Le droit peut-il s'opposer aux traditions ? Corrigé Introduction Les règles de droit ont pour vocation d’être respectées. Par définition, il faut en prendre connaissance (« Nul n’est censé ignorer la loi ») et conformer ses actes à ce qu’elles ordonnent. Mais les actions humaines peuvent-elles vraiment être orientées par les injonctions du droit ? Ne sont-elles pas surtout guidées, à l’échelle collective, par des usages et des coutumes qui représentent une véritable force d’entraînement ? Que peut un article de droit contre des moeurs solidement ancrées dans les pratiques et les esprits ? La puissance des traditions vient sans doute du fait qu’elles ne représentent pas une initiative individuelle, arbitraire, mais au contraire quelque chose comme une raison commune. Quand l’enfant s’insurge contre les manières qu’on lui impose, quel recours l’éducateur a-t-il pour se justifier, si ce n’est le « C’est ainsi ! » ? C’est là une manière d’expliquer qu’il ne s’agit pas de brimer l’intéressé ni de le contrarier pour le plaisir mais de l’aider à se soumettre à des principes auxquels ses parents et tous ceux qui l’éduquent ont dû également consentir. La tradition intègre l’individu au groupe. Elle tire de cette fonction à la fois efficacité et légitimité. Le droit a donc fort à faire quand il veut s’opposer à elle. Mais en est-il seulement capable ? N’at-il pas toujours besoin de son soutien ? 1. Le droit se fonde sur la tradition A. Autorité de la tradition Que la tradition se targue d’une origine divine, comme dans tous les rituels religieux, ou qu’elle ne soit que le fait profane de moeurs ancestrales, elle représente toujours le poids d’un passé qui fait autorité. Et ce ne sont pas les légendes qui la font remonter à la nuit des temps, donnant à croire qu’elle transmet quelque chose de la grandeur des origines, qui assoient sa force morale. La tradition tire sa force du seul fait de sa transmission collective. Elle se présente comme une norme raisonnable même si la raison, en tant que procédure de justification rationnelle, lui est tout à fait étrangère. Elle ne consiste pas en un phénomène aveugle de mimétisme : le conformisme traditionnel se fonde sur la reconnaissance d’un principe, sans doute fluctuant d’une culture à l’autre, mais qui offre l’avantage de se trouver à égale distance entre deux arbitraires : celui de Dieu et celui de l’individu. Mieux vaut suivre l’usage de tous que ployer sous la tyrannie d’un seul. Ce qui fait l’autorité de la tradition, c’est de n’être celle de personne. B. L’illusion de la régulation juridique Dans ces conditions, on peut en venir à suspecter l’idée d’une efficacité du droit. Quel pouvoir une règle abstraite peut-elle exercer sur la conduite des hommes ? La condition de son efficacité ne serait-elle pas qu’elle se conforme aux usages en vigueur ? L’efficacité du droit serait alors un trompe-l’oeil : les lois n’ordonneraient pas la vie sociale mais ne seraient au contraire que la traduction, le reflet juridique des pratiques existantes ; elles ne commanderaient pas tant aux hommes ce qu’ils doivent faire que ce qu’ils font déjà. © Hatier 2002-2003 L’instance juridique ne ferait ainsi que sanctionner les normes sociales et n’entretiendrait l’illusion de sa puissance qu’en légalisant les plus répandues. Si la condition du droit est de redoubler l’usage, il faut en tirer la conséquence que l’institution juridique ne peut aller contre la tradition. Elle ne dispose en effet alors d’aucune force créatrice et ne peut, pour changer, qu’accompagner l’infléchissement des moeurs. L’idée même d’un droit révolutionnaire, dans cette perspective, paraît contradictoire : en rupture avec la substance des us et coutumes, il se réduit à une abstraction que seule la violence peut espérer imposer. Ce droit, sans le bras armé de la Terreur, est condamné à rester vain. 2. Le droit se fonde sur la raison A. L’égalité, principe de l’autorité du droit Quoi que l’on pense des limites de l’efficacité des règles juridiques face à la tradition, il faut bien reconnaître que l’idée même du droit, entendue comme principe autonome, indépendant de la morale et de la religion, s’est élaborée contre la régulation par les moeurs. Ce sont les Grecs qui, en même temps qu’ils ont inventé les mathématiques, ont éprouvé pour la première fois, dans la culture européenne, le besoin de suivre non plus seulement l’usage mais l’usage jugé bon. L’exigence rationnelle de justification est venue mettre en question la tradition et contester sa fonction de fondement des lois. Sans doute l’irruption de la raison juridique a-telle été l’expression d’une crise des valeurs traditionnelles, en particulier d’un effondrement de la croyance aux mythes. Mais son destin devait la conduire au-delà des conditions sociales et historiques de sa naissance. Comment définir l’exigence juridique ? Comme un souci de justice, c’est-à-dire d’égalité. Le droit ne statue pas sur le contenu de ce que chacun doit recevoir de la société (honneurs, pouvoirs, devoirs, richesses…) mais sur le fait que cette répartition ne doit pas se réaliser n’importe comment : il faut, pour être juste, qu’elle respecte un même rapport (en grec, logos, traduit en latin par ratio) afin que chacun soit traité selon les mêmes règles que les autres. Qu’il s’agisse d’une justice arithmétique, où tous reçoivent la même chose, ou d’une justice géométrique, où tous obtiennent selon une même proportion, l’essentiel est que la société soit administrée selon une raison et non plus selon la force, l’arbitraire ou les usages. La légitimité du droit se hisse ici au-dessus de l’autorité de la tradition. B. Le droit peut s’opposer aux traditions Si l’institution juridique se fonde sur des principes de justice propres, la raison, au nom de cette justice, peut revendiquer une légitimité clairement distincte de la force comme de l’usage. Dans cette perspective, le fait ne fait pas droit et le « il en est ainsi » de la tradition ne peut plus prétendre au titre de critère de justification. L’organisation juridique de la société exprimerait alors l’exigence d’un respect mutuel entre les hommes allant bien au-delà du souci de faire corps avec un groupe en en partageant les règles de vie commune. C’est au nom de l’universel, contre le particularisme de la tradition, que le droit peut être alors reconnu et obéi. Non pas qu’il réclame d’abolir toutes les moeurs existantes pour leur substituer des règles uniformes communes à toute l’humanité, mais en cas de conflits d’usages, ou de crise sociale réclamant la définition de nouveaux codes de conduite, le droit fait valoir le principe universel de l’égalité entre les citoyens. Prenons quelques exemples. Les pratiques de chasse des oiseaux migrateurs sont ancrées dans les moeurs de certaines régions françaises. La raréfaction de certaines de ces espèces rend nécessaire la mise en place de mesures protectrices. Au nom de quoi réglemente-t-on ici les traditions ? Au nom de l’intérêt de tous à pouvoir profiter d’une même richesse et diversité naturelle. Il serait injuste que les © Hatier 2002-2003 générations futures ne puissent plus observer certains oiseaux parce que leurs aïeux, par tradition, se seraient laissés aller, sans discernement, au plaisir de la chasse. En ce qui concerne la définition juridique de nouveaux comportements, on peut évoquer le problème éthique qu’a soulevé la mise au point de techniques d’insémination artificielle : doit-on autoriser le fait que des femmes puissent mettre à profit leur fécondité pour louer leur corps à des couples dont ils recevraient les embryons ? Tous les hommes n’étant pas égaux en richesse, on peut facilement prévoir qu’un commerce des ventres porteurs se ferait au détriment des populations les plus démunies. Il serait sans doute également très préjudiciable, pour l’enfant, qu’il naisse dans le contexte d’un service rémunéré. On comprend facilement, ici, que le législateur soit porté à interdire. Le droit peut donc montrer le chemin aux moeurs : il peut les réformer, au prix, le plus souvent, de conflits ; il peut en impulser de nouvelles. 3. Le droit a besoin du soutien de l’usage A. Les lois n’existent que parce qu’elles sont respectées Le droit peut-il toutefois se dresser durablement contre l’usage ? Comme nous l’avons rappelé pour la société grecque qui a vu naître notre idée du droit, la raison juridique ne peut apparaître qu’au sein d’un peuple dont les croyances traditionnelles sont affaiblies. C’est la crise de l’autorité des traditions qui ouvre le chemin à la légitimité juridique. Mais faut-il aller jusqu’à considérer qu’une société ne peut être régie par le droit qu’à la condition que ses membres se soient libérés de toute tradition ? Il est difficile d’imaginer un homme dont le comportement ne porterait la trace d’aucune convention, d’aucun usage. Ne s’agirait-il pas d’un individu sans éducation, forcément tyrannique puisque rien, en dehors de la crainte de la loi de l’État, ne serait susceptible de brider ses désirs ? L’humanité respectueuse du droit ne saurait donc avoir comme seuls critères d’action les règles juridiques. Celles-ci ne peuvent d’ailleurs avoir d’efficacité et orienter efficacement les moeurs qu’à la condition d’être compatibles avec ces dernières et de finir par passer en elles. Ainsi, en France, la loi de parité dans la représentation des deux sexes parmi les candidats aux fonctions représentatives de l’État n’est pas encore parvenue à infléchir les pratiques : les partis payent des amendes mais ne parviennent pas à accomplir cette révolution culturelle que de nombreux pays européens ont déjà effectuée depuis longtemps. Le droit ne devient effectif non pas quand il est décidé, compris, accepté en principe, mais une fois qu’il est respecté spontanément, une fois qu’il s’est inscrit dans les moeurs. Les règles juridiques ne sont pas les reflets des usages mais se doivent d’en forger et de passer dans les moeurs pour pouvoir exister socialement. B. L’exemple d’une tradition juridique : le droit jurisprudentiel Non seulement le droit n’exclut pas la tradition, non seulement il doit passer lui-même dans les moeurs, mais l’autorité du fait est un principe qu’il peut reconnaître en son propre domaine. En vertu du principe de rationalité qui le gouverne, le droit ne peut en effet admettre que des décisions de justice, rendues sur des faits et en des circonstances semblables, puissent être totalement différentes. L’institution juridique est donc tenue par ses propres décisions et peut aller jusqu’à faire de ce principe de cohérence son principal fondement. C’est le cas dans les pays anglo-saxons où la jurisprudence, bien plus que la loi politique, est la source de la justice rendue. Ériger une disposition juridique, en règle ferme et très difficilement abrogeable, c’est bien retrouver l’esprit de la tradition : on s’incline devant un usage dans la manière de dire le droit. Toutefois, une différence persiste. Le propre de la véritable tradition est de ne tirer sa légitimité que d’elle-même – alors que dans la jurisprudence, c’est l’idée © Hatier 2002-2003 d’égalité qui élève le fait au rang d’une norme : c’est pour éviter l’injustice que le droit d’hier est érigé en modèle du droit de demain. Conclusion Le droit entretient un rapport ambigu à la tradition. D’une part, sa dimension rationnelle le pousse à se distinguer d’elle et à représenter un principe d’organisation sociale pouvant s’opposer à elle. Mais d’autre part, sans l’appui des usages, sans entrer lui-même dans le domaine des habitudes et des coutumes, le droit se condamne à ne rester qu’un ensemble de principes abstraits dont l’application ne peut s’envisager qu’à partir du recours à la force brute. Le droit ne s’oppose donc pas par nature aux traditions : il cherche plutôt à les façonner, à les orienter et n’y parvient qu’au prix de tensions, parfois même de conflits provisoires. Ces moments d’opposition ne doivent pas occulter que l’ambition du droit est de devenir tradition. Orientations bibliographiques Pour approfondir la lecture du corrigé – Hegel, Principes de la philosophie du droit (IIIe partie, « La moralité objective »), Gallimard, coll. « Idées » (1-A*). – Montesquieu, De l’esprit des lois (Préface), Flammarion, coll. « GF » (1-B*). – Burke, Réflexions sur la Révolution de France, Pluriel (1-B*). – Aristote, Éthique à Nicomaque (livre V), Flammarion, coll. « GF » (2-A*). – Bilier, Maryioli, Histoire de la philosophie du droit, Armand Colin (2-A*). – Villey, Philosophie du droit (tome 2, chap. III), Dalloz (3-B*). * Ces indications renvoient aux différentes parties. © Hatier 2002-2003