Débat : Les changements climatiques, les objectifs du millénaire

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DEBAT
LES CHANGEMENTS CLIMATIQUES, LES OBJECTIFS DU MILLENAIRE POUR
LE DEVELOPPEMENT
Avec
Bertrand Dardenne, directeur d’Aspa Utilities (société de conseil et assistance technique)
Jacques Labre, directeur des relations institutionnelles de Suez Environnement
Ghislain de Marsily, professeur émérite de géologie appliquée et d’hydrologie à l’Université
Paris VI et membre de l’Académie des Sciences.
Gérard Payen, président d'Aquafed, conseiller pour l'eau du Secrétaire Général des Nations
Unies.
Pierre Victoria, délégué aux relations institutionnelles internationales à Veolia Eau
Débat animé par Dominique Lorrain, directeur de recherche au CNRS
Propos recueillis par
Eric Maton, professeur assistant de gestion à Audencia Nantes Ecole de Management.
Dans un numéro de revue consacré à la gestion de l'eau à partir d'une approche
historique, nous avons souhaité centrer le débat sur des enjeux actuels et prospectifs. Pour
ces raisons les participants à ce débat sont tous impliqués à des titres divers dans des
organisations françaises et internationales qui contribuent à élaborer une politique de
l'eau1.
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Ce débat a été enregistré le 3 avril 2008, transcrit par Eric Maton, mis en
forme par Dominique Lorrain et soumis aux participants. Les propos échangés
n'engagent que leurs auteurs et non leurs entreprises.
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1. LE CHANGEMENT CLIMATIQUE ET LES PROBLEMATIQUES DE L'EAU
Dominique Lorrain. Quand on regarde la problématique de l’eau à la fin des années 1990
(Marrakech, 1997) le thème des pauvres était dominant : 1,1 milliard d’habitants de la planète
n’ont pas accès à l’eau potable et 2,6 milliards n’ont pas d'assainissement. Le jugement
s'énonçait alors en termes de justice sociale. Ce qui frappe est de voir émerger, depuis troisquatre ans, une autre thématique, celle du réchauffement climatique. L’argument est différent :
ce n’est plus seulement un problème de justice sociale, c’est un problème mondial. Si nous
continuons comme cela nous allons connaître des bouleversements considérables avec une série
d’effets en cascade qui vont rétroagir sur la société, le gouvernement des villes et les équilibres
politiques : des inondations, des sécheresses, des populations déplacées en grande masse. Par
rapport à cela que peut-on dire sur l’état de ces questions et sur la réalité de ces menaces ?
Ensuite une autre question : alors que sur beaucoup de choses on a raisonné globalement,
comment peut-on passer de la vision planétaire à son positionnement régional ou local ?
Ghislain de Marsily : Je ne suis pas climatologue, donc ce que je vais vous dire, c’est ce que
j’en ai compris auprès des collègues qui s’y intéressent. Nous avons actuellement à l’Académie
des Sciences un nouveau groupe de travail intitulé : « Démographie, climat, et alimentation
mondiale ». Il fait suite au groupe sur « Les eaux continentales, 2006 ». En deux mots, sur la
réalité des changements climatiques, les climatologues entre eux sont absolument unanimes
pour dire qu’il y a quelque chose qui se passe : on le voit, on le constate et les modèles le
prédisent. Les prédictions sont faites à partir de modélisations qui sont malheureusement d’une
faible précision, si bien que les climatologues sont satisfaits quand au niveau des pluies (je parle
des pluies car les prévisions d’évolution des températures sont plus fiables), les 15-20 modèles
mondiaux utilisés par le Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat
(GIEC) créé en 1988 donnent le même signe de variation au même endroit. Par exemple, si on
regarde les cartes pour la zone méditerranéenne, ces latitudes-là sont des zones qui devraient
souffrir, avec des diminutions des précipitations. Tous les modèles le montrent à peu près mais
de manière peu précise, les amplitudes conduisant à être extrêmement prudent. Ils disent : oui,
c’est probable. Est-ce que ça va être 10, 15 ou 20 % en moins ? en fait on ne le sait pas
vraiment. Si on leur demande : « dans combien d’années serez-vous en mesure non seulement
de donner des signes mais aussi des amplitudes ? » ils disent dix, quinze ans. Par conséquent, ce
n’est pas un problème qu’on va résoudre demain. C’est quand même compliqué et difficile à
résoudre. Aujourd’hui, on est ainsi obligé de prendre des décisions malgré l’absence de résultats
fermes et définitifs.
Par exemple, si on regarde un diagramme avec une distribution des pluies en fréquence,
la courbe représente la précipitation mondiale enregistrée, entre le pôle nord, le pôle sud et
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l’équateur avec les déserts chauds et les déserts froids, etc. D'autres courbes proviennent des
modèles. Ces modèles sont par moment à 100 % de la réalité. La tendance générale est de dire
que la zone climatique se déplace vers les pôles, et qu’il pleuvra plus dans les parties tropicales.
La partie méditerranéenne serait asséchée et la partie plus au nord verrait augmenter les
précipitations. Ces signes-là sont connus mais pour y mettre des valeurs numériques c’est
extrêmement difficile. Ceci, c’est pour les valeurs moyennes.
En ce qui concerne les événements extrêmes, et vous avez à juste titre parlé des
changements climatiques avec des crues et des sécheresses, on peut représenter la pluviosité
annuelle (c'est une courbe de fréquences avec les volumes des pluies en abscisse et la fréquence
en ordonnée). Admettons que le climat devienne plus humide et que la pluie moyenne soit d'un
volume plus grand ; la courbe des fréquences sera au minimum translatée. De part et d’autre, on
a les sécheresses et les crues. Les climatologues sont tous d’accord là-dessus. En revanche, estce qu’en même temps que la courbe se translate, elle change de forme et elle devient plus
évasée ? (la fréquence des pluies moyennes diminue et celle des pluies extrêmes augmente). Il
semble que oui. Au niveau du rapport 2007 du GIEC, il faut savoir que sur cette question des
extrêmes les modèles sont incapables de fournir la moindre réponse. Les modèles ne voient pas
de variation dans les distributions, etc. Ils ont beaucoup de mal à le faire car au maximum on ne
simule aujourd’hui que 100 ans avec un modèle climatique. Pour voir des extrêmes avec une
fréquence de 1 sur 100 il faudrait simuler au moins 1 000 ans, donc on a un problème de
connaissances.
Gérard Payen : Pourquoi dit-on partout, y compris dans des documents institutionnels, que les
changements climatiques dans le domaine de l’eau vont accroître les événements extrêmes ?
Ghislain de Marsily : C’est ce qu’indique le rapport 2007 du GIEC. D’abord, dès qu’il y a un
événement extrême la presse dit que c’est le changement climatique. Il y a donc une sorte
d’emballement en disant que ce sont les changements climatiques qui engendrent ce que vous
voulez. Au niveau des documents institutionnels, le seul à en avoir parlé de façon assez arrêtée,
c’est le dernier rapport du GIEC, du début de l’année 2007. C’est uniquement à partir des
observations, ce sont des statistiques des variations éventuelles de précipitations sur un petit
nombre d’années puisqu’on considère que les effets climatiques mesurables le sont depuis 20 –
30 ans. Sur ces années, est-ce qu’on voit une tendance de déplacement des moyennes ? est-ce
qu’on voit une tendance à une augmentation de la variance ? Ils disent avec beaucoup de
prudence qu’il semble que oui, donc tout le monde le dit comme ça. Les climatologues disent
qu’il y a plus d’énergie dans l’atmosphère puisqu’on a un cycle de l’eau qui est accéléré. Il y a
plus d’évaporation, de condensation et de précipitations. Il n’est donc pas déraisonnable de dire
que cela va augmenter la variance du système mais on n’est pas beaucoup plus sûr que ça.
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Comme, je l’ai dit, pour avoir ces statistiques sur ce qui se passe tous les 10 ans en moyenne il
faudrait peut-être avoir 100 ans pour faire quelque chose de sérieux, nous avons donc une
présomption.
Les modèles et ce qu'ils nous disent dépendent des données introduites et des questions
que nous posons. Donnons un exemple. C'est une affaire parue dans la presse il y a un mois et
notamment dans La Recherche et Le Monde et qui est due à Hervé Le Treut (de l’Académie des
Sciences). Les climatologues ont établi depuis dix-quinze ans l’équivalence entre tous les gaz à
effet de serre. Le gaz majeur est le CO2 , mais on tient compte des autres gaz et on dit que tel
gaz a un effet de facteur "tant" par rapport au CO2. Considérons le cas du méthane (CH4) qui est
70 fois plus efficace par unité de Mole que le CO2 en matière d’effet sur le rayonnement
infrarouge mais qui a une durée de demi-vie de douze ans dans l’atmosphère, alors que pour le
CO2 c’est plusieurs milliers d’années. Pour faire l’équivalence, on fait le calcul suivant : on
prend une émission instantanée et unitaire de chacun de ces gaz et on regarde la présence de ce
gaz dans l’atmosphère sur une certaine période. Si on intègre sur cent ans une émission
ponctuelle instantanée de CO2 et de CH4 l’effet est de 20 (à équivalence en Mole le CH4 génère
vingt fois plus d’effet de serre que le CO2). Depuis que cette équivalence a été faite on utilise le
chiffre de 20 pour faire les calculs de l'impact de l'émission de gaz à effet de serre. Or les
objectifs du GIEC ont un peu changé la donne. Tout le monde dit maintenant qu’il ne faut pas
dépasser 2 degrés de hausse des températures autour de 2050 car au-delà on va vers des risques
extrêmement importants. Donc l'horizon de cent ans ne veut plus dire grand-chose. Il faut plutôt
intégrer sur trente, quarante ou cinquante ans et regarder le poids relatif des différents gaz à
effet de serre avec cette nouvelle équivalence basée sur une période plus courte. On modifie
ainsi la manière de comparer les gaz, et si on fait cela le méthane passe d’un facteur 20 à un
facteur 50. Cela donne aujourd’hui une priorité beaucoup plus importante à la réduction de
production de méthane, au captage de tous les gaz de décharge et éventuellement ceux des
activités agricoles.
Gérard Payen : Je voudrais réagir sur la question : pourquoi a-t-on parlé de l’accès à l’eau pour
les pauvres durant un certain temps et maintenant des changements climatiques. Effectivement,
le débat public s'est déplacé. Mais il y a une grosse différence. Les pauvres ne sont pas chez
nous. Le problème de l’accès à l’eau ne se pose pas en France, en tout cas pas de façon très
importante alors que le changement climatique tel qu’il est diffusé par les médias donne
l’impression qu’il concerne tout le monde et génère une angoisse qui fait que tous les Français
se sentent concernés. De mon point de vue, dans le secteur de l’eau, le changement climatique
est un facteur aggravant de problèmes qui préexistaient et qui se distinguent en quatre catégories
: i) les problèmes des ressources en eau et du stress hydrique croissant, donc des problèmes
quantitatifs ; ii) les problèmes d’accès des personnes à l’eau potable ; iii) la mise en place de
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dispositifs d’assainissement (il est alors question de la pollution de l’eau) ; iv) les catastrophes
liées à l’eau comme les inondations et les tsunamis. L’impact du changement climatique est une
aggravation de plusieurs problématiques mais il ne vient pas les révolutionner. On avait déjà des
problèmes de stress hydrique. L’humanité essaie de se préserver des inondations depuis
l’Antiquité. Il ne faut pas voir les changements climatiques comme un problème isolé. Il faut
plutôt les voir comme un nouveau sujet d’intérêt. L’opinion publique se passionne pour les
problèmes de changement climatique et a complètement oublié les problèmes d’alimentation en
eau potable et en assainissement, pensant, par raccourci, que c’est le même sujet. Or ce n’est pas
du tout le même sujet. Je voudrais en quelques mots vous dire pourquoi.
Le changement climatique impacte sans doute les problèmes quantitatifs de ressources
en eau mais la problématique de l’accès à l’eau potable et à l’assainissement (1,1 milliard de
personnes n’ont pas un accès satisfaisant à l’eau potable) n’est pas un problème de ressources en
eau. C’est un problème d’alimentation des populations ; là où il peut y avoir beaucoup d’eau, il
peut y avoir aussi beaucoup de gens qui n’ont pas accès à l’eau potable. Ce n’est pas du tout la
même problématique. Lorsqu’on se motive pour mobiliser davantage de ressources en eau, on
met plus d’eau dans les tuyaux, mais les gens qui ne sont pas au bout des tuyaux n’en
bénéficient pas. Or le milliard de personnes dont on parle n’a pas accès à des tuyaux. Il y a
même 3 milliards de personnes aujourd’hui sur cette planète qui n’ont pas l’eau potable à
domicile ou à proximité immédiate. La problématique de l’alimentation en eau est d’apporter de
l’eau à chacun, à chaque famille, à chaque logement. Cela n’a quasiment rien à voir avec la
problématique des ressources en eau. L’opinion publique a beaucoup de mal à le percevoir.
2. L'OPINION PUBLIQUE ET LA HIERARCHIE DES PROBLEMES
Dominique Lorrain : Si on parle de la mobilisation de l’opinion publique, il me semble qu’au
début les questions d’eau étaient portées par des techniciens et des décideurs politiques, la
société civile se trouvant peu impliquée. Au moment du sommet de La Haye (2000) et de sa
préparation, des représentants du Conseil Mondial de l’Eau et de la Banque Mondiale ont dit :
« il faut sortir du club un peu fermé des professionnels pour mobiliser l’opinion publique et ce
détour sera l’occasion de convaincre les décideurs politiques et de lever des fonds pour atteindre
les objectifs pour 2008 ». Or j’aurais tendance à dire, avec le recul puisqu’on est en 2008, qu’on
peut s’interroger sur l’efficacité de ce détour par l’opinion publique. D'ou ma question : qu’il
s’agisse d'une mobilisation de l’opinion publique pour l’accès à l’eau pour les pauvres ou pour
résoudre les problèmes des changements climatiques, la prise de décision publique est-elle
facilitée grâce à ce détour?
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Gérard Payen : Je pense qu’il y a une grosse différence entre l’opinion publique dans les pays
développés comme la France, qui ne se mobilise pas pour l’accès à l’eau, et les représentants de
ce qu’on appelle la société civile dans les débats internationaux, qui aujourd’hui existent et font
une pression sur les décideurs politiques qui est non nulle.
Bertrand Dardenne : Oui, l’opinion publique dans les pays en développement n’est pas du tout
la même que l’opinion publique dans les pays développés, et elle peut être extrêmement
mobilisée sur les questions d’eau. Je voudrais revenir sur le fait que le social ait un peu disparu
du débat. Je pense que le constat d'aujourd’hui, c’est qu’il y a des engagements du millénaire,
depuis Johannesburg (2002). Ce n’est pas la première fois qu’il y a des grands discours de ce
genre. Il y a eu la décennie de l’eau, la décennie de l’assainissement et de je ne sais quoi. Il y a
toujours eu du marketing politique pour essayer de pousser ce secteur comme étant prioritaire.
C’est quand même la première fois que cela marche. C’est la première fois qu’il y a des
engagements politiques qui durent. Dans pratiquement tous les gouvernements du monde ces
objectifs, en particulier sur l’eau, un peu moins sur l’assainissement, restent des priorités
basiques du gouvernement. Tout cela a été très bien intégré dans la plupart des pays en
développement. Si vous prenez le journal dans n’importe quel pays d’Afrique, d’Asie, voire
d’Amérique Latine, revient régulièrement qu’il y a des objectifs du millénaire, que le
gouvernement travaille pour réduire de moitié la population qui n’a pas accès à l’eau. Je veux
dire cette réalité-là car je suis surpris de voir qu’on est en gros à mi-parcours de l’horizon 2015
et que ce discours politique reste fort. Il a été assez largement intégré dans l’opinion publique
des pays concernés.
A partir du moment où on s’est donné quinze ans pour arriver à un certain résultat,
qu’on est à mi-chemin de cette histoire, que cela continue, que finalement cela ne marche pas si
mal, c’est un peu normal que l’opinion publique et les journaux ne soient pas centrés là-dessus.
Aujourd’hui, on est au milieu du gué. C’est un sujet de travail, ce n’est pas un sujet de grande
information ; ce n'est donc pas comparable avec la question climatique qui est nouvelle et sur
laquelle il y a un débat. Sur le problème de l'alimentation en eau la question aujourd’hui n’est
pas de savoir par quel bout on le tire. Cela a déjà été décidé. Il y a des projets, du financement et
cela avance. Je pense que le débat reviendra en 2015 car on va arriver au constat que des
politiques ont marché - des pays ont réussi mais d'autres n’ont pas réussi. Là je pense que le
débat politique reviendra.
Pierre Victoria : Revenons sur le problème de la décision politique par rapport au débat sur le
changement climatique et les engagements du millénaire. En ce qui concerne ces derniers, il y a
quand même une question que se posent ceux qui s’intéressent aux problématiques du
développement et de l'accès à l’eau, c’est de savoir si oui ou non les engagements sont des
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"chiffons de papier". La question reste en point d’interrogation et la réalité de la preuve n’est
pas encore pleinement apportée à l’idée qu’il y a un véritable engagement de la communauté
internationale pour régler le problème de la pauvreté, globalement et, plus particulièrement,
dans sa composante services à l'eau. Ce qui veut dire aussi, et on le voit bien au sein du Conseil
Mondial de l’Eau, qu’on se méfie un peu de la problématique du changement climatique qui
tend à occulter ou à exonérer la communauté internationale de ses engagements du "millénaire".
Et ce, d’autant plus que même s’il y a une responsabilité humaine évidente, exprimée et
reconnue, quelque part , dans l’esprit général, le changement climatique est un phénomène
naturel contre lequel il est difficile de lutter. La notion de responsabilité individuelle et
collective y est moins forte que sur le problème de l’accès à l’eau et de l’assainissement.
Un colloque récent organisé au CFE (Cercle français de l'eau) est riche d'enseignements.
Du côté des décideurs politiques, personne ne nie la réalité du changement climatique. Personne
ne nie non plus qu’il faudra jouer à la fois sur l’adaptation et sur l’atténuation. Ce n’est pas
parce qu’on est dans une logique d’adaptation qu’on ne doit pas être solidaire de l’ensemble du
problème, notamment par des efforts de réduction de ses consommations énergétiques. Il
n’empêche que par rapport aux décideurs politiques il est difficile aujourd’hui de leur demander
de prendre des décisions dont on sait qu’elles ont un coût, dans un contexte d’incertitude
scientifique forte, à des horizons qui sont extrêmement éloignés, alors que l’accès à l’eau, pour
lequel les solutions sont connues, est insuffisamment mis en œuvre. Entre ces deux approches, il
y a aujourd’hui, une logique de télescopage entre le présent et le futur. C’est bien de parler des
générations futures mais il faut penser aux générations présentes, surtout lorsqu’on connaît les
termes du problème. Pour les investissements nécessaires à l’adaptation au changement
climatique, les décideurs vont avoir du mal à mettre beaucoup d’argent dans un contexte où les
augmentations tarifaires du prix de l’eau sont loin d’être accepter facilement !
Cinq points m’ont semblé importants dans ce colloque. i) D’abord, tout le monde a
conscience qu’aujourd’hui on reconnaît la réalité des problèmes climatiques mais il y a une
recherche de proportionnalité de l’effort pour éviter des investissements injustifiés : « ok, on est
prêt à faire …. mais veillons à ce que ce soit proportionnel. » ii) Il faut développer une nouvelle
culture de l’eau, promouvoir la rationalisation des usages avec des efforts de lutte contre le
gaspillage. iii) Il faut retrouver un lien entre la connaissance scientifique et les politiques d’où
l’importance des scenarii ouverts. iv) Un problème de conflits peut se poser. Si, historiquement
la logique de coopération entre les acteurs et les territoires l’a emporté sur les « disputes » pour
l’accès à la ressource, le changement climatique, s’il n’est pas anticipé, va certainement durcir
les relations. Il faut aujourd’hui promouvoir des processus de coopération, en fonction des
différents scenarii, pour se préparer à prendre les décisions politiques qui s’imposent. v) Enfin,
il y a le problème d’articulation des politiques publiques. Au niveau européen, aujourd’hui,
c’est l'Union Européenne, Commission et Parlement, qui définit la politique européenne de
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l’eau. Elle est essentiellement orientée dans une logique environnementale de reconquête de la
qualité des milieux aquatiques. L’Europe a découvert très récemment la problématique du stress
hydrique et du changement climatique. Il va falloir réintégrer cette donnée-là dans une directive
pour une gestion collective de la qualité et de la quantité qui serait la base commune des
règlements et des politiques publiques au sein des pays européens.
Jacques Labre. Sur les changements climatiques il y a deux observations complémentaires que
je souhaite rapidement apporter. D’une part, sans nier l’importance de la menace du changement
climatique, je pense qu’il faut quand même relativiser son impact sur la tension autour de l’eau
dans les quelques décennies à venir par rapport aux autres phénomènes qui, contrairement aux
changements climatiques, sont certains. Le changement climatique, lui, comme cela a été dit
précédemment, ajoute plutôt de l’incertitude. Parmi les évolutions qui sont certaines citons
d'abord la démographie. On sait qu’il y aura bientôt 3 milliards d’hommes de plus à nourrir dans
le monde et je dis volontairement : à nourrir parce que le principal enjeu de la tension sur la
ressource en eau n’est pas l’accès à l’eau potable, c’est l’alimentation. Le deuxième facteur
certain qui va provoquer une augmentation des tensions sur les ressources tient à l’évolution des
régimes alimentaires qui dans tous les pays à niveau de vie intermédiaire sont devenus plus
carnés et donc représentent des consommations d’eau virtuelle par habitant beaucoup plus
élevées. Sans parler de l’urbanisation qui concentre les populations dans les centres urbains. Ces
facteurs-là sont certains.
Le changement climatique dans ce contexte ajoute surtout de l’incertitude et rend plus
difficile la planification des investissements dans les systèmes d’alimentation en eau et
d’assainissement qui sont des systèmes à longue durée de vie et qui de ce fait présentent une
grande inertie en matière d’adaptation aux nouvelles contraintes. Cela m’amène à parler d’un
autre aspect lié aux changements climatiques : en quoi les opérateurs de l’eau peuvent être
acteurs dans l’adaptation aux changements climatiques. Comme la plupart des grands opérateurs
de réseaux, ceux de l’eau sont aussi des fournisseurs de technologies. La première réponse qui
vient à l’esprit est qu’ils peuvent l’être en améliorant l’offre en matière de réutilisation de l’eau
usée, de dessalement d’eau de mer, de modélisation des ressources souterraines, d'outils de
gestion de crise, etc. Ceci est tout à fait juste mais il me semble que l’apport le plus pertinent
que les opérateurs professionnels peuvent réaliser est tout simplement de rendre les services
publics de l’eau et de l’assainissement dans chaque ville plus durables au plan économique2. Un
service public de l’eau et de l’assainissement qui est en déficit chronique n’est absolument pas
flexible, pas adaptable et pas réactif, alors qu’un service public qui a des fondements
Sur une telle problématique cf. F. Aggeri et O. Godard, « Les entreprises et le développement durable »,
Entreprises et Histoire, n° 45, septembre 2006, p. 6-19.
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économiques sains pourra générer une certaine capacité d’auto-investissement qui est
absolument indispensable pour se prémunir face aux aléas du changement climatique. Dans
certains pays d’Europe, on se soucie maintenant de dimensionner les systèmes d’assainissement
pour faire face à des épisodes pluvieux plus intenses. L'impact est lourd sur le montant des
investissements mais c’est probablement pertinent, dès lors qu’il est question de remplacer une
canalisation, d’envisager de mettre une canalisation largement dimensionnée, mais pour pouvoir
prendre ce genre de décision il faut avoir une certaine latitude de manœuvre économique.
Gérard Payen : Pour terminer sur ces sujets et ces problématiques, je voudrais illustrer le
télescopage dans l’opinion de la problématique des changements climatiques et de
l’augmentation de la pénurie d’eau. J’en ai discuté il y a une dizaine de jours avec le secrétaire
général de l’OCDE, Angel Gurria, qui vient de publier un rapport très intéressant : Les
perspectives de l’environnement de l’OCDE à l’horizon 20303. L’OCDE a fait quatre ans de
travaux pour publier un document qui analyse au niveau mondial les principaux enjeux dans le
domaine de l’environnement. Lors de la sortie de ce rapport, l’OCDE a communiqué largement
avec la presse en portant l’attention sur quatre sujets. Le premier était le changement climatique,
le second la biodiversité, le troisième concernait l’augmentation des pénuries d’eau, le
quatrième était l'impact de la pollution sur la santé. La presse s’en est fait largement écho et j’ai
interrogé un certain nombre de gens sur ce qu’ils avaient compris en lisant un certain nombre
d’articles de presse. Tous m’ont dit la même chose : "j’ai compris, parce que le chiffre existe
dans les articles, que le changement climatique allait augmenter le stress hydrique pour un
milliard de personnes d’ici 2030". La réalité est que l’OCDE a fait d’un côté un travail sur le
changement climatique et de l’autre un travail sur l’augmentation de la demande en eau, et dans
son modèle elle a évalué à un milliard de personnes ceux qui vont être en situation de stress
hydrique à cause de l’augmentation de la demande, en dehors de toute dégradation du climat. Le
milliard évoqué n’a ainsi rien à voir avec le changement climatique qui n’est pas dans le modèle
et pourtant l’opinion n’a compris que cela. Il y a un vrai télescopage des deux thématiques dans
l’opinion.
3. INCERTITUDES SUR LE CLIMAT ET PROBLEMES CERTAINS
Dominique Lorrain : Pour poursuivre sur la discussion je retiens qu’il y a une incertitude liée
aux modèles du fait qu’on ne voit pas très bien la géographie de l’impact. En gros, vous nous
dites que soit on n’a pas une durée assez longue, soit on n’a pas un maillage suffisamment fin
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Paris, OCDE, 2008.
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pour être capable de spatialiser les choses. Ma première question sera : où en sont les travaux
des modélisateurs et sur quel horizon ? Le facteur temps est devenu très important avec ce degré
de température à ne pas dépasser et qui sinon pourrait déclencher un effet seuil ou de boucle
rétroactive dans le climat. Cela veut dire que si à l’horizon 2050 il faut faire attention à ne pas
déclencher ces boucles on ne peut pas attendre trente ans pour prendre les décisions. Le
problème est que les hommes politiques doivent prendre des décisions lourdes avec des
implications sociales, financières et économiques importantes ; ils ont besoin d'une
connaissance à peu près stabilisée. Dans combien de temps les modélisateurs arriveront-ils à
affiner la maille ?
Ghislain de Marsily : Je suis un tout petit peu en dehors de mon domaine de compétence : je
suis hydrologue et non climatologue, mais je vais essayer de vous répondre d’après ce que j’ai
entendu. Les Japonais sont les modélisateurs les plus développés. Ce sont eux qui ont les
modèles plus gros avec les mailles les plus fines. Ce sont des modèles qui viennent de sortir
avec, je crois, une maille de 10 km alors qu’on était avec une maille de 400 km il y a quinze ans
et maintenant on est plutôt autour de 100 km. Ils ont augmenté de façon très forte la précision
spatiale, ce qui ne veut pas dire que la modélisation soit tellement meilleure et, autrement dit,
que ce qu’ils vont voir à une échelle d’une maille de 10 km soit représentatif de ce qui va se
passer dans les 10 km en question. A mon avis, on n’est pas encore capable de donner des
prévisions autres que très globales, à savoir dire que, la zone méditerranéenne ayant une
réduction des précipitations, il faut s’attendre à ce que le sud de l’Espagne reçoive moins d’eau
et que le nord du Danemark en reçoive plus, mais entre les deux où va passer la limite de
basculement ? Personne ne peut le dire avec précision. Par exemple, j’ai posé la question : « estce qu’il faut construire le barrage de Charlas, dans le sud-ouest de la France ? ». On me répond
que pour l’instant la région de Charlas est plutôt dans la zone méditerranéenne. On serait donc
conduit à dire qu’on devrait plutôt manquer d’eau. Mais les modèles ne prennent pas en compte
la présence des Pyrénées, ce qui est quand même important ! On ne peut pas prévoir les
précipitations à côté des Pyrénées sans les y englober. On n’est donc pas encore en mesure de
faire des prévisions extrêmement solides. Les grandes tendances sont connues. Il va pleuvoir
moins dans la zone méditerranéenne. En revanche, on est incapable de dire avec précision où
elle s’arrête. Si un financier a besoin de connaître les prévisions pour dans vingt ans concernant
Charlas on n’a pas les moyens de les lui donner. Donc on est obligé de prendre des décisions
réfléchies pour un avenir incertain et se dire que s’il faut faire quelque chose, il faut peut-être
commencer à le faire aujourd’hui, en sachant qu’on peut très bien se tromper sur le sens des
variations en un lieu donné. J'ai posé la question à un climatologue réputé : quand serez vous
capables de donner ces prévisions ? Il m’a répondu : quinze ans.
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Gérard Payen : Peut-être que pour un barrage comme Charlas les évolutions dont parlait
Jacques Labre tout à l’heure sur l'augmentation de la demande en eau sont plus certaines et plus
fortes que les variations climatiques potentielles. Les volumes d'eau pour l'irrigation augmentent
de manière très forte dans cette région-là.
Ghislain de Marsily : Bien sûr. Elles augmentent pour une raison économique, c’est-à-dire que
les producteurs veulent faire plus de maïs et pas vraiment parce qu’on meurt de faim en France.
C’est un souhait d’avoir plus d’eau pour permettre un développement économique. Pour
l’instant la France est exportatrice en céréales et l’Europe est un tout petit peu importatrice de
manière globale en nourriture. Elle exporte des céréales mais elle importe des produits de
cultures irriguées. La motivation de Charlas est purement économique. Est-ce qu’on veut faire
ce barrage dans ces conditions ? J’appuie tout à fait ce qu’a dit Jacques Labre : les problèmes
certains sont la démographie et la nourriture. J’ai l’impression que l’opinion publique s’est pour
l’instant enamourée des problèmes de changement climatique et met beaucoup l’accent làdessus, alors que le vrai problème est là et n’est pas pour dans quinze ans. Pensez à la crise sur
le prix du blé, qui est passé de 165 dollars la tonne à 400 en deux ans et qui est en train de
fluctuer autour de cette zone-là. J’ai été voir le responsable des prévisions agricoles à Bruxelles.
Il dit qu’on est dans une tendance lourde d’augmentation des prix agricoles. Cela se traduit par
des émeutes qui ont eu lieu récemment en Egypte, au Burkina et dans d’autres pays parce qu’on
manque de nourriture.
J’ajouterai deux choses. Nous avons, comme je l’ai dit, un groupe de travail à
l'Académie des Sciences qui a démarré là-dessus ; il a souhaité avoir un nutritionniste. Il nous
dit : « Ne vous trompez pas de problème. Le problème de la nutrition mondiale est beaucoup
plus compliqué que simplement donner à manger aux gens. Le problème n° 1 de la planète en ce
qui concerne la nutrition est l’obésité. Elle est en train de se répandre à toute vitesse dans les
pays en voie de développement, ce que nous ne savions pas, et avec des conséquences sanitaires
épouvantables. Quand on parle de nourriture mondiale il faut donc aussi voir comment on va
nourrir correctement la planète ». Actuellement, l’accent a été mis sur la production agricole
d’éléments énergétiques, qui donnent ainsi beaucoup de calories alors que ce n’est pas cela qu’il
faudrait faire. Ce n’est pas plus de grain qu’on a besoin. Il faut modifier aussi les régimes
alimentaires. Les gens se mettent à manger de la viande mais on ne peut pas nourrir une planète
de 9 milliards de personnes avec de la viande pour tout le monde. Ce n’est pas possible. Il faut
une alimentation équilibrée et bien dimensionnée pour tous. C’était la première idée. La
deuxième idée rejoint un peu les changements climatiques. Toujours sur le problème de la
nourriture, du fait d'avoir 70 millions de personnes de plus par an sur terre, la planète ne s’est
jamais trouvée aussi bas en stocks alimentaires depuis 1984. Si on se retrouve en situation de
crise climatique avec notamment des sécheresses et si par hasard l’intensité de ces crises est un
12
peu amplifiée par les changements climatiques, nous risquons de nous trouver en première page
de tous les journaux avec des millions de morts parce qu’on n’aura pas eu de quoi les nourrir.
Cela peut arriver demain. Je suis extrêmement inquiet concernant ce problème.
Pour ce rapport Démographie, climat, et alimentation mondiale on devrait sortir un
texte si possible à la fin de l’année. L’idée est de faire l’inverse de ce qu’a fait l’OCDE qui traite
des changements démographiques puis des changements climatiques. On veut faire les deux. On
veut voir quelle est l’influence réciproque du climat sur la démographie et de la démographie
sur le climat. Par exemple, on est en train de demander aux climatologues de nous dire si pour
nourrir la planète il faut défricher un milliard d’hectares comme certains le disent. Est-ce que
cela va avoir en retour un effet sur le climat ? Autrement dit, est-ce qu’il y a un bouclage ? Cela
n’a jamais été fait. On essaie de faire tourner des modèles climatiques en défrichant l’Amazonie
et de voir si ça modifie le climat à Paris, en Amazonie et ailleurs, et estimer les impacts sur la
biodiversité.
Jacques Labre : Je voudrais faire un bref commentaire qui enchaîne sur ce qui précède. C’est
une autre évolution lourde qui à mon sens prime sur le changement climatique en matière
d’exposition aux risques des événements extrêmes. Il y a une augmentation de la vulnérabilité
de nos sociétés face aux événements extrêmes d’inondation et de sécheresse, même à climat
constant. Par exemple, la crue de 1910 revenant aujourd’hui à Paris provoquerait des dommages
économiques infiniment plus sévères qu’il y a un siècle parce que le patrimoine dans les zones
menacées a été développé avec des centraux téléphoniques souterrains, un réseau de transport
enterré, etc. Vis-à-vis des sécheresses c’est la même chose. Le système d’alimentation de la
planète est devenu beaucoup plus sophistiqué. Il est fondé notamment sur des variétés de
céréales qui sont plus productives mais moins résistantes aux aléas du climat et donc, aussi bien
du côté des inondations que des sécheresses, le phénomène majeur, indépendamment du
changement climatique, c’est l’augmentation de la vulnérabilité de nos sociétés. Par conséquent,
le fait de faire jouer un principe de précaution, par exemple dans le dimensionnement du
système hydraulique pour augmenter sa robustesse, est tout à fait justifié indépendamment du
changement climatique. Une protection accrue contre les inondations se justifie même si on
pense que le risque d’inondation va rester constant dans le bassin de la Seine.
Bertrand Dardenne : Lorsqu'on parle de changement climatique et de démographie n'oublions
pas un troisième facteur - la croissance économique - qui au moins à court terme, a un impact
très grand. Si on prend l’exemple de la Chine et sa croissance du PNB de 10% par an depuis
quelques années, avec plus d’un milliard de personnes, l’eau et l’énergie sont des biens qui ont
une très forte élasticité revenu. Pour faire simple, un pauvre consomme 40 litres d’eau potable
par jour ; un riche en consomme 200 litres. Le rapport est de 1 à 5. Si en une décennie vous avez
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un milliard de personnes qui passent d’un statut de pauvre à celui de riche, cela change
fondamentalement le besoin en eau potable. C’est le même problème si on regarde l’effet sur le
besoin total en eau, que ce soit pour des raisons alimentaires, agricoles, etc. En effet, manger du
riz n’induit pas les mêmes consommations en eau que si on consomme de la viande. Si le
pouvoir d’achat des Chinois double en dix ans ils ne vont pas que manger du riz. Il y a là un vrai
défi. Ce n’est pas seulement le fait de la démographie, avec un ou deux milliard(s) de plus, qui
sera grave. Le fait d'incorporer un milliard de personnes qui sont pauvres et qui deviennent
riches correspond à un phénomène très important et certain.
Dominique Lorrain : Il y a une phrase qui dit : "si tous les Chinois voulaient vivre comme les
Américains il faudrait les ressources de quatre terres pour y parvenir".
Gérard Payen : Je voudrais revenir sur ce lien entre le régime alimentaire et le développement
économique. Je suis d’accord sur le fait qu’avec le développement économique les individus
consomment d’avantage d’eau qu’avant mais ce n’est pas forcément dû à leur consommation
directe. C’est surtout à cause de l’eau nécessaire à la production de leurs aliments. Une étude
FAO de 2007 a essayé d’analyser les besoins en eau de la planète. Elle a montré que des
individus ayant des régimes alimentaires aussi différents que ceux des Italiens, des Ethiopiens et
des Thaïlandais consommaient à peu près la même quantité d’eau au travers des aliments qu’ils
mangeaient, à savoir environ 3 000 litres par jour. Il est intéressant de voir que malgré une
diversité très grande le prélèvement sur la nature pour l’alimentation peut être du même ordre de
grandeur. Ceci étant, les évolutions des régimes alimentaires ne vont pas dans le bon sens.
Dominique Lorrain : Pour poursuivre le débat, j’ai une observation sur la question de
l’incertitude. D’accord sur la difficulté de prévoir à trente ou quarante ans ; néanmoins il y a un
point d’incertitude politique qui est troublant à l’heure actuelle. Si on regarde sur une carte les
lieux où l’urbanisation est la plus forte, il s'agit d'endroits qui sont dès aujourd’hui soumis à une
pluviométrie assez faible : les sud en France, en Espagne, aux Etats-Unis. Il est sans doute
difficile de prendre des décisions pour demain mais le problème supérieur est qu’on a même du
mal à prendre certaines décisions aujourd’hui, sur des données certaines. Se pose la question de
savoir comment articuler d’un côté ces risques-là et de l’autre la gestion des droits à construire
dans des sociétés démocratiques.
Jacques Labre : Le changement climatique est ainsi un vrai sujet mais ce n’est pas le sujet
majeur. La question que je me pose est par rapport à ce que vous disiez sur l’aspect médiatique :
est-ce que le changement climatique permet cependant de parler d’autres sujets - c’est ce qu’on
14
vient de faire en définitive - et de poser les vrais problèmes du monde tel qu’il évolue ou est-ce
qu’au contraire il occulte les vrais problèmes ?
Bertrand Dardenne : Il occulte et il déculpabilise.
4. LES OBJECTIFS DU MILLENAIRE
Dominique Lorrain : Je propose que nous abordions les objectifs du millénaire.
Gérard Payen : Dans votre texte d'invitation vous avez une phrase qui mérite discussion. Vous
dites que « les objectifs du millénaire étaient sans doute irréalistes et procédaient d’un effet
d’annonce ». Le sujet a été abordé tout à l’heure par Bertrand Dardenne. C'est largement
discutable. Premièrement, ces objectifs sont complètement réalistes et deuxièmement, ils sont
extrêmement mobilisateurs au niveau international.
Dominique Lorrain : J’ai fait un petit calcul. 1,1 milliard de personnes n'ont pas accès à l'eau.
Les objectifs à quinze ans visent à réduire ce nombre de moitié. Cela fait 550 millions de
personnes. Si on divise par 15 ans et 365 jours, on arrive exactement à 100 000 personnes à
connecter par jour.
Jacques Labre : En fait, c’est 250 000 personnes car il faut prendre en compte la hausse
démographique, mais c’est faisable.
Gérard Payen : En fait, le problème est un peu différent. On va respecter l’objectif du
millénaire pour l’accès à l’eau potable. Ce sera le premier objectif auquel le monde va peut-être
parvenir. On n’est pas encore en 2015, donc ce n’est pas garanti, mais pour l’eau potable nous
avons de bonnes chances d’y arriver. En revanche, pour l’assainissement nous sommes très loin
de l’objectif.
Ceci étant, ces objectifs servent de référence à tous les débats internationaux, à l’action
des gouvernements dans les pays en développement et ces gouvernements ont une très forte
pression sur eux à cause des objectifs du millénaire. Ce sont donc des objectifs extrêmement
vertueux. Aujourd’hui, ces objectifs du millénaire servent à mobiliser tout le monde. Ils sont le
référent par rapport auquel on mesure l’avancement. Dans une réunion internationale comme
celle dans laquelle j’étais la semaine dernière à Tunis, si le ministre de l’Eau entend un exposé
montrant que son pays est en retard par rapport aux voisins, il a une pression politique
considérable. Je pense donc que ces objectifs sont très utiles et en plus ils ne sont pas du tout
irréalistes.
15
Le vrai problème des objectifs du millénaire est qu’ils sont trop modestes. Ils le sont à
deux titres. L’un, qui a été beaucoup critiqué par les ONG, à tort à mon avis, est qu’ils ne
concernent que 50 % des personnes. C’est un faux débat parce que les objectifs du millénaire
permettent d’avoir une dynamique et si cette dynamique est enclenchée à la bonne vitesse pour
atteindre la moitié en 2015 on obtiendra en 2025 l’accès universel à l’eau potable comme les
pays d’Asie s’y sont engagés en décembre dernier. Le vrai problème est que les objectifs du
millénaire sont mal compris dans leur réalité physique. Dans les pays du Nord on dit : accès à
l’eau potable et à l’assainissement et on comprend : un accès comme nous. En France, avoir
l’accès à l’eau potable, c’est avoir un robinet avec, quand on ouvre le robinet, de l’eau qui
coule. Eh bien les objectifs du millénaire sont de donner accès à la totalité de la population en
deux étapes, avec non pas un robinet pour tous mais une situation intermédiaire qui peut être de
marcher avec un seau sur l’épaule pour arriver à une fontaine. Cela n’a strictement rien à voir
avec ce que nous connaissons aujourd’hui en France. C’est pour cela que je dis qu’ils sont
modestes par rapport à ce qu’on pourrait espérer. La réalité aujourd’hui est que sur l’indicateur
utilisé par les Nations Unies pour mesurer le progrès (typiquement, l’accès à des fontaines
publiques) il y a 1,1 milliard de personnes qui sont en attente. Sur l’accès à l’eau potable tel que
nous le connaissons en France (branchement individuel) il y a au moins 3 milliards de personnes
qui n’en bénéficient pas. De plus, sur celles qui ont un robinet à domicile, beaucoup n’ont de
l’eau que de façon intermittente et pas toujours potable. Il y a donc une grosse différence entre
les objectifs sur lesquels on est tous mobilisés et ce que les gens du Nord connaissent.
Dominique Lorrain : Merci de la précision. Est-ce qu’on a des bilans sur l’état d’avancement ?
Par ailleurs, quelle est la part effectuée par les opérateurs privés ? Une des critiques adressées à
ces derniers est qu’ils répondent à une logique de marché et donc ne vont pas dans les pays
pauvres, où on ne retrouve que des ONG.
Gérard Payen : Sur le premier point, un document4 préparé récemment par le Conseil pour
l’eau et l’assainissement du secrétariat pour les Nations Unies récapitule ce qu’on connaît. Les
derniers chiffres publics connus avant ce rapport datent de fin 2004. Sous peu on aura des
données relatives à fin 2006. Pour chacun des deux domaines, l’eau potable et l’assainissement,
il est établi une baisse de la proportion de la population qui n’est pas connectée aux réseaux
publics et une baisse de la proportion de la population qui n’a pas accès au sens des objectifs du
millénaire. Fin 2004, il y avait 1,069 milliard de personnes qui n’avait pas accès à l’eau potable
4
United Nations Advisory Board on Water and Sanitation, working document,
Monitoring and reporting progress of access to water and sanitation, an
assessment by UNSGAB, 15 April 2008.
16
au sens de l’objectif du millénaire et 2,9 milliards qui n’avaient pas de robinet. Il y a un net
progrès pour l'accès à l'eau potable et des succès moindres pour l'assainissement. Le nombre de
personnes qui n’a pas accès à des latrines est plutôt stable pour le moment mais le nombre de
personnes qui ne sont pas branchées à un réseau d'assainissement augmente.
La deuxième raison pour laquelle les objectifs du millénaire sont trop modestes
concerne l’assainissement. Tout le monde parle d’accès à l’assainissement mais c’est un terme
pudique pour parler de toilettes privatives. Les objectifs du millénaire ne concernent que cela. Il
n’y a rien sur l’évacuation des eaux sales, l’épuration des eaux usées, la protection de
l’environnement et la protection des populations qui sont en aval.
Dominique Lorrain : Selon ce document, on est passé en six ans de 1,19 milliard de personnes
qui n’ont pas d’accès à l’eau potable à 1,069 milliard. Le résultat est modeste : 121 millions.
Gérard Payen : Il faut regarder les proportions. Les objectifs du millénaire s’expriment en
proportion de la population et non en chiffres absolus. Une proportion qui baisse signifie, en
fait, qu’on a compensé plus que la croissance démographique, ce qui est beaucoup. Selon les
Nations Unies5, entre 1990 et 2004 la population mondiale a augmenté de 1109 millions de
personnes. Dans le même temps un nombre plus important, soit 1228 millions de personnes, ont
pu avoir un accès minimal à l’eau potable conforme à l’objectif du millénaire, ce qui a
effectivement permis de réduire les besoins à 1069 millions6. Ceci étant, seuls 860 millions de
personnes ont été raccordées aux réseaux d’eau potable dans la même période.
Pierre Victoria : Je voudrais dire deux choses. Comme l’a dit Gérard Payen, on est aujourd’hui
conscient que les objectifs du millénaire n’ont de sens que si c’est une étape vers un service
universel de l’eau. Dans le cas inverse, cela nécessiterait de définir qui sont les 50 % prioritaires
dans l’accès à l’eau. Est-ce qu’on favorise l’urbain ou le rural ? Cela n’a pas de sens. Sur la
place du secteur privé, en ce qui concerne Veolia, nous avons comptabilisé le nombre de
personnes qui n’avaient pas l’eau et que nous avons connecté ces dernières années. Le début de
nos contrats dans les pays en voie de développement remonte à la fin des années 1990. 1,5
million de personnes qui n'avaient pas auparavant accès à l’eau l'ont obtenu (ce chiffre prend en
compte uniquement ce qui est dans le cadre d’une délégation de service et non dans une
5
The urban and rural challenge of the decade, OMS-UNICEF Joint Monitoring
Programme, 2006.
6
Personnes non connectées vers 1990, 1 190 millions (+) hausse démographique,
1 109 millions (–) nouveaux accès à l'eau, 1 230 millions = personnes non
connectées en 2004, 1 069 millions.
17
prestation de services). On fait cela soit par de nouvelles connections aux réseaux collectifs, soit
par les bornes fontaines. Au Niger on gère 52 centres mais on est aussi responsable de la
diffusion par les bornes fontaines, en tout cas celles qui sont régulées. Aujourd'hui on doit avoir
850 000 abonnés à l’eau sur le territoire africain. On reste un acteur présent dans des contextes
très difficiles du point de vue de la gestion contractuelle. Le vrai problème est l’acceptation de
cette logique du contrat par les différentes parties avec, pour l'opérateur, des obligations de
performance. Je reviens sur mon histoire de "chiffons de papier". Le contrat n’est pas un chiffon
de papier qu’on rédige selon les humeurs des uns et des autres. Tout le problème tient au partage
de cette culture contractuelle. Il y a bien sûr des problèmes de sécurité financière mais la
sécurité juridique est l’élément clef qui va permettre à l’opérateur de contracter avec une
autorité politique. C’est ça le principal obstacle. Notre position est de dire : "nous allons là où
les conditions sont réunies, à savoir les conditions de la gouvernance et notamment en matière
de sécurité juridique".
Bertrand Dardenne : A propos des objectifs du millénaire et du rôle des opérateurs privés, je
voudrais séparer deux choses. Tout d’abord ces objectifs sont un succès politique. C’est la
première fois que les gens arrivent à rester mobilisés pendant plusieurs années sur le même sujet
et à effectivement avancer. Globalement, on y arrivera. Le slogan est simple : réduire de moitié
les gens qui n’ont pas accès à l’eau et à l’assainissement. Politiquement et globalement c’est très
bien. Le calcul que vous faisiez part sur l'idée de trouver une solution définitive, analogue à
celle des pays développés : dans ce cas ça fait beaucoup de tuyaux et d’argent et on n’y arrivera
jamais. Mais ce n’est pas le vrai problème.
Pour prendre un exemple, je coordonne en ce moment le plan stratégique de l’eau du
Mozambique, qui est un pays un peu phare en Afrique sur ce sujet. C’est le plan de la politique
de la direction de l’Eau pour atteindre les objectifs du millénaire en 2015. L’objectif urbain est
de 75 % de couverture. Aujourd’hui, selon les calculs officiels le taux moyen de couverture est
de 24 %. 15-16% sont des branchements et le reste sont des bornes fontaines, en comptant 500
personnes par borne fontaine (chiffre surévalué mais qui est la règle de calcul donnée à
Johannesburg). En construisant des réseaux jusqu’en 2015 on va rajouter 100 000 branchements
au maximum. Avec cinq personnes par branchement vous avez 500 000 personnes connectées.
Cela ne résout pas tout. La vraie question est qu’aujourd’hui, rien qu’à Maputo, la capitale du
pays, il y a 26 % de la population qui n’a pas de branchement mais qui achète l’eau au voisin.
Alors on les met, où ceux-là ? Quand je dis qu’il y a 24 % en moyenne nationale de couverture,
ces gens n’y sont pas car on ne peut pas considérer que c’est un service public : ce n’est pas
régulé, il n’y a rien d’organisé. Le vrai enjeu donc pour augmenter le taux de couverture, d'ici
2015, est d’améliorer en qualité de service public la situation de ces gens-là qui finalement ont
de l’eau mais ce n’est pas régulé et on ne sait pas très bien ce qu’ils ont.
18
Par ailleurs, dans la ville de Maputo 450 opérateurs privés desservent aujourd’hui 35
000 branchements. C’est complètement informel. Soit on arrive à les formaliser et à les insérer
dans le service public avec un minimum de critères : on sait à peu près ce qui se passe, on a une
qualité de l’eau qui est reconnue, il y a un suivi, ce qui fait qu’on considère que c’est un service
correct. Le jour où on fait cela, on augmente de 5 à 10 % la couverture dans le pays. Soit on
considère que ce n’est pas une solution correcte et défendable car elle va empiéter sur le
monopole du service public et de l’opérateur privé qui est en place là-bas. Les vraies questions
qui sont derrière l’augmentation de la couverture ne sont pas uniquement quantitatives.
Dans la capitale, Maputo, il y a officiellement 30 ou 40 % de couverture par l’opérateur
privé, concessionnaire du service public. Or la production moyenne est de 100 litres par habitant
par jour pour toute la ville mais on a 60% d’eau non facturée dans les comptes officiels. Tout
cela est cependant fictif. 26% de la population achète de l’eau au voisin, donc c’est de l’eau
qu’il a eue au robinet depuis une entreprise publique. 50 % des branchements qui ne sont pas
comptés puisqu’ils n’ont pas de compteur. Il y a quelques personnes qui reçoivent
officiellement 300 litres par jour. En fait, ils en consomment 80 litres et vendent le reste au
voisin. Tout cela est anarchique et désorganisé. Rien que de rationaliser ces points permettra de
repartir au moins sur une base comptable et institutionnelle un peu plus claire. Il y a donc
d’autres enjeux que des investissements purs.
Jacques Labre : Sur les objectifs du millénaire, je souscris tout à fait à ce qui a été dit, même si
dans beaucoup de pays subsahariens malheureusement il est maintenant peu probable qu’ils
soient atteints. Il y a des success stories qui montrent que lorsque le gouvernement se donne les
moyens et a une politique stable, pérenne, soutenue pour favoriser l’accès à l’eau on peut y
arriver. C’est par exemple le cas de l’Afrique du Sud. Il y a d’autres pays comme le Maroc qui,
je crois, sont sur la bonne voie. Si on regarde au niveau d’une ville il y a des progrès absolument
spectaculaires comme à Phnom Penh. Après le gouvernement des Khmers rouges la compagnie
perdait 90 % de l’eau qu’elle produisait. Maintenant le ratio est inversé : elle distribue 90% de
l'eau produite, niveau excellent même pour les pays développés. Parallèlement la couverture de
la ville a été considérablement étendue. Je voudrais aussi dire, sur les objectifs du millénaire,
que le grand public n’a peut-être pas toujours une très grande conscience des responsabilités en
jeu pour y parvenir. Bien sûr il y a des responsabilités de la part de la communauté
internationale avec des systèmes d’aide bilatérale et multilatérale et il est nécessaire que l’aide
publique au développement allouée au secteur de l’eau soit augmentée. La France a pris
d’ailleurs quelques engagements dans ce sens au sommet d’Evian. Mais l’aide publique à
l’investissement dans les systèmes d’eau potable et d’assainissement ne constitue qu’une
proportion minime. Je crois que c’est 10 % au niveau mondial. C’est un peu plus en Afrique où
les financements locaux sont particulièrement faibles, mais le principal du financement vient et
19
viendra des ressources locales : soit des usagers, soit des gouvernements. La responsabilité
essentielle n’est donc pas dans les systèmes d’aide publique internationaux et du côté des
opérateurs internationaux, elle est dans les gouvernements nationaux et locaux des pays où
l’accès à l’eau fait défaut. C’est vrai qu’on peut opposer l’énormité des montants
d’investissements nécessaires mais si on les compare aux budgets d’armement de la plupart des
pays les moins avancés, on voit que les ordres de grandeur ne sont pas inaccessibles.
En ce qui concerne le rôle des opérateurs privés, il y a beaucoup de débats et de
publications sur « l’échec » des opérateurs privés en matière d’accès à l’eau et à
l’assainissement. Je pense que les chiffres montrent que là où ils ont été mandatés et pendant la
durée de leur contrat les opérateurs ont apporté une contribution significative. Nous avons
regardé pour Suez Environnement quel était le rythme de progression de la couverture d’accès à
l’eau potable et à l’assainissement, dans le périmètre géographique de nos contrats, par rapport
au rythme de progression général dans le pays tel qu’il est régulièrement mesuré dans les
rapports OMS et UNICEF. Ces comparaisons posent des problèmes de statistiques assez
délicats mais en résumé, on peut facilement montrer que notre groupe a fait mieux que la
moyenne nationale pour les services qui lui ont été délégués. Sur 14 années et à travers 15
contrats dont certains se prolongent, Suez Environnement a apporté l’eau sous forme de
nouveaux branchements à 9,3 millions de personnes supplémentaires. Nous avons également
apporté l’eau à travers des bornes fontaines mais le nombre de bénéficiaires est plus difficile à
évaluer. Concernant l’accès au réseau d’assainissement, le chiffre est de 5,3 millions de
personnes supplémentaires. Ce sont des chiffres qui sont à la fois modestes par rapport à l’enjeu
global et significatifs par rapport à la population qui résidait dans la zone de service qui nous
était allouée.
Pierre Victoria : Je voudrais revenir sur ce qui me semble un obstacle majeur sur l’action et qui
est de nature politique. Une des raisons pour lesquelles les choses avancent trop lentement est
d'ordre politique à deux niveaux. Premièrement, se pose le problème du rapport entre l’autorité
centrale et le local, ce qui est fondamental dans les pays où la notion de pouvoir se garde et ne
se délègue pas. Or nous sommes dans des logiques de service de proximité. On ne peut pas
imaginer une bonne gestion de l’eau sans avoir un transfert de compétences ; c’est la question
de départ. Deuxièmement, il faut aussi parler de courage politique et, à l'inverse de la
démagogie qui aboutit à faire en sorte qu’on maintienne artificiellement des prix bas sur l’eau,
ce qui aboutit toujours à la même chose, on favorise ceux qui sont raccordés par rapport à ceux
qui ne sont pas raccordés. La vraie fracture de l’eau se situe là. Si on est d’accord là-dessus,
ensuite on regarde quels sont les obstacles au raccordement. Or on voit bien que sur les
problèmes de tarification on a jusqu’à présent privilégié la logique de tarification sociale sur la
consommation par rapport à celle sur le coût du branchement. Vous avez là un vrai problème de
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cohérence. L'autre problème est comment raccorder des gens à des services essentiels lorsqu’ils
ont des habitations illégales. C’est un problème urbain plus général. J’ai vu des exemples dans
certains pays où on ne peut pas faire passer un réseau à un certain endroit parce qu’il y a un
habitat à démolir pour pouvoir passer. Comme personne ne veut assumer la responsabilité de la
décision on ne le fait pas. On se retrouve à créer des iniquités à nouveau à l’intérieur de zones
périurbaines entre des gens qui vont avoir l’eau et des gens qui vont la revendre aux autres, mais
avec un taux de marge extrêmement important, tout simplement parce que personne n’a eu le
courage d’assurer un minimum d’aménagement urbain pour faire passer des réseaux et que tout
le monde ait le droit à l’eau. Ce sont là les problèmes fondamentaux auxquels sont confrontés
les opérateurs quel que soit leur statut. Il faut être clair sur le recouvrement des prix, et je
rejoins ce qu’a dit Jacques Labre. Le recouvrement des coûts est une condition nécessaire de
l’égalité et de l’extension de l'accès à l’eau. En Afrique aujourd’hui, pour ce qui concerne le
secteur privé les taux de rendement de réseau se situent au-delà de 80 %. Les taux de
recouvrement de créances sont entre 96 et 98 % pour les consommations domestiques.
Dominique Lorrain : Merci à tous pour ces échanges approfondis. Nous aurions pu examiner
les étapes à parcourir dans la stratégie du millénaire. L'histoire de la vieille Europe est un bon
exemple de politiques diverses et graduelles. Le service d'eau ne fut pas tout de suite universel
et financé par le tarif. Il fallut du temps, des étapes et un apport des financements publics. Nous
aurions pu aussi débattre des différentes options techniques. Entre le réseau unique et le puits
individuel existent des options. L'arrivée de groupes industriels, avec une approche
technologique - cleantech - , tend à promouvoir une solution sans réseau. Il faudrait faire des
bilans à partir des cycles complets intégrant les coûts d'investissement et de fonctionnement sur
deux générations. Ces approches nouvelles, portées par des techniques et des besoins, sont très
importantes car s'y joue aussi une certaine conception du service. Ces offres techniques sontelles destinées aux segments de la demande solvable ou doit-on dès le début penser le problème
à partir d'une autorité responsable unique et d'une égalité de traitement ? Autrement dit, l'eau
doit–elle continuer à être organisée autour des notions de service public (service universel) ou
est-ce une commodité parmi d'autres ?
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