d’être sans illusions, frayant sa
voie tout contre la fatalité, tournant
en tous sens dans le cercle affolé
de l’Histoire, est depuis toujours
une intelligence partagée, collective.
Du temps de Sophocle, les citoyens
les plus riches supportaient les
frais du spectacle tandis que les
spectateurs se voyaient indemniser
pour leur présence. La culture
comme projet public et civique,
l’aspiration utopique et concrète
à un égal accès de tous aux
œuvres de l’esprit, le bonheur
comme exigence de justice : ici,
avec vous, nous y croyons encore
et peut-être plus que jamais.
L’Odéon-Théâtre de l’Europe a
montré grâce à vous, spectateurs,
la force de cet établissement qui,
avec ses deux sites, a déployé son
aura, conforté sa place centrale
dans le paysage théâtral européen
et, de façon plus générale, son
rôle actif dans la vie intellec-
tuelle. Nous avions fait le pari
d’une offre plus large et plus
diverse, que ce soit en termes de
spectacles, de nombre de places,
de rendez-vous hors program-
mation. Ce pari est largement
gagné. Une relation de confiance
s’est construite et approfondie
entre le théâtre et son public. Les
abonnés n’ont jamais été aussi
nombreux. Qu’il s’agisse de
propositions inédites ou de
répertoire, de nouveaux créateurs
ou de maîtres reconnus, 170 000
spectateurs auront répondu
«présent» tout au long de la
saison – nombre auquel il
conviendrait d’ajouter le public
des tournées de l’Odéon en
France et dans le monde : Japon,
Italie, Suisse, Corée du Sud,
Espagne, Colombie, Canada,
Grèce, Belgique, États-Unis...
Et maintenant ? Et demain ?
Wajdi Mouawad dit des œuvres
à venir qu’elles sont comme des
messagers, encore invisibles,
dont nous sentons pourtant les
yeux posés sur nous. Cette
nouvelle saison se place sous les
signes, non contradictoires et peut-
être même d’une indispensable
complémentarité, du romantisme
et de la politique, de la conscience
intime comme de l’engagement
général. Elle fait se télescoper les
temps : Dumas y croise Müller,
Langhoff y fait chanter Hamlet.
Elle s’ouvre à d’autres horizons :
Gitai y dialogue avec Flavius
Josèphe, tandis que Mouawad
creuse l’extrême contemporain.
Elle accueille d’immenses voix :
Laurent Terzieff, Isabelle Huppert,
Jeanne Moreau, entre autres. Elle
fait naître de grands spectacles
européens, de Warlikowski à
Corsetti, en rassemble d’autres
d’Engel à Castorf. Elle met enfin
et toujours le poète au cœur, de
Sophocle à cette voix secrète et
très haute, exigeante et noble
d’un auteur traduit dans toutes
les langues du continent et peu
connu encore en France :
Dimítris Dimitriádis, dont nous
aurons la joie d’accueillir trois
pièces, parmi lesquelles deux
créations. Pour rêver, inventer
avec gravité mais dans un élan
enthousiaste ce territoire qui
nous appartient à tous, le poème.
Dans le même temps, le pro-
gramme «Présent composé»,
ponctuant la saison de ses rendez-
vous réguliers illuminés de temps
forts exceptionnels – et dont le
rayonnement porte bien au-delà du
public habituel de notre Théâtre –,
contribuera une fois encore à
illustrer avec éclat la place
centrale de l’Odéon dans notre
géographie intellectuelle. Luis
Sepúlveda, Ohran Pamuk, une
traversée philosophique avec
Wolf Lepenies, Giorgio Agamben
ou Slavoj Zizek, qui nous ont
fait l’honneur d’accepter nos
invitations, seront là pour le
confirmer. Tables rondes et
rencontres autour de l’Italie ou
de la Turquie sont d’ores et déjà
prévues – ainsi que quelques
belles surprises, tout au long de
l’année.
«L’art est long et le temps est
court», dit le poète. Mais le théâtre
est ainsi fait qu’il doit faire vite
– sans pourtant se précipiter. Il
est l’art du présent, la fugacité
même – et à ce titre, l’aliment
intime de nos mémoires. Entre
longueur et brièveté, la saison est
ce tempo si particulier qui
contraint l’art et le temps à
s’accorder, l’un pressant le pas et
l’autre ralentissant le sien. Qu’en
sera-t-il de cette saison-ci ? Elle
ressemblera à l’identité plurielle
de l’Odéon, assez proche de
l’idée que l’on peut se faire
aujourd’hui de l’Europe. Mais
une fois encore, c’est à vous – et
par vous seuls – qu’elle découvrira
son visage.
Olivier Py
Le moment est venu de sortir des
apocalypses, d’accepter, en ces
jours qui ne souffrent plus
l’hésitation, que de la mélancolie
peut naître l’action. Sortir des
apocalypses, c’est accepter que le
temps qui vient n’est pas dessiné
ailleurs que dans les mythes, c’est
vouloir faire de notre nostalgie
une force allante. C’est alors
penser la révolution comme un
état d’intranquillité proche d’une
joie errante dans lequel l’effroi
de notre liberté nous est donné
pour force inaliénable. Est-ce
trop demander à une génération
que de croire encore au sens
de son action et de ne plus
désespérer de l’affirmation ?
Oui, le théâtre ne se laisse pas
décourager par l’émiettement
des forces politiques, au contraire,
il pense que la vérité est dans le
fragile et l’instable, l’écume plus
que le roc, le nuage plus que
la terre. Un théâtre qui nous
rappelle que nous sommes
toujours plus nombreux que nous
le croyons à aimer le présent.
Notre maison, comme d’autres,
est le lieu par excellence de ce
rassemblement dans la diversité
qui nous permet de partager le
désir de sens. Nous constatons
avec la joie d’artisans fiers d’un
labeur récompensé que nous ne
nous étions pas tout à fait trompés
en insistant sur un théâtre
nécessaire. Nous sentons de
toute part un profond besoin
d’éprouver, d’interroger cette
matière essentielle, vitale, qui
irrigue nos sociétés : les idées. Le
véhicule de l’oralité, propre à nos
métiers, nous permet à nous,
spectateurs, d’être dans une
position d’écoute qui est en
rupture avec la seule réception
passive. L’ensemble hétérogène
qui compose une salle est en effet
vivant, donc actif, il a une
incidence sur l’auditoire lui-
même comme sur l’émetteur qui
est en scène. Cette entente, à tous
les sens du terme, qui donne corps
aux idées et se noue au théâtre
entre acteurs et spectateurs, trans-
formant les uns et les autres, est à
elle seule ferment d’intelligence.
L’intelligence est-elle aujourd’hui
tragique ? Non pas triste, en
tout cas, non pas sinistre, au
contraire : aiguë, risquant le tout
pour le tout, prête à aller tou-
jours plus loin dans l’exploration
des passions contradictoires de
l’âme et de l’époque. Cette
intelligence qui lutte, joyeuse