Recherches sur Diderotet sur l’Encyclopédie,44,2009
Sylviane ALBERTAN-COPPOLA
De l’airauCiel
dansl’Encyclopédie :enjeux
théologiquesde l’article AIR
Larticle AIR ( Théol.),signé de l’initiale Gde l’abbéMallet,appa-
raîtàpremièrevuecomme uncurieux mélange de notationsbibliqueset
lexicologiques.Ils’ouvre en effet sur une définition tirée de l’Écriture:
«Lairest souventsigné dansl’Écrituresous le nom de ciel »,suivie de
quelqueslocutionsempruntéesàl’Ancien etauNouveauTestament:
«lesoiseaux duciel1pour lesoiseaux de l’air.Dieufitpleuvoirduciel sur
Sodome le soufre&le feu2;c’est-à-dire,il fitpleuvoirde l’air3;que le feu
descende duciel4,c’est-à-dire de l’air.Moyse menace lesIsraélitesdes
effets de la colere de Dieu,de lesfaire périrpar unaircorrompu:percu-
tiat teDominus aerecorrupto5;oupeuttre par unventblantqui
cause desmaladiesmortelles,oupar une sécheresse qui faitrirles
moissons». On passe ensuite,au sein dumême paragraphe,àladéfini-
tion d’expressionsappartenantaulangage courant:«Battre l’air,parler
en l’air ,sontdesmanièresde parler usitéesmême en notre langue,pour
direparler sansjugement,sansintelligence,se fatigueren vain.»Enfin,le
paragraphe setermine par une définition despuissancesde l’air,qui
nous ramène sans transition àla Bible :«Lespuissancesde l’air ,(Ephes.
xi. 2.)6sontlesdémonsqui exercentprincipalementleur puissance dans
l’air,en yexcitantdes tempêtes,des vents,&desorages.»
1. Passim dansla Bible.VoirnotammentPsaumes,VIII, 9,Deutéronome,XXVIII,
26 etMatthieu ,VI, 26.
2.Genèse ,XIX, 24.
3.Ici « de l’air» n’est évidemmentpas uncomplémentd’objetdirectmais,comme
« duciel » danslaproposition précédente,uncomplémentcirconstanciel de lieuindi-
quantlaprovenance.
4. 2elivre desRois ,I, 10.
5. Deutéronome,XXVIII, 22
6.En faitVI, 12.
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Pareil chassé-croisé entre le sacré etle profane dans un premier
tempsétonne,avantque le renvoi finalauDictionnaire de la Bible7de
Dom Calmetne vienne éclairerle lecteur.Ensereportantaupassage cité,
on découvre en faitque l’article de Malletaété littéralement tiré de celui
de Calmet,àquelquesmodifications typographiques 8ou syntaxiques 9près.
Onsaperçoitaussi queCalmet scindaitnettementl’article en deux para-
graphes,distinguantainsi lesexpressionsbibliquesdubut desexpres-
sions usuellesquisuivent,ce qui paraîtdéjàplus cohérent.Néanmoins,la
référencebiblique finale aux puissancesde l’air succédaitimmédiatement,
comme chezMallet,aux termescourants «battre l’air,parleren l’air»,ce
qui demeure étrange.encore,c’est l’article de Calmetquivientànotre
secours pour expliquercette étrangeté:il comporte en note des références
àl’Ecriture qui nous apprennentque « battre l’air» et« parleren l’air»
sontelles-mêmesdescitationsbibliques,tiréesde lapremièreEtreaux
Corinthiens(IX, 26 etXIV,9). MaisMallet,quirassemble àlafin de l’ar-
ticle les référencescitéesen note parCalmet,aomiscesdeux-là, d’oùla
perplexité qui en résulte pour le lecteur de l’Encyclopédie10 .
Cette omission – qu’elle soitounon involontaire – révèle l’étroite
relation qui existe dansl’espritdesdeux eccsiastiquesentre lasphère
religieuse etlasphère profane.Déjà, dans son Dictionnaire de la Bible,
Calmetéprouvaitle besoin d’établir un pontentre lalanguebiblique et
lalangue française,comme le montre l’emploi qu’il yfaisaitde l’adverbe
« même » :«Battre l’air,parleren l’air ,sontdesmanieresde parler
usitéesmême11 en notre langue ». Mallet vaplus loin en n’estimant
apparemmentmême pas utile de référercesexpressionscourantesàla
Bible,un peucomme si l’on étaitpassé d’un dictionnaire de la Bible àun
dictionnaire de langue 12 .
7.Dictionnaire historique,critique,chronologique,géographique etlittéral de la
Bible,Paris,1728;rééd. 1730.
8. Suppression desappelsde noteset transfert des référencesàla Bible en fin d’article.
9. Adjonction de la conjonction de coordination « et» entre lesdeux derniers
groupesnominaux.
10.Larticle AIR ( Théol.) de l’édition de Genève de l’Encyclopédie (Pellet,1777),
inexplicablement tronqué d’un membre de phrase (« sontlesdémonsqui exercentprinci-
palement»),seraencore plus incompréhensible sansle recours à Calmet.
11. C’est nous quisoulignons.
12.Il est ànotercependantque lesexpressions« parleren l’air» et«battre l’air» figu-
raientdéjàdansle Dictionnaire de Furetre:«AIR, se ditencore figurémenten Morale des
chosesqui n’ontpasde vérité,oude fondement solide.Falso,nequidquam,frustra .Ainsi on dit,
Donner un exploiten l’air;pour dire,ne le pointdonnerdu tout.Faire desconjecturesen l’air .
On ditaussi,Parleren l’air ,c’est alléguer un fait sanspreuve,ou sansmontrerla charge oule
pouvoirqu’on ade parlerainsi.[...] On ditaussi quun homme batl’air;pour dire,qu’il travaille
inutilement,ouqu’il ditplusieurs choses vaines,qui ne vontpointaubut.CetOrateur a battu
l’airpendant un quart d’heure,aprèsquoi il est venu un peuplus aufait.[...]» (éd. de 1721).
DE LAIR AU CIEL DANS LENCYCLOPÉDIE 75
Àtitre de comparaison,on note lamême évolution en passantdu
dictionnaire de CalmetauDictionnaire de Trévoux,non pasàl’article
AIR, qui n’arien de théologique dansle Trévoux,maisàl’article CIEL,
qui précise d’emblée :«CIEL, se prend aussi quelquefoispour l’air 13».
Lereste de l’article n’est quune liste d’expressions usuelles,dont
certaines semblent renvoyeràlanature (notamment sous son aspect
climatique) plus quàlareligion,comme « LeCiel est serein ;pour dire,
il n’yapointde nuée dansl’air» ou«Larc-en-ciel qui partdans une
nuée pluvieuse ». Mais,une nouvelle fois,le recours auDictionnaire de la
Bible savère éclairant;il révèle quetoutescesexpressionsapparem-
mentprofanes sont tirées,dansle même ordreàl’exception desoiseaux
duciel,de l’article CIEL de Calmet,donton asupprimé toutesles
référencesaux passagesde la Bible dontelles sontextraites.Larticle
CIEL duDictionnaire deTrévoux,quiseveut un dictionnaire de langue14,
participe ainsi de lavision chrétienne dumonde exprimée parle Diction-
naire de la Bible,maisil en produiten quelquesorteune version laïcisée.
Detellesfluctuationsd’un dictionnaireàl’autre nous amènentà
nous interroger sur lesenjeux idéologiquesde ladéfinition de l’air.
Larticle AIR de laCyclopaediade Chambers ne comportaitpasde sous-
section théologique. La question se pose dèslors de savoirpourquoi une
entrée AIR, (Théol.) aétérajoutée dansl’Encyclopédie de Diderotet
DAlembert.Doit-on croireavecl’abbéBarruel que lesencyclopédistes
ontjubon de sassurerlaparticipation d’abbésorthodoxesafin de
sauverlesapparences 15 ?LabbéMallet,il est vrai,tenait sur lareligion
despositionsmodérées16 ,maisorthodoxesetluiconfierlaresponsabilité
13.Notons,d’aprèsle Dictionnaire de la Bible de F.Vigouroux (Paris,LetouzeyetA,
t.I, 1985,art.AIR, p. 322),qu’il n’existe pasde mot,dansla Bible hébraïque,quicorresponde
exactementaumot«air». La Vulgates’est servie plusieurs foisdumot«aer» dansl’Ancien
Testament.Dansle NouveauTestament,le motgrec«aer»,d’où viennentle motlatin « aer»
etle motfrançais«air»,aplusieurs foisle sensd’« airque nous respirons»,quelquefoisle sens
de « souffle,ventléger»,maislaplupart du tempsil désigne l’atmosphère,larégion de l’air
(paropposition àlarégion duciel,plus élevée etplus pure,appelée parlesGrecs«aitr»).
14. Son titre exactest :Dictionnaireuniversel françoisetlatin,vulgairementappelé
Dictionnaire de Trévoux.
15. DanslesMémoirespour serviràl’histoire dujacobinisme (1797,t.I, chap. IV),
l’abbéAugustin Barruel cite parmi les rusesdesencyclopédistesle faitque,dansle
Prospectus,« on annonçaitque lesobjets religieux seraientdiscutéspardes théologiens
connus parleur savoiretleur orthodoxie.»
16.Selon Frank Kafker,l’abbéMalletn’étaitpas uncatholique fanatique. Horrifié par
la Saint-Barthélemy,il défenditl’abbé de Prades,ce qui luivalut d’êtresuspecté d’impiété par
lesjansénistesaussibien que parlessuites( The Encyclopedist asindividuals:a biographical
dictionary of the authors of the Encyclopédie,Oxford,SVEC 257,1988,pp.238-243). Voir
aussiW.E.Rex«Larche de Noé etautresarticles religieux de l’abbéMalletdansl’Encyclo-
pédie,RDE 30,p. 127-145.
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de lathéologie pouvaitconstituer une garantie pour l’entreprise ency-
clopédique. Quoi qu’il en soit,en donnantl’article AIR, (Théol.) Mallet,
réintroduitdanslanatureunDieuque lesarticlesAIR de physique,de
médecine,de musique etd’équitation de Chambers avaientévacué. Bien
plus,le rapprochementqu’il opèreaudépart avecle mot«ciel »,en
conduisantle lecteur àl’article CIEL, vaentraînerce dernier,parle jeu
des renvois,dans un parcours tout àfaitédifiant.
Larticle CIEL (Théolog.),également signé duGde Mallet,renvoie
successivement,aufil desparagraphes,à DIEU,ANGE, ENFER,
EMPYREE, UNIVERS,UBIQUITE, VISION,CHAMPS ELYSEES,
ALCORAN etMAHOMETISME.On peut laisserde côtéUNIVERS,
qui est unarticle de physiquetiré de Chambers,etUBIQUITE, qui
n’existe pas17 .Quantàl’article DIEU,quicontient une démonstration
de l’existence de Dieu tirée despapiers de Formey,etàl’article MAHO-
METISME, quiconsiste dans une réfutation de lareligion musulmane
parJaucourt,cesontdes textesd’apologétique générale.Les sixautres
renvois,qui entretiennent unrapport plus directaveclesnotionsd’airou
de ciel,se fontl’écho de questions théologiquesimportantes,tournant
autour duparadisetde l’enfer.Danscesarticlesde théologie,en effet,
l’airouciel n’est pasconsidérécomme une substance maiscomme un
lieu.Un lieu taxé d’imaginaire et vite évacué dansALCORAN (non
signé). Un lieudontlesAnciensfaisaitle séjour desâmesaprèslamort
danslapartie d’ELYSEES (CHAMPS)signée G 18.Un lieu réservé
aux angesetaux bienheureux dansANGE etEMPYREE (signésG),
contrairementàl’enfer,défini comme un « lieude toumensoùles
chans subirontaprèscettevie lapunition dûeàleurs crimes» (article
ENFER, signé G, V, 665a). Ajoutonsque l’article EMPYREE renvoie à
FIRMAMENT ( Astronomie),oùDAlembert mentionne,avecune
réservecritique,ladistinction établie par« quelques théologiens» entre
ciel étoilé etciel empyrée,« qu’ilsimaginentêtreau-dessus,&dontilsfont
lademeure desbienheureux ». Parmi tous lesarticlesauxquels renvoie
l’article CIEL ( Théolog. ),seulVISION,en Théologie (non signé)19
n’envisage pasle ciel comme un lieuconcretmais sous l’angle de la
17.Il existe en revanche unarticle UBIQUISTES,ouUBIQUITAIRES,qui décrit
une « secte de Lutriens» qui,auxviescle,« pour défendre laprésenceréelle de Jesus-
Christ dansl’Eucharistie,sans soutenirlatranssubstantiation,[...]imaginerentque le
corpsde J.C.est par-tout,ubique» (XVI, 865b-866a).
18. Le dernierparagraphe,quiaborde laquestion du tempsde ceséjour et renvoie
à METEMPSYCOSE, est donné pour une addition de Jaucourt.
19. XVII, 347a-b.Ane pasconfondreavec VISION ( Théolog. ),non signé,qui
concerne lesapparitionsdivines(XVII, 347b-348a).
DE LAIR AU CIEL DANS LENCYCLOPÉDIE 77
«connaissance que nous avonsouque nous auronsde Dieu»,en distin-
guant trois sortesde visions:abstractive,intuitive etcompréhensive.
Parmi les renvoisde l’article CIEL, (Théolog.),on relève deux
absences surprenantes.Curieusement,cetarticle ne comporte pasde
renvoi aumot« esprit»,issu dulatin « spiritus » quisignifie souffle ou
airetqui dansla Genèse est employéàproposde Dieu20.Maisl’article
ANGE ( Théol.) de Mallet y renvoie àlasuite de ladéfinition de l’ange
comme « substancespirituelle,intelligente,lapremière en dignité entre
lescréatures» (I, 458a). Orl’article ESPRIT,en Théologie (V, 972b),qui
est égalementde Mallet,ne secontente pasde définirlesangesetles
démonsen tantque « substancescrééesetimmatérielles»,il donne la
définition duSaint-Esprit,qui introduitpar renvoi à SPIRATION
(« manière dontle S.Espritprocede duPere&duFils»,XV,477a) et
TRINITE,ouvrantainsi le champ immense de ladiscussion sur laTrinité.
De même,on est étonné que l’article CIEL ( Théolog.) ne renvoie pas
àPARADIS21 ,alors qu’il proposeunrenvoi à ENFER, mais,la curiosité
nous y conduisant tout droit,nous y lisonsqueceterme,« dansleslivresdu
NouveauTestament&parmi lesChrétiens signifie un lieude délices,oùles
âmesdesjustes voientDieu,&jouissentd’unbonheur éternel » (XI,893a).
Il n’yajusque làrien d’extraordinaire maislasuite,même caviardée par
l’éditeur LeBreton,ne manque pasde sel. Si laphrase laplus polémiquea
étésupprimée — àsavoir«Je ne saispascommentlesThéologiensle
[le paradis] bâtiront solidementau-delàde tous ces tourbillons;il est
vrai quecesgens-làsontaccoutusà bâtiren l’air.» —,ainsi que quelques
formulesdouteuses 22,le texte n’en conserve pasmoins une certaine ironie.
Ainsi en va-t-il de ce paragraphe qui portesur lalocalisation duparadis:
Lesystème de Copernic & de Descartesanon seulement renversé l’ancienne
hypotse de Ptolémée sur l’ordre&sur lastructure de ce monde ;maisil a
encore misdanslacessité de proposerailleurs un endroitpropreàplacer
le séjour desbienheureux,qu’on nomme vulgairementparadis .L’on dispute
doncraisonnablementdanslesécoles sur lasituation duparadiscéleste où
20.«LorsqueDieucommença la création duciel etde laterre,laterre étaitserte
et vide,etlaténèbreàlasurface de l’abîme ;le souffle de Dieuplanaitàlasurface des
eaux »( Genèse ,1,v.1-2). Ici le souffle ( ruachen hébreu,spiritus en latin,pneumaen grec)
de Dieuest ce qui permetlavie de l’homme etde tous lesêtres.Certainsexégètesont
aussicomprisce « souffle de Dieu»comme unvent violentoul’Espritde Dieu.
21. DanslaCyclopaedia ,en revanche,SKY renvoie à HEAVEN,ainsi quà AIR et
ATMOSPHERE, mais,misàpart ladéfinition duciel (« the blue expanse of airoratmos-
phere »),l’article est entrementconsacréàl’explication de la couleur bleue duciel.
Quantà HEAVEN,il s’emploie àdéfinirlesdifférentes sortesde « heaven » (ciel,paradis)
dansle langage desphilosophes,des théologiensetdesastronomes.
22.VoirDouglasH.Gordon etNormanL.Torrey,The Censoring of Diderots
Encyclopédie and the re-established text,NewYork,1947,p. 71-72.
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