Francis Fèvre La pharaonne de Thèbes La légende d'Hatchepsout : premier tome de la trilogie de l'Âge d'or des pharaons © Francis Fèvre, 2016 ISBN numérique : 979-10-262-0538-8 Courriel : [email protected] Internet : www.librinova.com Le Code de la propriété intellectuelle interdit les copies ou reproductions destinées à une utilisation collective. Toute représentation ou reproduction intégrale ou partielle faite par quelque procédé que ce soit, sans le consentement de l’auteur ou de ses ayants cause, est illicite et constitue une contrefaçon sanctionnée par les articles L335-2 et suivants du Code de la propriété intellectuelle. CHAPITRE I En Egypte, au temps du Nouvel Empire Seize siècles avant notre ère, la ville de Thèbes s’épanouit sur les rives boueuses du Nil et chacun peut admirer le miracle quotidien de ce fleuve violacé au beau milieu du désert saharien. Comme un écrin collé au fleuve qui serpente dans le plus grand désert de la planète, la vallée luxuriante tranche sur l’immensité où le roc alterne avec le sable. 1 Le Nil passe devant Thèbes , tourbillonnant et pressé d’atteindre la Méditerranée à des centaines de kilomètres plus au Nord. Il subit comme les hommes la chaleur du désert, mais en ce jour de l’an 1535 avant le Christ, la ville et ses gens ont une autre raison de suspendre le rythme de leur vie quotidienne. Tous sont habitués à la canicule, clouant hommes et bêtes à l’ombre le temps de voir tomber l’astre solaire, mais aujourd’hui est un jour particulier. L’Égypte attend un enfant, pas celui d’un misérable paysan, déjà envahi d’une marmaille courant en bande joyeuse dans les rues, entre les maisons carrées en brique. Nus, le corps cuivré par le soleil, les enfants de ce temps jouent à la course ou à un jeu d’adresse ; l’unique natte pendant sur un côté de leur crâne rasé virevolte sur leurs épaules. Le royaume du pharaon, la grande oasis égyptienne, sait qu’un enfant de sang royal va naître incessamment dans le palais de Thèbes, à l’abri du commun des mortels derrière ses murs de brique ocre, gardé par les bastions et les hautes portes. La reine Ahmosis, fille du pharaon Aménophis I er, va accoucher d’un héritier de sang royal et sacré. En cette terre où tout appartient au roi, au pharaon, la personne du souverain n’exprime plus seulement la puissance politique, mais la présence du divin, du surnaturel au beau milieu de la condition humaine. Ahmosis est réputée pour la beauté de ses traits, la finesse de son corps. Ses yeux sombres s’ornent de poudre de galène, en un long trait noir rehaussant le regard comme le font encore les belles Egyptiennes de notre siècle avec le khôl. Elle redoute la naissance de l’enfant. Son corps déformé par la grossesse va pouvoir retrouver son aspect premier, ses formes élancées, soulignées par la longue robe diaphane et plissée qui laisse jouer les membres sous l’étoffe légère. La jeunesse de la reine lui permet d’espérer beaucoup de naissances pour donner à son père et à son mari les futurs pharaons, petits dieux vivants jouant sur la terre des hommes. En cette année l’Égypte a deux maîtres : le plus âgé, pharaon de par sa lignée dynastique, l’austère et remarquable Aménophis I er, le plus jeune, 2 Thoutmosis Ier . Ce dernier a été choisi par Aménophis pour assurer la survie de la XVIIIe dynastie, celle de la famille d’Ahmosis, fondateur du Nouvel Empire. Ahmosis avait su relever l’empire après l’invasion des Hyksôs orientaux et la fin de ce que les égyptologues nomment le Moyen Empire. Le pharaon Aménophis a su prendre deux précautions pour sceller ce lien par le sang: Thoutmosis a été associé au trône, mais cela ne suffisait pas et le mariage avec la princesse Ahmosis est venu compléter l’union entre les deux pharaons. Fille et femme de pharaon, Ahmosis se trouve au cœur de la famille sacrée, elle doit en assurer la pérennité et l’être à venir l’incarnera tout entier. Dans le palais du pharaon, labyrinthe de couloirs et d’appartements, de salles de réception aux colonnes chatoyantes, l’attention des dignitaires et des scribes converge vers les appartements de la reine Ahmosis. Première épouse royale, elle n’a pas l’exclusivité des faveurs de Thoutmosis, le harem du pharaon compte quelques jolies concubines. Elles n’ont pas d’égal dans le royaume ; mais un pharaon pourrait-il espérer moins de son séjour sur cette terre ? Dans les chaudes nuits de Thèbes, les étreintes royales se passent bien plus souvent dans les appartements des concubines que sur le lit d’Ahmosis, peut-être aimée de son royal époux mais surtout épousée en gage de soumission à un beau-père tout-puissant, pour faire vivre dans les décennies futures les caractères génétiques d’Aménophis et de ses ancêtres. Ahmosis ne songe pas à ses rivales, elle tente de résister à la fatigue et à la douleur ; il faut lutter pour ne pas penser au risque que court une jeune mère lors de ses premiers accouchements. A cette époque, il y a plus de trois mille ans, la médecine ne pouvait, au mieux, qu’apprendre à connaître l’art de soigner par des plantes ou tenter de faire tenir sans trop de disgrâce un membre meurtri. Si la mère n’enfantait pas naturellement, il fallait déjà penser à l’ombre noire d’Anubis, le redoutable dieu passeur des morts vers l’éternité. Trente-cinq siècles se sont écoulés entre ce jour si lointain et notre siècle, Ahmosis et son ventre fécond vivaient à une époque proche de la fin 3 de la préhistoire nilotique . Les marques tangibles de son cadre de vie, de ses impressions ne nous sont pas parvenues, mais ce que nous connaissons des palais de cette dynastie peut laisser rêveur devant tant de grâce et de beauté. L’enfant allait voir le jour dans une pièce abondamment décorée de scènes naturalistes, toujours présentes dans les riches demeures. Ses premiers regards encore troubles seraient pour les décors de fourrés luxuriants, les fresques d’oiseaux aquatiques peints en plein envol sur le plâtre des murs. Même dans leurs demeures, les Égyptiens ne pouvaient oublier ce miracle permanent de la vie foisonnante au bord du Nil, en plein Sahara. Un nouveau et futur pharaon saurait-il aimer le vert des papyrus, le bleu de la voûte céleste, le brun du corps racé des chasseurs dans les marais ou la palette multicolore des scènes de fêtes ? Dans le décor des appartements royaux, au milieu des coffres finement travaillés à l’or, près du lit en treillis de la reine, le sang royal a coulé. Les cris perçants qui ont mis en émoi tout un peuple de servantes et d’esclaves étaient ceux d’une fille, la première fille d’Ahmosis, Hatchepsout. Elle amorce la cinquième génération des reines et princesses de la XVIIIe dynastie. Ahmosis peut enfin découvrir le visage si fin, aux courbes harmonieuses et mutines, telles que nous les livreront les rares statues demeurées intactes de la souveraine. Les mois à venir vont donner plus de vigueur aux traits et une physionomie assez particulière par rapport au vieux fonds nilotique. Des apports venus de l’Afrique noire ou de l’Asie sémitique sont- ils venus interférer dans les gènes princiers de la famille ? Nul ne le sait, mais le nez courbé, l’ovale du visage d’Hatchepsout, la délicatesse de ses traits nous attirent encore dans ses statues marquées d’un énigmatique sourire, à peine esquissé dans une bouche aux lèvres fines. Le sang le plus pur coule dans les petites veines de la princesse Hatchepsout ; elle perpétue le rôle de sa mère mais n’a pas comblé l’attente de Thoutmosis son père, désireux d’avoir un garçon né d’une fille de pharaon et ainsi indiscutablement voué au premier rôle, sans contestation possible d’autres princes de la famille royale. Hatchepsout comble de joie tout le peuple du palais et la nouvelle se répand dans Thèbes mais ce n’est, pour l’Égyptien même le plus pauvre, qu’une fille, c’est-à-dire bien moins qu’un garçon. Le plus humble des hommes du peuple, celui qui ne pouvait même pas laisser une parcelle de terre et sa masure à ses enfants, ne souhaitait pas de plus grand bonheur qu’un garçon. Pour ce peuple joyeux, attaché aux plaisirs de cette terre d’abondance, mais aussi obsédé par l’idée de la mort, de la vie future dans le domaine des dieux quelque part derrière le soleil couchant, un garçon serait l’être capable de prolonger la mémoire des morts. Une fille appartient à la famille de son mari et dans le cas de l’aristocratie, la polygamie minimise encore son rôle. Le garçon ne peut être que le chef d’une famille, si pauvre soit-elle , rendant le culte essentiel des morts. Si le nom du défunt disparaît du souvenir, si le sacrifice n’est plus rendu dans la chapelle funéraire envahie par le sable du désert, alors l’âme des défunts disparaît à jamais et c’est une seconde mort, bien pire que le vrai décès, car toute vie éternelle semble impossible loin du souvenir des vivants et de leur sollicitude. Hatchepsout est bien belle, mais tant de regrets passent dans les yeux de ceux qui se pressent pour se prosterner devant Ahmosis, maîtresse de l’Égypte, que les sourires se figent parfois. Toute sa vie, Hatchepsout va devoir lutter pour mériter un destin équivalent à celui d’un prince de sa condition. Sa naissance la place au-dessus de tous ces prêtres savants, des grands chefs de guerre, des scribes du palais vêtus du pagne blanc ; elle est en fait au-dessus de tous les humains mais, comme sa mère, dépendante du tout-puissant pharaon. Les fonctionnaires chargés d’une province, de la justice ou des immenses domaines royaux s’inclinent devant le petit être tenu par sa mère ou une nourrice. Le regard innocent de la petite fille ne sait pas encore reconnaître ce geste de dévotion, résultant du règne de dizaines de pharaons depuis plus de mille ans. * Dès ses premiers jours l’enfant est entourée des plus grands soins, il n’est pas question de la porter dans une besace posée sur le ventre comme un enfant du peuple. Le malheur des temps n’épargne pas la famille du dieu vivant et la mort fait des ravages parmi les nouveau-nés. L’arrière4 grand-mère d’Hatchepsout, la grande reine Ahmosis-Néfretari 4 , n’a-t-elle pas perdu tous ses fils, à l’exception d’Aménophis, le grand-père royal de la toute jeune princesse? Chaque génération de pharaons a vu disparaître plus de la moitié des nouveau-nés, un grand dignitaire et une nourrice attitrés sont désignés dès le plus jeune âge de l’enfant pour veiller à son éducation et à sa sécurité de tous les instants. Des généraux se retrouvent à l’orée de leur vieillesse chargés d’une petite existence, doublés d’une femme totalement dévouée à l’enfant, comme le sera Satré, la nourrice bien-aimée d’Hatchepsout. Ahmosis ne cesse de s’occuper de l’enfant, mais elle est reine de l’immense Égypte, les deux pays comme aiment à l’appeler les Égyptiens en parlant de la haute et de la basse vallée du Nil. La femme du pharaon ne peut éviter la vie de cour, les cérémonies et tout le fardeau de la vie publique du dieu vivant et des siens. Hatchepsout passe de longs moments avec sa mère dans les appartements royaux, mais l’intimité d’une mère et de son petit enfant n’a pas vraiment de sens au milieu du ballet des servantes coiffant la reine de tresses tombant sur l’épaule, lui massant le corps d’essences rares rapportées de l’Afrique nubienne. Les musiciennes la distraient du son nasillard de la flûte en rythmant leur musique des mouvements de leur corps. L’enfant regarde et demande, il obtient tout de celles qui ne pourront jamais rien refuser à cette petite incarnation d’une lignée royale. Dans les appartements privés du palais, loin en retrait de la grande cour où passent les serviteurs et les soldats, Hatchepsout apprend à reconnaître et à aimer ses proches. Ils constituent du fait de la polygamie royale et de mœurs particulières un ensemble complexe, déroutant pour nos conscience et morale modernes. La famille d’Hatchepsout ne se limite pas à un lignage simple de parents, d’aïeuls, de frères et de sœurs, voire à un cousinage, comme on en rencontre dans bon nombre de sociétés passées et présentes où la vie commune représente autant une tradition patriarcale qu’une nécessité économique. Pour le pharaon et les siens, la vie se déroule au-dessus des coutumes et de la morale dévolues à tous les habitants du pays. Un impératif s’impose : conduire de génération en génération l’héritage du sang royal, qui permet de perpétuer aux yeux du peuple le règne du pharaon précédent. Dans la grande chambre de l’accouchement, près du lit de sa mère, Hatchepsout n’a pas tardé à voir passer beaucoup d’inconnus ; mais en cet endroit reculé du palais, une certaine réserve était de rigueur. Le harem royal et surtout la chambre de la première épouse ne s’ouvrent pas facilement. Même le pharaon doit être accepté dans les appartements de la fille d’Aménophis, la détentrice du sang royal. La mère et l’enfant ont donc retrouvé les salles du palais, où la cour royale a pu admirer tout à loisir le petit être délicat porté par la reine. Encore moulée dans sa longue robe blanche qui laisse sa poitrine de jeune mère découverte, Ahmosis reçoit les hommages et chacun pense au