Les Palmiers sauvages 5
3 – 25 juin 2016
Berthier 17e
LES PALMIERS
SAUVAGES
d’après le roman de William Faulkner
mise en scène Séverine Chavrier
dramaturgie
Benjamin Chavrier
scénographie
Benjamin Hautin
son
Philippe Perrin
lumière
David Perez
vidéo
Jérôme Vernez
avec
Séverine Chavrier
Laurent Papot
Déborah Rouach
durée 1h45
production
Théâtre de Vidy
Compagnie La Sérénade interrompue
coproduction
Nouveau Théâtre de Montreuil
avec le soutien de
la SPEDIDAM
du Ministère de la Culture
et de la Communication
du CDN de Besançon Franche-Comté
de Pro Helvetia – Fondation suisse
pour la culture
créé le
25 septembre 2014 au Théâtre de Vidy
certaines scènes de ce spectacle peuvent
heurter la sensibilité des plus jeunes,
il est déconseillé aux moins de 16 ans
Quelle belle aventure ! Quel beau voyage dans
l’univers de Faulkner ! J’ai été totalement séduite
par l’univers de cette proposition. Je l’ai trouvée
d’une fraîcheur revigorante. Elle s’empare de ce texte,
de cette réécriture de Faulkner qui est faite de hiatus
et qui part parfois dans tous les sens, mais qui va
très loin en profondeur pour sonder l’âme humaine.
Elle arrive avec liberté et audace à restituer cette
histoire d’amour, cette passion folle et incandescente
entre ces deux êtres d’une fragilité incroyable,
portée magnifiquement par Laurent Papot et Déborah
Rouach. Je suis restée subjuguée. On entend tout :
les sons, le vent, les embruns de ce lac qui, de temps
en temps, apparaît en fond de scène, les soupirs,
les silences, les cris de la jouissance...
Elle pose sur le plateau un décor qui est comme un
territoire, leur territoire : des matelas qu’ils retirent,
qu’ils remettent, qu’ils piétinent, dans lesquels
ils se roulent, s’enroulent, s’emmêlent et puis ces
sommiers anciens, métalliques, sur lesquels parfois
ils sautent, tables, étagères comme celles que l’on
imagine voir dans certains drugstores d’une
Amérique fantasmée ou en tout cas faulknérienne,
boîtes de conserve, fauteuils : on part dans cette
aventure, on prend le train et on les suit jusqu'au bout.
Marie-José Sirach, journaliste à l'Humanité
Retranscription de la critique des Palmiers sauvages
Diffusée sur France Culture le 8 décembre à 21h dans
l’émission «La Dispute», animée par Arnaud Laporte
Claude Fischler, quelles réflexions
la lecture de ce Déjeuner chez
Wittgenstein vous a-t-elle inspirées?
Le premier détail qui m'a intrigué
en lisant Bernhard, c'est que les
Wittgenstein, si je me souviens bien,
étaient une tribu assez nombreuse, dont
beaucoup de membres se sont suicidés.
Leur identité était assez complexe. Du
côté du père, ce sont des Juifs conver-
tis au protestantisme luthérien. Mais
la mère de Ludwig était catholique,
et Ludwig a été baptisé et élevé dans
cette religion. Ce qui a son importance.
Ce déjeuner est-il un symptôme?
Il est un révélateur, et le point focal
de la pièce. Bernhard l'a divisée en
trois parties : avant, pendant, et
après le déjeuner. Celui-ci est donc
au centre de l'œuvre. Si l'on s'en tient
à son déroulement, on peut relever
plusieurs écarts, voire des dysfonc-
tionnements, mis en évidence par les
didascalies. Par exemple, l'une des
sœurs semble resservir inlassable-
ment de la «viande» dans les assiettes,
selon un rythme assez peu déchiffrable.
Puis elle y déverse de la «sauce», alors
même que son frère n'y touche pas.
Ensuite, et ensuite seulement, plusieurs
pages plus loin, arrivent les pommes
de terre et le riz... On insiste aussi sur
le fait qu'une sœur a préparé pour lui
sa «sauce préférée» et son «dessert
préféré», des profiteroles. J'ai d'ail-
leurs trouvé remarquable que Bernhard,
qui note si scrupuleusement le service
de la sauce sur la «viande», ne précise
jamais qu'on verse du chocolat fondu
sur ces fameuses profiteroles... Peut-
être que les profiteroles à l'autri-
chienne sont servies ainsi: je sais bien
que le goulasch, qui est un ragoût de
viande, devient une Gulaschsuppe en
Autriche. Mais on a plutôt l'impression
que la recette personnelle de la sœur
constitue en elle-même une déviation,
une de plus, par rapport à la norme
gastronomique.
La sauce est donc le signe d'un
déréglage, par excès et par défaut?
En effet, ce repas n'a pas de mesure. Il
transgresse plusieurs points de la syn-
taxe commensale. Du côté des sœurs,
elles veulent contrôler le repas, mais ne
savent pas comment en régler le bon
déroulement. Et du côté du frère, les
refus vont croissant. D'abord, il mange
sans appétit, ne fait pas honneur au
repas, violant ainsi l'un des principes
fondamentaux de la commensalité. Le
don alimentaire est en effet quasiment
assimilable à une forme de don de soi,
et le contre-don du récipiendaire doit
consister à accepter ce don. À l'hos-
pitalité, on répond en principe par la
confiance. En espagnol, on dit «mi casa
es su casa», en français «vous êtes chez
vous»: l'un fait tout pour l'autre, et réci-
proquement ce dernier se livre, s'en-
gage. Ce qu'on lui offre, il le paie, si je
puis dire, de sa personne en l'absor-
bant. Comme si, en effet, il était chez lui.
Mais justement, le protagoniste ne se
sent pas chez lui...
C'est même l'un de ses refus explicites,
et l'une des façons les plus radicales
de subvertir le lien de la commen-
salité. Le titre français est d'ailleurs
un peu trompeur, car il laisse suppo-
ser que les sœurs sont allées manger
chez lui. Déjeuner chez les Wittgenstein
serait plus exact. J'ai même cru au
début qu'elles seraient peut-être allées
le voir dans sa cabane en rondins
norvégienne. Ce qui soulève la ques-
tion: où habite-t-il, où est son foyer?
Il n'en a plus. Il est dans un état de
semi-nomadisme revendiqué, sans feu
ni lieu... Les rapports sont donc for-
cément non réciproques – et à l'occa-
sion, le héros sait très bien exploiter
cette asymétrie à son profit. Mais pour
en revenir au don alimentaire, notez
qu'il y a une autre façon de le renver-
ser, à savoir la dévoration animale. Au
moment du dessert, le héros s'étouffe
avec les profiteroles, qu'il engloutit
avec une sorte de rage suicidaire. Là
encore, on passe du vide au trop-plein:
soit je ne mange pas ta tambouille,
soit je me fais crever avec, et tu auras
ma mort sur la conscience. À la racine
de la commensalité et de la convivia-
lité, vous avez le même préfixe, le cum
latin, l'être-avec. Soit qu'on ne mange
rien, soit qu'on ne fasse que cela, on
n'entre pas dans le jeu de l'être-avec,
on ne partage pas sa présence avec
ses hôtes. La syntaxe, c'est une façon
de co-ordonner, de co-organiser un
tel sens de la présence plus ou moins
rituellement partagée. Elle est le fait
des deux parties, de la puissance invi-
tante, mais aussi de l'invité.
Manger, c'est donc toujours manger
«avec»?
C'est ce trait qui définit la commensa-
lité. On ne vit pas que de pain. Il y faut
des conditions de temps et d'espace.
Même quand on mange seul, on s'as-
sied plutôt en tournant le dos au mur.
Le refus du foyer n'est-il pas aussi un
refus du père?
Il est en effet frappant que le prota-
goniste insiste pour changer de place
et prendre celle du père. On y trans-
porte son couvert. Et c'est à partir du
moment où il s'y installe que le déjeu-
ner commence vraiment à dérailler.
Autrement dit, c'est bien là qu'il y a un
compte à régler. Comme dans Festen.
Celui qui devrait être garant de la tra-
dition familiale et culinaire, celui pour
qui l'on va essayer de reproduire, res-
pecter, reconduire cette tradition, est
précisément celui qui va l'achever en
mettant tout par terre. En renversant
la table, comme on dit, ou ici en tirant
sur la nappe.
Les pauvres sœurs ne maîtrisent pas
la syntaxe sur laquelle elles comptent
tant...
Le formalisme est omniprésent, même
s'il n'est pas respecté. Bernhard écrit:
«manie de géométrie même sur la table
de salle à manger»... Ou encore: «Je vais
dresser la table comme il aime, comme
la mère l'a dressée», et là-dessus, on
rectifie la position des couverts. L'iro-
nie est féroce: Ludwig Wittgenstein
était un grand penseur de la syntaxe,
un spécialiste du formalisme. Et là,
toute la formalité est dans les choux!
Il faut dire qu'elles ne connaissent pas
trop bien les rails qu'il faudrait suivre.
L'une d'elles met un plat creux sur la
table, alors qu'il devrait rester en cui-
sine en attendant d'être garni... Jamais
les domestiques ne commettraient un
impair pareil. Ce déjeuner fait interférer
différentes formes de sabotagecom-
mensal : l'involontaire, celui des sœurs,
par incompétence ou incapacité, et le
volontaire, celui de leur frère – du moins
dans la mesure où il est effectivement
responsable de ses actes, ce qui est
loin d'être sûr. En somme, il n'y aurait
pas eu de pièce si elles n'avaient pas
donné leur congé aux gens de maison.
Les apparences auraient sans doute
été beaucoup plus sauves...
Propos recueillis par Daniel Loayza
Paris, 9 mars 2016
Si Les Palmiers sauvages est excen-
tré dans l’œuvre de Faulkner, l’histoire
demeure faulknérienne. Elle met en jeu
cette relation à soi, à autrui, au même,
à l’autre, à l’étranger dont Faulkner a
exploré les linéaments et les butées
entre les membres d’une famille, à l’in-
térieur des demeures, des domaines,
des foyers, voire tout au fond de la
conscience de ses personnages, ou de
ce qui en tient lieu. Le roman retrace
une fugue-fuite dans le monde inter-
médiaire où confine l’adultère et une
romance de littérature de gare. L’œuvre
prend une dimension mythique, chimé-
rique : malédiction, damnation, expia-
tion, rédemption... Vouée à l’exigeante
religion de l’amour, refusant de donner
la vie, captive de sa culture, Charlotte
voue les deux amants à un angélisme
mortel, à l’amour à mort. Qui se révé-
lera être un amour de la mort. Elle ne
voit pas que cette fuite en avant est
un enfermement, que cette exigence
quasi nietzschéenne de cultiver un
art de vivre et d’aimer, dans le face-
à-face nu de deux êtres désemparés,
se révèle être un art de mourir.
Chez Faulkner, l’hyperromantisme,
loin de Werther et de Bovary, devient
minéral et tue la vie : à force d’aimer
l’amour, on finit par perdre la trace de
l’autre, par le nier, par perdre la via-
bilité de cet amour. L’amour comme
absolu – qui ne s’abaisse à chercher
les conditions de sa survie. L’amour
qui laisse l’identité se confondre avec
l’identification: je suis ce que je lis du
devenir de l’autre...
Des paysages exténués : brises,
odeurs, rivières, glycine, taillis, futaies
C’est une cavalcade venteuse dans «un
vent sans horaires, sans lois, imprévi-
sible, venant de nulle part et n’allant
nulle part, comme un attelage emballé
à travers une plaine déserte». Il y a
une fonction topique du paysage chez
Faulkner. Ni bucolique, ni idyllique,
fantomatique, presque fantastique.
Comment rendre sur scène ces traces
ou signes d’une histoire naturelle en
décomposition à l’image de ces pay-
sages traversés ? De ces bruits, brises,
odeurs, rivières, glycines, taillis,
futaies, odeurs puissantes, lumières
particulières, vent omniprésent, qui
enveloppent les protagonistes et
Le don
alimentaire
est une forme
de don de soi.
Toute la
formalité
est dans
les choux ! Suis-je donc
condamné
à vivre
éternellement
derrière une
barricade
d’éternelle
innocence
comme un
poulet dans
un enclos ?
William Faulkner,
Les Palmiers sauvages
Est-ce qu’une relation vécue
comme une œuvre d’art n’est
pas une entreprise solitaire,
vouée à l’échec? Est-ce qu’un
art d’aimer poussé à son
absolu ne devient pas un art
de mourir ? Séverine Chavrier
ON NE MANGE PAS SEUL:
ENTRETIEN AVEC
CLAUDE FISCHLER
Pourquoi Thomas Bernhard a-t-il choisi de mettre en scène
un philosophe à table ? Quels rapports entre son éducation
religieuse et son comportement de convive ? Pourquoi le
déjeuner avec ses sœurs prend-il une tournure si bizarre ?
Éléments de réponse avec le sociologue Claude Fischler,
spécialiste de l'alimentation humaine.
Claude Fischler
est directeur de recherches au Centre
National de la Recherche Scientique
et dirige l'Institut Interdisciplinaire
d'Anthropologie, dont il est le
cofondateur. Il a notamment publié
L'Homnivore (Odile Jacob, 1990),
Manger mode d'emploi ? Entretiens
avec Monique Nemer (PUF, 2013) et
a dirigé et préfacé Les Alimentations
particulières : mangerons-nous encore
ensemble demain ? (Odile Jacob, 2013).
participent de leurs fixations, de
leurs pressentiments, de leurs dou-
leurs immobiles ? Cette sensualité des
éléments, cette nature prémonitoire
qui invente une polyphonie est bien
celle de «ces États-Unis d’Amérique
où la civilisation naissait sous la hutte
et allait mourir dans les bois», disait
Tocqueville.
Trajet, traque : biffures et bifurcation
Cinq chapitres, quatre lieux: de l’hôtel
à l’atelier de Chicago, puis le chalet
dans l’Utah et enfin le bungalow au
bord de la mer, ultime paysage, ultime
horizon. Un trajet de la vie de bohème
au cabanon de plage, abandonné au
seul bruit des palmiers sauvages, un
trajet de la vie à la mort. Une histoire
d’amour, de bruit et de fureur. On a
beaucoup écrit sur la prescience de la
circulation, du trajet dans la littérature
américaine, comme si «l’âme ne s’ac-
complissait qu’en prenant la route». Ici
c’est aussi une descente aux enfers,
une précarité qui gagne, une sau-
vagerie, celle de la nature, du corps
engrossé, qui prend le dessus ; un trajet
particulièrement clair qui, libératoire à
l’origine, finit par l'agonie (Charlotte)
et l’enfermement (Harry) et où chaque
étape rature la précédente.
Séverine Chavrier
extrait de la note d'intention, 2014
UNE FUGUE, UNE FUITE
© Samuel Rubio
4 Nous sommes repus mais pas repentis