La médialité redite par l`oralité

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La médialité redite par l’oralité 1
Germain Lacasse
Comment dire ?
« Je n’avais jamais raconté à personne un livre que j’avais lu. Cela ne m’était
jamais venu à l’esprit. Alors que le petit groupe qu’animait Gabo se retrouvait, après
chaque nouveau film, pour le rejouer. J’ai appris par la suite que Gabo détestait lire. 2 »
Dany Laferrière, écrivain québécois d’origine haïtienne, parle ici d’un petit garçon qui
racontait à ses amis les films qu’il avait vus. Malheureusement, il n’explique pas
comment il racontait les films. Comment dire le film? Et le redire? Ces questions en
apparence simples sont peut-être au centre de toutes les interrogations portant sur la
traduction, l’adaptation et l’exportation des œuvres cinématographiques.
Si la parole n’est pas la seule façon de traduire ou de redire (il y a aussi les textes),
elle semble cependant être la plus répandue, et probablement la plus adéquate en même
temps que la plus facile (et aussi la plus ancienne : le boniment, le commentaire verbal,
etc.). Mon exposé 3 tentera de montrer comment le cinéma, même s’il permet la
remédiation de l’expérience orale qu’il reproduit en la visualisant, a tout de même besoin
à son tour d’être approprié par l’oralité quand il change d’espace culturel. La traduction
du film parlant est un bon exemple de ce phénomène ; pour faire cette opération, on a
1
Ce texte, et la communication dont il a été tiré, ont été produits dans le cadre du projet de recherche
« Pratiques orales du cinéma », dirigé par l’auteur avec Vincent Bouchard et Gwenn Scheppler. Ce projet
est soutenu financièrement par le Conseil de recherches en sciences humaines du Canada.
2
Dany Laferrière, « Je rêve ma vie », dans Bruno Carrière, Métier réalisateur. Textes et entretiens,
Montréal, Les 400 coups, 2006, p. 225.
3
Dois-je le redire ?
1
recours à des sous-titres, mais souvent aussi à une voix over, ou au doublage, ou à des
commentateurs présents, etc. Ce sont toutes des figures de transfert de la physicalité de
l’énonciation, que Mikhaïl Bakhtine appelait « tact » et croyait présentes dans toutes les
communications, mais perceptibles seulement si l’on considère celles-ci de façon
contextuelle et translinguistique.
Pour analyser le contexte en même temps que le film, il faut éventuellement
s’intéresser aux figures qui signalent la localisation, figures orales si l’on postule que la
parole est le principal moyen de traduction et de relocalisation. Au cinéma, il y en a un
certain nombre qui sont spécifiques et qui sont apparues dans l’émergence et l’évolution
du cinéma : le commentaire verbal extrafilmique à l’époque du « muet », ensuite la voix
over et le doublage après l’arrivée du « parlant ». Ces formes de commentaires
s’inscrivent dans la lignée d’autres pratiques (explication de tableau ou de lanterne
magique, par exemple), mais au cinéma elles ont pris des formes spécifiques liées à la
nature du médium : projection d’images en mouvement accompagnée de compléments
sonores, ces images en mouvement montrant très souvent aussi des humains dont le film
permet la reproduction de « l’activité discursive ».
Ces formes sont liées à l’expression orale, à un commentaire verbal enregistré,
donc elles devraient, en principe, pouvoir élider la nécessité d’une présence physique ;
pourtant elles contiennent en creux la trace d’une absence qu’elles révèlent et qui renvoie
à la physicalité de la parole et de l’énonciation. C’est ce que Mikhaïl Bakhtine appelait
« taktichnost » et que ses traducteurs nomment « tact ». Nous pensons que le bonimenteur
du cinéma muet remplissait cette fonction; c’est lui qui avait non seulement le tact pour
bien dire le film, mais aussi le doigté pour bien l’approprier en rapport à la sensibilité
2
d’un auditoire (son auditoire, possessif qui souligne très bien ici l’établissement d’une
relation particulière entre un locuteur et un public), pour bien caresser l’épiderme de ce
public 4. Mais nous pensons également que cette physicalité a été transmise et retenue par
les figures du cinéma sonore, que ce tact est manifeste dans le jeu de l’acteur qui parle,
mais également dans la parole de quiconque appelé à redire le film.
J’insiste ici sur cette relation métaphorique entre le toucher et la parole, et nous
verrons plus loin à quel point elle est récurrente dans la conversation, même quand nous
parlons de cinéma. Nous parlons avec le corps, même quand nous disons ou redisons le
film, le cinéma. Même quand nous écrivons. Les mots écrits ne font pas vibrer notre
oreille, mais ils résonnent virtuellement dans notre tête, au rythme des lettres quand nous
touchons le clavier. Le toucher, encore et en corps. Robert Stam rappelle que Bakhtine et
ses collaborateurs avaient développé un ensemble de concepts visant à théoriser la
complexité des « accents sociaux » qui marquent tous les énoncés. Ils parlaient d’accent
social, d’évaluation sociale, d’intonation. Mais la notion que Stam pense déterminante est
bien celle de tact que Bakhtine définissait comme « ensemble of codes governing
discursive interaction 5 ». Ces codes sont liés à l’ensemble des relations sociales des
sujets, leur horizon idéologique, mais aussi les circonstances concrètes de l’énonciation,
la présence physique et le mouvement des interlocuteurs. Voyons ce qu’en dit Bakhtine :
Speech tact has a practical importance for practical language communication. The
formative and organizing force of speech tact is very great. It gives form to
everyday utterances, determining the genre and style of speech performances. Here
tact (taktichnost) should be understood in a broad sense, with politeness as only one
4
Les textes autobiographiques écrits par quelques bonimenteurs de films comportent plusieurs allusions à
la familiarité avec « leur » public. Quelques textes de cette nature sont reproduits dans le numéro
thématique de la revue Iris consacré aux bonimenteurs de film (publié en 1996 par André Gaudreault et
Germain Lacasse).
5
Robert Stam, Subversive Pleasures. Bakhtin, Cultural Criticism, and Film, Baltimore et Londres, John
Hopkins University Press, 1989, p. 45.
3
of its aspects. (…) Tact, whatever its form and under the given conditions,
determines all of our utterances. No word lacks tact 6.
On comprend mieux le sens de cette citation de Bakhtine si on la met en rapport
avec ses écrits sur l’énoncé, en particulier certains passages d’un texte intitulé « Les
genres du discours ». Il y est écrit :
La proposition, en tant qu’unité de langue, est neutre, elle aussi, et ne comporte pas
d’aspects expressifs : elle les reçoit (plus exactement, elle en participe) seulement
dans l’énoncé concret. […] L’intonation expressive, que l’on entend distinctement
dans une exécution orale, représente l’un des moyens d’exprimer le rapport émotifvaloriel du locuteur à l’objet de son discours. Dans le système de la langue, c’est-àdire hors de l’énoncé, cette intonation n’existe pas. […] L’émotion, le jugement de
valeur, l’expression — autant de choses étrangères au mot dans la langue et qui ne
naissent qu’à la faveur du processus de son utilisation vivante dans l’énoncé
concret 7.
Nous pourrions poursuivre en disant que l’énoncé est l’appropriation de la langue
dans une situation concrète, c’est le moment où le corps du locuteur saisit la langue et la
plie à son besoin immédiat pour une situation particulière de communication. Stam
souligne que cette notion (le tact) est particulièrement bien adaptée pour l’analyse du
cinéma sonore :
With regard to verbal exchanges between characters in the diegesis, meanwhile, it
is worth noting that cinema is superbly equipped to present the extraverbal aspects
of linguistic discourse, precisely those subtle contextualizing factors evoked by
« tact ». In the sound film, we not only hear the words, with their accent and
intonation, but we also witness the facial or corporeal expression that accompanies
the words — the posture of arrogance or resignation, the raised eyebrow, the look
of distrust, the ironic glance that modifies the ostensible meaning of an utterance —
in short, all those elements that discourse analysts have taught us to see as essential
to social communication 8.
6
Mikhaïl Bakhtine et Pavel Medvedev, Formal Method in Literary Scholarship. A Critical Introduction to
Sociological Poetics, Harvard University Press, Cambridge et Londres, 1985, p. 95. La traduction française
existe mais elle rend « taktichnost » par « sens des convenances », traduction qui évacue le rapport au
tactile que souligne l’auteur. (Note de l’éditeur)
7
Mikhaïl Bakhtine, Esthétique de la création verbale, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque des idées »,
1984, p. 292-294.
8
Stam, 1989, p. 45-46.
4
Ces constatations deviennent très pertinentes si on s’intéresse à la question du
doublage. Le linguiste Istvan Fodor, qui s’y est intéressé au point d’y consacrer un
ouvrage très fouillé, propose une théorie fondée sur une critique de l’approche metzienne.
Il fait remarquer que Metz néglige l’analyse des dialogues, mais il souligne la pertinence
des notions qu’il appelait dénotation et connotation :
As regards the semiotic function of film synchronization, the terms of Metz are
more reliable. As a first approach they explain the limits of synchronisation.
Besides denotation the motion picture has a connotative function : apart from the
action, the content has a moral, aesthetic expression which is embedded in definite
social surroundings and epochs represented by specific personages with individual
characters; these features are determined by the tongue and the national character.
These factors belong to the connotative function of the film that is brought into
focus through dubbing. The denotative function remains in principle unchanged —
if the content of the film is transmitted without loss or distortion through
synchronization — but in transposing the connotative elements a break arises
because the new sound sequence, the target utterance of the language (into which
the sound film was dubbed) requires an adaptation to a new structure of social,
national value which differs from the structure represented on the screen 9.
Malgré la longueur de la citation dont nous pourrions critiquer ou atténuer la
survalorisation de l’aspect national, la description méthodique de Fodor explique tout
aussi bien la fonction du doubleur que celle de son ancêtre le bonimenteur : reconstituer
de façon crédible un foyer d’énonciation filmique, foyer lié à des facteurs culturels
associés à une langue particulière. L’analyse du doublage permet d’évoquer par
comparaison le travail du bonimenteur dont il n’existe pratiquement aucune archive
sonore. Le bonimenteur devait non seulement expliquer la diégèse et rendre les répliques
des personnages, il devait le faire dans la langue locale mais aussi, d’une certaine façon,
dans la « culture » locale : son travail d’intermédiaire devait correspondre aux codes de la
culture dans laquelle il intervenait. Pour comprendre son travail et celui du doubleur, il
9
Istvan Fodor, Film Dubbing. Phonetic, Semiotic, Esthetic and Psychological Aspects, Hambourg, Helmut
Buske Verlag, 1976, p. 14.
5
faut les considérer selon une perspective translinguistique, et examiner la communauté
d’énonciation à laquelle renvoie la projection du film, à quels discours renvoient les
dialogues des personnages, quels sont les pouvoirs qui s’y affrontent : de nation, de
classe, d’idéologie, etc. Voyons quelques exemples. Et parlons-en.
Redire Silvio
À Montréal vers 1920, un bonimenteur très populaire, Alexandre Silvio, plaisait
beaucoup au public par ses commentaires de films américains, qui constituaient la
presque totalité de la programmation. Pourtant le cinéma américain, même s’il était fort
populaire au Québec, était méprisé par l’élite intellectuelle plutôt conservatrice et
considéré comme propagateur de mœurs immorales. La censure refusait bon nombre de
films, en amputait beaucoup d’autres, et les clercs tiraient à attaquent violemment les
« vues animées ». Pour séduire son public, Silvio avait sans doute développé un talent
particulier non seulement pour traduire les intertitres ou prêter voix aux personnages,
mais aussi pour expliquer les différences culturelles, atténuer les sujets de controverse,
redire le film autant pour le goût du public que pour les principes moraux dominants. Il
devait avoir beaucoup de tact, mais ce tact était dans sa parole bien plus que dans ses
mains. Le film était redit, il était approprié par un bonimenteur pour un public, et si on
n’a jamais pu retrouver de commentaire écrit par Silvio pour un film, on peut l’évoquer
en citant à nouveau ce qu’en a écrit un critique de théâtre qui le vit à l’œuvre :
C’est d’ailleurs, par toute la ville une épidémie monstrueuse de « scopes » et de
« graphes » :
Ouimetoscope,
Nationoscope,
Vitoscope,
Readoscope,
Rochonoscope, Mont-royaloscope, Bodet-o-scope et, ancêtre du cinéma de Paris, le
Parigraphe ! Un commentateur de films, Alex Silvio, fait la joie des spectateurs
6
avec ses savoureuses narrations d’idylles échevelées, ses trouvailles de moralité et
de préceptes avant-coureurs de nos impayables Courriers du cœur 10.
Le tact de Silvio devait même s’accommoder des critères puritains de la morale
officielle face à un cinéma américain dont les audaces furent nombreuses et féroces
pendant la période muette, avant que le code Hays ne vienne mettre de l’ordre. Les films
hollywoodiens mettaient en scène moult histoires d’amour et de crime, de triangles
amoureux ou criminels, histoires jugées si inacceptables au Québec que la censure qui se
vantait d’être la plus sévère du monde en retranchait tout segment qui lui paraissait
incitatif ou suspect. Les films en devenaient souvent incompréhensibles. Avec ces
montages tronqués et discontinus, le « roi des bonimenteurs » devait réussir à recomposer
une histoire qui semble cohérente tout en atténuant les aspects plus délicats de l’intrigue ;
ce faisant, il devait aussi conférer à son commentaire suffisamment d’intérêt et de pathos
pour garder le public en haleine. D’où sans doute les « savoureuses narrations » et autres
« trouvailles de moralité » dont le critique se rappelle trente ans plus tard.
Je me suis à quelques reprises amusé à évoquer le travail de Silvio, lors de
quelques spectacles de films bonimentés que j’ai performés à la Cinémathèque
québécoise, en 2004 et 2006. Sans vouloir discréditer le commentaire de Béraud, je dirai
cependant qu’il faut faire plus qu’inventer des « savoureuses narrations » et des
« trouvailles de moralité ». Le boniment de film est une expérience physique intense, qui
met en œuvre non seulement la parole et l’écoute de l’artiste, mais aussi tout son corps.
Debout à l’avant de la salle, mais en retrait de l’écran qu’il ne doit pas masquer, le
bonimenteur doit garder l’œil sur la toile mais aussi sur le public, vers lequel il doit aussi
10
Jean Béraud, 350 ans de théâtre au Canada français, Montréal, Le Cercle du Livre de France, 1958,
p. 129.
7
tendre l’oreille. Il doit aussi tendre la main, pointer ce qui à l’écran lui semble important,
rythmer sa parole selon le ton du commentaire, la vitesse du montage, l’action des
personnages. Je ne suis pas danseur, mais j’imagine le travail des meilleurs bonimenteurs
comme une chorégraphie, une danse où tout le corps participe pour que le spectateur
touche au film.
Redire Tessier
À ce premier exemple j’en fais succéder un autre qui est tout à fait différent quant
à la manière, mais assez semblable par le contexte. Le clergé québécois avait mené une
guerre de tous les instants contre le cinéma dès son apparition. Il voyait des récits
corrupteurs dans presque tous les films, mais il concevait le dispositif même des vues
animées comme une machination diabolique pervertissant le sens malgré la bonne
volonté du chrétien : « Ce genre de spectacle affole l’imagination. Il se donne dans les
ténèbres, il se déroule avec rapidité, on y est ébloui, on en reste frappé. L’imagination et
les nerfs s’y exaspèrent. On en sort comme d’un rêve. Quand on revoit le soleil, le
mouvement de la rue, les passants, on trouve la vie moins intense que l’irréel 11 ». Le
clergé québécois tenta donc par tous les moyens de limiter l’expansion du cinéma. Il
recourut au prêche autoritaire, qui resta sans effet. Il recourut aux procédures judiciaires,
mais il perdit en dernière instance. Il fit pression sur les diverses autorités, mais obtint
rarement les interdictions radicales qu’il réclamait. Il était écrit, et dit, qu’un jour, ou
deux, cela devrait changer.
À partir de 1936, après l’encyclique « Vigilanti »Cura qui incitait les catholiques à
utiliser le cinéma pour des fins d’édification, le clergé québécois se lança dans la
11
Action Catholique, 1917.
8
production de nombreux films destinés à valoriser les mœurs traditionnelles associées au
catholicisme québécois. Le plus important de ces prêtres cinéastes fut Albert Tessier,
dont une grande partie des films étaient tournés sans bande sonore, mais commentés par
lui pendant les projections qu’il présidait la plupart du temps lui-même. Tessier fut très
populaire comme conférencier projectionniste, sans doute parce que lui aussi avait
beaucoup de « tact ». Il n’avait pas à traduire ses films, mais il se faisait le propagateur
d’un mode de vie traditionnaliste pour des auditoires fortement tentés par la modernité ; il
devait utiliser tout le doigté de sa parole pour flatter ses auditeurs, valoriser chez eux les
connaissances et les pratiques associées au catholicisme québécois. Aujourd’hui ses films
nous semblent terriblement décalés et passéistes (même si leurs belles images peuvent
plaire encore), mais cette distance que nous percevons et les commentaires qu’elle génère
sont le doublage, cette fois dans la même langue, d’une culture et d’une idéologie
désormais peu compréhensibles. Dans un autre contexte historique, nous nous
approprions ce film différemment, compte tenu de notre histoire, c’est-à-dire des
transformations qui ont marqué la société dans laquelle nous vivons. En général, les
projections des films de Tessier pour des étudiants suscitent des commentaires soulignant
la désuétude des sujets et des idées : agriculture artisanale, sujétion des femmes,
importance de la religion. La « désuétude », c’est la sensation que cet univers n’est plus
le nôtre, qu’il ne nous appartient plus, qu’il n’a plus rien à nous dire, et les commentaires
marquent la distance qui est liée à l’appropriation actuelle de cette œuvre.
Son film intitulé Cantique du soleil (1934) est un hommage poétique à la force de
l’eau, entrecoupé de textes de saint-François d’Assise qu’on entend Tessier lire lui-même
sur la bande sonore (le film original était muet, mais Tessier a ajouté plus tard une bande
9
sonore constituée de son commentaire enregistré pendant la projection). Quelques plans
du film insistent sur l’énergie motrice de l’eau, en particulier sur l’hydroélectricité pour
laquelle on avait déjà construit à l’époque au Québec plusieurs barrages considérables.
Pendant que défilent les images des centrales électriques, Tessier dit qu’« [a]u lieu de
s’enorgueillir d’avoir découvert la puissance de l’électricité, l’homme devrait plutôt
demander pardon à Dieu, s’excuser pour avoir mis tant de temps à découvrir cette énergie
cachée dans l’eau » (Cantique du soleil, 1934).
À mes étudiants élevés maintenant très loin du catholicisme omniprésent de cette
époque, je dois redire Tessier, je dois expliquer non seulement sa diction académique
« revue » dans l’enseignement ecclésiastique, je dois expliquer que pour lui, Dieu est la
source unique de toute matière et de tout savoir, et que la science et l’évolution ne sont
que des hypothèses ou des formes de connaissance infiniment moins grandes ou
complexes que l’infinie connaissance divine. Je dois d’ailleurs moi aussi faire preuve de
tact, je sens bien que les quarante années qui me séparent de mes jeunes auditeurs
m’empêchent d’être bien compris ; j’ai été éduqué par des collègues de Tessier, mais
mon bagage culturel matérialiste et rationaliste est le fruit de ma réaction ultérieure
contre cette conception métaphysique du monde, tandis que les étudiants à qui je montre
le film sont nés dans un univers où cette manière de penser a à peu près disparu.
Je dois redire Tessier en expliquant ces différences, je me moque un peu de son
commentaire métaphysique, mais je ne suis pas toujours certain que le public rit pour les
mêmes raisons. Je m’amuse à imiter sa diction académique, mais je crois que plusieurs
qui m’écoutent trouvent que je parle trop « à la française ». Je déploie beaucoup
d’attention, plus que d’habitude, car je ne sais trop à quoi m’en tenir, je crains que
10
quelque chose m’échappe, je ne sais quelle force exercer pour avoir le tact adéquat. Il
faut toucher, mais légèrement, il faut tenir, mais doucement, il faut flatter, mais
prudemment. Cette redite demande beaucoup d’écoute pour que le tact soit convenable.
Je parle fort mais en tendant l’oreille et en marchant sur la pointe des pieds.
Redire Gladu
Examinons maintenant une œuvre contemporaine : Marron, la piste créole en
Amérique (2005), un film du cinéaste documentariste québécois André Gladu. Le film
évoque et fait raconter par divers intervenants, dont divers musiciens et chanteurs, les
origines et l’évolution de la musique populaire en Louisiane. Le terme marron désignait
les esclaves en fuite qui se réfugiaient dans les bayous où ils se mêlèrent à une population
très métissée composée d’autres ethnies déterritorialisées : autochtones, Acadiens,
Français, Étatsuniens sans fortune, tous venus « squatter » un territoire où la propriété
était difficile à instaurer et maintenir.
Le film a été tourné en anglais et en cajun (le français louisianais, dont ce mot
indique l’ascendance acadienne), ainsi qu’en créole, mais au lieu d’insérer des sous-titres
de traduction, Gladu a choisi des sous-titres qui ne sont que des transcriptions
phonétiques. Il refuse d’une certaine façon l’exercice du doublage, ou veut le réduire au
strict minimum. Il s’est intéressé à l’origine hétérogène de la culture créole et à son
apport à la culture musicale francophone d’Amérique, et veut par son film bien
représenter la totalité de cette hétérogénéité. Au lieu de faire doubler le film et d’évacuer
éventuellement une partie importante de l’expérience sonore et émotive, il a laissé les
artistes s’exprimer dans leur patois (le mot est ici convenable, non péjoratif il me semble)
11
se contentant d’ajouter une bande de sous-titres d’ordre phonétique plutôt
qu’alphabétique. Ainsi, le spectateur peut entendre et constater la singularité expressive
de la chanson cajun et de l’artiste qui l’a composée et la chante.
Lors d’une conférence dans un cours à l’Université de Montréal, Gladu expliquait
qu’il ne voulait pas s’interposer comme traducteur « incompétent », et que certaines
expressions utilisées par les chanteurs et les autres cajuns étaient intraduisibles puisque
eux-mêmes ne les emploient et comprennent que de façon contextuelle. Par exemple,
l’expression « être gone » qu’utilisent souvent les cajuns dans le film. À première vue (ou
à première écoute ?!), on pense que c’est un mélange du français « être » et de l’anglais
« parti ». Mais les cajuns insistent sur le fait que cela ne veut pas dire « être parti », que
cela signifie autre chose de particulier à une situation, par exemple absent, ou bien perdu,
ou bien en retrait, ou bien… Pour les parties du film tournées avec des interlocuteurs
anglophones, Gladu a cependant ajouté des intertitres en français littéraire. Son film étant
destiné surtout aux spectateurs québécois, et peut-être français, il suppose qu’ils
comprendront le parler des cajuns mais pas celui des locuteurs anglophones. C’est un
souci honorable envers le spectateur unilingue francophone, et un souci plus signifiant
également, puisque au lieu d’un doublage qui effacerait la voix de la personne interrogée,
le sous-titre permet de comprendre tout en entendant l’émotion perceptible dans la voix.
Mais il faut tout de même ajouter qu’une œuvre si « à l’écoute » peut elle aussi
être remédiée oralement. Vous venez d’ailleurs de participer à cette expérience 12 ; j’ai
remédié pour vous, par mes commentaires, l’expérience transmise par ce film mais dont
une partie peut vous rester inaccessible à cause de l’étrangeté de l’accent, mais aussi à
12
Ceci était dit à Ouagadougou, en février 2009. Mais maintenant je n’y suis plus, j’en suis « gone »
comme l’est ce texte.
12
cause de l’absence du contexte. Le film capte la lumière et le son, mais il ne peut capter
les liens invisibles qui lient les corps au temps et au lieu où la caméra les capture ; les
corps sont saisis, mais leur « aura » demeure sur place, tout au contraire de ce que
prétendait la photographie spirite, qui se disait capable de montrer l’âme. Peut-être que
l’âme n’est pas du tout notre double intérieur, comme le pense la métaphysique, mais
qu’au contraire elle est l’invisible amalgame d’ondes qui nous entourent et nous attachent
au monde. Si c’est le cas, la voix n’est pas l’expression de l’intérieur, comme le pensait
Walter Ong, elle serait plutôt l’écho de tous ces liens invisibles qui nous relient à la
matérialité du monde et au temps qui passe sans être vu. Au cinéma nous pouvons voir
passer le temps, mais nous pouvons aussi l’entendre, il se manifeste dans les paroles que
nous disons. Voilà une autre bonne raison pour ne pas parler inutilement.
Redites
Comment dire le film?, demandions-nous au début. En fait, ici nous n’avons
abordé que les dires et les gestes qui accompagnent la projection du film, mais il y aurait
une étude considérable et sans doute très riche à mener autour de tous les dires, les
paroles, les discours que le film suscite en dehors des projections et des textes qui en
traitent : comment les gens citent des films dans la conversation quotidienne, comment ils
les décrivent et les expliquent, comment la parole du film est reprise dans le quotidien,
etc. Il y a là un autre immense corpus (encore le corps !) inexploré de paroles et de gestes
qui interagissent avec le cinéma, de façon indirecte mais peut-être tout aussi importante
que tout le dire énoncé dans le strict cadre des pratiques cinématographiques.
13
Notre interrogation sur la remédiation du cinéma peut aussi ouvrir une méditation
sur le média. Si le média est ce qui transmet, il est possible qu’il exclue ce qu’il prélève
pour le transmettre. L’alphabet est visible mais exclut l’audible qui en fut la source ;
pourtant il le recrée par évocation. Le film n’est qu’une trace du réel présent un moment
devant la caméra ; pourtant, il le recrée par évocation. On peut donc penser que tout ce
qui entoure le texte n’apparaît que dans les creux d’une physicalité élidée. Ainsi, la parole
et la langue étaient deux composantes du cinéma dit muet, que les intertitres étaient loin
de suffire à remplacer ; ainsi, les sous-titres sont des composantes du film parlant souvent
plus importantes que les dialogues, et que le doublage ou la voix off ne suffiront jamais à
remplacer adéquatement. Texte et contexte ne se superposent bien que quand le premier
vient s’insérer dans le creux qui est l’empreinte de l’autre, et leur ajustement n’est
souvent possible que par la parole, mais celle-ci a besoin des accents pour bien combler
les creux laissés par les gestes qui accompagnent cette parole.
Le film remédié par le commentaire verbal rappelle non seulement cette faculté
qu’est le « tact » décrit par Bakhtine, il renvoie aussi aux traces de ce toucher qui sont la
manifestation d’une autre rencontre, celle particulière d’un auditoire avec une œuvre,
laquelle nécessite une singularisation et une actualisation des signes, comme le supposait
Jacques Derrida : « Ce que je décris ici pour définir, en la banalité de ses traits, la
signification comme différance de temporisation, c’est la structure classiquement
déterminée du signe : elle présuppose que le signe, différant la présence, n’est pensable
qu’à partir de la présence qu’il diffère et en vue de la présence différée qu’on vise à se
réapproprier 13. »
13
Jacques Derrida, « La différance », dans Marges de la philosophie, Paris, Les Éditions de Minuit, coll.
« Critique », 1969, p. 9.
14
La parole qui dit le film met en présence, elle matérialise la rencontre physique
entre l’auditoire et l’œuvre, elle adapte l’auditoire au film et le film à l’auditoire, elle
actualise la seule vraie présence active de ce public à cette œuvre. Mais cette parole n’est
pas qu’une vibration produite par les cordes vocales, elle est l’action conjuguée du corps
et de ses parties. Les conduites du corps sont fort différentes face au film, selon le pays
que l’on habite et le milieu où l’on vit. Pendant que les spectateurs occidentaux en sont
venus à une écoute disciplinée et silencieuse du cinéma, ceux du Sud et de l’Est
n’hésitent pas à commenter en groupe la projection, à dialoguer pratiquement avec le
film. Mais dès qu’ils sortent de la salle, les spectateurs silencieux commencent à parler de
l’œuvre, et leurs commentaires portent sur la qualité du doublage si le film était étranger.
Si les répliques entendues ne leur semblent pas bien correspondre aux dialogues,
rapidement ils déplorent cette « version moins bonne que l’originale ». La parole
entendue semble avoir perdu contact avec le corps de l’acteur, et les spectateurs redisent
les paroles qu’ils pensent avoir été mal énoncées. Fodor dirait que la cible énonciative n’a
pas été atteinte, et j’ajouterais qu’elle n’a pas été touchée. J’espère néanmoins que vous
trouverez à y redire.
15
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