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La médialité redite par l’oralité1
Germain Lacasse
Comment dire ?
« Je n’avais jamais raconté à personne un livre que j’avais lu. Cela ne m’était
jamais venu à l’esprit. Alors que le petit groupe qu’animait Gabo se retrouvait, après
chaque nouveau film, pour le rejouer. J’ai appris par la suite que Gabo détestait lire.2
Si la parole n’est pas la seule façon de traduire ou de redire (il y a aussi les textes),
elle semble cependant être la plus répandue, et probablement la plus adéquate en même
temps que la plus facile (et aussi la plus ancienne : le boniment, le commentaire verbal,
etc.). Mon exposé
»
Dany Laferrière, écrivain québécois d’origine haïtienne, parle ici d’un petit garçon qui
racontait à ses amis les films qu’il avait vus. Malheureusement, il n’explique pas
comment il racontait les films. Comment dire le film? Et le redire? Ces questions en
apparence simples sont peut-être au centre de toutes les interrogations portant sur la
traduction, l’adaptation et l’exportation des œuvres cinématographiques.
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1 Ce texte, et la communication dont il a été tiré, ont été produits dans le cadre du projet de recherche
« Pratiques orales du cinéma », dirigé par l’auteur avec Vincent Bouchard et Gwenn Scheppler. Ce projet
est soutenu financièrement par le Conseil de recherches en sciences humaines du Canada.
tentera de montrer comment le cinéma, même s’il permet la
remédiation de l’expérience orale qu’il reproduit en la visualisant, a tout de même besoin
à son tour d’être approprié par l’oralité quand il change d’espace culturel. La traduction
du film parlant est un bon exemple de ce phénomène ; pour faire cette opération, on a
2 Dany Laferrière, « Je rêve ma vie », dans Bruno Carrière, Métier réalisateur. Textes et entretiens,
Montréal, Les 400 coups, 2006, p. 225.
3 Dois-je le redire ?
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recours à des sous-titres, mais souvent aussi à une voix over, ou au doublage, ou à des
commentateurs présents, etc. Ce sont toutes des figures de transfert de la physicalité de
l’énonciation, que Mikhaïl Bakhtine appelait « tact » et croyait présentes dans toutes les
communications, mais perceptibles seulement si l’on considère celles-ci de façon
contextuelle et translinguistique.
Pour analyser le contexte en même temps que le film, il faut éventuellement
s’intéresser aux figures qui signalent la localisation, figures orales si l’on postule que la
parole est le principal moyen de traduction et de relocalisation. Au cinéma, il y en a un
certain nombre qui sont spécifiques et qui sont apparues dans l’émergence et l’évolution
du cinéma : le commentaire verbal extrafilmique à l’époque du « muet », ensuite la voix
over et le doublage après l’arrivée du « parlant ». Ces formes de commentaires
s’inscrivent dans la lignée d’autres pratiques (explication de tableau ou de lanterne
magique, par exemple), mais au cinéma elles ont pris des formes spécifiques liées à la
nature du médium : projection d’images en mouvement accompagnée de compléments
sonores, ces images en mouvement montrant très souvent aussi des humains dont le film
permet la reproduction de « l’activité discursive ».
Ces formes sont liées à l’expression orale, à un commentaire verbal enregistré,
donc elles devraient, en principe, pouvoir élider la nécessité d’une présence physique ;
pourtant elles contiennent en creux la trace d’une absence qu’elles révèlent et qui renvoie
à la physicalité de la parole et de l’énonciation. C’est ce que Mikhaïl Bakhtine appelait
« taktichnost » et que ses traducteurs nomment « tact ». Nous pensons que le bonimenteur
du cinéma muet remplissait cette fonction; c’est lui qui avait non seulement le tact pour
bien dire le film, mais aussi le doigté pour bien l’approprier en rapport à la sensibilité
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d’un auditoire (son auditoire, possessif qui souligne très bien ici l’établissement d’une
relation particulière entre un locuteur et un public), pour bien caresser l’épiderme de ce
public4
J’insiste ici sur cette relation métaphorique entre le toucher et la parole, et nous
verrons plus loin à quel point elle est récurrente dans la conversation, même quand nous
parlons de cinéma. Nous parlons avec le corps, même quand nous disons ou redisons le
film, le cinéma. Même quand nous écrivons. Les mots écrits ne font pas vibrer notre
oreille, mais ils résonnent virtuellement dans notre tête, au rythme des lettres quand nous
touchons le clavier. Le toucher, encore et en corps. Robert Stam rappelle que Bakhtine et
ses collaborateurs avaient développé un ensemble de concepts visant à théoriser la
complexité des « accents sociaux » qui marquent tous les énoncés. Ils parlaient d’accent
social, d’évaluation sociale, d’intonation. Mais la notion que Stam pense déterminante est
bien celle de tact que Bakhtine définissait comme « ensemble of codes governing
discursive interaction
. Mais nous pensons également que cette physicalité a été transmise et retenue par
les figures du cinéma sonore, que ce tact est manifeste dans le jeu de l’acteur qui parle,
mais également dans la parole de quiconque appelé à redire le film.
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Speech tact has a practical importance for practical language communication. The
formative and organizing force of speech tact is very great. It gives form to
everyday utterances, determining the genre and style of speech performances. Here
tact (taktichnost) should be understood in a broad sense, with politeness as only one
». Ces codes sont liés à l’ensemble des relations sociales des
sujets, leur horizon idéologique, mais aussi les circonstances concrètes de l’énonciation,
la présence physique et le mouvement des interlocuteurs. Voyons ce qu’en dit Bakhtine :
4 Les textes autobiographiques écrits par quelques bonimenteurs de films comportent plusieurs allusions à
la familiarité avec « leur » public. Quelques textes de cette nature sont reproduits dans le numéro
thématique de la revue Iris consacré aux bonimenteurs de film (publié en 1996 par André Gaudreault et
Germain Lacasse).
5 Robert Stam, Subversive Pleasures. Bakhtin, Cultural Criticism, and Film, Baltimore et Londres, John
Hopkins University Press, 1989, p. 45.
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of its aspects. (…) Tact, whatever its form and under the given conditions,
determines all of our utterances. No word lacks tact6
.
On comprend mieux le sens de cette citation de Bakhtine si on la met en rapport
avec ses écrits sur l’énoncé, en particulier certains passages d’un texte intitulé « Les
genres du discours ». Il y est écrit :
La proposition, en tant qu’unité de langue, est neutre, elle aussi, et ne comporte pas
d’aspects expressifs : elle les reçoit (plus exactement, elle en participe) seulement
dans l’énoncé concret. […] L’intonation expressive, que l’on entend distinctement
dans une exécution orale, représente l’un des moyens d’exprimer le rapport émotif-
valoriel du locuteur à l’objet de son discours. Dans le système de la langue, c’est-à-
dire hors de l’énoncé, cette intonation n’existe pas. […] L’émotion, le jugement de
valeur, l’expressionautant de choses étrangères au mot dans la langue et qui ne
naissent qu’à la faveur du processus de son utilisation vivante dans l’énoncé
concret7
.
Nous pourrions poursuivre en disant que l’énoncé est l’appropriation de la langue
dans une situation concrète, c’est le moment où le corps du locuteur saisit la langue et la
plie à son besoin immédiat pour une situation particulière de communication. Stam
souligne que cette notion (le tact) est particulièrement bien adaptée pour l’analyse du
cinéma sonore :
With regard to verbal exchanges between characters in the diegesis, meanwhile, it
is worth noting that cinema is superbly equipped to present the extraverbal aspects
of linguistic discourse, precisely those subtle contextualizing factors evoked by
« tact ». In the sound film, we not only hear the words, with their accent and
intonation, but we also witness the facial or corporeal expression that accompanies
the wordsthe posture of arrogance or resignation, the raised eyebrow, the look
of distrust, the ironic glance that modifies the ostensible meaning of an utterance
in short, all those elements that discourse analysts have taught us to see as essential
to social communication8
.
6 Mikhaïl Bakhtine et Pavel Medvedev, Formal Method in Literary Scholarship. A Critical Introduction to
Sociological Poetics, Harvard University Press, Cambridge et Londres, 1985, p. 95. La traduction française
existe mais elle rend « taktichnost » par « sens des convenances », traduction qui évacue le rapport au
tactile que souligne l’auteur. (Note de l’éditeur)
7 Mikhaïl Bakhtine, Esthétique de la création verbale, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque des idées »,
1984, p. 292-294.
8 Stam, 1989, p. 45-46.
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Ces constatations deviennent très pertinentes si on s’intéresse à la question du
doublage. Le linguiste Istvan Fodor, qui s’y est intéressé au point d’y consacrer un
ouvrage très fouillé, propose une théorie fondée sur une critique de l’approche metzienne.
Il fait remarquer que Metz néglige l’analyse des dialogues, mais il souligne la pertinence
des notions qu’il appelait dénotation et connotation :
As regards the semiotic function of film synchronization, the terms of Metz are
more reliable. As a first approach they explain the limits of synchronisation.
Besides denotation the motion picture has a connotative function : apart from the
action, the content has a moral, aesthetic expression which is embedded in definite
social surroundings and epochs represented by specific personages with individual
characters; these features are determined by the tongue and the national character.
These factors belong to the connotative function of the film that is brought into
focus through dubbing. The denotative function remains in principle unchanged
if the content of the film is transmitted without loss or distortion through
synchronization — but in transposing the connotative elements a break arises
because the new sound sequence, the target utterance of the language (into which
the sound film was dubbed) requires an adaptation to a new structure of social,
national value which differs from the structure represented on the screen9
.
Malgré la longueur de la citation dont nous pourrions critiquer ou atténuer la
survalorisation de l’aspect national, la description méthodique de Fodor explique tout
aussi bien la fonction du doubleur que celle de son ancêtre le bonimenteur : reconstituer
de façon crédible un foyer d’énonciation filmique, foyer lié à des facteurs culturels
associés à une langue particulière. L’analyse du doublage permet d’évoquer par
comparaison le travail du bonimenteur dont il n’existe pratiquement aucune archive
sonore. Le bonimenteur devait non seulement expliquer la diégèse et rendre les répliques
des personnages, il devait le faire dans la langue locale mais aussi, d’une certaine façon,
dans la « culture » locale : son travail d’intermédiaire devait correspondre aux codes de la
culture dans laquelle il intervenait. Pour comprendre son travail et celui du doubleur, il
9 Istvan Fodor, Film Dubbing. Phonetic, Semiotic, Esthetic and Psychological Aspects, Hambourg, Helmut
Buske Verlag, 1976, p. 14.
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