"La galaxie qui défie le Big Bang"1
"La galaxie qui défie le Big Bang"
J.M. Bonnet-Bidaud, astrophysicien au C.E.A.
Ciel & Espace, septembre 1996, n° 316, p. 28-31
Une petite tache floue et anodine, dans le ciel boréal, tout près de l'étoile β de
la constellation du Dragon, est à elle seule en train de bouleverser les plus
intimes convictions des cosmologistes pourtant si bien établies depuis plus de
cinquante ans. Cet astre discret est une galaxie lointaine, baptisée 53W091,
dont l'éclat apparent est cent millions de fois plus faible que la limite de
détection de notre oeil humain. Pour une fois il ne s'agit pourtant pas d'un
record. Cette galaxie n'est ni la plus faible jamais détectée, ni la plus
lointaine, ni même la plus extraordinaire. Tout au contraire il s'agit
apparemment d'une galaxie normale, complètement semblable à toutes celles
qui nous entourent. La prouesse est ailleurs et elle est en partie d'ordre
technologique. C'est grâce au plus grand télescope de la planète actuellement
en activité, le télescope Keck de 10 m de diamètre sur les sommets de l'île
Hawaii, que l'anglais James Dunlop, de l'institut astronomique de
l'université d'Edinburgh et ses collègues américains de Californie et
d'Arizona, ont en effet réussi une première : la datation très précise de cette
galaxie du bout du monde à partir des caractéristiques de ses étoiles. Le
résultat, publié dans la revue Nature, le 13 juin dernier, a jeté un froid. La
galaxie 53W091, située dans une tranche d'univers auquel le Big Bang
attribue un âge qui dépasse à peine 2 milliards d'années, aurait déjà
apparemment coulé une existence paisible depuis plus de 3,5 milliards
d'années, soit près du double !
"L'âge de 53W091 est plus grand que l'âge de l'Univers prédit par la
cosmologie standard Einstein-de Sitter, et indique que ce modèle
cosmologique peut être formellement exclu." C'est par cette bombe sournoise
que les auteurs concluent le résumé de leur article, minant semble-t-il
définitivement le modèle d'univers dans lequel les cosmologistes mettaient
jusqu'ici tous leurs espoirs. Après un univers plus jeune que ses étoiles (voir
C&E de xxx 1996), c'est donc à un univers plus jeune que ses galaxies
auquel ont à s'affronter aujourd'hui les astrophysiciens. La cosmologie est à
la croisée des chemins, obligée de choisir parmi tous les paramètres
fondamentaux de l'Univers, ceux qui violentent le moins possible les
observations, sans réussir à trouver, pour l'instant, la solution d'équilibre.
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La quête de la cosmologie moderne est de sans cesse reculer les limites, voir
plus loin, plus profond dans l'Univers. Ce sondage profond, qui
s'accompagne inévitablement d'une remontée dans le temps en raison de la
vitesse finie de la lumière, aura longtemps été limité aux quelques objets les
plus lumineux et aussi les plus particuliers du cosmos. Ce furent d'abord
dans les années soixante, les quasars, probablement des noyaux de galaxies à
la monstrueuse énergie, puis, ces dernières années, les galaxies ultra
lumineuses en infrarouge, siège de fortes flambées de formation d'étoiles
provoquées sans doute par des collisions. Le voyage dans le passé de
l'Univers ressemblait donc à celui d'un bateau qui, longeant les côtes,
n'aperçoit que les phares les plus puissants sans parvenir à distinguer les
villes et leurs myriades de lumières. Aujourd'hui cette situation a radicalement
changé. La spectaculaire photographie du ciel profond obtenue par le
télescope Hubble en orbite est venu révélé l'existence à de très grandes
distances de milliers de galaxies qui n'ont plus rien de "monstres" et sont au
contraire malgré des formes parfois un peu torturées singulièrement similaires
aux galaxies proches (voir C&E d'avril 1996). Tout un champ d'investigation
s'ouvre donc dans cette nouvelle tranche d'Univers qui peut nous faire
remonter jusqu'à moins d'un milliard d'années après le très controversé Big
Bang. Le télescope Hubble ne permet qu'un premier coup d'oeil en images,
et seuls les plus grands télescopes au sol, actuellement le Keck et bientôt le
VLT européen au Chili, avec une surface vingt-cinq fois plus grande
qu'Hubble, permettent l'analyse détaillée de ces galaxies du fond de
l'Univers.
James Dunlop et ses collaborateurs ont adopté une stratégie particulière pour
étudier les plus calmes de ces galaxies lointaines. A partir de catalogues de
radiogalaxies, ils ont sélectionné celles qui avaient une faible émission radio,
donc très probablement un noyau très peu actif, et qui apparaissaient comme
très rougies par l'absorption de la lumière sur les très grandes distances
intergalactiques. Sur un échantillon initial de 77 galaxies, 15 furent
sélectionnées parmi lesquelles 53W091 était définitivement la plus rouge. La
prouesse a consisté ensuite à obtenir le spectre, la répartition de la lumière en
fonction de la longueur d'onde, de ces galaxies dont la plupart atteint la
magnitude 26. Plus de cinq heures d'observations ont été nécessaires pour
révéler le spectre de 53W091, véritable carte d'identité de la galaxie. Première
constatation on y distingue très clairement les raies d'absorption produites par
les étoiles et, pour la première fois pour une galaxie aussi faible, c'est donc
grâce aux étoiles que l'on peut déterminer le fameux décalage vers le rouge
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créé par l'expansion de l'Univers. Pour cette galaxie, il est relativement
modeste, exactement 1,55, très loin des records enregistrés pour le plus
lointain quasar (4,897) ou la plus distante galaxie (4,25), mais suffisant pour
que la partie la plus bleue et ultraviolette du spectre émis par la galaxie soit
repoussée vers la couleur rouge observée par le Keck. Double aubaine pour
les chercheurs car cette partie du spectre est justement celle qui est le plus
sensible à l'évolution des étoiles et donc à l'âge de la galaxie. Pour calculer
cet âge avec la plus grande précision, James Dunlop et ses collaborateurs ont
utilisé différentes méthodes. Ils ont tout d'abord comparé leur spectre avec
celui d'une galaxie artificielle, fabriquée sur ordinateur, et constituée de
milliards d'étoiles nées toutes ensemble et dont la luminosité varie ensuite au
cours du temps. Cette méthode, dite de synthèse de population stellaire, s'est
révélée particulièrement efficace pour dater les galaxies proches. Appliquée à
53W091 elle fournit un âge de la galaxie d'environ 4 milliards d'années. Un
âge équivalent (3,5 milliards d'années) est également indiqué par l'absence
d'étoiles très chaudes qui ont apparemment déjà disparu. Mais l'argument le
plus percutant est sans aucun doute la remarquable similitude du spectre de
53W091 avec celui de la galaxie M32, compagnon d'Andromède, une galaxie
très proche dont l'étude extrêmement détaillée a démontré que la plus récente
formation d'étoiles remontait à environ 4 à 5 milliards d'années. Selon les
auteurs, 53W091 est donc, comme M32, une galaxie dont les étoiles brillent
dans l'Univers depuis au moins 3,5 milliards d'années, sans compter le
temps indispensable à la formation de la galaxie à partir du matériau
homogène du Big Bang.
Personne ne s'attendait à trouver une galaxie aussi ancienne dans une région
de l'univers aussi lointaine. Selon Olivier Le Fevre, astrophysicien à
l'observatoire de Meudon et spécialiste de l'évolution des galaxies : "Ce
résultat, présenté au colloque tenu à Cambridge en juin dernier sur l'Univers
à grand décalage vers le rouge, a reçu un accueil poli mais n'a certes pas
soulevé l'enthousiasme. Sans remettre en cause le résultat, certains ont
rappelé que les radiogalaxies n'étaient des galaxies tout à fait ordinaires.
Plusieurs effets, tels que l'absorption intergalactique ou l'abondance en
métaux des étoiles, pourraient d'autre part fausser la détermination de l'âge de
la galaxie. Il faudra sans doute d'autres exemples pour remettre en cause le
Big Bang."
L'existence de 53W091 est ainsi reçue plutôt froidement et on peut le
comprendre car elle constitue un fameux coup de semonce. Dans le modèle
du Big Bang, chaque tranche d'Univers est caractérisée par un décalage vers
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