Sylvie Barnay
Maître de conférences à l’Université de Lorraine
EHESS – CéSor
Cathédrale de Créteil
12 janvier 2017
LES CHRISTIANISMES A L’EPREUVE DE L’HISTOIRE : RELIRE LE PREMIER
MILLENAIRE
ETRE PASSEUR DE MEMOIRE
1 - Qu’est ce que l’histoire ?
« J'eus un rêve : le mur des siècles m'apparut.
C'était de la chair vive avec du granit brut »
(Francis Bouvet (éd), Victor Hugo, Œuvres poétiques complètes, La légende des siècles,
Paris, 1961, p. 487)
L’histoire c’est le « mur des siècles », mais aussi « notre chair vive » !
C’est donc à la fois le passé et le présent : la manière dont on se souvient de ce passé et la
façon dont on transmet son souvenir.
Aussi l’histoire est vivante. Le passé ne peut être modifié mais la manière de le raconter et de
s’en souvenir évolue avec notre présent, lequel diffère des présents déjà passés ! La manière
dont on raconte l’histoire en 2017 n’est donc pas la même que la manière de raconter
l’histoire en 1917, et en 1817, et en 1717, encore moins celle de 17 !!!
s
2 - Un mot à double sens
Le mot lui-même a un double sens puisqu'il désigne à la fois
- l’événement et
- le récit.
Sa racine étymologique est indo-européenne : wid, savoir.
3 - Le christianisme incarné dans l’histoire
* Les évangiles de Mathieu et de Luc, par exemple, le démontrent chacun à sa manière.
Mathieu en remontant la généalogie du Christ afin de l'enraciner dans la tradition juive (Mt 1,
1-17), débutant par : « Voici la table des origines de Jésus Christ, fils de David, fils
d’Abraham »
Luc en l'installant dans l'histoire contemporaine : « La quinzième année du règne de l'empereur
Tibère, Ponce Pilate étant gouverneur de la Judée, Hérode, tétrarque de Galilée, Philippe son frère
tétrarque d'Iturée et du pays de Trachonite et Lysias tétrarque d'Abilène, sous le grand pontificat
d'Anne et de Caïphe (…) (Lc 3, 1). Luc se comporte comme un historien, datant les faits,
faisant le récit des événements qui se sont accomplis en ayant recours à des témoignages afin
de devenir passeur de mémoire.
* Ainsi, dès l'origine, l'histoire chrétienne se considère à la fois
- comme l'aboutissement d'une tradition — celle de l'histoire «sainte» du peuple juif.
- comme une ouverture vers un avenir marqué par l'avènement du Christ.
A ce titre relire dix siècles d’histoire de l’Eglise, c’est bien voir l’édifice, le « mur des
siècles » mais aussi « la chair vive » dont parlait Victor Hugo : l’histoire est vivante,
aussi à la mesure que les historiens l’écrivent et la relisent, à mesure qu’ils voient en
l’Eglise, chaire de Pierre, une « chair de pierres »…
II - COMMENT LE MONDE EST DEVENU CHRETIEN (Ie-IVe siècle) ?
1 « La rose est sans pourquoi » (Angelus Silesius, XVIIe siècle)
* Pour les historiens d’aujourd’hui, la question n’est plus de comprendre « pourquoi le monde
est devenu chrétien ? » mais « comment le monde est devenu chrétien » ?
* L’historiographie ou écriture de l’histoire a changé : l’historien est aussi vivant que l’histoire,
ses méthodes évoluent avec le temps l’historien du Ie siècle tout comme l’historien du XXIe
siècles sont des contemporains de leurs temps.
* Deux « comment » se posent très vite, dès les années 40, après l’événement Jésus Christ :
- Comment les chrétiens se sont reconnus originaux dans le monde juif ?
- Comment les chrétiens se reconnaissent dans le monde païen ?
Le christianisme, au terme d’un processus complexe, se sépare peu à peu du judaïsme qui en
est la matrice. Il commence à dialoguer avec la civilisation gréco-romaine de l’Empire non
pas en adoptant cette civilisation, mais en s’adaptant à elle.
Le christianisme ne fusionne donc pas, il s’incarne dans un espace et dans un temps,
créant du toujours nouveau déjà vu. Il a un air de déjà vu encore jamais vu, procédant
d’une histoire ancienne qu’il recolore à sa manière, tout comme un papier décoloré se
recolorerait aux yeux de celui qui en aurait le souvenir et le ferait remonter à la fenêtre
de sa mémoire
2 - Une religion de réseaux
Au IIe siècle, un philosophe romain écrivant en langue grecque, Celse, décrit comment le
christianisme se répand dans un ouvrage intitulé Discours véritable rédigé autour de 178 il
attaque intellectuellement le christianisme naissant. Ce texte est connu à travers le récit
d’Origène (185-253) :
« On y voit des cardeurs, des cordonniers, des foulons, des gens de la dernière ignorance et
dénués de toute éducation qui en présence de leurs maîtres, hommes d’expérience et de
jugement, ont bien garde d’ouvrir la bouche ; mais surprennent-ils en particulier les enfants de
la maison ou des femmes qui n’ont pas plus de raison qu’eux-mêmes. Ils se mettent à leur
débiter des merveilles. C’est eux seuls qu’il faut croire. Le pire, les précepteurs sont des fous
qui ignorent le vrai bien et sont incapables de l’enseigner. Eux seuls savent comment il faut
vivre ; les enfants trouveront bien de les suivre et, par eux, le bonheur visitera toute la famille
(…). Que ceux qui tiennent à savoir la vérité plantent précepteur et père et viennent avec
les femmes et la marmaille dans le gynécée ou dans l’échoppe du cordonnier ou dans la
boutique du foulon avant d’apprendre la vie parfaite. Voilà comment ils s’y prennent pour
faire des adeptes » (Contre Celse, III, 37).
Le témoignage de Celse est emblématique.. A travers son témoignage, on voit que la
prédication se fait encore au « coup par coup » et qu’elle n’est pas encore organisée ni
structurée à la manière dont le fera le IIIe siècle en organisant le catéchuménat. Le
christianisme avance à visage ouvert : les rites ne sont pas secrets ou initiatiques, ce qui
étonne aussi les mentalités païennes.
3 - La force d’attraction du christianisme
– L’usure des dieux païens
La première mission chrétienne se déroule dans un monde la religion joue un rôle très
important. L’athéisme constituait une exception ; même les philosophes épicuriens, si souvent
accusés d’athéisme, croyaient à l’existence des dieux. Ils étaient cependant convaincus que les
dieux ne s’intéressaient pas aux êtres humains, mais passaient une vie heureuse et paisible
dans leur propre univers.
La religion avait alors une fonction publique et politique : elle servait à fonder l’ordre social,
d’où l’importance de la religion de l’Etat et de l’exigence de l’observer, qui était une exigence
purement politique.
Or à partir du IIe siècle, l’Empire traverse une crise religieuse. On assiste à une intensification
des aspirations personnelles. L’individu cherche à exister religieusement, d’où l’incroyable
quête spirituelle qui caractérise les mentalités du temps.
Aussi, on assiste à une certaine usure des dieux païens de la cité devenus trop distants pour
assurer un contact personnel avec le divin. Tout cela faisait en sorte que, sans se soustraire
aux obligations de la religion d’Etat, incontournables pour le citoyen, on poursuivait une
religiosité plus personnelle l’individu se plaçait sous la protection d’une divinité qu’il
pensait avoir des raisons de considérer comme bienfaisante et comme assez puissante pour le
garder à l’abri des épreuves.
- Une proposition de salut
Dans ce cadre, le christianisme est une religion du salut parmi d’autres, mais il faut se
souvenir que la sôtêria, dans cet univers, était quelque chose de très concret : la guérison
d’une maladie, la vie sauvée dans un naufrage, échapper à la mort lors d’une attaque de
brigands. Sur ce point, le christianisme présente des atouts.
Le christianisme va se présenter dès lors comme une proposition de salut parmi d’autres
quêtes d’origine orientale propagés par les marchands ou les soldats (parfois les esclaves) :
- - Propositions de magie, astrologie, superstitions (au sens de conjurer l’avenir)
- - Propositions de sagesses philosophiques venues essentiellement de Grèce
- - Propositions de cultes orientaux (dieux venus d’Asie comme Cybèle, d’Egypte
comme Isis ou Osiris, de Syrie, comme Adonis ou de Perse comme Mithra)
L’atout du christianisme, ce sera dès lors de se présenter comme une force de sagesse, thème
exploité par les apologistes chrétiens, apparentant le Christ au Logos, la raison, grecque.
- Une religion pour tous
Le christianisme s’offre donc à ceux qui ont soif de salut personnel et s’ajoute aux cultes
orientaux. Il est vrai que la prédication de la croix et de la résurrection de Jésus était apte à
fonder l’espérance en un bonheur après la mort et par conséquent à attirer des gens qui
n’avaient pas beaucoup à attendre de cette vie : des esclaves, des pauvres, des femmes
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