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« Me voilà libre, enfin, après huit ans d’emprisonnement dans
différentes forteresses et quatre ans d’exil en Sibérie. L’âge m’est venu,
ma santé s’est délabrée, j’ai perdu cette élasticité des membres qui donne
à l’heureuse jeunesse une force invincible. Mais j’ai gardé le courage de
la fière pensée et mon cœur ; ma volonté, mon âme sont restées fidèles à
mes amis et à la grande cause de l’humanité. »
Herzen est quand même un peu inquiet, avec raison. A peine arrivé, le
révolutionnaire bouscule tout le monde et pousse son entourage à l’action,
reproche au Kolokol d’être trop modéré, propose de créer une société secrète
et entend promouvoir l’émancipation de tous les Slaves en général et des
Polonais en particulier.
Dans le premier texte publié après son évasion, Bakounine n’y va pas par
quatre chemins. Il trace clairement sa voie : la liberté des Russes, des
Polonais et de tous les Slaves. Cette libération passe par la liquidation du
régime tsariste que le révolutionnaire russe qualifie lui-même
d’« allemand ». L’idée que le système politique russe est « allemand »
revient constamment dans l’œuvre de Bakounine, qui oppose la monarchie,
d’origine allemande, au peuple, qui est slave. Bakounine veut-il expliquer
que le système politique russe n’est plus viable ? Il déclare que « les
colonnes allemandes qui soutenaient l’empire fondé par Pierre sont
pourries »
2
. De même, la Pologne est dominée par trois gouvernements
allemands – c’est-à-dire la Prusse, l’Autriche et la Russie politiquement
assimilée à un régime « allemand » : « Les efforts réunis des trois
gouvernements allemands, ceux de Berlin, Vienne et Pétersbourg peuvent
seuls la tenir sous un joug qu’elle hait. » « Nous ne devons plus, ajoute-t-il,
être les Allemands de St. Pétersbourg »
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. Bakounine reconnaît tout de
même que c’est un État à la sauce tatare, oserions-nous dire : « Notre monde
officiel, toute notre actualité ne sont rien autre qu’un amalgame d’arbitraire
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« Aux Russes, Polonais, et tous les amis slaves », 2 février 1862.
3
Ibid. Cette idée du caractère germanique du pouvoir en Russie était dans l’air du temps. En
1854, un livre était paru dans lequel on pouvait lire notamment les propos suivants :
« …c’était bien un prince allemand, c’était le fils d’un duc d’Allemagne, tout pénétré de
l’esprit, des mœurs, des institutions de son pays, qui allait inaugurer la troisième dynastie des
tsars [dont les deux précédentes, précise l’auteur, étaient également allemandes]. Le prince dont
je parle était le duc Charles-Pierre-Ulric de Holstein-Gottorp, dont le père, Charles-Frédéric,
dépouillé d’une partie de ses états, à la suite des guerres de la Suède et de la Russie, avait cru se
dédommager en épousant une fille du tsar victorieux. Le jeune duc était donc par sa mère le petit-
fils de Pierre le Grand, le cousin de Pierre II, qui avait, succédé à Catherine, et le neveu de la
tsarine Elisabeth; mais il était en même temps par son père le neveu du roi de Suède Charles XII,
il était avant tout prince de l’empire d’Allemagne, et, malgré les liens qui l’unissaient aux tsars, il
manifestait une aversion profonde pour la Russie et l’esprit russe. » […]
« La grande habileté de Catherine II fut d’employer les généraux et diplomates allemands,
tout en laissant aux vieux Russes (Alt-Russen) l’apparence de la faveur et du pouvoir. On sait que
Catherine II était Allemande. Fille d’un prince d’Anhalt-Zerbst, elle avait été mariée par Frédéric
le Grand lui-même au duc de Holstein-Gottorp… »[…]
« Catherine cependant savait bien que ses fonctionnaires allemands étaient ceux qui
rendraient le plus de services à l’état : les Orlof étaient environnés de lieutenants étrangers qui
menaient à bien les projets de l’impératrice sans leur enlever l’honneur du succès, et c’est ainsi
que deux Allemands, le général Bauer et le diplomate Assebourg, remportaient des triomphes qui
ne réveillaient plus les haines de race. Pour introduire l’élément germanique en Russie, Pierre le
Grand avait brisé toutes les résistances : l’égorgement des strélitz et le supplice même de son fils
disaient assez clairement jusqu’où irait son implacable volonté ; Catherine II avait marché au
même but, mais par des voies tortueuses, et obligée, en qualité de princesse allemande, de
dissimuler sa politique, elle s’était appliquée à relever l’orgueil moscovite sans cesser de mettre à
profit la science et le talent des étrangers. Comment s’étonner que la princesse d’Anhalt-Zerbst, la
femme du duc de Holstein-Gottorp, soit devenue, aux yeux de la Russie enivrée, le plus grand et
le plus glorieux des vrais chefs nationaux ? » (Les Allemands en Russie et les Russes en
Allemagne, Saint-René Taillandier, Revue des Deux Mondes T.7, 1854.)