CAS CLINIQUE Luxation irréductible du genou : un accident traumatique exceptionnel The irreducible dislocation of the knee: an exceptional traumatic accident O. Agoumi*, A. Daoudi*, A. Elmrini*, F. Boutayeb*, L. Ameziane* L a luxation du genou est une perte permanente des rapports anatomiques entre l’extrémité inférieure du fémur et l’extré­ mité supérieure du tibia. C’est une lésion très rare, engendrée par un traumatisme de haute énergie. Sa réduction doit être réalisée en urgence, et un bilan lésionnel capsulo-ligamentaire précis pour la poursuite de la prise en charge est obligatoire. Cas clinique Un jeune patient de 36 ans, sans antécédent pathologique particulier, se présente au service des urgences pour un traumatisme du genou gauche avec une douleur intense et une impotence fonctionnelle totale à la suite d’un accident de la voie publique (avec un traumatisme direct sur la face latérale du genou). À l’inspection, on constate une attitude vicieuse du genou gauche en flexion avec rotation externe de la jambe et une déformation en baïonnette (figure 1). L’état cutané est normal. À la palpation, la rotule est luxée en dehors et on sent sous la peau la face inférieure du condyle interne. Par ailleurs, l’examen montre un genou bloqué et l’examen vasculo-nerveux du membre est normal. Le diagnostic de luxation du genou est évoqué et confirmé par les radiographies standard de face et de profil. Il s’agit d’une luxation latérale du genou gauche (figure 2). Après une mise en condition et un bilan préanesthésique, la réduction sous anesthésie générale par manœuvre externe se révèle impossible. Une réduction chirurgicale se déroule sous garrot pneumatique, avec une voie d’abord interne du genou. Après incision de la peau et du plan sous-cutané, le ligament latéral interne, qui est désinséré au niveau fémoral, fait une hernie dans l’incision (figure 3). On constate que le condyle interne du fémur est piégé * Service de chirurgie orthopédique et traumatologique, CHU Hassan-II, Fès (Maroc). 34 | La Lettre du Rhumatologue • N° 361 - avril 2010 Figure 1. Déformation du genou avec “avalement” de la peau. Figure 2. Radiographie du genou ­confirmant la luxation latérale. Figure 3. Hernie du ligament collatéral interne désinséré. CAS CLINIQUE dans une brèche de la capsule articulaire (figure 4). Après un lavage abondant, la capsule est remise en place par une spatule, ce qui facilite la réduction. Puis la réinsertion du ligament latéral interne est effectuée par des points transosseux à l’aide d’un fil résorbable, après avoir perforé l’os avec une mèche au niveau de son insertion (figure 5). Le “testing” ligamentaire peropératoire, comprenant le test de Lachman à 20°, la recherche des tiroirs antérieur et postérieur à 90°, la recherche de laxité latérale externe et la recherche de ressaut, se révèle normal. L’intervention se termine par la mise en place d’un drain de Redon aspiratif avec une attelle postérieure d’immobilisation. Les radiographies postopératoires confirment la réduction (figure 6). Figure 4. Condyle interne du fémur piégé par la capsule. Figure 5. Réinsertion du ligament collatéral interne après réduction de la luxation. Figure 6. Radiographies du genou de face et de profil après la réduction. Les suites opératoires sont simples, avec un nouveau “testing” ligamentaire réalisé au 15e jour (juste avant l’ablation des fils) qui ne montre pas d’anomalie. L’attelle plâtrée est retirée à la 4e semaine, puis le patient commence la rééducation. Au 4e mois, il est très satisfait et a un genou indolore, parfaitement stable, avec une légère limitation de la flexion (0-135°). Discussion Les luxations du genou sont des lésions post-traumatiques exceptionnelles dont l’incidence varie de 0,001 % à 0,004 % selon Hoover (1, 2). Leurs étiologies sont dominées par les accidents de la voie publique et les traumatismes violents à haute énergie. Classiquement, au XIXe siècle, ces luxations du genou étaient classées par Malgaine, en fonction du déplacement de l’extrémité supérieure du tibia, en 4 variétés : antérieure, postérieure, latérale et médiale, mais Conwell et Alldredge (3) puis Kennedy (4) ont ajouté une 5e variété, qu’ils nomment “luxation rotatoire”. Cependant, la réalité n’est pas aussi schématique, car le déplacement du tibia se fait souvent dans les 2 plans, frontal et sagittal, la variété antérieure restant la plus fréquente selon Green et Allen (5). La gravité immédiate de ces luxations est liée à la survenue de complications vasculaires par élongation, contusion (intima) ou rupture. Leur taux est de l’ordre de 32 % pour Green (5). Elles imposent un examen vasculaire systématique du membre en pré- et en post-réduction, avec une artériographie au moindre doute (6). Les complications nerveuses, en particulier l’atteinte du nerf sciatique poplité externe par étirement, sont en relation directe avec l’importance du déplacement. Ces lésions nerveuses néces­sitent une surveillance clinique, avec une analyse de la ­progression du signe de Tinel pendant les 3 premiers mois, délai au terme duquel une exploration chirurgicale avec éventuelle greffe ­nerveuse est légitime en cas de non-amélioration (2). Les lésions ligamentaires sont constantes, mais leur topo­graphie est variable et dépend du type de luxation. On peut avoir une atteinte isolée du ligament croisé antérieur (7), du ligament croisé postérieur (8), ou de 1 ou des 2 haubans latéraux (9). Le plus souvent, plusieurs ligaments sont atteints en même temps. Un bilan lésionnel doit être réalisé systématiquement sous anesthésie générale après réduction (10, 11) et éventuellement complété par des radiographies dynamiques (12, 13). Des complications osseuses ou ostéochondrales et des lésions de l’appareil extenseur doivent aussi être recherchées systématiquement. L’irréductibilité dans les luxations latérales conduit systématiquement à une réduction chirurgicale. Elle est liée à l’incarcération du ligament collatéral médial (désinséré ou déchiré) dans l’interligne articulaire (14, 15) ou, comme chez notre patient, à l’incarcération du condyle fémoral interne dans une brèche capsulaire “buttonholled” (16). Ces incarcérations peuvent être suspectées dès l’inspection du genou si une dépression cutanée en regard de l’interligne médial est constatée, faisant craindre alors l’irréductibilité. La Lettre du Rhumatologue • N° 361 - avril 2010 | 35 CAS CLINIQUE Le traitement des luxations du genou comprend 2 volets : la réduction et la stabilisation de la luxation et le traitement des lésions capsulo-ligamentaires et méniscales associées. Le traitement orthopédique a longtemps été le seul proposé. Il repose sur l’immo­bilisation par un plâtre cruro-pédieux pendant 6 semaines, suivie d’un programme de rééducation. La réduction chirurgicale s’impose chaque fois que la luxation est irréductible par manœuvres externes. La stabilisation chirurgicale peut être réalisée par brochage intra-articulaire fémoro-tibial, par olécranisation tibio-patellaire ou par fixateur externe quand il existe une brèche cutanée ou des complications vasculaires. Le traitement chirurgical des lésions capsulo-ligamentaires est réalisé par des sutures ou une réinsertion pour les ligaments laté- raux et par une plastie de reconstruction (par auto- ou allogreffe) pour le pivot central. Actuellement, plusieurs auteurs insistent sur la réparation précoce de ces lésions à partir du 15e jour (2). Conclusion Les luxations du genou nécessitent une réduction en urgence sous anesthésie générale par des manœuvres externes avec immobilisation. Le recours à la chirurgie s’impose devant l’irréductibilité et une éventuelle instabilité primaire. Un “testing” ligamentaire systématique après réduction oriente les examens complémentaires et les réparations capsulo-ligamentaires. ■ Références bibliographiques 1. Hoover NW. Injuries of the popliteal artery associated with fractures and dislocations. Surg Clin North Am 1961; 41:1099-112. 2. Versier G, Neyret PH, Rongièras F, Bures C, Ait Si Selmi T. La luxation du genou. e-Mémoires de l’Académie nationale de chirurgie 2006;5(2):1-9. 3. Conwell HE, Alldredge RH. Complete dislocation of the knee joint. Surg Gynecol Obstet 1937;64:94-101. 4. Kennedy JC. Complete dislocation of the knee joint. J Bone Joint Surg Am 1963;45A:889-904. 5. Green NE, Allen BL. Vascular injuries associated with dislocation of the knee. J Bone Joint Surg 1977;159A:236-9. 6. Neyret P. Lésions ligamentaires complexes récentes : triades, pentades et luxations. In : Saillant G (ed.). Pathologie du genou du sportif. Cahiers d’enseignement de la SOFCOT. Paris : Elsevier, 1996;59:37-52. 7. Cooper DE, Speer KP, Wickiewicz TL, Warren RF. Complete knee dislocation without posterior cruciate ligament disrup­ tion. A report of four cases and review of the literature. Clin Orthop 1992;284:228-33. 8. Bellabarba C, Busch-Joseph CA, Bach BR Jr. Knee dislo­ cation without anterior cruciate ligament disruption. Am J Knee Surg 1996;9:167-70. 9. Bratt HD, Newman AP. Complete dislocation of the knee without disruption of both cruciate ligaments. J Trauma 1993;34:383-9. 10. Walker DN, Rogers W, Schenck RC. Immediate vascular and ligamentous repair in closed knee dislocation: case report. J Trauma 1994;36:898-900. 11. Schenck RC. The dislocated knee. Instr Course Lect 1994; 43:127-36. 12. Dardani M, Schweitzer M. Complete dislocation of the knee: spectrum of associated soft-tissue injuries depicted by MRI imaging. Am J Roentgenol 1995;164:135-9. 13. Yu JS, Goodwin D, Salonen D et al. Complete dislocation of the knee: spectrum of associated soft-tissues injuries depicted by MRI. Am J Roentgenol 1995;164:135-9. 14. Nystrom M, Samimi S, Ha’eri GB. Two cases of irreducible knee dislocation occuring simultaneously in two patients and a review of the literature. Clin Orthop 1992;277:197-200. 15. Shields L, Mital M, Cove E. Complete dislocation of the knee: experience at the Massachusetts General Hospital. J Trauma 1969;9:192-215. 16. Quinlan AG. Irreducible posterolateral dislocation of the knee with button-holing of the medial femoral condyle. J Bone Joint Surg Am 1966;48:1619-21. 36 | La Lettre du Rhumatologue • N° 361 - avril 2010