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Suite FR> Jovial : A cette époque-là, on
n’avait pas vraiment d’idée derrière la tête.
Chez nous, on dit : ‘lona na tongo, lona
na pokua, oyebi te oyo ekobota liboso’,
'sème le matin, sème la nuit, on ne sait
pas quel fruit germera le premier’. Donc
on venait juste de présenter le spectacle
aux Béjarts, celui dans lequel je jouais,
et le KVS l’a vu et tout ce dont on avait
besoin, c’était de ce regard. Et puis,
après, ça a conduit au casting. Enfin, je
me trouvais dans l’équipe. Au départ, on
était 21, et finalement, c’est avec nous
quatre que le spectacle s’est fait, avec
Johan et Geert.
Paul : On a commencé “le
parcours”, avec Martino et
l’atelier de Raven. Depuis
ce temps-là, vous avez
suivi pas mal de choses.
Comment est-ce que vous
avez vécu ça ?
Jovial : Martino nous a fort enrichis. Ça
faisait quelque temps qu’on n’avait plus
vraiment de spectacles de qualité. En
plus, ça nous a permis de travailler avec
un metteur en scène avec une autre phi-
losophie, une autre façon de travailler. En
tant qu’acteur, on pouvait aussi proposer
des choses, et il y avait des échanges
avec d’autres comédiens et artistes.
C’était remarquable de se retrouver sur
la même ligne, à égalité : des comédiens
de différentes générations, de différen-
tes écoles, le mélange des metteurs en
scène avec des comédiens, et des comé-
diens qui étaient aussi metteurs en scène.
Cela a vraiment suscité un élan dans la
création et dans l’interprétation.
Roch : Avec les ateliers pour Martino, on avait l’impression
qu’on était dans une fête, en pleine création ! Le metteur en
scène n’était là que pour canaliser la création et l’imagination
des artistes. Moi je suis habitué – comme je suis aussi un ancien
de l’INA, l'Institut National des Arts, l'école supérieure des arts
de Kinshasa, et puis de l’école classique – à la création classi-
que avec un metteur en scène qui joue un peu le rôle d’un préfet
de discipline, qui vous impose des histoires.
Starlette : Il faut savoir aussi qu’il est très difficile de vivre de la
culture à Kinshasa, il n’y a pas beaucoup d’opportunités. Nous
avions le CWB, le Centre Culturel Français (CCF) et l’Écurie
Maloba, les Béjarts et les Intrigants (trois des centres culturels
locaux les plus importants), mais sans financement pour créer
des spectacles. Le KVS est venu briser le cercle fermé, le circuit
fermé. Du coup, il y avait une opportunité en plus pour les artistes.
Papy : L’arrivée du KVS a été un vent nouveau, c’était la troi-
sième voie. Nous étions bloqués, on avait le choix entre deux
portes : le CWB ou le CCF. Mais voilà qu’arrivait le KVS avec
cette nouvelle manière de travailler.
Bien sûr, Martino ça a été la grosse fête, pour tous les artistes.
C’était un beau spectacle, et d’avoir un metteur en scène blanc,
qui met en scène des comédiens noirs qui vivent en Europe, ça a
brisé le mythe que quand on est en Europe le talent meurt.
En plus chez nous, on avait des comédiens spécifiques pour des
groupes spécifiques, soit tu es le comédien des Béjarts, soit de
l’écurie Maloba, soit d’Afrik’art… Mais ici on a vu que des comé-
diens pouvaient travaillaient dans plusieurs projets.
Ça m’a fait réfléchir : c’est donc possible de briser les barrières.
Un autre exemple: la présence de Carole Karemera, qui est une
merveilleuse artiste, dans le spectacle. C’est une Rwandaise. On
était dans une époque où entre les Congolais et les Rwandais
c’était plutôt tendu. Ah, voir une Rwandaise jouer chez nous avec
des Congolais ! Donc là, en plus, ça ouvrait un autre espace de
rencontre. Et puis il y avait des techniciens du KVS, et tous les
techniciens des espaces de Kinshasa, et tout ce petit monde
travaillait ensemble. C’était une ambiance vraiment magnifique.
C’était un peu comme disait ma mère : le KVS mangeait du riz et
non le fufu. Qu’est-ce que ça veut dire ? Quand quelqu’un mange
du riz, des graines tombent et même les oiseaux peuvent venir
manger. Mais quand quelqu’un mange le
fufu, tout disparaît ! Le KVS avait amené
du riz, tout le monde se retrouvait, les
techniciens, les comédiens, les metteurs
en scène, c’était vraiment ça.
Starlette : Martino a vraiment laissé des
traces. Là, j’ai vu pour la première fois
qu’il y avait des comédiens sur scène
pendant tout le spectacle. Il y avait une
liberté d’expression pour créer des
personnages et pour investir la scène.
On n’était plus dans les coulisses, c’était
comme si on avait reçu une permission.
Même chose pour La vie et les œuvres
de Léopold II. Et j’ai revu ça après dans
d’autres spectacles à Kinshasa. Ça
prouve comment l’arrivée du KVS est en
train de révolutionner les choses. Même
dans la danse avec Spiegel de Ultima Vez.
La manière dont ils utilisent leurs corps.
Après avoir vu cela, les gens ici se disent
que c’est permis et qu’on peut le faire. Il
y a des traces qui sont vraiment gravées.
Et on est en train de suivre.
Paul : Papy, par rapport
à Martino, tu as dit que
ça t’avait frappé que le
Théâtre Royal Flamand
arrive avec toute une
équipe de Noirs, mais
aussi que le spectacle soit
tellement contemporain.
Papy : Quand on pensait à un spectacle
du Théâtre Royal Flamand, et qu’on avait
entendu les noms de Jan Goossens et
de David Van Reybrouck qui sonnaient
vraiment flamand, on se disait : on va
voir des vieux Flamands barbus. Mais
on voyait des jeunes, et il y avait une si
grande vivacité, et en plus c’étaient des
Noirs qui jouaient !
Ça m’étonnait quoi, que dans le théâtre
du roi, il y avait des Noirs ! Et le spectacle
était contemporain, pas dans le sens pé-
joratif comme quelque chose d’illisible ou
d’incompréhensible, mais dans le sens
que ça parlait de nous, de nos amis, de
tout ce qu’on vivait.
Et surtout, on avait tropicalisé Martino !
Il ne faut pas oublier que chez nous, au
Congo, «Flamand» a deux sens. Quand
quelqu’un ne partage pas, on dit que
c’est un Flamand.
Starlette : Quelqu’un qui n’est pas
généreux.
Roch : Et puis c’est quelqu’un de rigou-
reux. Un caractère fort.
Papy : Quand on disait : attention, moi je
travaille avec les Flamands…
Jovial : …ça voulait dire : moi je suis
rigoureux.
Papy : Ce cliché sautait un peu quoi, pas
dans le sens de rigoureux, mais dans le
sens qu’ils ne partagent pas, qu’ils sont
enfermés entre eux. (>p.21)
FR—Construction du dé-
cor de Martino à l'Écurie
Maloba, Bandalungwa
ENG—Building the set for
Martino at Écurie Maloba,
Bandalungwa © Michiel
Van Cauwelaert
NL—Bouwen aan het de-
cor van Martino in Écurie
Maloba, Bandalungwa