© Hatier 2002-2003
L’instance juridique ne ferait ainsi que sanctionner les normes sociales et n’entretiendrait
l’illusion de sa puissance qu’en légalisant les plus répandues.
Si la condition du droit est de redoubler l’usage, il faut en tirer la conséquence que
l’institution juridique ne peut aller contre la tradition. Elle ne dispose en effet alors d’aucune
force créatrice et ne peut, pour changer, qu’accompagner l’infléchissement des moeurs.
L’idée même d’un droit révolutionnaire, dans cette perspective, paraît contradictoire : en
rupture avec la substance des us et coutumes, il se réduit à une abstraction que seule la
violence peut espérer imposer. Ce droit, sans le bras armé de la Terreur, est condamné à rester
vain.
2. Le droit se fonde sur la raison
A. L’égalité, principe de l’autorité du droit
Quoi que l’on pense des limites de l’efficacité des règles juridiques face à la tradition, il faut
bien reconnaître que l’idée même du droit, entendue comme principe autonome, indépendant
de la morale et de la religion, s’est élaborée contre la régulation par les moeurs. Ce sont les
Grecs qui, en même temps qu’ils ont inventé les mathématiques, ont éprouvé pour la première
fois, dans la culture européenne, le besoin de suivre non plus seulement l’usage mais l’usage
jugé bon. L’exigence rationnelle de justification est venue mettre en question la tradition et
contester sa fonction de fondement des lois. Sans doute l’irruption de la raison juridique a-t-
elle été l’expression d’une crise des valeurs traditionnelles, en particulier d’un effondrement
de la croyance aux mythes. Mais son destin devait la conduire au-delà des conditions sociales
et historiques de sa naissance.
Comment définir l’exigence juridique ? Comme un souci de justice, c’est-à-dire d’égalité. Le
droit ne statue pas sur le contenu de ce que chacun doit recevoir de la société (honneurs,
pouvoirs, devoirs, richesses…) mais sur le fait que cette répartition ne doit pas se réaliser
n’importe comment : il faut, pour être juste, qu’elle respecte un même rapport (en grec, logos,
traduit en latin par ratio) afin que chacun soit traité selon les mêmes règles que les autres.
Qu’il s’agisse d’une justice arithmétique, où tous reçoivent la même chose, ou d’une justice
géométrique, où tous obtiennent selon une même proportion, l’essentiel est que la société soit
administrée selon une raison et non plus selon la force, l’arbitraire ou les usages. La légitimité
du droit se hisse ici au-dessus de l’autorité de la tradition.
B. Le droit peut s’opposer aux traditions
Si l’institution juridique se fonde sur des principes de justice propres, la raison, au nom de
cette justice, peut revendiquer une légitimité clairement distincte de la force comme de
l’usage. Dans cette perspective, le fait ne fait pas droit et le « il en est ainsi » de la tradition ne
peut plus prétendre au titre de critère de justification. L’organisation juridique de la société
exprimerait alors l’exigence d’un respect mutuel entre les hommes allant bien au-delà du
souci de faire corps avec un groupe en en partageant les règles de vie commune. C’est au nom
de l’universel, contre le particularisme de la tradition, que le droit peut être alors reconnu et
obéi. Non pas qu’il réclame d’abolir toutes les moeurs existantes pour leur substituer des
règles uniformes communes à toute l’humanité, mais en cas de conflits d’usages, ou de crise
sociale réclamant la définition de nouveaux codes de conduite, le droit fait valoir le principe
universel de l’égalité entre les citoyens. Prenons quelques exemples. Les pratiques de chasse
des oiseaux migrateurs sont ancrées dans les moeurs de certaines régions françaises. La
raréfaction de certaines de ces espèces rend nécessaire la mise en place de mesures
protectrices. Au nom de quoi réglemente-t-on ici les traditions ? Au nom de l’intérêt de tous à
pouvoir profiter d’une même richesse et diversité naturelle. Il serait injuste que les