Dalie Giroux
Il y
a quelques
années, mon ami Sébastien Mussi et moi avions évoqué,
au cours dune soie bien arrosée et bien enfumée, lidée de préparer un ouvrage
thématique sur la merde. Cela nous faisait à lépoque surtout rire et, dévocations en
invocations, au l de nos pérégrinations éditoriales et scripturaires, et aussi à travers
des mésententes qui restent encore douloureuses, ce numéro des Cahiers de lidiotie a
étonnamment vu le jour.
Je crois me rappeler qu’au temps de la gese de la problématique qui tisse les
textes présentés ici, il ne s’agissait pas dabord ni pour lun ni pour lautre d’entre
nous d’un intérêt scientique spécique pour la question de la merde, même si une
fois l’aventure lancée nous nous y sommes mis avec une belle énergie et un sérieux
qui continue de me réjouir – surtout cela.
Plutôt, nous y mettions lexpression dun ras-le-bol universitaire, une envie de se
moquer de linstitution scientique, de ses publications payantes et de ses thématiques
usées. Nous a porégalement ce souhait de travailler et de penser frontalement les
objets que la philosophie et les sciences humaines et sociales ignorent souverainement.
D’une manière comme de lautre, nous avons ressenti un appel à secouer limaginaire
kitsch, ennuyant ou «sexy» dont nous avons hérité sous le grand label des sciences de
lhomme. Ainsi, la merde. Sujet refoulé, actif dans son absence, et symbole même de
tout objet jugé inapte à recevoir les sacrements du discours savant. Tourner la science
en bourrique pour en poursuivre lœuvre, en la remontant en sens contraire. Pour voir.
Nous avons donc en 2009 lancé un appel de texte général qui invitait à explorer les
aspects anthropologiques, économiques, politiques et philosophiques de la merde
qui invitait à jouer ce jeu de placer limpur au cœur de la cible. Curiosité du processus,
fantasme du résultat. Comme il n’y a guère «détudes de la merde» sinon peut-être en
ligrane de l’anthropologie, et que la littérature savante sur le sujet tient sur une page,
il s’agissait au fond d’un appel à lexpérimentation. Pas de «sublime récapitulation»
des thèses éternelles sur le caca, pas dexégèse des grands maîtres de la pene de
la merde, pas de cadres théoriques industriels prêts à mettre lobjet brun au pas des
normes de la circulation du discours savant. Le seul choix qui s’orait alors était
de se mettre les deux mains dedans, de prendre la chose à bras-le-corps, de risquer
lénonciation – un luxe dont nous ne sommes plus capables de nous priver.
La plus grande surprise de cette aventure aura été lenthousiasme de la ponse
à l’appel de texte. Des propositions nous sont parvenues dEurope, dAfrique et
dAmérique, en fraais, en anglais, en espagnol, et dhorizons variés: philosophie,
litrature, arts visuels, sociologie, histoire, linguistique, économie politique, an-
thropologie, psie. Nous présentons au nal dans ce numéro plus d’une vingtaine
de textes évoquant diérents aspects de la merde le numéro des Cahiers de lIdiotie
qui s’approche le plus à ce jour du caractère de l’universel. Ces textes, me semble-t-il,
produisent un ensemble inédit et remarquable, une somme merdique qui n’a pas
déquivalent dans la littérature scientique mondiale, et une réponse sans équivoque
à la question de savoir si la merde contient quelque connaissance propre à éclairer
notre compréhension de la vie humaine.
On trouvera donc dans ce nuro des textes qui se penchent sur la gure et
lusage de la merde dans la litrature, dans le cinéma et dans les arts visuels: chez
Beckett par Ettore Labbate puis par Fumiko Sug, pour qui Beckett et Artaud font
la paire, chez Claude Simon par Marie-Christine Mourier-Marchasson, dans la
littérature dincarcération par Gilles Lastra de Matias. Le thème du lm Merde de
Léos Carax est exploré par Jérome Dubois, et Léolo de Jean-Claude Lauzon fait lobjet
dune analyse minutieuse de la part de Julie Perreault. La merde comme matériau de
création est envisagée sous la dimension du principe par Bernard Troude, et analysée
de manre spécique dans l’œuvre de David Nebreda par Brian Muñoz, Rafael
Jackson et Laura Bravo.
Une économie politique de la merde se dessine dans les contributions de Matthew
Paterson sur la structure anthropologique de la bourse du carbone, dans lintroduction
à My Cocaine Museum de Michael Taussig oerte dans une traduction de Pierre-Luc
Chénier, dans larticle de Sarah Wiebe sur la pollution environnementale comme
forme dintoxication cale collective, et dans le «Scatonomics» de Kane X. Faucher,
qui retourne sur les traces de Bataille pour évoquer le rapport entre la merde et lÉtat.
D'autres textes proposent dans un esprit voisin une approche ethnolinguistique à la
merde: Bana Barka explore les signications de la merde dans la culture camerou-
naise, Dalie Giroux propose une interprétation politique de la marde dans la langue
populaire franco-américaine, et John Douglas Crookshanks tente une exégèse de
la «Bullshit Law» en lien avec un texte juridique australien touchant les peuples
autochtones. Ajoutons à ces contributions amies des structures celle du collectif Le
Cabinet alias Fred Mundugis, qui propose une expérimentation linguistique autour
de la merde à partir d’un texte de Freud.
Quant à une philosophie de la merde, mentionnons les contributions de Sébastien
Charbonnier sur la psycde la digestion, une phénoménologie du cadavre comme
abjection proposée par Sagi Cohen, et une ne exése de la question digestive chez
Nietzsche par Leonore Bazinek. Dans lesprit d’une poétique et dune politique mer-
dique, on lira Ian J. Russo et Pierre Troullier sur les emmerdes du monde contempo-
rain, Jean-Pierre Couture sur l’articulation entre la merde et la domination, et Josée
Blanchette, qui propose un texte jadis censuré par le journal Le Devoir portant sur la
littérature merdique et ses objets merdiques.
À la faveur des ricaneux parmi les savants...
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