Année académique 2006-2007 Université Lumière Lyon 2 Institut d'études politiques de Lyon École doctorale : Sciences des Sociétés et du droit (SSD) Laboratoires d'accueil : Triangle (UMR CNRS 5206), RIVES (UMR CNRS 5600) Master Sciences des Sociétés et de leur Environnement, Mention Science Politique, spécialité Recherche Politiques Publiques et Gouvernements Comparés (2eme année) Mémoire de recherche présenté par Marie Ravier LA CONSTRUCTION D’UN PROBLEME PUBLIC : LA LUTTE CONTRE LE CANCER EN FRANCE (1945-2000) Directeur de recherche : Monsieur le Professeur Renaud Payre Table des matières INTRODUCTION . . 4 5 Première Partie Les déterminants socio-historiques de la construction d’un problème public . . 21 Remerciements . . CHAPITRE 1 cancer . . Un fondement historique : le modèle des centres de lutte contre le I/ Les conditions d’une prise en charge spécialisée du cancer . . II/ Des structures spécialisées dépendantes de leur environnement mais en situation de quasi monopole . . CHAPITRE 2 La viabilité d’un modèle remise en question . . I / Un horizon épidémiologique qui évolue . . II/ Une nouvelle donne organisationnelle : entre montée de la concurrence et réorientation de la politique sanitaire . . CONCLUSION . . Deuxième Partie De l’activisme professionnel à la sensibilisation du champ politique . . CHAPITRE 3 Un mouvement de réforme fondateur . . I/ Un nouveau modèle d’organisation des centres anticancéreux et de la Fédération nationale des centres de lutte contre le cancer . . II/ Un processus d’innovation qui met du temps à recueillir l’unanimité . . CHAPITRE 4 Le Cercle de réflexion des cancérologues français : un forum de « policy entrepreneurs » ? . . 23 23 30 34 35 40 48 51 52 53 57 CONCLUSION . . 71 73 79 92 Troisième Partie De la sensibilisation politique à l’événement politique : un sursaut des pouvoirs publics ? . . 94 I/ Le Cercle ou la pérennisation d’alliances scellées . . II/ Le Cercle ou l’ambition de la sensibilisation politique . . CHAPITRE 5 Une mobilisation nationale qui passe par une mobilisation associative . . I/ L’avènement d’un état d’urgence . . II/ Une réflexion nourrie par la mobilisation contre le sida . . CHAPITRE 6 Le plan Gillot-Kouchner : l’activation d’un « political stream » ? . . I/ Le Plan Gillot-Kouchner : l’aboutissement de la réflexion d’une décennie . . II/ Le cancer comme enjeu politique . . CONCLUSION . . Bibliographie . . ARTICLES . . OUVRAGES . . ARCHIVES . . AUTRES . . ARTICLES DE METHODOLOGIE . . ANNEXES . . Résumé . . Abstract . . 95 97 104 110 110 115 121 125 125 125 126 127 127 129 130 131 LA CONSTRUCTION D’UN PROBLEME PUBLIC : LA LUTTE CONTRE LE CANCER EN FRANCE (1945-2000) Remerciements A Renaud Payre, mon tuteur universitaire, qui a accepté de me suivre dans mes recherches, en dépit de mes doutes, de mes tâtonnements, de mes peurs parfois. Ses remarques constructives, ses relectures attentives et stimulantes, ainsi que sa grande disponibilité envers mes divers questionnements ont grandement facilité l’achèvement de ce mémoire. A l’ensemble des personnes rencontrées dans le cadre de cette recherche, j’exprime ma sincère gratitude : Fadila Farsi, Patrick Castel, Régine Goinère, Thierry Philip, Daniel Serin, Christos Chouaïd, Claude Maylin, Jean Clavier, Henri Pujol, Mireille Guigaz, Claire Compagnon, François Briatte. Leurs compétences, leur grande capacité d’écoute ainsi que leurs multiples talents ont largement contribué à la substance de ce mémoire. Sans eux, nul sens à cette ‘aventure’ universitaire. A ma famille, qui pour le second été consécutif, a bien voulu recueillir sa petite étudiante… A ma maman et Manue, douées d’une éternelle patience pour la relecture. A mon papa toujours prêt à se dévouer aux heures critiques. A mes sœurs et mon frère jumeau pour leur soutien perpétuel, tant physique que psychique : des abeilles qui butinent en silence mais qui offrent des rayons de lumière. A Maxime, embarqué sur la même esquif : entre soleil doré et orage noir, un même sourire, un même clin d’œil. A mon ange gardien, qui a su me donner des ailes…. 4 Ravier Marie - 2007 INTRODUCTION INTRODUCTION « Pour faire de grandes choses, Il ne faut pas être un si grand génie, Il ne faut pas être au-dessus des hommes, Il faut être avec eux. » Montesquieu, Pensées. Référons-nous de prime abord à un ouvrage de référence sur lequel nos reviendrons régulièrement afin d’exposer un questionnement sur lequel reposera en filigrane notre réflexion. Patrice Pinell a écrit un ouvrage socio-historique sur la lutte contre le cancer en France. Dans son introduction, il note la spécificité de son étude : toute son analyse repose sur la volonté d’expliquer par quels processus les premières politiques de lutte contre le cancer sont apparues en France, alors que l’Etat prenait des mesures pour lutter contre les fléaux sociaux dans un contexte historique de l’entre-deux-guerres exceptionnel. L’auteur met particulièrement en lumière l’idée d’une représentation autour du cancer qui évolue de manière décisive vers une situation sans équivalent historique : « Pour la première fois, des formations sociales érigent en fléau une maladie qui échappe aux moyens classiques de 1 l’hygiène sociale. » . L’idée que cette maladie représente, par son incidence, une menace pour la société prend peu à peu consistance. L’action étatique au début des années 1920 va consister en la création d’une Commission nationale du cancer dont la principale action sera de coordonner la mise en place des premiers centres anticancéreux, tout en débloquant des fonds pour rendre opérationnelles ces structures spécialisées. Mais aucune politique gouvernementale forte, assignant des objectifs nationaux et organisant la coordination des acteurs ainsi que la cohérence des moyens sur l’ensemble du territoire ne voit le jour. En avril 2007, nous rencontrons un des conseillers du cabinet de Bernard Kouchner qui a contribué à la mise en place du premier programme national de lutte contre le cancer en 2000, et voici quelques-uns de ses propos : « En France, on n’a pas une grande tradition de programme de santé publique, ou en tout cas on l’avait mais on l’a perdu. Au début des années 1980, il n’y avait pas de programme organisé, que ce soit dans le cadre du cancer, de n’importe quelle maladie chronique. […] On a un système français qui est excellent mais qui est basé essentiellement sur le soin : c’est la réforme Debré, les services hospitalouniversitaires, des hôpitaux d’excellence. Donc on est très basé sur le soin et pas tellement sur la personne, sur la population. » Et d’ajouter à propos du Plan cancer de 2000 : « C’est un plan d’action qui, à l’époque, avait mobilisé beaucoup le ministère des Affaires sociales, le ministère d’Etat à la Santé, mais qui n’avait pas réussi à mobiliser au-delà, donc le premier ministre ni le président de la République. Mais c’est quand même la première fois qu’il y avait un engagement politique important au niveau d’un programme de santé publique ». Ces propos nous invitent d’emblée à nous poser une énigme : comment expliquer le laps de temps qui s’écoule entre une période d’effervescence bien analysée par Pinell durant 1 Patrice Pinell, Naissance d’un fléau. Histoire de la lutte contre le cancer en France (1890-1940), Paris, Editions Métailié, 1992, p. 11 Ravier Marie - 2007 5 LA CONSTRUCTION D’UN PROBLEME PUBLIC : LA LUTTE CONTRE LE CANCER EN FRANCE (1945-2000) l’entre deux-guerres, mais qui n’a pas été relayée par un programme national de santé publique autour du cancer, et les années 2000 et au-delà, où politiquement, des décisions gouvernementales sont prises, décisions qui deviennent emblématiques d’une nouvelle manière de penser le problème du cancer ? Notre objet de recherche acquiert de fait son originalité au prisme de cette énigme qui se focalise sur une boîte noire, interrogeant un processus d’émergence d’un problème qui va acquérir un statut nouveau aux yeux des autorités publiques. Ces pensées préliminaires nous immergent dans une réflexion plus vaste autour de la lutte contre le cancer. Pendant longtemps, cette maladie a été apparentée à la honte : il fallait à tout prix taire les conditions dans lesquelles pouvaient s’éteindre les personnes malades du cancer. Qui n’a pas entendu dans son entourage ou lu dans les journaux, il y a quelques années de ça, cette phrase dramatiquement empreinte de sens : « Il ou elle est décédé(e) des suites d’une longue et terrible maladie » ? Ces mots sont à eux seuls emblématiques des connotations qui rôdent sournoisement autour du cancer et qui commencent seulement depuis une décennie à être enrayées : la honte et l’isolement des malades, les souffrances terribles qui participent de cet isolement, la peur terrifiante corrélée à ces trois dimensions. Patrice Pinell va même plus loin dans ses analyses psycho-sociales de la perception sociétale du cancer. Dans l’introduction de son ouvrage Naissance d’un fléau. Histoire de la lutte contre le cancer en France (1890-1940), l’auteur explique comment il a été amené à problématiser ses recherches sociologiques dans une perspective socio-historique. Il nous donne ainsi des éléments très intéressants sur la représentation du « cancer-fléau » au sein de la société. En 1982-1983, Patrice Pinell assiste à la Concertation nationale sur le cancer organisée par le ministère de la Santé. Dans un contexte de dédramatisation, le leitmotiv de ce rassemblement de responsables politiques, d’associations de malades, de journalistes et de médecins est le suivant : le cancer constitue un « mythe » de notre époque et les conséquences de ce dernier peuvent être fortement préjudiciables. Leur explication est fondée sur l’idée qu’il existe une peur profonde et diffuse cristallisée autour de la maladie du cancer. Cette peur n’est pas apaisée par les professionnels médicaux, pire, elle nuit à leur efficacité en générant chez les patients des comportements qu’on peut qualifier d’irrationnels, tels une « cancérophobie » conduisant les individus chez leur médecin pour la moindre petite inquiétude, ou au contraire « une fuite devant la réalité qui les prédispose à 2 reculer le moment du diagnostic » . Or, les cancérologues ne saisissent pas le peu d’impact qu’ont les progrès des thérapies sur les esprits. Le mythe du cancer est, à leurs yeux, fondé sur ce paradoxe. Alors que les résultats thérapeutiques concourent à en faire une des maladies pour laquelle la médecine obtient des chances non négligeables de guérison, « on avait laissé se développer, par manque d’information, des croyances erronées, et, la propension humaine à l’irrationnel aidant, le cancer avait fini par polariser sur lui toutes les 3 hantises du monde moderne » . Suite à ce rassemblement, Pinell a entrepris une réflexion sur les représentations que la structure de ce mythe pouvait générer. En soutenant l’idée que le cancer appartient d’une manière quasi fusionnelle à la vision d’un environnement social « menaçant et menacé, fortement cancérigène (…) mais aussi cancéreux », l’auteur fait l’analyse d’une maladie qui 4 « métaphorise » de la manière la plus pertinente qui soit le malaise et le mal être social, pour l’inscrire dans le corps, pour l’incorporer en dégénérescence organique. A partir de 2 3 4 6 P.Pinell, « Cancer : Images, mythes et morale », in Concertation nationale cancer, Synthèses thématiques, 1983 P.Pinell, Naissance d’un fléau…, op.cit, p.14 Patrice Pinell, ibid., p.14 Ravier Marie - 2007 INTRODUCTION là, l’auteur a voulu historiciser les résultats auxquels il aboutissait : en effet, une étude sociologique ne peut se satisfaire d’être uniquement descriptive. Elle doit revenir sur le pourquoi et le comment de telle ou telle réalité sociale. Pourquoi un tel « mythe » sur le cancer est-il si prégnant dans nos sociétés ?Dès lors, c’est par une analyse socio-historique qu’il en est venu à démontrer l’assise d’une telle vision contemporaine du cancer. A partir de cette référence à cette étude de Pinell, nous voulons exposer la spécificité de notre objet d’étude. Comme nous venons précédemment de l’évoquer, il existe une représentation autour du cancer, un espace de connotations et de perceptions uniques, mais cet espace a profondément évolué depuis la fin du XIXème siècle. Succédant à la tuberculose et à la syphillis dans l’imaginaire collectif, le cancer a été érigé en véritable « fléau » contemporain. Cette perception nouvelle, c’est la certitude que le cancer n’est pas une maladie comme on a pu en connaître au XIXème siècle, telles les maladies infectieuses que sont la tuberculose et la syphilis, fléaux de leur époque, mais qui, dans les années 1920, parviennent petit à petit à être contrôlées par des mesures prophylactiques. Le cancer, en l’état du savoir médical du début du Xxème siècle, n’est subordonné qu’à la seule thérapeutique. Faute de prévention adaptée, le combat contre la maladie dépend fondamentalement des succès de la chirurgie et de la radiothérapie, science en pleine expansion. Et force est de constater que loin d’être enrayée, la mortalité liée au cancer est exponentielle dans l’entre-deux-guerres, deuxième facteur différenciant le cancer des maladies infectieuses. En outre, le cancer atteint toutes les classes sociales, et non plus seulement les couches populaires : c’est une maladie universelle. Dès lors, la mobilisation conjointe des pouvoirs publics, des milieux scientifiques et des groupes de pression va participer à l’inscription durable du cancer dans les mentalités, en tant que pathologie menaçante. Depuis, la lutte contre le cancer semble avoir intégré des préoccupations de plus en plus vives. En ce début de XXIème siècle, la mise en 5 oeuvre du Plan Cancer 2003-2007 , précédé trois ans plus tôt par un premier programme national, résonne comme une priorité, constituant un des trois principaux chantiers du mandat de Jacques Chirac. Les années précédentes, plusieurs rapports parlementaires 6 avaient désigné le cancer comme le principal défi lancé au système de santé français . La lutte contre le cancer a désormais transcendé sa simple dimension médicale pour constituer un enjeu politique et social princeps, ayant une incidence sur l’ensemble des configurations sociétales. Le premier plan de mobilisation nationale du 1er février 2000, dit plan 'Gillot', du nom du secrétaire d'Etat à la santé qui l'a présenté, s’inscrit dans un paysage politique, social et institutionnel tout à fait spécifique à la France. Dans un système de santé particulièrement fragmenté et en voie de recomposition depuis plusieurs années 5 Le Plan Cancer est précédé par un premier programme national de lutte contre le cancer présenté le 1 er 7 , les février 2000 par le secrétaire d’Etat à la santé : il n’aura que très peu de retentissement, puisque Jacques Chirac va très vite faire du cancer une priorité nationale, dès son second mandat. 6 En 1999, le rapport de J. Oudin attirait ainsi l’attention sur le fait que le cancer « est en voie de devenir la première pathologie et la première cause de mortalité des Français. A ce titre, il constitue le principal défi lancé à notre système de santé » (J. Oudin, La politique de lutte contre le cancer, Rapport d’information n° 31 fait au nom de la Commission des Finances, Paris, Sénat, 1999). En 2001, un autre rapport soulignait que le cancer est « le principal défi auquel est confronté notre système de santé publique », et que, depuis 1989, il constitue la première cause de mortalité pour les hommes. (C. Huriet, L. Neuwirth, La politique de lutte contre le cancer, Rapport d’information n°419 fait au nom de la Commission des Affaires sociales, Paris, Sénat, 2001). 7 Bruno Palier, La réforme des systèmes de santé, Paris, PUF, Coll. « Que sais-je ? », 2005 Ravier Marie - 2007 7 LA CONSTRUCTION D’UN PROBLEME PUBLIC : LA LUTTE CONTRE LE CANCER EN FRANCE (1945-2000) problèmes de santé publique requièrent la mobilisation d’une pluralité d’acteurs pour devenir des enjeux susceptibles de retenir l’attention des pouvoirs publics. De facto, nous travaillerons à comprendre comment la mobilisation nationale de lutte contre le cancer pose des interrogations en terme de processus de décision. L’originalité de notre recherche réside dans notre approche analytique : nous avons effectivement choisi d’aborder la problématique du cancer au prisme de son traitement politique. Le postulat de départ sur lequel nous insisterons est que le cancer, en tant que pathologie qui a une incidence profonde sur la société, n’est pas un fait social problématique en soi qui justifierait à lui seul une intervention politique. Il existe une construction du problème-cancer, des antécédents qui dépassent les caractéristiques proprement médicales de la maladie. Nous travaillerons essentiellement à comprendre comment le cancer est devenu un problème traité politiquement : nous nous focaliserons ainsi sur les déterminants qui permettent d’appréhender l’accès du problème-cancer à 8 l’agenda décisionnel . BORNES CHRONOLOGIQUES Notre réflexion, dans un premier temps, trouvera sa source dans une approche sociohistorique : la principale justification à cette démarche méthodologique est la volonté d’appréhender les antécédents profonds - que seule l’histoire a façonnés- de la construction de la lutte contre le cancer comme problème public. C’est pourquoi nous remonterons jusqu’à l’année 1945, date symbolique puisqu’elle confère aux centres anticancéreux un statut juridique, tout en évoquant le début des années 1920, qui sont fondatrices dans l’avènement des premières mesures de lutte contre le cancer. Initialement, nous avons choisi de borner notre étude à la date du premier plan cancer, donc le 1er février 2000. Cette décision est motivée par une raison principale. En effet, après 2000, donc après l'inscription du cancer à l'agenda politique, le caractère dorénavant éminemment politique du cancer fait intervenir des données nouvelles. Une logique de compétition s’instaure, liée essentiellement aux élections présidentielles de 9 2002. « Gouverner, c’est choisir » et implique un mécanisme de sélection qui entraîne systématiquement des ‘gagnants’ et des ‘perdants’. Les enjeux de la politique de lutte contre le cancer à partir de 2000 sont désormais l'apanage de la sphère politique : il s'agirait donc surtout durant cette période de déconstruire la structure du jeu et de la compétition politique et de rencontrer à la fois ceux à qui a bénéficié le mandat de Jacques Chirac, et ceux qui au contraire ont été mis sur la touche, opportunité que nous n’avons pas eu du fait de notre choix chronologique. Le cancer dans son rapport au politique : quel apport des sciences sociales ? La lutte contre le cancer en France est devenue une cause nationale avec la mise en œuvre du premier plan cancer de 2000. ‘Cause nationale’ signifie que pour l’ensemble de la société française, le cancer se décline sous la forme d’un problème de santé publique 8 La référence à Philippe Garraud est ici pertinente : « Un problème est toujours un construit ou un produit social. Il faut donc souligner tout d’abord que ce n’est pas en raison de leur gravité ou de leur importance, présente ou à venir, que les problèmes accèdent à l’agenda gouvernemental public. (...) Tous les problèmes lourds de conséquence pourtant prévisibles ou graves en eux-mêmes ne figurent pas nécessairement et spontanément sur l’agenda dans la mesure où l’accès n’est pas uniquement fonction de leurs caractéristiques spécifiques. », in Philippe Garraud, « Politiques nationales : élaboration de l’agenda », in L’Année sociologique,1990, 40, p. 22 9 8 Propos de Pierre Mendès-France lors d’un discours à l’Assemblée Nationale le 3 juin 1953. Ravier Marie - 2007 INTRODUCTION prioritaire dont les autorités de l’Etat se sont saisi afin d’apporter des solutions concrètes et mesurables. Resituons donc le débat autour des politiques de santé publique et de leur rapport au politique, pour dégager certaines tendances analytiques qui font sens pour appréhender la politique de lutte contre le cancer en tant que problématique de science sociale. En France, la politique de santé publique a longtemps été délaissée, n’engageant quasiment ni débat public, ni débat scientifique. er Le plan cancer annoncé le 1 février 2000 concorde, sur le plan temporel, avec une période de regain d’intérêt des autorités publiques pour la santé publique. Interrogé en décembre 1992 sur les leçons qu’il tirait de l’affaire du sang contaminé, Bernard Kouchner répondait : « La santé publique avec tout ce qui s’y rattache – sécurité sanitaire, transparence, information – n’a jamais été prioritaire dans ce pays. Or, l’Etat a une 10 impérative obligation de moyens dans ce domaine. Il l’avait trop oublié » . Dix ans plus tard, la loi du 4 mars 2002, dite loi Kouchner, a décrit un premier processus d’élaboration de la politique de santé. La loi du 9 août 2004 relative à la politique de santé publique, votée après alternance par une majorité politique différente, a réécrit cette procédure sans en modifier le motif principal : doter l’Etat d’un instrument de décision en matière de santé publique. Dans un discours précurseur prononcé devant l’Académie de Médecine, le ministre de la Santé de l’époque, Jean-François Mattéi, avance ainsi une perspective similaire à celle de 11 son prédécesseur, en évoquant le « devoir impérieux » de l’Etat dans ce domaine . Cette spécificité française traduit un rapport particulier que la santé publique entretient avec le politique. Il faut effectivement constater, dans les termes de l’analyse de l’activité gouvernementale proposée par Pierre Favre, que ce rapport santé publique/politique est un 12 rapport « oscillatoire » . François Briatte a entrepris, dans son mémoire de Master II, une analyse comparée des systèmes de santé français et britannique à travers le prisme des 13 inégalités de santé . Dans son introduction, il part de la réflexion suivante, consécutivement aux propos de Pierre Favre : « La majeurs partie du temps, l’intervention des pouvoirs publics en matière de santé publique suit une routine d’action faible, voire indolente, que reflètent des ressources budgétaires et logistiques limitées, elles-mêmes adossées à un corps professionnel épars et marginalisé au sein des professionnels de santé. » A l’inverse de cette phase de routinisation, les crises sociales aiguës qui se sont superposées aux crises sanitaires ces vingt-cinq dernières années ont entraîné la conversion de problèmes de santé publique en « problèmes publics », pour reprendre la terminologie de Michel Setbon 14 au sujet du sida . Cette approche analytique permet d’envisager l’action publique dans le domaine de la santé publique comme inédite. A partir du moment où un problème se teinte de 10 11 12 Entretien, Le Monde, 17 décembre 1992. er Discours devant l’Académie Nationale de Médecine, 1 octobre 2002. En voici une définition plus complète : « Le rapport au politique peut également être cyclique, voire ‘oscillatoire’, lorsque des phases de soustraction au politique succèdent à des phases de problématisation politique. », in Pierre Favre, Comprendre le monde pour le changer, Paris, Presses de Sciences Po, 2005, p. 291 13 François Briatte, Réduire les inégalités de santé en France et en Grande-Bretagne. Eléments pour une analyse comparée, Mémoire de Master II, IEP de Grenoble, 2006 14 Michel Setbon, Pouvoirs contre Sida. De la transfusion sanguine au dépistage : décisions et pratiques en France, Grande- Bretagne et Suède, Paris, Le Seuil, 1993, pp. 27-31 Ravier Marie - 2007 9 LA CONSTRUCTION D’UN PROBLEME PUBLIC : LA LUTTE CONTRE LE CANCER EN FRANCE (1945-2000) conséquences délétères – épidémie, pic de mortalité, bouleversement des repères moraux -, il est susceptible d’investir l’agenda politique et d’être construit comme un enjeu de santé 15 publique « appelant l’intervention des autorités publiques légitimes » . En dehors de ces 16 périodes « où la capacité de gouverner des autorités publiques paraît s’effondrer » , le politique n’investit et ne s’investit que de manière résiduelle dans le champ de la santé publique. Dans la mesure où trop peu de travaux scientifiques ont été écrits sur la manière dont la politique de lutte contre le cancer a été saisie par le champ politique, nous voulons insister sur la mobilisation autour du sida comme un exemple emblématique d’un problème de santé publique qui a acquis le statut de problème public. Cet exemple nous éclaire d’une part sur les traditions de recherche qui ont pu réfléchir à une telle problématique, et d’autre part sur les processus de politisation qui affectent les questions de santé publique, objet d’autant plus intéressant qu’une bonne part des travaux sur le sida ont adopté une approche comparative. Cette focalisation sur la littérature scientifique qui a travaillé sur le sida a également un mérite rare : elle nous permet d’embrasser un vaste ensemble de questionnements qui seraient susceptibles de faire avancer la recherche sur la lutte contre le cancer dans une perspective de science sociale. 17 François Buton, dans un article paru en 2005 dans la Revue française de science politique, fait un tour d’horizon des travaux scientifiques sur le sida pour tenter de cerner les différentes « formes de la lutte » : quelles spécificités de la lutte contre le sida ont été mises en lumière en fonction de tel angle d’approche analytique ? De manière plus générale, l’auteur s’interroge sur le renouvellement de la recherche en sciences sociales au sujet du sida. Dans les années 1990, les travaux de sciences sociales ont le plus souvent adopté une définition assez étroite de la dimension politique du sida : objet de politiques publiques, 18 le sida est un problème construit comme politique, émergeant dans le champ politique , redevable d’une intervention publique. Les réponses des Etats et des systèmes politico19 20 administratifs nationaux ont ainsi été étudiées au niveau local , national , ou dans une 21 perspective comparative , en mobilisant des traditions analytiques variées. C’est finalement « la » politique face au sida qui a initialement suscité l’intérêt des sociologues et politistes. Un 15 16 17 Jean-Gustave Padioleau, L’Etat au concret, Paris, PUF, 1982, p.25 Pierre Favre, Comprendre le monde pour le changer, op.cit, p. 293 François Buton, « Sida et politique : saisir les formes de la lutte », in Revue française de science politique, vol. 55, n° 5-6, octobre-décembre 2005, pp. 787-810. 18 19 Pierre Favre (dir.), Sida et politique : les premiers affrontements. 1981-1987, Paris, L’Harmattan, 1991 Cf. Par exemple Olivier Borraz (en collaboration avec Patricia Loncle-Moriceau), Les politiques locales de lutte contre le sida. Une analyse dans trois départements français, Paris, L’Harmattan, 1998 ; Anne Lovell, Isabelle Féroni, « Sida-Toxicomanie. Un objet hybride de la nouvelle santé publique à Marseille », in Didier Fassin (dir.), Les figures urbaines de la santé publique. Enquêtes sur des expériences locales, Paris, La Découverte, 1998, pp. 208-238. 20 De manière non exhaustive, Patrice Pinell (dir.), Une épidémie politique. La lutte contre le sida en France (1981-1996), Paris, PUF, 2002 ; Virginia Berridge, AIDS in the UK. The making of a policy, 1981-1994, New-York, Oxford University Press, 1996. 21 Cf. notamment Michel Setbon, Pouvoirs contre sida, op.cit ; Monika Steffen, The Fignt against AIDS. An International Public Policy Comparison between Four European Countries : France, Great-Britain, Germany and Italy, Grenoble, Presses universitaires de Grenoble, 1996. 10 Ravier Marie - 2007 INTRODUCTION second « élan » de recherche semble avoir renouvelé la problématisation de la dimension politique du sida, en mettant l’accent sur la contribution des mouvements de malades 22 au développement des médicaments aux Etats-Unis ou en France , ou en suivant les transformations des « formes politiques » d’organisation de la science et de la médecine 23 au cours de l’épidémie . François Buton synthétise ainsi ce renouvellement de la littérature scientifique : « Tous ces auteurs s’accordent en effet pour considérer que la dimension proprement politique de l’épidémie de sida, au-delà de sa constitution en problème politique 24 exceptionnel, puis normalisé , réside dans l’existence d’un mouvement associatif ayant pu mettre en cause, ou à l’épreuve, sur la scène publique, notamment médiatique, non pas exactement « le pouvoir », mais plus largement « les pouvoirs », politique, médical scientifique, administratif, économique. Tels sont les trois éléments de la dimension politique du sida : des victimes –personnes atteintes ou proches – prennent la parole ; elles adressent 25 leurs critiques à tous les pouvoirs ; elles le font dans l’espace public » . Ce renouvellement de l’approche de la mobilisation autour du sida met en avant l’émergence d’un mouvement associatif comme événement fondateur dans l’histoire de la lutte contre le cancer. Mickaël Pollack le disait déjà en 1988 : « Quand, un jour, les historiens écriront l’histoire sociale du sida, la mobilisation dans des formes associatives dépassant le 26 champ médical sera, sans aucun doute, le fait le plus marquant » . Mais tous les auteurs n’accordent pas la même attention au biais rétrospectif inhérent à une description du monde associatif des années 1990 en « générations », qui valorise parmi les associations les plus anciennes celles dont l’institutionnalisation a réussi. Chez Janine Barbot, la dimension historique est réduite, alors qu’elle est centrale dans l’analyse de P. Pinell et qu’elle fait l’objet d’une grande attention chez N. Dodier. Au final, la lutte contre le sida constitue un objet de choix pour saisir différentes options, méthodes et théories sociologiques. Sur le plan épistémologique et méthodologique, tout distingue les travaux de l’équipe de P. Pinell, de ceux de N. Dodier et J. Barbot. Une épidémie politique emprunte l’essentiel de ses outils à la sociologie de Pierre Bourdieu, « s’attachant à reconstruire l’espace social de la lutte contre le sida, depuis ses conditions de possibilités jusqu’à ses modalités structurales de réalisation, 27 lesquelles dépendent notamment de ses relations avec d’autres espaces sociaux » . Le projet de Nicolas Dodier semble plus ambitieux sur le plan théorique. Il propose en effet un ensemble de notions originales relatives à l’exercice du sens critique des acteurs, au changement historique et à la constitution des acteurs. « Répondant à l’invite de Paul Ricœur sur la production nécessaire d’une ‘image globale du récit historique ‘, N. Dodier prétend finalement formuler des propositions sur le ‘sens global des transformations’ sociales, en l’occurrence celle du monde médical. Car, nous explique-t-il, ces transformations sont accessibles derrière le bruit confus des controverses, « pour peu qu’on sache les lire ». Telle semble bien être, finalement, la compétence du sociologue : 22 Cf. notamment pour la France : Janine Barbot, Les malades en mouvement. La médecine et la science à l’épreuve du sida, Paris, Balland, 2002 23 24 Nicolas Dodier, Leçons politiques de l’épidémie de sida, Paris, Editions de l’EHESS, 2003 Pour une synthèse récente, cf. Monika Steffen, Les Etats face au sida en Europe, Grenoble, Presses Universitaires de Grenoble, 2001 25 26 François Buton, « Sida et politique : saisir les formes de la lutte », op.cit, p. 789 Mickaël Pollack, Les homosexuels et le sida. Sociologie d’une épidémie, Paris, Métailié, 1988, p. 279, cité dans François Buton, ibid., p. 790 27 François Buton, « Sida et politique… », op.cit, p. 808 Ravier Marie - 2007 11 LA CONSTRUCTION D’UN PROBLEME PUBLIC : LA LUTTE CONTRE LE CANCER EN FRANCE (1945-2000) une capacité à bien (mieux ?) lire l’histoire, à produire un récit fondé sur les épreuves qu’il 28 fait subir à une réalité sociale largement appréhendée comme un texte » . Cet appui sur l’exemple de la lutte contre le sida, outre son apport analytique, montre à quel point le type de travaux – en terme d’options théoriques – et l’importance en nombre 29 des recherches sont fonction de la nature du problème de santé publique qui est en jeu. L’épidémie de sida a constitué dans les années 1990 un objet d’étude d’autant plus stimulant qu’au départ, il avait tout d’une maladie exceptionnelle : virus qui a touché une frange stigmatisée et discriminée de la population – les homosexuels et leurs proches – dont la mobilisation inédite a précédé l’intervention politique. A l’opposé du cancer, le sida 30 est apparu comme une maladie « sexy » dans le sens où elle a engendré, en terme de production scientifique, une effervescence intellectuelle qui s’est étendue à plusieurs disciplines, médecine, sociologie, politique publique, anthropologie. Il nous semble bon, à l’instar de François Buton, d’adopter une telle démarche de synthèse quant à l’analyse de la mobilisation autour de la lutte contre le sida : ce type de raisonnement permet d’établir des étapes dans l’analyse de cette mobilisation, de dresser des schèmes analytiques et de mettre en avant l’importance d’une analyse en terme de mobilisation associative, tant celle-ci permet d’éclairer des données déterminantes dans l’orientation de la mobilisation politique. Ces références à la lutte contre le sida nous incitent d’emblée à souscrire à des hypothèses concernant notre propre recherche. Les liens patents entre deux mobilisations nationales orchestrées autour d’une pathologie unique, ainsi qu’entre les formes de revendications associatives comme sources d’accomplissement politique semblent offrir des clés de lecture pertinentes. De surcroît, un tel raisonnement permet de voir à quel point le terrain de la réflexion au sujet de la lutte contre le cancer est en friche. Patrice Pinell peut être considéré comme un auteur qui a réfléchi de manière exhaustive à la manière dont le cancer a déjà été traité politiquement en France. Cet auteur, comme on a déjà pu le voir précédemment, a choisi d’ancrer ses recherches dans une perspective socio-historique. Dans son ouvrage de référence, il dresse une vaste fresque où il insiste, par chapitre, sur les caractéristiques principales qui permettent de saisir l’avènement d’une prise de conscience politique et sociale autour de la lutte contre le cancer en France. « La naissance d’un fléau », du titre de l’ouvrage, correspond à la conjonction de facteurs historiques – la Première Guerre mondiale constitue notamment un événement décisif – et de déterminants sociologiques – changements de représentation autour de la maladie dans une perspective eliasienne.Conjonction inédite qui a façonné la perception du cancer comme « un fléau de la modernité ». 28 29 François Buton, ibid., p. 808 La recherche scientifique sur la lutte contre le sida a été soutenue par des financements massifs et diversifiés, auxquels ont contribué des institutions de recherche (Inserm, CNRS), des missions d’orientation de la recherche (Mire), des institutions administratives (Cnam), des organisations internationales (Union Européenne, OMS), des institutions spécialisées dans le sida (Ensemble contre le sida, le Centre régional d’information et de prévention sur le sida, le Conseil national du sida), et surtout une agence spécialisée, l’ANRS, l’Agence nationale de recherche spécialisée sur le sida, fondée en 1989. 30 Terme employé à plusieurs reprises au cours de nos entretiens. Par exemple, entretien avec la Déléguée Générale du cancéropôle Lyon Auvergne Rhône-Alpes (CLARA) : « Donc on a vraiment deux exemples intéressants : l’un la société civile, avec en plus beaucoup de littérature, Foucault par exemple ; sur le sida on a des quantités d’ouvrages de référence, c’est une littérature revendicatrice. Alors que le cancer, ce n’était pas sexy du tout ». 12 Ravier Marie - 2007 INTRODUCTION A l’opposé du sida, le cancer n’a pas suscité l’intervention extraordinaire des pouvoirs publics. Le cancer est une maladie millénaire : ce n’est pas une épidémie qui s’est déclinée, une fois immergée dans l’espace social, en « épidémies politiques ». Ainsi, les mesures tardives en faveur de la lutte contre le cancer sont survenues en l’absence de crise manifeste. Partant de là, la nature des événements et les structures institutionnelles ne suffisent plus à expliquer complètement la constitution puis la conduite des politiques de lutte contre le cancer. Des formes plus diffuses d’action, liées à la mobilisation de réseaux d’acteurs impliqués dans l’élaboration de l’action publique, et des idées que ceux-ci tentent d’y injecter, vont d’emblée apparaître comme des clés de lecture majeures. Théorisation d’une approche fondée sur la mise sur agenda Si l’action publique pouvait se résumer à un jeu d’agencement entre des problèmes et des solutions, l’objet ‘cancer’ aurait suscité la mise en place de politiques publiques depuis la création des premiers centres de lutte contre le cancer au début des années 1920, et constituerait une dimension ‘standard’ de l’action en santé publique aujourd’hui. Or, l’historique de la lutte contre le cancer montre qu’il y a eu effectivement un moment d’effervescence politique au sortir de la Première Guerre mondiale lors de la création de la Ligue contre le cancer et la mise en place des premiers centres anticancéreux. Malgré ces initiatives des années 1920 et une première forme de prise en compte politique du cancer que représentent la création et le soutien financier des vingt centres de lutte contre le cancer, il faut attendre 2000 pour qu’un programme national voit le jour et que le cancer soit considéré comme un défi de santé publique majeur. Il nous faut donc fixer comme point de départ à notre étude le constat selon lequel le cancer ne constitue pas un fait social intrinsèquement problématique pour les décideurs publics : il lui faut acquérir ce statut. D’emblée, le processus d’émergence du cancer en tant que problème public demeurera un point nodal de notre analyse. Nous pouvons définir ainsi la terminologie de ‘problème public’ emprunté à Michel Setbon : un problème public se caractérise par la mobilisation conjuguée de la société civile et des pouvoirs publics autour d’une représentation commune sur laquelle agir et qui appelle une décision politique comme source légitime de résolution du problème. La justification théorique à cet objet d'analyse est que les politiques publiques peuvent s’analyser de manière temporelle, notamment à travers leurs modes d’inscription sur l’agenda politique, défini comme « l'ensemble des problèmes perçus comme appelant un 31 débat public, voire l'intervention des autorités publiques légitimes » . Cette définition de J-G. Padioleau, assez restrictive en soi, appellera ultérieurement un approfondissement Mais avant qu'il y ait inscription d'un problème à l'agenda politique, il faut qu'un processus d'émergence de ce problème se cristallise puis se répercute dans la sphère politique. Tout d’abord, il nous semble nécessaire d’éclairer le vocable de ‘problème’ qui dans la vie de tous les jours est un terme polysémique largement utilisé voire même galvaudé. « Il y a problème, écrit Padioleau, quand des acteurs sociaux perçoivent des écarts entre ce qui est, ce qui pourrait être ou ce qui devrait être. Cette découverte d’un problème s’accompagne de procédures d’étiquetage qui le qualifient comme relevant de la sphère 32 de compétence des autorités publiques » . Cette définition nous semble pertinente dans la 31 32 Jean-Gustave Padioleau, L'Etat au concret, Paris, PUF, 1982, p. 25 ibid, p. 25 Ravier Marie - 2007 13 LA CONSTRUCTION D’UN PROBLEME PUBLIC : LA LUTTE CONTRE LE CANCER EN FRANCE (1945-2000) mesure où elle nous invite, dans notre propre recherche, à nous interroger sur ce décalage « entre ce qui est, et ce qui pourrait ou devrait être » dans le domaine de la lutte contre le cancer. Cette prise de conscience d’un décalage par des acteurs sociaux impliqués dans la lutte contre le cancer peut constituer une phase initiale d’effervescence qu’il est primordial de repérer puis d’analyser comme phase motrice qui possède en son sein des clés d’analyse originelles. Le deuxième point intéressant dans cette définition du problème est ce qui relève « des procédures d’étiquetage ». Ces procédures sont loin d’être automatiques après la perception d’un décalage par des acteurs sociaux. Dans notre cas, nous pouvons tenter de saisir le laps de temps qui sépare la phase initiale de perception des « écarts entre ce qui est et ce qui devrait être » par un groupe d’acteurs spécifiques, et la mise en place de procédures d’étiquetage qui cristallisent la saisie du problème par les pouvoirs publics. Cette échéance temporelle peut en dire long sur la perception du problème par les autorités étatiques et, de manière plus exemplaire, sur la manière dont ce problème était auparavant traité au sein de la société. A ce stade, nous choisissons de nous référer à un ouvrage collectif dirigé par Pierre Favre, Sida et politique, Les premiers affrontements (1981-1987) d’émergence. 33 , pour éclairer la notion L’analyse des politiques publiques s’est considérablement intéressée aux processus 34 qui signent la genèse de l’action publique et a défini plusieurs concepts heuristiques qui permettent de l’appréhender. La notion d’émergence en est un. L’introduction de l’ouvrage dirigé par Pierre Favre explicite cette notion qui réfère à un questionnement fondamental en science politique : l’activation du champ politique pour traiter un problème. De fait, « il est des situations qui , à un temps t , ne sont considérées par personne comme appelant l’intervention du champ politique. Or, si l’on se place à un temps t’ , certaines de ces situations font l’objet d’un intense traitement politique. » 35 L’analyse du processus d’émergence repose sur les mécanismes de translation et de transformation à l’œuvre durant la période t-t’. Elle n’implique ni une quelconque extériorité de nature du politique par rapport au social, ni que l’émergence d’un problème soit un mode habituel, ni même fréquent, d’activation du champ politique. Pierre Favre distingue quatre modèles simplifiés cours de laquelle un problème ‘émerge de’. 36 caractérisant la phase première au L’émergence est un phénomène cumulatif, une prise de conscience collective qui demande le couplage de plusieurs phénomènes. C’est pourquoi il est nécessaire qu’elle soit découpée en phases successives pour être comprise, d’où l’intérêt d’une analyse temporelle. Via cette analyse temporelle, nous postulons d’un processus d’émergence bottom-up du problème-cancer. Après avoir procédé à un détour socio-historique, nous nous focaliserons en effet sur l'ensemble des années 1990, qui signent une construction nouvelle du problème-cancer 33 34 Paris, L’Harmattan, 1992 Entre autres ouvrages de référence, cf. P. Muller, Y. Surel, L’analyse des politiques publiques, Paris, Montchrestien, 1998, ch. 3, « La genèse de l’action publique ». 35 36 Pierre Favre (dir), Sida et politique…, op.cit, p.6 L’auteur distingue : 1)L’émergence progressive et par canaux multiples ; 2) L’émergence instantanée ; 3) L’activation automatique du champ politique ; 4) L’émergence captée, in Pierre Favre (dir.), ibid., pp. 17-23. 14 Ravier Marie - 2007 INTRODUCTION dans les mentalités, dont l'origine remonte au début des années 1990 avec le mouvement de réforme de la Fédération nationale des centres de lutte contre le cancer. L’avènement 37 de ce nouveau référentiel porté par la Fédération mènera à la constitution de structures 38 ad hoc , et sera relayé par d'autres formes d'organisation – comme la Ligue nationale contre le cancer – avant de déclencher un sursaut politique. Ainsi, le processus d'émergence peut se caractériser par la fédération d'acteurs de terrain dans des instances (Bruno Jobert 39 diraient « forums » ) organisationnelles (la Fédération), de discussion scientifique (le Cercle des cancérologues français), et de revendication (les 1ers Etats généraux des malades du cancer organisés par la Ligue contre le cancer). Corrélativement à la notion d’émergence, nous apprécierons donc celle d’agenda politique, qui vient appuyer l’analyse de la genèse de l’action publique. La notion d’agenda politique permet de circonscrire « la liste des sujets ou des problèmes auxquels les responsables gouvernementaux, ou les personnes extérieures au gouvernement mais qui s’y trouvent étroitement connectées, prêtent sérieusement attention à un moment donné » 40 . Nous nous appuierons en outre sur la définition qu’en donne Philippe Garraud dans le Dictionnaire des politiques publiques. « Dans son acception la plus simple, la notion de ‘mise à l’agenda’ ou, pour reprendre le vocable anglo-saxon, de ‘agenda-setting’, désigne l’étude et la mise en évidence de l’ensemble des processus qui conduisent des faits sociaux à acquérir un statut de ‘problème public’ ne relevant plus de la fatalité ou de la sphère privée, et faisant l’objet de débats et controverses médiatiques et politiques. Le plus souvent, la mise à l’agenda appelle et justifie une intervention publique légitime sous la forme d’une 41 décision des autorités publiques, quelles qu’en soient la forme et la modalité » . Mais la notion d’agenda appelle quelques précautions. Elle tend à induire, si l’on n’y prend garde, une vision linéaire et quasi chronologique très restrictive. Les différentes séquences de l’action gouvernementale qu’on distingue d’un point de vue analytique ne doivent pas être prises de manière rigide, comme le montre bien Philippe Garraud dans son article de 1990. En outre, l’agenda n’est jamais figé. Il est de l’ordre du provisoire, du contingent, même si certains problèmes y sont inscrits durablement. Il tend à structurer un espace de décisions générateur d’opportunités mais aussi de contraintes. Cependant, l’agenda au sens strict ne préjuge ni des solutions ou décisions qui seront retenues, dans le sens où la façon d’apprécier et de traiter les problèmes diverge d’une part selon les configurations d’acteurs en présence, et d’autre part évolue dans le temps. L’ensemble de notre réflexion reposera sur une mise en perspective du modèle d’analyse des politiques publiques proposé par J. W. Kingdon dans l’ouvrage cité ci-dessus, reposant sur la notion d’ « agenda-setting ». Ce modèle renvoie à la conjonction de dynamiques favorables à la prise de décision, tant pour ce qui concerne les problèmes (« problem stream »), que pour les alternatives (« policy stream »), ou encore les facteurs proprement politiques (« political stream »). 37 Nous pouvons retenir ici la définition que Pierre Muller propose de la notion de référentiel dans Les politiques publiques, Paris, PUF, 5è édition, 2004. « Elaborer une politique publique consiste donc d’abord à construire une représentation, une image de la réalité sur laquelle on veut intervenir. C’est en référence à cette image cognitive que les acteurs organisent leur perception du problème, confrontent leurs solutions et définissent leurs propositions d’action : on appellera cette vision du monde le référentiel d’une politique.» 38 39 40 41 Le Cercle des cancérologues français en 1997. Bruno Jobert (dir.), Le Tournant néo-libéral en Europe, Paris, L’Harmattan, 1994, introduction J. W. Kingdon, Agendas, Alternatives and Public Policies, Boston, Little brown, 1984 Boussaguet Laurie et alii (dir), Dictionnaire des politiques publiques, Paris, Presses de science politique, 2004 Ravier Marie - 2007 15 LA CONSTRUCTION D’UN PROBLEME PUBLIC : LA LUTTE CONTRE LE CANCER EN FRANCE (1945-2000) cas. Cette référence nous offre un schéma conceptuel sur lequel moduler notre étude de Enfin, l’analyse de la construction de la maladie du cancer est inséparable de processus cognitifs et normatifs de définition et de qualification qui lui donnent sens et conditionnent les termes des débats et d’éventuelles décisions. Pour reprendre les propos de Philippe Garraud, « la manière dont un problème est construit conditionne pour partie les manières pensables de le considérer et de le traiter ; en ce sens, son étude conduit nécessairement à une sociologie des perceptions et des représentations reposant sur le postulat qu’il n’y a pas de ‘naturalité’ des problèmes publics, mais que tout problème public est un construit 42 social » . En ce sens, la notion de récit permet d’expliquer par quels mécanismes un problème vient à être inscrit à l’agenda politique. Dans sa définition la plus sommaire, le récit est une histoire causale rédigée par des acteurs extérieurs à la sphère de décision gouvernementale à l’encontre des pouvoirs publics, dans le but d’attirer leur attention sur un phénomène et sur les causes qu’ils y attachent 43 . Dans cette perspective, nous avons accordé une place centrale aux entretiens semidirectifs dans notre enquête de terrain, car d’une part notre objet d'analyse est jeune, d’autre part il n’existe que très peu de travaux scientifiques à son sujet comme nous l’avons dit précédemment, et enfin il nous semble nécessaire de compléter notre prospection archivistique. C’est pourquoi les récits des protagonistes que nous aurons rencontrés au terme de ce mémoire de master 2 seront centraux dans notre analyse dans le sens où ils donnent à la fois une idée de ces processus cognitifs qui ont façonné la requalification du problème-cancer à partir des années 1990, et où ils permettent de dessiner la carte des protagonistes, de structurer leurs liens, d’appréhender l'évolution de leurs interactions et les enjeux liés à ces liens d'interdépendance, et enfin d’envisager la formation d'un leadership. Cette notion de récit permet enfin de mieux saisir l’idée selon laquelle le champ 44 politique est un « transmutateur de problème » . En effet, l’irruption d’un problème dans le champ politique, avant même son inscription formelle sur l’agenda politique, suppose le passage par « une forme de prisme politico-institutionnel par lequel les autorités publiques et les acteurs politiques sélectionnent les problèmes qui vont retenir leur attention et en transforment le caractère, en fonction du cadre global de l’action 45 gouvernementale, des moyens disponibles et de la nature des acteurs mobilisés » . Les récits témoignent d’emblée d’un attachement à la compréhension de la complexité des mécanismes processuels par lesquels un problème public se construit. In fine, c’est à partir des différentes catégories analytiques présentées plus haut que nous nous proposons de répondre à la question suivante : Par quels processus la lutte contre le cancer a-t-elle acquis le statut de problème public, activant ainsi le champ politique français? Protocole de recherche 42 43 44 45 Philippe Garraud, op.cit, p. 50 Deborah Stone, « Causal stories and the formation of policy agenda”, Political Science Quarterly, 104 (2), p. 281-300 Pierre Favre, Sida et politique…, op.cit, p. 31 Yves Surel, « Quand la politique change les politiques. La loi Lang du 10 août 1981 et les politiques du livre », in Revue française de science politique, vol. 47, n° 2, avril 1997, p. 156 16 Ravier Marie - 2007 INTRODUCTION Nous tenons ici à mettre en lumière la spécificité de notre objet de recherche à travers le choix de nos outils méthodologiques. La vocation de ce mémoire est de déconstruire analytiquement les mécanismes sociaux et politiques qui ont abouti à la construction historique de la lutte contre le cancer en problème public. Notre objet de recherche demeure encore jeune, et le manque de recul réflexif explicite sans doute le fait que notre travail soit isolé, ou du moins ne soit pas inscrit dans une 46 communauté scientifique parfaitement constituée . Pour autant, l’analyse que nous menons sous l’angle d’une dynamique du changement à l’œuvre au cœur de l’action publique, mais aussi au cœur du monde de la cancérologie, nous a conduite a adopté une démarche hypothético-inductive, fondée sur la pratique de l’entretien semi-directif. Une étude en terme de processus nécessite de se pencher sur les interdépendances susceptibles d’exister entre les différents acteurs qui ont interagi et contribué à l’évolution de la représentation du cancer et de sa prise en charge en France. Nous considérons que l’ensemble de ces interactions est le fruit de configurations d’acteurs spécifiques qu’il est impératif de repérer et d’étudier pour mieux saisir les logiques d’action qui ont été à l’œuvre dans la période circonscrite. C’est à Norbert Elias que nous devons cette orientation méthodologique, dans la mesure où celui-ci est à l’origine d’une réflexion sociologique reposant sur la notion d’interdépendance d’individus qui évoluent au sein de configurations sociétales spécifiques. Laissons-nous guider par ses propos : « L’analyse sociologique fondée sur l’idée de base que les structures sociales sont des formations d’individus interdépendants, ouvre la voie à une sociologie réaliste . Car le fait que les hommes ne se présentent pas comme des êtres totalement fermés sur eux-mêmes, mais comme des individus dépendant les uns des autres et formant entre eux des groupements d’une grande diversité peut être observé et prouvé par des recherches empiriques . Celles-ci permettent, en outre, de saisir avec certitude mais non de manière exhaustive la naissance et l’évolution de formations spécifiques. Elles permettent de déterminer dans quelles conditions s’est établie l’interdépendance spécifique dans une situation donnée et comment cette interdépendance s’est modifiée sous l’effet des altérations tant endogènes qu’exogènes de la formation sociale dans son ensemble ». 47 (souligné par nous) L’entretien est un outil méthodologique qui a des limites que plusieurs travaux en 48 sciences sociales ont déjà soulignées . Comme le montre S. Beaud dans son article extrait de la revue Politix, il s’agit surtout pour tout chercheur d’assumer le caractère non représentatif de l’entretien. L’entretien ne peut jouer le « seul rôle de pourvoyeur de données 46 Outre les travaux de P. Pinell déjà mentionnés, la thèse de Patrick Castel soutenue à l'IEP de Paris en 2002 : Normaliser les pratiques, organiser les médecins. La qualité comme stratégie de changement : le cas des centres de lutte contre le cancer, Paris, 2002, Fondation de science politique, est, à ce jour, la seule thèse qui a pour objet l'évolution récente de la lutte contre le cancer à travers l'examen d'une réforme emblématique, la réforme de la Fédération nationale des centres de lutte contre le cancer au début des années 1990. Des thèse sont en cours – nous avons connaissance de deux thèses en cours: l'une à l'IEP de Paris portant sur les cancéropôles, l'autres à l'IEP de Grenoble portant sur une analyse comparée de la politique de lutte contre le cancer en France et en Grande-Bretagne – et attestent de l’intérêt grandissant de la recherche en sciences sociales pour le cancer. 47 48 Norbert Elias, La Société de cour, trad. française, Flammarion, 1985, p.233 Cf. notamment les articles de : - Stéphane Beaud, « L’usage de l’entretien en sciences sociales. Plaidoyer pour l’entretien ethnographique », in Politix, 1996, n°35, pp. 226-257 ; - Philippe Bongrand, Pascale Laborier, « L’entretien dans l’analyse des politiques publiques : un impensé méthodologique ? », in Revue française de science politique, 2005, Vol. 55, n°1, pp. 73-112 Ravier Marie - 2007 17 LA CONSTRUCTION D’UN PROBLEME PUBLIC : LA LUTTE CONTRE LE CANCER EN FRANCE (1945-2000) quantifiables. » Cependant, « restreindre le travail sur un nombre somme toute limité d’entretiens, c’est d’une certaine manière faire confiance aux possibilités de cet instrument d’enquête, notamment celle de faire apparaître la cohérence d’attitudes et de conduites sociales, en inscrivent celles-ci dans une histoire ou une trajectoire à la fois personnelle et 49 collective » . Ainsi, dans le cadre de notre recherche, l’entretien nous semble un outil adapté pour saisir les rapports des acteurs au sein des configurations que nous allons mettre en avant, et pour – dans une perspective « réaliste » - appréhender les trajectoires personnelles et collectives qui ont façonné la construction du cancer en problème public. C’est pourquoi il est au fondement d’un apport analytique considérable. 50 Nous pouvons ici présenter une grille standard d’entretien qui a permis d’apporter des éléments de réponse à des questionnements cruciaux. Fils directeurs : - trajectoire personnelle - la gestion du cancer avant 2000 - le poids des changements qui ont opéré dans la décennie 1990 : quelle perception de ces changements ? Comme la prise en charge du cancer évolue-t-elle au cours de cette décennie ? Quels processus sont à l’œuvre ? Rôle des protagonistes/leadership - peut-on parler d’émergence du cancer dans le champ politique à partir de 2000 ? Si oui, pourquoi ? Comment s’est opérée la sensibilisation du champ politique puis son interpellation ? - le poids de la mobilisation de la Ligue nationale contre le cancer - le rapport cancérologie/politique - les interactions avec les autres acteurs clés de la période étudiée Précisons en outre que notre enquête par entretiens semi-directifs s’est déroulée de manière particulière. Nous avons rencontré au début du mois de février un acteur central, Thierry Philip, qui nous a apporté un témoignage d’une grande richesse. Il a cité au cours de l’entretien l’ensemble des protagonistes que nous allions rencontrés ultérieurement. Il nous a donné leurs coordonnées, facilitant ainsi les prises de contact. Le déroulement logique des autres entretiens a donc été acquis grâce à un entretien initial fondateur qui a à la fois déterminé et structuré un réseau d’acteurs, et qui a également permis de dégager un angle d’approche particulier pour notre analyse, celui de la réforme de la Fédération nationale des centres de lutte contre le cancer. Si nous reprenons la métaphore de John W. Kingdon dans l’annexe ‘Appendix on Methods’ de son ouvrage Agendas, Alernatives and Public Policies 51 , notre enquête a progressé par « snowballing », c’est-à-dire par effets ‘boule de neige’, les entretiens effectués à un moment t étant quasiment tous le fruit d’un entretien antérieur fondateur. C’est la raison pour laquelle le personnage de Thierry Philip aura une importance première tout au long de notre analyse. S‘il est un acteur princeps de notre enquête de terrain, il est aussi une des pierres angulaires sur laquelle repose la structure analytique de 49 50 51 18 Stéphane Beaud, « L’usage de l’entretien en science sociales… », op.cit, pp. 233-234. Nous évoquons simplement des thèmes, sans préciser les questions finalisées. Boston (Mass.), Little, Brown and Co., 1984 Ravier Marie - 2007 INTRODUCTION notre étude. Pourtant, il est évident que ce statut d’acteur central sera démontré, éprouvé au cours de notre démonstration. Nous tenons tout particulièrement à mettre en évidence un écueil de l’entretien dont nous avons conscience et qui nécessite un croisement des 52 sources comme « moyen d’objectivation » . . Avoir un recours intensif à l’entretien peut effectivement laisser supposer, dans l’imaginaire du chercheur, une corrélation entre idées et action dans la construction des représentations que partagent des acteurs. C’est ce sur quoi insistent Philippe Bongrand et Pascale Laborier : « L’usage systématique de l’entretien emporte souvent, dans certains travaux étudiés, une théorie de l’action implicite, fondée sur la congruence stable des discours et pratiques, qui repose sur une hypothèse implicite de l’intentionnalité de l’action, 53 de sa rationalité, ou encore de l’unidimensionnalité des acteurs » . Le risque de cette assimilation représentation/action est d’attribuer un sens recueilli en entretien à des actions. Et nous avons choisi d’insister sur cette limite intrinsèque à l’entretien dans la mesure où les processus que nous allons analyser ont été portés par des individus dont l’autorité bien définie a joué un rôle capital : le poids de certains charismes est indéniable mais nécessite de confronter le discours à la pratique. Ainsi, nous avons confronté l’ensemble de nos entretiens à des sources archivistiques et à des ouvrages de seconde main. Il faut d’emblée préciser que les archives sur la période étudiée sont peu nombreuses. 54 L’essentiel de notre matériau archivistique nous a été fourni lors de nos entretiens : par exemple le rapport de l’IGAS de 1993, le Compte-rendu du Séminaire de réflexion er stratégique en cancérologie qui s’est déroulée à Deauville les 31 octobre, 1 et 2 novembre 1997, seule archive sur le Cercle de réflexion des cancérologues français, ou encore le Livre Blanc des 1ers Etats Généraux des malades du cancer. Très peu d’archives sont conservées, et à titre d’exemple, il n’existe pas de fond de documentation à la Fédération nationale des centres de lutte contre le cancer. Nous avons à notre disposition, à ce sujet, la thèse de Patrick Castel, source de seconde main, mais qui a pu récolter énormément d’informations « brutes », car il a mené une enquête de terrain de plus de deux ans, et a eu accès, par voie de conséquence, à beaucoup plus de sources archivistiques tout en pratiquant l’observation participante. Enfin, les travaux de Patrice Pinell sur le cancer ont bien sûr été très précieux dans une perspective socio-historique, permettant de relier notre étude à des déterminants de fond. Notre premier temps de réflexion sera consacréà la mise en lumière des déterminants socio-historiques qui ont façonné une certaine organisation de la lutte contre le cancer en France, et surtout une certaine manière de penser la prise en charge médicale, ainsi que la recherche fondamentale sur le cancer. Essayant de saisir les mécanismes qui ont 55 structuré ce que J. W. Kingdon appelle le « problem stream » , c’est-à-dire le courant des problèmes, nous partirons de l’idée selon laquelle la saisie du problème-cancer par les autorités gouvernementales à partir de 2000 repose sur des antécédents que seul un regard socio-historique peut appréhender. Puis, nous serons amenée à saisir une partie des mécanismes processuels qui ont abouti à une sensibilisation du champ politique au problème du cancer à partir de 52 53 54 Stéphane Beaud, « L’usage de l’entretien en sciences sociales… », op.cit, p. 241 P. Bongrand, P. Laborier, « L’entretien dans l’analyse des politiques publiques… », op.cit, p. 100 Outre les rapports publics et autres documents officiels produits par ou à la demande des autorités ministérielle en charge de la santé publique, et que l’on trouve sur le site du Secrétariat d’Etat à la Santé. 55 J W. Kingdon, Agendas……, op.cit, p. 36 Ravier Marie - 2007 19 LA CONSTRUCTION D’UN PROBLEME PUBLIC : LA LUTTE CONTRE LE CANCER EN FRANCE (1945-2000) 1997-1998. Dans ce second moment, nous partirons du postulat selon lequel l’émergence de la question du cancer dans la sphère politique est un phénomène cumulatif qui appelle un éclaircissement sur la période transitoire, mais fondamentalement structurante, au cours de laquelle des solutions vont apparaître, portées initialement par une poignée de représentants de centres anticancéreux qui vont injecter une réelle innovation, tant dans la gestion des centres, que dans une perception plus globale de ce que doit être dorénavant la lutte contre le cancer en France. Enfin, la question, cruciale, de la mobilisation des malades au sein de la Ligue nationale contre le cancer à la fin de l’année 1998, ainsi que l’interrogation sur d’éventuelles conditions 56 politiques favorables qui ont activé un « political stream » , nous permettront d’envisager les ultimes déterminants au fondement d’un sursaut historique transformant la lutte contre le cancer en mobilisation nationale. 56 20 J. W. Kingdon, Agendas……, op.cit, p. 36 Ravier Marie - 2007 Première Partie Les déterminants socio-historiques de la construction d’un problème public Première Partie Les déterminants socio-historiques de la construction d’un problème public Dans ce premier temps de la réflexion, nous allons tenter de comprendre comment s’est structuré ce que J. W. Kingdon appelle le « problem stream », en partant du postulat selon lequel la saisie du problème-cancer par les autorités gouvernementales à partir de 2000 repose sur des antécédents relativement lointains, marqués par le sceau d’évolutions sociohistoriques majeures. Comme nous l’avons déjà noté en introduction, le cancer n’est pas a priori un fait social intrinsèquement problématique pour les décideurs publics. Dans cette perspective, nous allons travailler à saisir les mécanismes par lesquels le cancer est devenu politiquement problématique, suscitant une mise à l’agenda gouvernemental, c’est-à-dire l’intervention puis la prise de décision par les autorités publiques légitimes d’une logique d’action qui s’est cristallisée par un plan de mobilisation nationale autour de la lutte contre le cancer. Or, parmi ces mécanismes, existent des caractéristiqueslourdes, des lames de fond qui ont façonné le milieu de la cancérologie depuis plusieurs décennies, et qui ont structuré un « problem stream ». Or, comme nous l’avons esquissé en introduction, un problème éclot lorsque des acteurs perçoivent un décalage « entre ce qui est, ce qui pourrait être 57 ou ce qui devrait être » . Dès lors, le principal apport analytique d’une telle démarche consistant à établir les conditions socio-historiques du « problem stream », est de déceler les fondements de ce décalage et le moment crucial – ou plutôt le processus qui aboutit à ce moment - où il s’imprime dans l’esprit des acteurs ou d’un groupe d’acteurs. A partir de ce moment où un groupe d’acteurs perçoit intimement ces écarts, il est fondamental de rendre compte du moment où ces acteurs deviennent convaincus que quelque chose peut-être fait pour améliorer la situation. Ce moment spécifique est pour Kingdon ce qui caractérise un problème qui peut acquérir une visibilité politique. Dans tous les cas, ce moment où des acteurs ont perçu le décalage entre ce qui est et ce qui pourrait être ou devrait être, et ont acquis la conviction que la situation pouvait s’améliorer, est un moment décisif dans la mesure où il est la condition d’un changement. Dans notre approche de la lutte contre le cancer, nous avons privilégié une voie d’entrée, qui est la réforme de la Fédération des centres de lutte contre le cancer, eu égard notre terrain d’enquête et les propos recueillis auprès des acteurs que nous avons rencontrés. C’est pourquoi le rapport public de l’Inspection Générale des Affaires Sociales 58 (IGAS) de 1993 est central dans la mesure où il remet notamment en cause l’efficacité des centres de lutte contre le cancer et leur utilité dans l’ensemble du paysage des structures de soins en France. Ce rapport a en outre une portée plus générale dans la mesure où il déplore l’absence de politique de lutte contre le cancer en France. Il pose donc un constat : 57 58 J-G. Padioleau, L’Etat au concret, op.cit, p. 25 Dorlhac de Bornes H., Bastianelli J-P., Ramond M., Villain D., L’apport des centres de lutte contre le cancer à la politique de santé publique, Rapport n° 93-158, Paris, Inspection Générale des Affaires Sociales, décembre 1993 Ravier Marie - 2007 21 LA CONSTRUCTION D’UN PROBLEME PUBLIC : LA LUTTE CONTRE LE CANCER EN FRANCE (1945-2000) la lutte contre le cancer en France est en péril, et il nous pose d’emblée une énigme : quels sont les processus qui ont amené l’IGAS à tirer la sonnette d’alarme ? Nous posons cette date de 1993 comme un jalon de note analyse, dans le sens où tout ce qui s’est passé en amont de cette date a contribué à la construction d’un problème autour de la lutte contre le cancer. Des écarts se sont creusés dans la représentation des acteurs qui participent au champ de la cancérologie, et des réalités différentes vont être perçues au début des années 1990, participant à la stigmatisation du problème-cancer en 1993, où l’IGAS, publiquement et symboliquement, cristallise le décalage entre ce qu’est la lutte contre le cancer en France, et ce qu’elle devrait être. Notre ambition est de tenter d’apporter des éléments de réponse à une théorie sociologique de la décision concernant la politique de lutte contre le cancer en France. Dans 59 les pas d’Haroun Jamous qui a écrit en 1969 une Sociologie de la décision , nous voulons montrer que « l’état d’un système » constitue une variable initiale prédominante, fondée sur des conditions socio-historiques, pour appréhender la construction et l’orientation d’une décision. « L’état d’un système ne nous intéresse qu’à partir du moment où il nous permet de dire quelque chose sur une décision le concernant, car tout système social peut être décrit comme manifestant un ‘état’ donné. Celui-ci pourra être considéré comme une condition de décisions ou de changement lorsque certains groupements du système prendront conscience, d’une part, de leur contribution indispensable à ce système ou à la société dans laquelle ils s’insèrent, d’autre part, d’une absence de correspondance, ou d’un ‘décalage’ patent, entre cet apport et les possibilités, les sanctions et les gratifications que lui rendent 60 ce système […] » . Ces propos rejoignent très largement la définition que J-G. Padioleau nous donne d’un problème, et sont congruents avec notre volonté de saisir les fondements sociohistoriquesde « l’état du système » de la cancérologie au début des années 1990 qui a déterminé un changement de représentation autour de la lutte contre le cancer à partir de 1993. Nous nous focaliserons d’emblée sur l’étude des conditions qui ont façonné une certaine perception de la lutte contre le cancer qui sera remise en cause par le rapport de l’IGAS et qui constituera un « problem stream ». Cette perception repose sur deux moments essentiels. Jusque dans les années 1960/1970, la lutte contre le cancer est essentiellement organisée autour des centres de lutte contre le cancer nés au début des années 1920, dans un contexte historique exceptionnel. Se caractérisant par une dépendance structurelle vis-à-vis des autres organisations pour l’accès aux ressources (financement et patients), ils ont joui de conditions favorables leur permettant de bénéficier de moyens financiers importants et d’une quasi-exclusivité dans la lutte contre le cancer. Cet ‘état de grâce’ est contesté à partir des années 1960, où les centres de lutte contre le cancer sont de plus en plus confrontés à des difficultés de positionnement face à l’évolution de la clientèle et de l’offre de soins. Cette montée de la concurrence est exacerbée par un contexte sanitaire de plus en plus axé sur la maîtrise des dépenses de santé. Assez rapidement, les centres doivent faire face à un déficit de légitimité princeps qui est à l’origine de la structuration de ce que nous avons appelé le « problem stream » : celui-ci repose sur une tension perceptible à partir des années 1960/1970 entre l’existence de structures spécialisées dans 59 Sociologie de la décision. La réforme des études médicales et des structures hospitalières, Paris, Centre National de la Recherche Scientifique, 1969 60 22 Haroun Jamous, ibid., p. 164 Ravier Marie - 2007 Première Partie Les déterminants socio-historiques de la construction d’un problème public le traitement du cancer qui revendiquent leur exemplarité, et d’autres établissements, les centres hospitalo-universitaires (CHU) en particulier, qui posent la question de la pertinence du maintien de ces structures spécialisées et qui menacent même de les absorber. Outre les questions financières et de concurrence, c’est un modèle de prise en charge du cancer, une représentation toute particulière d’appréhender le traitement des patients qui sont débattus à l’aube des années 1990 et qui constitueront le socle d’un nouveau référentiel. CHAPITRE 1 Un fondement historique : le modèle des centres de lutte contre le cancer « Il ne saurait y avoir désormais d’organisation sérieuse de la thérapie du cancer sans concentration des ressources et sans coordination des compétences. Comme l’était la chirurgie de guerre, le traitement du cancer est affaire d’équipes thérapeutiques. La complexité des agents à mettre en œuvre en un pareil cas 61 condamne l’individualisme cher à nos habitudes […] » . Les centres de lutte contre le cancer reposent sur un projet fondateur d’envergure qui a marqué en profondeur leur organisation. Créés dès le premier tiers du vingtième siècle par un groupe de médecins qui ont profondément été marqués par la Première Guerre mondiale au niveau de leur activité médicale, ils sont la manifestation d’une conception nouvelle de 62 la médecine . En effet, ces structures spécialisées ont à la fois des missions de soins et de recherche et sont surtout centrées sur une organisation collégiale de la pratique médicale 63 dans la mesure où « la notion de coopération organique entre spécialistes » est au cœur même du projet fondateur qui les a ‘conceptualisés’. A cette époque, cette vision particulière de la prise en charge médicale est complètement novatrice, dans le sens où elle rompt avec une conception profondément individuelle de la médecine. En outre, ces centres ont un statut particulier puisqu’ils ont une vocation régionale et sont dirigés par des médecins, ce qui en fait une spécificité hors norme. Ils se caractérisent enfin par une vive dépendance à l’égard des autres acteurs du système de santé, dans la mesure où ils nécessitent de lourds investissements financiers et où la plupart des malades leur sont adressés par d’autres structures de soins. Jusqu’au début des années 1970, la lutte contre le cancer s’organise essentiellement autour de ces centres du fait de conditions favorable qui excluent notamment le phénomène de concurrence entre établissements de santé. I/ Les conditions d’une prise en charge spécialisée du cancer 61 Claudius Regaud cité par A. Lacassagne, « L’œuvre de Regaud cancérologiste », LCC (Bulletin de la Ligue nationale contre le cancer), 1941, 69-70, pp.106-107. 62 Cf. l’ouvrage de référence de Patrice Pinell, Naissance d’un fléau. Histoire de la lutte contre le cancer en France (1890-1940), pour une analyse exhaustive de cette période de l’après Première Guerre mondiale qui a été fondamentale pour la mise en place des premiers centres anticancéreux. (Chapitre 4, 5 et 6) 63 Patrice Pinell, Naissance d’un fléau..., op.cit, p. 173 Ravier Marie - 2007 23 LA CONSTRUCTION D’UN PROBLEME PUBLIC : LA LUTTE CONTRE LE CANCER EN FRANCE (1945-2000) Nous ne reviendrons pas en détail sur le développement historique des centres anticancéreux – puisque comme nous l’avons mentionné, Patrice Pinell y a consacré un ouvrage – et commencerons notre analyse en 1945, date à laquelle les centres acquièrent 64 un statut spécifique . Nous insisterons d’abord sur l’originalité de ce statut, puis reviendrons sur les caractéristiques de l’organisation de la prise en charge médicale, qui peuvent expliquer l’exemplarité du modèle de prise en charge promu par les centres anticancéreux. A. Un statut hors norme Les vingt centres anticancéreux français présentent en effet quatre spécificités qui définissent un statut inédit au sein du système de santé français. Visualisons déjà l’ensemble de ces centres, leur lieu d’implantation et l’année de leur création. 64 Suite à un rapport de 1942 élaboré par Pierre Denoix, assistant chirurgien à l’Institut du cancer de Villejuif et responsable de la section cancer de l’Institut National d’Hygiène, l’idée d’assurer une homogénéisation du fonctionnement des centres anticancéreux er par l’élaboration d’un cadre législatif unique est avancée. C’est l’Ordonnance du 1 octobre 1945 qui vient concrétiser cette volonté. Les centres acquièrent une indépendance, y compris dans le domaine de la gestion financière, et peuvent recevoir dons et legs. Ils possèdent enfin un conseil d’administration qui leur est propre, composé de douze membres, dont obligatoirement le Préfet. 24 Ravier Marie - 2007 Première Partie Les déterminants socio-historiques de la construction d’un problème public Source : Patrick Castel, thèse de Sociologie, p. 46 (cf. note suivante) Des missions de soins, d’enseignement et de recherche Pour être agréés par le ministre chargé de la santé, les centres de lutte contre le cancer doivent impérativement répondre à deux types d’engagements auprès des malades : ceux liés aux soins – dépistage, examen, hospitalisation, traitement - et ceux liés à la prise en charge dans la durée par la surveillance prolongée des résultats thérapeutiques, la tenue stricte des dossiers médicaux et l’organisation d’une action médico-sociale. La recherche est inscrite au chapitre de leurs missions, même si elle ne figure pas comme une condition sine qua none à leur agrément. On remarquera que la diversité de ces missions, établies dès 1945, préfigure celles des centres hospitaliers universitaires (CHU) créés en 1958, même si la recherche et l’enseignement sont obligatoires pour les CHU, contrairement aux centres anticancéreux. Les médecins des centres effectuent en outre des tâches d’enseignement et de formation. Cette particularité est relativement récente, puisque la cancérologie n’est reconnue qu’assez tardivement dans l’histoire de la médecine française. Patrick Castel Ravier Marie - 2007 25 LA CONSTRUCTION D’UN PROBLEME PUBLIC : LA LUTTE CONTRE LE CANCER EN FRANCE (1945-2000) le souligne ainsi : « En 1958, la première agrégation de cancérologie (appelée alors ‘carcinologie’) est créée. Le professeur Pierre Denoix, dans son histoire de l’Institut Gustave Roussy, relate que cette date marque la première reconnaissance universitaire de cette discipline et constitue le point de départ de la création de chaires de cancérologie dans les 65 facultés de Paris et de province » . L’ensemble de ces missions explique à la fois la diversité des métiers qui opèrent au sein des centres, et la nature de l’équipement (dit ‘plateau technique’) qui permet de soigner les malades : en effet, une caractéristique majeure des centres est la présence systématique d’au moins trois appareils de radiothérapie, spécificité inscrite dans l’article 5 de l’Ordonnance de 1945. Une direction médicale Une caractéristique tout à fait notable des centres de lutte contre le cancer réside dans le fait que la direction des centres est attribuée à un médecin, à la différence des établissements publics notamment, dans lesquels cette mission de direction est assurée par un cadre administratif – souvent issu de l’Ecole nationale de la santé publique. Le directeur-médecin des centres anticancéreux est désigné par le ministère de la Santé, après avis du conseil d’administration et, depuis 1989, il est nommé pour une période de cinq ans reconductible – alors qu’auparavant il était nommé à vie. La principale tâche, dont il a 66 l’entière responsabilité , est la gestion financière de l’établissement. Le principe d’une direction médicale est une spécificité qui démarque catégoriquement les centres anticancéreux des autres structures de santé, et qui semble fortement peser sur les représentations. C’est dans tous les cas un élément qui interféreradans les rapports de force futurs et l’orientation ultérieure du positionnement des centres, notamment à l’égard des CHU. « Les CHU, c’est dirigé par des directeurs d’établissement qui sont issus de l’Ecole nationale de la santé publique, c’est des administratifs, c’est leur chasse gardée. Dans les centres anti-cancéreux, le patron, c’est toujours un médecin. Déjà rien que ça, ça énervait beaucoup les CHU et en particulier le lobby des directeurs d’hôpitaux, que je connais bien puisque j’en étais. Un médecin-directeur pour eux, c’est totalement idiot, alors que ça se fait partout dans le monde ! » Entretien avec la Déléguée Générale du cancéropôle CLARA (Cancéropôle Lyon Auvergne Rhône-Alpes). . La particularité d’une direction médicale demeure avant tout le reflet de l’héritage, toujours prégnant, des pères fondateurs des centres de lutte contre le cancer. Ces derniers souhaitaient essentiellement assurer une coordination et une coopération vives entre activités de soin et de recherche d’une part, et entre praticiens radiothérapeutes et chirurgiens d’autre part. Pour mettre en œuvre cette vision de la prise en charge médicale des malades du cancer, seul un médecin était estimé apte à avoir le charisme et l’autorité suffisante. « Toutes les compétences devront être réunies pour tirer de leur collaboration une direction du traitement de chaque malade qui sera la plus efficace, dans l’état actuel de nos connaissances. Les compétences seront les suivantes : 65 Patrick Castel, Normaliser les pratiques, organiser les médecins. La qualité comme stratégie de changement : le cas des centres de lutte contre le cancer, Thèse de Sociologie, IEP de Paris, 2002, p. 50 66 Il est assisté par un ou plusieurs sous-directeurs qu’il désigne parmi le personnel médical du centre – sous réserve d’approbation par le Conseil d’administration – et par un secrétaire général qui le seconde pour les tâches administratives. 26 Ravier Marie - 2007 Première Partie Les déterminants socio-historiques de la construction d’un problème public un anatomo-pathologiste […] ; un chirurgien […] ; un médecin électricien connaissant bien la radiothérapie profonde et la curiethérapie […] ; un physicien […]. La Direction du centre de lutte anticancéreuse appartiendra à l’une ou l’autre des ces compétences, sans que cette direction puisse diminuer en rien le poids des avis des collaborateurs appelés en consultation dans les cas 67 difficiles » . Des missions à vocation régionale A l’exception de l’Institut Gustave Roussy et de l’Institut Curie qui ont tout deux une vocation nationale, le ressort géographique des centres ne se réduit pas au département où ils sont implantés, mais s’étend à d’autres départements. C’est pourquoi ils sont qualifiés de centres régionaux de lutte contre le cancer, même s’il arrive que leur ‘zone d’influence’ 68 ne se confonde pas exactement avec le contour de la région sanitaire . Des établissements privés à but non lucratif, participant au service public hospitalier En 1961, les centres anticancéreux sont reconnus comme des établissements privés par le Tribunal des Conflits. En 1977, suite à la loi hospitalière de 1970 et à la parution du décret fixant les conditions de la participation des établissements de soins privés à but non lucratif au service public hospitalier, le Conseil d’administration de la Fédération nationale 69 des centres de lutte contre le cancer se prononce sur l’opportunité d’y adhérer. Sur les 17 directeurs présents, 15 sont favorables, 2 s’abstiennent. Par arrêté ministériel en 1977 et 1978, 19 des 20 centres sont admis à y participer. Le centre de Lille s’y joint quelques années plus tard. Ce statut spécifique génère surtout des conséquences de nature budgétaire et tutélaire. En participant au service public hospitalier, les centres sont directement sous la tutelle des représentants de l’Etat qui leur allouent leur budget : « Depuis 1985, suite à la loi 67 « Commission du cancer », Journal officiel du 9 juin 1922, reproduit dans LCC, 1923, 2, p.106, cité dans Patrice Pinell, Naissance d’un fléau…, op.cit, p. 173 68 Si l’on fait une nouvelle fois référence à Patrice Pinell, le nombre limité des centres et le caractère étendu du ressort géographique qui leur incombe, sont la résultante de l’action menée par les fondateurs de ces structures spécialisées. Claudius Regaud, directeur de la Fondation Curie, a notamment eu un rôle décisif. Dans un rapport à la Commission du cancer datant de 1925, il spécifie qu’il est urgent que l’Etat ne reconnaisse plus d’autres centres anticancéreux que ceux qui existent déjà. L’instauration de ce numerus clausus a deux ambitions. D’une part, Regaud craint que la multiplication des centres entraîne une inégalité de moyens, en raison des coûts immenses que représente le traitement par radiothérapie. Tous les centres ne pourront obtenir à la fois les ressources suffisantes pour dispenser des traitements radiothérapiques continuellement, et mener une activité de recherche pourtant nécessaire à l’émergence de la radiothérapie comme discipline reconnue. D’autre part, et d’une manière beaucoup plus préoccupante, « la multiplication des centres tend à renforcer le poids des chirurgiens (de province) peu au fait des avancées techniques de la clinique des radiations » (p. 195) au détriment des radiothérapeutes. De fait, si les centres prolifèrent, les services de radiothérapie manqueront nécessairement de moyens, mais aussi de spécialistes, car à l’époque les spécialistes de la « clinique des radiations » sont rares. Les membres de la Commission du cancer acceptent les conclusions de ce rapport, soit qu’ils partagent l’objectif de Regaud de défendre et promouvoir la radiothérapie, soit que, étant directeur d’un centre déjà reconnu, ils ne souhaitent pas que les ressources de l’Etat se dispersent vers d’autres établissements. Ainsi, la création de nouveaux centres est suspendue. C’est pourquoi leur ressort est étendu, et leur situation géographique est souvent peu cohérente, certaines régions ne disposant pas de centre, d’autres en disposant de plusieurs. L’objectif n’était pas un quadrillage régulier du territoire, mais l’arrêt dans l’urgence d’une prolifération jugée dangereuse par rapport au projet des fondateurs des centres. 69 En 1964, la Fédération Nationale des Centres de Lutte Contre le Cancer (FNLCC) voit le jour, créée par les vingt directeurs des centres. Lors de sa création, cette association a pour principal objectif d’élaborer une convention collective nationale pour le personnel non médical de tous les centres. En outre, elle est un organe représentatif susceptible d’intervenir auprès des autorités de tutelle au nom des structures spécialisées dans la prise en charge du cancer. Ravier Marie - 2007 27 LA CONSTRUCTION D’UN PROBLEME PUBLIC : LA LUTTE CONTRE LE CANCER EN FRANCE (1945-2000) du 19 janvier 1983, les centres anticancéreux, comme les autres établissements participant au service public hospitalier, fonctionnent sous budget global ; quel que soit leur niveau d’activité, les centres se voient allouer une somme fixe, a priori, appelée ‘dotation globale 70 de fonctionnement’, versée mensuellement à chaque établissement concerné » . Enfin, leur statut privé leur offre une certaine souplesse de fonctionnement dans la mesure où, à la fois, ils ne relèvent pas du statut des marchés publics, ce qui peut accélérer des procédures d’acquisition de nouveaux matériels, et où ils ont une plus grande liberté de définition du profil et de la rémunération de leur personnel médical. B. Pluridisciplinarité et transversalité : une prise en charge médicale inédite Forts d’un statut qui leur est propre, les centres de lutte contre le cancer ont développé une prise en charge médicale dont l’origine et le caractère innovant remontent à leur création. Une nouvelle fois, les hommes qui ont impulsé au début de notre siècle l’ensemble de la dynamique des centres, ont marqué de leur empreinte la manière de diagnostiquer et de traiter le cancer. Leur projet historique a eu un impact non négligeable sur les consciences des acteurs qui, près de 70 ans plus tard, ont travaillé à repenser la politique de lutte contre le cancer en France. Un projet fondateur structurant Deux grands principes ont formé le socle de la politique de lutte contre le cancer naissante au début des années 1920. Le premier est celui d’une « coopération organique », au sein des centres anticancéreux, entre chirurgiens, cliniciens reconnus, 71 et radiothérapeutes, « ‘non cliniciens’ exerçant un activité clinique » . Cette nécessaire complémentarité des compétences a un réel caractère d’innovation, à une époque où le centre de lutte contre le cancer ne rencontre pas d’équivalent dans un univers hospitalier où chaque service est organiciste, c’est-à-dire fondé sur une discipline organique, et tend à constituer une unité de soins très autonome par rapport à ce qui l’entoure. Le second principe est lié à la mission des centres : ils doivent favoriser le progrès de la connaissance sur le cancer et le diffuser. Pour Claudius Regaud, un des pères fondateurs des centres, la collaboration entre spécialistes est au fondement de l’innovation scientifique et de l’accroissement du savoir des spécialistes du cancer : le fait que ceuxci soient regroupés sur un même site doit permettre de « substituer peu à peu l’esprit d’objectivité et d’impartialité à l‘esprit de spécialité personnelle, qui trop souvent encore 72 anime les techniciens isolés, travaillant chacun pour son compte » . Des centres de lutte contre le cancer imprégnés par leur projet fondateur « Alors qu’il y a des services de pneumologie, il y a des services de digestif, il y a des services de chirurgie, là on a des hôpitaux qui sont consacrés à une maladie : ça prouve quand même que c’est quelque chose qui est symbolique. Et c’est symbolique pourquoi ? Parce que les gens prennent rapidement conscience que dans le domaine du cancer, on ne peut pas tout savoir. Le chirurgien, il opère. Il a un rôle de deus ex machina : vous êtes malade, il vous opère, il vous guérit, il est Dieu. En ‘cancéro’, il faut faire des rayons, il faut 70 71 72 Patrick Castel, Normaliser les pratiques…, op.cit, p. 53 Patrice Pinell, Naissance d’un fléau…, op.cit, p. 173 Texte original, non publié, lu par Claudius Regaud à la Conférence internationale de Lake Mohonk, tenue sous les auspices de l’American Society for the Control of Cancer du 20 au 24 septembre 1926, cité dans Patrick Castel, Normaliser les pratiques…., op.cit, p.55 28 Ravier Marie - 2007 Première Partie Les déterminants socio-historiques de la construction d’un problème public faire de la ‘chimio’, il faut savoir lire les lames, c’est compliqué. En plus maintenant, il y a tous les désordres psychologiques et sociaux qui interviennent. Donc on est face à une entité médicale extrêmement vaste où les gens ont besoin de se regrouper pour arriver à mettre ensemble leurs compétences. Donc il y a déjà une habitude à travailler ensemble. […] Et il y a une chose que l’on doit à la Fédération et aux centres anticancéreux, c’est ce qu’on appelle « l’esprit pluridisciplinaire ». C’est ce que je disais plus haut : nous ne pouvons pas aborder tous les savoirs. Donc si je ne peux pas aborder tous les savoirs, j’ai besoin des autres pour partager des choses, et on prend l’habitude de discuter : il peut y avoir des rapports d’autorité, des rapports de pouvoir, mais la base, c’est qu’on partage un savoir qu’on n’a pas. Donc ça donne, à la longue, une habitude d’échange et de respect qui reste même encore aujourd’hui emblématique des centres anticancéreux et de la cancérologie. ». Entretien avec un cancérologue de l’Institut Ste Catherine - Avignon Le point le plus important, constamment mis en avant par les médecins des centres, est cet héritage du principe de pluridisciplinarité. Tous partagent cet idée selon laquelle il est nécessaire que tous les représentants des différentes disciplines participent aux prises de décision thérapeutique, afin qu’aucune technique de traitement ne soit favorisée a priori. Une telle vision de la prise en charge médicale est qualifiée de « transversale », à la différence de l’autre approche thérapeutique, présente en particulier dans les établissements publics, où le patient est d’abord confié à un service spécialisé dans un organe, et qui est qualifiée de « verticale ». « Là où les CHU font du vertical : ‘ J’ai un cancer du poumon, je suis vu par un pneumologue et je ne sors pas de là, et si j’ai des métastases au cerveau, je ne vois pas de neurologue et personne ne communique sur mon cas : cancer du poumon = le poumon = pneumologue’, et bien dans les centres anticancéreux, ils se sont dits que tout ça n’avait aucun sens : ‘ On ne va pas du tout faire des services par organe. On va prendre la maladie transversalement. Une cellule cancéreuse du poumon qui métastase dans le cerveau, ça reste un cancer du poumon, mais elle est dans le cerveau cette cellule, et ce n’est plus du tout la même chose’. Donc ils ont vraiment inventé ce concept de multidisciplinarité, concertation pluridisciplinaire, prise en charge globale, transversale, etc. » Entretien avec la Déléguée Générale du CLARA L’approche transversale permet de ne négliger aucune technique de traitement au profit d’une autre, et de soupeser toutes les stratégies de traitement pour rendre la prise en charge médicale la plus efficace possible, alors que l’approche verticale présente le danger d’ignorer les possibilités d’associations thérapeutiques. 73 Bien que pendant longtemps cette vision ait été perçue comme hétérodoxe , elle s’est justifiée dans la mesure où le cancer est une pathologie complexe, qui est susceptible de se développer rapidement et de passer d’un stade localisé à un stade généralisé. C’est pourquoi les médecins des centres se démarquent une nouvelle fois d’une médecine ‘classique’ puisqu’ils sont spécialistes d’une maladie et non d’un organe. « Et ce faisant, ils [les médecins des centres] se sont très clairement démarqués de la mécanique organique, parce que le cancer n’est pas un organe. Le cancer lui-même est quelque chose en tant que maladie, pathologie. Donc eux, ils sont centrés sur le cancer et pas sur l’organe, et c’est complètement… presque orthogonal, ou pas tout à fait diamétralement opposé aux méthodes des CHU ». Entretien avec la Déléguée Générale du CLARA 73 Nous verrons plus loin que le principe de pluridisciplinarité ne sera reconnu et recommandé par les pouvoirs publics qu’en 1998. Ravier Marie - 2007 29 LA CONSTRUCTION D’UN PROBLEME PUBLIC : LA LUTTE CONTRE LE CANCER EN FRANCE (1945-2000) Répercussions organisationnelles : les comités pluridisciplinaires et le non cloisonnement des services Un comité pluridisciplinaire, qui se déclinera dans les années 1990 en ‘réunion de concertation pluridisciplinaire’, est la rencontre des différents spécialistes, à une fréquence régulière et déterminée à l’avance. Oncologues médicaux – ou chimiothérapeutes -, radiothérapeutes et chirurgiens sont systématiquement présents. Chaque médecin se munit des dossiers des patients qu’ils a vus en consultation et les présentent : la décision thérapeutique est prise en commun, après que chacun ait pu exprimer ses possibilités, ses hypothèses de traitement et proposer, ce qui, pour le patient, apparaît le plus efficace et le moins traumatisant. Jusque dans les années 1950, la pluridisciplinarité semblait se traduire par des consultations communes directement auprès des patients. L’accroissement du nombre de spécialités médicales et du nombre de malades peuvent sans doute expliquer la création de ces comités pluridisciplinaires par l’Institut Gustave Roussy en 1956, à une époque où les progrès de la biologie touchant la médecine en général, et la mise au point par les centres anticancéreux d’une classification internationale des tumeurs ont favorisé le développement d’un langage commun propice à la réunion régulière des spécialistes du cancer. Cette 74 organisation de la pluridisciplinarité en comités s’est diffusée dans tous les autres centres au cours des deux décennies suivantes. Enfin, les malades qui viennent suivre leur traitement dans les centres anticancéreux ne sont pas hospitalisés dans les services en fonction de la nature de leur maladie, mais en fonction du type de soins qu’ils reçoivent (chimiothérapie, radiothérapie ou chirurgie). Les lits d’hospitalisation sont répartis à la disposition de l’ensemble des médecins, afin de permettre la circulation des malades la plus libre possible en fonction de la phase de traitement. C’est pourquoi on peut parler de services qui ne sont pas cloisonnés, et cette absence de cloisonnement est une condition préalable à une prise en charge pluridisciplinaire et transversale. II/ Des structures spécialisées dépendantes de leur environnement mais en situation de quasi monopole Jusqu’au début des années 1970, les centres anticancéreux vont jouir d’une situation de quasi exclusivité, tant au niveau régional pour les traitements de radiothérapie, qu’au niveau national où ils demeurent les principaux interlocuteurs de l’Etat. Cette situation atténue considérablement les effets d’une dépendance structurelle des centres à l’égard des autres acteurs du système de santé, à la fois pour l’accès aux financements, mais aussi pour l’obtention de patients à traiter. A. Une nécessaire ‘fourniture’ en patients Les centres anticancéreux sont confrontés à une situation de dépendance qui est intrinsèque à la nature même de leur mission : ils sont spécialisés dans le traitement des cancers. Or, le cancer, initialement, se manifeste par un trouble à un organe et un tel diagnostic n’a rien d’automatique. Les symptômes peuvent très facilement se confondre avec d’autres pathologies. C’est pourquoi, en première instance, ce sont très souvent les médecins généralistes ou les spécialistes d’organe concernés – gynécologue, 74 A cette époque, l’Institut Gustave Roussy était la principale école permettant de se spécialiser dans la cancérologie et formait ainsi de nombreux médecins et futurs directeurs. Cela a pu faciliter cette diffusion. 30 Ravier Marie - 2007 Première Partie Les déterminants socio-historiques de la construction d’un problème public pneumologue, gastro-entérologue, ORL, dermatologue, etc. – qui auscultent les patients et qui peuvent suspecter un cancer. Les médecins généralistes exercent en cabinet libéral, et les spécialistes d’organe dans des services spécialisés, au sein d’établissements publics ou privés. Le diagnostic définitif est évalué par le médecin spécialiste après que les examens cliniques et complémentaires aient été réalisés par les médecins correspondants : radiothérapeutes, spécialistes en médecine nucléaire, anatomo-pathologiste. Ainsi, spécialiste d’organe ou médecin généraliste sont en situation de pivot : ils sont centraux dans la trajectoire thérapeutiques dans la mesure où, dans la majorité des cas, c’est par eux que transite d’abord le patient, avant d’être éventuellement orienté vers une structure spécialisée. Il est effectivement très rare que les patients se rendent directement dans les centres de lutte contre le cancer, sans qu’un premier diagnostic n’ait été établi préalablement. 75 « Je rappelle que le patient, ne sachant pas qu’il a un cancer, et qui vient [au CLCC ] pour avoir l’ensemble du bilan de diagnostic représente à peu près 7% de la clientèle totale vue par le Centre au cours d’une année. En effet, plus de 90% des cancers sont vus initialement par le médecin généraliste ou le spécialiste d’organe ». Extrait d’une 76 communication d’un directeur de centre lors d’un Conseil d’administration en 1992 . Le spécialiste d’organe qui est par exemple chirurgien n’a aucune obligation de faire appel aux spécialistes des traitements complémentaires. C’est pourquoi radiothérapeutes et oncologues médicaux se doivent d’entretenir des relations suffisamment cordiales avec les chirurgiens pour pouvoir convaincre ces derniers de l’utilité des traitements complémentaires et intervenir, le cas échéant, dans la trajectoire thérapeutiques des patients. « L’activité des Centres de lutte contre le cancer dépend d’autant plus des autres acteurs de soins qu’ils n’ont aucune exclusivité légale dans le traitement du cancer, bien que le livre III du Code de la santé publique, consacré à la lutte contre le cancer, comprend 77 un chapitre unique qui traite exclusivement des centres de lutte contre le cancer » . Les médecins des centres sont d’emblée en concurrence avec d’autres acteurs de soins, puisque les trois principales stratégies thérapeutiques – chirurgie, chimiothérapie et radiothérapie – peuvent être pratiquées par des médecins non cancérologues exerçant dans d’autres institutions de santé (centres hospitaliers, établissements participant au service public hospitalier ou cliniques privées). Cependant, jusqu’au milieu des années 1960, les centres avaient une emprise sur l’équipement de médecine lourde, en détenant l’essentiel des appareils de radiothérapie, aucune clinique privée et établissement public « n’étant à même de se payer l’équipement 78 technologique lourd dont disposent les centres anticancéreux ‘modèles’ » . Cela explique qu’ils n’ont pas connu de problème de clientèle accru. Nous pouvons également émettre l’hypothèse que le traitement du cancer, jusqu’au début des années 1960, n’‘intéressait’ pas grandement les structures autres que les centres, dans la mesure où, avant que les progrès de la science sur le cancer ne deviennent patents, la plupart des patients connaissaient un sort tragique et nécessitaient des soins palliatifs 75 76 77 78 Centre de lutte contre le cancer Cité dans Patrick Castel, Normaliser les pratiques…, op.cit, p. 63 Patrick Castel, ibid., p. 64 Patrice Pinell, Naissance d’un fléau, op.cit, p. 224 Ravier Marie - 2007 31 LA CONSTRUCTION D’UN PROBLEME PUBLIC : LA LUTTE CONTRE LE CANCER EN FRANCE (1945-2000) propres à des structures spécialisées. Le facteur de rentabilité pesait incontestablement sur les représentations médicales. « Alors pendant longtemps les CHU ont regardé ces pauvres centres de lutte contre le cancer essayer, envers et contre tout, avec des méthodes nouvelles, de traiter les patients, mais sans se faire aucun souci parce que les patients continuaient à mourir là-bas, et pendant ce temps ils [les CHU] ne les avaient pas sur les bras. » Entretien avec la Déléguée Générale du CLARA. B. Une dépendance pour les moyens de production Une coopération nécessaire avec les directeurs des autres structures de soins Les centres anticancéreux ne sont pas des établissements autosuffisants pour assurer la prise en charge totale de tous les cancers. Ils n’ont ni la taille ni le budget des établissements publics, des CHU en particulier. C’est pourquoi ils doivent faire appel aux ressources, en terme de moyens et de compétences, d’autres institutions sanitaires. Cet état de fait peut une nouvelle fois s’expliquer par les conditions historiques de la création des centres. Jusqu’à l’obtention de leur autonomie juridique en 1945, ils occupaient les locaux d’autres établissements de santé, dont ils dépendaient financièrement et matériellement. Seuls cinq d’entre eux étaient indépendants géographiquement avant cette date. Les quinze autres étaient implantés au sein du centre hospitalier régional et « bénéficiaient en 79 conséquence de ses moyens diagnostiques et logistiques » .C’est dans les années 1960 et 1970 que la plupart d’entre eux se sont émancipés géographiquement, tout en continuant à faire réaliser certaines prestations par d’autres structures sanitaires en général, et par les CHU en particulier. Ces prestations correspondent : - à des examens biologiques (examens bactériologiques ou d’anatomo-pathologie) ; - à des examens d’imagerie médicale, puisque les centres ne disposent pas tous de scanner, et nombreux sont ceux qui n’ont pas d’appareil IRM ; - à une prise en charge en urgence des patients qui ont suivi ou qui doivent suivre une intervention chirurgicale : aucun centre ne dispose en effet à lui seul des moyens matériels et humains nécessaires à la prise en charge chirurgicale de tous les cancers. Seuls quatre disposent d’une salle de réanimation agréée, d’où la limitation d’interventions très lourdes (comme la chirurgie thoracique ou certaines interventions de chirurgie digestive qui sont peu réalisées dans les centres). L’accès à ces prestations peut se réaliser après signature d’une convention entre le centre et l’établissement prestataire. Des besoins en financement considérables Comme nous l’avons déjà évoqué, les établissements publics et participant au service public hospitalier sont directement sous la tutelle des représentants de l’Etat qui leur allouent leur budget. Leurs ressources proviennent d’emblée de leur capacité à négocier avec leur tutelle, négociations intrinsèquement liées aux qualités relationnelles de leur direction. Cette spécificité est d’autant plus marquée pour les centres anticancéreux, que la prise en charge des malades du cancer met en œuvre des moyens absolument considérables. 79 32 Patrick Castel, Normaliser les pratiques…, op.cit, p.65 Ravier Marie - 2007 Première Partie Les déterminants socio-historiques de la construction d’un problème public C’est essentiellement l’activité de radiothérapie qui nécessite un coût d’investissement et de fonctionnement très élevé. Et cette donnée a fortement joué dans la décision de limiter la prolifération des centres au début des années 1920 (cf. supra). Patrice Pinell voit même dans le développement des centres « le tournant de la médecine lourde ». « Premiers ‘services de pointe’, les centres anticancéreux amorcent un tournant dans l’évolution de l’hôpital, qui inscrit dans la réalité la fin de l’époque ‘clinique’. […] L’usine à guérir est une structure de production qui s’oppose aux établissements de médecine libérale, comme la grande entreprise s’oppose à l’atelier de petit producteur indépendant. Elle suppose des investissements en machines, i.e. dans du capital fixe, d’une toute autre ampleur que ceux que sont capables d’apporter des praticiens libéraux au niveau de cliniques privées, tout du moins en France dans les conditions de l’époque. Et de fait, seule la puissance publique 80 est à même de financer l’équipement lourd radiothérapeutique » . Le coût de la prise en charge en radiothérapie n’a pas diminué au cours du temps. Patrick Castel mentionne que selon une étude, le prix de l’ouverture d’un service de radiothérapie bénéficiant de deux machines s’élève à 50 millions de francs, et le coût d’une 81 radiothérapie à 17000 francs . Une compensation apportée par une forte intégration à l’échelle nationale Outre le fait que les centres anticancéreux aient été dans une position de monopole en matière de radiothérapie jusque dans les années 1960, leurs directeurs ont longtemps compensé leur situation de dépendance structurelle par le développement et le maintien de relations privilégiées avec les représentants du ministère de la santé, et leur participation aux instances nationales qui structuraient la politique de lutte contre le cancer. A cet égard, l’omniprésence de représentants des centres anticancéreux à la Commission nationale du cancer constitue un élément significatif. Jusqu’en 1972, celle-ci est composée exclusivement de médecins des centres, et c’est le Conseil d’administration de la Fédération nationale des centres de lutte contre le cancer qui vote l’ouverture de la Commission à d’autres médecins hors centres car cette exclusivité était critiquée. Les directeurs de centre ont donc souvent tendance à cumuler divers statuts, mariant leur vocation régionale à des missions nationales : « En attestent les différentes responsabilités exercées par le professeur Denoix, directeur de l’Institut Gustave Roussy de 1956 à 1982 et président de la Fédération nationale des centres de 1965 à 1975. Il a d’abord été en charge de la section cancer de l’Institut National d’Hygiène, puis directeur général de la santé de 1975 à 1978 et a enfin été à l’origine de la participation de son centre 82 à l’expérimentation du budget global » . Cette caractéristique propre au directeur de centre perdurera, étant un facteur important dans la propension de la sphère professionnelle à sensibiliser le milieu politique à partir du milieu des années 1990. Enfin, le lien entre les centres anticancéreux et les organismes associatifs, notamment la Ligue nationale contre le cancer, demeure un lien historique puisque ce sont les mêmes acteurs qui sont à l’origine de la création de ces deux institutions à la fin de la Première Guerre mondiale. Les directeurs et les médecins des centres participent aux conseils d’administration ou aux conseils scientifiques des comités locaux de la Ligue contre le cancer, quand ils n’en assurent pas eux-mêmes la présidence. Il en est de même pour 80 81 82 Patrice Pinell, Naissance d’un fléau, op.cit, p. 299 Patrick Castel, Normaliser les pratiques…, op.cit, p. 66 Patrick Castel, ibid., p. 67 Ravier Marie - 2007 33 LA CONSTRUCTION D’UN PROBLEME PUBLIC : LA LUTTE CONTRE LE CANCER EN FRANCE (1945-2000) l’Association pour la Recherche sur le cancer (ARC), fondée en 1962, et destinée au départ à soutenir l’activité de recherche des laboratoires de l’Institut Gustave Roussy. Son champ d’intervention s’est progressivement étendu à l’ensemble du territoire français au cours des années 1970. Nous venons de dresser les caractéristiques des centres anticancéreux, et attestons d’un lourd héritage historique, fruit de la création des centres par des médecins profondément marqués par la médecine de guerre au début du XXème siècle et ayant eu à cœur de faire advenir un projet fondateur particulièrement novateur dans le système de santé de l’époque : regrouper les moyens au sein d’une même structure, mener de front activité de soins et recherche fondamentale, et faire de la coopération entre les acteurs de soins un principe substantiel pour la prise en charge médicale du cancer, perçu dorénavant comme un fléau social. 83 Cet « état du système » de la cancérologie, façonné par la trame de l’Histoire, représente un socle pour la compréhension des enjeux nouveaux qui vont poindre à l’orée des années 1960, alors que de multiples facteurs vont profondément changer la donne pour le secteur de la cancérologie, jusque-là principalement incarné par les centres de lutte contre le cancer en situation de quasi monopole. CHAPITRE 2 La viabilité d’un modèle remise en question « Les affection cancéreuses sont devenues de par leur nombre, leur gravité et les risques de mortalité qu’elles comportent, les pathologies les plus importantes en France. Par conséquent, elles devraient être considérées comme largement prioritaires, c’est-à-dire celles pour lesquelles les efforts les plus significatifs sont consentis, en termes de définition de politiques de lutte et d’attributions de 84 moyens » . Jusqu’au rapport crucial de l’IGAS de 1993, représentant pour notre analyse un jalon majeur, une trentaine d’années vont s’écouler, au cours desquelles des changements à l’oeuvre vont marquer en profondeur le secteur de la cancérologie. Durant cette période transitoire, l’ « état du système » va évoluer de telle sorte que des rapports de force nouveaux apparaissent, se cristallisent pour mieux accoucher d’une prise de conscience capitale qui sera l’objet d’une transition vers une représentation nouvelle de la lutte contre le cancer en France dans les années 1990. Les centres anticancéreux vont être confrontés, dès la fin des années 1960, à l’émergence d’une concurrence vive, causée par un faisceau de facteurs qui vont progressivement creuser le lit d’un « problem stream ». La reconnaissance, par les acteurs des centres anticancéreux, de l’émergence puis de l’assise de ce courant des problèmes prendra un certain temps, puisque, initialement, les centres ne vont pas profondément se remettre en question. Pourtant, alors que la légitimité du modèle historique de prise en 83 84 Haroun Jamous, Sociologie de la décision, op.cit, p. 162 Rapport de l’IGAS, « L’apport des centres de lutte contre le cancer à la politique de santé publique », décembre 1993, p. 18 34 Ravier Marie - 2007 Première Partie Les déterminants socio-historiques de la construction d’un problème public charge du cancer est de plus en plus décriée, la prise de conscience du décalage entre ce qu’est la lutte contre le cancer en France et ce qu’elle devrait être est telle qu’un sursaut semble inévitable. Nous nous attarderons d’emblée sur cette période où le décalage « entre 85 ce qui est et ce qui devrait être » , qui caractérise chez J-G. Padioleau la naissance d’un problème, devient patent dans le secteur de la cancérologie française. I / Un horizon épidémiologique qui évolue Le milieu de la cancérologie a été profondément touché par deux évolutions conséquentes qui ont contribué à redistribuer les rôles des acteurs de soins. D’une part, l’augmentation du nombre de patients atteints de lésions cancéreuses a amené d’autres acteurs à prendre part à la lutte contre le cancer, et partant, a ouvert une voie libre à la concurrence. D’autre part, les progrès de la recherche sur le cancer, l’amélioration des techniques thérapeutiques et l’apparition de nouveaux traitements ont permis une prise en charge des patients par des acteurs concurrents, tout en entraînant des besoins financiers de plus en plus importants pour les centres anticancéreux. A. Un nombre exponentiel de patients Depuis le début des années 1950 en France, le nombre recensé de malades qui sont touchés par le « péril cancéreux » n’a cessé d’augmenter. En atteste le taux de mortalité par cancer qui est passé de 2,21 à 2,29 pour 1000 habitants entre 1950 et 1994, alors que, dans le même temps, le taux de mortalité de la population française diminuait de moitié, et que les principales autres causes de décès voyaient leur taux chuter. Causes de décès Maladies infectieuses Dont sida Cancers et autres tumeurs Maladies cardiovasculaires Maladies de l'appareil digestif et alcoolisme Anomalies congénitales et affections périnatales Autres maladies Traumatismes Toutes causes Taux en 1950 3,25 Variation -2,69 2,21 Taux en 1994 0,57 0,09 2,29 5,8 2,15 -3,65 0,64 0,4 -0,24 0,4 0,06 -0,33 0,82 0,79 13,91 0,78 0,73 6,99 -0,04 -0,06 -6,93 0,08 Source : Rapport Oudin, 1998 Le fait que la population française soit parallèlement en augmentation constante, le nombre de décès annuels imputables au cancer s’est considérablement accru. Aujourd’hui, avec 150000 décès par an, les cancers représentent la deuxième cause de mortalité derrière les affections cardiovasculaires. Mais depuis 1989, ils sont la première cause de mortalité masculine, sachant que les hommes meurent 1,6 fois plus de cancers que les femmes. 85 Jean-Gustave Padioleau, L’Etat au concret, op.cit, p. 25 Ravier Marie - 2007 35 LA CONSTRUCTION D’UN PROBLEME PUBLIC : LA LUTTE CONTRE LE CANCER EN FRANCE (1945-2000) Chez l’homme, les décès sont essentiellement dus aux cancers du poumon (23%), des voies aérodigestives supérieures (12%), de la prostate (11%) et aux cancers colorectaux. Chez la femme, la mort est principalement entraînée par les cancers du sein (19%), les cancers colorectaux (13%), du poumon (6%), de l’ovaire (6%), de l’utérus (5%) et du 86 pancréas (5%) . L’incidence des cancers, c’est-à-dire le nombre de cas diagnostiqués annuellement, a également augmenté entre 1975 et 1995. Pour les hommes, elle a augmenté de 46%, pour les femmes de 33%. Le cancer du sein est le type de cancer qui a eu la plus forte progression, passant en vingt ans de 19 000 à 33 500 cas diagnostiqués annuellement. L’incidence des cancers du poumon pour l’homme a augmenté de près de 25%, passant de 15 000 à 18 700 cas diagnostiqués. Cette situation est presque entièrement liée au tabagisme : « « C’est le premier tueur chez l’homme, le troisième chez la femme au début du XXIème siècle, alors qu’avant les années 1960, ces dernières n’étaient pratiquement jamais atteintes. […] Actuellement, les deux tiers des hommes qui meurent d’un cancer décèdent 87 d’un cancer en relation directe avec la consommation de tabac.» . Les prévisions les plus probables à l’orée 2020 : un milliard de morts imputables au tabac dans le monde entier. Incidence estimée Hommes Femmes Mortalité observée Hommes Femmes 1975 1980 171 232 92 385 190 480 105 78 847 652 84 828 1985 206 850 116 199 90 561 1990 230 078 130 455 99 623 1995 239 787 134 729 105 058 116 891 67 847 124 347 74 459 131 943 80 246 137 948 84 202 142 635 86 427 49 044 49 888 51 697 53 746 56 208 Source : Secrétariat d’Etat à la Santé, Le cancer en France : incidence et mortalité, 1999 Il faut noter que 50% des nouveaux cas de cancer, en 2003, concernaient des sujets âgés de 70 ans ou plus. Le vieillissement de la population augmentera inéluctablement ce nombre. « Même si elle n’est pas tout le problème, la relation cancer/sujet âgé sera un problème majeur de société dans les dix ans à venir, quand la génération du baby-boom 88 sera véritablement entrée dans l’âge de la retraite » . Cependant, on guérit aujourd’hui 70% des enfants (qui représentent 1% des cancers au total), 60% des femmes (parce qu’elles peuvent bénéficier du dépistage des cancers du sein et du col de l’utérus), et seulement 35% des hommes. Par voie de conséquence, de cette évolution épidémiologique ont découlé deux types d’enjeux qui mettent en question le positionnement des centres anticancéreux. D’abord, les centres anticancéreux doivent se montrer aptes à faire face à cet afflux de patients : ils doivent, de fait, augmenter leur niveau de production, tout en étant contraints par un 86 87 88 36 Secrétariat d’Etat à la Santé, Programme national de lutte contre le cancer, février 2000. Thierry Philip, ibid., pp. 33-34 Thierry Philip, Vaincre son cancer. Les bonnes questions, les vraies réponses, Editions de Milan, 2004, p. 34 Ravier Marie - 2007 Première Partie Les déterminants socio-historiques de la construction d’un problème public 89 nombre de lits limité depuis leur création . Selon un rapport de la Fédération nationale des 90 centres de lutte contre le cancer , le nombre de patients traités dans les centres a triplé entre 1970 et la fin des années 1980, alors que dans le même temps, leur capacité d’accueil a augmenté seulement de 30%. Le second type d’enjeu, largement corrélé au premier, est d’ordre externe et pose directement la question du positionnement des centres à l’égard des autres fournisseurs de soins. Dans la mesure où les cas de cancers augmentent, un nombre accru de patients est amené à être pris en charge dans d’autres institutions de santé, alors même que les centres ont une capacité d’accueil limitée. Ces derniers perdent d’emblée leur quasi monopole de prise en charge du cancer, perte en partie liée à un facteur d’ordre structurel (nombre de lits par centre). Il n’en demeure pas moins qu’à partir des années 1980, les acteurs du secteur (administration et professionnels de santé) estiment que seulement 20 à 25% des nouveaux malades sont pris en charge par les centres pour tout ou partie de leur traitement. Ce pourcentage est réaffirmé par le rapport de l’IGAS en 1993 : « Si on considère le nombre de cas traités, la plupart des interlocuteurs rencontrés par la mission s’accordent sur les chiffres suivants : 20 à 25% des patients seraient accueillis dans les CLCC [centres anticancéreux], 20 à 25% dans les CHU, les autres malades se répartiraient entre les autres 91 structures notamment privées. » Ce chiffrage apporte un correctif à une étude réalisée par 92 le SESI entre 1985 et 1987 qui estimait le taux de prise en charge des patients atteints du cancer par les centres anticancéreux à 11%, contre près de 50% pour le secteur hospitalier public. B. Des moyens de prise en charge qui évoluent Le second mouvement relatif à l’évolution épidémiologique du cancer correspond à l’apparition et/ou à l’amélioration des moyens diagnostics et thérapeutiques. Les premiers progrès notables voient le jour à partir des années 1960 et s’accentuent les deux décennies suivantes. Ces innovations ont un premier impact pour les centres : s’ils veulent demeurer des centres d’excellence et mettre en œuvre les nouveaux moyens de prise en charge du cancer, les centres anticancéreux doivent disposer de ressources financières accrues. En outre de nouveaux acteurs sont désormais incités à participer à la lutte contre le cancer. Des actes à visée diagnostique qui s’affinent La principale innovation en matière diagnostique est relative aux techniques d’imagerie médicale qui, dès les années 1960, ont massivement investi le milieu de la cancérologie. Ce développement de nouveaux moyens diagnostics s’inscrit dans un mouvement plus vaste qui s’est surtout décliné dans le secteur hospitalier : les médecins recourent de plus en plus « à des techniques automatisées et aux analyses biologiques pour procéder aux 89 Cette caractéristique est une nouvelle fois imputable à l’histoire de la genèse des centres anticancéreux qui n’accueillaient initialement que les patients qui avaient une chance de guérison. Les « incurables » étaient alors pris en charge dans des hospices, des établissements de bienfaisance qui ne fonctionnaient que sur le mode de la charité. Cf. Patrice Pinell, Naissance d’un fléau, op.cit, chapitre 1 et 8 90 « Les Institutions et les structures : les centres de lutte contre le cancer », Fédération nationale des centres de lutte contre le cancer, 1989 91 92 Rapport de l’IGAS, op.cit, p. 12 Service des Statistiques, des Etudes et des Systèmes d’Information. Ministère de la Santé. Ravier Marie - 2007 37 LA CONSTRUCTION D’UN PROBLEME PUBLIC : LA LUTTE CONTRE LE CANCER EN FRANCE (1945-2000) investigations, qui tendent à remplacer la méthode clinique reposant sur le seul savoir-faire 93 du praticien ». La mammographie incarne le premier succès d’une suite d’innovations en matière d’imagerie médicale qui ont profondément renouvelé la phase diagnostique de la prise en charge du cancer, correspondant aujourd’hui au dépistage, reconnu comme absolument fondamental. Relégué comme examen de second ordre au début du siècle, la mammographie, suite à une découverte en 1965, est devenue incontournable dans le diagnostic des cancers du sein : depuis les années 2000, il en est réalisé plus de deux millions. Le scanner, autre examen déterminant, est devenu opératoire à partir du début des années 1970. Quant à l’Imagerie par Résonance Magnétique (IRM), elle est la méthode sans procédé radioactif la plus récente. L’innovation en matière de techniques diagnostiques, pendant d’une « industrialisation 94 de la production de soins » , a conduit les centres anticancéreux à être équipés à la fois en département de médecine nucléaire, et en départements de radiodiagnostics, la mammographie représentant l’activité la plus élevée. La principale conséquence de ces progrès techniques est un taux d’investissement budgétaire en matière d‘équipements qui s’envole, d’autant plus que les avancées en matière d’imagerie médicale s’accompagnent d’une médicalisation du personnel, l’ensemble de ces nouvelle techniques diagnostiques étant sous la responsabilité des médecins. Les centres sont également amenés à créer des liens avec d’autres institutions sanitaires, dans la mesure où ils ne disposent pas de l’ensemble du plateau technique nécessaire à la totalité des examens diagnostics. C’est pourquoi les conventions entre les centres et d’autres établissements de santé pour la co-utilisation de certains équipements se multiplient, l’IRM et le scanner restant les deux principaux équipements dont les centres ne disposent pas systématiquement. Ces nouvelles techniques diagnostiques ont enfin offert la possibilité à d’autres acteurs de santé de participer à la prise en charge des cancers, les radiologues, par exemple, devenant des fournisseurs potentiels non négligeables pour les centres anticancéreux. La radiothérapie : un traitement de plus en plus efficace On peut distinguer trois périodes dans le développement de la radiothérapie externe, technique la plus utilisée, devenue l’un des traitements de base de la cancérologie au côté de la chirurgie. Historiquement, la première période correspond à celle de la découverte des rayons X par Roentgen en 1895, utilisés dès 1902 pour traiter certains cancers. Jusqu’en 1950, les radiations émises pour la radiothérapie externe sont de faible énergie et brûlent fréquemment les tissus cutanés : leur utilisation demeure avant tout palliative. La découverte du télécobalt (ou bombe à cobalt) au cours des années 1950 est considéré comme le tournant de la radiothérapie moderne : ces appareils dits « à haute énergie » émettent des rayons d’une puissance considérable et ont permis une diminution notable des lésions cutanées. Le premier appareil de ce type est installé à l’Institut Gustave Roussy en 1955 et devient l’appareil incontournable des services de radiothérapie entre 93 94 38 Patrick Castel, Normaliser les pratiques…, op.cit, p. 73 A. Chauvenet, « La qualification en milieu hospitalier », in Sociologie du travail, n° 2, 1973, pp. 189-205 Ravier Marie - 2007 Première Partie Les déterminants socio-historiques de la construction d’un problème public 1960 et 1980, la radiothérapie étant désormais considérée comme l’un des traitements curatifs les plus utilisés en cancérologie. La dernière période est consacrée dès les années 1970 par la réalisation du premier accélérateur de particules qui garantit à la fois l’efficacité et une tolérance de plus en plus grande aux séances radiothérapeutiques. L’immense gain de cette innovation technique est que les radiations sont désormais adaptables à chaque situation clinique : elles peuvent être adaptées à la fois aux lésions superficielles et aux lésions profondes. Il existe une deuxième technique de radiothérapie au côté de celle que nous venons de voir : il s’agit de la curiethérapie, qui consiste à implanter des doses radioactives à l’intérieur du corps, sous anesthésie générale. Les premiers progrès dans ce domaine ont été observés dans les années 1960 à l’Institut Gustave Roussy. Tout comme l’équipement en imagerie médicale, l’équipement en appareil de radiothérapie implique un investissement extrêmement élevé, d’autant plus que chaque génération d’appareil a nécessité un renouvellement progressif du parc à disposition. Elle a en outre nécessité le renforcement des moyens humains et techniques pour faire fonctionner notamment les accélérateurs de particules – achats de simulateurs et de logiciels de dosimétrie, permettant d’affiner la distribution de la dose radioactive au sein de la tumeur, recrutement de radiophysiciens, etc. L’apparition de la chimiothérapie : entre nouveau moyen thérapeutique et envolée des coûts La chimiothérapie a émergé à partir des années 1960 en France. Elle trouve son origine dans des recherches menées activement dès les années 1940 aux Etats-Unis, l’espoir de découvrir des traitements médicamenteux n’ayant jamais cessé de stimuler le milieu scientifique. La conjoncture s’avère favorable « suite à la mobilisation conjointe de l’industrie pharmaceutique, d’activistes et de patrons cancérologues » : le Congrès américain charge le ‘National Cancer Institute’ « de développer un programme sur la chimiothérapie des leucémies aiguës en lui allouant des fonds propres pour la recherche de médicaments 95 anticancéreux (28 millions de francs en 1958) » . Suite à cette première expérimentation américaine, les essais cliniques se multiplièrent, l’industrie pharmaceutique en étant le principal promoteur. Depuis, une cinquantaine de médicaments – naturels ou chimiques, produits par synthèse en laboratoire – se sont révélés être efficaces. Cependant, l’agressivité de cette thérapie a impliqué l’introduction d’autres médicaments pour amoindrir les effets secondaires très lourds des chimiothérapies – vomissements, alopécie (chute des cheveux et des poils), grande fatigue. Le développement de ce type de traitement ainsi que sa progressive utilisation en routine ont incité de nouveaux médecins à s’intéresser à la lutte contre le cancer. Par exemple, les spécialistes d’organes qui ne sont pas chirurgiens (gastro-entérologues et pneumologues notamment) peuvent désormais pratiquer la chimiothérapie. Mais l’apparition de ce nouveau moyen de traitement a surtout entraîné une flambée des dépenses médicamenteuses pour les centres anticancéreux : « Le coût des chimiothérapies dans les vingt centres de lutte contre le cancer a crû de 25% entre 1984 et 1988, passant de 375 millions de francs à 469 millions de francs. La hausse la plus spectaculaire a eu lieu par la suite, avec une hausse de 86% entre 1988 et 1995, atteignant 95 Patrick Castel, Normaliser les pratiques…, op.cit, pp. 75-76 Ravier Marie - 2007 39 LA CONSTRUCTION D’UN PROBLEME PUBLIC : LA LUTTE CONTRE LE CANCER EN FRANCE (1945-2000) 870 millions de francs. Enfin, en 1999, le montant des dépenses médicamenteuses dépassa 96 le milliard de francs » . Au total, avec la chirurgie qui devient de moins en moins mutilante en privilégiant des exérèses limitées, les progrès scientifiques en cancérologie, tant au niveau diagnostic qu’au niveau curatif, ont profondément transformés les besoins humains et budgétaires des centres anticancéreux, tout en ouvrant un ‘marché’ propice à l’entrée de nouveaux acteurs de soins dans la lutte contre le cancer. « L’utilisation décuplée des chimiothérapies anticancéreuses qui, après avoir été longtemps réservées aux seules situations palliatives, sont de plus en plus régulièrement utilisées en adjuvant et dans une optique curatrice en association avec la chirurgie et la radiothérapie. […] L’avènement de nouvelles techniques de soins de très haut niveau qui exigent des moyens humains et matériels particulièrement coûteux (chambres stériles, greffe de moelle, implantations de prothèses internes, techniques d’irradiation corporelle, etc.). Ainsi, c’est un véritable transfert qualitatif qui modifie la nature des soins distribués aux malades cancéreux et entraîne un net accroissement des besoins spécifiques en 97 cancérologie » . II/ Une nouvelle donne organisationnelle : entre montée de la concurrence et réorientation de la politique sanitaire C’est essentiellement au tournant des années 1980 que va s’amorcer la période cruciale au cours de laquelle les centres anticancéreux vont progressivement percevoir des écarts se creuser entre leur modèle historique de prise en charge du cancer, et une remise en cause de plus en plus vive, portée par d’autres institutions sanitaires qui revendiquent leur participation légitime à la lutte contre le cancer. Ce décalage au niveau des représentations entre d’un côté les centres qui incarnent des pôles d’excellence, et des établissements sanitaires, bénéficiant de la concurrence, qui vont de plus en plus contribuer au traitement des malades, a été exacerbé par une politique sanitaire drastiquement axée sur la maîtrise des dépenses de santé et, plus tard, sur l’incitation à la complémentarité entre institutions sanitaires. La perception d’un courant des problèmes émerge à partir de l’entrecroisement de ces deux facteurs conjoncturels qui va engendrer une situation de tensions intenable, appelant un changement de l’ « état du système » de la cancérologie perçu par un groupement d’acteurs phare. A. Une situation concurrentielle de plus en plus soumise aux rapports de force La déconcentration des moyens spécifiques au cancer Le positionnement concurrentiel des centres anticancéreux s’est d’abord affaibli à cause d’une nouvelle distribution des ressources spécifiques à la cancérologie, plus spécifiquement pour la radiothérapie et la chimiothérapie. 96 97 Patrick Castel, Normaliser les pratiques…, op.cit, p. 76 Fédération nationale des centres de lutte contre le cancer, Participation des centres de lutte contre le cancer aux grandes orientations de la politique gouvernementale de santé, 1989, cité dans P. Castel, ibid., p. 78 40 Ravier Marie - 2007 Première Partie Les déterminants socio-historiques de la construction d’un problème public A leur création, les centres pouvaient se caractériser par une concentration de moyens dans le domaine de la clinique des radiations. Au cours des années 1970, le perfectionnement des techniques de radiothérapie et la mise en œuvre d’une carte 98 sanitaire ont entraîné une forte hausse du nombre d’appareils radiothérapeutiques sur l’ensemble du territoire français, et, partant, ont considérablement remis en cause la situation de monopole des centres anticancéreux dans le domaine. L’arrivée des appareils dits « à haute énergie », qui ont considérablement accru l’efficacité des traitements par radiations tout en réduisant les effets secondaires, a sans doute amené un nombre important de médecins à s’initier à cette technique. De surcroît, la mise en œuvre de la carte sanitaire a permis de fixer en 1973 un indice de besoin des équipements de santé à l’échelle nationale : cet étalonnage a engendré une augmentation de leur nombre. « En 1955, la France compte 3 appareils de haute énergie qui se trouvent tous dans les centres anticancéreux. En 1979, elle en compte 297, dont 66 dans les centres. Ces derniers ne détiennent plus que 22% du parc national de radiothérapie et 40% des accélérateurs. En 1999, le nombre d’appareils s’élève à 357 appareils, dont 82 sont installés dans les centres, soit 23,25% du parc national, mais seulement 23,7% des 99 accélérateurs » . Toutefois, la concentration d’appareils sur un même site caractérise les centres qui demeurent des pôles de référence car ce sont des structures spécialisées, contrairement aux concurrents fraîchement lancés en cancérologie. Le secteur privé à but lucratif apparaît comme un secteur où la radiothérapie s’est développée de façon assez précoce, dès les années 1960. Aujourd’hui, plus de 160 appareils sont installés dans des cliniques privées. Cette particularité peut s’expliquer notamment par le fait que des cancérologues formés dans les centres anticancéreux ont choisi très tôt d’implanter des équipements de radiothérapie dans le secteur privé. Le développement de cette technique thérapeutique dans le secteur public ou parapublic est plus récent, datant des années 1980, voire 1990. En 2000, 40 appareils sont implantés dans des CHU et 77 dans des centres hospitaliers généraux ou établissements privés à but non lucratif participant au service 100 public hospitalier . Les avancées de la chimiothérapie sont plus tardives – courant des années 1980 – mais elles sont vite devenues opératoires et ont massivement investi le milieu carcinologique à la fin de cette même décennie. Alors que durant sa phase d’expérimentation, la chimiothérapie restait la chasse gardée des médecins des centres anticancéreux parfois couplés avec des médecins de CHU participant aux essais thérapeutiques, l’arrivée des premiers traitements médicamenteux dans la pratique clinique a réorganisé l’offre des prestataires en la matière. Tous les établissements, qui avaient une activité en radiothérapie, ont plus particulièrement développé une activité de chimiothérapie. D’une part, le choix de cette orientation thérapeutique reflète « la nécessite perçue d’offrir aux patients et aux médecins qui les leur confient la ‘gamme complète’ des soins possibles en cancérologie ». Il s’agit donc surtout d’assurer la concurrence en face des structures qui disposent de l’ensemble de l’arsenal thérapeutique, essentiellement les centres anticancéreux. D’autre part, la pratique de la chimiothérapie « peut constituer un argument pour accroître le recrutement 98 L’article 44 de la loi du 31 décembre 1970 dispose que la carte sanitaire détermine pour chaque région sanitaire la nature, l’importance et l’implantation des installations comportant ou non des moyens d’hospitalisations, nécessaires pour répondre aux besoins de santé de la population. Source : Rapport de l’IGAS, op.cit, pp.62-63-64 99 100 CNAMTS, Enquête nationale inter-régimes, radiothérapie externe, 1999. Cour des Comptes, 2000 Ravier Marie - 2007 41 LA CONSTRUCTION D’UN PROBLEME PUBLIC : LA LUTTE CONTRE LE CANCER EN FRANCE (1945-2000) [des établissements de santé à but lucratif notamment] et pouvoir facturer des actes plus 101 rentables, comme la chirurgie ou la radiothérapie » . Au final, c’est le secteur privé à but lucratif qui menace le plus directement les centres dans le domaine des moyens spécialisés dans la prise en charge du cancer. En atteste la création en 1994 d’une chaîne de cliniques orientées en cancérologie à l’initiative d’un ancien médecin de centre anticancéreux. Filiale d’un grand groupe d’hospitalisation privée, elle représente à elle seule 20% des autorisations d’accélérateurs de particules. Elle est jugée particulièrement menaçante par les acteurs des centres dans le sens où elle a lancé de grands programmes d’investissements qui ont modernisé et regroupé les plateaux techniques des différentes cliniques à travers une stratégie concurrentielle agressive. Elle offre de surcroît des rémunérations bien supérieures à celles auxquelles peuvent prétendre les médecins des centres. Une offre qui se diversifie et qui remet progressivement en cause le modèle transversal de prise en charge spécialisée Le développement des spécialités médicales ainsi que le renforcement du secteur hospitalier sont deux phénomènes qui ont largement favorisé la contestation du leadership des centres anticancéreux dans la lutte contre le cancer par des acteurs dont l’activité médicale n’est pas exclusivement cancérologique. En France, le nombre de spécialistes en activité est passé de 30 000 en 1975 à 85 000 en 1995 pour représenter près de 50% des 102 médecins en activité . Dans un même mouvement lié à l’évolution générale du système de santé, le secteur hospitalier s’est considérablement développé après la Seconde Guerre mondiale. Les Centres Hospitaliers Universitaire ont été créés en 1958, par une réforme des 103 structures hospitalières et des études médicales – dite réforme Debré - entraînant une 104 « technicisation de l’activité médicale » , et marquant une orientation davantage curative de ces établissements autour d’un plateau technique modernisé. Les centres hospitaliers disposent désormais d’équipements et de moyens susceptibles de permettre la prise en charge du cancer, pathologie lourde qui nécessite des traitements complexes et des ressources adaptées. La concurrence avec les CHU est assez rapidement devenue source de rapports de force de plus en plus virulents. Comme les autres médecins hospitaliers, les médecins des CHU ne se sont pas tout de suite intéressés à la cancérologie. Cet intérêt est apparu au cours des années 1970 et semble lié à l’innovation thérapeutique. Les hématologues ont été les premiers à s’y intéresser, dans la mesure où les premières chimiothérapies ont été découvertes pour les cancers du sang. Dès le début des années 1980, des médecins de CHU ont commencé à contester la position de leadership revendiquée par les centres anticancéreux et les relations entre les deux types d’institutions se sont dégradées. Plusieurs facteurs structurels sont à l’origine d’une telle situation et ont, sous l’effet du temps, contribué à l’exacerber. 101 102 Patrick Castel, Normaliser les pratiques…, op.cit, p. 82 Patrick Hassenteufel, Les médecins face à l’Etat. Une comparaison européenne, Paris, Presses de la Fondation nationale des Sciences politiques, 1997 103 104 Du nom du professeur Robert Debré, promoteur et acteur principal de la réforme. François Steudler, « Hôpital, profession médicale et politique hospitalière », in Revue française de Sociologie, XIV, Numéro Spécial, « Sociologie de la médecine », 1973, pp. 13-40 42 Ravier Marie - 2007 Première Partie Les déterminants socio-historiques de la construction d’un problème public - Le conflit entre les deux structures est avant tout inhérent aux missions qu’ils doivent remplir. Tout comme les centres de lutte contre le cancer, les CHU ont une mission de soin et de recherche et ont vocation à détenir des équipement médicaux de pointe très spécialisés. Cette complémentarité entre pratique clinique et recherche fondamentale était au cœur de la fondation des centres au début des années 1920. Le développement d’une activité de recherche sur un site hospitalier semble de même être une des principales raisons de la création des CHU. La mission d’enseignement, obligatoire pour les CHU, n’a pas caractère d’obligation pour les centres. « Est-ce qu'il est d'actualité de garder un certain nombre de structures de santé, et en particulier les CRLCC, lorsqu'il y a des CHU, puisque les missions sont les mêmes: soin, formations universitaires et recherche ? Est- ce qu'il n'y a pas superposition de deux structures dans une même région, sur un même territoire, avec une redondance, une absence de complémentarité, etc. ? » Entretien avec le coordonnateur du réseau Oncora - Les deux types d’établissements sanitaires ont tout deux une vocation régionale : la dimension de compétition territoriale est d’emblée très présente puisque centres anticancéreux et CHU revendiquent, en cancérologie, un leadership régional dans le domaine scientifique. Ils aspirent chacun à être reconnus comme les plus compétents en rapport à tout ce qui touche à cette pathologie par les autres acteurs médicaux et par les représentants de la tutelle régionale. Contrairement aux centres, les CHU ne sont pas des établissements spécialisés, et leur activité carcinologique n’a pas du tout la même visibilité. C’est la raison pour laquelle à partir des années 1990, chaque CHU a eu tendance à créer une instance transversale permettant de rendre plus visible la cancérologie, instance qui, au niveau national, a pris le nom de Fédération française de cancérologie. - Le corollaire des deux facteurs structurels précédents est une concurrence directe sur la clientèle. D’une part, les deux types d’établissements aspirent à traiter les cas les plus complexes que ne peuvent pas assumer les autres acteurs régionaux, mettant de fait en avant leurs compétences et leur caractère d’excellence. D’autre part, tous les centres sont implantés à proximité d’un CHU, voire sur son terrain même. La concurrence pour la clientèle de proximité est donc aussi très vive. De fait, les CHU ont eu une politique agressive envers les centres anticancéreux au cours des années 1980, les médecins hospitaliers ayant des velléités affichées d’absorption des structures spécialisées. « « Progressivement, les centres de lutte contre le cancer sont devenus les lieux par excellence où on allait se faire traiter. Et progressivement, les CHU se sont dits : ‘Mais qu’est-ce que c’est que ces types qui viennent nous faire de l’ombre, nous bouffer la laine sur le dos ?’. Et ils ont commencé à dire : ‘ Il faut qu’ils réintègrent les centres hospitalouniversitaires, il n’y a absolument aucune raison de garder ces dispositifs à part’ ». Entretien avec le délégué général du CLARA Cette évolution globale du système de santé s’avère parallèle aux transformations profondes que connaît le milieu de la cancérologie depuis le début des années 1960 : - les traitements du cancer se perfectionnent au point que la guérison devient une réalité : les centres anticancéreux sont de moins en moins des ‘asiles’ pour incurables : « Et puis progressivement, les techniques, la recherche et le génie de ces gens aidant [les acteurs des centres anticancéreux], il y a des malades qui ont commencé à guérir, il y a une théorie qui s’est mise en œuvre sur ‘comment prendre en charge un patient’, et a commencé à émerger cette idée de « comprehensive cancer center », cette vision globale du patient atteint d’un cancer, quel que soit l’organe en question […] ». Entretien avec la Déléguée Générale du CLARA Ravier Marie - 2007 43 LA CONSTRUCTION D’UN PROBLEME PUBLIC : LA LUTTE CONTRE LE CANCER EN FRANCE (1945-2000) - les traitements se diversifient avec notamment l’apparition de la chimiothérapie ; - la demande augmente, alors que, à l’inverse, elle chute pour la quasi-totalité des autres pathologies. Ces données viennent appuyer l’idée selon laquelle la cancérologie attire de plus en plus de médecins non spécialisés qui voient désormais un intérêt patent à traiter certaines formes de lésions cancéreuses, d’autant plus que peu de barrières viennent empêcher des spécialistes d’organes d’opérer par exemple une tumeur, la seule condition étant d’exécuter cet acte dans un établissement autorisé à exercer la chirurgie en général. In fine, les centres anticancéreux se sont retrouvés face à une vague de médecins qui revendiquent eux aussi une légitimité à pratiquer la cancérologie. Cette question de la légitimité – et a fortiori de crédibilité - sera au centre des tensions qui vont progressivement s’accroître entre deux perceptions différentes de la prise en charge cancérologique. C’est la chirurgie qui s’est décentralisée en premier et qui a engendré une concurrence de plus en plus vive entre médecins de centre et spécialistes d’organes pratiquant dans le public ou le privé : « les urologues, gynécologues obstétriciens, chirurgiens digestifs et ORL revendiquent particulièrement la prise en charge chirurgicale des cancers correspondants à leur spécialité et se placent en concurrents des chirurgiens des centres qui ont pour la 105 plupart une formation de chirurgie générale des cancers » . La radiothérapie s’est dispersée avec la mise en place de la carte sanitaire à partir 1973 (cf. supra). Quant à l’oncologie médicale, elle a longtemps été très concentrée pour progressivement connaître la même destinée que les deux autres principaux traitements du cancer : l’augmentation de la démographie des chimiothérapeutes ainsi que l’attrait de plus en plus vif des spécialistes d’organes pour l’oncologie ont stimulé le principe de concurrence. Ce principe s’applique essentiellement aux pneumologues, gastro-entérologues et hématologues qui entrent en concurrence directe avec les chimiothérapeutes sur les prescriptions de traitements médicaux. Dans tous les cas, la concurrence régionale s’avère difficile à évaluer dans la mesure où les spécialistes d’organes qui se consacrent à une activité cancérologique ne sont pas identifiables. 106 Néanmoins, dans les régions où les centres anticancéreux sont très présents , la prégnance du secteur privé à but lucratif renforce la perception d’une concurrence qui est grandissante et menaçante dans la mesure où les objectifs sous-jacents de rentabilité justifient une stratégie commerciale : « Nous on n’a pas à se bagarrer, les malades, c’est nous qui les avons, c’est nous qui les passons, donc c’est vraiment que de la bonne volonté, et du bien pour les malades. Moyennant quoi les malades sont contents, donc on en a plus, et on gagne mieux notre vie. Donc il y a un retour qui se fait automatiquement, le but c’est de s’arranger pour que les malades soient le mieux soignés possibles, ils viennent nous voir, et on en a plus, etc. » Entretien avec un urologue libéral Par voie de conséquence, cette nouvelle redistribution de l’offre en cancérologie n’a pas eu des impacts uniquement quantitatifs, relatifs à une diminution de l’activité des centres anticancéreux. Elle a aussi accouché d’un questionnement sur la représentation même 105 106 Patrick Castel, Normaliser les pratiques…, op.cit, p. 86 Dix centres de lutte contre le cancer sont situés dans six régions où la densité en médecins spécialistes est égale ou supérieure à la moyenne nationale : Alsace, Aquitaine, Ile-de-France, Languedoc-Roussillon, Midi-Pyrénées, PACA, Rhône-Alpes. 44 Ravier Marie - 2007 Première Partie Les déterminants socio-historiques de la construction d’un problème public du modèle de prise en charge d’une telle pathologie : quelle est la meilleure manière de traiter un cancer ? Dans la mesure où les spécialistes d’organes – qu’ils pratiquent dans le secteur public ou le secteur privé - défendent une approche organiciste, ils revendiquent l’excellence de leur connaissance de l’organe et se jugent mieux à même que les médecins des centres d’envisager les stratégies thérapeutiques susceptibles de préserver l’organe traité ou de moins le mutiler. Cette stratégie centrée sur l’organe rompt avec l’approche transversale promue par les structures spécialisées, historiquement érigée en fondement et éprouvée empiriquement. L’évolution enclenchée à partir des années 1960 tend à creuser cette différence de représentations, et à exacerber des tensions au profit d’une approche qui semble ne plus reconnaître la légitimité de lieux qualifiés pourtant « d’excellence ». B. L’impact de la politique sanitaire Parallèlement aux différentes évolutions que nous venons de pointer, le fonctionnement des centres anticancéreux et leurs rapports avec les autres offreurs de soins ont été impactés par les orientations prises par la politique sanitaire : politiques de maîtrise des dépenses au tournant des années 1970 ; incitations à développer des complémentarité entre établissements à partir des années 1990. Deux nouvelles inflexions qui vont accroître les contraintes financières des centres et menacer un peu plus leur positionnement concurrentiel. Un axe fort de la politique sanitaire : contenir les dépenses sanitaires Dès les années 1970, les coûts du système de santé français ont connu un net accroissement pour atteindre 7,6% du PIB en 1980, contre 4,2% en 1970. Face à une telle situation, de nombreux dispositifs ont été mis en place puis éprouvés pour tenter de juguler cet emballement budgétaire. Toutefois, aucun résultat n’a été réellement probant puisqu’en 1995, les dépenses atteignent 9,9% du PIB. Voyons simplement la principale mesure adoptée qui a généré des conséquences majeures pour les centres anticancéreux. Arrêtons-nous sur la mise en place en 1983 d’un principe de budget global pour les établissements participant au service public, après l’inefficacité de plusieurs dispositifs qui n’ont pas enrayé ce qui a pu être considéré comme une logique inflationniste. Le principe du budget global est le suivant : chaque établissement public ou participant au service public hospitalier se voit allouer un budget annuel a priori avec lequel il doit réaliser son activité, même si celle-ci augmente substantiellement d’une année à l’autre. Le principal problème de ce dispositif budgétaire est lié aux possibilités de déficit qui jusqu’en 1992, étaient plus ou moins autorisées grâce aux potentialités de comblement de déficit obtenues par les autorités de tutelle. En 1992, un décret supprime cette souplesse procédurale, bien qu’il se voie largement contesté par le secteur hospitalier public et parapublic et qu’un aménagement de la contrainte soit discuté puis adopté. La logique de rationnement budgétaire par enveloppes fermées se poursuit jusqu’ en 1996 et est sanctionnée par l’ordonnance du 24 avril 1996 puis par la loi organique du 22 juillet de cette même année. Désormais, le Parlement vote 107 un Objectif d’évolution nationale des dépenses par rapport à l’année précédente , objectif réparti régionalement et en fonction des spécialités. Les Agences régionales de l’Hospitalisation répartissent l’enveloppe régionale entre établissements publics et parapublics. Dans cette perspective, depuis 1997, elles disposent d’un nouvel outil de comparaison des établissements : l’indice synthétique d’activité (ISA). Les acteurs de santé en général (représentants de la tutelle régionale et acteurs des 107 Il s’agit de l’ONDAM : Objectif National d’Evolution des Dépenses d’Assurance Maladie Ravier Marie - 2007 45 LA CONSTRUCTION D’UN PROBLEME PUBLIC : LA LUTTE CONTRE LE CANCER EN FRANCE (1945-2000) institutions sanitaires) mettent en valeur les limites de ce dispositif : « La comparaison des performances des établissements sur des critères uniquement économiques est pour la plupart des acteurs réductrice, dans la mesure où elle ne peut prendre en compte la qualité des soins. […] Cependant, aucun des acteurs rencontrés ne le [l’ISA] rejette. Les tutelles régionales l’utilisent, dans le sens où, par rapport à la situation précédemment décrite, il constitue un moyen d’objectiver la performance de chaque établissement et de redistribuer 108 en fonction des inégalités perçues » . Consécutivement à cette nouvelle procédure de financement, les centres anticancéreux ont assisté d’abord au resserrement drastique de leurs contraintes budgétaires : cet état de fait les a conduit à remettre progressivement en cause leur stratégie de différenciation qui consistait jusqu’alors à investir dans les moyens technologiques les plus modernes et à proposer une rémunération avantageuse à leur personnel, à une période où, de surcroît, les coûts de chimiothérapie sont exponentiels. Deuxième problématique qui ne cesse de s’envenimer : la concurrence entre les centres et les autres offreurs de soins. Les tensions vont effectivement croissantes dans 109 la mesure où le dispositif qui utilise l’Indice Synthétique d’Activité comme outil de base encourage indirectement la concurrence. En effet, la valeur du point ISA est un rapport entre la production et les dépenses : les établissements ont de fait intérêt à augmenter leur activité, ou du moins, n’ont aucun intérêt à la diminuer au profit d’autres structures, de peur d’être pénalisés. Enfin, dès la fin des années 1980, différents rapports publics stigmatisent les coûts de fonctionnement des centres. L’IGAS consacre un premier rapport en 1988 à l’Institut Gustave Roussy, soulignant plus particulièrement la hauteur des investissements en terme de personnel. Mais c’est surtout le rapport de 1993, sur lequel nous reviendrons plus longuement ultérieurement, qui a déclenché un ‘état d’urgence’, appelant un changement imminent tant de la part des centres que dans la manière plus globale d’appréhender la lutte contre le cancer en France. L’incitation à la création de complémentarités inter établissements Parallèlement à la volonté de régulation des dépenses de santé, les orientations de la politique sanitaire insistent sur la promotion de la complémentarité entre structures à l’échelle régionale. Cette évolution est récente puisqu’elle a été consacrée par la loi hospitalière de 1991, puis renforcée par les Ordonnances d’avril 1996. Concrètement, elle a provoqué deux types de mutations organisationnelles. La première, d’envergure, repose sur l’idée que les établissements de proximité sont autant légitimes, voire plus, que les centres ou les CHU pour traiter des cancers basiques. Dans la mesure où les structures spécialisées et les centres hospitaliers coûtent beaucoup plus chers que les institutions locales, en raison de leur équipement de pointe et leur personnel spécialisé, le transfert d’une partie des prises en charge à proximité entraînerait des économies à plus ou moins longue échéance. Cette nouvelle orientation est confortée au niveau national par l’élaboration d’une circulaire parue le 24 mars 1998 qui « vise à promouvoir la nécessaire pluridisciplinarité des traitements, à garantir à tous les patients une égalité d’accès à des soins de qualité et à assurer la gradation, la coordination et la 108 109 46 Patrick Castel, Normaliser les pratiques…, op.cit, p. 96 Ce dispositif global s’appelle Programme de Médicalisation des Systèmes d’Information (PMSI) Ravier Marie - 2007 Première Partie Les déterminants socio-historiques de la construction d’un problème public 110 continuité des soins par la constitution de réseaux de soins » . Les acteurs de structures de proximité sont donc reconnus et légitimement incités à revendiquer une participation plus intense à la prise en charge de certains cancers fréquents, ce qui concourt à accroître l’offre. Parallèlement à cette décentralisation de l’offre de soins, les Agences régionales de l’hospitalisation, dès le début des années 1990, mènent une politique de rapprochement entre centres anticancéreux et CHU. Suite à la loi hospitalière de 1991, une circulaire a été rédigée en 1993 par le ministère de la santé pour encourager le développement de la « complémentarité » entre les deux types de structures. Il est notamment stipulé « d’éviter toute redondance de moyens, tant au niveau des hommes que des équipements » et d’encourager des « pôles de coopération » dans le domaine de la recherche, de 111 l’enseignement, de la santé publique et des soins . Cette circulaire a eu initialement un impact très faible sur les relations entre les acteurs des deux types de structures. Pourtant, dans chaque région, l’Agence régionale de l’hospitalisation a joué son rôle de régulateur et de coordonnateur, en utilisant le levier budgétaire pour amener centres anticancéreux et CHU à trouver des terrains d’entente : elle refuse les projets d’établissement des deux établissements tant qu’ils n’intègrent pas des modalités concrètes de coordination entre eux, sachant que l’acceptation du projet d’établissement est un préalable avant les négociations pour les ressources financières. Dans une période où les établissements proposant des services de cancérologie sont soumis à de fortes pressions budgétaires, cette politique offre une réelle incitation, pour chaque institution sanitaire, à rechercher un accord. Au total, elle incarne surtout une menace pour les centres anticancéreux au niveau de la partie chirurgicale de leur activité, puisque le développement quantitatif de la chirurgie au sein des centres est faible comparativement à celui des CHU. Dans tous les cas, cette nouvelle donne organisationnelle a été très lente à mûrir dans les esprits, eu égard les relations conflictuelles parfois exacerbées entre représentants de centres et de CHU. « Les CHU s’apercevant qu’ils ne pouvaient pas bouffer les centres, ont décidé de créer une forme d’alliance, ils ont créé eux-mêmes une Fédération de cancérologie. J’ai des souvenirs assez précis de nos premières discussions : c’est comme si, quand ils venaient nous voir, ils allaient voir le diable ». Entretien avec le délégué général du CLARA 110 Circulaire DGS/DH n’98/188 relative à l’organisation des soins en cancérologie dans les établissements d’hospitalisation publique et privée 111 Circulaire n° 93-103 du 18 octobre 1993 relative à la complémentarité des centres hospitaliers universitaires et des centres régionaux de lutte contre le cancer dans le domaine de la cancérologie. Ravier Marie - 2007 47 LA CONSTRUCTION D’UN PROBLEME PUBLIC : LA LUTTE CONTRE LE CANCER EN FRANCE (1945-2000) CONCLUSION Nous avons consacré notre premier temps de réflexion à mettre en lumière les déterminants socio-historiques qui ont façonné une certaine organisation de la lutte contre le cancer en France, et surtout une certaine manière de penser la prise en charge médicale, ainsi que la recherche fondamentale sur le cancer. Cette perception repose historiquement sur la création des centres anticancéreux dans les années 1920, fondés sur un projetunique auquel les centres doivent leurs caractéristiques intrinsèques, et partant, leur exemplarité. Pourtant, depuis le début des années 1960, la situation de quasi exclusivité des centres dans l’organisation de la lutte contre le cancer a progressivement été questionnée : des écarts se sont creusés, façonnant le lit d’une remise en question fondamentale tiraillée entre deux pôles antagonistes représentatifs d’une certaine vision de la lutte contre le cancer. D’un côté, celle des centres anticancéreux qui défendent l’héritage historique d’une prise en charge spécialisée. De l’autre, une vision structurée par la montée de la concurrence qui a amené de nouveaux acteurs de soins – loin des principes fondateurs de transversalité et de pluridisciplinarité - à exercer la cancérologie dans une logique de contestation de la différenciation des centres. L’activité de ces derniers ainsi que leur légitimité ont été in fine menacées. Dans un premier temps, face à l’ensemble des menaces évoquées précédemment, la réaction des centres anticancéreux a essentiellement reposé sur la revendication de leurs spécificités substantielles qui ne se déclinent pas chez les autres offreurs de soins : « Les médecins rencontrés assurent aussi rester dans les centres anticancéreux pour des raisons liées à la nature de la pratique médicale : ils ont l’impression que la pluridisciplinarité et le travail en équipe y sont plus effectifs, que les activités scientifiques y sont plus développées et que les technologies de pointe sont plus rapidement disponibles, d’où un intérêt professionnel plus grand. Enfin, ils affirment que la volonté de favoriser le travail en équipe limite l’instauration de relations hiérarchiques strictes entre praticiens, y compris entre les plus jeunes et les plus expérimentés. Tous les praticiens rencontrés estiment avoir pour unique supérieur hiérarchique le directeur du centre. En outre, ils considèrent généralement que celui-ci est plus facilement abordable et plus sensible à l’introduction de nouvelles techniques que dans les établissements 112 publics dans la mesure où il est médecin. » Cependant, face à la montée des périls, les centres ont eu des actions correctrices limitées. La défense de leur exemplarité devenant insuffisante en terme de conviction, ils ont été amenés à entreprendre une stratégie de recrutement agressive via la mise en place de consultations avancées. Mais cette stratégie n’a pas eu les répercussions escomptées et s’est même avérée inadaptée par rapport à l’ampleur des enjeux auxquels les centres étaient confrontés. La perception du problème autour du positionnement des centres par rapport à ses concurrents, et de leur revendication d’une forme d’autorité dans la lutte contre le cancer 112 48 Patrick Castel, Normaliser les pratiques ..., op.cit, p. 107 Ravier Marie - 2007 CONCLUSION liée à un statut historique a atteint son paroxysme au moment de la parution du rapport public de l’IGAS en 1993. Ce rapport ‘tire la sonnette d’alarme’ dans le sens où, d’une part, 113 il déplore l’absence d’une réelle politique nationale en matière de lutte contre le cancer , et où d’autre part, il pose la question de la pertinence du maintien du statut autonome et spécifique des centres de lutte contre le cancer. En effet, les rapporteurs constatent que, non seulement, la lutte contre le cancer ne se résume pas aux centres anticancéreux - puisqu’ils sont loin de traiter la majorité des patients -, mais pis, ces derniers ne jouent pas le rôle de coordinateur qui leur avait été assigné. Ils semblent notamment plus préoccupés par des objectifs de « captation de 114 clientèle » que de coordination avec les autres acteurs de santé. En outre, à l’exception de l’Institut Gustave Roussy et de l’Institut Curie, l’activité des centres en matière de recherche clinique et thérapeutique est peu visible, et les coûts de fonctionnement de telles structures spécialisées sont particulièrement élevés sans être nécessairement justifiés : « Malheureusement, on ne peut pas toujours démontrer que tous les centres apportent 115 quelque chose d’exceptionnel en contrepartie de leur coût » . Dans ce contexte, les rapporteurs ont été amenés à s’interroger sur l’existence même des centres anticancéreux : « L’étude juridique et historique a montré la source de toutes les ambiguïtés futures : les pouvoirs publics, législateur et gouvernement, ont assimilé la politique de lutte contre le cancer à l’action des centres anticancéreux. Or, la réalité montre que dans tous les domaines – prévention, dépistage, soins, recherche, enseignement – d’autres établissements et personnalités morales, publiques et privées, jouent un rôle majeur. [ …] Enfin, la création des vingt centres constitue encore une exception française, la plupart des grands pays choisissent un ou deux sites où se concentrent la pointe de la recherche et des soins, le reste, c’est-à-dire la très grande majorité des cas, étant confiés aux 116 structures usuelles d’hospitalisation et de soins » . Pour clore son rapport, la mission évoque trois alternatives. La première appelle à ne rien changer pour éviter toute forme de contestation, l’inertie offrant une sorte de sécurité politique et sociale. La seconde consiste en une absorption des centres anticancéreux par le CHU voisin, à l’exception de l’Institut Gustave Roussy et de l’Institut Curie qui conserveraient une activité de recherche majeure. Cette solution, bien que suggérée par des personnalités extérieures aux centres, a été rejetée pour trois raisons. D’abord, ce cas extrême laisse pressentir un ensemble de résistances difficiles à surmonter qui pourraient conduire à une situation de crise. Ensuite, les CHU, faute de départements de cancérologie, ne sont pas prêts à absorber utilement les centres. Enfin, les centres anticancéreux comptent des cancérologues internationalement reconnus, et ont joué par le passé un rôle moteur dans les avancées de la lutte contre le cancer. Il apparaît donc déraisonnable d’envisager de procéder à une table rase qui abolirait le passé. 113 « Si l’on entend par politique la définition d’objectifs et de priorités, et la coordination de l’utilisation de moyens, il est clair qu’il n’existe pas en France de politique de lutte contre le cancer, alors qu’il en existe sans doute une pour le sida », Rapport de l’IGAS, op.cit, p. 166 114 115 116 Ibid, p. 78 Ibid., p. 166 Ibid, p. 165 Ravier Marie - 2007 49 LA CONSTRUCTION D’UN PROBLEME PUBLIC : LA LUTTE CONTRE LE CANCER EN FRANCE (1945-2000) En définitive, le rapport de l’IGAS propose de laisser du temps aux centres afin qu’ils démontrent individuellement leur utilité dans l’ensemble du paysage sanitaire, à défaut de quoi leur statut pourrait être remis en cause : « La plupart des centres de lutte contre le cancer ont obtenu des résultats, ils comptent d’éminentes personnalités jouissant d’une grande considération individuelle ; il convient d’aider l’institution qui a un peu vieilli, à mieux s’adapter 117 au temps présent » . La plupart des acteurs que nous avons rencontrés citent ce rapport comme absolument capital dans l’accélération d’une prise de conscience qui doit dorénavant accoucher d’une action concrète, d’un changement sensible. A partir de cette date, le sillage du « problem stream » se divise pour engendrer un nouveau courant, celui de la constitution d’un ensemble cohérent de solutions pour enrayer la voie des problèmes ainsi que le cercle vicieux des dysfonctionnements, et pour petit à petit faire advenir un nouveau référentiel autour de la représentation de la lutte contre le cancer. Un groupement d’acteurs, constitué par une génération de jeunes directeurs de centres anticancéreux, va se saisir de cette situation problématique ultime et va travailler à rendre sa contribution indispensable au milieu de la cancérologie. 117 50 Ibid., p. 169 Ravier Marie - 2007 Deuxième Partie De l’activisme professionnel à la sensibilisation du champ politique Deuxième Partie De l’activisme professionnel à la sensibilisation du champ politique « La deuxième caractéristique, et là c’est peut-être ce qu’il y a eu de plus original sur ce plan [Plan Cancer de 2000], c’est qu’il s’est appuyé vraiment de manière forte sur ce que les professionnels pensaient ». Entretien avec un conseiller du cabinet de Bernard Kouchner (1998-2002) Nous sommes désormais amenés à saisir une partie des mécanismes processuels qui ont abouti à une sensibilisation du champ politique au problème du cancer à partir de 1997-1998. Dans le premier moment de notre étude, nous avons travaillé à contextualiser la structuration d’un courant des problèmes autour de la lutte contre le cancer en dégageant les groupements d’acteurs concernés, les enjeux afférents, ainsi qu’en faisant le point sur l’état du système de la cancérologie à l’aube des années 1990, creuset d’une prise de conscience décisive de la part de quelques protagonistes. Dans ce second moment, nous partons du postulat que l’émergence de ce courant des problèmes dans la sphère politique est un phénomène cumulatif qui appelle un éclaircissement sur la période transitoire, mais fondamentalement structurante, au cours de laquelle des solutions vont apparaître, portées initialement par une poignée de représentants de centres anticancéreux qui vont injecter une réelle innovation, tant dans la gestion des centres, que dans une perception plus globale de ce que doit être dorénavant la lutte contre le cancer en France. La volonté majeure sous-jacente à cette logique d’action est d’apporter des correctifs afin que les écarts qui s’étaient creusés à partir des années 1970 dans le champ de la cancérologie se résorbent, ne deviennent plus problématiques, et qu’un nouveau souffle renouvelle l’état du système cancérologique. Ce nouveau souffle se décline à travers les évolutions que va engendrer la mobilisation de jeunes directeurs de centres anticancéreux, tant au niveau du fonctionnement des centres que de la Fédération nationale des centres de lutte contre le cancer. On travaillera d’emblée à saisir en quoi les caractéristiques du mouvement de réforme qui émerge en ce début des années 1990 au sein de la Fédération des centres sont la source de la constructiond’un nouveau référentiel d’action dans le domaine de la lutte contre le cancer. Si nous reprenons la définition que donne Pierre Muller de la notion de référentiel, nous avons les bases analytiques pour tenter d’appréhender ce changement de référentiel : « Elaborer une politique publique consiste donc d’abord à construire une représentation, une image de la réalité sur laquelle on veut intervenir. C’est en référence à cette image cognitive que les acteurs organisent leur perception du problème, confrontent leurs solutions et définissent leurs propositions d’action : on appellera cette vision du monde le référentiel d’une politique » 118 . Cette définition renvoie au référentiel d’une politique publique. Dans notre cas, il n’existe pas encore de politique nationale, ni de programme afférent à la lutte contre le cancer. Par 118 Pierre Muller, Les politiques publiques, Paris, PUF, 5è édition, 2005, p. 106 Ravier Marie - 2007 51 LA CONSTRUCTION D’UN PROBLEME PUBLIC : LA LUTTE CONTRE LE CANCER EN FRANCE (1945-2000) contre, ce qui est primordial, c’est qu’une certaine représentation autour du cancer devient prégnante, une vision du monde s’impose et tend à façonner une « image de la réalité » sur laquelle les protagonistes de la réforme de la Fédération veulent intervenir. Ce nouveau référentiel s’étend progressivement à l’ensemble des institutions sanitaires pour recueillir une forme d’unanimité. Cette phase d’activisme professionnel est relayée par la constitution d’un « forum » scientifique, réalisation concrète, ou du moins déclinaison du référentiel au niveau d’une structure ad hoc. Ce « forum », qui est un forum d’experts, est essentiellement constitué de professionnels. Nous nous arrêterons symboliquement sur la constitution puis sur les actions de cette structure, nommée Cercle de réflexion des cancérologues français, comme des étapes charnières où la sensibilisation du monde politique va de façon perceptible glisser vers une interpellation concrète. In fine, l’orientation de ce temps de réflexion est la suivante : nous articulerons deux phases majeures, au cours desquelles on passe de l’émergence d’un problème cristallisé dans le champ professionnel, se manifestant à travers une évolution conjoncturelle de facteurs socio-historiques, à la problématique d’un changement de référentiel autour de la lutte contre le cancer qui va progressivement être adopté par tous les acteurs de soins et va mener à une mobilisation de « policy entrepreneurs » devenant des courroies de transmission auprès du champ politique. CHAPITRE 3 Un mouvement de réforme fondateur « L’un des virages qu’a pris la cancérologie au début du vingt et unième siècle vient des cancérologues eux-mêmes : le savoir n’est plus détenu par une seule personne. Vous ne faites plus le traitement de monsieur Dupont ou de monsieur Durand, vous faites un traitement validé collectivement. Alors que, avant, on fonctionnait par conviction. Aujourd’hui, c’est la reconnaissance du savoir collectif, c’est de reconnaître que, si on veut bien traiter son patient, on doit le faire sur des bases collectives […]. » Entretien avec le Président de la Fédération nationale des centres de lutte contre le cancer de 1982 à 1996 Le rapport de l’IGAS, avant de questionner l’apport des centres anticancéreux à la lutte contre le cancer, s’interroge sur l’existence même d’une politique de lutte contre les lésions cancéreuses en France. Avant de déclencher une alerte au sein de la Fédération nationale des centres de lutte contre le cancer, ce rapport pointe du doigt une carence effective qui constituera la toile de fond de la constitution du nouveau référentiel dont la Fédération des centres sera le berceau.. « Si l’on entend par politique la définition d’objectifs et de priorités, et la coordination de l’utilisation de moyens, il est clair qu’il n’existe pas en France de politique de lutte contre le cancer, alors qu’il en existe sans doute une pour le sida. La principale raison de cette absence de politique est que les centres de lutte contre le cancer, qui devraient en être l’instrument principal, pour ne pas dire unique, n’occupent dans tous les domaines qu’une 119 partie du terrain » . 119 52 Rapport de l’IGAS, op.cit, p. 166. Ravier Marie - 2007 Deuxième Partie De l’activisme professionnel à la sensibilisation du champ politique Si un des principaux objectifs de la Fédération est de redonner une place de référence et d’excellence aux centres anticancéreux et d’assurer un rôle majeur de coordination, c’est essentiellement pour redéfinir des objectifs centraux et des missions qui doivent innerver la lutte contre le cancer en France en l’adaptant aux évolutions globales de son environnement. L’esprit de la réforme commence à poindre au début des années 1990, porté par un groupe de nouveaux directeurs fraîchement en poste qui, près de deux ans avant le rapport de l’IGAS, ont pensé et élaboré des solutions pour contrecarrer les menaces qui pèsent sur la gestion et le positionnement des centres anticancéreux. Ces leaders vont mettre du temps à recueillir l’unanimité du conseil d’administration de la Fédération. Pourtant, l’adhésion progressive va devenir incontestable et la représentation de la prise en charge globale du cancer portée par la Fédération va obtenir un crédit tel qu’elle sera reconnue par l’ensemble des structures se soins. Nous nous attarderons dans ce troisième chapitre sur un seul des deux volets de la réforme, dans la mesure où cette dernière consiste à la fois en une modification de 120 la gestion interne des centres pour accroître leur efficacité économique et médicale , et en une modification externe du positionnement de ces structures spécialisées afin qu’elles se distinguent comme pôles d’excellence référents tout en développant des complémentarités avec les autres offreurs de soins. Nous insisterons uniquement sur cette deuxième dimension dans le sens où elle accouche des nouvelles visions du monde qui vont s’imposer dans le milieu de la cancérologie en terme de pratiques médicales et scientifiques. I/ Un nouveau modèle d’organisation des centres anticancéreux et de la Fédération nationale des centres de lutte contre le cancer Ce qui apparaît fondamental dans le processus enclenché au sein de la Fédération des centres est l’adéquation entre les solutions qui vont être proposées par quelques protagonistes et les difficultés qui sont perçues au début des années 1990 comme ne pouvant plus perdurer. La question qui reste posée est assez classique en analyse des politiques publiques : par quel mécanisme les directions des centres anticancéreux ontelles accepté de se lancer dans un processus de réforme, alors que les recherches en sciences sociales ont maintes fois démontré que les organisations ne parvenaient pas 121 nécessairement à s’adapter à des évolutions et parfois même disparaissaient ? A. L’innovation portée par un groupe de leaders réformateurs A l’aube de la décennie 1990, un petit groupe de cinq directeurs nouvellement en poste se saisit de l’ensemble des problèmes auxquels sont confrontés les centres anticancéreux depuis une vingtaine d’années. A la perception des décalages devenus trop flagrants entre ce qu’est la lutte contre le cancer à la fin de ce XXème siècle et ce qu’elle devrait ou 120 Cette modification a trait essentiellement à la renégociation de la convention collective concernant le personnel non médical des centres anticancéreux. 121 Questionnement sur lequel la sociologie des organisations a beaucoup travaillé, Cf. entre autres ouvrages de référence : Michel Crozier, Erhard Friedberg, L’Acteur et le système, Paris, Coll. « Points-Seuil », 1977 ; l’école néo-institutionnaliste a également grandement contribué à alimenter une réflexion en analyse des politiques publiques sur le changement, Cf. l’article fondateur de Paul Pierson, « When Effects become Cause. Policy Feedback and Political Change », in World Politics, 45, 4, 1993, pp. 595-698 ; Peter Hall, Rosemary Taylor, « La science politique et les trois néo-institutionnalismes », in Revue Française de Science Politique, Vol. 47, n°3-4, 1997, pp. 469-496. Ravier Marie - 2007 53 LA CONSTRUCTION D’UN PROBLEME PUBLIC : LA LUTTE CONTRE LE CANCER EN FRANCE (1945-2000) pourrait être, ils décident de refuser une telle situation où les dysfonctionnements s’autoentretiennent par la force de l’inertie. Un tel engagement dans un processus de changement se voit caractériser par des spécificitéspersonnelles communes qui expliquent la nature du 122 projet de réforme engagé . Une perception commune des problèmes et des intérêts convergents Entre 1986 et 1991, onze directeurs de centre anticancéreux sont nouvellement nommés et en cinq années, plus de la moitié du Conseil d’administration de la Fédération des centres se voit renouvelée. Parmi ces onze directeurs, un groupe de cinq médecins, respectivement directeurs des centres de Lyon, Marseille, Nancy, Nantes et de l’Institut Curie à Paris, décide de se réunir en dehors du Conseil d’administration et d’entreprendre une réflexion commune afin de définir un ensemble de solutions susceptibles d’enrayer la montée inéluctable des périls auxquels sont confrontés les centres. Tous perçoivent que la situation de leur centre n’est plus viable et que le laisser-faire conduirait à une impasse potentiellement délétère. Le phénomène de concurrence apparaît notamment comme une donnée qui impose de renouveler l’approche sur le positionnement des centres. Les centres de Lyon et de Marseille sont implantés dans des régions où l’offre s’est sensiblement développée dans le secteur privé à but lucratif, ainsi que dans les Centres Hospitaliers Généraux et les CHU (de taille importante) qui proposent des services spécialisés en cancérologie – radiothérapie, oncologie médicale et même chirurgie cancérologique à Lyon. A Nantes, le directeur du centre perçoit que la principale menace provient du CHU. Pour Nancy et l’Institut Curie, les données sont différentes, puisqu’à Nancy la concurrence est beaucoup moins sensible, et l’Institut Curie est un des deux plus gros centres de France internationalement reconnu. Pourtant, la perception demeure que la situation générale évoluera inévitablement vers une concurrence accrue si les mentalités n’évoluent pas. D’emblée, l’idée retenue est que, régionalement, chacun de leur centre doit se repositionner tant dans le domaine de l’offre que dans les relations avec les autres structures sanitaires. D’une part, il ne doit pas jouer le jeu de la concurrence mais plutôt être un appui pour les autres établissements afin que ceux-ci puissent développer une activité cancérologique à proximité des patients. D’autre part, leur centre doit parvenir à se différencier sur l’offre de soins par rapport aux autres établissements, à la fois pour assurer le recrutement des patients et pour maintenir ou attirer des cancérologues de qualité. Cette différenciation semble fondamentale. Elle est envisagée à travers le développement d’une expertise sur le traitement des cancers rares, et par la participation à la recherche et à la diffusion de nouvelles stratégies thérapeutiques : cet axe est fondé sur le maintien et la promotion de l’excellence au sein des centres comme facteur de légitimation. Le groupe des réformateurs répond directement sans le savoir aux inquiétudes de l’IGAS plus de deux ans avant ses conclusions. Des trajectoires professionnelles inédites L’attachement au développement de la recherche au sein des centres peut s’expliquer 123 en partie par le parcours personnel de quatre des cinq directeurs . Tous quatre sont des 122 Nous avons rencontré seulement un des cinq acteurs pivots de cette réforme, la Déléguée générale de la Fédération des centres de 1995 à 2000 nous ayant tout de même beaucoup parlé de cette période. Nous avons pris contact à plusieurs reprises avec deux autres des quatre acteurs manquants à nos entretiens, mais sans résultat, les deux acteurs en question n’ayant pas donné suite à nos mails ou coup de téléphone. Nous regrettons donc un manque de témoignages ‘bruts’ qui auraient largement alimenté notre réflexion, mais nous nous référons de nouveau à la thèse de Patrick Castel dont l’objet d’étude a justement été cette réforme. 123 Les motivations du directeur de l’Institut Curie sont un peu différentes : il n’est pas cancérologue et a passé le début de sa carrière au sein de l’Assistance publique et Hôpitaux de Paris. Il espère surtout avoir les moyens de réformer son centre au niveau de 54 Ravier Marie - 2007 Deuxième Partie De l’activisme professionnel à la sensibilisation du champ politique oncologues médicaux et ont acquis une forte reconnaissance scientifique dans le milieu académique. Le traitement médical du cancer est le domaine qui est le plus concerné par la recherche clinique depuis les années 1980 eu égard le développement accru des chimiothérapies. Les directeurs de Lyon et de Marseille ont particulièrement développé une solide réputation dans le domaine de la recherche sur l’immunothérapie et sur les cancers du sang, même s’ils n’ont qu’une quarantaine d’années – ce qui contribuera à nommer le groupe des cinq directeurs le groupe des « jeunes directeurs ». « Puis je me suis intéressé au neuroblastome de l’enfant […]. Le traitement, qui combine chimiothérapie et autogreffe de moelle, a été initié en grande partie à Léon Bérard. C’est aujourd’hui un protocole standard. Enfin, je me suis tourné vers le lymphome chez l’adulte. Nous avons fait de la recherche clinique sur les greffes de moelle osseuse, avec de beaux résultats. Un article paru en 1988 dans l’une des deux bibles de la médecine, le New England Journal of Medicine, nous a mis sur le devant de la scène mondiale. J’ai été le premier en Europe à traiter un malade adulte avec un cancer du rein métastatique par immunothérapie avec de l’interleukine 2, et ma collègue, qui a pris le relais, m’a permis de participer à un 124 nouvel article clé de la discipline » . « Avant 1992, [les directeurs des centres de Lyon et de Marseille] cumulent plus de cent publications recensées par Medline 125 . Mais surtout, ils sont à cette époque les directeurs qui ont le plus publié dans le cadre de participations à des essais thérapeutiques en général et à des 126 essais randomisés en particulier. De surcroît, parmi les publications pour essais thérapeutiques randomisés qui ont un fort ‘facteur impact’, c’est-à-dire une forte reconnaissance académique, ils apparaissent pour certaines d’entre 127 elles dans les trois premiers auteurs » . Les directeurs des centres de Nantes et de Nancy sont également fortement orientés vers une carrière scientifique, même s’ils possèdent un nombre de publications plus limitées. Le directeur de Nantes, après s’être spécialisé dans le traitement médical des cancers suite à une formation complémentaire aux Etats-Unis où il a côtoyé les équipes de recherche en chimiothérapie du National Cancer Institute, a notamment créé la première unité INSERM au début des années 1970. Le point commun qui rapproche d’autant plus ces quatre médecins est leur spécialité en oncologie médicale dans la mesure où elle rompt catégoriquement avec celle de leurs 128 prédécesseurs et tend à s’imposer comme une activité qui a été négligée jusque-là dans les centres. Quelques années plus tard, en 1994, le nouveau directeur de l’Institut Gustave Roussy, le plus important des centres anticancéreux au niveau de sa structure et de son sa gestion, tout en accentuant l’activité de recherche et en ouvrant son établissement aux autres offreurs de soins. La convergence, bien que n’étant pas cancérologue, avec les quatre autres directeurs, l’a encouragé à se joindre à eux. 124 Thierry Philip, Vaincre son cancer. Les bonnes questions, les vraies réponses, op.cit, p. 28. 125 Medline est la base de données internationales de référence pour les publications médicales. 126 L’essai thérapeutique randomisé est considéré comme le type d’essai de référence en matière de recherche clinique. 127 Patrick Castel, Normaliser les pratiques…, op.cit, p. 123. 128 Les directeurs des centres de Lyon et de Nantes sont les premiers oncologues médicaux à accéder à la direction depuis la création de leur établissement. A Lyon, les précédents directeurs étaient tous chirurgiens, à Nantes, ils étaient tous radiothérapeutes. Ravier Marie - 2007 55 LA CONSTRUCTION D’UN PROBLEME PUBLIC : LA LUTTE CONTRE LE CANCER EN FRANCE (1945-2000) activité de recherche, rejoint le groupe de départ. Lui-même premier chimiothérapeute à devenir directeur de son centre, il est accompagné d’une forte réputation scientifique, ayant notamment dirigé un laboratoire de recherche au CNRS. Sa principale motivation pour s’impliquer dans la Fédération est la possibilité qu’il voit d’accroître l’activité de recherche dans les centres par la mutualisation de ressources, et partant, d’améliorer cette activité. B. L’élaboration d’une « feuille de route » A partir de l’état de cette première réflexion commune, le groupe des ‘jeunes directeurs’ propose un nouveau modèle de fonctionnement pour les centres et la Fédération. Cette conception, dont nous allons présenter les grandes lignes, n’évolue pas au cours de la décennie et devient le berceau du nouveau référentiel d’une prise en charge globale de la cancérologie qui doit s’adapter aux nouvelles donnes de l’environnement. Au fondement de cette perception, l’idée que les centres doivent devenir des référents en cancérologie en diffusant des recommandations quant aux stratégies thérapeutiques à adopter, tout en prenant acte que d’autres établissements assument en grande partie la prise en charge de patients atteints du cancer. De fait, le développement d’activités d’enseignement et de recherche doit être une orientation stratégique prioritaire en devenant le garant de cette aspiration à l’excellence et au statut de référent. D’une part, dans un environnement concurrentiel reconnu, ces activités participent de la différentiation des centres à l’égard des autres établissements de santé et, partant, légitiment l’existence de structures spécialisées. « Il n’est pas question d’abandonner notre vocation de soins, ni de tout sacrifier à la recherche ; il est question d’équilibrer l’évaluation des traitements standards dont la pratique est indispensable, et le développement thérapeutique qui justifie notre présence sur la Carte sanitaire. […] Nous ne pouvons pas accepter de ne rester classés que PSPH et c’est notre intérêt que de valider l’absolue nécessité que soit reconnue dans les Schémas 129 Régionaux notre rôle UNIVERSITAIRE. » (En majuscule dans le texte) Extrait du texte lu par le directeur du centre de Lyon devant le Conseil d’administration de la Fédération, le 24/11/1992 D’autre part, les ‘jeunes directeurs’ ont à cœur de rappeler les fondements historiques de la création des centres anticancéreux au début du siècle, en affirmant que pour les pères fondateurs des centres, ces établissements ne doivent pas se borner au traitement des patients, mais avoir une influence sur la pratique générale de la cancérologie. Il est donc de la responsabilité de chaque centre de défendre le modèle pluridisciplinaire et transversal de prise en charge des patients tout en rendant complémentaires les activités de soins et de recherche. Cependant, dans un contexte où d’autres institutions influentes comme les CHU proposent un modèle différent de prise en charge plus centrée sur l’organe, les cinq directeurs ont bien conscience qu’il sera plus facile de préserver l’héritage historique du projet fondateur des centres si les vingt structures s’unissent autour d’actions convergentes : « Les membres du groupe des réformateurs défendent donc en quelque sorte l’idée d’une 130 communauté de destin de tous les centres de lutte contre le cancer. » C’est pourquoi la Fédération nationale des centres anticancéreux apparaît comme le niveau pertinent pour une action commune d’envergure. L’objectif est de rendre plus 129 130 56 Cité dans Patrick Castel, Normaliser les pratiques …, op.cit, p. 129. Ibid., p. 130. Ravier Marie - 2007 Deuxième Partie De l’activisme professionnel à la sensibilisation du champ politique visible la Fédération à l’échelle nationale en lui assurant le rôle structurant de coordinateur national : en compensant une certaine marginalité des centres anticancéreux au niveau régional – du fait de leur taille modeste et de leur statut spécifique -, la Fédération représente une organisation susceptible d’intervenir directement auprès des tutelles nationales et de participer à la politique globale de lutte contre le cancer. 131 « [Puisqu’on est 18 à ne pas être dans la catégorie de ceux qui sont utiles] peut-on faire : , comment En outre, à partir du moment où une réforme serait engagée au niveau fédéral, le phénomène de mutualisation des ressources inhérent à cette volonté d’engager une réflexion globale permettrait de mettre en œuvre des outils nécessaires au repositionnement de chaque centre au sein de sa région, vis-à-vis des autres établissements ainsi que des autorités de tutelle. « Mais ça c’est un boulot qui a démarré il y a quinze ans, donc qui était : ‘Si on veut survivre, il faut avoir de la recherche’. Et à partir de là, la réflexion qu’on a eu tous ensemble, c’était de dire : ‘On va avoir besoin, dans chacun dans nos centres, d’outils’. » Entretien avec le directeur du Centre Léon Bérard Par voie de conséquence, la Fédération se doit d’élaborer de nouveaux principes d’action tant dans le domaine médical et scientifique, principes qui vont devenir l’assise d’une nouvelle manière de penser la prise en charge des patients dans une perspective globale, que dans le domaine économique et social afin d’accroître la performance 132 gestionnaire des centres . Cette orientation implique nécessairement une perte d’autonomie des centres anticancéreux à l’égard de la Fédération. « Comment reconquérir pour notre Fédération le projet initial des Centres de Lutte Contre le Cancer ? […] Nous avons, Monsieur le Président, Chers Collègues, une vision nouvelle du rôle de la Fédération que nous souhaitons voir se déconcentrer sur de nombreux sujets en utilisant les forces vives des Centres. Par contre, nous avons une vision d’une Fédération recentrée et forte à qui nous souhaitons confier une partie de notre pouvoir régional, de notre image et à qui nous souhaitons le rôle de tirer l’ensemble de nos 133 structures en les rattachant directement au Ministère de la Santé. » (Souligné dans le texte) Extrait du texte lu par le directeur du centre de Lyon en Conseil d’administration, le 24/11/1992 II/ Un processus d’innovation qui met du temps à recueillir l’unanimité Le groupe de ‘jeunes directeurs’ qui a initié un processus de changement au sein de la Fédération des centres n’a pas su imposer immédiatement sa logique d’action au Conseil d’administration. La reconnaissance du nouveau référentiel se fait par étapes successives qui vont être emportées par la force de conviction du groupe des réformateurs dont nous interrogerons l’autorité charismatique, et qui vont emprunter notamment le chemin de la démonstration par le terrain. 131 Propos en réaction au rapport de l’IGAS qui dit que si les centres anticancéreux venaient à être absorbés par les CHU, seuls l’Institut Gustave Roussy et l’Institut Curie demeureraient comme structures autonomes. Cf. conclusion de la première partie. 132 133 Réforme qui porte sur la gestion interne des centres et que nous n’analysons pas ici. Cité dans Patrick Castel, Normaliser les pratiques…, op.cit, p. 132. Ravier Marie - 2007 57 LA CONSTRUCTION D’UN PROBLEME PUBLIC : LA LUTTE CONTRE LE CANCER EN FRANCE (1945-2000) A. Enrayer la force d’inertie institutionnelle Un des obstacles contre lequel les directeurs engagés ont dû faire front a été le fonctionnement de la Fédération des centres qui avait une influence quasi nulle sur la politique anticancéreuse nationale et sur la stratégie des centres en particulier. « Pour qualifier la Fédération de cette époque, les directeurs emploient tous l’expression ‘club des directeurs’. Par là, ils signifient à la fois que les réunions consistaient essentiellement en des discussions qui portaient peu à conséquences à l’extérieur même de la Fédération et que les autres personnels 134 des Centres étaient peu impliqués dans les activités fédérales. » Structure jugée archaïque, la Fédération se heurte d’emblée au projet de réforme que les cinq directeurs entendent promouvoir. La première tentative pour faire évoluer l’organisation fédérale est à l’initiative des directeurs de Lyon et de Marseille, ainsi que du futur directeur de l’Institut Gustave Roussy : ils demandent au Conseil d’administration que la Fédération assure désormais la promotion de certains essais thérapeutiques proposés par des médecins de centres anticancéreux, dans la mesure où eux-mêmes souhaitent lancer un essai randomisé pour lequel ils avaient besoin d’un promoteur. Le Conseil accepte leur demande. Consécutivement à cette décision, un séminaire est organisé afin que l’ensemble des directeurs réfléchisse à une évolution de leur structure fédérale. Une des principales orientations retenues est que la Fédération doit s’investir de manière beaucoup plus forte et visible dans le développement de la recherche clinique. A la fin de l’année 1992, au cours d’un Conseil d’administration, le groupe des ‘jeunes directeurs’ présente un document conçu comme un programme de réforme en vue de pallier aux dysfonctionnements du système actuel. Le directeur du centre de Lyon est désigné pour représenter le groupe et pour postuler à la présidence de la Fédération, alors même que le président en poste depuis 1982 n’avait pas fait le choix de transmettre le flambeau. Le choix d’une telle représentation par le directeur du Centre Léon Bérard n’est pas anodin. Outre sa reconnaissance scientifique au sein du champ académique, on lui attribue une force de travail considérable que tout engagement dans la voie du changement requiert nécessairement. « Ce sont des bosseurs, ça c’est un point qui mérite d’être mentionné parce que tout ça c’est de l’énergie à l’état pur. Donc ils travaillaient énormément, ils y mettaient beaucoup de cœur, beaucoup de science. » Entretien avec la Déléguée générale du CLARA, Déléguée Générale de la Fédération nationale des centres anticancéreux de 1995 à 2000 « Le bac proprement dit, obtenu dans la douleur, a été l’ultime insurrection de 135 mon instinct flemmard. Depuis, je n’ai pas cessé de travailler.» De surcroît, si l’on se réfère à son arbre généalogique, son héritage biologique offre une alchimie particulièrement favorable à un rôle de représentant : « Du côté des Philip - mon grand-père fut ministre, et mon père préfet -, je tiens de l’Etat et de l’administration. Du côté des Wertheimer – ma mère, comme son frère et son père, étaient médecins -, je penche vers la santé. […] Mais il m’est resté quelque chose des Philip : un certain sens de l’organisation, que j’ai mis depuis quinze 134 Patrick Castel, ibid., p. 133. 135 Thierry Philip, Vaincre son cancer…, op.cit., p. 24. 58 Ravier Marie - 2007 Deuxième Partie De l’activisme professionnel à la sensibilisation du champ politique ans au service du Centre régional de cancérologie Léon Bérard, dont je suis le 136 directeur. » Ce milieu dont il est issu a sans aucun doute façonné en lui des capacités de direction, puis ensuite de leader dans la mesure où il deviendra le président de la Fédération en 1997, président du Comité national du cancer en 2000, avant de s’engager en politique à partir de 2004. Il est actuellement vice-président de la Région Rhône-Alpes à la Santé et au Sport, et Délégué national du Parti Socialiste sans avoir abandonné la direction du Centre Léon Bérard. Du fait de ces multiples fonctions et du rôle majeur que nous lui avons déjà attribué - et que nous étayerons encore - dans le processus de réforme sur lequel nous nous penchons, il nous semble légitime d’interroger l’autorité propre du directeur de Léon Bérard. Par la suite, nous allons voir effectivement que l’accès à la présidence marque un moment capital en la faveur du groupe des réformateurs. Mais il est clair que dans le cas de l’évolution majeure que connaît la Fédération à partir de 1992-1993, le charisme a joué un rôle majeur, 137 non pas seulement celui du directeur du centre de Lyon, mais celui du ‘groupe des six’ dans leur ensemble. Ce questionnement nous semble important dans la mesure où la perception du changement n’est pas le seul reflet d’une réponse à une situation considérée comme menaçante et que la seule rationalité, pour le groupe des réformateurs, impose de faire évoluer. Nous n’entrerons pas dans le débat sur le poids de la rationalité dans ce processus de changement, car tel n’est pas notre angle d’analyse. Nous voulons surtout insister sur le fait que si rationalité il y a, elle est au service de volontés et de valeurs incarnées par un groupe d’acteurs lui-même confronté à des rapports de force au sein de la Fédération des centres. Mais seule la tentative de déconstruction de ces rapports de force peut permettre de saisir comment un système change de valeurs et de normes, et de surcroît comment une nouvelle légitimité essaie de triompher et de s’imposer. Quel lien avec l’idée d’une autorité charismatique ? Haroun Jamous, dans son analyse de la réforme des études médicales et des structures hospitalières, interroge la notion de « charisma » dans la tradition de la sociologie wébérienne qui proposait un modèle de trois types d’autorité : légale rationnelle, 138 traditionnelle et charismatique . H. Jamous tente de comprendre l’importance et les caractéristiques du rôle du professeur Debré dans la réforme de 1958 et établit une analyse en terme d’autorité charismatique. Il établit quatre points qui justifient l’emploi d’une telle orientation analytique. L’individu empreint d’autorité charismatique doit : « jouir d’une large audience auprès du pouvoir ; posséder une compétence technique et une autorité reconnues par les membres du milieu ; connaître parfaitement ce dernier, y avoir du pouvoir, mais être à l’abri des conséquences du changement ; enfin être un partisan farouche de la solution proposée, 139 des fins et des valeurs qu’elle vise. » A une seule note près, ces quatre caractéristiques peuvent se décliner au sein du groupe des six directeurs de centres anticancéreux qui ont pensé un ensemble de solutions aux problèmes de la lutte contre le cancer dès 1991. Le seul bémol qui différencie notre étude à celle d’Haroun Jamous est que la 136 Ibid., p. 24-25. 137 138 139 En incluant le directeur de l’Institut Gustave Roussy. Max Weber, Economie et Sociétés, Paris, Ed. Plon, trad. Française, 1971. Sociologie de la décision, op.cit., pp. 152-153. Ravier Marie - 2007 59 LA CONSTRUCTION D’UN PROBLEME PUBLIC : LA LUTTE CONTRE LE CANCER EN FRANCE (1945-2000) réforme, dans notre cas, concerne une organisation, alors qu’elle est nationale dans l’autre. D’emblée, les protagonistes directeurs de centres anticancéreux ne peuvent pas être à l’abri des conséquences du changement puisqu’ils sont ancrés au sein de l’organisation qu’ils souhaitent voir évoluer. A cette distinction près, nous retrouvons les caractéristiques énoncées par Haroun Jamous au sein de notre groupe de réformateurs : ces derniers ont une connaissance sensible du milieu dans lequel ils évoluent puisqu’ils anticipent largement les conclusions du rapport de l’IGAS en terme de définition de solutions aux problèmes ; ils sont largement reconnus par leurs pairs au sein du milieu académique de la recherche scientifique ; ils portent en eux les valeurs du changement et de l’innovation dans la mesure où ils refusent l’inertie ; enfin ils ont choisi un des leurs pour prendre les rênes de la présidence de la Fédération afin de mettre en œuvre leur projet. On se trouve dans le cas où un groupe de personnalités avant-gardistes s’est choisi un leader hors-pair : on ne peut donc pas affirmer que seul le directeur du centre de Lyon correspond à une personnalité que l’on peut qualifier de charismatique car il n’a pas initié seul l’ensemble du processus engagé. « Ce que je vous ai dit de plus important, c'est que je n'ai pas été seul dans tout ça. J'ai souvent été le leader d'une équipe, mais c'était quand même une équipe, et moi j'ai bénéficié de tout ce foisonnement de gens, et que peut-être, s'il y a une particularité lyonnaise, une particularité rhône-alpine par rapport aux autres, c'est que dans ce foisonnement, j'ai peutêtre été le seul à prendre tous les morceaux de la ficelle, alors que d'autres prenaient plutôt le morceau qui les passionnait, alors que moi j'ai cherché tout le temps à avoir une vision globale et tout le temps à ce que ma réflexion nationale et ma réflexion régionale soient la même. » Entretien avec le directeur du Centre Léon Bérard 140 Dans tous les cas, c’est plus la « situation de pouvoir charismatique » , et les possibilités de transformations qu’elle suppose qui doivent retenir l’attention. Et d’attester qu’à des moments capitaux, comme ceux qu’on va évoquer ci-après, le groupe des réformateurs s’est choisi un partisan farouche du changement « capable de cristalliser la convergence d’accords techniques et de volontés politiques, et muni d’une autorité et d’un tempérament susceptibles, d’une part, d’imposer cette double détermination, d’autre part, 141 de pouvoir répliquer aux multiples attaques inévitables et attendues. » En 1992, lors de l’élection à la présidence de la Fédération, c’est la première fois que deux candidats s’opposent et qu’un programme d’action est à ce point détaillé. Il est significatif à cet égard que le directeur du Centre Léon Bérard justifie la nécessité du changement par rapport à l’évolution récente du système de santé en général et de la cancérologie en particulier. Il insiste sur le fait que tous les centres sont concernés et que tous ont intérêt à adhérer au changement qu’il propose, au vue de la menace réelle qui est perçue presque un an avant le rapport de l’IGAS de 1993 : « […] Le contexte précédent était un contexte idéologique contre les Centres. Le contexte actuel est économique et organisationnel. Il pose simplement la question de la place des Centres dans le système de santé. Il faut apporter des réponses précises, aux Ministères, aux DRASS, aux CRAM qui nous posent directement et clairement cette question. Il faut apporter cette réponse, nous-même, avant que d’autres, extérieurs aux Centres, ne s’en chargent. Il y a urgence (que nous le voulions ou pas, que nous l’acceptions 140 141 60 Ibid., p. 154 Ibid., p. 153 Ravier Marie - 2007 Deuxième Partie De l’activisme professionnel à la sensibilisation du champ politique ou pas, que nous le comprenions ou pas) parce que les Schémas Régionaux d’Organisation Sanitaire amènent à redéfinir le rôle et les mission des Centres dans la carte sanitaire et 142 dans un environnement de santé qui a beaucoup évolué depuis 1945. […] » Extrait du texte lu en Conseil d’administration par le directeur du centre de Lyon, le 24/11/1992 B. Un programme de réforme partiellement adopté Le directeur du centre de Lyon n’est pas élu en 1992, du fait notamment que le programme de réforme qu’il a proposé au moment de l’élection n’a pas recueilli l’unanimité des autres directeurs, et que la présidence a été en la faveur de « l’ancienne génération ». « Donc Henri Pujol – je suis désolé, ce n’est pas très structuré pour l’instant – dans un premier temps, j’ai essayé de le ‘dégommer’ de la présidence de la Fédération. Là aussi faudra regarder les dates, mais si ça vous intéresse j’ai les discours…donc le fameux moment où je suis candidat contre Pujol et on se retrouve à dix contre dix, donc il y a le clan des jeunes et le clan des vieux, on est à égalité, et en plus les règles font que c’est le plus vieux qui gagne en cas d’égalité, c’est-à-dire que c’était Pujol. […] Et donc nous avons fait un accord : il restait président, donc il amenait ses dix voix, et moi dans le bureau il y avait tous mes copains, et en gros j’avais tout sauf la présidence. » Entretien avec le directeur du centre de Lyon « Et quand on parle de ce groupe de « jeunes directeurs », dont Thierry Philip, Thomas Tursz, Dominique Maraninchi, au sein de la Fédération, on peut dire qu’ils ont été visionnaires ? Complètement… C’est eux qui ont emmené le mouvement ? Ah oui, oui, bien sûr, ils étaient impressionnants… Mais il y avait un choc générationnel au sein de la Fédé ? Oui, mais en leur faveur. Et par exemple, il y a eu une petite « bataille » entre Henri Pujol et Thierry Philip ? 143 Ben… Pujol lui a cédé le pouvoir quand même . Oui, mais à un moment Thierry Philip était opposé à lui pour la présidence. Oui, bien sûr, mais il l’a enfoncé. Thierry, c’est un ogre, ce n’est pas un tendre, donc il a cogné comme un sourd, il a fait des alliances, et puis comme Pujol est très intelligent lui aussi, il s’est dit : ‘Je me fais cassé la gueule publiquement, ou j’organise ma succession en jouant le rôle du mec qui a tout compris ?’ Pujol est intelligent, il sait lire un rapport de force, donc il l’a fait avec beaucoup d’élégance. » Entretien avec la Déléguée Générale de la Fédération nationale des centres de lutte contre le cancer de 1995 à 2000 Dans un premier temps, les réactions des autres directeurs ont été ambivalentes. Tous souscrivent à l’analyse globale d’une situation qui n’est plus viable. Est plus particulièrement prégnante l’idée que, eu égard la loi hospitalière de 1991, les centres vont être désormais appelés par les autorités de tutelle à travailler en complémentarité 142 143 Cité dans Patrick castel, Normaliser les pratiques…, op.cit., p. 135 Henri Pujol a passé le flambeau à Thierry Philip en 1997. Ravier Marie - 2007 61 LA CONSTRUCTION D’UN PROBLEME PUBLIC : LA LUTTE CONTRE LE CANCER EN FRANCE (1945-2000) avec les autres institutions sanitaires, et en particulier les CHU. Cette situation appelle inéluctablement à mutualiser les ressources et les efforts dans une organisation forte, la Fédération. Le président en fonction accorde tout spécifiquement son crédit aux objectifs de repositionnement des centres qui doivent travailler à leur différenciation toujours plus sensible à travers les activités scientifiques. « Les Centres ont contribué à faire évoluer la cancérologie parce qu’ils ont formé plus de la moitié des cancérologues en France. Quand vous formez, vous sécrétez votre propre concurrence. Qu’il y ait maintenant des cancérologues compétents dans les autres établissements, il faut s’en réjouir ! Alors, qu’est-ce que les Centres peuvent apporter ? Eh bien, je m’excuse, mais on ne soigne encore que la moitié des cancers…Ils peuvent 144 apporter la recherche clinique, les guides de pratique… » Entretien avec le Président de la Fédération de 1982 à 1996. Cette adhésion commune est de surcroît facilitée par le fait qu’en 1992, avec dix membres, les oncologues médicaux constituent la spécialité médicale la mieux représentée 145 au Conseil d’administration de la Fédération . Or, comme on l’a déjà évoqué, cette spécialité est la plus soumise aux difficultés liées au financement de nouveaux traitements et à la concurrence avec les spécialistes d’organes. Elle apparaît donc la plus sensible aux impératifs de changement énoncés par les ‘jeunes directeurs’. Toutefois, une partie du Conseil d’administration est critique à l’égard du projet qui entend explicitement renforcer le pouvoir de la Fédération, dans le sens où jusqu’à cette période, un principe guidait l’action de la Fédération en en déterminant ses limites : ‘Le pouvoir de la Fédération s’arrête à la porte des Centres’. « On avait des centres qui étaient complètement indépendants alors qu’il y en a quand même vingt en France, des directeurs qui disaient : ‘Le pouvoir de la Fédération des centres s’arrête à la porte de mon centre’, donc aucune connexion, aucune mutualisation, aucune vision commune. » Entretien avec le directeur du Centre Léon Bérard, Lyon. Trois directeurs expriment ouvertement leur désapprobation quant à une remise en cause éventuelle d’une partie de l’autonomie des centres. De manière officieuse, le groupe des réformateurs apprend que les oppositions au sein du Conseil d’administration sont encore plus nombreuses. Il comprend d’emblée que le directeur du centre anticancéreux de Lyon n’aura pas la majorité de voix requise, et ce dernier retire finalement sa candidature. Pourtant, des missions fondamentales vont être confiées à quelques-uns des protagonistes du groupe, qui vont finir par emporter l’adhésion de l’ensemble des directeurs. Une nouvelle politique fédérale En dépit de la réticence de quelques directeurs, celle-ci ne semblant pas si profonde finalement, trois des cinq nouveaux directeurs sont nommés à des fonctions au sein du bureau de la Fédération lors de son renouvellement en décembre 1992, le président reconduit ayant largement favorisé ces nominations, percevant une compétence réelle chez ces ‘jeunes directeurs’. Le directeur de l’Institut Curie est nommé vice-Président chargé des questions économiques et sociales, le directeur du centre de Marseille devient vice144 145 Cité dans Patrick Castel, Normaliser les pratiques…, op.cit, pp. 138-139 Cette évolution du Conseil d’administration est récente. Depuis les années 1950, les directeurs de centre étaient essentiellement des radiothérapeutes, des chirurgiens ou des anatomo-pathologistes. Les oncologues médicaux étaient marginaux, leur nombre étant inférieur à trois entre 1950 en 1979. A la fin des années 1970, il commence à augmenter et en 1980, le nombre de chimiothérapeutes accédant au poste de directeur est égal à celui des chirurgiens ; à partir de 1986, il dépasse celui des radiothérapeutes. 62 Ravier Marie - 2007 Deuxième Partie De l’activisme professionnel à la sensibilisation du champ politique Président chargé des questions scientifiques et médicales, et le directeur du Centre Léon Bérard à Lyon est nommé Secrétaire Général de la Fédération. Cette équipe reste en place au cours des années 1990, jusqu’à ce que le Président en fonction annonce son départ de la Fédération, et que le directeur du centre de Lyon soit élu en 1997. Il aura donc fallu plus de cinq ans pour que l’ensemble des directeurs accepte les nouveaux principes d’actions de la nouvelle génération et reconnaisse comme Président l’un des réformateurs. Le 9 février 1993, un document d’orientation politique est rédigé et adopté sous le sigle fédéral. Intitulé « Place de la Fédération Nationale des Centres de Lutte Contre le Cancer dans la politique nationale de lutte contre le cancer », il dresse en détail les grands principes définis par le groupe des ‘jeunes directeurs’, et met en avant quatre orientations majeures. 1. La première a trait au renforcement du rôle de la Fédération des Centres qui, pour la première fois, se voit investie du statut de coordinateur des centres anticancéreux, et partant, acquiert un rôle moteur dans la lutte contre le cancer à l’échelle nationale. 2. La seconde est focalisée sur l’activité de recherche qui doit répondre à une démarche plus générale d’évaluation pour toutes les actions menées par les médecins : « Le point commun de ces politiques [politiques médicales et scientifiques] est la ‘recherche’ stricto sensu dans le domaine défini comme scientifique, et ‘l’esprit de recherche’ – c’est-à-dire une démarche question/méthodes/réponse/ évaluation – dans le domaine défini comme médical. Le capital de recherche existant dans les Centres de Lutte Contre le Cancer est en réalité considérable, mais il est insuffisamment analysé, mis en valeur, organisé et articulé dans une politique nationale du cancer à laquelle pourrait grandement contribuer la Fédération. »Fédération Nationale des Centres de Lutte Contre le Cancer, « Politique médicale et scientifique de la FNCLCC », 9 février 1993, p. 2, Cité dans Patrick Castel, op.cit, p. 143. 3. La troisième orientation concerne l’ouverture vers des partenaires extérieurs afin de mener à bien l’activité de recherche et définir globalement la politique de lutte contre le cancer. 4. Enfin, la dernière orientation se concentre sur la définition par la Fédération de nouveaux principes de gestion du personnel, censés accroître la performance économique des centres. Un exemple fondateur de projet d’amélioration de la qualité des pratiques professionnelles En deux années, le projet de réforme proposé par le groupe des réformateurs va se concrétiser par le démarrage d’actions concrètes au niveau fédéral. Celles-ci seront pilotées par certains membres du groupe. Nous voudrions plus particulièrement insister sur un projet porté dès 1993 par le directeur du Centre Léon Bérard pour « homogénéiser les attitudes cliniques entre les Centres, concernant aussi bien les étapes diagnostiques, de classification, de traitement 146 ou de surveillance post-thérapeutique » . Ce projet apparaît princeps aux yeux de tous les acteurs que nous avons rencontrés, et aura sans doute largement contribué à asseoir 147 la légitimité du directeur de Lyon aux yeux des autres directeurs . En outre, ce projet est 146 147 FNCLCC, Rapport d’activité, 1994, p. 50, cité dans Patrick Castel, ibid., p. 144. « Thierry Philip a joué un rôle essentiel dans la conception, l’initiation et la mise en œuvre du grand programme « Standards, Options et Recommandations » de la Fédération nationale des centres de lutte contre le cancer. Cette action a été déterminante pour faire passer la prise de décision en cancérologie d’un niveau de conviction personnelle à un niveau de preuve scientifique. […] Voici Ravier Marie - 2007 63 LA CONSTRUCTION D’UN PROBLEME PUBLIC : LA LUTTE CONTRE LE CANCER EN FRANCE (1945-2000) particulièrement original dans la mesure où il va d’abord être expérimenté à Lyon, avant d’être diffusé à l’ensemble des centres. Ce projet s’intitule « Standards, Options et Recommandations » (SOR). Il est né du constat d’un problème concernant la variabilité des stratégies thérapeutiques liée au développement des médicaments anticancéreux. Le directeur du Centre Léon Bérard estime que l’absence d’homogénéité des décisions thérapeutiques au sein même de son centre est inacceptable dans la mesure où elle peut générer une variation des chances de survie des patients. Elle représente de surcroît une entrave majeure à la légitimité du centre spécialisé, dans le sens où lorsque les médecins de la région l’appellent pour un avis, ils sont susceptibles d’obtenir des réponses différentes selon leur interlocuteur. Pour y pallier, le directeur de Léon Bérard envisage que des lignes de conduite à tenir en fonction des symptômes et des caractéristiques des patients soient édictées au niveau du centre régional. Il attribue en outre deux autres vertus à la définition de telles recommandations. Elles pourraient justifier l’augmentation des dépenses de médicaments auprès des tutelles régionales. Surtout, elles seraient susceptibles d’être diffusées auprès des autres acteurs de soins de la région et contribueraient à créer des relations pérennes, tout en légitimant l’utilité des centres anticancéreux en les positionnant comme référent, garant des bonnes pratiques thérapeutiques en cancérologie. « Au départ de l’histoire, il y a deux faits précis. Le premier est interne au centre Léon Bérard. A un étage, on traitait les lymphomes de l’enfant et on en guérissait 75% avec un protocole. A un autre étage, on traitait les adultes avec un autre protocole et on n’en soignait que 25%. […] Et je n’estimais pas normal que les malades soient soignés différemment d’un étage à l’autre. […] Le deuxième fait, c’est [un chef de service d’un hôpital de la région] qui m’a dit un jour : ‘l’autre jour, j’ai téléphoné au Centre pour demander si on pouvait donner la pilule à une femme atteinte d’un cancer du sein et j’ai eu trois réponses différentes’. Il m’a dit : ‘ Tant que vous ne serez pas d’accord entre vous…ou alors expliquez pourquoi vous n’êtes pas d’accord entre vous…Mais tant que vous n’aurez pas fait ce travail, nous 148 ne vous considérerons pas comme le pôle de référence […]. » Entretien avec le directeur du Centre Léon Bérard « Donc la première chose qu’on a identifié, c’est la nécessité absolue de fabriquer des référentiels de bonnes pratiques et de les diffuser, c’est-à-dire de ne pas se contenter d’être un centre qui reçoit 10 à 20 % des cancers de sa région, mais aussi un centre qui irrigue sur l’ensemble de sa région, y compris sur des malades qu’il ne voit jamais. Donc c’est l’aura intellectuelle, mais aussi tous les enjeux du réseau, la non perte de chance, etc. Donc ça c’est la première chose qu’on a identifiée au niveau national à partir du rapport de l’IGAS ». Entretien avec le directeur du Centre Léon Bérard Au départ, le directeur du Centre Léon Bérard souhaitait que les médecins du centre se mettent d’accord pour distinguer différents types de recommandations de pratique clinique – ce qui est appelé dans le langage scientifique « conférence de consensus » dans la mesure où la conduite thérapeutique, définie dans des circonstances cliniques données, repose sur l’avis d’experts reconnus. Mais suite à une revue de la littérature sur le sujet et à un voyage d’étude aux Etats-Unis, il a préféré mettre en valeur une méthode d’élaboration des recommandations fondée sur une analyse critique de la littérature scientifique, « car celle-ci maintenant cet ouvrage de Thierry Philip. Il l’a édifié avec ses qualités particulières, dominées par l’engagement d’un cancérologue d’action, le pouvoir de conviction et la puissance évocatrice du verbe. », Préface de Henri Pujol, Président de la Fédération de 1982 à 1996, à l’ouvrage de Thierry Philip,Vaincre son cancer…, op.cit, p. 8. 148 64 Cité dans Patrick Castel, Normaliser les pratiques…, op.cit., p. 146. Ravier Marie - 2007 Deuxième Partie De l’activisme professionnel à la sensibilisation du champ politique est perçue comme un moyen de limiter la subjectivité des préconisations dont la première 149 peut être accusée » . Cette décision motive d’emblée le directeur à proposer au Conseil d’administration de mettre en œuvre les SOR au niveau fédéral et de procéder de ce fait à une mutualisation 150 des moyens entre les vingt centres . « […] il fallait arriver à clarifier les pratiques à peu près partout sur le territoire, non seulement dans les centres sophistiqués, de type centre de lutte contre le cancer ou CHU, mais aussi partout où on prend en charge les patients atteints du cancer, et la diversité des pratiques est telle qu’il est tout à fait urgent et fondamental de leur donner des SOR à partir desquels ils ont des options de pratiques qui ont une base scientifique, c’est vraiment ‘science based’. […] Et il a mis en place ce système de fabrication du savoir pour diffuser le savoir qu’on appelle ‘Standards, Options et Recommandations’. […] Et puis il est devenu président de la Fédération, et moi je suis devenue Déléguée Générale, et son idée a été d’étendre les SOR à l’ensemble des centres de lutte contre le cancer et de faire fonctionner dans ce grand maeström de réflexion et de mise au point du savoir l’ensemble des centres de lutte contre le cancer. Donc là où il y avait une mobilisation essentiellement régionale s’appuyant sur des connaissances internationales qui étaient investiguées à travers les grandes bases de données, les grands medlines, il a mis en vibration tous les centres de lutte contre le cancer, mais il a à l’évidence bénéficié, non seulement de tout le travail qui avait été fait, non seulement de ses talents de conviction, mais aussi du fait qu’il était président de la Fédération et en gros il a dit au Conseil d’administration : ‘J’ai des options, j’ai une vision, et dans mes visions, il y a ça. Etes-vous ok pour faire ça ? Et si vous êtes ok, j’ai besoin des moyens correspondants, et en gros plus rien ne m’arrêtera’. Donc vous voyez, il a testé une innovation sur le terrain, et ensuite, il l’a mise au travail, à l’œuvre dans une Fédération qui comportait 20 centres, puis progressivement il l’a vendue à l’ensemble des établissements de lutte contre le cancer faisant référence, pour que les CHU finissent par y participer. Et il vient de recommencer son exploit de mutation. En réalité, il arrive progressivement à faire héberger ce vaste projet qui est vachement cher, et assez compliqué : chaque fois qu’on a besoin d’une croissance substantielle, il trouve un hébergeur plus puissant que lui. Donc premier hébergeur, centre de lutte contre le cancer, j’atteints mes limites, ça coûte trop cher. Plouf, je suis président de la Fédé, j’héberge ça à la Fédération qui en fait un gros projet de ma présidence, le grand projet devient absolument monumental. Plouf, je le loge à l’INCa, et c’est ce qui vient de se produire : l’INCa achète les SOR tout en les laissant basés à Lyon. Donc il a réussi à agrandir le projet en les faisant héberger par des institutions de plus en plus importantes, ayant de plus en plus de moyens ». Entretien avec la Déléguée Générale de la Fédération de 1995 à 2000 « […] alors c’est vrai que moi j’ai conduit les deux réflexions en parallèle, donc en réalité la Fédération était une boîte à outils pour Rhône-Alpes, tout simplement ; le but c’était d’entraîner les autres, mais en même temps, j’ai essayé de faire en sorte que les autres me financent des choses dont j’avais besoin pour les faire plus vite ». Entretien avec le directeur du Centre Léon Bérard. 149 150 Patrick Castel, ibid., p. 146. Le directeur de Léon Bérard estime que son centre n’a pas les moyens suffisants pour mener seul une telle entreprise car, outre du temps pour les médecins, cela demande à la fois des méthodologistes chargés de préparer des revues de la littérature – travail d’envergure en raison de la profusion d’essais thérapeutiques existant en cancérologie – et des secrétaires chargées de rédiger ces documents de recommandations. Ravier Marie - 2007 65 LA CONSTRUCTION D’UN PROBLEME PUBLIC : LA LUTTE CONTRE LE CANCER EN FRANCE (1945-2000) Ce projet suscite d’emblée l’adhésion des autres directeurs car il intéresse ceux qui partagent cet objectif de réforme de la pratique médicale. Il est en outre une réponse concrète au souci de repositionnement des centres par rapport à leur environnement. D’abord à l’égard des autorités de tutelle, dans le sens où il incarne un moyen pour démontrer l’utilité des centres anticancéreux. Effectivement, ce projet correspond parfaitement aux orientations récentes de la politique sanitaire, ponctuée par la création de l’Agence nationale pour le développement de l’évaluation médicale en 1987, et la loi hospitalière de 1991 qui insiste particulièrement sur la notion d‘évaluation. De surcroît, sa 151 pertinence est ‘couronnée’ quelques mois plus tard, car il est une réponse anticipée aux conclusions du rapport de l’IGAS qui vient justement d’émettre des inquiétudes quant à l’absence d’action concrète des centres anticancéreux en matière de définition de bonnes pratiques carcinologiques. En second lieu, ce projet des SOR est un outil potentiel pour fixer les règles du jeu de la prise de décision thérapeutique malgré le développement de l’offre concurrente : il est donc majeur pour repositionner les centres à l’égard des autres acteurs de soins. Le projet final est entériné en 1994 et devra aboutir à un classement de l’ensemble des attitudes cliniques en cancérologie à l’échelle nationale. Nous insistons sur le fait que ce projet est parti d’un constat empirique de carence, d’un dysfonctionnement local, et que les propos souvent élogieux à l’égard du directeur du centre de Lyon lorsqu’on fait référence aux SOR trouvent leur fondement dans ce travail d’envergure qui a consisté à mener de front une réflexion régionale et une réflexion nationale, cette dernière trouvant sa source dans la première. Cette particularité a contribué à faire de la région Rhône-Alpes une région pionnière dans la promotion de la lutte contre le cancer. « Donc je crois qu'effectivement, ce qui s'est passé en Rhône-Alpes a eu de l'influence…[…] Mais c'est sûr que la réflexion qui a été impulsée a eu une importance, et surtout je pense que au fond, peut-être la différence entre le personnage Philip Thierry et les autres, c'est que la majorité des gens qui m'ont accompagné dans cette affaire ont tous très sincèrement cru à une partie des choses, et ont très sincèrement pris cette partie 152 des choses, Sturz plutôt l'EFEC , Maraninchi plutôt la recherche, Serin plutôt la partie avec les patients, Maylin plutôt la partie transversale. Et peut-être ce qui a caractérisé ce qui s'est passé à Lyon, c'est que j'étais peut-être le seul à croire à tout, c'est-à-dire à ne pas faire de priorités dans la vision qui était globale, et en me disant 'moi je ne vais pas, sous prétexte que je suis le directeur des SOR, m'occuper que de thésaurus, non je veux aussi faire la recherche, je veux aussi profiter de la réflexion sur la formation', et j'ai eu une vision globale, et pour moi Rhône-Alpes est un laboratoire, clairement. » Entretien avec le directeur du Centre Léon Bérard Deux autres projets forts ont imposé un changement définitif. L’un visant à développer la recherche clinique dans le domaine précis des essais thérapeutiques, avec la création 151 Ce qui peut expliquer qu’à plusieurs reprises dans nos entretiens, on ait pu qualifier Thierry Philip de « visionnaire » : « Et quand on parle de ce groupe de « jeunes directeurs », dont Thierry Philip, Thomas Tursz, Dominique Maraninchi, au sein de la Fédération, on peut dire qu’ils ont été visionnaires ? Complètement… » Entretien avec la Déléguée Générale du CLARA ; « et Thierry Philip, qui était un peu visionnaire a, au début des années 1990, envisagé de créer un réseau. » Entretien avec le directeur d’une clinique privée. 152 66 Ecole Française Européenne de Cancérologie. Ravier Marie - 2007 Deuxième Partie De l’activisme professionnel à la sensibilisation du champ politique 153 d’un Bureau d’Etude Clinique et Thérapeutique (BECT) à l’initiative du directeur du centre de Marseille, l’autre cherchant à « améliorer la qualité des pratiques » et à permettre « de vérifier dans quelle mesure la structure dispose de moyens, des procédures et de 154 l’organisation qui garantissent une prise en charge globale de qualité » , projet dont se charge le directeur de l’Institut Gustave Roussy. Au milieu de la décennie 1990, le groupe des réformateurs a su montrer à quel point les solutions qu’il retenait dans son projet de réforme pour la Fédération étaient en adéquation avec les problèmes récurrents du milieu de la cancérologie et l’évolution de la politique sanitaire. Il a su notamment redéfinir une représentation de la lutte contre le cancer avec des objectifs nouveaux, une image de la réalité du système cancérologique français sur laquelle agir : c’est dans cette optique que nous pouvons attester de l’avènement d’un nouveau référentiel en cancérologie qui a été bâti par une poignée d’acteurs innovants. Ce changement n’a pu opérer que par la remise en cause d’une contradiction et d’une inertie internes à la Fédération. Il ne pouvait y avoir de solutions scientifiques ou techniques en tant que telles : ces solutions devaient passer par la résolution de ces rapports de force internes, portées par un pouvoir charismatique imposant à la fraction de l’ancienne génération de nouveaux principes d’action ainsi que la fin d’une époque. « Et avec le recul, je suis convaincue que ces directeurs anciens, à la fin des fins, ils ont été très reconnaissants, parce qu’ils n’osaient pas. Ils ne se seraient jamais permis, ils ne se seraient pas donnés l’autorisation de…Tandis que cette bande de jeunes, enfin faut pas non plus exagérer, ils avaient 49-50 ans, donc ces jeunes là, ils s’autorisaient, donc ça bagarrait, mais les plus anciens, au fond, ils ont quand même laissé faire, et à la fin, ont admis que c’était nécessaire ». Entretien avec la Déléguée Générale de la Fédération de 1995 à 2000 C. Le réseau ou l’extension du nouveau référentiel aux autres acteurs de soin Sans procéder à une analyse détaillée de la constitution de réseaux régionaux à l’initiative de directeurs de centres anticancéreux, nous voulons surtout mettre en exergue le fait que les grandes orientations instituées au sein de la Fédération à partir du milieu des années 1990 vont se voir diffusées auprès des autres structures de soins via la constitution de réseaux régionaux. Le leitmotiv de cette nouvelle configuration régionale est fondé sur une stratégie de différenciation. L’ensemble des directeurs de centres anticancéreux souhaite effectivement proposer une offre spécialisée et complémentaire aux autres établissements plutôt qu’une offre concurrente. Ils affichent de surcroît la volonté de repositionner leur institution comme leader scientifique régional, censée contribuer à la définition et la diffusion des bonnes pratiques en cancérologie auprès des autres offreurs de soins régionaux. La valeur sous-jacente à ce projet est celle d’une meilleure coordination entre acteurs de soins afin d’offrir à chaque patient une prise en charge globale de qualité sur l’ensemble du territoire. Certes, cette orientation peut être analysée comme une réponse concrète à l’évolution de la politique sanitaire, dans la mesure où les Ordonnances de 1996 préconisent le développement de tels réseaux. Pourtant, cette explication est insuffisante, voire simpliste. 153 « La deuxième chose, c’est la nécessité d’exister en recherche clinique de façon collective. Donc on a fabriqué un bureau d’études cliniques, et on a, là encore, fabriqué un certain nombre d’outils pour les utiliser de façon collective, plus ou moins vite selon la compréhension du directeur local de l’importance, pour son centre, des outils que la Fédé était en train de mettre en place. » Entretien avec le directeur du Centre Léon Bérard 154 FNCLCC, Rapport d’activité, 1995, cité dans Patrick Castel, Normaliser les pratiques…, op.cit., p. 150. Ravier Marie - 2007 67 LA CONSTRUCTION D’UN PROBLEME PUBLIC : LA LUTTE CONTRE LE CANCER EN FRANCE (1945-2000) D’abord, les premiers réseaux régionaux en cancérologie sont apparus avant la parution de textes réglementaires : ils ont donc largement précédé la réflexion politique et administrative. Certains directeurs réformateurs en sont les initiateurs, corroborant notre réflexion en terme de pouvoir charismatique et venant légitimer l’utilisation du terme « visionnaire » pour qualifier quelques-uns d’entre eux. Ensuite, réfléchir en terme de réponse à l’évolution de la politique sanitaire n’explique pas non plus pourquoi ces réseaux ont une grande similitude dans leurs objectifs, puisque tous affichent comme priorité l’homogénéisation des pratiques médicales à travers l’élaboration de bonnes pratiques. Dans cette perspective, il nous semble que la dynamique de la réforme au sein de la Fédération des centres anticancéreux puisse expliciter cette homogénéité d’action. Une des pierres angulaires de cette structuration de réseaux régionaux est la création, dès le début des années 1990, de deux réseaux par des directeurs réformateurs qui vont rapidement devenir des modèles : « Deux des réseaux créés par les directeurs réformateurs sont considérés par les autres directeurs comme des réussites : ils ont été agréés par l’ARH, de nombreux établissements y ont adhéré, ces exemples sont souvent cités dans la presse professionnelle et les deux directeurs concernés n’hésitent pas à mettre en avant le fait que 155 cela a amélioré le positionnement de leur Centre. » . Ensuite, les SOR ont été mis en place et sont reconnus par les autres professionnels. Ils constituent de ce fait un outil à la disposition des directions pour tenter de définir régionalement des bonnes pratiques. Globalement, l’organisation en réseaux est cohérente avec le référentiel en cancérologie promu par les réformateurs au début de la décennie 1990, puisqu’elle est une opportunité pour que les centres anticancéreux agissent en complémentarité avec les autres institutions sanitaires et structurent la prise en charge du cancer au niveau régional. Un des principes d’action mis en avant au niveau des réseaux régionaux est le développement de réunions de concertation pluridisciplinaire en lieu et place des consultations avancées : un médecin de centre anticancéreux participe à des réunions régulières de prise de décision thérapeutique à partir des dossier de patients, dans des établissements locaux. En contrepartie de ce renoncement à un positionnement concurrentiel et de l’aide apportée aux institutions sanitaires dans l’appropriation des bonnes pratiques, les directeurs entendent que les centres anticancéreux se voient confier les cas de cancers complexes ou les patients pouvant être inclus dans des essais thérapeutiques. Nous tenons à exposer le témoignage du directeur du Centre Léon Bérard qui a créé au 156 tout début des années 1990 le réseau Oncora devenu, avec le réseau Oncolor , un modèle de réseau régional. Les valeurs intrinsèques demeurent l’ouverture aux autres structures de soins et l’accroissement de la complémentarité, vecteur de diffusion du nouveau référentiel en cancérologie où le patient acquiert une place de plus en plus importante. « Alors la naissance d'Oncora, c'est assez bête finalement. Quand j'ai été nommé directeur, j'ai commencé par regarder que j'étais sensé être le directeur du centre régional de lutte contre le cancer, et que ça devait faire 200 mètres autour de Léon Bérard la région, et que personne ne s'intéressait au rôle régional. Et on avait pour cette dimension régionale un truc très ancien qui existe dans les centres depuis quasiment l'origine et qui sont les consultations avancées. Et il y avait à l'époque, je pense 155 156 68 Patrick Castel, Normaliser les pratiques…, op.cit., p. 228. Constitué autour du centre anticancéreux de Nancy. Ravier Marie - 2007 Deuxième Partie De l’activisme professionnel à la sensibilisation du champ politique qu'on doit être recordman de France des consultations avancées, il devait y en avoir au moins 25. Alors j'ai fait le tour des 25, et j'étais le premier directeur non chirurgien, c'était très trusté par les chirurgiens précédemment, et donc j'ai fait le tour, et je me suis fait mais engueuler, partout, en disant 'Léon Bérard, y en a marre, de toute façon la seule chose qui vous intéresse, c'est de venir faire votre marché, nous piquer des malades, vous nous servez à rien, vous êtes des concurrents', et donc je me suis fait engueuler partout. A partir de là, quand ils ont eu fini de m'engueuler, je leur ai quand même demandé ce qu'on pourrait faire pour eux, puisqu'on est quand même le centre régional, en quoi on pourrait les aider. Et ils m'ont dit très clairement que la seule façon de les aider, c'était de les aider à garder les malades, et non pas de venir le leur piquer. Ce qu'ils attendaient du centre, c'est qu'en quelque sorte on bénisse le fait que les malades puissent rester localement plus près de chez eux. Alors moi j'ai réfléchi, j'ai fait le tour, j'en ai réuni un certain nombre, on a continué à réfléchir, et puis on s'est dit: 'Bon ok, moi je veux bien faire ce boulotlà. ' J'avais déjà quand même à peu près compris, parce que évidemment les chirurgiens qui s'occupaient de piquer les malades pour les opérer n'avaient pas compris, moi j'avais compris qu'un centre c'était le recours. Donc moi j'avais rien à perdre à laisser les malades au plus près de chez eux, à condition qu'ils m'envoient les greffes de moelle osseuse, les complications, etc. Alors je leur ai dit: 'D'accord, on va faire un deal'. Parce que je ne peux pas leur garantir rien du tout. Moi il faut que je sois sûr que si je dis aux gens qu'ils peuvent rester plus près de leur domicile, ils ne perdent pas de chance, d'où les thésaurus. Au début, on s'est dit: 'on va écrire ce que l'on doit faire', et si vous me garantissez que vous le faites, alors moi je garantirai à vos malades qu'ils peuvent rester près de chez vous. C'était ça le début d'Oncora. Et on a donc fait ce thésaurus, au départ presqu'au même moment que les SOR, donc au niveau national on faisait l'étude bibliographique – c'était pas par hasard - et au niveau local on faisait le thésaurus. On a beaucoup mouillé les médecins du centre mais pas seulement, on a eu des réflexions assez amusantes, on s'est aussi jaugé, appris, remis un peu à égalité, il y avait un grand respect de ce qu'étaient les autres, c'était pas du tout les grands professeurs qui descendent avec leurs trucs, donc c'était relativement démocratique, chacun pouvait s'exprimer. Donc on a fait ce thésaurus, et le truc le plus important qu'on ait fait, c'est de dire qu'on allait d'abord l'utiliser dans le centre. Alors ce thésaurus qu'on a fabriqué ensemble, moi j'ai dit: 'ça, c'est ce qu'on est sensé faire, mais c'est pas ce que vous vous êtes sensés faire, c'est ce que nous sommes sensés faire, alors avant de vous emmerder, je vais commencer par voir si moi je le fais chez moi'. Et on a pris 500 cancers du sein, 500 cancers du colon, et on a regardé avant et après sur une période de trois ans si on appliquait ce qu'on disait aux autres qu'on devait faire. Et on s'est aperçu globalement que oui, en trois ans, on avait fait beaucoup de progrès pour aller vers ce qu'on devait faire, mais on a aussi vu qu'il y avait des déviations. Et en particulier à Léon Bérard, il y avait plusieurs déviations mais je me souviens d'une, qui était pour la surveillance du cancer du sein, on avait dit aux gens que ce n'était pas la peine de faire tout un tas d'examens, sauf que nous on le faisait, bon. Donc on a affiché les choses, on a montré les choses à tout le monde en disant qu'on n'était pas parfait. Alors on a mis au point un plan assurance-qualité, et trois ans après on a montré qu'on était à 100 % de connivence avec le truc, et on a même publié un papier, tout ça c'est dans de grands journaux internationaux, et on a démontré que ce qu'on avait fait sur le cancer du sein, à l'échelle de la France, si tout le monde faisait le même effort que nous, c'était 200 millions de francs d'économie pour la sécurité sociale. Ravier Marie - 2007 69 LA CONSTRUCTION D’UN PROBLEME PUBLIC : LA LUTTE CONTRE LE CANCER EN FRANCE (1945-2000) Ensuite, les choses s'étant organisées entre temps, on a proposé à quatre hôpitaux de 157 faire la même chose que nous, donc il y avait Chambéry, Roanne, un PSPH et une clinique privée qui ont accepté de le faire. On a fait la même chose, on a montré globalement la même chose, c'est-à-dire que ça progressait mais que ce n'était pas parfait. On a montré que les déviations n'étaient pas les mêmes qu'à Léon Bérard, chacun connaissait ses déviations mais on ne les disait pas aux autres, on publiait sous anonyme pour avoir une démarche qualité optimale, qui a vraiment bien fonctionné puisque la sauce a pris. Et après on a pris à côté le système d'information, puis petit à petit c'est devenu le Oncora que vous connaissez. Mais si on devait résumer Oncora depuis sa naissance, pour moi le plus surprenant dans Oncora, qui dure depuis presque 15 ans maintenant, c'est la capacité de médecins de toute la région, hyper occupés, croulant sous le boulot, de venir bénévolement, à leurs frais, travailler à Léon Bérard une ou deux fois par semaine uniquement sur la dynamique de la qualité dans leur métier. Voilà, ça c'est étonnant. Alors évidemment il y a les avantages secondaires qu'ils ont : l'aura, ils gardent leurs malades, etc. Mais il y a eu une vraie dynamique dans ce réseau, et je crois que la dynamique c'est la qualité et cette volonté de tout le monde de ne pas faire perdre de chance aux malades. Vraiment l'objectif d'Oncora, c'est pas de perte de chance: vous pouvez aller à Albertville, mais pas de perte de chance. » « Alors que Thierry Philip a créé Oncora, Oncora vous connaissez c'est quelque chose… […] Et nous on a la chance, dans cette banane de la région PACA, d'être dans un petit coin, et moi j'ai créé ici le réseau Oncosud – ça devait être en 1996 – parce que je faisais partie du Haut Comité de la santé publique avec Tubiana, et le mot réseau commençait à apparaître dans les discussions de santé publique. Et nous avions déjà l'habitude ici de travailler...nous n'avons pas de secteur chirurgical dans notre maison: on a des rayons, de la chimio, et de la radiologie. Donc les chirurgiens travaillaient avec nous, et nous avec les chirurgiens, donc c'est un réseau, c'est un partage de compétences. Et dès que Oncora a commencé à se structurer, j'ai demandé à Thierry si je pouvais m'inspirer du mode de fonctionnement en le mettant à notre échelle, et nous avons été à Oncosud le premier réseau territorial agréé par l'ARH PACA. Il y avait donc Oncora à Lyon, sur RhôneAlpes, Oncolor sur Nancy, et nous on a été le troisième historiquement. » Entretien avec un cancérologue de l’Institut Sainte-Catherine - Avignon Notons qu’administrativement, ce mode d’organisation en réseaux de cancérologie est reconnu et devient une norme en vigueur par la circulaire du 24 mars 1998 relative à 158 l’organisation des soins en cancérologie . « A la même époque, le Directeur Général de la Santé a réuni un groupe pour réfléchir, ou finir, ou actualiser une circulaire sur l’organisation des soins en cancérologie afin de faire progresser la prise en charge de cette maladie. Alors ça devait être…. fin 1996-1997 car la circulaire est sortie en 1998. C’est la première fois que j’ai rencontré Thierry Philip. Moi j’avais été désigné par la Conférence des Présidents de CME pour représenter les CHU, et chacun des participants à cette réunion a exposé la façon dont il concevait l’organisation de la cancérologie. Et il s’est avéré que j’ai pris la parole avant Thierry Philip, et quand Thierry Philip a pris la parole après moi, il a dit : ‘ C’est bien car on a à peu près la même vision des choses’. Et c’est vrai qu’on avait une vision qui préfigurait l’organisation actuelle avec les réseaux, avec les réunions de concertation pluridisciplinaires, etc., puisque la circulaire 157 158 Participant au service public hospitalier Circulaire DGS/DH/AFS n°98-213 du 24 mars 1998 relative à l’organisation des soins en cancérologie dans les établissements d’hospitalisation publics et privés. 70 Ravier Marie - 2007 Deuxième Partie De l’activisme professionnel à la sensibilisation du champ politique du 24 mars 1998 reprenait tous ces axes-là. » Entretien avec un pneumologue retraité du CHU de Brest Nous avons insisté dans ce chapitre sur la structuration d’un processus porté par des professionnels au sein d’une institution fédérale. Quel impact sur le processus d’émergence du cancer dans la sphère politique ? On peut dire que de la réforme de la Fédération que nous n’avons analysée que partiellement se dégagent deux points centraux pour notre étude : 1/ de nouvelles solutions, pensées et transmises par un groupe de directeurs pionniers, se voient reconnues et acceptées d’abord par tous les directeurs de centres, puis par les autres offreurs de soins via le développement de relations de coordination dont les réseaux régionaux sont l’exemple emblématique. Ces solutions constituent le socle d’une nouvelle vision du monde et d’une nouvelle réalité progressivement admise – et dont les autorités administratives, dès 1996, se font les promoteurs - sur laquelle désormais tous les acteurs ont le choix d’agir. 2/ Le deuxième apport princeps que nous retenons de ce mouvement fondateur est qu’il permet de nous interroger fondamentalement sur notre problématique : comment la réflexion sur la lutte contre le cancer est-elle passée du stade de l’activisme professionnel à celui, plus global, de la sensibilisation au champ politique ? En d’autres termes, quels sont les canaux par lesquels l’acuité d’un problème public devient progressivement perceptible aux yeux des autorités publiques ? « Alors la Fédération, c’est un groupement patronal, ce n’est pas une société savante. Ce groupement devient une force dans le paysage. Et c’est une force à la fois intellectuelle, et puis c’est une force de frappe importante. Dans un domaine où c’est un peu balkanisé, c’est un facteur d’entropie, c’est-à-dire que des cancérologues des centres anticancéreux apprennent une méthodologie de travail, donc ils sont exemplaires. Et il va y avoir un effet métaphorique sur le privé, sur le public, qui va être un peu long à apparaître, il faudra bien 10-20 ans, mais globalement, la prise en compte, la force qui s’est dégagée de cette Fédération, elle a dérangé beaucoup de monde au départ. Moi j’étais dedans, parce que je suis un ancien du Centre Léon Bérard avec Thierry. C’est vrai que cette habitude de réflexion sur le travail et sur la qualité, ça donne un petit peu une mentalité ‘commando’, et ça pourrait être vécu par d’autres comme un petit peu agressif, comme impérialiste. Mais ça a été un facteur de structuration extrêmement important. Quand on regarde tous les travaux qui sortent, comme les « Standards, Options, Recommandations » (SOR), c’est clair que c’est un travail que personne d’autres n’avait fait, même les universitaires, et ça a été la démarche qui a amené la création des guides de bonnes pratiques, des thésaurus. Donc cette Fédération, cette prise en compte d’une nécessité de regrouper les centres anticancéreux entre eux, sur le plan intellectuel, sur le plan économique, c’est une force qui a été une force d’entraînement.» Entretien avec un cancérologue de l’Institut Ste Catherine - Avignon CHAPITRE 4 Le Cercle de réflexion des cancérologues français : un forum de « policy entrepreneurs » ? Ravier Marie - 2007 71 LA CONSTRUCTION D’UN PROBLEME PUBLIC : LA LUTTE CONTRE LE CANCER EN FRANCE (1945-2000) « Et puis un troisième événement qui était quand même important, c’est que certains professionnels se sont mobilisés, pour la première fois des professionnels travaillaient ensemble, en particulier Thierry Philip, et d’autres notamment, ça s’appelait Le Cercle. Enfin, bref, il y avait une dizaine de professionnels représentatifs … » Entretien avec un conseiller du cabinet de Bernard Kouchner (1998-2002) Jusqu’à ce stade de la réflexion, nous nous sommes essentiellement intéressée à la problématique de l’émergence d’un courant des problèmes au sein du système de la cancérologie, en nous fondant principalement sur une étude temporelle où les déterminants socio-historiques sont de premier ordre. L’analyse du processus d’émergence repose sur les mécanismes de translation et de transformation à l’œuvre au cours d’une période – souvent longue – qui voit une situation initialement stable – ou tout du moins stabilisée - se transmuer en situation problématique, pouvant engendrer à plus ou moins longue échéance l’activation du champ politique. Dans notre étude, les phénomènes d’émergence puis de cristallisation d’un courant des problèmes s’observent initialement au sein du milieu de la cancérologie, eu égard aux évolutions structurelles de ce milieu, et aux changements conjoncturels de la société en général et du système sanitaire en particulier. Conjonction inédite de déterminants de fond qui a nécessairement appelé une analyse sur le long terme. A ce premier temps d’analyse, nous avons confronté la structuration de solutions qui voient le jour au tout début des années 1990 au sein même du champ des professionnels de la cancérologie, pensées et élaborées par un groupe de directeurs de centres anticancéreux dont la force de conviction et la justesse d’analyse sont progressivement reconnues puis légitimées par l’ensemble des acteurs de santé. Cette phase, qui a mis plusieurs années à se stabiliser, constitue une étape majeure dans la mesure où elle signe la construction puis la reconnaissance d’un nouveau référentiel de prise en charge du cancer plus en adéquation avec l’évolution de l’environnement sanitaire et dans lequel le patient acquiert une place nouvellement considérée. Cette phase est donc celle d’une mobilisation professionnelle, d’une saisie des problèmes par un groupe d’acteurs qui veut démontrer sa contribution indispensable, dans un esprit d’innovation et de complémentarité, au système de la cancérologie française. Dans la continuité de ces premiers jalons réflexifs, nous voulons recentrer notre étude sur le processus de mise à l’agenda qui constitue in fine notre fil directeur. Les phénomènes d’émergence – à la fois de constitution d’un courant des problèmes et de structuration de solutions – apparaissent comme une première phase explicative dans l’appréhension du sursaut politique de 2000 comme mise à l’agenda décisionnel de la lutte contre le cancer. Il nous faut d’emblée saisir la dynamique de l’agenda et comprendre les conditions dans lesquelles et les médiations par lesquelles se définissent et s’imposent des exigences d’action publique au niveau de la lutte contre le cancer en France. Comprenons bien que le cancer ne constitue pas un problème de santé publique méconnu des autorités de l’Etat, mais l’action étatique en la matière est considérée jusqu’à l’aube du XXIème siècle comme plus ou moins insuffisante, eu égard aux lignes d’actions qui ne sont pas coordonnées à l’échelle nationale. « A ma connaissance, il y a deux organismes qui sont sensés définir la politique de lutte contre le cancer en France avant cette date-là [2000]. Ce sont la Direction de l’Hospitalisation et de l’Offre de Soins sur la partie soins, et la Direction Générale de la Santé sur la partie prévention. On n’a pas l’impression, rétrospectivement, qu’il y ait une 72 Ravier Marie - 2007 Deuxième Partie De l’activisme professionnel à la sensibilisation du champ politique politique claire et en corrélation avec d’autres instances politiques, comme le ministère de la recherche, sur la recherche en cancérologie. Donc l’impression des acteurs, c’est qu’ils ont une multiplicité d’interlocuteurs, à la fois au niveau national mais aussi au niveau local, parce que tous ces organismes nationaux ont leurs organismes de représentation au niveau local que sont les DASS, DRASS, ARH et URCAM. Donc dans ce paysage-là, les acteurs de la cancérologie n’ont pas l’impression qu’il y ait une politique cohérente. On a l’impression d’une espèce de morcellement, d’éclatement, des objectifs et des responsabilités. Et parfois même dans des politiques de santé publique très larges, comme la lutte contre le tabac ou l’alcool, contre la toxicomanie en générale, on n’a pas l’impression qu’il y ait un lien aussi avec des pathologies comme le cancer qui sont quand même des pathologies inhérentes à un certain nombre d’addictions. Donc voilà, cette impression qu’on avait n’était sans doute pas fausse, parce que même les acteurs locaux avaient de temps en temps des difficultés à eux-mêmes se coordonner parce qu’il n’y avait pas de moyens de se coordonner ». Entretien avec le médecin coordonnateur du réseau Oncora. C’est pourquoi notre principal questionnement repose sur la médiation qui opère après le milieu des années 1990 via la constitution d’une structure informelle qui va travailler à orienter la réflexion initialement promue dans la sphère professionnelle vers le champ politique. Le phénomène de médiation repose donc sur une volonté active de sensibilisation du politique grâce à une forme d’expertise portée par des professionnels dont on pourra 159 interroger le statut de « policy entrepreneurs » . I/ Le Cercle ou la pérennisation d’alliances scellées Le Cercle de réflexion des cancérologues français, communément appelé Le Cercle, est une structure informelle qui a vu le jour en 1997. Il est le fruit de tout le travail de réflexion qui a été initié au début des années 1990 au sein de la Fédération, mais également au sein des autres institutions sanitaires, réflexions qui sont devenues convergentes et qui ont vu une forme d’accomplissement au sein du Cercle. Appellation très symbolique, le Cercle est à la base une réunion de professionnels qui ont formé des alliances, avant de s’ouvrir à la venue d’autres acteurs, paramédicaux, administratifs, associatifs. Il n’existe quasiment pas d’archives sur lesquelles se reposer pour asseoir scientifiquement notre analyse. Dans cette perspective, nos sources demeurent quasi exclusivement fondées sur les discours des protagonistes. Nous avons conscience de cette limite méthodologique. Il n’en demeure pas moins que les propos extraits de nos entretiens se rejoignent et soulignent sensiblement la dimension cognitive de la création du Cercle, ainsi que la dimension humaine, fondée sur des liens interpersonnels forts. Nous allons d’emblée travailler à reconstituer des récits que nous croiserons comme moyen d’objectiver les discours. A. Des partenariats dans la continuité de la réforme de la Fédération Il apparaît significatif que la mise en œuvre de la réforme de la Fédération soit passée par un recours à des alliances avec des acteurs et des institutions extérieurs aux centres anticancéreux, cristallisant une ouverture et une vision commune entre structures de soins, dont le Cercle sera la déclinaison organisationnelle. Cette spécificité est particulièrement vraie pour les activités médicales et scientifiques à travers le projet « Standards, Options et Recommandations ». 159 Kingdon J.W., Agendas, Alternatives and Public Policies, Boston, Little brown, 1984. Ravier Marie - 2007 73 LA CONSTRUCTION D’UN PROBLEME PUBLIC : LA LUTTE CONTRE LE CANCER EN FRANCE (1945-2000) Dès 1995, les instances qui concourent à la définition du contenu du projet et à son suivi sont élargies à des acteurs en-dehors des centres anticancéreux. Et il s’avère que ce sont les mêmes hommes qui vont contribuer à ce mouvement d’élargissement et qui vont être à l’origine du Cercle. Au comité exécutif des SOR composé de directeurs de centres anticancéreux est adjoint un groupe composé de sept personnes, dont quatre sont extérieures aux centres : 160 « un médecin de CHU de province, deux médecins d’un hôpital de l’AP-HP reconnu pour son rôle historique dans la lutte contre le cancer et un médecin représentant un syndicat de 161 cliniques de cancérologie privées. » . Comme nous le verrons dans le paragraphe suivant, trois de ces quatre médecins seront, avec le directeur du Centre Léon Bérard, au fondement du Cercle, dans un contexte stratégique tout particulier. Deux acteurs de l’Agence Nationale pour le Développement de l’Evaluation Médicale (ANDEM), dont le directeur, sont associés au comité de pilotage. En 1996, le mouvement d’ouverture s’accentue. Le comité exécutif passe de cinq membres (tous directeurs de centres) à douze membres, dont deux représentants de sociétés savantes (gynécologie et pédiatrie) et quatre médecins d’autres institutions. Quant au comité de pilotage, il passe à 74 membres, dont huit médecins d’hôpitaux. Enfin, en 1997, un conseil scientifique voit le jour, composé exclusivement d’acteurs extérieurs aux centres anticancéreux. Patrick Castel, dans sa thèse, émettait déjà l’hypothèse que des liens préexistaient entre les responsables du projet SOR et les premiers acteurs extérieurs : « Le rapprochement avec l’ANDEM a certes été permis par le fait que la Fédération mettait en œuvre un projet conforme aux objectifs de cette agence, mais il a peutêtre été également facilité par le fait que le directeur de l’ANDEM avait été auparavant directeur de l’information médicale aux Hospices Civils de Lyon et amené à côtoyer dans ce cadre le directeur du centre Léon Bérard. Le représentant de la société française d’oncologie pédiatrique exerce à l’Institut Gustave Roussy. De surcroît, rappelons que le directeur du centre anticancéreux de Lyon est cancérologue en pédiatrie et fait donc partie de cette société savante. Quant au représentant de la société savante de cancérologie gynécologique, non seulement il exerce dans le CHU de Montpellier, ville où est situé le centre de lutte contre le cancer du président de la Fédération de l’époque, mais il s’agit aussi d’une spécialité dans laquelle les médecins de centres anticancéreux sont particulièrement impliqués et représentés. Enfin, parmi les huit médecins d’hôpitaux, cinq viennent de Lorraine et de Rhône-Alpes, régions dans lesquelles exercent les deux principaux directeurs de centres impliqués dans ce projet. » 162 Non seulement nous partageons l’hypothèse de Patrick Castel - sans pour autant la valider puisque nous n’avons pas approfondi la question quant aux acteurs qu’il cite dans sa note de bas de page – mais nous voulons l’affiner à propos de trois des quatre médecins qui vont rallier le comité exécutif des SOR au début du mouvement d’ouverture aux autres acteurs de soins. Notons de surcroît que l’ouverture ne s’est pas limitée aux instances de décision, elle a également concerné l’élaboration même des documents, ainsi que la participation au financement. 160 161 162 74 Assistance Publique et Hôpitaux de Paris Patrick Castel, Normaliser les pratiques…, op.cit., p. 164 Patrick Castel, ibid., p. 164, note de bas de page 134 Ravier Marie - 2007 Deuxième Partie De l’activisme professionnel à la sensibilisation du champ politique B. L’avènement d’une structure informelle Comme nous venons de le suggérer, il existe un processus parallèle correspondant au mouvement d’ouverture au sein de la Fédération, et plus spécifiquement au sein du projet SOR, et à la réunion de quelques acteurs qui vont initialement se réunir pour envisager des actions communes au niveau de la lutte contre le cancer, avant de petit à petit constituer ce qui va devenir le Cercle. Pour alimenter notre réflexion, nous nous fondons à la fois sur les discours des acteurs protagonistes de ce processus hybride, ainsi que sur un document d’archives qui nous a été donné lors d’un entretien et qui semble constituer le premier 163 document venant concrétiser la fondation du Cercle . Le Cercle, ‘aux origines des origines’, est la manifestation d’une succession de rapports et réflexions informels dont l’aboutissement se voit concrétiser lors d’un séminaire er de Réflexion stratégique en cancérologie à Deauville qui a lieu les 31 octobre, 1 et 2 novembre 1997 à l’initiative d’un radiothérapeute de l’Hôpital Saint Louis à Paris représentant des CHU. « Tiens, le premier document issu de la première réunion du Cercle, d’ailleurs à l’époque ce n’était pas encore le Cercle, mais ‘Réflexion stratégique en cancérologie’. Et le titre de cette réunion placée sous le Haut Patronage de Jacques Chirac, c’était ‘Déclarons la guerre er au cancer’, 31 octobre, 1 et 2 novembre 1997, ça fait 10 ans. [Lecture du préambule du document]. Je trouve qu’il est complètement d’actualité ce document. Il a été écrit il y a dix ans, et franchement j’ai beaucoup participé à ça. En fait j’en ai eu l’idée. Parce que vous savez, ce qui est marrant en politique, et ce qu’on retrouve aussi dans les administrations, ce sont des gens qui sont bardés de diplômes, mais il leur manque deux trucs, le bon sens et la créativité. Car ce que je vous ai lu là, c’est le bon sens et c’est quand même un peu créatif, car je dis qu’il fallait faire un plan cancer, et à l’époque ce n’était pas du tout à la mode. » Entretien avec le radiothérapeute de l’Hôpital Saint Louis Le directeur du Centre Léon Bérard, ainsi que le représentant du secteur privé à but lucratif exerçant à Avignon sont conviés à cette réunion où sont regroupés près de 150 164 professionnels impliqués dans la lutte contre le cancer , et où vont pourtant se dessiner les contours d’une alliance à la fois structurelle, se concrétisant par la démarche d’ouverture de la Fédération, et d’une alliance de professionnels décidés à approfondir la réflexion autour de principes d’action innovants qui doivent alimenter le nouveau référentiel de cancérologie naissant. « Et il y avait trois personnes qui étaient dans un même colloque à Deauville : il y avait le professeur Maylin, le professeur Thierry Philip et moi-même ; et on s’étaient rendus compte que ce rapport de l’IGAS - avec le scandale Crozemarie - était extrêmement violent parce qu’il mettait en évidence qu’il n’y avait pas de politique concertée du cancer en France, il y avait un éparpillement des moyens, même si les gens voulaient bien faire il n’y avait pas de coordination entre eux, on ne savait pas trop où on allait, et la dernière question qui était quand même assez piquante, c’était : ‘Faut-il fermer les centres anti-cancéreux ?’. Donc ça 163 er Compte-rendu du Séminaire de réflexion stratégique en cancérologie, Deauville, 31 octobre, 1 et 2 novembre 1997. 164 er « C’est pourquoi à Deauville, ces 31 octobre, 1 et 2 novembre, ce séminaire de propositions a réuni ‘une équipe française du cancer’, représentant l’ensemble de tous les professionnels impliqués : cancérologues et spécialistes d’organes des trois secteurs (libéral, hospitalier et CHU, centres anticancéreux), universitaires, chercheurs, généralistes, directeurs hospitaliers, jeunes internes, laboratoires et industriels médicaux, représentants des tutelles (agence régionale d’hospitalisation d’Ile-de-France et Sécurité Sociale) ». Extrait de la Conclusion du Compte-rendu du Séminaire de réflexion stratégique en cancérologie, Deauville, 31 octobre, er 1 et 2 novembre 1997. Ravier Marie - 2007 75 LA CONSTRUCTION D’UN PROBLEME PUBLIC : LA LUTTE CONTRE LE CANCER EN FRANCE (1945-2000) c’est 1993. Et on prend conscience à ce moment-là que comme il n’y avait pas de politique concertée du cancer en France, si les professionnels ne s’y mettent pas, ils ne feront pas leur boulot, et ils laisseront à d’autres le soin de le faire. » Entretien avec le cancérologue représentant du secteur privé à but lucratif Cette réunion première dans le temps semble fondée sur la volonté stratégique de répondre concrètement, par des actions visibles, aux conclusions inquiétantes de l’IGAS, à la fois sur le positionnement des centres anticancéreux, mais surtout sur l’absence de coordination et de complémentarités entre institutions sanitaires. La conclusion du Compterendu du Séminaire de Deauville est dans ce sens particulièrement éclairante dans la mesure où elle asseoit un principe qui est resté l’élément structurant du Cercle et qui a largement anticipé la politique à venir à l’échelle nationale. Après avoir dressé des constats et établi des propositions, Daniel Serin, Claude Maylin et Thierry Philip concluent ainsi : « Tous les participants à la réunion de Deauville ont dit la même chose : leur ambition de participer au même combat. Ils ont déclaré la guerre au cancer. Les prochaines étapes consisteront, au sein d’un nouveau groupe ainsi constitué, le Cercle , à réfléchir et à proposer cette réponse à la française . L’impératif du Cercle : La paix entre les structures pour gagner la guerre contre le cancer. » (souligné dans le texte). « Et à la fin du séminaire, ce qui ressortait comme impératif du Cercle, c’est la paix entre les structures, c’est le décloisonnement entre les structures. Pour gagner la guerre contre le cancer, c’est le décloisonnement des structures. » Entretien avec le professeur Maylin De fait, initié par un médecin de l’AP-HP, le Séminaire de Deauville de 1997 signe le mouvement d’ouverture qui va s’engendrer au sein de la Fédération, dans la mesure où les propositions de complémentarité exprimées par un acteur extérieur aux centres se voient largement approuvées. La Fédération va effectivement investir cette voie vers l’élargissement à d’autres acteurs dans une optique stratégique, à la fois d’un point de vue financier, mais aussi dans le sens où cette ouverture converge avec l’évolution du système de santé et répond au déficit de positionnement des centres anticancéreux pointé par l’IGAS. « Ce qui s’est passé dans les centres de lutte contre le cancer a entraîné une réaction de la Fédération Hospitalière de France – hôpitaux généraux, CHU – et il y a eu une période où nous étions très proches : cette période correspond aux trois ans qui ont précédé le plan Gillot. Il y avait moi-même qui était Président de la Fédération, il y avait Daniel Serin, qu’il faudrait rencontrer, qui est à Avignon, qui est un des leaders du privé à but lucratif et qui était très proche aussi de moi, et le troisième, c’était Clavier, professeur de pneumologie à Brest et qui lui était président de la Conférence des cancérologues de CHU. Donc ces trois personnes ne se sont pas longtemps affrontées, et les CHU plus le privé sont venus dans la dynamique de la Fédération des centres et ont élargi la réflexion qui est petit à petit devenue pas uniquement CRLCC mais plus régionale et nationale. […]Et il y a Maylin qui s’est rajouté là-dedans, Claude Maylin, qui est un radiothérapeute à l’hôpital Saint-Louis à Paris.» Entretien avec le directeur du Centre Léon Bérard En croisant ce premier témoignage avec les sources de Patrick Castel, nous parvenons assez logiquement à redéfinir les rôles des acteurs qui sont à l’origine du double mouvement analysé, en maintenant nos données empiriques à ce qu’elles sont, c’est-à-dire des discours auxquels nous n’avons pu opposer que trop peu d’archives sur la création du Cercle. Mais le premier mouvement d’ouverture au sein du projet SOR correspondrait à la participation, dans le groupe adjoint du comité exécutif, du professeur Clavier en tant que « médecin 76 Ravier Marie - 2007 Deuxième Partie De l’activisme professionnel à la sensibilisation du champ politique 165 d’un CHU de province » , du professeur Maylin, en tant que « médecin d’un hôpital de l’AP-HP », radiothérapeute à St Louis qui a organisé la réunion initiale à Deauville, et du professeur Serin, en tant que « médecin représentant un syndicat de cliniques cancérologiques privées ». Parallèlement à cette investigation dans la voie de l’ouverture et du travail vers un accroissement de la complémentarité entre structures de soins au sein de la Fédération, nous pouvons approfondir notre analyse sur l’intensification des relations interpersonnelles entre nos quatre représentants d’établissements prenant en charge les patients atteints du cancer. Cette intensification repose essentiellement sur des rapports humains qui, initialement, sont marqués par de l’estime, de la confiance, une vision convergente de la lutte contre le cancer ainsi que des habitudes de travail qui se rejoignent. « Donc c’est vrai que ça s’est fait parce qu’on se connaissait, on se connaît toujours, on a travaillé ensemble, il n’y a jamais eu entre nous de défiance ni de volonté de tirer la couverture à droite comme à gauche et ça c’est bien. On est arrivé chacun avec nos réseaux, à pouvoir les mobiliser et à faire venir des gens qui ne se parlaient pas. Donc c’est lié aux hommes, mais c’est aussi lié aux hommes qui ont l’habitude de travailler ensemble, et c’est une habitude qui vient des centres anticancéreux. […] Alors ça c’est clair, ce genre de démarche profonde dans le temps, elle fonctionne parce que les gens ont confiance les uns dans les autres. Clavier, c’est un Brestois, patron de la pneumologie brestoise ; Maylin, patron de la radiothérapie parisienne, à l’époque il avait une grosse responsabilité, je crois qu’il était représentant des cancérologues de l'AP-HP ; Thierry [Philip] était président de la Fédé, et moi j’étais président des cancérologues du privé. » Entretien avec le professeur Serin « […] par chance, à un moment donné, se sont trouvées en position de leaders de la cancérologie publique, de la cancérologie CRLCC et du privé, trois personnes qui s’appréciaient et qui avaient envie de travailler ensemble, donc on a fait prendre la sauce ensemble […] Ensuite ça s'est étendu, mais peut-être que cette extension a d'abord eu lieu pour des raisons d'amitié, ou de partage de convictions entre des gens qui se trouvaient par hasard à ce moment-là à la tête de leurs écuries respectives. Et à partir de là, c'est vrai que le modèle, mais c'est dans les deux sens, c'est-à-dire que ce qui s'est passé au niveau national a aussi profité au niveau régional» Entretien avec le professeur Philip Ces interactions poussées créént d’emblée une configuration inédite d’acteurs qui, à force de rencontres d’abord informelles, finissent par constituer un réseau d’experts professionnels de la cancérologie qui va progressivement s’étendre. « Sont arrivés ensuite les hôpitaux généraux avec un autre interlocuteur qui s’appelle Laurent Cals, qui est quelqu’un d’intéressant aussi parce qu’il a vécu toute cette période-là. Et à un moment donné, cette union CHU, CRLCC, privé, hôpitaux généraux a commencé à devenir de fait un interlocuteur du ministère. Alors il faudrait revoir tout ce qui est historique, mais globalement pendant un certain temps c’était complètement informel, puis, je pense que ce doit être en 1997 – mais ça doit être assez facile à vérifier – on a créé le Cercle des cancérologues français ». Entretien avec le professeur Philip La création - ou du moins son appellation symbolique - du Cercle de réflexion des cancérologues français semble venir du lieu où se réunissaient au départ les fondateurs de cette structure, lieu qui a donné son nom à l’organisation et qui signe son originalité, 165 Nous ne pouvons pas attester avec certitude de la présence du professeur Clavier à la réunion de Deauville, dans la mesure où nos entretiens ne nous l’affirment pas. Dans tous les cas, ce dernier fait assurément partie des fondateurs du Cercle dans le sens où dès le début, il participe à la création d’alliances avec les trois autres protagonistes précités. Ravier Marie - 2007 77 LA CONSTRUCTION D’UN PROBLEME PUBLIC : LA LUTTE CONTRE LE CANCER EN FRANCE (1945-2000) confirmant bien cette dimension de réseau informel qui se solidifie et se densifie grâce à des liens interpersonnels progressivement renforcés. « Donc on a décidé de se réunir et on s’est retrouvés un jour dans un restaurant qui s’appelait Le Cercle, et c’est pour ça qu’on a pris le nom, c’était sur les Champs Elysée, et on a appelé le Cercle de réflexion des cancérologues français un groupe de réflexion qui s’est voulu avec des professionnels, avec des administratifs, avec des politiques, avec des industriels, avec tous les gens qui étaient concernés par la lutte contre le cancer. Et on leur a dit : ‘Voilà. Voulez-vous participer à un effort de réflexion sur la lutte contre le cancer ?’. Et cet effort de réflexion a attiré pas mal de gens. On s’est retrouvés, quand on avait des réunions plénières entre 150 et 300. » Entretien avec le professeur Serin L’entretien avec la Déléguée Générale du CLARA, qui a été Déléguée Générale de la Fédération des Centres de 1995 à 2000, nous apporte un témoignage qu’on ne retrouve pas chez les autres acteurs, mais qui exprime une sorte de tradition, ou du moins d’habitude à travailler sur le mode de la rencontre informelle entre professionnels. Selon elle, le Cercle ne serait que la continuité d’un « club » appelé l’Européen – du nom d’une brasserie située en face de la Gare de Lyon – où se réunissaient certains directeurs de centres anticancéreux venus sur Paris pour travailler à l’action fédérale de la Fédération. Nous émettons l’hypothèse que le groupe de l’Européen était constitué des jeunes directeurs réformateurs qui se réunissaient en dehors du Conseil d’administration de la Fédération. En effet, cette hypothèse viendrait asseoir l’idée d’une tradition « labellisée » par les directeurs réformateurs à se réunir dans un lieu symbolique, permettant à des individus qui sont souvent en déplacement, d’échanger dans un contexte informel dans l’optique d’approfondir le travail sur la réforme de la Fédération en germination. De fait, le Cercle serait un aboutissement de l’Européen. Il serait le lieu par excellence où le référentiel promu par les jeunes directeurs de centres anticancéreux trouverait un point d’ancrage, une structure ad hoc où s’épanouir, s’affirmer, se renforcer, et où tous les individus convaincus pourraient travailler à sa promotion. « Alors qu’avant [la réforme de la Fédération], c’était des quantités d’initiatives individuelles, c’était des gens qui réfléchissaient ensemble dans une sorte de club, mais qui n’arrivaient pas à faire éclore ça sur le plan opérationnel, à transformer leur essai. Et puis ils ont fait un lobbying d’enfer, ils s’y sont vraiment bien pris. Je me souviens des rendezvous à l’Européen. L’Européen, c’est une grande brasserie assez sympathique mais très standard, qui est en face de la sortie de la Gare de Lyon. Et comme beaucoup de gens prenaient le train et atterrissaient Gare de Lyon, ils se réunissaient à l’Européen, et ils ont créé un club qui s’appelait l’Européen. Personne ne savait que c’était une brasserie. Et là ils ont commencé à imaginer à la fois la réforme des centres et l’innovation scientifique, parce que Maraninchi arrivait de Marseille, Thierry arrivait de Lyon, c’était l’Européen, c’était sudiste quoi ! C’est marrant. . Cela me fait penser au Cercle ? C’est exactement ça, c’est devenu le Cercle. L’Européen est devenu le Cercle. D’accord, parce que le Cercle, c’est pareil, c’est un café sur les Champs Elysées, Daniel Serin m’en a parlé… Voilà, ils ont changé de lieu, après ils ont acheté une cravate toute pareille, et ça y est, c’est devenu une appartenance. » Entretien avec la Déléguée Générale du CLARA 78 Ravier Marie - 2007 Deuxième Partie De l’activisme professionnel à la sensibilisation du champ politique « […] et on a invité des infirmières, des malades, des administratifs, et les réunions du Cercle sont devenues des réunions avec 200 personnes, et où l’ensemble de la profession s’est mise à fabriquer des choses ». Entretien avec le professeur Philip Nous avons donc mis en évidence les caractéristiques de la création du Cercle, oeuvre d’une alliance de cancérologues représentants de différentes institutions sanitaires et de la cristallisation, puis de la pérennisation de cette alliance. La principale spécificité du Cercle est son caractère informel reposant sur la réunion de professionnels cancérologues d’abord, puis de tous les acteurs qui souhaitent, via cette structure ad hoc, travailler à faire progresser la lutte contre le cancer. Il n’a jamais été institutionnalisé, préservant une autonomie sans doute souhaitée par ses fondateurs : « Mais dans Le Cercle, il n’y avait aucune couleur politique ? Absolument pas. C’était purement professionnel. Le Cercle n’a jamais eu de président, n’a jamais eu de loi 1901, c’était un truc complètement informel, dont le bureau non moins informel d’ailleurs, était constitué des quatre dont je vous ai parlé plus Maylin, et où on a rajouté – et ça c’est aussi un élément important qu’il faut faire arriver dans votre arbre – à un moment donné Henri Pujol. » Entretien avec le professeur Philip Le Cercle peut donc être assimilé à un réseau où les experts en cancérologie sont très présents et où le critère de scientificité apparaît essentiel, participant à la diffusion et l’approfondissement du nouveau référentiel en cancérologie porté par les jeunes directeurs de centres anticancéreux. Le choix de la terminologie de « réseau » estmotivé par notre référence à une école d’analyse en politiques publiques qui est spécialisée dans l’étude des réseaux de politiques publiques. Nous voulons surtout mettre en valeur le faitque les auteurs de cette école insistent sur l’importance essentielle des critères de confiance, de liens interpersonnels, et 166 d’informalité pour définir l’existence d’un réseau , critères qu’on retrouve explicitement lors de l’analyse de la création du Cercle. Interrogeons-nous dès lors sur l’action de médiation dont le Cercle va se faire le héraut, et questionnons d’emblée le statut de certains des fondateurs de cette structure comme « policy entrepreneurs ». II/ Le Cercle ou l’ambition de la sensibilisation politique « Il y a trente ans, le Président Richard Nixon déclarait la guerre contre le cancer aux U.S.A. La France, de son côté, s’est dotée d’équipes de soins et de recherche performantes dont certaines ont reconnaissance internationale. Pour autant, il n’y a jamais eu dans notre pays une organisation planifiée ni de visibilité politique claire pour lutter contre ce fléau qui touche chaque année 250 000 nouveaux cas. Pour vaincre le cancer, il est urgent de réformer et de guérir les divers immobilismes . » (Souligné par nous) Préambule de Claude Maylin et John Armitage dans le Compte-rendu du Séminaire de Réflexion stratégique en er cancérologie à Deauville les 31 octobre, 1 et 2 novembre 1997. 166 Cf. notamment l’ouvrage fondateur de Hugh Heclo, Aaron Wildavsky, The Private Government of Public Money. Community and Policy inside British Politics, Berkeley and Los Angeles, University of California Press, 1974; L’introduction de cet ouvrage (pp. 1-34) met particulièrement en évidence les critères de confiance, d’informalité et de fratrie – liens interpersonnels forts - qui caractérisent les réseaux de politiques publiques. Ravier Marie - 2007 79 LA CONSTRUCTION D’UN PROBLEME PUBLIC : LA LUTTE CONTRE LE CANCER EN FRANCE (1945-2000) Nous voudrions insister d’abord sur l’idée que ce qui constituera à la fois l’originalité et la force du Cercle, c’est qu’il se démarque d’un terrain sur le cancer existant, mais qui souffre d’être très peu structuré et peu ou prou délaissé. Historiquement, un terreau existe, qu’il convient d’éclairer comme moyen de faire ressortir toute la pertinence du Cercle, son rôle déterminant dans l’avènement ultérieur du premier plan cancer, ainsi que l’action de quelques-uns de ses protagonistes comme médiateurs auprès du champ politique, médiation qu’il nous semble intéressant de questionner comme l’action de « policy entrepreneurs ». A. Le cancer : un problème de santé publique mal géré ? Une Commission nationale du cancer uniquement consultative Comme nous l’avons longuement exposé dans notre première partie, le cancer est très tôt – dès les années 1920 – appréhendé comme un fléau social et est saisi par les autorités publiques en tant que tel. Les premières politiques de lutte contre le cancer ont vu le jour essentiellement à travers la mise en place des premiers centres anticancéreux, et la création de la Commission nationale du cancer, mais dont la vocation était essentiellement d’être un organe de réflexion consultatif et non exécutif. Au fil de l’histoire, cette vocation a demeuré, la Commission ayant perduré, regroupant les personnalités les plus compétentes et les plus influentes dans le domaine de la cancérologie, mais n’apparaissant pourtant pas comme une instance fondamentale, dans le sens où elle impulserait une politique globale et cordonnée à l’échelle nationale. Un des constats significatifs du caractère uniquement consultatif de cette Commission est que plusieurs des acteurs que nous avons rencontrés insistent sur l’influence minime de cette instance, souffrant hypothétiquement des cercles vicieux bureaucratiques de l’administration centrale, et dont la création du Cercle semble avoir largement réalimenté la réflexion. 167 « […] Par contre, le gouvernement, enfin le ministre de la Santé, avait créé une structure de réflexion qui s’appelait la Commission nationale du cancer. à l’époque Et vous aviez des liens avec cette structure ? Oui oui, mais dans cette structure les gens se battaient entre eux, ils n’ont jamais rien pondu de bien précis. […] […] mais pourtant c’était une structure institutionnelle ? Oui, institutionnelle, mais je vous dis, ça a été bouffé par les administratifs, c’est-à-dire qu’on se réunissait – j’y ai participé plusieurs fois – on discutait, mais aucune décision n’était prise, aucune décision concrète, aucune vision vraiment stratégique intelligente, cohérente. C’était simplement pour dire que le ministère de la Santé s’occupait du cancer, et en fait c’était complètement superficiel. C’était simplement des promesses, mais il n’y avait rien derrière ». Entretien avec le professeur Maylin « Mais les conditions de l’interpellation politique….parce que au fond, pour l’interpellation politique, il y avait déjà des structures. Je ne sais plus leur nom exactement, le comité du cancer, ou le conseil. Il y avait la Commission nationale du cancer…qui a été redynamisée par Bernard Kouchner en 1998 je crois. Oui c’est ça, un machin comme ça. Mais dans cette Commission ou Comité, parce qu’il y a eu plusieurs modes dans l’appellation, une bonne partie de ceux dont nous 167 80 Le terme « créé » montre que cette Commission était oubliée alors qu’elle était déjà existante en 1997. Ravier Marie - 2007 Deuxième Partie De l’activisme professionnel à la sensibilisation du champ politique parlons aujourd’hui était dans ce conseil ou Commission, et émettait toute une série de recommandations qui étaient déjà très proches de ce qui s’est finalement fait, mais bien après. Sauf que les pouvoirs publics n’en faisaient rien. Donc il y a eu une sorte d’énervement, de colère même, alors ils étaient encore plus jeunes à l’époque, donc encore plus désireux d’aboutir. Progressivement, ils ont commencé par concevoir de l’énervement, autour du fait qu’ils travaillaient beaucoup, ce sont des bosseurs, ça c’est un point qui mérite d’être mentionné parce que tout ça c’est de l’énergie à l’état pur. Donc ils travaillaient énormément, ils y mettaient beaucoup de cœur, beaucoup de science, beaucoup de sérieux, ils émettaient des avis, des recommandations, qui demeurent encore, qui sont toujours d’actualité, sur le tabac, sur l’alcool, sur la prévention, sur le dépistage : il y a énormément de mesures du Plan Cancer qui étaient complètement en germe là-dedans. Et rien, rien, rien. Donc ils ont déserté ces sphères officielles dont ils étaient convaincus que c’était du vent ». Entretien avec la Déléguée Générale du CLARA Comme nous le verrons plus en profondeur dans le deuxième paragraphe, les professionnels de la cancérologie n’ont pas déserté les bancs de la Commission, mais il s’est plutôt produit un mécanisme cognitif qu’on pourrait qualifier de transfert de réflexion dans la mesure où toute la production scientifique du Cercle a été réinjectée au sein de la Commission à partir de 1997-1998 via des personnalités qui appartenaient aux deux instances, et qui ont porté haut, voire même légitimé institutionnellement l’activisme professionnel des années précédentes. Une gestion fragmentée et peu coordonnée de la lutte contre le cancer en France Outre le caractère peu influent au niveau décisionnel de la Commission nationale du cancer jusqu’à la fin des années 1990, ce qui est frappant dans l’analyse de la lutte contre le cancer avant les années 2000 est l’inexistence d’une vision décloisonnée, globale de la lutte contre le cancer à l’échelle nationale, ce qui a notamment conduit l’IGAS, dans son rapport de 1993, à déplorer l’absence d’une réelle politique nationale dans le domaine de la lutte contre le danger tumoral. La cause de cette absence semble être imputable à deux déficits majeurs. D’une part, le manque de clarté dans l’organigramme qui pourrait définir la politique de lutte contre le cancer en France est souvent pointé comme une faiblesse majeure. Les deux organismes nationaux en charge du dossier du cancer que sont la Direction Générale de la Santé ainsi que la Direction de l’Hospitalisation et de l’Offre de Soins ne semblent pas satisfaire l’attente d’une définition claire d’objectifs nationaux et d’attribution de responsabilités souhaitée par les acteurs de terrain. « A ma connaissance, il y a deux organismes qui sont sensés définir la politique de lutte contre le cancer en France avant cette date-là [2000]. Ce sont la Direction de l’Hospitalisation et de l’Offre de Soins sur la partie soins, et la Direction Générale de la Santé sur la partie prévention. On n’a pas l’impression, rétrospectivement, qu’il y ait une politique claire et en corrélation avec d’autres instances politiques, comme le ministère de la recherche, sur la recherche en cancérologie. Donc l’impression des acteurs, c’est qu’ils ont une multiplicité d’interlocuteurs, à la fois au niveau national mais aussi au niveau local, parce que tous ces organismes nationaux ont leurs organismes de représentation au niveau local que sont les DASS, DRASS, ARH et URCAM. Donc dans ce paysagelà, les acteurs de la cancérologie n’ont pas l’impression qu’il y ait une politique cohérente. On a l’impression d’une espèce de morcellement, d’éclatement, des objectifs et des responsabilités. » Entretien avec le coordonnateur du réseau régional ONCORA Ravier Marie - 2007 81 LA CONSTRUCTION D’UN PROBLEME PUBLIC : LA LUTTE CONTRE LE CANCER EN FRANCE (1945-2000) Pourtant, la mise en place des Agences Régionales de l’Hospitalisation en 1996 a permis de régionaliser la décision en coordonnant les différents acteurs de santé. Dans le cadre de l’Ordonnance 96-346 du 24 avril 1996, les Agences régionales d’hospitalisation (ARH) ont été créées. Elles sont censées coordonner les actions des différentes autorités de tutelle au niveau régional. Chaque ARH est composée, à parité, des représentants des services déconcentrés de l’Etat d’un côté (DDASS et DRASS), et des représentants de l’Assurance maladie de l’autre (directeur de la CRAM, Caisse régionale de l’Assurance maladie, directeurs de l’URCAM, Union régionale des caisses d’Assurance maladie, et des différentes caisses d’assurance maladie). Le directeur d’ARH est nommé en conseil des ministres. Cette régionalisation à travers une instance hybride émanant à moitié de l’Etat a permis de clarifier les responsabilités en organisant notamment la planification sanitaire et en mettant en place tout le processus d’accréditation des établissements de santé qui incombe dorénavant aux ARH. Elle a eu le mérite de mettre l’accent sur des priorités notamment définies par les Ordonnances dites ‘Juppé’ d’avril 1996 qui sensibilisent nationalement à de nouvelles problématiques, comme l’accréditation des structures de soins et l’évaluation médicale, ou encore les réseaux de santé dont les autorités politiques commencent à entrevoir toute la pertinence dans le cadre de multiples pathologies. La mise en place des ARH, en matière de cancer, a eu un impact important à travers la gestion et l’implémentation des Schémas régionaux d’organisation sanitaire (SROS). La loi hospitalière de 1991 a introduit les SROS dits de ‘première génération’. Ils visaient à établir une optimisation de l’offre de soins aux besoins des populations régionales, à travers la répartition géographique des installations et activités de soins et la coordination entre les établissements régionaux. L’objectif était de déceler et de réduire les surcapacités hospitalières et de redéployer l’équipement existant. Toutefois, le domaine d’application de ces SROS était limité, puisqu’ils concernaient uniquement les activités de courts séjours du secteur public. Ces SROS ont eu une durée de cinq ans ; ils ont couvert la période 1994-1999. Ces SROS ont évolué, puisqu’il en a existé de ‘deuxième génération’ de 1999 à 2004 et qu’actuellement ceux de ‘troisième génération’ sont à l’œuvre. Effectivement, le lancement du Plan Cancer le 24 mars 2003 a engendré la rédaction 168 d’une circulaire publiée le 22 février 2005 , relative à l’organisation des soins en cancérologie, ayant pour objectif la prise en compte de l’ensemble des mesures prévues par le Plan dans le champ du soin et de la prise en charge des patients. Cette circulaire devait permettre l’élaboration des SROS de troisième génération « dans une optique nouvelle, fondée à la fois sur les principes de l’équité d’accès aux soins, de la coordination des acteurs et de la qualité des pratiques professionnelles, et centrée sur l’écoute et l’information des patients et de leurs familles ». 169 Elle a approfondi des thématiques clés, déjà présentes dans la circulaire du 24 mars 1998 que nous avons déjà citée, que le Plan Cancer a érigé en objectifs prioritaires pour la prise en charge globale des patients. Les SROS sont majoritairement perçus par les acteurs locaux comme un élément structurant qui permet de mieux coordonner acteurs de soins et acteurs décisionnels, malgré des disparités régionales encore fortes en 1997. 168 169 82 Circulaire N°DHOS/SDO/2005/101 Circulaire du 22 février 2005, op.cit, p.2 Ravier Marie - 2007 Deuxième Partie De l’activisme professionnel à la sensibilisation du champ politique « Je pense que quand même, la mise en place des Agences Régionales de l’Hospitalisation (ARH) ont permis que ces acteurs au niveau local puissent se rencontrer, ne serait-ce que pour faire travailler finalement acteurs locaux de terrain et acteurs locaux politiques sur les SROS (Schémas Régionaux d’Organisation Sanitaire) en cancérologie. Alors pas dans toutes les régions, parce que me promenant d’une région à l’autre, j’ai pu constater que ce n’était pas toujours le cas. Mais c’est ce qu’on voit apparaître quand on regarde un peu la montée en charge dans les SROS d’une politique avec des objectifs où les acteurs locaux politiques et de terrain rentrent dans la réflexion de la mise en oeuvre. » Entretien avec le coordonnateur du réseau ONCORA Toutefois, en 1997, lors du Séminaire de Deauville, Thierry Philip, invité pour s’exprimer en tant que Président de la Fédération Nationale des Centres de Lutte contre le Cancer sur la thématique ‘Le cancérologue et le pouvoir politique’, émet son scepticisme quant à la définition claire et cohérente d’objectifs nationaux pour la lutte contre le cancer : « Outre le Ministre, j’identifie la Direction Générale de la Santé et la Direction des Hôpitaux. Je me dis qu’à priori, la Direction Générale de la Santé doit fixer les objectifs de santé et que la Direction des Hôpitaux doit fixer les objectifs économiques et de planification. Cela, c’est la théorie. En pratique, très franchement, on n’y comprend rien. […] Supposons que la DGS fixe les objectifs de santé. Est-ce qu’elle cherche à les mettre en œuvre ou est-ce qu’elle se limite aux objectifs ? C’est pas clair…Supposons que la Direction des Hôpitaux définisse les objectifs financiers et de planification ? Quel est le rôle de la Direction des Hôpitaux dans la mise en œuvre et en particulier vis-à-vis des ARH ? Ce n’est pas clair non plus… […] Franchement, Monsieur le Directeur Général, quand je vais à votre bureau, je suis déçu. J’attends de vous des objectifs et vous ne savez pas faire ça. J’attends qu’on me dise ce 170 que je fais de bien et de pas bien, mais vous ne savez pas souvent faire […]. » . Le deuxième déficit majeur qui semble caractériser l’absence d’une politique nationale en matière de lutte contre le cancer est le cloisonnement des structures en charge du cancer qui n’ont pas envisagé d’action transversale. Le cas le plus emblématique apparaît être celui de la recherche contre le cancer : le ministère de la Santé et celui de la Recherche, avant 2000, n’avaient aucun objectif commun, ni d’action politique transversale visant à définir des priorités quantifiées pour la recherche contre le cancer. « Toute la partie recherche est complètement éclatée, avec aucun organisme local de cohérent, puisque vous avez des recherches ‘sociétés savantes’, des recherches dont les promoteurs sont des laboratoires pharmaceutiques, vous avez des recherches menées par les universités, et puis vous avez des recherches avec appel d’offre INSERM, CNRS, etc. Donc les acteurs de la cancérologie étaient fortement sollicités, mais à aucun moment il n’y avait d’objectifs précis. Or, c’est excessivement important d’avoir des objectifs précis en recherche, et une priorisation des questions à résoudre, parce que l’intérêt de tout ça, c’est de savoir quels malades on va inclure dans quels essais pour répondre à quelle question. Et la notion de puissance dans les essais thérapeutiques, c’est-à-dire le nombre de malades pouvant répondre à la question, est très important. Donc si c’est morcelé, on se retrouve avec des études qui traînent dans le temps parce qu’on n’arrive pas à inclure les malades ; et puis parfois on inclut des malades dans des essais pour lesquels la question telle qu’elle est posée et la méthode avec laquelle c’est abordé, on sait parfaitement qu’on ne répondra pas forcément bien à la question. Et parfois, il y avait même pire que ça, c’est-à-dire que la question qui était posée intéressait probablement un acteur, un laboratoire, mais n’avait 170 Thierry Philip, « Le cancérologue et le pouvoir politique », in Compte-rendu du Séminaire de réflexion stratégique en er cancérologie, les 31 octobre, 1 et 2 novembre 1997 à Deauville, p. 31. Ravier Marie - 2007 83 LA CONSTRUCTION D’UN PROBLEME PUBLIC : LA LUTTE CONTRE LE CANCER EN FRANCE (1945-2000) pas un impact santé publique suffisamment réfléchi en amont par les acteurs eux-mêmes.» Entretien avec le coordonnateur du réseau ONCORA Sur cette toile de fond, et malgré la perception d’un organigramme politique peu cohérent et coordonné, le cancer est un problème qui n’est pas ignoré de la haute administration en santé. Et c’est bien à partir de l’état de l’existant de la lutte contre le cancer que le Cercle de réflexion des cancérologues français va pouvoir venir interpeller le champ politique, l’inviter à réfléchir dans l’espoir d’amorcer un changement de politique publique en matière de lutte contre le cancer. B. La sensibilisation du champ politique via la médiation du Cercle Nous avons travaillé jusqu’ici à pointer l’originalité du Cercle en insistant sur sa création, sur sa structure informelle en forme de réseau de professionnels du cancer, ainsi que sur la conjoncture sanitaire dans laquelle il s’est épanoui et qui l’a en quelque sorte déterminé. Nous voulons dorénavant mettre en exergue le travail et la portée du Cercle à partir de 1997 : dans quelle mesure cette structure non institutionnalisée a-t-elle fondamentalement renouvelé la réflexion sur la lutte contre le cancer et orienté en profondeur un changement dans l’action publique ? L’anticipation de nouvelles problématiques fondée sur l’expertise Comme nous l’avons déjà mentionné, le Cercle est au départ constitué exclusivement de professionnels de la cancérologie. De fait, son trait principal est l’expertise tirée d’une connaissance du terrain à travers une pratique au quotidien de la lutte contre le cancer, soit en tant que médecin cancérologue, chercheur, ou encore industriel médical. Cette expertise est clairement revendiquée lors du Séminaire de Deauville dans la mesure où la réflexion a d’abord consisté à dresser un constat sur l’état de la lutte contre le cancer en France, en répertoriant les manques et les faiblesses à partir des expériences vécues et de l’analyse de chaque professionnel et des intervenants invités à s’exprimer sur des thématiques centrales pour l’avenir de la lutte contre le cancer : ‘Evaluation et accréditation en cancérologie’, ‘Stratégie en cancérologie : U.S.A/France’, ‘Réseaux de soins, Responsabilité des différents partenaires’. Le constat princeps qui ressort en conclusion du Compte-rendu du Séminaire est le suivant : « Une organisation actuelle reposant sur un puzzle composé de multiples pièces anarchiques et cloisonnées : politiques, administratifs, médecins, Sécurité Sociale, 171 industriels, différentes agences médicales, associations caritatives… » . De fait, la force propre au Cercle et dont ses participants se font les hérauts est l’expertise définie comme connaissance intériorisée du terrain et qui, en substance, leur permet d’offrir un tableau pertinent de l’état de la lutte contre le cancer en France. Cette expertise, a fortiori, leur permet d’envisager des solutions pour dépasser les faiblesses et carences de l’existant. C’est là la caractéristique intrinsèque du Cercle, assurant son audience et lui conférant sa légitimité en tant qu’interlocuteur de la sphère politique. « […] et on a appelé le Cercle de réflexion des cancérologues français un groupe de réflexion qui s’est voulu avec des professionnels, avec des administratifs, avec des politiques, avec des industriels, avec tous les gens qui étaient concernés par la lutte contre le cancer. Et on leur a dit : ‘Voilà. Voulez-vous participer à un effort de réflexion sur la lutte contre le cancer ?’. Et cet effort de réflexion a attiré pas mal de gens. On s’est retrouvés, quand on avait des réunions plénières entre 150 et 300. Et on a avancé pas à pas. On a essayé de faire le point sur ce qui ne marchait pas, ensuite on a recherché les verrous qui bloquent, et puis on est arrivés à établir finalement des propositions que nous avons 171 84 Conclusion du Compte-rendu du Séminaire de Réflexion stratégique en cancérologie, op.cit., p. 34 Ravier Marie - 2007 Deuxième Partie De l’activisme professionnel à la sensibilisation du champ politique rédigées sous forme d’un Livre Blanc, et ce Livre Blanc a été soumis à toute une réflexion pendant un an et demi, deux ans, de la part de gens extrêmement variés : il y avait aussi Henri Pujol qui est le président de la Ligue, il y avait des gens qui sont venus à Ste Catherine ou à Lyon, à Brest ou à Paris. On disait : ‘C’est comme dans une équipe de foot, il peut y avoir des personnalités différentes, mais ils ont tous le même maillot, celui du Cercle ; c’est-à-dire qu’ils sont là pour réfléchir, ils ne sont pas là ex qualité représentants d’une autorité, d’une tutelle, ou d’un lobby, mais ils mettent ce qu’ils ont en commun pour faire avancer les choses’. Donc ça a été extrêmement fructueux, et nous avons balayé à la fois la chirurgie, la chimiothérapie, les soins de support, la prise en charge globale, l’enseignement, la recherche, et on a écrit donc ce Livre Blanc .» Entretien avec le professeur Serin « Et puis un troisième événement qui était quand même important, c’est que certains professionnels se sont mobilisés, pour la première fois des professionnels travaillaient ensemble, en particulier Thierry Philip, et d’autres notamment, ça s’appelait Le Cercle. Enfin, bref, il y avait une dizaine de professionnels représentatifs, il y avait Serin, Thierry Philip donc, il y avait Maylin, le type de Brest… qui doit être à la retraite… Jean Clavier Jean Clavier oui. Donc ces professionnels se réunissaient ensemble pour réfléchir aussi. […] La deuxième caractéristique, et là c’est peut-être ce qu’il y a eu de plus original sur ce plan, c’est qu’il s’est appuyé vraiment de manière forte sur ce que les professionnels pensaient. Donc on a vraiment travaillé à partir d’une plateforme de propositions faites par les professionnels, ce qui fait que lorsque le plan d’action a été présenté, il reprenait en grande partie tout ce qui était possible à ce moment-là sur le plan financier ou technique à partir de ce que les professionnels proposaient. Donc le mouvement est parti d’un terreau professionnel, des revendications professionnelles… Ce n’était pas des revendications, c’était vraiment des professionnels qui s‘étaient réunis dans ce Cercle qui avait fait un très bon boulot, qui avait fait un constat de carence, qui avait fait une analyse des besoins, qui regroupait l’analyse et la mobilisation des besoins des patients, et au lieu de partir d’en haut et de faire le plan de santé publique pondu dans les administrations ou dans les cabinets, le plan qui a été présenté s’est largement inspiré des besoins qui étaient remontés. Ce n’était pas des syndicats, et donc ce n’était pas de la revendication. C’était vraiment des professionnels de santé qui disaient ce qui manquait. Donc tu vois la différence : on n’est pas dans la revendication, on est vraiment dans une démarche je dirais de santé publique. » Entretien avec un conseiller du cabinet de Bernard Kouchner (1998-2002) Si l’on se réfère à Patrick Hassenteufel, l’expertise peut même être considérée comme un « pouvoir politique » dans le sens où elle permet d’accéder au champ politique, voire même d’orienter sensiblement l’action publique en matière de politique sanitaire, comme nous l’avons attesté dans le cas des experts du Cercle : « Le pouvoir politique des médecins se décline sous deux formes principales : la première est le rôle d’expert auprès du pouvoir politique dans tous les domaines touchant à la santé. C’est ainsi que les médecins ont pris une part tout à fait décisive dans les politique d’hygiène et de santé publique : assainissement urbain, campagnes de vaccination, programmes de prévention, etc. Historiquement, dans l’espace public, les médecins forment le groupe le plus écouté sur toutes les questions se rattachant à la dimension sanitaire. Leur légitimité à intervenir dans ce domaine a longtemps été supérieure à celle des autre Ravier Marie - 2007 85 LA CONSTRUCTION D’UN PROBLEME PUBLIC : LA LUTTE CONTRE LE CANCER EN FRANCE (1945-2000) acteurs, quels qu’ils soient. Ce pouvoir politique est un pouvoir d’expertise qui concerne jusqu’aux activités les plus intimes et les plus fondamentales : la façon de manger,de boire ou de faire l’amour…Le savoir médical permet aussi aux médecins de s’ériger en guide des conduites privées. » 172 La volonté de toucher la sphère politique A l’expertise des professionnels membres du Cercle est corrélée une dimension voulue explicite dès la création de l’instance informelle. La sixième proposition d’axe de réflexion et de travail, exposée en conclusion du Compte-rendu du Séminaire de Deauville, réfère à cette dimension centrale de l’action du Cercle : « L’objectif, c’est ‘une cancérologie française de qualité pour tous’. Dans ce but, le groupe de réflexion a décidé de se constituer en force de sensibilisation de l’opinion publique et des pouvoirs publics , pour mettre en 173 place un véritable projet de plan stratégique national du cancer » . (souligné par nous) Le professeur Maylin, organisateur du Séminaire, montre d’emblée l’importance de la sensibilisation des pouvoirs publics, en revenant, lors de notre entretien, sur le moment où il essaye d’obtenir le Haut Patronage du Président Chirac : « Et vous savez qu’il a fallu que je me batte pour que ce soit mis sous l’égide du Président Chirac, c’était en 1997. Parce que j’avais été voir son conseiller et pareil, il me dit : « Le Président ne s’occupe jamais de ce genre de problème, a priori la réponse est non ». Je lui dis : « Demandez-lui au lieu de me dire non comme ça ». Je suis resté une heure dans son bureau, et pareil lui, un nul de chez nul, et parce qu’il était nul, il a eu une grosse promotion. Il me dit que le Président ne s’occupe pas de cancer, et quand vous voyez ce qui s’est passé après…Deux jours après il me téléphone pour me dire : « Vous aviez raison, le Président a accepté ». (Rires) Comme quoi, les conseillers c’est terrible, ils vous bloquent ! ». Cet épisode a l’air d’une anecdote, pourtant il signe dès la création du Cercle le lien inhérent entre l’action de ce dernier et le champ politique. La volonté revendiquée de sensibiliser le pouvoir politique repose sur la certitude que la lutte contre le cancer doit devenir une priorité nationale, ou du moins, deux ans avant le premier programme national, doit susciter l’interpellation des autorités légitimes afin de mener à bien un changement dans l’action publique sanitaire. « C’est pour ça qu’on avait créé le Cercle, pour être une espèce d’aiguillon pour les différents gouvernements de droite ou de gauche. » Entretien avec le professeur Maylin Cette certitude est l’apanage de professionnels experts dont certains traits nous invitent à réfléchir à partir de la notion de « policy entrepreneur » développée par J. W. Kingdon, afin de mesurer la portée de la médiation du Cercle. Le Cercle : un forum de « policy entrepreneurs » ? La littérature de J. W. Kingdon à laquelle nous avons déjà fait référence pour structurer notre argumentation nous invite à aborder la notion de « policy entrepreneur », ou entrepreneur politique. J. W. Kingdon est le premier auteur à avoir développé cette notion qui, aujourd’hui, n’est plus usitée seulement dans le cadre de réflexions sur la mise à 172 Patrick Hassenteufel, Les médecins face à l’Etat. Une comparaison européenne, Paris, Presses de la Fondation nationale des Sciences politiques, 1997, p. 22-23 173 86 Ibid, p. 34 Ravier Marie - 2007 Deuxième Partie De l’activisme professionnel à la sensibilisation du champ politique l’agenda, mais également dans l’analyse des rapports de pouvoir au sein des institutions, 174 et de la territorialisation des politiques publiques . Revenons d’abord succinctement sur l’utilisation du terme « forum » que nous empruntons à Bruno Jobert dans son introduction de l’ouvrage Le tournant néo-libéral en 175 Europe . Pour analyser le changement dans l’action publique et le rapport au politique, il définit trois types de forums où s’opèrent les changements de référentiels – dans le cas de l’ouvrage, le référentiel néo-libéral s’impose eu Europe à partir des années 1980 - : le forum scientifique des spécialistes ; le forum de la communication politique ; le forum des communautés de politiques publiques. C’est au sein de ces forums que s’opère, avec des rythmes et des acteurs variables, le renouveau de certaines pratiques de l’action publique, ainsi que de certains corps de doctrines. Selon notre définition, un forum est un lieu de production de savoir qui, eu égard à une conjoncture particulière, peut orienter l’action publique. Dans notre analyse de la lutte contre le cancer, le Cercle est un forum scientifique de professionnels qui, par leur expertise garante de scientificité, produisent un savoir dont l’impact est reconnu, notamment par le champ politique. Cet impact est celui d’une réflexion dont le caractère innovant portait les germes du plan cancer de 2000. « Quand je le [le compte-rendu du séminaire de Deauville] relis et que je vois la conclusion, je me dis qu’on avait tout inventé. Oui, on avait inventé le plan cancer . » Entretien avec le professeur Maylin « Et là ils ont commencé à imaginer à la fois la réforme des centres et l’innovation scientifique, parce que Maraninchi arrivait de Marseille, Thierry arrivait de Lyon, c’était l’Européen, c’était sudiste quoi ! C’est marrant. Et ils ont accouché du Plan Cancer aussi : ils ont préparé et conçu le Plan Cancer. » Entretien avec la Déléguée Générale du CLARA « Donc on a vraiment travaillé à partir d’une plateforme de propositions faites par les professionnels, ce qui fait que lorsque le plan d’action a été présenté, il reprenait en grande partie tout ce qui était possible à ce moment-là sur le plan financier ou technique à partir de ce que les professionnels proposaient. » Entretien avec un Conseiller du cabinet de Bernard Kouchner (1998-2002) L’innovation que prône le Cercle n’est que la déclinaison, à l’échelle d’une structure ad hoc, du nouveau référentiel en cancérologie qui s’est épanoui depuis la réforme de la Fédération, qui s’est inscrit dans un contexte d’évolution de la politique sanitaire avec des problématiques nouvelles, et qui, à la fin de l’année 1997, trouve une instance médiatrice au sein de laquelle des professionnels ont à cœur d’émettre des propositions pour « mettre 176 en place un véritable projet de plan stratégique national du cancer » . Dans cette perspective, pourquoi parler de forum d’entrepreneur politique ? A partir de l’ouvrage déjà cité de J. W kingdon, nous pouvons retenir deux éléments de définition d’un « policy entrepreneur ». Le premier est la capacité à innover et anticiper sur le cours de l’action publique. Les « policy entrepreneurs » cherchent à « initiate dynamic policy 177 change by designing and implementing innovative ideas into public sector-practice” . 174 Cf. par exemple Olivier Borraz, « Le leadership institutionnel », in Andy Smith, Claude Sorbets, Le leadership politique et le territoire : les cadres de l’analyse en débat, Rennes, Presses Universitaires de Rennes, 2003, pp. 127-142. 175 176 177 Bruno Jobert (dir.), Le tournant néo-libéral en Europe : idées et pratiques gouvernementales, Paris, L’Harmattan, 1994. Conclusion, Compte-rendu du Séminaire de Réflexion stratégique en cancérologie, op.cit, p. 34 J. W. Kingdon , Agendas, Alternatives and Public Policies, Boston, Little Brown, 1984, p. 117 Ravier Marie - 2007 87 LA CONSTRUCTION D’UN PROBLEME PUBLIC : LA LUTTE CONTRE LE CANCER EN FRANCE (1945-2000) Le deuxième élément clé de définition relève de l’intention des « policy entrepreneurs » à investir des ressources afin que le changement puisse réellement s’opérer à travers la promotion d’alternatives. Cet aspect est particulièrement souligné par l’auteur selon lequel une des caractéristiques principales des « policy entrepreneurs » est : « their willingness to invest their ressources – time, energy, reputation, and sometimes money – in hope of 178 a future return » . Ces derniers investissent donc du temps, de l’énergie, leur réputation et parfois leur fortune personnelle, dans l’espoir du bénéfice qu’ils pourraient retirer de cet investissement. Tous les professionnels du Cercle ne peuvent pas être qualifiés d’entrepreneur politique, mais certaines caractéristiques de ses promoteurs permettent au moins de tenter une analyse en ces termes, ou du moins d’émettre quelques hypothèses. Dans l’esprit des premiers partisans du Cercle qui ont notamment participé activement au Séminaire de Deauville, il est clair, comme nous l’avons montré plus haut, que l’innovation est centrale : après avoir dressé des constats et établi des propositions d’action, Thierry Philip, Daniel Serin et Claude Maylin, les professionnels sans doute les plus impliqués dans le Cercle, revendiquent en conclusion leur volonté de mettre en place un projet de plan national de lutte contre le cancer, ce qui est, à l’époque, quasi visionnaire. L’innovation qui pourrait qualifier la réflexion du Cercle et de ses promoteurs serait corrélée à de l’anticipation, de la clairvoyance. Pauline Ravinet, dans son article « Fenêtre d’opportunité. Analyse du processus de 179 mise sur agenda et déconstruction de la rationalité » revient sur les trois principales qualités des entrepreneurs politiques. La première est d’être reconnu ou entendu. La qualité d’expert que nous pouvons attribuer aux professionnels promoteurs du Cercle est de surcroît renforcée par leur statut. Tous sont représentant d’un type d’institution sanitaire, et ce caractère de représentation leur confère une reconnaissance auprès de leurs pairs tout en les légitimant aux yeux du champ politique : Thierry Philip, en tant que Président de la Fédération nationale des centres de lutte contre le cancer, a acquis une solide reconnaissance auprès de ses pairs qui s’est solidifiée au moment de la réforme de la Fédération ; Claude Maylin représente l’AP-HP ; Daniel Serin parle au nom de la cancérologie du privée. « Si vous voulez, dans le noyau du Cercle, ce sont des gens qui avaient déjà des rôles représentatifs de la part de leurs collègues. Ils étaient président de ceci, président de cela, ce qui fait que quand ils parlaient, ils pouvaient dire 'Je parle au nom de' - avec tous les bémols qu'il faut mettre dans ces cas-là - et ça c'est important parce que ça donne une légitimité. Thierry, par exemple, parlait en tant que président de la Fédération; Maylin parlait au nom des universitaires de cancérologie parisienne, et moi des cancérologues privés; et Clavier qui avait succédé à Maylin dans son rôle d'universitaire avait aussi cette spécificité; et il y avait Philippe Bergerot qui est un type du privé, il était le président de l'UNHPC, l'Union nationale de l'hospitalisation privée en cancérologie, qui est le syndicat majoritaire de la cancérologie libérale. Donc les gens qui sont venus dans le Cercle, sont venus avec ce qu'ils étaient, et en particulier avec leur niveau de représentation, ce qui fait que le Cercle n'a pas pu être décrédibilisé. Et ceux qui étaient contre le Cercle, c'était parce qu’ils sentaient qu'ils auraient de la peine à exister. Par exemple, Khayat n'a jamais voulu faire partie du Cercle […] » Entretien avec le professeur Serin 178 179 Ibid., p. 122 in Boussaguet L. et alii (dir.), Dictionnaire des politiques publiques, Paris, Presses de la Fondation nationale de Science politique, 2004, pp. 217-225 88 Ravier Marie - 2007 Deuxième Partie De l’activisme professionnel à la sensibilisation du champ politique La deuxième qualité que met en exergue Pauline Ravinet et qui rejoint une partie de la définition de Kingdon est celle de négociateur. Pour que les propositions et les idées innovantes du Cercle soient portées auprès des autorités politiques et puissent alimenter une réflexion sur un changement de l’action publique en terme de lutte contre le cancer, il est nécessaire que des débats d’idées et des négociations puissent s’opérer en terme de médiation auprès du politique. Un grand nombre de professionnels membres du Cercle participaient déjà depuis plusieurs années à la Commission nationale du cancer, mais la création de cette instance informelle a redynamisé l’organe consultatif dans la mesure où Thierry Philip a été nommé Vice-président : s’est opéré d’emblée un processus de transfert de savoir entre le Cercle et la Commission. « A partir de là, là aussi il faut revoir les dates précises, mais ça doit être un moment comme 1998, Kouchner a créé la Commission nationale du cancer, ou plus exactement a recréé la Commission nationale du cancer qui existait bien avant. Et à ce moment-là, j’étais clairement le leader de l’affaire, mais comme j’étais très marqué ‘CRLCC’ et qu’il n’a pas voulu attaqué de front les CHU dans l’affaire, je n’ai pas été nommé Président de la Commission nationale du cancer mais Vice-président, et le président était un brave professeur lyonnais de biochimie, dont le nom m’échappe, qui ne connaissait absolument rien au cancer, qui était un gentil président, mais qui m’a laissé faire le boulot, le vrai. Et en réalité, le Plan cancer, c’est la production conjuguée du Cercle et de la Commission nationale du cancer, et comme c’était les mêmes, on alimentait les deux avec exactement les mêmes réflexions, et donc quand il y a eu le plan Gillot, en réalité c’est la compilation de tout ce qu’on a préalablement fabriqué. » Entretien avec le professeur Philip Thierry Philip présente donc assez justement les traits de l’entrepreneur politique qui devient, par son statut de Vice-président de la Commission nationale du cancer, un interlocuteur privilégié du ministère de la Santé et parvient incontestablement, via cette structure institutionnalisée, à orienter le débat sur la lutte contre le cancer en fonction des impératifs que le Cercle a su promouvoir. Enfin, la troisième et dernière qualité que doivent posséder les entrepreneurs politiques est la persévérance, que nous relions à l’investissement de ressources personnelles. Cette qualité est relativement difficile à démontrer, puisqu’elle n’est pas quantifiable, et nécessite une analyse empirique approfondie en terme d’entretiens. Le témoignage de la Déléguée Générale du CLARA est tout de même éclairant : « Donc ils travaillaient énormément, ils y mettaient beaucoup de cœur, beaucoup de science, beaucoup de sérieux, ils émettaient des avis, des recommandations, qui demeurent encore, qui sont toujours d’actualité, sur le tabac, sur l’alcool, sur la prévention, sur le dépistage […] Ils cherchent des successeurs aussi motivés qu’eux, des types capables de défricher le niveau européen avec autant de convictions, de talents et de capacité à prendre des coups, car il y a beaucoup de coups à prendre. Ce sont des inoxydables ces types, moi ils m’impressionnent . » En parlant des membres du Cercle qui ont participé au travail de la Commission nationale du cancer, la Déléguée Générale du CLARA fait clairement ressortir l’investissement en temps, en énergie, en réputation, dans la mesure où les promoteurs du Cercle n’ont pas reculé devant le risque de « prendre des coups ». Un bémol demeure pourtant quant à la stricte définition de Kingdon par rapport à l’investissement des ressources personnelles des entrepreneurs. Kingdon parle d’espoir dans « a future return », c’est-à-dire l’espoir dans des bénéfices personnels futurs qu’on peut faire l’hypothèse de décliner en promotion politique. Ravier Marie - 2007 89 LA CONSTRUCTION D’UN PROBLEME PUBLIC : LA LUTTE CONTRE LE CANCER EN FRANCE (1945-2000) En effet, les promoteurs du Cercle, que nous avons restreints à trois professionnels centraux en fonction de nos ressources empiriques, ont les qualités de la reconnaissance scientifique, de la persévérance et de l’investissement en ressources personnelles, et de la négociation avec les autorités politiques, essentiellement pour Thierry Philip, même si Claude Maylin et Daniel Serin ont largement été en contact avec les politiques, en atteste la Lettre ouverte aux candidats à l’élection présidentielle sous-titrée ‘Pour une loi d’orientation spécifique de la lutte contre le cancer en France’, qu’ils sont allés présenter aux trois 180 principaux candidats à l’élection de 2002 . Pourtant, de 1997 à 2000, rien ne nous permet d’appréhender cette caractéristique d’investissement personnel dans l’espoir d’un retour futur, hormis la nomination de Thierry Philip au poste de Vice-président de la Commission. Car malgré le lien très fort qui lie médecine et politique, l’activisme professionnel caractérisant les promoteurs du Cercle reste celui d’un investissement de professionnels qui attendent une réponse du champ politique sans que ces professionnels n’aient de statut dans ce champ politique même. A partir de 2000, la donne changera, notamment par rapport au rôle de Thierry Philip qui va acquérir des statuts de plus en plus influents, notamment dans le champ politique à partir de 2004. Mais en 1997, les mots de ce dernier sont très clairs : « En conclusion, je vous dirais que j’aimerais bien que les politiques fassent de la politique. On aimerait savoir ce que vous voulez. Je vous dirais que si vous faisiez de la politique, ça serait simple de faire de la médecine. Mais si vous me demandiez mon avis, franchement, je ne suis pas sûr que vous soyez capable d’entendre ce que l’on vous dit. Je vous dirais que je suis d’accord avec Daniel Serin : il faut qu’on réfléchisse à comment on peut vous trouver un « appareil d’audition de nos problèmes » (un lobby). Mais si, par hasard, vous pouviez entendre, alors faites de la politique ! Allez-y vraiment. C’est ce que l’on vous demande. C’est ce que l’on souhaite…P.S : Le cancer n’est ni de droite, ni de 181 gauche. Nous, on ne fera pas de politique, ce n’est pas notre job. » . C’est pourquoi notre appréhension de la notion d’entrepreneur politique pour qualifier l’action des promoteurs du Cercle est loin d’être exhaustive. Avant 2000, nous ne pouvons pas réfléchir à l’action des protagonistes du Cercle en terme de carrière politique, souvent analysée comme le principal bénéfice ou promotion qui gratifie les entrepreneurs politiques. La principale explication à ce constat est que la plupart du temps, les analyses qui reposent sur la notion développée par Kingdon sont centrées sur des élus, locaux ou nationaux. Or, 180 « […] en 2002 nous avons vu quasiment tous les candidats à la présidence de la République, sauf Le Pen. Mais tous les autres on les a rencontrés, on a vu Chevènement, on a vu Chirac, on a vu Jospin, donc on était toujours le petit groupe… En tant que représentants du Cercle ? Oui, en tant que représentants du Cercle, et en précisant bien qu’on était apolitique. Et donc là on a plaidé non pas pour un plan cancer, puisqu’il y en avait déjà un, mais on a plaidé à cette époque pour une loi, une loi quadriennale ou quinquennale de lutte contre le cancer » Entretien avec Thierry Philip «Et pour la petite histoire, c’est que nous on avait peaufiné aussi notre discours et notre Livre Blanc et on a décidé d’intervenir-ce qui était original à l’époque et qui l’est beaucoup moins aujourd’hui on a décidé de rencontrer tous les candidats à la présidentielle avec notre Livre sur le cancer. Et on s’est divisé les choses, il y en a qui sont allés voir Chevènement, il y en a qui sont allés voir Jospin, et moi avec Philippe Bergerot, on est allés voir Chirac à l’Elysée pour lui dire que le cancer était important. » Entretien avec Daniel Serin « Et après il y a eu un deuxième document, c’était au moment de l’élection présidentielle de 2002. Et là c’est pareil, il y avait aussi Daniel Serin, Thierry Philip. On a présenté au début du document des chiffres : 700 nouveaux cancers chaque jour, 800 000 Français atteints, sur 60 millions de Français, 27 millions développeront un cancer un jour dans leur vie. Ces chiffres ont frappé les politiques, et donc après on a développé sept priorités, et l’INCa les a repris plus tard. Trois priorités nationales, quatre priorités européennes…ils ont tout pompé…Et à la fin on posait douze questions aux candidats. » Entretien avec Claude Maylin 181 Thierry Philip, « Le cancérologue et le pouvoir politique », in Compte-rendu du Séminaire de réflexion stratégique en cancérologie, op.cit., p. 33 90 Ravier Marie - 2007 Deuxième Partie De l’activisme professionnel à la sensibilisation du champ politique dans notre analyse, les traits mis en valeur pour qualifier l’entrepreneur politique concernent des professionnels qui se revendiquent apolitiques. Pourtant, ces traits sont d’une grande acuité et rejoignent presque en totalité la définition de Kingdon. C’est pourquoi l’analyse que nous avons menée reste d’un grand intérêt pour la progression de notre démonstration qui voit l’émergence de la question du cancer investir largement le champ politique à travers la médiation du Cercle dont l’ensemble de la réflexion est transférée au sein de la Commission, instance certes consultative mais dont la réactivation à partir de 1998 est entièrement imputable à la volonté d’innovation et de changement portée par Thierry Philip nommé Viceprésident et par l’ensemble des professionnels membres des deux instances qui prônent une dynamique renouvelée en matière de lutte contre le cancer. Ravier Marie - 2007 91 LA CONSTRUCTION D’UN PROBLEME PUBLIC : LA LUTTE CONTRE LE CANCER EN FRANCE (1945-2000) CONCLUSION Ce deuxième temps de réflexion a essentiellement mis en lumière un certain nombre d’éléments structurants pour notre analyse en terme de mise sur agenda. La notion d’émergence du problème-cancer jusque-là centrale nous a permis d’isoler deux courants, celui des problèmes, et celui des solutions. Ce schème de pensée emprunté à J. W Kingdon, qui sert surtout de modèle analytique, nous a invitée à entreprendre notre démonstration en fonction de phases successives correspondant chacune à des degrés d’intensité du phénomène d’émergence. A la structuration d’un courant des problèmes que nous avons déconstruit, nous avons apposé une réflexion sur le rôle d’une poignée d’acteurs avant-gardistes au sein des centres de lutte contre le cancer qui ont su être clairvoyants sur l’urgence d’un changement dans la manière de prendre en charge le cancer au sein des centres spécialisés, mais aussi dans le rapport qu’entretiennent entre elles les différentes institutions sanitaires. Ce groupe d’acteurs auquel nous pouvons attribuer une force de conviction charismatique a proposé, puis su imposer un nouveau référentiel d’action au sein de la Fédération nationale des centres de lutte contre le cancer, en phase avec l’évolution de la politique sanitaire et sachant surtout anticiper de nouvelles problématiques, comme celles des réseaux de soins ou de la qualité en cancérologie, qui deviendront prioritaires quelques années plus tard. La structuration d’un courant des solutions provient donc d’une réponse localiste à un problème global de la lutte contre le cancer, mais de la part d’une institution – les centres anticancéreux – historiquement centrale dont quelques ‘jeunes directeurs’ ont souhaité relégitimer le statut menacé. Ils ont d’emblée anticipé la réponse faite au rapport de l’IGAS de 1993 que nous avions analysé comme ‘la sonnette d’alarme’ suite à laquelle l’état du système de la cancérologie ne pouvait plus s’auto-entretenir, au risque de se gangréner. Nous avons donc démontré l’importance éminente d’une configuration d’acteurs restreinte, le groupe des réformateurs, progressivement reconnu par ses pairs. A la faveur du changement de président de la Fédération, poste auquel va accéder un des réformateurs, un mouvement d’alliances avec les autres structures sanitaires voit le jour, garant de l’extension du nouveau référentiel. A ce mouvement, un autre vient se greffer, informel et structuré sur la base d’un réseau de professionnels, au sein duquel les valeurs de confiance, de partage de convictions, et d’une même volonté de participer au combat contre le cancer, sont centrales. C’est la création du Cercle des cancérologues français, qui devient le lieu d’une production intense de savoir où l’innovation est première. Ses promoteurs vont activement participer à la sensibilisation du champ politique en ayant clairement à cœur de faire évoluer la lutte contre le cancer à travers une prise de conscience capitale des décideurs politiques. La nomination du Président de la Fédération, très impliqué au sein du Cercle, au poste de Vice-président de la Commission nationale du cancer, est significative du rôle d’entrepreneur politique qu’il a joué, symbolisant ce transfert de savoir entre les deux organes, l’un informel, l’autre institutionnel. 92 Ravier Marie - 2007 CONCLUSION La sensibilisation est dorénavant active, en atteste au niveau de la politique sanitaire, 182 par exemple, la circulaire de mars1998 qui vient concrétiser une volonté d’action de la part du ministère de la Santé. Pourtant, la mise à l’agenda gouvernemental du problème-cancer n’est pas immédiate. De fait, qu’est-ce qui va déclencher l’interpellation du gouvernement qui se manifestera par une mise à l’agenda gouvernemental, mobilisant l’ensemble de la classe politique ? 182 Circulaire DGS/DH/AFS n°98-213 du 24 mars 1998 relative à l’organisation des soins en cancérologie dans les établissements d’hospitalisation publics et privés. Ravier Marie - 2007 93 LA CONSTRUCTION D’UN PROBLEME PUBLIC : LA LUTTE CONTRE LE CANCER EN FRANCE (1945-2000) Troisième Partie De la sensibilisation politique à l’événement politique : un sursaut des pouvoirs publics ? « Il s'agit aujourd'hui dans le cadre de ce grand programme national d'inscrire la lutte contre le cancer au premier programme des priorités du gouvernement en matière de santé publique » Introduction au Programme national de lutte contre le cancer du 1 Secrétariat d’Etat à la Santé et à l’Action sociale er février 2000, Nous arrivons, avec ce troisième temps de réflexion, dans l’analyse ultime du processus d’émergence du problème-cancer au sein du champ politique français. Notre réflexion porte d’emblée sur les deux années qui ont précédé le premier programme national de lutte contre er le cancer du 1 février 2000. En point d’horizon demeure ainsi un plan national qui apparaît comme un événement politique majeur dans la mesure où c’est la première fois qu’un programme national de santé publique est mis en place pour une maladie au long cours. Contrairement au Plan Cancer dont le lancement, trois ans plus tard, sera prononcé par le Président de la République lui-même et qui fait partie d’un des trois chantiers quinquennaux, le programme de 2000 n’a pas mobilisé l’Elysée. « C’est un plan d’action qui, à l’époque, avait mobilisé beaucoup le ministère des Affaires sociales, le ministère d’Etat à la Santé, mais qui n’avait pas réussi à mobiliser audelà, donc ni le premier ministre ni le Président de la République. Mais c’est quand même la première fois qu’il y avait un engagement politique important au niveau d’un programme de santé publique. » Entretien avec un conseiller du Cabinet de Bernard Kouchner (1998-2002) Pourtant, ce premier plan signe l’émergence totale de la lutte contre le cancer au sein de la sphère politique française : d’une part, la planification détermine une mise à l’agenda gouvernementale pérenne à moyen terme qui se caractérise à la fois par une veille institutionnelle, et par l’alimentation d’un changement significatif de politique à travers une nouvelle matrice cognitive et normative ; d’autre part, la classe politique est amenée à prendre position sur la question de la lutte contre le cancer, ce qui est une autre caractéristique de l’émergence effective du problème-cancer dans le champ politique, comme le souligne Pierre Favre : « Il y a émergence effective dans le champ politique dès lors qu’une prise de position s’exprime dans des termes ou dans des conditions tels qu’elle 183 contraint une grande part des acteurs du champ à prendre position » . D’où la question suivante comme fil conducteur de la phase finale de notre démonstration : Pourquoi, alors que le Secrétariat d’Etat à la Santé est sensibilisé au problème-cancer, la mise sur agenda gouvernementale n’est effective qu’à partir de 2000 ? 183 94 Pierre Favre (dir.), Sida et politique. Les premiers affrontements (1981-1987), Paris, L’Harmattan, 1992, p. 11 Ravier Marie - 2007 Troisième Partie De la sensibilisation politique à l’événement politique : un sursaut des pouvoirs publics ? La question, cruciale, de la mobilisation des malades au sein de la Ligue nationale contre le cancer à la fin de l’année 1998, ainsi que l’interrogation sur d’éventuelles conditions politiques favorables qui ont activé un « politics stream », nous permettent d’envisager les ultimes déterminants au fondement d’un sursaut historique transformant la lutte contre le cancer en mobilisation nationale. CHAPITRE 5 Une mobilisation nationale qui passe par une mobilisation associative A la lecture des premières pages de deux ouvrages d’éminents cancérologues français qui ont immortalisé sur le papier une partie de leur science sur le cancer, on retrouve des témoignages, soit d’un ancien patient dans la préface de l’un, soit d’une expérience avec un enfant malade au début de l’introduction de l’autre. Chacun de ces deux cancérologues a choisi, pour introduire son propos, de mettre en lumière une caractéristique fondamentale du cancer, celle d’être une maladie terrible et terrifiante. Mais face au péril de la mort qui semble inhérent au cancer, un constat s’impose, comme une lumière qui serait le reflet en miroir de l’obscur verdict qui peut toucher les malades. Les personnes atteintes du cancer ne sont pas seules, elles sont entourées notamment de médecins qui sont amenés à jouer un rôle tout particulier dans le combat face à la maladie. Et les deux témoignages dont nous avons choisi d’extraire quelques pensées reflètent à quel point la lutte contre le cancer participe d’une conception de la maladie qui a profondément évolué ces vingt dernières années. « Lorsqu’un matin, au terme d’un examen rapide, tombe le diagnostic : ‘C’est un cancer’, en une seconde le monde s’écroule autour de soi. Le trou noir…L’étourdissement… […] Moi qui n’avais jamais été malade, en un instant, avec un seul mot « un cancer », la détresse et l’angoisse de la mort m’avaient tout entier envahi. Ce que je dois au Professeur Maylin, mais aussi à Claude, c’est d’avoir su guérir mon corps et soigner mon âme. Le rôle du cancérologue aujourd’hui est, bien sûr, d’abord, de trouver le meilleur protocole possible pour vaincre la maladie, prolonger la vie et de plus en plus, permettre la guérison. Mais l’autre mission du médecin, tout aussi importante, est de prendre la main du 184 malade, l’accompagner, lui permettre de comprendre ce qui se passe et où il en est. […] » . Une autre forme de témoignage est celui de Thierry Philip qui commence son introduction en narrant un souvenir du début de sa carrière de cancérologue. Il est tout jeune médecin en stage à l’hôpital Edouard-Herriot. On est en 1978. Il va prendre en charge le petit Orlando, âgé de 11 ans, atteint du lymphome de Burkitt, tumeur abdominale dont le Pr. Philip avait fait son sujet de thèse et dont, à l’époque, le pronostic était sévère : Orlando avait moins d’une chance sur trois de s’en sortir. 184 Préface d’Etienne Mougeotte à l’ouvrage de Claude Maylin, Plaidoyer pour guérir, Paris, La Méridienne/Desclée de Brouwer, 2006 Ravier Marie - 2007 95 LA CONSTRUCTION D’UN PROBLEME PUBLIC : LA LUTTE CONTRE LE CANCER EN FRANCE (1945-2000) « […] Orlando allait de plus en plus mal. L’organisme, épuisé, ne répondait presque plus aux traitements. A la fac, on nous donne toutes sortes de beaux enseignements sur la relation patient/ malade. Mais c’est une chose de les apprendre, et une autre de les vivre. Orlando, d’une certaine manière, tenait autant à moi que je tenais à lui – et il tenait par moi, ou pour moi. Je revins le voir le plus souvent possible, dans les rares loisirs que me laissaient mes autres patients. Comment c’est, le paradis ? me demanda un jour Orlando. Je n’y suis pas allé, dis-je en souriant. Alors… Et moi, répliqua-t-il, je vais y aller, mais je ne pourrai pas vous dire… Il avait l’air de s’excuser. J’ai compris plus tard que c’était une manière de me pardonner d’être si impuissant. Comme dit Saint-Exupéry, mon auteur préféré : « Les enfants doivent être très indulgents envers les grandes personnes. » Il mourut très vite, après ces mots. […] ». 185 Ces deux témoignages laissent le lecteur touché par le sens des mots révélant la profondeur du mal, physique et psychique, qui atteint le malade, mais aussi par l’espérance qui habite le corps et l’esprit de ce dernier grâce au travail d’accompagnement qu’effectuent essentiellement ici les deux médecins en question. Ils nous font prendre conscience de l’importance essentielle de l’alliance médecin/patient et de leur lutte en commun, pour faire front face au cancer. Cette perception d’une alliance où le malade devient un maillon central de la chaîne de soins est récente, et est significative d’une nouvelle représentation du malade et de la maladie dans le champ de la cancérologie, et dans la société plus généralement. En introduction, nous avons insisté sur la notion de représentation de la maladie au sein même de la société, c’est-à-dire les images, les connotations que véhicule le cancer dans l’imaginaire collectif. Jusqu’au milieu des années 1990, cette représentation repose essentiellement sur l’idée d’une maladie honteuse et terrifiante qui ne peut être dite, qu’il faut taire, voire même cacher. Cette perception, à laquelle il faut greffer une tradition française de la pratique médicale où le médecin exerce une forte autorité sur le malade, a fait son chemin au détriment du patient qui se retrouvait très souvent, jusqu’à l’aube du XXIème siècle, tragiquement isolé. Les 1ers Etats Généraux des malades du cancer organisés par la Ligue nationale contre le cancer fin 1998 marquent un tournant sans précédent dans la manière de percevoir la maladie, et a fortiori, de la prendre en charge. Ils constituent un appel qui résonne comme un état d’urgence, porté par une frange de la société civile hautement symbolique aux yeux de l’opinion publique et de la classe politique, celle des malades. Symbole de l’urgence même d’une prise en charge qui n’est plus tolérable, d’une représentation de la maladie qui doit évoluer. Cette mobilisation associative rappelle incontestablement la mobilisation contre le sida qui marque, près de vingt ans plus tôt, une nouvelle manière d’aborder un problème de santé publique. Nous allons tenter d’apporter un regard réflexif sur l’héritage de la mobilisation associative contre le sida et de son influence dans le traitement politique du virus. Quel 185 96 Thierry Philip, Vaincre son cancer. Les bonnes questions, les vraies réponses, Editions Milan, 2004, p. 14 Ravier Marie - 2007 Troisième Partie De la sensibilisation politique à l’événement politique : un sursaut des pouvoirs publics ? enseignement peut nous apporter une tentative d’analogie entre les deux formes de mobilisation I/ L’avènement d’un état d’urgence « Pour la première fois, les personnes malades du cancer, des hommes et des femmes de courage, ont pris la parole pour dire leur vécu, leurs difficultés, les besoins ressentis, les faiblesses de nos systèmes de prises en charge, l’insuffisance d’information et de paroles échangées. Pour la première fois, ils ont refusé d’être des ‘patients’, voulant être des acteurs . » (Souligné par nous) Bernard Kouchner, Préface au Livre Blanc des 1ers Etats Généraux des malades du 186 cancer Les 1ers Etats Généraux des malades du cancer qui se sont déroulés à la fin de l’année 1998 sont en tout point essentiels pour saisir l’émergence totale du problème-cancer au sein de la sphère politique. Ils forment un contexte exceptionnel dans la mesure où la revendication monte des patients jusque-là invisibles auprès des politiques, mais aussi de la société civile. Ils vont permettre le plein épanouissement de la question du cancer à travers la prise de parole des acteurs les plus à même d’exprimer les dysfonctionnements de la lutte contre le cancer. Leur registre de légitimation est maximal puisque la revendication est exprimée au nom d’un intérêt englobant : celui des malades, mais aussi celui des proches des malades, familles, amis, collègues, qui parlent en tant que personnes ‘saines’ mais étant au contact de la maladie et pouvant potentiellement tomber malades. C’est donc la santé de la population toute entière qui, in fine, est représentée et défendue de manière sous-jacente. La mobilisation des patients, par le concours de la Ligue, va ancrer définitivement, par 187 l’action hautement symbolique des Etats Généraux , le changement de représentations et de connotations autour du cancer, en apportant une dimension que les professionnels, soit ignoraient, soit n’avaient pas su rendre primordiale. Dans cette perspective, nous tenterons d’appréhender dans quelle mesure elle agit comme un levier décisif dans l’ultime phase qui précède la mise à l’agenda gouvernemental de la lutte contre le cancer. A. Des patients qui revendiquent une identité et de nouveaux droits. « Il y a auprès de la population française et des malades un besoin d’identité, un besoin d’exister. » Entretien avec le professeur Serin Au préalable, il nous faut rappeler qu’en 1998 demeure encore vivace une perception du cancer qui repose sur la peur et qui rend tabou une maladie dont il ne faut pas prononcer le nom, non seulement au sein de la société civile, mais parfois même au sein même du champ politique. Cette perception tend bien sûr à être enrayée depuis le début des années 1990 grâce à tous les processus que nous avons pu analyser jusqu’à maintenant. Pourtant, 186 Compagnon C., Cuillère JC., Maignien M., Tisseyre P., Livre Blanc des 1ers Etats Généraux des malades du cancer, Les malades prennent la parole, Paris, Ed. Ramsay, 1999, p. 9 187 « Le terme Etats Généraux évoque en France les ‘cahiers de doléances’. C’est bien la teneur de cette parole ouverte […] » Henri Pujol, Avant-propos au Livre Blanc des 1ers Etats Généraux des malades du cancer, op.cit, p. 7 Ravier Marie - 2007 97 LA CONSTRUCTION D’UN PROBLEME PUBLIC : LA LUTTE CONTRE LE CANCER EN FRANCE (1945-2000) 188 au début des années 1990, le scandale Crozemarie , du nom du président de l’Association pour la Recherche sur le Cancer qui a détourné une grosse somme d’argent, a participé à stigmatiser un peu plus la maladie, ne facilitant pas l’évolution des mentalités. « Je crois qu’ils [la Ligue contre le cancer] arrivent à récupérer….parce qu’il y a eu le scandale de l’ARC et au niveau de la Ligue, ça a donné un coup de frein. Et d’ailleurs je me souviens à un moment donné, madame Simone Veil, ministre des Affaires sociales et de la Santé sous Balladur, j’avais été la voir pour le plan cancer et elle m’a dit : « Surtout, ne prononcer pas ce mot-là. Le cancer, ça fait peur, et puis il y a eu le scandale de l’ARC ». Il ne fallait pas parler du cancer, car il y avait eu le scandale de l’ARC, tout ça leur faisait peur… […] A l’époque il y avait donc un tabou énorme autour du cancer […] Avant, on n’osait donc pas prononcer le mot même […] » Entretien avec le professeur Maylin Cet ensemble de connotations reposant sur la peur, la honte, et sur l’image plus diffuse 189 d’un mal qui métaphorise le malaise et le mal être social pour l’inscrire dans le corps , a exacerbé une situation dans laquelle les patients n’ont pas d’identité propre, ne peuvent pas se revendiquer en tant que malades. Dans la mesure où la maladie est tue, comment se dire malade ? Cette situation est également imputable à la relation qu’ont longtemps entretenue les médecins avec les patients. Le médecin a longtemps exercé un pouvoir arbitraire sur le patient, du fait de ses compétences scientifiques. Ce pouvoir est bien sûr inhérent à la profession médicale, comme le souligne Patrick Hassenteufel : « Le pouvoir médical, qu’il soit sacralisé ou au contraire dénoncé, est cependant le plus souvent posé comme une évidence résultant du savoir scientifique sur lequel se fonde l’exercice de la médecine » 190 . « Pour le grand public comme pour les experts des questions de santé, l’existence et la nature du pouvoir médical semblent le plus souvent aller de soi. Le pouvoir médical se base fondamentalement sur la capacité du médecin à guérir, à restaurer le bien-être physique : le médecin est dans la situation de sauver la vie et de faire reculer la mort. Sur cette aptitude reconnue à soigner se greffent une série d’autres attributs de pouvoir qui semblent en découler quasi naturellement : l’autorité exercée sur les malades bien sûr, mais aussi sur les autres personnels soignants et, au-delà, sur l‘Etat et sur l’opinion publique » 191 . Pourtant, dans le cas du cancer, cette relation déséquilibrée fondée sur un médecin qui détient le savoir à propos d’une maladie qui hante l’imaginaire collectif, a trop souvent et 188 L’affaire Crozemarie a été fortement médiatisée. Rappelons qu’en cinq ans, entre 1990 et 1995, Jacques Crozemarie a détourné de 200 à 300 millions de francs issus des donations. Relevons simplement quelques extraits d’un article de L’Humanité paru le 25 mai 1999 : « ‘Dès que le scandale a éclaté, de nombreux courriers, anonymes ou non, nous ont été adressés. Les donateurs, scandalisés, nous traitaient de pourris et ils nous menaçaient de ne plus donner un centime pour la lutte contre le cancer’, témoigne le directeur de Léon Bérard à Lyon. ‘Le scandale de l’ARC fut un cataclysme psychologique’, se rappelle François Karilsky, directeur de l’Institut Fédératif de recherche de l’Institut Gustave Roussy. ‘ Nous étions à la fois furieux et effondrés, tout en ressentant une certaine culpabilité de n’avoir rien vu venir’. L’insuffisance chronique des fonds publics consacrés à la recherche explique l’importance prise par les dons en ce domaine et, du coup, l’inquiétude des chercheurs ». 189 190 191 98 Référence ici à Patrice Pinell comme on a pu déjà l’évoquer en introduction Patrick Hassenteufel, Les médecins face à l’Etat…, op.cit, p. 6 Ibid., p. 21 Ravier Marie - 2007 Troisième Partie De la sensibilisation politique à l’événement politique : un sursaut des pouvoirs publics ? 192 trop longtemps conduit le médecin, voire les médecins , à ne pas dire la vérité au malade, mal la dire ou la détourner. Le début du Livre Blanc des Etats Généraux, qui compile dans une première partie les témoignages des malades, de leurs proches et des professionnels de santé qui se sont exprimés, est consacré au thème du diagnostic. Certes la question est extrêmement délicate pour les professionnels puisqu’elle relève de l’ordre de l’intime, du ressenti, de la manière d’appréhender la force de caractère du patient en peu de temps. « La vérité est un problème qui se pose entre le soignant et le malade. Le soignant doit saisir ce que veut savoir le malade, il faut qu’il soit à l’écoute. Il n’est pas question d’asséner 193 une vérité alors que le patient n’est pas prêt à l’entendre.» En outre, cette question est d’une grande complexité dans la mesure où certains patients refusent personnellement d’entendre la vérité. Malgré cela, la majorité des malades dénoncent la brutalité de l’annonce de la maladie, ou tout simplement sa négation, en dépit de l’anéantissement que cela peut engendrer. « Jamais le spécialiste et le généraliste n’ont parlé de cancer. Je n’étais pas du tout préparée à cette maladie. Le médecin m’a dit : ‘Vous n’êtes pas malade, vous n’avez pas l’air de quelqu’un de malade, je ne sais pas si je vais vous opérer’. Pendant six mois, il y a eu des scanners, des biopsies, des analyses ; on ne m’a jamais dit : ‘C’est peut-être un cancer’. Je l’ai su le jour de l’opération, mon mari aussi, c’est un petit peu dur. On devrait nous préparer. On m’a dit que c’était la tuberculose ou un abcès. Il faudrait nous dire ce que l’on a et préparer la famille 194 au fait que cela peut être grave. » « Nous étions à l’hôpital à cent kilomètres de chez nous, assis sur des marches d’escalier, nous attendions les résultats pour notre fils. Le professeur est sorti en disant : ‘C’est fichu.’ Vous voyez le choc. Nous devions rejoindre notre domicile pour retrouver nos enfants qui nous attendaient […] Nous sommes partis, et avons manqué à trois reprises de nous mettre en l’air sur les barrières de sécurité de l’autoroute en nous disant que nous n’avions pas le droit de mourir parce que les enfants nous attendaient 195 […]. » C’est pourquoi la grande majorité des malades réclament la vérité comme un moyen ultime de combattre la maladie. Leur identité de malade passe par la reconnaissance de la maladie, d’où seulement peut mûrir la décision intime de guérir. Et malades comme professionnels reconnaissent que c’est seulement sur la base de la vérité que peuvent s’instaurer des liens de confiance essentiels au cheminement thérapeutique. « Ne pas dire la vérité, c’est nous enlever notre dignité, ne pas nous donner les moyens de nous battre. Le corps soignant doit dire la vérité. Informer et expliquer le cancer, le concret de la maladie, la durée et les handicaps qu’elle 196 risque de causer. » « Lorsque le malade sait que c’est un cancer, il peut le combattre, tant qu’il ne le sait pas, il ne se battra pas. Je regrette, mais dans la 192 193 Puisque dans la plupart des cas, le patient est amené à rencontrer plusieurs spécialistes Témoignage d’un soignant, Livre Blanc des 1ers Etats Généraux, op.cit, p. 32 194 Témoignage d’un malade, ibid., p. 23 195 Témoignage des parents d’un enfant malade, ibid., p. 26 196 Témoignage d’un patient, ibid., p. 29 Ravier Marie - 2007 99 LA CONSTRUCTION D’UN PROBLEME PUBLIC : LA LUTTE CONTRE LE CANCER EN FRANCE (1945-2000) réussite pour la guérison, le mental joue un rôle énorme, il joue pour au moins 50% de la guérison. Le chirurgien m’a dit : ‘Vous pesez autant que moi si vous 197 voulez guérir’. » « Cancérologue radiothérapeute en centre hospitalier, j’ai assisté à une réunion sur le sida il y a quelques années. La question s’était posée : faut-il prévenir la famille ? La loi française prévoit : on doit la vérité au malade. Dans le cancer, on fait le contraire, on informe d’abord la famille. La vérité est difficile à dire et on essaie de protéger les gens. Le mot est tabou. Pourtant, il est très pénible pour l’équipe soignante de cacher la vérité au malade, car il n’y a plus de confiance. […] Tôt ou tard le patient connaît la vérité et c’est 198 alors la perte de confiance totale, le désespoir qui s’installe : ‘On m’a menti’. » La revendication de nouveaux droits Outre cette immense aspiration à être reconnus comme personnes malades, les patients énoncent leur souhait de devenir acteurs de leur guérison en acquérant une place nouvelle au sein de leur trajectoire thérapeutique. Dans cette perspective, ils défendent l’accès à des droits fondamentaux qui doivent devenir inaliénables. Le premier d’entre eux, comme nous l’avons longuement développé, est le droit à la vérité, d’où découle le droit à une information de qualité sur les traitements et sur tous les aspects de la maladie au cours du parcours thérapeutique. Ensuite, succèdent les droits de ne plus souffrir, d’avoir accès à un soutien psychologique et à un accompagnement en fin de vie. Cette revendication a déterminé, ultérieurement, la réflexion autour de la psycho-oncologie et des soins de support dont la principale raison d’être est l’humanisation de la maladie, comme le rappelle Bernard Kouchner dans la préface du Livre Blanc : « Il nous faut, comme tous l’ont rappelé au cours de ces Etats Généraux, mobiliser la personne malade, la faire participer au traitement de la douleur, lui donner les moyens de faire valoir ses droits. En tout premier lieu, celui de ne pas souffrir. La même préoccupation doit nous guider en ce qui concerne les soins palliatifs. […] Un système de santé plus proche des citoyens doit savoir traiter la mort à égalité pour tous. Nos concitoyens exigent une médecine plus humaine, à travers leur attachement au médecin de famille, aux petites structures qui ne soient pas écrasantes. Nous devons 199 construire une nouvelle culture de la fin de vie. » Le droit à un meilleur accompagnement social est successivement revendiqué, en terme d’exigences administratives, économiques et sociales car trop de malades ou d’anciens malades souffrent de la précarité, de l’exclusion, de l’indifférence, voire de la violence, physique ou symbolique. La réinsertion la plus harmonieuse et la plus apaisée au sein de la société civile est l’ambition d’une telle revendication. Enfin, le droit à la prévention et au dépistage apparaît pour tous comme les premiers garants de l’égalité d’accès aux soins, au moins au premier stade de la maladie. Tel est le tableau que nous pouvons dresser au terme de cette mobilisation au cours de laquelle les malades, leurs proches ainsi que les professionnels se sont réunis dans des forums régionaux ou départementaux dès le mois de septembre 1998. Ainsi, plus de trois mille personnes ont pu s’exprimer ouvertement, dont mille trois cents lors de la journée nationale du 28 novembre à laquelle Bernard Kouchner était présent. 197 Témoignage d’un patient, ibid., p. 30 198 Témoignage d’un soignant, ibid., p. 31 199 100 Préface, ibid., p. 10 Ravier Marie - 2007 Troisième Partie De la sensibilisation politique à l’événement politique : un sursaut des pouvoirs publics ? Cet événement provoque une émotion certaine, notamment auprès des professionnels. « Le cri des malades à ce moment-là : ‘Donnez-nous des médecins plus humains’. Aïe, c’était la claque… » Entretien avec le professeur Serin Mais il a surtout une portée politique princeps. B. Un défi lancé au politique Le Livre Blanc des 1ers Etats Généraux des malades du cancer est paru près d’un an après l’événement, et dresse un principal constat : « Les malades et leurs proches ont très nettement exprimé au cours de ces débats leur souhait et leur volonté d’aboutir à un changement radical des mentalités et des habitudes 200 dans la prise en charge de la maladie et de l’être malade. » Ce que clament les malades, c’est que la situation telle qu’ils la perçoivent n’est plus viable, du moins en ce qui concerne la prise en charge thérapeutique et sociale. « […] ce qui était revendiqué par les malades, ce n’était pas une technicité ou des compétences plus importantes de la part des professionnels, qui étaient reconnues par tous – à mon sens, on n’a jamais entendu, pendant les 1ers Etats généraux, les malades se poser la question de la compétence des médecins ou de la qualité des pratiques - ; par contre, il y avait une vraie revendication sur comment pallier au déficit d’accompagnement et de prise en charge psychologique. » Entretien avec le coordonnateur du réseau ONCORA Ces Etats Généraux ont eu une couverture médiatique importante, de par leur nature même, mais également dans la mesure où le ministre de la Santé de l’époque, Bernard Kouchner, était présent. Cette présence n’est pas uniquement symbolique/représentative d’une prise de conscience et d’un intérêt croissant du champ politique pour la question du cancer. Elle vient surtout appuyer l’idée que le pouvoir politique reconnaît et légitime la mobilisation des patients devant laquelle personne ne peut rester sourd. Bernard Kouchner a écrit la préface du Livre Blanc : acte symbolique qui entérine une promesse d’engagement du politique et qui est une réponse concrète aux malades. « Je me souviens avec émotion des premiers Etats Généraux des malades atteints de cancer : moment exceptionnel qui marquera l’histoire des soins en France. […] Ce Livre Blanc, mémoire de tous les témoignages de cette journée, atteste d’un véritable bouleversement, destiné à placer la personne souffrante au cœur de notre système de santé. Nul professionnel, nulle institution ne peut s’exprimer à la place des malades. Ils sont seuls à pouvoir porter leur message : cette parole qui leur a été si longtemps refusée. Cachées derrière chaque mot, implicites, discrètes, parfois secrètes, on a pu entendre sourdre l’émotion et la vérité de l’histoire individuelle. Mais aussi un discours fort et net, 201 exigeant de modifier les méthodes en cours dans notre pays.» La mobilisation des malades devient de fait une force d’entraînement, une 202 « pression » qui a invité la Ligue contre le cancer à agir comme une caisse de résonance de l’ensemble des revendications portées lors des Etats Généraux en devenant un interlocuteur privilégié du ministère de la Santé. 200 201 202 Ibid., p. 179 Préface, ibid. p. 9 Terme extrait de l’entretien avec le coordonnateur du réseau ONCORA Ravier Marie - 2007 101 LA CONSTRUCTION D’UN PROBLEME PUBLIC : LA LUTTE CONTRE LE CANCER EN FRANCE (1945-2000) « Donc la Ligue contre le cancer aurait capté le problème; pour vous, est-ce qu'on peut dire qu'elle a joué le rôle de médiateur ? Oui, je crois... C'est une sorte de caisse de résonance ? Oui, c'est à la fois une caisse de résonance, et quand je parlais de méthode, je pense qu'il est extrêmement important – on le dit des syndicats, mais c'est aussi vrai pour les associations qui jouent ce rôle-là - que ça ne parte pas dans tous les sens et que ça ne soit pas que dans l'émotionnel. […]Or, une association permet d'avoir des interlocuteurs, en tant que professionnels et politiques, des gens qui ont suffisamment de recul sur leur cas personnel, pour pouvoir aider une collectivité à avancer sur un problème. Donc l'association est à la fois un cadre extrêmement intéressant, mais en plus une méthode qui permet un travail beaucoup plus intéressant pour la collectivité. » Entretien avec le coordonnateur du réseau ONCORA En effet, la Ligue a fourni un travail très approfondi après les Etats Généraux, sur la base du « cri des patients ». Sélectionnant sept domaines d’action, elle s’engage à émettre des propositions et à les mettre en œuvre, invitant d’emblée le politique à une réflexion commune. Ce travail de fond résonne en filigrane comme un défi au politique dans le sens où le terrain est souvent à peine défriché. Les sept domaines d’action sont les suivants : 1. 2. 3. 4. 5. 6. 7. Améliorer l’information et la communication ; Développer le soutien psychologique ; Contribuer à réduire l’inégalité devant les soins ; Humaniser les structures de soins ; Reconnaître et soulager la douleur ; Accompagner la fin de vie ; Lutter contre l’exclusion sociale et économique. La Ligue a établi une « feuille de route » solide, s’engageant pleinement à mettre en place des mesures nouvelles ou à approfondir ses actions dans les sept domaines mis en avant. Et elle interpelle à plusieurs reprises les autorités publiques afin que celles-ci s’engagent dans la voie d’un changement en profondeur en matière de lutte contre le cancer : « La Ligue demande que soit étudiée rapidement la possibilité d’intégrer de façon systématique dans la formation initiale des professionnels de santé, tout particulièrement pour les médecins, un enseignement de psychologie. Cela dans une perspective de prise 203 en charge globale des malades et de la maladie. […] » « La Ligue se félicite que la circulaire ministérielle du 24 mars 1998 relative à l’organisation des soins en cancérologie dans les établissements d’hospitalisation publics et privés réponde à ces différents objectifs [de réduction de l’inégalité devant les soins]. La Ligue demande aux pouvoirs publics de veiller à son application réelle dans les différentes structures de soins et en particulier que la concertation pluridisciplinaire entre les différents intervenants soit garantie pour chaque patient ; […] La constitution de réseaux fonctionnels et plaçant le patient au cœur du dispositif doit être accélérée en France, en particulier dans le domaine de la cancérologie. La densité 203 102 Livre Blanc des 1ers Etats Généraux, op.cit, p. 185 Ravier Marie - 2007 Troisième Partie De la sensibilisation politique à l’événement politique : un sursaut des pouvoirs publics ? et la complexité des traitements, des lieux de soins, la surveillance prolongée du patient, assurée par le médecin traitant et l’oncologue, tous ces éléments militent en faveur d’une organisation des acteurs de santé en réseau pour améliorer l’orientation et la prise en charge du patient. La Ligue s’engage à soutenir les initiatives de création de réseaux en cancérologie et demande aux pouvoirs publics de faciliter la constitution de ces réseaux, notamment 204 en simplifiant leurs modes de financement . » « La Ligue demande la reconnaissance d’une spécificité pour la première consultation avec un cancérologue afin de permettre des conditions d’annonce satisfaisantes et ainsi 205 favoriser un ancrage de la relation entre le patient et son médecin.» « La Ligue souligne que des avancées notables ont été récemment apportées par le secrétariat d’Etat à la Santé, avec l’adoption d’un plan douleur. Il demeure néanmoins que le droit du patient au soulagement de sa douleur n’est pas encore suffisamment affirmé. La Ligue appelle aujourd’hui à sa mise en œuvre dans les pratiques des professionnels de 206 santé. » « La Ligue propose que soit instauré un congé d’accompagnement ouvert à toute personne devant interrompre ou réduire son activité professionnelle pour accompagner un proche. La Ligue souhaite que cette demande d’un congé d’accompagnement soit prise en compte par les pouvoirs publics , prioritairement pour les périodes de fin de 207 vie, mais aussi pour toutes les phases critiques de la maladie. » Cette interpellation implicite ou directe des pouvoirs publics, reposant sur un large spectre de propositions et sur un travail de terrain d’envergure, a pleinement contribué à faire du ‘dossier cancer’ une question prioritaire au sein de la sphère politico-adminsitrative. A partir de cette date, les patients sont constitués en force vive, et deviennent réellement des acteurs avec lesquels les pouvoirs publics doivent composer. « […] à ce moment-là, les malades ont pris conscience que si les politiques ne donnent pas les moyens aux soignants de soigner, ça ne marchera pas. Donc prise de conscience, et c’est très important […] » Entretien avec le professeur Serin C’est à partir de ce tournant majeur, de cette force de légitimation et de revendication maximale que forment les patients représentés par la Ligue, que peut s’activer le « trépied » que plusieurs acteurs analysent comme le ‘déclencheur’ de la mise sur agenda de la lutte contre le cancer en février 2000 avec le lancement du premier programme national par la secrétaire d’Etat à la Santé Dominique Gillot. « Donc ce qui est fabuleux, c’est cette espèce de cristallisation d’un trépied qui va advenir et qui tient encore, c’est les malades et leurs proches, les soignants- chercheurs, et les politiques. » Entretien avec le professeur Serin « Et puis il y avait aussi une prise de conscience qui correspondait à la mise en place d’une prise de conscience des usagers qui n’étaient pas forcément bien pris en charge dans tous les coins de France. Donc ça été multiforme. Il y a un trépied : les professionnels, les 204 205 206 207 Ibid., p. 188-189 Ibid., p. 191 Ibid., p. 194 Ibid., p. 206 Ravier Marie - 2007 103 LA CONSTRUCTION D’UN PROBLEME PUBLIC : LA LUTTE CONTRE LE CANCER EN FRANCE (1945-2000) usagers et une prise de conscience politique. » Entretien avec un conseiller du cabinet de Bernard Kouchner (1998-2002) Ce que nous avons pu appeler l’avènement d’un état d’urgence a été reçu positivement par la sphère politique, à travers la volonté d’agir exprimée par le ministre de la Santé Bernard Kouchner qui s’est montré réceptif à la manifestation des Etats Généraux. « Donc l’idée, c’était au tout début 1998, c’est sur une idée de Bernard Kouchner qui voulait absolument mettre en place un plan cancer car il avait bien senti qu’il y avait une demande très importante dans ce domaine. Il y a probablement deux événements mais qui a commencé de l’œuf ou la poule, c’est difficile à dire. Mais il est très clair qu’il y a une commande politique début 1998 pour mettre en place un plan cancer, et il y a eu également un énorme travail de la Ligue. Donc il y a eu les deux événements en même temps : la Ligue s’est mobilisée et le pouvoir politique s’est mobilisé. » Entretien avec un conseiller du cabinet de Bernard Kouchner (1998-2002) Nous avons insisté sur le contenu de cet événement à la fois symbolique et en même temps puissamment riche en répercussions. Pourtant, nous pouvons nous interroger sur le caractère tardif de cette manifestation, alors que la Ligue existe depuis 1918. De surcroît, pourquoi les patients se mobilisent à cette date, alors que le cancer est considéré comme une maladie millénaire ? Quelle est la source de cet événement qui a pris la forme d’Etats Généraux ? Autant d’interrogations qui invitent à une mise en parallèle de notre réflexion avec la mobilisation contre le sida. II/ Une réflexion nourrie par la mobilisation contre le sida Notre sensibilisation à la question de la mobilisation contre le sida comme moteur d’analyse tire son origine de nos entretiens au cours desquels la quasi-totalité des acteurs s’est exprimée sur le sujet lorsque nous abordions les Etats Généraux des malades du cancer. Tous ont stipulé que la mobilisation des malades du sida par le biais des associations, près de vingt ans plus tôt, avait créé une sorte de culture revendicatrice propre au monde du sida, mais qui avait eu un impact fort au sein de la société civile, avait laissé des empreintes certaines dans la culture associative, et notamment dans l’esprit des malades du cancer. En outre, les Etats Généraux ont principalement été organisés par le bras droit du Président de 208 la Ligue, Claire Compagnon , qui venait du monde du sida. Cette donnée nous a fortement convaincue de tout l’intérêt que pouvait représenter une réflexion nourrie par la mobilisation contre le sida, dans la mesure où Claire Compagnon, par son passage du monde du sida au monde du cancer, incarnait un héritage associatif sans commune mesure, ce qui invitait à des questionnements essentiels. 208 Nous avons mis beaucoup de temps à retrouver les traces de Claire Compagnon qui avait quitté la Ligue depuis plusieurs années. Nous n’avons pas pu la rencontrer. Par contre, au mois de juin, après avoir enfin eu accès à ses coordonnées, nous lui avons, sur son accord, envoyé un questionnaire informatique pour avoir son témoignage sur notre sujet d’analyse et plus spécifiquement sur les Etats Généraux, leur organisation, leur portée, et bien sûr sur une tentative d’analyse comparée avec la mobilisation associative contre le sida. Après nous avoir assuré de nous envoyer le questionnaire fin juillet, Claire Compagnon n’a pas donné suite à notre demande, exprimant être en vacances et ne pas avoir le temps de donner suite à nos souhaits. 104 Ravier Marie - 2007 Troisième Partie De la sensibilisation politique à l’événement politique : un sursaut des pouvoirs publics ? 209 Comme nous l’avons évoqué en introduction autour d’un article de François Buton , la réflexion à partir du monde du sida permet de postuler de l’importance d’une analyse partant de la mobilisation associative pour comprendre l’évolution de l’action publique en matière de politique sanitaire. Nous pouvons reprendre à ce titre quelques propos de l’auteur pour fixer le questionnement dont nous nous inspirons pour notre propre cheminement réflexif : « Tous ces auteurs s’accordent en effet pour considérer que la dimension proprement politique de l’épidémie de sida, au-delà de sa constitution en problème politique exceptionnel, puis normalisé, réside dans l’existence d’un mouvement associatif ayant pu mettre en cause, ou à l’épreuve, sur la scène publique, notamment médiatique, non pas exactement « le pouvoir », mais plus largement « les pouvoirs », politique, médical scientifique, administratif, économique. Tels sont les trois éléments de la dimension politique du sida : des victimes –personnes atteintes ou proches – prennent la parole ; elles 210 adressent leurs critiques à tous les pouvoirs ; elles le font dans l’espace public. » Aucune étude sociologique en ces termes n’a été faite en ce qui concerne la lutte contre le cancer. Or, elle permettrait de mettre à jour des déterminants essentiels pour la compréhension du changement de représentations autour du cancer, ainsi que du poids du monde associatif auprès des pouvoirs publics. C’est pourquoi nous avons tenu à ébaucher une analyse qui repose beaucoup plus sur des pistes intuitives que sur une réelle étude de la question, dans la mesure où seuls les témoignages issus de nos entretiens viennent donner de la consistance à nos propos. Nous avons d’emblée choisi de faire un parallèle entre les deux formes de mobilisation, pour essayer de comprendre le pourquoi d’une mobilisation si tardive des malades du cancer, mais qui s’est révélée porteuse de beaucoup d’espérance. Notre parallèle est fonction de la nature de la maladie, puis repose sur la nature des deux types d’association. A. Un type de revendication différent lié à la maladie Nous avons déjà beaucoup insisté sur la place prépondérante qu’a pu jouer le tissu d’images et de perceptions très sombres voire mortifères que véhicule la maladie du cancer au sein de notre société. Ce tissu a longtemps été très prégnant, et les Etats Généraux ont contribué activement à faire évoluer le regard de la collectivité, des professionnels et des politiques sur le cancer. Pourtant, ces représentations peuvent être analysées comme une des causes du caractère si tardif de la mobilisation des patients. A la fois, comme nous l’avons déjà évoqué, elles ont isolé les malades, les ont trop souvent menés à se replier sur eux-mêmes voire à nier le mal, et a fortiori, elles sont à l’origine du sentiment qu’ont pu ressentir les patients de ne pas avoir d’identité propre liée à leur maladie. De surcroît, cette absence d’identité est renforcée par le fait que le cancer touche toutes les classes d’âge et tous les milieux sociaux : aucun signe distinctif ne peut donc délimiter une ‘communauté de cancéreux’, contrairement au sida, qui au départ de la mobilisation, touchait essentiellement un groupe d’homosexuels, plutôt jeunes, souvent assimilés au milieu de l’art. Plusieurs témoignages viennent souligner ces deux aspects : 209 François Buton, « Sida et politique : saisir les formes de la lutte », in Revue française de science politique, vol. 55, n° 5-6, octobre-décembre 2005, pp. 787-810 210 Ibid. p. 789 Ravier Marie - 2007 105 LA CONSTRUCTION D’UN PROBLEME PUBLIC : LA LUTTE CONTRE LE CANCER EN FRANCE (1945-2000) « Et bien les malades du cancer, c’était la maladie honteuse, maladie qu’on ne nommait pas, même aujourd’hui on a du mal à la nommer même si ça va quand même sensiblement mieux, et toute ces famille interpellées qui n’osent rien ou presque : ‘Il est mort d’une longue maladie’, etc. Et progressivement, eux, ces malades du cancer, ils ont fait émerger le cancer. Mais eux sont passés….parce que ceux qui ont fait émerger le Plan cancer, ce n’est pas les mêmes que ceux qui ont créé la mobilisation autour du sida. Ceux qui ont créé la mobilisation autour du sida, c’est une tranche d’âge homosexuelle, très militante, de la société civile. C’étaient des victimes, des patients, qui ont organisé leur victimisation, organisé l’image de la victimisation, du silence, du complot, etc. » Entretien avec la Déléguée Général du CLARA « Il n’y a pas une communauté sociologique comme pour le SIDA. Vous avez un gosse de huit ans qui a une leucémie, une femme de quarante ans qui a le cancer du sein, un homme de quatre- vingt ans qui a le cancer de la prostate …Le cancer touche tout le monde …Voilà, il n’y a pas de collectif bien identifié. Par contre, on s’est aperçu que les besoins étaient à peu près les mêmes. » Entretien avec le Président de la Ligue nationale contre le cancer Au contraire, le sida n’est pas perçu comme une maladie obscure même si de nombreux tabous existaient dans les années 1980 au sein de la société civile, eu égard au caractère sexuel de la maladie qui touche à l’intimité de chacun. Pour la Déléguée Générale du CLARA, le sida apparaît même comme une maladie « sexy », sans doute du fait de sa marginalité, et de la population qu’elle touche, majoritairement issue du milieu artistique et de la mode. « C’est frappant de se rendre compte à quel point les malades du cancer revendiquent aussi tardivement une identité de malade. Oui, c’est la maladie maudite. […] sur le sida on a des quantités d’ouvrages de référence, c’est une littérature revendicatrice. Alors que le cancer, ce n’était pas sexy du tout. Moi je me souviens, quand j’étais Déléguée générale, on a organisé ici à Lyon un congrès de la Fédération, et on avait fait les choses assez en grand, donc on avait besoin de financements extérieurs. Et je suis allée voir les grands couturiers. Ils m’ont tous dit : ‘Ah non, pas le cancer’. Et je leur ai dit : ‘Mais vous faites bien des machins pour le sida, tout plein, des tee-shirts, etc. Tous, Lacroix et les autres’. Et ils m’ont répondu : ‘Oui, mais le sida ce n’est pas pareil ; le sida, c‘est un monde de l’entre-deux-mondes, un couturier peut s’impliquer ; alors que le cancer, c’est l’image féminine, on ne peut pas créer des machins pour les femmes et parler du cancer du sein, c’est totalement antinomique’. Personne ne voulait, les maisons de couture m’ont dit non, toutes pour la plupart managées par des homosexuels en plus. Donc ils savent bien ce qu’est la discrimination et je leur disais ça. Et ils étaient très sincères mais en même temps assez cyniques : ‘Ecoutez madame, votre combat, il est formidable, mais non’. Cette perception vient sans doute du fait qu’il existait une communauté de malades qui se sont très vite organisés au sein d’associations très revendicatrices. B. Deux types d’association au statut et modalités d’action différents Nous pouvons essentiellement mettre en lumière une caractéristique qui distingue la Ligue contre le cancer, et un type d’association comme Act-Up, même si nous savons qu’il a existé deux générations d’associations dans la lutte contre le sida, qui avait des modalités d’action 211 complètement différentes . Act-Up fait partie des associations de deuxième génération : celles-ci se sont structurées après l’activation du champ politique, et ont la caractéristique 211 Cf. l’article de François Buton qui fait l’analyse de ces deux générations d’associations. 106 Ravier Marie - 2007 Troisième Partie De la sensibilisation politique à l’événement politique : un sursaut des pouvoirs publics ? d’être très identitaires, excessivement revendicatrice, et leurs manifestations sont souvent provocatrices, voire symboliquement violentes, comme l’exprime François Buton : « Les associations de seconde génération affirment haut et fort la séropositivité de leurs militants, voire leur séropositivité et leur homosexualité. Confrontés à un dispositif institutionnel déjà en place dans lequel les associations médiatrices, qualifiées comme ‘gestionnaires’, occupent une position incontournable, elles tendent à adopter un discours contestataire, vis-à-vis du pouvoir politique et médical comme du dispositif institutionnel et associatif en place, et recourent à différents modes d’action qui se caractérisent par leur inscription dans le registre du scandale et du spectaculaire (die in, picketing, zaps, etc.), 212 bien fait pour attirer l’attention des médias. » « Là où les gens du sida ont réussi une percée remarquable avec des activistes qui ont réussi à faire peur, à interpeller le politique, qui s’affichaient absolument sans vergogne – et ce n’est pas un jugement de valeur – au sens latin, sans honte : ‘Oui, on est pédés, fiers de l’être, vous nous laissez crever, salauds’. Ce sont des mots très durs, Act’Up c’est quelque chose quand même. » Entretien avec la Déléguée Générale du CLARA A contrario, la Ligue contre le cancer n’est pas une association de malades. Certes, son action auprès des malades est importante, mais elle conduit ses missions de façon équivalente sur tous les fronts de la maladie autres que le soutien des malades : l’aide à la recherche, la prévention, le dépistage et l’éducation à la santé. Ses actions sont principalement conduites au sein de comités départementaux, par des bénévoles qui ont souvent rejoint l’association après avoir affronté le cancer (des anciens malades ou des proches), mais aussi par des professionnels spécialistes du cancer (praticiens, chercheurs ou encore industriels médicaux). Ainsi, historiquement, l’association née au lendemain de la Première Guerre mondiale, a toujours agi avec l’objectif de faire progresser la connaissance sur la maladie en finançant la recherche, et d’améliorer la prise en charge des patients. Elle a donc travaillé avec les professionnels, et n’a jamais été dans une posture d’affrontement – au sens de revendication -, ni avec le politique, ni avec les professionnels. « [La Ligue ou l’ARC] sont des associations plus au sens d’associations caritatives ou de recherche de financements pour la recherche. Quand vous regardez la façon dont elles sont composées, elles étaient beaucoup plus investies par des professionnels de santé à la retraite qui voulaient donner du temps – d’ailleurs issus du monde de la cancérologie – et de bénévoles qui étaient souvent soit d’anciens malades, soit des proches, soit tout simplement des citoyens, mais dont l’objectif était d’aller lever des fonds pour aider la recherche contre le cancer, c’est-à-dire combattre la maladie. Donc il y a un positionnement plus d'acteurs défendant finalement l'amélioration de la qualité de la cancérologie, que d'acteurs défendant finalement la position du malade dans un affrontement au politique – affrontement au sens positif – et aux professionnels. On avait plus l'impression qu'ils étaient dans le même champ que les professionnels et qu'ils avançaient avec eux en leur apportant un soutien, plutôt que dans l'affrontement avec le politique et le professionnel pour améliorer la condition du malade. » Entretien avec le coordonnateur du réseau ONCORA Quel est d’emblée l’apport de cette réflexion autour des représentations liées au cancer et au sida, et sur le statut et modalités d’action des deux types d’association ? Cette réflexion permet de mettre en avant le fait qu’un besoin d’identité est progressivement monté au sein de la population atteinte par le cancer, ‘bercé’ sans doute par l’action des malades du sida qui ont osé les premiers prendre la parole et revendiquer 212 François Buton, « Sida et politique … », op.cit, p. 791 Ravier Marie - 2007 107 LA CONSTRUCTION D’UN PROBLEME PUBLIC : LA LUTTE CONTRE LE CANCER EN FRANCE (1945-2000) leurs droits à une époque où la mobilisation associative était relativement peu développée, en tout cas dans le milieu sanitaire. Quelle est la nature de la reconnaissance d’un héritage de prise de parole aux yeux des malades du cancer ? Rien ne nous permet de la définir, pourtant elle semble bien ancrée. « Je pense aussi que le sida a délié pas mal d’esprit. Le sida a été majeur un temps parce qu’on ne savait pas soigner, maintenant on sait soigner : le sida, c’est toujours trop, mais ça ne fait plus tant de morts que ça, c’est moins de 1500 par ans, vous vous rendez compte à côté de 150000 morts du cancer. Mais ça a beaucoup déverrouillé les esprits. Les gens se sont dits : ‘Mais ils ont raison de gueuler comme ça, on n’est pas toujours d’accord avec leurs méthodes, mais ils ont raison, ils ont fait bouger les choses, donc il faut que nous aussi on les fasse bouger mais par d’autres voies qui sont des voies professionnelles’. » Entretien avec la Déléguée Générale du CLARA « Et quelque part, à cette époque, 1994-1995, vous entendez les gens qui ont le cancer qui disent : ‘Vous avez vu tout le raffut qu’ils font pour leur maladie tous ces gens-là alors qu’ils le méritent bien souvent ; nous le cancer nous est tombé dessus et on ne fait pas tout ce foin sur nous’. Cette espèce de jalousie, une maladie mieux considérée médiatiquement, le sida, et le cancer qui touche beaucoup plus de monde et des gens plus simples qui souffrent de cette espèce de décalage. C’est quelque chose que socialement on a entendu plusieurs fois : ‘Ah ils se droguent, ils se piquent, ce sont des homos, ils ont eu ce qu’ils méritaient, tandis que moi le cancer, je ne fume pas, je ne bois pas, et j’ai le cancer du colon’. Donc il y avait ce décalage dans la société. » Entretien avec le professeur Serin Dans cette perspective, lorsque Claire Compagnon est arrivée à la direction de la Ligue contre le cancer, nous pouvons émettre l’hypothèse qu’elle a opéré un changement dans la manière de considérer la place du malade. C’est elle, qui effectivement, a eu l’idée, avec le concours du Président de la Ligue, de mettre en place les Etats Généraux. Elle a, aux yeux de tous les acteurs rencontrés, permis un transfert culturel entre le monde du cancer et le monde du sida. « Et là, Claire Compagnon, qui était chez AIDS, passe bras droit d’Henri Pujol, et sent qu’il y a auprès de la population française et des malades un besoin d’identité, un besoin d’exister. Donc que se passe-t-il à ce moment-là ? L’idée germe de mettre en place des Etats généraux. » Entretien avec le professeur Serin « C’est qu’on a vu arriver dans les associations représentant les malades du cancer, des personnes qui, en fait, venaient du monde du sida, et en particulier dans les instances dirigeantes de la Ligue. Je crois que je vous ai déjà cité le cas de Claire Compagnon qui a une formation de juriste, qui s’est beaucoup intéressée aux droits des patients, et elle venait d’une association de lutte contre le sida. En tout cas, elle a amené une culture du positionnement de l’association de patients qui n’était pas la culture de la Ligue ou de l’Arc […]. Donc je ne vois que cette explication, c'est-à-dire un transfert culturel d'autres associations qui elles, d'emblée, se sont trouvées dans l'affrontement: toutes les associations de lutte contre le sida ont été d'emblée dans l'affrontement aux professionnels, c'est-à-dire qu'elles posaient la question de la compétence, et au politique, c'est-à-dire qu'elles posaient la question du financement. Donc ce transfert culturel a permis que la configuration de ces associations change.» Entretien avec le coordonnateur du réseau ONCORA « Pour revenir sur ces Etats Généraux, Claire Compagnon vient du monde du SIDA, elle avait l’habitude des malades qui parlent et qui protestent. » Entretien avec le Président de la Ligue 108 Ravier Marie - 2007 Troisième Partie De la sensibilisation politique à l’événement politique : un sursaut des pouvoirs publics ? « […] alors il y a avait aussi Claire Compagnon qui était quelqu’un de très important qui venait du monde du sida qui avait bien en tête tout le rôle que pouvaient jouer les patients dans ces affaires-là. » Entretien avec le professeur Philip Ces réflexions nous paraissent importantes pour saisir les rouages du changement de référentiel autour de la perception du cancer que les Etats Généraux des malades du cancer ont rendu saillant et politiquement sensible au cœur de l’ensemble de la collectivité. La conclusion de François Buton est tout à fait exemplaire de ces nouvelles problématiques que la mobilisation contre le sida a contribué à façonner avec beaucoup d’acuité : « Le sida et, par métonymie, la lutte contre le sida, se présentent ainsi comme des catalyseurs de transformation, des épreuves pour les institutions dépositaires du pouvoir médical, scientifique ou politique. Mais […] la banalisation de l’épidémie […] a mené les associations de lutte contre le sida à redéployer leur activité sur de nouveaux de terrains, politiques, sanitaires, tout en approfondissant certaines thématiques […] et en les élargissant […]. Tout se passe comme si le sida, d’exceptionnel, était devenu exemplaire, et comme si la lutte contre le sida, de variable dépendante, s’était transformée aujourd’hui 213 en variable explicative pour la compréhension de nouveaux objets. » Ce chapitre nous a conduit à nous saisir de la mobilisation des malades du cancer au sein de la Ligue contre le cancer comme d’un événement capital qui a transformé la question du cancer, dossier sanitaire parmi d’autres, en question prioritaire dans la mesure où le champ de légitimation des patients a su activer un registre de revendications au caractère si urgent que les pouvoirs publics se devaient de réagir. Effectivement, le premier programme er de lutte contre le cancer est proclamé par Dominique Gillot le 1 février 2000, juste un an après la parution du Livre Blanc des Etats Généraux : il a repris une bonne partie de la réflexion de la Ligue, notamment pour tout ce qui concerne les soins de support et la psycho-oncologie, en réponse au « cri des patients ». « Ce furent les éléments de base d’un revirement sociologique et d’une retombée médiatique importants, mais surtout les pouvoirs publics ont été interpellés. Kouchner s’en souvient encore, s’il est ministre ce soir ou demain, il en tiendra compte. Les bases du plan cancer de février 2000 étaient élaborées. Effectivement, ce plan cancer de 2000 était déjà bien charpenté parce qu’il était panoramique avec la prévention, les soins, la qualité des soins. » Entretien avec le Président de la Ligue L’ébauche d’une analyse à partir de la mobilisation contre le sida nous a permis de 214 nous saisir d’une « variable explicative » apte à renouveler, ou plutôt approfondir et affiner l’approche des Etats Généraux comme un catalyseur de la transformation de l’action publique en matière de lutte contre le cancer. En effet, le ‘réveil’ des patients qui pour la première fois dans l’histoire de la lutte contre le cancer prennent la parole, expriment leur souffrance, et lancent un appel explicite au politique, résonne comme un élément clé pour comprendre la mise à l’agenda gouvernementale du problème-cancer. Comme plusieurs acteurs ont pu l’exprimer, le trépied ‘Patients-ProfessionnelsPolitique’ permet de saisir l’avènement du premier plan cancer. Il manque dorénavant à notre analyse l’observation du dernier pilier que forme le courant du politique. 213 214 François Buton, ibid., p. 809-810 Idem Ravier Marie - 2007 109 LA CONSTRUCTION D’UN PROBLEME PUBLIC : LA LUTTE CONTRE LE CANCER EN FRANCE (1945-2000) CHAPITRE 6 Le plan Gillot-Kouchner : l’activation d’un « political stream » ? L’ensemble de nos propos précédents repose sur l’observation des processus qui ont abouti au premier programme de lutte contre le cancer, qui signe manifestement l’engagement des pouvoirs publics à travers la mise à l’agenda décisionnel de la question du cancer. Mise 215 à l’agenda décisionnel signifie en substance que la lutte contre le cancer devient une priorité de l’action étatique dans le domaine de la politique sanitaire et sociale à travers une mobilisation qui se décline à l’échelle nationale. Cette mobilisation, reposant sur la mise en oeuvre d’un plan quinquennal 2000-2005, implique l’investissement pérenne des pouvoirs publics à travers l’implémentation d'un programme national pluriannuel organisant la coordination de tous les acteurs, de la recherche, à la prise en charge des personnes malades et de leurs familles. Notre réflexion s’est nourrie du schéma d’analyse des politiques publiques proposé par J. W. Kingdon grâce auquel nous avons pu illustrer la conjonction des processus favorables au changement d’orientation de la gestion du cancer en France (« problem stream » et « policy stream »). Alors que nous avons pu mettre en avant l’implication avant-gardiste des professionnels, ainsi que la mobilisation des malades comme deux éléments structurants pour appréhender le changement de référentiel autour de la lutte contre le cancer – tant au niveau des perceptions et de l’imaginaire collectif qu’au niveau des principes d’action -, il manque une dimension à notre analyse, qui correspond au troisième pilier de la théorisation de Kingdon : celui des déterminants proprement politiques (« political stream »). Selon la définition de Pauline Ravinet dans Le Dictionnaire de politiques publiques, « ce courant comprend plus précisément l’opinion publique et ses revirements (‘swings of national moods’), la politique électorale (vie des partis politiques, campagnes électorales), les changements dans le gouvernement et l’administration (alternance, changement de 216 personnel) et les actions des groupes de pression. » . Dans cette perspective, nous voulons saisir les rouages proprement politiques qui ont pu interagir, formant un « political stream » dont nous formulons l’hypothèse qu’il a précipité la mise à l’agenda décisionnel de la lutte contre le cancer. Kingdon postule de la réunion des trois courants, celui des problèmes, celui des alternatives et celui des événements propres à la vie politique, ouvrant une fenêtre d’opportunité pouvant engendrer une mise à l’agenda décisionnel. Ce chapitre nous amènera à soupeser ce postulat analytique, et à le nuancer pour l’adapter à notre objet d’étude. I/ Le Plan Gillot-Kouchner : l’aboutissement de la réflexion d’une décennie 215 Rappelons la distinction entre l’agenda gouvernemental et l’agenda décisionnel selon la définition de J. W. Kingdon : l’agenda gouvernemental correspond à la liste des sujets à laquelle le gouvernement porte attention, sans pour autant prendre de décision, alors que l’agenda décisionnel est la liste des sujets qui se traduisent par une décision effective.Cf. J. W. Kingdon, Agendas, Alternatives and Public Policies, Boston, Little Brown, 1984, pp. 25-27 216 Pauline Ravinet, « Fenêtre d’opportunité », in Boussaguet L. et alii (dir.), Dictionnaire des politiques publiques, Paris, Presses de la Fondation nationale de Science politique, 2004, p. 219 110 Ravier Marie - 2007 Troisième Partie De la sensibilisation politique à l’événement politique : un sursaut des pouvoirs publics ? er L’annonce officielle du plan cancer le 1 février 2000 par Dominique Gillot - qui a remplacé 217 Bernard Kouchner au Secrétariat d’Etat à la Santé - est majoritairement saluée par les acteurs que nous avons rencontrés et qui sont décisifs dans la décennie 1990, comme la déclinaison officielle de toute la réflexion qui a débuté au début des années 1990 et qui a acquis toute sa portée au moment de la mobilisation des Etats Généraux des malades du cancer. La sphère publique reconnaît et appuie cette spécificité, tout en rappelant le travail déjà 218 entrepris par le milieu politico-adminsitratif dans le domaine de la lutte contre le cancer . Là où J. W. Kingdon parle de réunion du « problem stream » et du « policy stream » grâce à un contexte politique favorable, nous préférons parler de l’existence d’un terreau au sein duquel les variables des problèmes et des solutions ne sont pas indépendantes les unes 219 des autres : elles sont au contraire reliées par la logique du phénomène d’émergence qui a tracé une ligne d’action cohérente entre la prise de conscience d’un état du système défaillant et l’élaboration d’alternatives. A. L’héritage du plan cancer salué à l’égard des professionnels Dans son discours d’annonce du programme national de lutte contre le cancer, Dominique Gillot insiste à plusieurs reprises sur la reconnaissance d’un amont qui a structuré un courant d’alternatives, de solutions aux problèmes pointés symboliquement par l’IGAS en 1993. La reconnaissance est d’abord celle des professionnels : « Je suis heureuse de pouvoir aujourd’hui être avec vous pour cette quatrième réunion du CERCLE et pouvoir ainsi faire le point sur nos efforts respectifs dans la lutte contre le cancer. er Le 1 février dernier, Martine AUBRY et moi-même avons annoncé un programme sur cinq ans avec, comme objectif, de permettre pour tous l’accès aux meilleurs soins disponibles, des soins de qualité, à chaque étape de la prise en charge. Je voudrais d’abord vous remercier pour l’important travail de réflexion que vous avez animé, dès novembre 1997 en vous réunissant pour la première fois à DEAUVILLE. Il s’agissait alors –si je me souviens bien du titre de votre réunion- de lutter contre le cancer en préconisant l’union et le décloisonnement des différents secteurs de la cancérologie. 217 « Le 1 er février 2000 à un moment où entre temps Bernard Kouchner était parti au Kosovo et a été remplacé par Dominique Gillot comme secrétaire d’Etat à la Santé », Entretien avec un conseiller du cabinet de Bernard Kouchner. D’où l’appellation du plan ‘Gillot-Kouchner’ pour rappeler le travail initial de Bernard Kouchner sur le dossier du cancer. 218 « J’aimerai également rappeler la mobilisation des pouvoirs publics pour lutter contre le cloisonnement excessif de notre système de santé et les différentes mesures prises depuis deux ans :Pour mieux organiser les soins au niveau régional avec la circulaire de mars 1998, sur la cancérologie. Pour renforcer le rôle des réseaux de soins, avec la circulaire de novembre 1999, étape supplémentaire vers la coordination des soins et la pluridisciplinarité. Pour réduire les inégalités régionales et améliorer l’accès à des soins de qualité – la loi de financement de la sécurité sociale pour 1999 adoptait la prise en charge à 100 % des actes réalisés dans le cadre de programmes de dépistage organisés. », Discours de Dominique Gillot à l’Assemblée Nationale le 14 avril 2000 lors de l’annonce du programme cancer du Cercle. Remarquons que ces mesures étatiques sont surtout établies à la toute fin de la décennie 1990, après les processus d’émergence et de structuration que nous avons observés dans le domaine de la lutte contre le cancer. 219 En effet, pour J. W. Kingdon, les trois courants possèdent chacun un développement autonome selon une logique et un calendrier propre. Ravier Marie - 2007 111 LA CONSTRUCTION D’UN PROBLEME PUBLIC : LA LUTTE CONTRE LE CANCER EN FRANCE (1945-2000) Je pense que ce constat initial est maintenant partagé par l’ensemble des intervenants : la prise en charge du malade cancéreux impose de recentrer tous nos efforts autour de la personne malade. Le projet médical issu de vos réflexions montre que vous avez atteint en grande partie votre objectif. Vous avez démontré qu’il était possible dans une démarche qui tienne compte des logiques de chacun –secteur public, privé, centre anti-cancéreux- de mettre en place un programme pour des soins de qualité et de proximité. » 220 . Le travail exhaustif du Cercle, comme réunion de professionnels experts dans la lutte contre le cancer, est reconnu comme majeur dans la mesure où le Secrétariat d’Etat à la Santé fait de ces experts des interlocuteurs privilégiés et établit un lien d’alliance fort en proposant un programme d’action propre au Cercle. Le Cercle est d’emblé promu comme une instance d’expertise, bien qu’informelle, auquel les pouvoirs publics accordent un crédit absolu. Comme nous avons pu le voir lorsque nous avons traité de la médiation du Cercle auprès des pouvoirs publics, les professionnels experts, dont certains – les promoteurs du 221 Cercle - ont clairement joué le rôle d’entrepreneur politique , mettent en avant l’importance du rôle qu’ils ont le sentiment d’avoir joué : « Le titre de cette réunion placée sous le Haut Patronage de Jacques Chirac, c’était er ‘Déclarons la guerre au cancer’, 31 octobre, 1 et 2 novembre 1997, ça fait 10 ans. [Lecture du préambule du document]. Je trouve qu’il est complètement d’actualité ce document. […] C’est pour ça qu’on avait créé le Cercle, pour être une espèce d’aiguillon pour les différents gouvernements de droite ou de gauche. […] Relisez ce document [le Compte-rendu du séminaire à Deauville en 1997]. Quand je le relis et que je vois la conclusion, je me dis qu’on avait tout inventé. Oui, on avait inventé le plan cancer . » (Souligné par nous) Entretien avec le professeur Maylin « Il y avait trois personnes qui étaient dans un même colloque à Deauville : il y avait le professeur Maylin, le professeur Thierry Philip et moi-même ; et on s’étaient rendus compte que ce rapport de l’IGAS était extrêmement violent parce qu’il mettait en évidence qu’il n’y avait pas de politique concertée du cancer en France, il y avait un éparpillement des moyens, même si les gens voulaient bien faire il n’y avait pas de coordination entre eux, on ne savait pas trop où on allait, et la dernière question qui était quand même assez piquante, c’était : ‘Faut-il fermer les centres anti-cancéreux ?’. Donc ça c’est 1993. Et on prend conscience à ce moment-là que comme il n’y avait pas de politique concertée du cancer en France, si les professionnels ne s’y mettent pas, ils ne feront pas leur boulot, et ils laisseront à d’autres le soin de le faire. Donc on a décidé de se réunir et on s’est retrouvés un jour dans un restaurant qui s’appelait Le Cercle, et c’est pour ça qu’on a pris le nom, c’était sur les Champs Elysée, et on a appelé le Cercle de réflexion des cancérologues français un groupe de réflexion qui s’est voulu avec des professionnels, avec des administratifs, avec des politiques, avec des industriels, avec tous les gens qui étaient concernés par la lutte contre le cancer. Et on leur a dit : ‘Voilà. Voulez-vous participer à un effort de réflexion sur la lutte contre le cancer ?’. Et cet effort de réflexion a attiré pas mal de gens. On s’est retrouvé, quand on avait des réunions plénières entre 150 et 300. Et on a avancé pas à pas. On a essayé de faire le point 220 Discours de Dominique Gillot à l’Assemblée Nationale le 14 avril 2000, pour l’annonce du programme cancer du Cerclede réflexion des cancérologues français 221 Même si dans notre démonstration nous avons mis en avant l’incomplétude des critères qui correspondent à la définition de J. W. Kingdon. 112 Ravier Marie - 2007 Troisième Partie De la sensibilisation politique à l’événement politique : un sursaut des pouvoirs publics ? sur ce qui ne marchait pas, ensuite on a recherché les verrous qui bloquent, et puis on est arrivé à établir finalement des propositions que nous avons rédigées sous forme d’un Livre Blanc, et ce Livre Blanc a été soumis à toute une réflexion pendant un an et demi, deux ans, de la part de gens extrêmement variés : il y avait aussi Henri Pujol qui est le président de la Ligue, il y avait des gens qui sont venus à Ste Catherine ou à Lyon, à Brest ou à Paris. On disait : ‘C’est comme dans une équipe de foot, il peut y avoir des personnalités différentes, mais ils ont tous le même maillot, celui du Cercle ; c’est-à-dire qu’ils sont là pour réfléchir, ils ne sont pas là es qualité représentants d’une autorité, d’une tutelle, ou d’un lobby, mais ils mettent ce qu’ils ont en commun pour faire avancer les choses’. Donc ça a été extrêmement fructueux, et nous avons balayé à la fois la chirurgie, la chimiothérapie, les soins de support, la prise en charge globale, l’enseignement, la recherche, et on a écrit donc ce Livre Blanc. […]Et ce Livre Blanc, c’était l’époque de la cohabitation […] on l’avait déjà travaillé avec Kouchner, et on leur a donné, et ils ont sorti ce qui a été le premier Plan Cancer Gillot-Kouchner. […] Parce qu’il y a des domaines de l’exercice médical où vous avez encore une mentalité féodale : c’est-à-dire qu’il y a le patron dans son donjon avec la cour de son château, des douves et les remparts, et les autres c’est tous des cons, et on ne discute pas, on ne cherche pas à tendre la main et à discuter : je sais faire, je suis le plus grand, le plus beau, le plus fort. C’est une mentalité que nous avons voulu éclairer dans le Cercle en disant que ce n’était pas ce qu’il fallait faire. On a voulu décloisonner. C’est un mot que Maylin emploie beaucoup. Décloisonner, parce que dans les centres anticancéreux c’est en général assez décloisonné : il peut y avoir des luttes de pouvoir, des gens qui ne s’entendent pas, mais globalement, la pluridisciplinarité fait que les gens travaillent ensemble. Au niveau universitaire, et au niveau privé, les gens vivent souvent dans des féodalités, et ces féodalités, il y avait un besoin de les faire parler entre elles. Et Maylin a eu cette idée dans le Cercle de décloisonner, parce qu’on ferait sûrement beaucoup plus d’avancées stratégiques et d’avancées politiques en décloisonnant ces chapelles plutôt qu’en les gardant. Et le décloisonnement plus la pluridisciplinarité sont vraiment des acquis qui viennent du mode de fonctionnement des centres anticancéreux. » Entretien avec le professeur Serin « Et en réalité, le Plan cancer, c’est la production conjuguée du Cercle et de la Commission nationale du cancer, et comme c’était les mêmes, on alimentait les deux avec exactement les mêmes réflexions, et donc quand il y a eu le plan Gillot, en réalité c’est la compilation de tout ce qu’on a préalablement fabriqué. Donc de façon rapide, moi je dirais : rapport de l’IGAS, structuration de la Fédération nationale des centres, ouverture de cette structuration vers l’extérieur parce que les SOR ne se faisaient pas tout seul, la recherche clinique ne se faisait pas toute seule, etc., et en s’ouvrant on s’est fait des ennemis mais aussi des amis ; par chance, à un moment donné, se sont trouvées en position de leaders de la cancérologie publique, de la cancérologie CRLCC et du privé, trois personnes qui s’appréciaient et qui avaient envie de travailler ensemble, donc on a fait prendre la sauce ensemble en entraînant les autres contraints ou forcés, ou contraints et forcés, je n’en sais rien, et à partir de là, on a fabriqué tout le contenu du Plan cancer qui n’est que la compilation de ce qui a été fait. » Entretien avec le professeur Philip Ce qui ressort des témoignages de ces acteurs qui sont centraux dans la période que nous avons analysée, c’est que le Cercle apparaît comme un forum où se voit réuni l’ensemble des structures sanitaires à travers leur représentant – secteur public, secteur libéral et centre anticancéreux. Le décloisonnement apparaît d’emblée exemplaire, grâce à ce réseau d’experts qui sont d’abord des hommes qui s’estiment. Cela a sans doute été la Ravier Marie - 2007 113 LA CONSTRUCTION D’UN PROBLEME PUBLIC : LA LUTTE CONTRE LE CANCER EN FRANCE (1945-2000) condition première à l’épanouissement du référentiel promu initialement par la Fédération nationale des centres anticancéreux au sein de laquelle un groupe de jeunes directeurs a su trouver des réponses concrètes aux problèmes qui gangrenaient le secteur de la cancérologie en France, et plus globalement la lutte contre le cancer. Le Cercle est donc bien la déclinaison au niveau d’une structure informelle de la structuration logique d’un courant des problèmes auquel a répondu un courant des alternatives au terme de processus dont la linéarité n’est pas celle de la rationalité, mais plutôt celle d’une nécessité historique. B. La prise de conscience des malades comme variable décisive de la décision politique « Le cancer est une priorité de santé publique et comme l'ont montré les Etats Généraux des malades du cancer, l'attente des usagers est très importante. […]Avant de conclure, j’aimerais en quelques mots, faire le point avec vous sur le projet de loi que nous allons présenter bientôt au Parlement. Les Etats généraux de la Santé, les Etats généraux du cancer nous l’ont clairement montré. Les citoyens veulent être considérés comme responsables. Nous devons mieux définir la place de la personne malade, qui doit rester citoyen dans la prise de décision en santé. C’est l’une des ambitions de la loi en cours de préparation sur le droit des malades et la modernisation du système de santé que d’affirmer les principes et le cadre d’exercice 222 de cette démocratie sanitaire. » Comme nous l’avons démontré plus haut, les Etats Généraux ont été décisifs pour faire advenir une vision de la lutte contre le cancer où le malade est un acteur central de sa prise en charge globale, reposant sur un travail transversal entre professionnels. Cette mobilisation, historiquement fondatrice, trouve un héritage dans la mobilisation contre le sida qui a su initier une culture de la revendication où le malade acquiert une visibilité radicalement nouvelle. Daniel Defert, fondateur de l’association AIDES au début des années 1980, exprime clairement cette idée : « Finalement, en créant une association de lutte contre le sida, on créait sans bien y réfléchir une fonction du malade comme coproducteur de la stratégie de soins, et par la même on créait sa visibilité comme acteur social d’une façon radicalement différente de ce qui existait dans d’autres pathologies, surtout à une époque où le malade du sida était en 223 France invisible comme réalité sociale et épidémiologique » . L’idéal qui est prôné par AIDES est fondé sur la notion de « santé communautaire », c’est-à-dire une santé où les populations, dans leur diversité, sont acteurs, autant dans l’expression de leurs besoins que dans l’organisation des réponses : elles deviennent des « évaluateurs de l’action publique ». 224 Les deuxièmes Etats Généraux des malades du cancer, organisés par la Ligue contre le cancer en 2001, achèvent symboliquement la lente maturation de cette matrice cognitive 222 Discours de Dominique Gillot à l’Assemblée Nationale le 14 avril 2000, pour l’annonce du programme cancer du Cerclede réflexion des cancérologues français 223 Daniel Defert, « AIDES : réseaux et conduites. Un point de vue d’usager », in Pratiques coopératives dans le système de santé : les réseaux en question , Actes du séminaire des 6 et 7 décembre 1996, Ecole nationale de la santé publique, Hôpital national de Saint-Maurice, organisé par le groupe IMAGE 224 114 Daniel Defert, ibid., p.65 Ravier Marie - 2007 Troisième Partie De la sensibilisation politique à l’événement politique : un sursaut des pouvoirs publics ? où le malade est une personne qui réclame la reconnaissance et le respect de droits fondamentaux autant au sein de la collectivité que vis-à-vis des médecins. La loi du 4 mars 2002 relative aux droits des patients et à la qualité du système de santé vient concrétiser juridiquement ces attentes en reconnaissant et définissant dans le Code de la santé publique l’ensemble des droits des malades. La mobilisation des malades du cancer est donc venue renforcer l’activisme professionnel en lui conférant une dimension complémentaire dont le registre de légitimité a acquis une ampleur telle que les pouvoirs publics ne pouvaient pas se rétracter. Le couplage du « problem stream » ou du « policy stream » est d’emblée pertinent pour notre analyse si nous postulons du caractère dépendant des deux courants, eu égard à une logique d’action qui est propre au phénomène d’émergence de la lutte contre le cancer comme problème public. Comment, à partir de là, vient se greffer le « political stream » ? II/ Le cancer comme enjeu politique Ce dernier développement est consacré à l’étude de l’influence qu’ont pu avoir les rouages proprement politiques, c’est-à-dire qui ont trait aux partis politiques et à la politique électorale, dans la mise à l’agenda décisionnel de la lutte contre le cancer. Comme nous venons de le voir, le plan cancer était en germe depuis plus de dix ans. Or, les phases successives de l’émergence de la question du cancer au sein du champ politique ont vu la prise de conscience devenir de plus en plus vive pour finalement devenir effective à travers une mobilisation nationale. Le terreau sur lequel se sont appuyés les pouvoirs publics s’est vu, en 2000, couronné par l’affirmation d’enjeux politiques dont nous faisons l’hypothèse qu’ils ont influencé un sursaut de la part du gouvernement. A. Le cancer comme objet d’un engagement international L’organisation du Sommet mondial contre le cancer pour le nouveau millénaire à Paris, le 4 février 2000, s’est vue couronnée par la mise en œuvre d’une Charte – qui prendra le nom de Charte de Paris – signant une mobilisation internationale effective. Cette Charte marque symboliquement l’engagement des pays qui la signent dans la mesure où elle fonctionne comme une loi, avec dix articles qui présentent les priorités sur lesquelles la lutte contre le cancer doitporter toute son attention et dont les signataires se déclarent responsables. Le préambule de la Charte de Paris est particulièrement démonstratif d’un engagement qui se veut prioritaire à l’échelle internationale : « Profondément troublés par les répercussions importantes et universelles du cancer sur la vie humaine, la souffrance humaine, et sur la productivité des nations, Engagés dans l'humanisation et dans un partenariat universel des peuples face au cancer, dans un effort permanent de lutte contre cette maladie, Anticipant le rythme rapidement croissant de l' incidence du cancer sur toute la planète, que ce soit dans les pays développés ou en développement, Reconnaissant le besoin d'une intensification des innovations dans tous les domaines de la recherche sur le cancer, de la prévention et des soins, Persuadés que la qualité des soins est un droit essentiel de l'homme, Reconnaissant que certaines améliorations déjà possibles au niveau de la survie en matière de cancer n'ont pas encore été obtenues en raison d'un recours insuffisant à la prévention, de financements inadaptés et d'un accès inégal à des traitements anticancéreux de qualité, Certains que des vies humaines peuvent et doivent être sauvées grâce à un meilleur accès aux technologies existantes, Aspirant à rien moins qu'une Ravier Marie - 2007 115 LA CONSTRUCTION D’UN PROBLEME PUBLIC : LA LUTTE CONTRE LE CANCER EN FRANCE (1945-2000) alliance invincible - entre chercheurs, professionnels de la santé, patients, gouvernements, industries et médias - de lutte contre le cancer et contre ses meilleurs alliés que sont la peur, l'ignorance et l'autosatisfaction… Nous, soussignés , afin de prévenir et de guérir le cancer, et afin d'assurer la meilleure qualité de vie possible aux personnes qui vivent avec cette maladie et à celles qui en meurent, nous engageons pleinement et nous considérons responsables des principes et pratiques définis ci-après: » (Souligné dans le texte) La signature du texte par le Président de la République trois jours après l’annonce du plan cancer met en avant l’activation d’un « political stream », sans que nous puissions évaluer le poids réel de l’influence qu’a pu jouer ce dernier dans la mise à l’agenda décisionnel de la lutte contre le cancer en France en 2000. En effet, la période de cohabitation qui caractérise le septennat de Jacques Chirac est toujours démonstrative d’une volonté de légitimation de la part des deux partis qui gouvernent le pays, la droite à travers le RPR pour J. Chirac, et le parti socialiste pour le premier ministre L. Jospin. Ainsi, nous ne pouvons qu’émettre des hypothèses concernant l’influence de la prise de position de J. Chirac qui a signé la Charte de Paris le 4 février. Est-ce que le Sommet mondial contre le cancer, dont le déroulement à Paris était prévu, a déterminé le gouvernement Jospin à produire un plan cancer juste avant la mise en œuvre de la Charte de Paris pour montrer que le parti de l’opposition est présent et s’engage activement pour une cause dorénavant internationalement reconnue ? Ou est-ce que le plan cancer est clairement arrivé à maturation à cette date, sans que l’engagement international n’ait en rien accéléré la mise à l’agenda décisionnel ? L’ensemble de l’analyse que nous avons menée auparavant sur le processus d’émergence de la lutte contre le cancer dans le champ politique nous a déjà amené à postuler que la question du cancer, dans les années 1998-1999, est reconnue comme essentielle par le Secrétaire d’Etat à la Santé : toute la réflexion portée par les professionnels puis par la Ligue contre le cancer a de fait largement contribué à façonner la charpente du plan cancer. Le terreau sur lequel se sont reposés les pouvoirs publics pour accoucher du premier programme de mobilisation nationale est donc historiquement arrivé à maturation. L’enclenchement de la mise à l’agenda ne peut donc pas être uniquement imputable, en substance, à des rouages politiques. Pourtant, nous pouvons émettre l’hypothèse que le Sommet mondial contre le cancer 225 et la prise de position officielle de Jacques Chirac ont agi comme une « political window » , c’est-à-dire une fenêtre ouverte par un événement politique qui va permettre à une alternative – ici le plan cancer – de changer l’agenda. L’anticipation du Sommet mondial aurait poussé le gouvernement Jospin à se positionner, et de surcroît à se légitimer, par rapport à la question prioritaire que devient la lutte contre le cancer. Le traitement de cette problématique sur laquelle nous ne pouvons qu’avancer par hypothèse faute d’avoir effectué des entretiens auprès des acteurs clés de la période qui a suivi l’annonce du premier plan cancer, a été abordé de manière variable de la part de certains acteurs que nous avons rencontrés. Certains postulent que les deux événements peuvent s’analyser comme des réponses politiques, donc les rouages politiques seraient centraux dans l’analyse. D’autres placent leur attention sur l’amont du plan cancer, et sur les processus de structuration du problème-cancer qui ont conduit le gouvernement à accoucher de ce plan. 225 116 J. W. Kingdon, Agendas, Alternatives and Public Policies, op. cit, p. 120 Ravier Marie - 2007 Troisième Partie De la sensibilisation politique à l’événement politique : un sursaut des pouvoirs publics ? er « Et finalement, pour vous, est-ce qu’au moment du premier Plan Cancer du 1 février 2000, l’émergence dans le champ politique est totale, ou est-ce que c’est simplement un effet d’annonce dans le sens où ça serait la réponse politique de Jospin à la signature de la Charte de Paris par J. Chirac ? Vous voyez, ça mériterait d’être regardé de plus près...Parce que je ne sais pas si c’est un effet de réponse, ou si c’est simplement, maintenant que la déclaration de Paris est devenue officielle, on a le droit d’accoucher d’un plan cancer qui est tout prêt dans les cartons. Donc est-ce que c’est la réponse de Jospin, ou est-ce que c’est au contraire le déverrouillage politique qui a permis à des gens qui étaient….bon d’accord, Thierry est socialiste, mais enfin son engagement socialiste, il n’est pas non plus des plus anciens. Bon il avait une forme d’amitié, mais non, ce sont des jeunes qui ont vraiment fait bouger le milieu, et qui ont accouché d’un plan parce qu’il y a eu ce sommet de Paris qui a donné du lustre. Donc ce n’est pas une contre-proposition à mes yeux, mais moi j’ai une lecture positive : je pense que les trucs se sont enclenchés de façon intelligente, plutôt que ‘t’as dit ça alors je vais rétorquer comme ça’. Ce n’est pas le fait du hasard je pense. Mais on peut avoir une lecture politique. […] Moi j’ai une lecture positive, que peut-être les auteurs n’ont pas, mais vue de l’extérieur, cette succession de hasards n’est peut-être pas un hasard ! C’est un processus qui a rendu possible des trucs, qui a déverrouillé, et ça faisait tellement longtemps que ça couvait ce plan cancer que ça a libéré les énergies, il me semble. » Entretien avec la Déléguée Générale du CLARA « Mais il faut reculer encore un peu avant 2002, parce que le plan Jospin, annoncé par Dominique Gillot, là ça devient de la politique, et ça devient de la politique dans le contexte de la cohabitation. Donc là arrive un autre personnage du film, qui est Khayat, d’accord ? Donc David Khayat, qui n’est pas du tout quelqu’un de présent à l’intérieur de la réflexion jusqu’à maintenant, qui est un professeur de cancérologie, qui a eu la chance d’être nommé à l’âge de trente ans parce que son patron est mort, qui a hérité, en même temps que du pôle de son patron, d’un énorme congrès qu’il a bien fait marcher parce que c’est un bon financier, et qui était connu et est toujours connu comme l’un des médecins du secteur public qui gagne le plus d’argent en faisant du privé, donc qui est complètement en marge des gens avec qui j’étais moi, qui étaient plutôt des gens voulant développer des choses avec une mission de service public etc. Donc totalement en marge… Mais ce gars en marge, il fabrique avec un certain nombre de ses copains qu’il invitait en première classe, donc il a beaucoup de copains parce que quand vous avez un congrès et que vous invitez en première classe les Américains, au bout d’un moment ils vous aiment bien…Donc il a un carnet d’adresses, et il fabrique la Charte de Paris. Même semaine, c’est la réponse politique de Chirac au plan Gillot. Donc je ne sais plus dans quel sens c’était, mais le mercredi il y a l’annonce du plan Gillot, et le vendredi il y a la signature de la Charte par Chirac à l’Elysée, qui est la réponse à Jospin, c’est-à-dire que ça devient une partie de campagne électorale. » Entretien avec le professeur Philip « Et après que Dominique Gillot ait annoncé son plan, il y a une réponse à travers la Charte de Paris ? Non, c’était une semaine après, c’était un truc parallèle ça. Tu vois, ça c’est un quatrième trépied très accessoire, ou par ailleurs, David Khayat ne voulait pas perdre pied car c’était la cohabitation et il voulait avoir un rôle à jouer, il préparait déjà le fait qu’après il y aurait un Institut national du cancer et il se préparait à être président. Donc ça, techniquement ce n’était pas très important, et politiquement, c’était le jeu habituel de Ravier Marie - 2007 117 LA CONSTRUCTION D’UN PROBLEME PUBLIC : LA LUTTE CONTRE LE CANCER EN FRANCE (1945-2000) la cohabitation où chaque annonce se solde par un écho de l’autre parti. » Entretien avec un conseiller du cabinet de Bernard Kouchner (1998-2002) Tous ces propos nous renforcent dans l’idée que le ‘political stream’devient un facteur explicatif déterminant en 2000, sans pour autant être premier. Il permettrait en fait l’accomplissement du couplage du « problem stream » avec le « policy stream » à travers l’ouverture d’une fenêtre politique. B. La mise en place d’un phénomène de compétition politique autour de la lutte contre le cancer ? Il semblerait, à travers les témoignages que nous venons de mettre en avant, que la question de l’influence du « political stream » est complexe à évaluer à partir de 2000, car elle met en jeu des analyses qui sortent de notre étude où les logiques d’action n’étaient pas encore soumises aux rouages propres au champ politique. De surcroît, les acteurs que nous avons rencontrés ont tous, majoritairement, joué un rôle essentiel dans la période ante 2000, mais nous n’avons pas pu rencontrer les acteurs qui entrent en jeu à partir de 2000, et surtout 2002, comme par exemple David Khayat, lorsque le Président Chirac, réélu aux élections présidentielles, fait du cancer un des trois chantiers de son quinquennat. Pourtant, la mise à l’agenda décisionnel de la lutte contre le cancer à travers le plan cancer, ainsi que l’engagement du Président de la République sur la scène internationale, marquent clairement un changement de perspective dans l’appréhension des facteurs qui activent l’agenda en 2002. Nous formulons l’hypothèse qu’à partir de cette date, une fois que la mise à l’agenda décisionnel est effective, les logiques propres au champ politique deviennent centrales. Le champ politique a été défini par Pierre Bourdieu : celui-ci a beaucoup travaillé à mettre en lumière les spécificités qui isolent ce champ des autres champs existants dans l’espace public. Voilà comment il peut caractériser en partie les traits inhérents au champ politique : « Il n’est pas de manifestation plus évidente de cet effet de champ que cette sorte de culture ésotérique, faite de problèmes tout à fait étrangers ou inaccessibles au commun, de concepts et de discours sans référent dans l’expérience du citoyen ordinaire et surtout peut-être de distinguos, de nuances, de subtilités, de finesses qui passent inaperçus aux yeux des non-initiés et qui n’ont pas d’autre raison d’être que les relations de conflit ou de concurrence entre les différentes organisations ou entre les ‘tendances’ ou les ‘courants’ d’une même 226 organisation. » En référence à ces propos, nous voulons surtout mettre en lumière quelques éléments qui nous poussent à penser que ce phénomène de lutte, de concurrence ou encore de compétition politique décrit plus haut par Pierre Bourdieu est déterminant dans la compréhension du poids que peut représenter le « politics stream » par rapport à la question du cancer. Cette réflexion repose uniquement sur nos entretiens et engage de fait la subjectivité des acteurs. Elle a le mérite cependant de mettre en avant l’intensité de l’émotionnel qui couve sous les relations de concurrence, et le poids des relations 226 Pierre Bourdieu, « La représentation politique. Eléments pour une théorie du champ politique », in Actes de la Recherche en sciences sociales, n° 36-37, février-mars 1981, pp. 3-24 118 Ravier Marie - 2007 Troisième Partie De la sensibilisation politique à l’événement politique : un sursaut des pouvoirs publics ? interpersonnelles qui déterminent un processus de nomination de la part de la tendance politique au pouvoir. Voici un autre témoignage assez éclairant sur la question : « Et puis vous aviez aussi un truc qu’on a découvert après, c’était les rapports extrêmement familiers qu’avait Khayat avec la famille Chirac, ce qui fait que dans l’autorité de la création de l’INCa, il a raflé la mise politicienne – bon c’est ça le politique – et la plupart des gens qui étaient dans la mission interministérielle de lutte contre le cancer avec Pascale Briand n’ont pas été mis dedans. […] Par exemple, Khayat n'a jamais voulu faire partie du Cercle, et pourtant c'est lui qui a profité après des opportunités, mais bon peu importe, c'est ça la vie politique je crois à ce niveau-là, les opportunités les gens les prennent. Par exemple, Khayat organise chaque année une grande soirée à Versailles, très prout, et il a remis la médaille – je ne sais laquelle d'ailleurs – à madame Chirac l'année précédant sa nomination à la tête de l'INCa. » Entretien avec le professeur Serin La nomination par Jacques Chirac de David Khayat à la tête de l’INCa un an après le lancement du plan cancer de 2003 par le Président de la République en personne est particulièrement significative de ce jeu de sélection arbitraire propre au pouvoir et à la compétition politique et qui engendre des « gagnants » et des « perdants », en fonction des intérêts des tendances politiques en concurrence. « Ensuite, il y a eu le discours de Chirac en mars 2003 et pour moi c’est la rupture au sens politique du terme. Et le discours de Chirac de mars 2003, qui par ailleurs est pas mal sur certains côtés, ce discours a été écrit par Laurent Borréla, un autre acteur intéressant parce qu’il était secrétaire général adjoint de la Fédération des centres au moment des histoires de la convention collective, puis il est passé au cabinet de Mattéi, puis il est allé à l’Institut national du cancer où il est toujours, et donc Laurent Borréla a écrit le discours de Chirac, et moi je me suis battu comme un forcené, peut-être de façon un peu naïve, mais au fond je suis content de l’avoir fait quand même, avec Borréla jusqu’à la dernière minute pour dire : ‘Il faut que vous citiez le plan Jospin’. Il fallait que dans ce discours il reconnaisse que ce n’est pas uniquement un problème de « le cancer de droite vs le cancer de gauche ». Je me suis vraiment battu auprès de Borréla en disant que c’était fondamental, que ça allait être l’acte fondateur ou destructeur. Et il n’y a pas un mot sur Jospin dans le discours de Chirac. [Coupure téléphonique] Voilà, donc c’est le moment où il y a un « cancer de gauche » et un « cancer de droite », et dans ces conditions je me positionne du côté du « cancer de gauche ». Mais moi j’ai lutté vraiment jusqu’au dernier moment pour qu’il y ait une continuité, en disant qu’il y a un premier plan cancer, qu’il y a un amont, un après, et de toute façon il y aura encore un après…Et à partir de là, d’abord j’ai été complètement rejeté à titre personnel de tout ça, et on est en 2003, c’est-à-dire un moment où je ne suis toujours pas positionné politiquement, mais le fait que je défendais une vision non politicienne du cancer m’a fait éliminer du circuit, mais alors complètement éliminer ! » Entretien avec le professeur Philip « Mais c’est normal ça…C’est la moindre des choses pour un Président de la République…Oui ça les énerve, mais enfin c’est basique. Imaginez un Président de la République, un 14 juillet, qui lance un grand machin. Il ne va pas expliquer : ‘Vous savez toutes ces idées, ce n’est pas moi qui les ai eues.’ Il n’y a que des imbéciles comme nous qui sommes capables de penser ça, parce qu’on est de la société civile, donc on ne sera jamais des politiques finalement. Mais pour un vrai politique, c’est complètement…jamais il ne lui viendra l’idée de dire ça, jamais, jamais. Et si des Thierry Philip, Maraninchi et autres grands concepteurs de plan devant l’éternel et hyper impliqués, imaginaient que le Président de la Ravier Marie - 2007 119 LA CONSTRUCTION D’UN PROBLEME PUBLIC : LA LUTTE CONTRE LE CANCER EN FRANCE (1945-2000) République rendrait hommage à ses prédécesseurs et au travail accompli, et bien ils sont complètement naïfs. Non, ça c’est une fausse querelle, dans la mesure où ça devient un gros plan national, où ensuite le Président en fait un des éléments clés de son interview du 14 juillet en disant : ‘ J’ai trois chantiers pour mon quinquennat’. Déjà qu’on disait : ‘Mais c’est quoi ton quinquennat, t’as pas la moindre ombre d’une idée’. Donc il n’allait pas dire : ‘Vous savez ça fait quinze ans qu’ils y travaillent, et j’ai décidé d’accéder à leur truc, alors que moi j’arrive en tout dans cette histoire’, c’est pas possible. Donc eux ils continuent à dire que le Président ne les a pas reconnus, mais bien sûr que si qu’ils ont été reconnus, et même bien au-delà, et tous ceux du milieu le savent très bien. » Entretien avec la Déléguée Générale du CLARA Finalement, tout l’enjeu de cette question est d’essayer de comprendre si, comme le 227 dit le professeur Philip, aujourd’hui politiquement impliqué dans la région Rhône-Alpes , le cancer est devenu l’objet d’une appropriation politique, ou, en d’autres termes, l’objet d’une lutte entre tendances politiques de gauche et de droite. En l’état de notre savoir, nous ne pouvons pas apporter une réponse à ce questionnement qui nous apparaît pourtant d’un grand intérêt pour saisir les rouages de la période 2000-2007, date d’achèvement du plan cancer lancé en 2003. Là où la difficulté est prégnante, c’est de discerner si cette question est, dans l’immédiat, potentiellement apte à être investie par l’analyse des politiques publiques, dans la mesure où l’autonomie intrinsèque du champ politique est telle qu’elle suppose une investigation profonde dans le milieu qui n’est pas du tout aisée, et que le discours des acteurs est très complexe à soupeser : le risque d’admettre une corrélation implicite entre action et idées tendrait à identifier des formes idéologiques dominantes dans un secteur sanitaire qui, historiquement, ne peut être appréhendé qu’au prisme d’un croisement des disciplines scientifiques que sont la sociologie politique, la sociologie historique et l’analyse des politiques publiques, et donc d’un croisement des sources empiriques. 227 120 Il a été élu en 2004 Vice-président de la région à la Santé et au Sport. Ravier Marie - 2007 CONCLUSION CONCLUSION La construction de la lutte contre le cancer comme problème public : quel apport pour l’analyse des politiques publiques ? L’analyse du processus de construction de la lutte contre le cancer comme problème public nous a permis de structurer notre réflexion autour de trois piliers. Notre référence récurrente à Kingdon est principalement fondée sur l’utilisation de son modèle d’analyse des politiques publiques qui offre un schéma auquel nous avons greffé notre étude de cas. Dans cette perspective, la catégorie du « problem stream » nous a invitée à raisonner à partir d’une démarche socio-historique. Nous avons consacré notre premier temps de réflexion à mettre en lumière les déterminants socio-historiques qui ont façonné une certaine organisation de la lutte contre le cancer en France, et surtout une certaine manière de penser la prise en charge médicale, ainsi que la recherche fondamentale sur le cancer. Cette perception repose historiquementsur la création des centres anticancéreux dans les années 1920, fondés sur un projetunique auquel les centres doivent leurs caractéristiques intrinsèques, et partant, leur exemplarité. Pourtant, depuis le début des années 1960, la situation de quasi exclusivité des centres dans l’organisation de la lutte contre le cancer a progressivement été questionnée : des écarts se sont creusés, façonnant le lit d’une remise en question fondamentale tiraillée entre deux pôles antagonistes représentatifs d’une certaine vision de la lutte contre le cancer. D’un côté, celle des centres anticancéreux qui défendent l’héritage historique d’une prise en charge spécialisée. De l’autre, une vision structurée par la montée de la concurrence qui a amené de nouveaux acteurs de soins – loin des principes fondateurs de transversalité et de pluridisciplinarité - à exercer la cancérologie dans une logique de contestation de la différenciation des centres. L’activité de ces derniers ainsi que leur légitimité ont été in fine menacées. La perception du problème autour du positionnement des centres par rapport à ses concurrents, et de leur revendication d’une forme d’autorité dans la lutte contre le cancer liée à un statut historique a atteint son paroxysme au moment de la parution du rapport public de l’Inspection Générale des Affaires Sociales en 1993. Ce rapport ‘tire la sonnette d’alarme’ dans le sens où, d’une part, il déplore l’absence d’une 228 réelle politique nationale en matière de lutte contre le cancer , et où d’autre part, il pose la question de la pertinence du maintien du statut autonome et spécifique des centres de lutte contre le cancer. La plupart des acteurs que nous avons rencontrés citent ce rapport comme absolument capital dans l’accélération d’une prise de conscience qui doit dorénavant accoucher d’une action concrète, d’un changement sensible. A partir de cette date, le sillage du problem stream se divise pour engendrer un nouveau courant, celui de la constitution d’un ensemble cohérent de solutions pour enrayer la voie des problèmes ainsi que le cercle vicieux des dysfonctionnements, et pour petit à petit faire advenir un nouveau référentiel autour de la 228 « Si l’on entend par politique la définition d’objectifs et de priorités, et la coordination de l’utilisation de moyens, il est clair qu’il n’existe pas en France de politique de lutte contre le cancer, alors qu’il en existe sans doute une pour le sida », Rapport de l’IGAS, op.cit, p. 166 Ravier Marie - 2007 121 LA CONSTRUCTION D’UN PROBLEME PUBLIC : LA LUTTE CONTRE LE CANCER EN FRANCE (1945-2000) représentation de la lutte contre le cancer. Un groupement d’acteurs, constitué par une génération de jeunes directeurs de centres anticancéreux, va se saisir de cette situation problématique ultime et va travailler à rendre sa contribution indispensable au milieu de la cancérologie. A la structuration d’un courant des problèmes que nous avons déconstruit, nous avons apposé une réflexion sur le rôle d’une poignée d’acteurs avant-gardistes au sein des centres de lutte contre le cancer qui ont su être clairvoyants sur l’urgence d’un changement dans la manière de prendre en charge le cancer au sein des centres spécialisés, mais aussi dans le rapport qu’entretiennent entre elles les différentes institutions sanitaires. Ce groupe d’acteurs auquel nous pouvons attribuer une force de conviction charismatique a proposé, puis su imposer un nouveau référentiel d’action au sein de la Fédération nationale des centres de lutte contre le cancer, en phase avec l’évolution de la politique sanitaire et sachant surtout anticiper de nouvelles problématiques, comme celles des réseaux de soins ou de la qualité en cancérologie, qui deviendront prioritaires quelques années plus tard. La structuration d’un courant des solutions provient donc d’une réponse localiste à un problème global de la lutte contre le cancer, mais de la part d’une institution – les centres anticancéreux – historiquement centrale dont quelques ‘jeunes directeurs’ ont souhaité relégitimer le statut menacé. Ils ont d’emblée anticipé la réponse faite au rapport de l’IGAS de 1993 que nous avions analysé comme ‘la sonnette d’alarme’ suite à laquelle l’état du système de la cancérologie ne pouvait plus s’auto-entretenir, au risque de se gangrener. Nous avons donc démontré l’importance éminente d’une configuration d’acteurs restreinte, le groupe des réformateurs, progressivement reconnu par ses pairs. A la faveur du changement de président de la Fédération, poste auquel va accéder un des réformateurs, un mouvement d’alliances avec les autres structures sanitaires voit le jour, garant de l’extension du nouveau référentiel. A ce mouvement, un autre vient se greffer, informel et structuré sur la base d’un réseau de professionnels, au sein duquel les valeurs de confiance, de partage de convictions, et d’une même volonté de participer au combat contre le cancer, sont centrales. C’est la création du Cercle des cancérologues français, qui devient le lieu d’une production intense de savoir où l’innovation est première. Ses promoteurs vont activement participer à la sensibilisation du champ politique en ayant clairement à cœur de faire évoluer la lutte contre le cancer à travers une prise de conscience capitale des décideurs politiques. La nomination du Président de la Fédération, très impliqué au sein du Cercle, au poste de Vice-président de la Commission nationale du cancer, est significative du rôle d’entrepreneur politique qu’il a joué, symbolisant ce transfert de savoir entre les deux organes, l’un informel, l’autre institutionnel. Enfin, la question, cruciale, de la mobilisation des malades au sein de la Ligue nationale contre le cancer à la fin de l’année 1998, ainsi que l’interrogation sur d’éventuelles conditions politiques favorables qui ont activé un « political stream », nous ont permis d’envisager les ultimes déterminants au fondement d’un sursaut historique transformant la lutte contre le cancer en mobilisation nationale. Les 1ers Etats Généraux des malades du cancer qui se sont déroulés à la fin de l’année 1998 sont en tout point essentiels pour saisir l’émergence totale du problème-cancer au sein de la sphère politique. Ils forment un contexte exceptionnel dans la mesure où la revendication monte des patients jusque-là invisibles auprès des politiques, mais aussi de la société civile. Ils vont permettre le plein épanouissement de la question du cancer à travers la prise de parole des acteurs les plus à même d’exprimer les dysfonctionnements de la lutte contre le 122 Ravier Marie - 2007 CONCLUSION cancer. Leur registre de légitimation est maximal puisque la revendication est exprimée au nom d’un intérêt englobant : celui des malades, mais aussi celui des proches des malades, familles, amis, collègues, qui parlent en tant que personnes ‘saines’ mais étant au contact de la maladie et pouvant potentiellement tomber malades. C’est donc la santé de la population toute entière qui, in fine, est représentée et défendue de manière sous-jacente. La mobilisation des patients, par le concours de la Ligue, va ancrer définitivement, par 229 l’action hautement symbolique des Etats Généraux , le changement de représentations et de connotations autour du cancer, en apportant une dimension que les professionnels, soit ignoraient, soit n’avaient pas su rendre primordiale. Finalement, les phases successives de l’émergence de la question du cancer au sein du champ politique ont vu la prise de conscience devenir de plus en plus vive pour finalement devenir effective à travers une mobilisation nationale. Le terreau sur lequel se sont appuyés les pouvoirs publics s’est vu, en 2000, couronné par l’affirmation d’enjeux politiques dont nous avons fait l’hypothèse qu’ils ont influencé un sursaut de la part du gouvernement. Pour approfondir cette synthèse qui reprend les grandes étapes de notre démonstration, nous souhaitons apporter un élargissement au modèle de J. W. Kingdon, qui, dans notre cas, s’avère dépassé, essentiellement pour trois raisons. Par contre, en 2002, lors de l’élection de Jaques Chirac à la présidence de la République, la fenêtre politique est nette, tranchée, explicite. Nous pouvons d’emblée relier les deux formes de mise à l’agenda dans la mesure où l’analyse de l’annonce du premier plan cancer au prisme du modèle de la fenêtre politique permet, en substance, d’attester de l’activation d’un phénomène de concurrence politique qui prend de l’ampleur pour devenir un facteur explicatif déterminant, comme nous l’avons tout juste entrevu à la fin de notre troisième partie, dans la mesure où la période au-delà de 2000 est hors de notre champ d’étude. Mais ces pistes réflexives nous semblent importantes pour mettre en perspective le schéma probabiliste de J. W . Kingdon. er Dans tous les cas, selon un communiqué du 1 août 2006, le professeur David Khayat a remis sa démission de la présidence de l’Inca pour retourner à sa seule activité de médecin. Loin de pouvoir juger de cette polémique, nous nous en remettons aux propos de Gérard Bact, rapporteur du budget santé à l’Assemblée nationale, qui a effectué un contrôle surprise dans les locaux de l’Inca le 23 mars 2006 : « Les attaques personnelles ne me semblent pas vraiment fondées. (…) Ce qui est sûr, c’est que l’existence de l’Inca dérange ». 230 Le choix de cet exemple nous permet juste d’appréhender les enjeux sous-jacents à la mise en œuvre d’une politique de santé publique, au cœur de laquelle nous pressentons le poids des intérêts et des luttes de pouvoir qui peuvent agir comme autant de freins à l’objectif premier d’une telle politique publique, celui de vaincre le cancer. En dépit de ces différents questionnements ou approfondissements, le modèle de J. W. Kingdon demeure d’un grand intérêt, non seulement parce qu’il invite à des dépassements et des réactualisations, mais aussi parce qu’il permet d’articuler différentes temporalités à travers une démarche socio-historique et réconcilie politics et policy avec finesse : le politics 229 « Le terme Etats Généraux évoque en France les ‘cahiers de doléances’. C’est bien la teneur de cette parole ouverte […] » Henri Pujol, Avant-propos au Livre Blanc des 1ers Etats Généraux des malades du cancer, op.cit, p. 7 230 Eric Favereau, « La gestion du directeur de l’Institut national du cancer, ami de Chirac, objet de critiques. Mauvais diagnostic pour les trois ans du plan cancer », Libération, 24 mars 2006 – www.liberation.fr Ravier Marie - 2007 123 LA CONSTRUCTION D’UN PROBLEME PUBLIC : LA LUTTE CONTRE LE CANCER EN FRANCE (1945-2000) reste important, non pas parce qu’il est producteur de solutions mais parce que la condition du changement est impensable sans la variable politique : Kingdon ne cède ni à une vision enchantée de la politique, ni à une vision qui nierait son rôle. 124 Ravier Marie - 2007 Bibliographie Bibliographie ARTICLES Bourdieu P., « La représentation politique. 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L’analyse successive de la structuration d’un courant des problèmes, de l’élaboration d’alternatives, ainsi que la prise en compte des rouages propres au champ politique, permet d’établir une réflexion fondée sur la théorisation de la mise sur agenda. Mariant démarche socio-historique et analyse sur la sociogenèse de l’action publique en matière de lutte contre le cancer, cette étude s’inspire du modèle de J. W. Kingdon tout en le nuançant pour l’adapter à une étude de cas. 130 Ravier Marie - 2007 Abstract Abstract The object of this memory is construction in France of the fight against cancer like public problem. Successive analysis of the structuring of problem stream, policy stream and political stream, makes it possible to establish a reflexion based on a theorization of agendasetting. Marrying historical step socio and analyze on the genesis of public action as regards fight against cancer, this study takes as a starting point the model suggested by John W. Kingdon all while moderating it to adapt it to a case study. Ravier Marie - 2007 131