Nous avons donc en 2009 lancé un appel de texte général qui invitait à explorer les
aspects anthropologiques, économiques, politiques et philosophiques de la merde –
qui invitait à jouer ce jeu de placer l’impur au cœur de la cible. Curiosité du processus,
fantasme du résultat. Comme il n’y a guère «d’études de la merde» sinon peut-être en
ligrane de l’anthropologie, et que la littérature savante sur le sujet tient sur une page,
il s’agissait au fond d’un appel à l’expérimentation. Pas de «sublime récapitulation»
des thèses éternelles sur le caca, pas d’exégèse des grands maîtres de la pensée de
la merde, pas de cadres théoriques industriels prêts à mettre l’objet brun au pas des
normes de la circulation du discours savant. Le seul choix qui s’orait alors était
de se mettre les deux mains dedans, de prendre la chose à bras-le-corps, de risquer
l’énonciation – un luxe dont nous ne sommes plus capables de nous priver.
La plus grande surprise de cette aventure aura été l’enthousiasme de la réponse
à l’appel de texte. Des propositions nous sont parvenues d’Europe, d’Afrique et
d’Amérique, en français, en anglais, en espagnol, et d’horizons variés: philosophie,
littérature, arts visuels, sociologie, histoire, linguistique, économie politique, an-
thropologie, poésie. Nous présentons au nal dans ce numéro plus d’une vingtaine
de textes évoquant diérents aspects de la merde – le numéro des Cahiers de l’Idiotie
qui s’approche le plus à ce jour du caractère de l’universel. Ces textes, me semble-t-il,
produisent un ensemble inédit et remarquable, une somme merdique qui n’a pas
d’équivalent dans la littérature scientique mondiale, et une réponse sans équivoque
à la question de savoir si la merde contient quelque connaissance propre à éclairer
notre compréhension de la vie humaine.
On trouvera donc dans ce numéro des textes qui se penchent sur la gure et
l’usage de la merde dans la littérature, dans le cinéma et dans les arts visuels: chez
Beckett par Ettore Labbate puis par Fumiko Sugié, pour qui Beckett et Artaud font
la paire, chez Claude Simon par Marie-Christine Mourier-Marchasson, dans la
littérature d’incarcération par Gilles Lastra de Matias. Le thème du lm Merde de
Léos Carax est exploré par Jérome Dubois, et Léolo de Jean-Claude Lauzon fait l’objet
d’une analyse minutieuse de la part de Julie Perreault. La merde comme matériau de
création est envisagée sous la dimension du principe par Bernard Troude, et analysée
de manière spécique dans l’œuvre de David Nebreda par Brian Muñoz, Rafael
Jackson et Laura Bravo.
Une économie politique de la merde se dessine dans les contributions de Matthew
Paterson sur la structure anthropologique de la bourse du carbone, dans l’introduction
à My Cocaine Museum de Michael Taussig oerte dans une traduction de Pierre-Luc
Chénier, dans l’article de Sarah Wiebe sur la pollution environnementale comme
forme d’intoxication fécale collective, et dans le «Scatonomics» de Kane X. Faucher,
qui retourne sur les traces de Bataille pour évoquer le rapport entre la merde et l’État.
D'autres textes proposent dans un esprit voisin une approche ethnolinguistique à la
merde: Bana Barka explore les signications de la merde dans la culture camerou-
naise, Dalie Giroux propose une interprétation politique de la marde dans la langue
populaire franco-américaine, et John Douglas Crookshanks tente une exégèse de
la «Bullshit Law» en lien avec un texte juridique australien touchant les peuples
autochtones. Ajoutons à ces contributions amies des structures celle du collectif Le
Cabinet alias Fred Mundugis, qui propose une expérimentation linguistique autour
de la merde à partir d’un texte de Freud.
Quant à une philosophie de la merde, mentionnons les contributions de Sébastien
Charbonnier sur la psyché de la digestion, une phénoménologie du cadavre comme
abjection proposée par Sagi Cohen, et une ne exégèse de la question digestive chez
Nietzsche par Leonore Bazinek. Dans l’esprit d’une poétique et d’une politique mer-
dique, on lira Ian J. Russo et Pierre Troullier sur les emmerdes du monde contempo-
rain, Jean-Pierre Couture sur l’articulation entre la merde et la domination, et Josée
Blanchette, qui propose un texte jadis censuré par le journal Le Devoir portant sur la
littérature merdique et ses objets merdiques.
À la faveur des ricaneux parmi les savants...