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© René Berthier juillet 2008
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Bakounine avant l’anarchiste
Troisième partie : 1861-1868
De la révolution démocratique
à la révolution sociale
ans les années soixante du
XIX
e
siècle, il n’y a pas de
« mouvement » anarchiste à proprement parler, mais c’est une
période déterminante pour la constitution de la doctrine. Proudhon,
qui meurt en 1865, a développé un grand nombre de thèmes qui seront ceux
de l’anarchisme, mais il ne laisse pas d’organisation politique s’attachant à
son nom. Des hommes se réclameront de lui dans l’Association
internationale des travailleurs, fondée en 1864, mais ils constitueront plutôt
l’aile droite de l’organisation. L’extrême complexité de la pensée du
Bisontin s’accorde difficilement aux inévitables simplifications que
nécessite la propagande politique.
L’Association internationale des travailleurs sera le témoin d’un
affrontement qu’on a trop rapidement attribué à une opposition de
personnes ou d’idées entre Bakounine et Marx : en réalité il n’y a jamais
eu de « débat » entre les deux hommes, si on entend par un affrontement
contradictoire d’idées.
Bakounine a abondamment commenté la pensée et l’action de Marx,
mais ce serait une grave erreur de penser qu’il était en opposition
systématique avec tout ce que disait l’auteur du Manifeste. Il faisait le tri et
ne se privait pas de souligner les points sur lesquels il était d’accord avec
Marx. Ce dernier en revanche n’a jamais exposé publiquement ce qui
l’opposait au révolutionnaire russe. Néanmoins, les thématiques opposées
que les deux hommes, mais surtout les deux courants du mouvement ouvrier
dont ils étaient la personnification, vont formuler seront bien celles de
l’anarchisme et du marxisme.
Bakounine, qui ne devient « anarchiste » qu’en 1868, ne se qualifie pas
d’anarchiste mais de collectiviste ou de socialiste révolutionnaire. Ce n’est
que rarement qu’il revendique le terme d’« anarchiste ». Le courant qui se
D
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réclame de lui se dira aussi « anti-autoritaire », expression dont le sens a
dévié ensuite, mais dont le contenu sémantique était alors celui d’« anti-
bureaucratique ». Le mouvement anarchiste à proprement parler
n’apparaîtra qu’après la dissolution de l’Internationale, comme dérive
dégénérescente du courant « anti-autoritaire ». Nous nous expliquerons en
temps voulu sur cette hypothèse qui, on le devinera, ne fait pas l’unanimité
dans le mouvement libertaire.
La période qui nous concerne dans le présent volume est celle de la
transition entre l’action pour la révolution démocratique dans les pays slaves
et la période Bakounine devient un militant dont le champ d’action est,
exclusivement ou presque, le mouvement ouvrier. La transition est
graduelle : on verra que si certains thèmes anarchistes se trouvent déjà dans
son discours pré-anarchiste, il expose aussi des options qui sont loin d’être
« anti-autoritaires ».
1. – « Le reflux est fini »
Après son évasion de Sibérie, en 1861, et un périple de cinq mois par le
Japon et les États-Unis, Bakounine arrive à Londres le 14 décembre 1861.
En cette période de réaction qui a suivi l’échec des révolutions de 1848-
1849 en Europe, Londres est devenu le centre de ralliement des réfugiés
politiques – du moins de ceux qui ne sont pas en prison. Bakounine y
retrouve nombre de quarante-huitards qu’il a fréquentés pendant cette
période.
Alors qu’il était emprisonné, un certain Urquhardt, proche de Marx, avait
diffusé des calomnies infâmes contre lui ; Mazzini et Aurelio Saffi l’avaient
fermement défendu. A Londres, Bakounine leur rend visite. Peu après son
arrivée en Angleterre, les mêmes calomnies furent publiées, sans signature
mais émanant sans doute du même Urquhardt ; Bakounine fit savoir qu’il y
répondrait non plus la plume à la main mais avec la main, sans la plume
1
.
Le calomniateur se calma.
Les ouvriers anglais, en revanche, ne s’y trompèrent pas, qui lui
manifestèrent leur sympathie, comme en témoigne une lettre de Bakounine,
extrêmement concise mais étonnamment prophétique :
1
Lettre au Working Man, 12 mars 1862 :
« Monsieur, - Mon ami M. Herzen m’a communiqué votre aimable lettre et les articles infâmes
qu’un auteur anonyme (payé pour cela ou n’ayant pas reçu de récompense) a écrit à mon sujet dans le
Free Press.
« Je vous remercie sincèrement d’avoir attiré mon attention sur ces écrits. Je ne m’abaisserai pas à
réfuter ce tissu de mensonges. Il est des rectifications que l’on ne fait pas la plume à la main, mais de
la main seule.
« Je compte publier sous peu un bref compte rendu des plus importants événements de ma vie
politique. Ce sera, je l’espère, pour tous ceux qui ne me connaissent pas suffisamment la meilleure
réponse à toutes les calomnies.
« Recevez, cher Monsieur, l’expression de ma plus chaleureuse sympathie.
« Avec mes meilleurs sentiments…
« Michail Bakunin. »
3
« Réponse à une députation d’ouvriers anglais,
janvier 1862.
« The Cosmopolitan Review, 1
er
février 1862, Londres
« Amis,
« Je suis profondément touché par cette manifestation de sympathie de
votre part que je n’espérais pas avoir méritée. Je l’attribue à l’instinct
démocratique qui vous permet de reconnaître un ami, même en un
étranger, parce qu’il est un ami dévoué à notre cause commune. Et en
effet, aussi loin que je puisse m’en souvenir, je me suis passionnément
dévoué à la cause de l’émancipation sociale et économique de
l’humanité. Je n’ai pas réussi à faire grand-chose. La prison et l’exil
m’ont privé de douze années de vie et d’activité. Mais tout ce qui me
reste de vie et de force sera consacré à notre grande cause. Le temps est
venu le peuple russe, endormi depuis si longtemps, s’éveillera et ne
s’endormira jamais plus. Nous, les Russes, savons tout ce qui dépend de
cette lutte pour l’émancipation du travail, mais nous savons aussi que sa
force n’est pas destructrice, mais productive. Nous sommes persuadés
que l’élément Russe apportera une nouvelle idée à la grande question
sociale et que la nation Russe trouvera à son tour sa place au nombre des
nations qui aspirent à la pleine émancipation de l’humanité et tendent une
main fraternelle à ceux qui travaillent à notre cause commune. »
L’évadé est reçu à bras ouverts par Herzen et Ogarev. Bakounine n’est
plus l’aristocrate dandy qu’ils ont connu. Il a vieilli et grossi, il est débraillé,
mais les conditions terribles de son incarcération n’ont pas affecté son
esprit. Et son appétit d’ogre n’a pas changé. Après les effusions d’usage,
Bakounine demande : « Y a-t-il des huîtres, ici ? »
Herzen s’était établi à Londres en 1852 après l’échec de 1848. Pendant
un séjour en France il avait collaboré à la Voix du peuple de Proudhon.
Banni de Russie, il n’avait plus aucun contact direct avec son pays.
Après la guerre de Crimée et la mort de Nicolas I
er
, un vent de
libéralisme souffla en Russie. Herzen fonda en 1855 une revue, l’Etoile
polaire, puis en 1857 le Kolokol (La Cloche) qui aura une importante
diffusion auprès de l’émigration russe et en Russie même, en particulier
auprès des couches dirigeantes du pays. On dit que le tsar Alexandre II lui-
même lisait la revue, qui devint le porte-parole du libéralisme.
A l’Ouest, la réaction victorieuse après les révolutions de 1848 est de
nouveau menacée partout : Garibaldi a abattu le royaume des Deux-Siciles.
Bismarck est en mauvaise posture. L’empereur d’Autriche accorde une
constitution. En France Napoléon III est obligé de faire des concessions ; le
mouvement ouvrier conquiert le droit de grève.
Ce qui fait dire à Bakounine : « Le reflux est fini, la haute marée va
commencer. »
« Aux Russes, Polonais et tous mes amis slaves »
Bakounine a pu constater la présence et l’impact du Kolokol (La Cloche)
jusqu’en Sibérie. A peine arrivé à Londres, il présente à ses amis un texte
qui sera publié dans leur revue le 15 février : « Aux Russes, Polonais et tous
mes amis slaves ».
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« Me voilà libre, enfin, après huit ans d’emprisonnement dans
différentes forteresses et quatre ans d’exil en Sibérie. L’âge m’est venu,
ma santé s’est délabrée, j’ai perdu cette élasticité des membres qui donne
à l’heureuse jeunesse une force invincible. Mais j’ai gardé le courage de
la fière pensée et mon cœur ; ma volonté, mon âme sont restées fidèles à
mes amis et à la grande cause de l’humanité. »
Herzen est quand même un peu inquiet, avec raison. A peine arrivé, le
révolutionnaire bouscule tout le monde et pousse son entourage à l’action,
reproche au Kolokol d’être trop modéré, propose de créer une société secrète
et entend promouvoir l’émancipation de tous les Slaves en général et des
Polonais en particulier.
Dans le premier texte publié après son évasion, Bakounine n’y va pas par
quatre chemins. Il trace clairement sa voie : la liberté des Russes, des
Polonais et de tous les Slaves. Cette libération passe par la liquidation du
régime tsariste que le révolutionnaire russe qualifie lui-même
d’« allemand ». L’idée que le système politique russe est « allemand »
revient constamment dans l’œuvre de Bakounine, qui oppose la monarchie,
d’origine allemande, au peuple, qui est slave. Bakounine veut-il expliquer
que le système politique russe n’est plus viable ? Il déclare que « les
colonnes allemandes qui soutenaient l’empire fondé par Pierre sont
pourries »
2
. De même, la Pologne est dominée par trois gouvernements
allemands c’est-à-dire la Prusse, l’Autriche et la Russie politiquement
assimilée à un régime « allemand » : « Les efforts réunis des trois
gouvernements allemands, ceux de Berlin, Vienne et Pétersbourg peuvent
seuls la tenir sous un joug qu’elle hait. » « Nous ne devons plus, ajoute-t-il,
être les Allemands de St. Pétersbourg »
3
. Bakounine reconnaît tout de
même que c’est un État à la sauce tatare, oserions-nous dire : « Notre monde
officiel, toute notre actualité ne sont rien autre qu’un amalgame d’arbitraire
2
« Aux Russes, Polonais, et tous les amis slaves », 2 février 1862.
3
Ibid. Cette idée du caractère germanique du pouvoir en Russie était dans l’air du temps. En
1854, un livre était paru dans lequel on pouvait lire notamment les propos suivants :
« …c’était bien un prince allemand, c’était le fils d’un duc d’Allemagne, tout pénétré de
l’esprit, des mœurs, des institutions de son pays, qui allait inaugurer la troisième dynastie des
tsars [dont les deux précédentes, précise l’auteur, étaient également allemandes]. Le prince dont
je parle était le duc Charles-Pierre-Ulric de Holstein-Gottorp, dont le père, Charles-Frédéric,
dépouild’une partie de ses états, à la suite des guerres de la Suède et de la Russie, avait cru se
dédommager en épousant une fille du tsar victorieux. Le jeune duc était donc par sa mère le petit-
fils de Pierre le Grand, le cousin de Pierre II, qui avait, succédé à Catherine, et le neveu de la
tsarine Elisabeth; mais il était en même temps par son père le neveu du roi de Suède Charles XII,
il était avant tout prince de l’empire d’Allemagne, et, malgré les liens qui l’unissaient aux tsars, il
manifestait une aversion profonde pour la Russie et l’esprit russe. » […]
« La grande habileté de Catherine II fut d’employer les généraux et diplomates allemands,
tout en laissant aux vieux Russes (Alt-Russen) l’apparence de la faveur et du pouvoir. On sait que
Catherine II était Allemande. Fille d’un prince d’Anhalt-Zerbst, elle avait été mariée par Frédéric
le Grand lui-même au duc de Holstein-Gottorp… »[…]
« Catherine cependant savait bien que ses fonctionnaires allemands étaient ceux qui
rendraient le plus de services à l’état : les Orlof étaient environnés de lieutenants étrangers qui
menaient à bien les projets de l’impératrice sans leur enlever l’honneur du succès, et c’est ainsi
que deux Allemands, le général Bauer et le diplomate Assebourg, remportaient des triomphes qui
ne réveillaient plus les haines de race. Pour introduire l’élément germanique en Russie, Pierre le
Grand avait brisé toutes les résistances : l’égorgement des strélitz et le supplice même de son fils
disaient assez clairement jusqu’où irait son implacable volonté ; Catherine II avait marché au
même but, mais par des voies tortueuses, et obligée, en qualité de princesse allemande, de
dissimuler sa politique, elle s’était appliquée à relever l’orgueil moscovite sans cesser de mettre à
profit la science et le talent des étrangers. Comment s’étonner que la princesse d’Anhalt-Zerbst, la
femme du duc de Holstein-Gottorp, soit devenue, aux yeux de la Russie enivrée, le plus grand et
le plus glorieux des vrais chefs nationaux ? » (Les Allemands en Russie et les Russes en
Allemagne, Saint-René Taillandier, Revue des Deux Mondes T.7, 1854.)
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tartare et de formes allemandes. Renvoyons nos Tartares en Asie, nos
Allemands en Allemagne. »
Ces propos, qui frisent de très près la xénophobie, se fondent sur l’idée
fortement enracinée chez Bakounine qu’il y a une coupure irrémédiable
entre la monarchie russe, qualifiée d’allemande, et le peuple qui conserve
les qualités idéalisées des slaves. Exprimée ici par des jugements à
l’emporte-pièce, l’idée sera affinée plus tard dans sa période libertaire.
L’article pour le Kolokol contient une analyse de la situation générale de
l’Europe qui émerge de douze années de réaction féroce et qui se trouve à
un nouveau tournant de son histoire :
« Le monde s’est reposé, a regagné la conscience de soi-même, et
repris des forces pour rentrer dans la voie de l’avenir. L’Italie, que nous
aimons tous, est ressuscitée, l’édifice de la monarchie Habsbourg-
Lorraine est ébranlé cette lourde pierre qui pèse sur la poitrine des
peuples qui reviennent à la vie, et menace ruine sous les coups des
Italiens, des Magyars et des Slaves. Semblable à l’Autriche, nous voyons,
tremblant sur ses fondements et prêt à tomber – son ennemi d’autrefois et
maintenant son unique allié – son camarade d’âge, de craintes et de
douleur, l’Empire ottoman, qui n’est pas moins barbare qu’elle, mais
peut-être plus honnête et des ruines de ces deux empires naîtront, pour
une vie nouvelle, une large liberté les élus de la nouvelle civilisation :
les Italiens, les Grecs, les Roumains, les Magyars et la grande nation
slave réunie par les liens d’une fraternité commune. Maintenant la
Pologne renaît. La Russie aussi ressuscite
4
. »
Avec des accents un peu hégéliens, il ajoute : « Oui, nous vivons dans
une grande époque. Un nouvel esprit semble avoir soufflé sur les nations
endormies, il appelle les peuples vivants à l’action et creuse une tombe aux
mourants. » Le voilà donc prêt à reprendre le combat pour la libération des
Slaves.
La Russie est à la veille d’une révolution, affirme Bakounine dans le
même article. Après la guerre de Crimée, un renouveau est apparu dans ce
pays.
« La Russie a pu respirer après les trente années du règne de Nicolas.
Elle a proclamé avec toute l’énergie de la jeunesse combien une
régénération était indispensable. C’était un beau moment tout respirait
une vie nouvelle, tous avaient secoué leur torpeur on n’avaient même
pas de haine pour le passé, on ne regardait que l’avenir, on croyait, on
aimait. »
Le début du règne d’Alexandre II est marqué par un désir de réformer et
moderniser la société ; ces réformes étaient conditionnées à l’abolition du
servage. En juin 1858, un oukase avait lancé les réformes dans les terres
domaniales. Le problème était soumis à des comités de la noblesse, laquelle
était hostile, traitant le ministre de l’Intérieur de « socialiste ». Dans le nord
de la Russie et dans les pays baltiques, les propriétaires terriens voulaient
bien libérer les serfs mais en gardant la terre, ou en la leur vendant très cher.
4
Ibid.
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