OD ON
On me demande souvent quel est mon
projet pour l’Odéon. On se demande par-
fois qui je suis.
À la seconde de ces questions – qu’au
cours de mon existence je me suis posée
plus d’une fois – je n’apporterai sans doute
qu’une réponse confuse. Je me figure
assez semblable à un figuier banian aux
multiples racines : les miennes plongent
dans autant de pays que ma main compte
de doigts. Tous sont d’Europe. Je suis né
de cette Mitteleuropa qui doit son visage
aux livres autant qu’aux cartes et aux
guides. Elle est d’hier et d’aujourd’hui.
Elle est imaginaire : Horváth y est le voisin
de Handke, Fassbinder y croise le chemin
de Gombrowicz. Elle est réelle : Joseph
Roth y écrivait âprement à Stefan Zweig
qu’il manquait d’argent ; mon grand-père
serrait la main à un certain Docteur Kafka
dans les bureaux de la compagnie d’as-
surance qui l’employait, dans une ville où
l’on pouvait créer le même soir des œuvres
de Hoffmansthal, Sternheim, Schnitzler.
Je suis de cette Prague, et de la Vienne
de Preminger, du Berlin de Lubitsch et
d’Ophuls, de Budapest où vécut ma grand-
mère maternelle… À des titres divers, tous
ces artistes, et leurs pays, pensent en moi,
curieux et singuliers dibbouks s’exprimant
chacun dans le temps qui lui appartient et
dans la langue qui lui est propre, se contre-
disant ou se complétant plus qu’ils ne se
mêlent (bien que profondément opposé à
toute forme de nationalisme étroit, je ne
parle pas espéranto et ne me suis jamais
trop fié à ce que l’on nomme communé-
ment le « multiculturalisme »). Le matin,
quand je me réveille, je ne sais jamais dans
quelle langue je prononcerai les premiers
mots de ma journée, pas plus que dans
quelle langue j’ai rêvé.
À la première question, je réponds que
mon projet pour l’Odéon est d’y faire du
théâtre. Cela ne va pas forcément de soi.
Je crois aux textes, je fais confiance aux
acteurs et je souhaite inviter des met-
teurs en scène dont je puisse être jaloux.
Au risque de provoquer un étonnement
plus grand encore, je dirais que mon pro-
jet pour l’Odéon est d’y faire et d’y pré-
senter un théâtre européen. Européen au
sens large, dans le temps comme dans
l’espace, sachant s’ouvrir et se tourner
vers l’avenir. Dans cette première sai-
son, le XX
e
siècle domine largement, et
le XXIe n’est pas oublié – certaines des
créations que nous présentons viennent
à peine de trouver leur titre, et à l’heure où
j’écris, l’une d’entre elles n’en a toujours
pas. J’ai toujours aimé et accompagné
les écritures contemporaines. L’Europe à
laquelle je crois et à laquelle je souhaite
appartenir, cette Europe du théâtre que
l’Odéon, depuis Giorgio Strehler, porte
gravée sur son fronton, doit tourner ses
regards vers l’avant. L’Odéon auquel je
vous convie se déterminera, avant toute
frontière politique et géographique, par
des aventures que je souhaite exception-
nelles, qui puissent nous raconter des his-
toires et nous chanter des chants dans
des langues qui nous sont inconnues. La
magie du théâtre est là, dans sa capa-
cité à cerner de tels secrets, à travers
des formes et des mots inventés par des
artistes.
Mon désir est artisanal : approcher le cœur
vivant des hommes et partager avec vous
la fête de l’instant.
Luc Bondy