour les mineurs (établissements
pour mineurs – EPM – et quartiers
mineurs), la densité carcérale s’est
stabilisée ces trois dernières années.
Elle était de 72 % au 1er janvier 2016
pour les seuls EPM (62 % pour l’ensemble des détenus mineurs).
(3) À l’exception notable des établissements d’outre-mer.
Nombre de personnes
incarcérées dans des
établissements en sureffectif
Le tableau 5 donne la répartition
des personnes détenues selon le degré d’occupation des maisons d’arrêt
réparties en quatre classes de densité. Il s’agit ici de l’approche la plus
pertinente de la mesure du sureffectif et de ses implications en termes de
condition de détention.
Au 1er janvier 2016, 41 173 personnes détenues étaient incarcérées
dans des maisons d’arrêt où la densité carcérale était supérieure à 100
(36 337 en 2007). Cela concerne
90,3 % des personnes détenues en
maisons d’arrêt. Parmi elles, 15 699
étaient dans des maisons d’arrêt où la
densité est supérieure à 150 % (12 361
en 2007). Autrement dit, 34,4 % des
personnes détenues en maisons d’arrêt se trouvent dans des établissements
présentant une forte surdensité (supérieure à 150 détenus pour 100 places).
Si l’on restreint l’étude aux maisons d’arrêt et quartiers de maisons
Tableau 4. Évolution de la densité carcérale pour 100 places selon le type d’établissement au premier janvier
de chaque année (champ : France entière)
Type d’établissement ou quartier d’établissement
Au 1er janvier
2006
2007
2008
2009
2010
2011
2012
2013
2014
2015
2016
Centre de
détention
et quartier
de centre
de
détention
Centre/
quartier de
centre
national
d’évaluation
Centre
pour peines
aménagées
Centre
de semiliberté
Établissement
pénitentiaire
pour mineurs
Maison
d’arrêt
et quartier
de maison
d’arrêt
Maison
centrale
et quartier
de maison
centrale
Ensemble des
établissements
95,2
96,6
96,4
95,2
91,9
91,7
92,5
94,9
93,9
92,2
89,6
73,3
76,4
66,0
65,3
61,0
68,3
82,0
86,4
81,8
82,6
82,1
73,7
71,0
72,9
70,3
80,6
73,6
91,1
94,9
91,1
95,0
88,2
87,0
77,2
75,6
71,8
80,0
60,8
73,3
69,9
75,1
74,4
72,8
71,4
72,4
125,4
127,9
135,7
135,5
124,5
118,8
128,3
133,3
134,5
132,7
133,7
88,0
87,8
90,9
89,6
77,0
76,9
78,4
84,6
80,2
79,6
73,2
113,8
115,4
120,5
119,7
110,9
107,4
113,2
116,8
116,6
114,6
113,9
Source : Statistique mensuelle des personnes écrouées et détenues (DAP/SDME/Me5)
CAHIERS FRANÇAIS N° 396
87
LE POINT SUR... - UN NOMBRE CROISSANT DE DÉTENUS DANS LES PRISONS FRANÇAISES
d’arrêt pour hommes, c’est la moitié
des hommes (50,4 %) qui sont détenus dans des établissements où la densité est supérieure à 150 %.
de plus de 30 ans. À partir des années 1990, après une légère augmentation, le taux de féminité régresse à
nouveau. Depuis dix ans, le nombre de
femmes détenues est stable : 2 130 au
1er janvier 2006 et 2 147 au 1er janvier
2016 mais le taux de féminité passe
de 3,7 % à 3,2 % puisque le nombre
d’hommes augmente for­tement au
cours de cette période.
La situation est différente dans les
établissements pour peines où 2 469
personnes détenues (12 %) sont affectées dans des établissements en
sureffectif dont 258 dans des établissements où la densité est supérieure
ou égale à 200 %. Au contraire, la majorité (88 %) des détenus en établissements pour peines se trouvent dans
des établissements où n’existe pas de
surdensité (tableau 6).
Les principaux contentieux motivant une incarcération pour les
femmes sont les crimes de sang et
les escroqueries. Les hommes sont
plus présents pour violences volontaires, atteintes sexuelles et vols.
La situation des femmes
détenues
Les femmes sont obligatoirement détenues dans un établissement ou un quartier d’établissement
distinct de celui des hommes. Les
conditions de détention sont particulières pour les femmes puisque leur
faible effectif crée des disparités en
termes de lieux de détention notamment. Le taux d’occupation pour
les femmes est en constante diminution (106,5 % en 2006 et 95,1 %
en 2016), au contraire de celui des
hommes (126,3 % en 2006 et 135,8 %
en 2016, cf. tableau 7).
Il existe une différence très nette
entre hommes et femmes quant à la
prison. Celles-ci représentaient 3,2 %
de l’ensemble des personnes incarcérées au 1er janvier 2016. Elles n’ont
pas toujours été si peu nombreuses.
De 1946 à 1980, leur pourcentage a diminué fortement et régulièrement ; de
18,2 % en 1946, il décroît progressivement pour atteindre 2,5 % en 1976,
minimum absolu sur une période
Les motifs
d’incarcération
Selon une étude récente(4), le contentieux le plus élevé concerne les personnes détenues pour vols de toutes
sortes (y compris les vols criminels), 22 % en 2014 comme en 2009.
Viennent ensuite les personnes dé­
tenues pour infractions à la législation
sur les stupéfiants (entre 16 et 17 %).
Le nombre de personnes détenues pour
violences volontaires, dont l’augmentation avait déjà été mise en évidence,
poursuit sa progression (11 % en 2009
et 13 % en 2014). Notons l’extension
répétée des circonstances aggravantes
dans ce contentieux depuis le code pénal de 1994, faisant passer certains cas
de la catégorie des contraventions de
5e classe à celle des délits, notamment
dans les cas de violences conjugales.
Le nombre de détenus pour homicide
volontaire est quant à lui stable.
(4) Bruyn de F., Kensey A. (2014),
« Durées de détention plus longues, personnes détenues en plus grand nombre
(2007-2013) », Cahiers d’études pénitentiaires et criminologiques n° 40, DAP.
Tableau 5. Densité carcérale : ensemble des maisons d’arrêt et quartiers de maisons d’arrêt
(au 1er janvier 2016)
Densité carcérale (d)
Maisons d’arrêt et quartiers (effectif)
Maisons d’arrêt et quartiers (%)
Pourcentage cumulé
Détenus (effectif)
Détenus (%)
Pourcentage cumulé
Nombre de places opérationnelles
(effectif)
Nombre de places opérationnelles
(%)
Pourcentage cumulé
Densité moyenne
Classe n° 1
Classe n° 2
Classe n° 3
Classe n° 4
Inférieure ou
égale à 100
100 < d < 150
150 < = d < 200
200 < = d
Sureffectif
Sureffectif fort
70
53,4 %
81,7 %
25 474
55,9 %
90,3 %
34
26,0 %
28,3 %
14 965
32,8 %
34,4 %
Sureffectif
critique
3
2,3 %
2,3 %
734
1,6 %
1,6 %
5 575
19 329
8 882
304
34 090
16,4 %
56,7 %
26,1 %
0,9 %
100,0 %
100,0 %
78,9
83,7 %
127,2
27,0 %
167,8
0,9 %
256,0
131,8
Pas
de sureffectif
24
18,3 %
100,0 %
4 419
9,7 %
100,0 %
Ensemble
131
100,0 %
45 592
100,0 %
Source : Effectifs : Statistique mensuelle des personnes écrouées et détenues (DAP/SDME/Me5), Places de détention : (DAP-Mi1)
88
CAHIERS FRANÇAIS N° 396
LE POINT SUR... - UN NOMBRE CROISSANT DE DÉTENUS DANS LES PRISONS FRANÇAISES
Tableau 6. Densité carcérale : Ensemble des établissements pour peine (au 1er janvier 2016)
Densité carcérale (d)
Établissements pour peine (effectif)
Établissements pour peine (pourcentage)
Pourcentage cumulé
Détenus (effectif)
Détenus (pourcentage)
Pourcentage cumulé
Nombre de places opérationnelles
(effectif)
Nombre de places opérationnelles
(pourcentage)
Pourcentage cumulé
Densité moyenne
Classe n° 1
Classe n° 2
Classe n° 3
Classe n° 4
Inférieure ou
égale à 100
100 < d < 150
150 < = d < 200
200 < = d
Ensemble
Pas de sureffectif
Sureffectif
Sureffectif fort
110
7
3
Sureffectif
critique
1
121
90,9 %
5,8 %
2,5 %
0,8 %
100,0 %
100,0 %
18 617
9,1 %
1991
3,3 %
220
0,8 %
258
21 086
88,3 %
9,4 %
1,0 %
1,2 %
100,0 %
100,0 %
11,6 %
2,2 %
1,2 %
22 410
1 764
123
111
24 408
91,8 %
7,2 %
0,5 %
0,5 %
100,0 %
100,0 %
8,2 %
1,0 %
0,5 %
72,1
111,9
181,8
232,4
78,5
Champ : France entière, établissements pour peines (centres de détention, quartiers de centre de détention, maisons centrales, quartiers
de maison centrale, centres pour peine aménagée, quartiers de centre pour peine aménagée, centres de semi-liberté, quartiers de centre
de semi-liberté, quartier de ventre national d’évaluation, établissements pour mineurs).
Source : Effectifs : Statistique mensuelle des personnes écrouées et détenues (DAP/SDME/Me5), Places de détention : (DAP-Mi1)
Le nombre de détenus pour viols
et agressions sexuelles dont l’augmentation avait été importante
jusqu’en 2001, diminue depuis. Ils
représentaient 15,2 % des détenus
en 2009 et 12,7 % au 1er janvier 2014.
La baisse s’observe plutôt pour le
contentieux « viol, agression et atteinte sexuelles sur mineur ». Cette
baisse est probablement liée à la
pratique de correctionnalisation judiciaire des viols qui a pour effets
d’écarter la cour d’assises et de diminuer la longueur des peines prononcée. Aussi ce contentieux est-il
moins représenté à une date donnée.
Par ailleurs, cette baisse contraste
avec le nombre de personnes mises
en cause au stade policier pour viols
qui varie relativement peu.
Le contentieux routier concerne
6 % des détenus en 2009 (5,4 %
en 2014) et pour la moitié d’entre
eux la conduite en état alcoolique en
est la cause. Les détenus pour infrac-
tions à la législation sur les étrangers
sont de moins en moins nombreux
et ne représentaient plus que 0,5 %
en 2014.
Développer
les aménagements
de peine et/ou
construire de nouveaux
établissements
Aménagement de peine
Lorsqu’un condamné exécute
une peine d’emprisonnement, il peut
« sous conditions » obtenir par le juge
d’application des peines un a­mé­na­
gement de peine lui permettant d’exercer un travail, de suivre une formation,
de participer à la vie familiale, ou de
suivre un traitement médical. Il s’agit
de libération conditionnelle, de semiliberté, de placement à l’extérieur et
de placement sous surveillance électronique. Ces condamnés poursuivent
l’exécution de leur peine en milieu
ouvert sous le contrôle d’un service
pénitentiaire d’insertion et de probation (SPIP). Ces aménagements ont
été consacrés et renforcés par la réforme pénale de 2014 avec l’ajout de
la libération sous contrainte, nouvelle
mesure permettant de bénéficier de
ces modes d’exécution de la peine.
Les personnes en semi-liberté ou
en placement extérieur « hébergés »
occupent une place en détention, et
ce même si elles ne sont pas en permanence dans l’établissement pénitentiaire. Leur nombre stagne voire
diminue : on dénombrait 1 602 personnes semi-libres au 1er janvier 2016
(1 677 en 2011) et 316 personnes placées à l’extérieur et dormant en prison
(359 en 2011). La proportion de ces
aménagements de peine sur la population détenue est toujours faible (elle
est passée de 3,4 % à 2,9 % en 5 ans).
Les aménagements de peine qui
ne comportent pas une période de détention sont les placements sous sur-
CAHIERS FRANÇAIS N° 396
89
LE POINT SUR... - UN NOMBRE CROISSANT DE DÉTENUS DANS LES PRISONS FRANÇAISES
Tableau 7. Évolution de la densité carcérale pour 100 places selon le
genre et l’âge au 1er janvier de l’année
tier pour courtes peines, quartiers pour
peines aménagées).
Mineurs
(hommes
et femmes)
Sur la période 2013-2018, il est
programmé un solde net de 5 165
places supplémentaires pour aboutir
à 63 500 places.
Hommes
Ensemble
Femmes
Dont ma/qma
Ensemble
Dont ma/qma
2006
114,2
126,3
105,2
106,5
68,5
2007
116,2
129,5
99,6
99,2
68,2
2008
121,5
137,5
98,1
104,1
62,4
2009
121
137,7
91,8
96,1
58,6
2010
112,1
126,4
83,9
89,7
63,9
2011
108,7
120,8
80
82,3
61,2
2012
114,4
130,2
87,2
94,1
65,5
2013
118,2
135,6
86,6
89,8
66,2
2014
117,9
136,7
88
93,8
65,3
2015
115,9
134,8
84,6
91,3
63,3
2016
115,0
135,8
87,0
95,1
62,2
Source : ministère de la Justice, DAP/SDME/Me5, FND. Champ : France entière.
veillance électronique (PSE) et les
placements à l’extérieur non « hébergés ». Les premiers représentent
l’aménagement de peine le plus fréquemment attribué avec 9 429 personnes au 1 er janvier 2016 (5 767
en 2011). Ce nombre progresse régulièrement, à l’exception de 2015.
Malgré la croissance des PSE,
le nombre de personnes détenues a
continué à augmenter. À l’heure actuelle, la libération sous contrainte
quelle que soit sa forme concerne
peu de personnes. Enfin, la libération
conditionnelle ne concerne qu’une
personne libérée sur 10(5).
(5) Kensey A., Benaouda A. (2011),
« Les risques de récidive des sortants de
prison. Une nouvelle évaluation », Cahiers
d’études pénitentiaires et criminologiques
n° 36, DAP.
90
CAHIERS FRANÇAIS N° 396
Les programmes de
construction de prisons
Depuis 1980, trois programmes
de construction de grande ampleur se
sont succédé : les dits 13 000, le 4 000
et le 13 200. Au 1er janvier 1990, on
évaluait le nombre de places à 36 615
pour 45 419 personnes détenues. Les
programmes ont été mis en œuvre
d’une part pour rénover certains établissements et permettre la fermeture
de structures vétustes et d’autre part
pour augmenter la capacité carcérale. Entre 1990 et fin 2014, 24 635
places nettes auront été mises en service (source bureau de l’immobilier,
DAP/PS3).
Le programme 13 200 comprend
deux nouveaux types d’établissements :
les établissements pénitentiaires pour
mineurs (EPM) et les quartiers dédiés à
la « réinsertion » sociale des condamnés (quartiers de semi-liberté, quar-
Enfin, le programme immobilier pénitentiaire annoncé par le Premier ministre le 6 octobre 2016 à
l’ENAP à Agen se fixe comme objectif
d’atteindre 80 % d’encellulement
individuel dans les dix ans. Il priorisera
les maisons d’arrêt et créera des quartiers de préparation à la sortie (QPS)
destinés aux personnes condamnées à
de courtes peines ou en fin de peine.
Il s’agit de réaliser 33 nouveaux établissements pénitentiaires, soit plus de
16 000 places supplémentaires.
●●●
La situation actuelle se caractérise par au moins trois traits : la sévérité renforcée depuis 2007 de la
législation pénale (notamment les
lois sur la récidive), la sévérité des
juges à l’origine de l’augmentation
des peines et, conséquemment, le
faible recours aux aménagements de
peine qui permettent une libération
anticipée (voir encadré 2). Dès lors,
rien d’étonnant au constat d’une inflation carcérale et à la décision de
créer de nouveaux établissements pénitentiaires.
LE POINT SUR... - UN NOMBRE CROISSANT DE DÉTENUS DANS LES PRISONS FRANÇAISES
LES AMÉNAGEMENTS DE PEINE
La libération conditionnelle
Elle permet la mise, ou le maintien, en liberté d’un condamné avant la date d’expiration normale de sa peine d’emprisonnement ou de réclusion. Cet aménagement de peine d’emprisonnement s’effectue sous condition pour le condamné
de respecter, pendant un délai d’épreuves, les obligations qui lui sont fixées par un magistrat. Au terme de ce délai
d’épreuve et en l’absence d’incident, la personne condamnée est considérée comme ayant exécuté l’intégralité de sa
peine. La libération conditionnelle permet à des condamnés qui manifestent des efforts sérieux de réadaptation sociale
de bénéficier d’une mise en liberté anticipée.
Le placement extérieur (avec ou sans surveillance)
Il s’agit d’un régime de détention aménagé permettant à un détenu de sortir de l’établissement pénitentiaire. Le placement à l’extérieur sous surveillance continue a pour objet de permettre au condamné d’exécuter à l’extérieur de l’établissement pénitentiaire un travail pour le compte d’une administration, d’une collectivité publique ou d’une personne
physique ou morale. Le travail proposé peut s’inscrire dans des activités organisées en petits groupes et doit comporter des objectifs pédagogiques ou présenter un caractère formateur favorisant la réintégration sociale. Le placement
à l’extérieur sans surveillance continue a pour objet de lui permettre de suivre un enseignement, un stage ou une formation professionnelle, d’exercer un emploi ou de suivre un traitement médical.
La semi-liberté
Elle constitue un régime aménagé de détention autorisant le condamné à demeurer hors de l’établissement pénitentiaire sans surveillance continue durant le temps nécessaire lui permettant de se consacrer à l’une des activités
suivantes : exercice d’une activité professionnelle, suivi d’un enseignement ou d’une formation professionnelle, participation à un stage ou exercice d’un emploi temporaire en vue de son insertion sociale, suivi d’un traitement médical,
participation à sa vie de famille. Le condamné mineur admis au bénéfice de la semi-liberté doit rejoindre l’établissement pénitentiaire selon les modalités déterminées par le juge des enfants. Il doit également y demeurer pendant les
jours où l’activité se trouve interrompue.
Le placement sous surveillance électronique (PSE)
Il s’agit soit d’une mesure de contrôle prononcée lors de la phase d’instruction à l’encontre d’une personne mise en
examen, soit d’une mesure d’aménagement d’une peine privative de liberté. Le placement sous surveillance électronique permet de contrôler la présence d’une personne prévenue ou condamnée, sur le lieu et aux heures où elle a été
assignée par décision judiciaire grâce à un système électronique. Le PSE ne peut être accordé qu’aux personnes qui
remplissent les conditions matérielles suivantes : avoir un domicile fixe ou un hébergement stable, posséder une ligne
de téléphone fixe disponible en permanence, obtenir l’accord du propriétaire du lieu de résidence du mineur durant
son placement sous PSE.
La libération sous contrainte (LSC)
Elle est un des dispositifs permettant au détenu de finir sa peine en dehors d’une prison. La personne concernée reste
soumise à certaines obligations.
CAHIERS FRANÇAIS N° 396
91
BIBLIOTHÈQUE
DENIS LACORNE
« Les frontières de la tolérance »
(Gallimard, collection « L’esprit de la cité », 2016)
Présenté par Antoine Saint-Denis
La tolérance,
une grande tradition
Jusqu’où tolérer ? Comment organiser la coexistence d’opinions et
croyances diverses voire opposées ?
Ces questions ne sont pas nouvelles,
mais nul ne contestera leur actualité.
Empruntant à la science politique,
à la sociologie mais aussi à l’histoire,
Denis Lacorne, directeur de recherche
au CERI-Sciences Po et spécialiste des
États-Unis, a entrepris d’explorer « les
frontières de la tolérance ». Son propos
montre non seulement toute l’ampleur
du chemin parcouru depuis le XVIIe
siècle, mais aussi la variété des réponses
apportées en France, en Europe et aux
États-Unis lorsque des comportements
individuels ou de groupes s’écartent
des standards communs. Si les régimes
de tolérance diffèrent et si la tolérance
n’est jamais sans limites, celle-ci a néanmoins prouvé sa capacité à promouvoir
la paix civile, de sorte qu’elle est plus
que jamais une valeur à défendre.
Le ghetto vénitien
et le millet ottoman
Il est clair que la tolérance n’a pas
toujours eu les formes qu’on lui connaît
aujourd’hui. Pour nous en donner un
aperçu, Denis Lacorne rappelle les
régimes de tolérance mis en place dans
l’Empire ottoman à partir du milieu du
XVe siècle – avec le système du millet, tolérance bureaucratique destinée à
gérer un empire multiethnique et multiconfessionnel – et à Venise en 1516
– avec le ghetto, lieu d’enfermement
92
CAHIERS FRANÇAIS N° 396
pour les Juifs au sein de la cité : « le
ghetto était apprécié, malgré ses inconvénients, parce qu’il [donnait] une résidence durable à des étrangers qui, dans
le passé, ne disposaient que de permis
de séjour limités dans le temps et risquaient d’être expulsés à tout moment,
pour des raisons militaires, morales ou
religieuses ».
l’usage de la violence mais que le salut
des âmes n’est pas de son ressort. La
tolérance se fonde ainsi sur la séparation des pouvoirs temporel et spirituel.
Chez Locke, elle ne s’appliquait qu’à
des convictions détachées du monde
de l’action politique, ce qui l’amène à
en refuser le bénéfice aux catholiques
subordonnés à la Papauté.
La tolérance
des Modernes
Près d’un siècle plus tard, Voltaire
écrivit abondamment sur les crimes
commis au nom de la religion depuis
le Moyen-Âge. Son Traité sur la tolérance participa de son combat en faveur
de la réhabilitation du protestant Jean
Calas, écartelé en 1762. Celui-ci avait
été condamné, au terme d’un procès
inique, pour l’étranglement de son
fils qu’il aurait voulu empêcher de se
convertir au catholicisme. Pour mieux
dénoncer le retard pris en France,
Voltaire vantait les progrès de la tolérance dans le monde et les bienfaits de
celle-ci pour la prospérité des nations,
ainsi que les vertus de l’Angleterre.
Si les exemples ottoman et vénitien
retiennent l’attention, c’est parce que
leur relative tolérance faisait contraste
avec la violence des conflits religieux
et des guerres qui ensanglantaient
l’Europe de l’époque. Lorsque des
paix provisoires faisaient une place
à la religion réformée, c’était en supportant celle-ci comme un pis-aller. Au
XVIIe siècle, il n’y avait guère que la
Hollande pour faire place à la diversité des religions.
L’apparition de ce que Denis Lacorne
appelle « la tolérance des Modernes »
marque donc une rupture. La vérité s’y
fait relative, et la tolérance devient « une
vertu positive, conduisant à l’instauration d’un système consensuel de coexistence amicale ». Cette mutation, qui se
produisit vers le milieu du XVIIe siècle,
fut d’abord pensée par des philosophes.
Réfugié aux Pays-Bas pour échapper à la répression menée contre les
anglicans par le roi d’Angleterre alors
catholique, John Locke y écrivit sa
Lettre sur la tolérance en 1685-1686.
Le philosophe y défendait l’idée que
l’État doit disposer du monopole de
En 1770, L’histoire des deux Indes,
ouvrage encyclopédique publié sous
la direction de l’abbé Raynal, diffusa
dans l’Europe entière son apologie des
vertus des nouvelles colonies américaines, fondées sur la modération des
mœurs et les bienfaits du commerce.
Nouvelles questions
contemporaines
La Constitution fédérale des ÉtatsUnis et la Révolution française consacrèrent les droits de la citoyenneté
et ouvrirent une période d’épanouissement des libertés et des droits de
BIBLIOTHÈQUE -DENIS LACORNE - « LES FRONTIÈRES DE LA TOLÉRANCE »
l’homme. La liberté d’expression se
vit juridiquement protégée comme
une liberté fondamentale.
L’État de droit aborde la question des
frontières de la tolérance d’une manière
foncièrement différente. Mais les défis
contemporains du vivre-ensemble
amènent de nouvelles questions. Si
la liberté religieuse est consacrée, les
atteintes portées aux croyances sous la
forme du blasphème ne sont plus sanctionnées. Les accommodements accordés aux groupes qui, en raison de leurs
convictions religieuses, revendiquent
des comportements qui s’écartent de
la norme sociale varient selon les pays.
Cependant, en France, l’évolution de la
législation régissant le port des signes
religieux, singulièrement le voile et la
burqa musulmans, contraste avec les
solutions développées ailleurs en Europe
ou aux États-Unis.
Le blasphème
Le blasphème fut longtemps sévèrement puni. En France, en 1766, le chevalier de La Barre fut torturé, décapité
et brûlé pour avoir blasphémé contre la
religion catholique. Mais le blasphème
fut aboli par la Révolution française.
Au Royaume-Uni, les tribunaux
déclarèrent irrecevables les plaintes
pour blasphème déposées contre
Salman Rushdie en raison de son
roman Les versets sataniques, paru
en 1988, au motif que ce délit était
caduc, avant même que, en 2008 le
Parlement n’abolisse l’ancienne législation.
Aux États-Unis aussi, où le souvenir des procès de Salem des années
1690 demeure dans la mémoire collective, le blasphème tomba en désuétude
après la Première Guerre mondiale.
Faut-il donc considérer que le blasphème a disparu ? Certes, les artistes
contemporains dont les œuvres pro-
voquent les religions chrétienne ou
musulmane ne risquent plus d’être
poursuivis pour blasphème. Mais il faut
compter avec l’autocensure – comme
l’ont montré les refus de publication par
de grands journaux du Royaume-Uni
ou des États-Unis tant des caricatures
de Mahomet publiées en 2005 dans le
journal danois Jyllands-Posten que de
celles de Charlie Hebdo après l’assassinat de membres de sa rédaction en
janvier 2015. En fait, les ennemis de
la tolérance dénoncent le blasphème
pour justifier leurs actes terroristes.
Diversité et limites
des accommodements
Denis Lacorne poursuit son analyse
de l’époque contemporaine par une
exploration de la variété des régimes
de tolérance multiculturelle. Jusqu’où
un groupe social peut-il, au nom de
ses convictions religieuses, bénéficier
d’aménagements à la règle commune ?
La France, où la loi se veut générale
et impersonnelle, n’est guère familière
des raisonnements qui sous-tendent
les choix étrangers, notamment anglosaxons. Il faut pourtant reconnaître que
si le législateur est bien le seul interprète de la volonté générale, les lois
ne sont pas neutres, et que les minorités peuvent en pâtir.
À travers plusieurs exemples américain, canadien et britannique, l’auteur
montre que l’accommodement dont
bénéficie un groupe religieux tend à
être d’autant plus important que sa survie identitaire est en jeu et qu’il est en
phase avec la société dominante. À l’inverse, lorsque la pratique est considérée
comme trop dissidente ou trop difficile à mettre en œuvre, elle est rejetée.
Ainsi, les mormons se sont vu à la
fin du XIXe siècle interdire le mariage
polygame au motif que celui-ci avait
été jugé contraire aux fondements de
l’organisation sociale fédérale. À l’in-
verse, les amish ont pu obtenir dans les
années 1970 une dispense de scolariser
leurs enfants au-delà de quatorze ans
parce que le refus des études longues est
fondé sur leurs convictions religieuses
qui rejettent l’usage des machines au
profit d’un mode de vie assis sur les pratiques agricoles et artisanales.
Le traitement fait à la revendication des sikhs de conserver en toutes
circonstances le turban qu’ils portent
constitue une bonne illustration des
subtiles variations des choix juridicopolitiques. Au Royaume-Uni, les sikhs
sont dispensés du port des casques obligatoires pour les motocyclistes et les
ouvriers de la construction. Aux ÉtatsUnis, les sikhs engagés dans l’armée
ne peuvent pas y porter le turban, interdit comme la kippa et tout autre signe
vestimentaire distinctif.
La question du hijab
et du niqab musulmans
Denis Lacorne consacre une part
importante de son livre à une mise en
perspective de la législation française
sur le hijab et le hiqab musulmans,
qu’il estime nettement excessive au
regard des principes qui lui semblent
devoir fonder la tolérance à l’époque
contemporaine.
L’un des intérêts de son analyse est
le rappel qu’il fait de deux types de
distinctions essentielles. La première
concerne les espaces. Il existe « quatre
types d’espaces distincts : un espace
privé (la maison), un espace sacré
(les lieux de culte ou de prière), un
espace public au sens large du terme
(la rue, les parcs et jardins publics,
les stades), un espace institutionnel
(les bâtiments administratifs » principalement). Chacun de ces espaces
fait l’objet d’une réglementation spécifique, et l’espace institutionnel est
le plus fortement encadré, afin que sa
neutralité soit garantie.
CAHIERS FRANÇAIS N° 396
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BIBLIOTHÈQUE - DENIS LACORNE - « LES FRONTIÈRES DE LA TOLÉRANCE »
La seconde distinction, spécifique
à certains des espaces institutionnels,
est celle qui sépare les usagers bénéficiaires des services des professionnels
qui les délivrent. C’est normalement
sur ces derniers que repose la neutralité du service.
Le tournant des lois
de 2004 et 2010
Or, pointe l’auteur, l’interdiction
du hijab à l’école (loi de 2004) et de
la burqa dans tout espace public (loi
de 2010 interdisant toute dissimulation de son visage) a remis en cause
ces distinctions, marquant un « rétrécissement des territoires de la tolérance ». La France se distingue donc,
en ce début de XXIe siècle, des ÉtatsUnis, de la Grande-Bretagne, de l’Allemagne ou de l’Italie où le port du voile
est autorisé dans tous les lieux publics.
Comment en est-on arrivé là ? Saisi
de décisions d’exclusion de jeunes filles
portant des « foulards islamiques » à
l’école, en violation du règlement intérieur de leur collège, le Conseil d’État
avait d’abord jugé, en 1992, que le port
d’un signe religieux ne pouvait pas être
interdit tant qu’il n’était pas par nature
revendicatif ou ne constituait pas « un
acte de pression, de provocation, de
prosélytisme ou de propagande ». Les
juges soulignaient que les élèves ne sont
pas des fonctionnaires tenus au devoir
de réserve mais des « sujets porteurs de
droit » et qu’il n’y avait pas en l’espèce
de menace pour l’ordre public.
Préparée par le rapport de la commission Stasi, une loi de 2004 a mis fin
à cette jurisprudence en interdisant « le
port de signes ou tenues par lesquels les
élèves manifestent ostensiblement une
appartenance religieuse ». Puis, une
loi de 2010 est venue interdire la dissimulation du visage dans tout espace
public, ciblant sans le dire les femmes
musulmanes portant la burqa.
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CAHIERS FRANÇAIS N° 396
« Une difficulté
française à penser
la tolérance »
Denis Lacorne estime cette dernière
loi « trop imprécise, trop punitive et
trop générale ». Déjà, la loi de 2004
lui semblait révélatrice d’« une difficulté française à penser la tolérance ou
la pratique d’accommodements raisonnables ». « Il n’est guère aisé, dans un
pays de tradition jacobine, de prendre
des initiatives locales et de gérer au
jour le jour des conflits suscités par le
non-respect des codes vestimentaires.
La tolérance républicaine prônée par
le Conseil d’État, ou la « laïcité de
reconnaissance » recommandée par
des sociologues de la religion, étaient
trop subtiles, trop difficiles à mettre
en œuvre, trop anglo-saxonnes (…) ».
L’auteur rend compte de l’arrêt
S.A.S. c. France (2014), dans lequel
la Cour européenne des droits de
l’homme a considéré que la dissimulation du visage peut être légitimement considérée par les décideurs
nationaux comme « contraire à l’idéal
de fraternité » et à « l’exigence minimale de civilité nécessaire à la relation
sociale ». Mais aux yeux de l’auteur,
« l’interdiction du voile intégral ne saurait simplement répondre au malaise
de l’opinion publique. D’autres motifs
plus impérieux sont nécessaires pour
justifier une telle mesure ».
D’autres conceptions
de la laïcité
Pour aider le lecteur à prendre la
mesure de la pluralité des conceptions de la laïcité, Denis Lacorne rappelle qu’aux États-Unis, les signes à
caractère religieux sont généralement
interdits des espaces institutionnels. Il
montre aussi que si la Cour européenne
des droits de l’homme a pu considérer que le maintien de crucifix dans
les écoles publiques italiennes n’est
pas contraire à la neutralité de l’État,
c’est parce que les crucifix y sont un
« symbole essentiellement passif » qui
n’empêche pas le respect de toutes les
croyances des élèves. Reste que, pour
l’auteur, « aucune religion ne saurait
bénéficier à l’avenir d’un monopole de
la représentation symbolique ».
Face aux ennemis
de la tolérance
Que faut-il tolérer des ennemis de
la tolérance ? Jusqu’où faut-il reconnaître la liberté d’expression de ceux
qui refusent une « tolérance ouverte,
mutuelle et réciproque » ? Là encore,
les réponses varient. Le 1er amendement de la Constitution américaine
consacre la primauté quasi absolue
de la liberté d’expression, fût-elle
mise au profit de discours de haine.
Au contraire, en Allemagne, la liberté
d’expression est bornée par le respect
dû à la « dignité de l’être humain »,
l’honneur de la personne et le droit
à l’existence d’un « ordre démocratique ». En France, la liberté d’expression n’est pas non plus absolue,
puisque la loi punit l’injure, la diffamation, la calomnie, ou encore l’apologie de crimes de guerre, de crimes
contre l’humanité ou d’actes terroristes.
« Le fanatisme armé reste bien
l’obstacle essentiel à la tolérance
et à la liberté d’expression », écrit
Denis Lacorne. Il est dommage que
le livre, paru en septembre dernier,
n’analyse pas les débats sur la laïcité et le vivre-ensemble, l’état d’urgence et la déchéance de nationalité
qui ont suivi les attentats de 2015. Il
aurait aussi été utile au lecteur français d’en apprendre davantage sur la
pratique canadienne des accommodements raisonnables. Toutefois, ce
livre a le grand mérite de rappeler les
vertus de la tolérance à un moment de
doute pour le vivre-ensemble.
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