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La Météorologie - n° 86 - août 2014
Neige et glace
Figure 1. Forage à eau chaude pour l’installation de capteurs de température dans la glace au-dessus des séracs du glacier de Taconnaz. Cliché A. Gilbert.
Le régime thermique
des glaciers alpins :
observations, modélisations
et enjeux dans le massif
du Mont-Blanc
Adrien Gilbert, Christian Vincent
Laboratoire de glaciologie et géophysique de l’environnement (LGGE),
CNRS / Université Joseph-Fourier, 38041 Grenoble, France
Résumé
Les variations climatiques influencent
non seulement le volume des glaciers,
mais également la température des
glaciers froids de haute altitude. La
ponse du régime thermique est com-
plexe et des outils de modélisation
numérique sont indispensables pour
interpréter les observations. Ainsi, les
mesures de températures dans la glace
alisées au dôme du Goûter (4250 m)
associées à des travaux de modélisa-
tion ont montré que le réchauffement
climatique du dernier siècle n’est pas
amplifié en altitude. La molisation
permet d’estimer par ailleurs l’évolu-
tion du régime thermique dans le
futur. Cette évolution peut induire
l’apparition de nouveaux aléas glaciai-
res, liés à l’apparition de poches d’eau
ou à l’instabilité de zones de séracs.
Les changements climatiques influ-
encent non seulement les variations
de volume des glaciers mais égale-
ment leur température interne. Les
variations de volume peuvent être par-
fois spectaculaires et sont très facile-
ment observables : elles se manifestent
par le « recul des glaciers » (Francou et
Vincent, 2007). Les variations de la tem-
pérature interne des glaciers sont plus
difficiles à observer car elles nécessitent
la réalisation de forages et l’installation
de capteurs de température en profon-
deur dans le trou de forage (figure 1). La
plupart des glaciers alpins sont tempé-
rés. Néanmoins, un certain nombre de
masses glaciaires de haute altitude sont
« froides » (voir encadré). En réalité, le
régime thermique des glaciers résulte
d’un ensemble de processus qui inter-
agissent entre eux et rendent le pro-
blème complexe. On distingue les
processus d’échange avec l’environne-
ment extérieur (contrôle climatique) des
processus de transport et de production
d’énergie au sein du glacier (contrôle
physique). Ainsi, le climat impose des
conditions de fonte et de température à
la surface du glacier et contrôle l’apport
d’énergie dans le glacier. La physique
interne du glacier détermine comment
cette énergie est transportée et transfor-
mée principalement par la percolation
de l’eau de fonte, la diffusion de la cha-
leur, l’advection verticale et horizontale
de la glace et la chaleur produite par la
déformation de la glace. De l’ensemble
de ces processus résulte le champ de
température du glacier. La nature offre
ainsi une variété de régimes thermiques
glaciaires qu’il était difficile de soup-
çonner avant les observations et la
modélisation numérique. Ainsi, on peut
rencontrer des glaciers polythermaux,
avec une zone d’accumulation froide et
une langue tempérée, ou au contraire
une zone d’accumulation tempérée et
une langue froide, ou encore une zone
superficielle froide et la base du glacier
tempérée, etc. (figure 2). Comprendre
Prix Prud’homme 2014
30 La Météorologie - n° 86 - août 2014
et simuler l’évolution du régime ther-
mique nécessite évidemment le déve-
loppement de modèles numériques. Ces
moles en sont à leurs prémices.
Les changements de température d’un
glacier conditionnent non seulement
son comportement mais peuvent aussi
avoir des conséquences considérables
en termes d’aléas d’origine glaciaire.
D’une part, le régime thermique d’un
glacier influence très largement sa
dynamique. Si sa base est à température
négative, le glacier ne glisse pas sur son
lit et son écoulement est limité à la
déformation de la glace. Au contraire, si
le glacier est tempéré, son comporte-
ment est perturbé par la présence d’eau.
Dans ce cas, il dérape sur le lit rocheux
et sa vitesse de glissement est condi-
tionnée par la pression d’eau à la base.
La vitesse de déformation d’un glacier
froid est également fortement dépen-
dante de sa température. Le comporte-
ment dynamique d’un glacier de
montagne comme celui d’un glacier
émissaire d’une calotte polaire est donc
dicté en partie par sa température
interne et en particulier celle de sa base,
car sa vitesse de glissement en dépend.
D’autre part, les variations de tempéra-
ture peuvent avoir des conséquences en
termes daléas. En haute montagne,
nombre de glaciers « suspendus » sur
des pentes extrêmement raides doivent
leur existence uniquement à leur tempé-
rature négative. Ainsi, le réchauffement
dun glacier froid suspendu peut
conduire à la déstabilisation d’une par-
tie du glacier (Failletaz et al., 2011). En
outre, la présence de glace froide (qui
est imperméable) en zone d’ablation
peut engendrer d’importants stockages
d’eau liquide dont le relargage brutal
est susceptible de provoquer de très
grosses laves torrentielles (Vincent et
al., 2010).
Par ailleurs, les mesures de profils de
température permettent la reconstitution
du climat passé à l’altitude du glacier
étant donné quun profil à linstant
présent est le résultat de plusieurs
décennies voire de siècles d’évolution
climatique (Dahl-Jansen et al., 1998).
La modélisation numérique du régime
thermique des glaciers froids ou poly-
thermaux s’avère ainsi incontournable.
Elle permet, d’une part, d’estimer le
champ de température du glacier dans
son intégralité et, d’autre part, d’en esti-
mer lévolution passée et future en
réponse aux variations climatiques. Les
applications pour l’étude de l’aléa gla-
ciaire, pour les reconstitutions clima-
tiques ou encore pour connaître la
« durée de vie » des zones froides des
glaciers sont très nombreuses.
Sites étudiés
et enjeux
Les études réalisées sur le régime ther-
mique des glaciers de montagne dans
les Alpes françaises se sont concentrées
au cours des dernières années sur quatre
glaciers du massif du Mont-Blanc.
Ces glaciers sont les glaciers de Tête
Rousse, de Taconnaz, du col du Dôme
Figure 2. Différentes structures thermiques observables sur les glaciers. Les glaciers a à c sont majo-
ritairement froids avec une petite zone tempérée qui peut être due au flux géothermique (a), à la cha-
leur de déformation de la glace (a et b) ou localement à la percolation de l’eau de fonte dans le névé
(c). Les glaciers d à f sont majoritairement tempérés avec une zone froide qui peut être due à l’alti-
tude importante de la partie haute de la zone d’accumulation (d) ou à l’étanchéité de la glace en zone
d’ablation (e et f). Adapté de Aschwanden et al. (2012).
Abstract
Thermal regime of alpine glaciers:
observations, modeling and issues
in the Mont Blanc massif
Climatic variations do not only
influence the volume of glaciers, but
also the temperature of the cold high
altitude glaciers. The response of the
thermal regime to climatic changes is
complex and numerical modeling
tools are essential to interpret the
observations. The reconstruction car-
ried out at the Dôme du Goûter
(4250 m) showed that climate war-
ming over the last century is not
amplified with elevation. The mode-
ling approach also allows us to esti-
mate the future evolution of the
thermal regime as it may lead to new
glacial hazards associated with the
development of water pockets or insta-
bilities around serac zones.
Quelques définitions
Bilan de masse : addition de tous les pro-
cessus qui ajoutent de la masse à un gla-
cier (neige, avalanches) et qui la lui
enlèvent (fonte, sublimation).
Glace froide : glace à température néga-
tive.
Glace tempérée : glace à son point de
fusion (~0 °C).
Zone d’accumulation : zone supérieure
du glacier, généralement couverte de
neige, où le bilan de masse de surface est
positif sur l’année.
Zone d’ablation : zone inférieure du gla-
cier où la glace apparaît à la fin de l’été et
où le bilan de masse de surface est néga-
tif sur l’année.
Ligne d’équilibre : altitude de séparation
des zones d’accumulation et d’ablation.
Glacier suspendu : glacier localisé sur
une pente raide (> 30°) qui se termine par
une barre de séracs.
Lave torrentielle : écoulement d’un
mélange d’eau, de glace, de sédiments
fins et d’éléments rocheux, de diverses
grosseurs, depuis les graviers jusqu’aux
rochers énormes.
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Figure 3. Photographie aérienne des sites d’étude. Les quatre glaciers étudiés sont encadrés en noir
et les zones sensibles aux risques glaciaires en rouge.
et du col de la Brenva (voir figure 3). Ils
constituent un véritable laboratoire pour
l’étude du régime thermique des gla-
ciers de type alpin grâce aux nombreu-
ses données acquises depuis une
vingtaine d’années. Les glaciers de Tête
Rousse et de Taconnaz posent des pro-
blèmes d’aléas glaciaires. Le glacier du
col du Dôme est particulièrement inté-
ressant pour les reconstitutions du
climat ou de la composition de l’atmo-
sphère. Les enjeux sont très forts car
une partie de la population qui vit dans
ces vallées est menacée ou pourrait
l’être dans le futur. Ceci est d’autant
plus vrai que la zone concernée est la
vallée de Chamonix et Saint-Gervais,
au pied du plus haut sommet des Alpes,
emblème mondial de l’alpinisme. Le
tourisme est la première ressource
économique de cette vallée. Aussi, dans
ce contexte, prévenir les catastrophes
naturelles éventuelles est une préoccu-
pation majeure et le développement
d’outils de prédiction est très attendu
par les collectivités.
Les zones glaciaire
au-dessus de 3800 m
d’altitude
Dans les Alpes, les zones glaciaires au-
dessus de 3800 m d’altitude sont géné-
ralement froides. Elles sont donc
sensibles thermiquement aux varia-
tions climatiques. Les études réalisées
dans les Alpes françaises sur ces zones
concernent principalement le site du
col du Dôme à l’altitude de 4250 m
(figure 4), véritable site pilote de la
modélisation thermo-mécanique des
glaciers de haute altitude en France.
Comme indiqué précédemment,
l’objectif de ces études est double :
reconstituer le climat à haute altitude
et prédire lévolution thermique de
glaciers froids suspendus.
Site pilote : le col du Dôme,
de l’observation
à la modélisation
Les travaux dobservations réalisés
depuis 1993 ont permis détablir le
champ de vitesse de surface du glacier,
la répartition spatiale de laccumu-
lation de neige et de quantifier les
variations de température sur toute
lépaisseur du glacier en trois sites
de forage différents (figure 5).
Les observations de profils profonds
de température présentées sur la
figure 5 révèlent d’une part un état cli-
matique non stationnaire, car les pro-
fils sont très éloignés des profils de
température stationnaires (profil pour
un état climatique stationnaire).
D’autre part, ils montrent la grande
variabilité spatiale de la réponse ther-
mique du glacier aux changements cli-
matiques puisque ces sites ne sont pas
éloignés de plus de 500 m lun de
l’autre. Les études menées et décrites
ci-après visent à comprendre cette
variabilité spatiale et temporelle.
Sensibilité des zones
de haute altitude
au réchauffement climatique
Afin de caractériser les processus
d’échange énergétique entre le glacier
et l’atmospre, des mesures locales
de températures, de rayonnement,
d’humidité et de vent ont été réalisées
Figure 4. Photographie du site du col du Dôme en mars 2012 à proximité du site de forage n° 1
(sommet du dôme du Goûter, 4300 m). Au fond le mont Blanc (4810 m). Cliché A. Gilbert.
Figure 5. Carte du col du Dôme et mesures de température réalisées dans les trois sites de forage
indiqués sur la carte. Le carré bleu montre l’emplacement de la station météorologique, notée AWS
pour Automatic Weather Station (figure 6) (Gilbert et Vincent, 2013).
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Figure 6. Stations météorologique et de mesures de température du névé installées au col du Dôme à
4250 m d’altitude durant l’année 2012.
à partir d’une station météorologique
installée sur le site. En parallèle, nous
avons effectué des mesures continues
de température dans les premières cou-
ches du névé jusqu’à 10 mètres de pro-
fondeur au cours de l’été 2012
(figures 6 et 7).
La f igure 7 illustre la très forte
influence des événements de fonte sur
l’évolution thermique du névé en sur-
face. La modélisation du bilan énergé-
tique de surface du glacier associée à
la modélisation des flux de chaleur
dans le névé et de la percolation de
l’eau de fonte montre en effet que la
température du névé est extrêmement
sensible à la fréquence et la durée des
événements de fonte (Gilbert et al.,
2013). Ainsi, durant ces événements,
le glacier reçoit une quantité d’énergie
bien plus importante venant du milieu
extérieur (voir le réchauffement du
névé observé durant l’été 2012 sur la
figure 7 en réponse à un événement de
fonte entre le 15 et le 20 août). La
durée et la fréquence de ces événe-
ments dépendent très fortement de
l’exposition et de la pente locale, ce
qui explique en partie la variabilité
spatiale observée du réchauffement
des profils profonds (figure 5). On
montre aussi dans cette étude que la
variabilité des températures de surface
du glacier est un ts bon indicateur
des variations de température
atmosphérique à condition de prendre
en compte l’énergie supplémentaire
introduite pendant les événements de
fonte. Il est ainsi possible de repro-
duire les températures de surface du
glacier à partir des températures
atmosphériques et dun modèle de
fonte de type « degré-jour »1.
Vers la modélisation
thermo-mécanique
en trois dimensions
des glaciers
de haute altitude
Grâce aux données recueillies dans les
différents forages réalisés au col du
Dôme (température et densité), à la
surveillance de réseaux de pieux en
surface (mesure du champ de vitesse et
d’accumulation) et à une étude fine
des processus d’échange entre l’atmo-
sphère et le glacier (Gilbert et al.,
2013), il a été possible de construire un
modèle couplé thermo-mécanique
pour la simulation tri-dimensionnelle
du régime thermique du col du Dôme.
Ce modèle résout, en régime tran-
sitoire, l’évolution de la surface libre,
des champs de vitesse et de pression,
du champ de densité et du champ de
température de manière entièrement
couplée. La résolution du modèle
mathématique est effectuée à l’aide de
l’outil de résolution déquations par
éléments finis Elmer/Ice (Gagliardini
et al., 2013). Cet outil, développé sur
la base du code multiphysique Elmer2,
permet la résolution d’un certain nom-
bre d’équations différentielles utilisées
en glaciologie dont léquation de
Stokes, l’équation de la chaleur et celle
de conservation de la masse.
Figure 7. Température de surface (en °C) mesurée par caméra infrarouge et fonte (en mm d’eau par heure) simulée au col du Dôme durant l’été 2012 (en
haut). Température mesurée dans le névé en fonction de la profondeur durant la même période (en bas) (Gilbert et al., 2013).
1. Modélisation simple de la fonte de la neige et
de la glace à partir de l’hypothèse que la fonte
journalière est proportionnelle à une anomalie
des températures journalières de l’air par rapport
à une température de référence (généralement
0 °C).
2. http://www.csc.fi/elmer
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La Météorologie - n° 86 - août 2014
Figure 8. Changements de températures modélisés au col du Dôme en dessous de 40 m de profon-
deur entre 1907 et 2012 (sur la zone délimitée en bleu sur la carte en figure 5).
Figure 9. En haut, températures de l’air mesurées à Lyon-Bron extrapolées au col du Dôme (en noir) et scénario climatique (en rouge) jusqu’en 2050
(CNRM-RM5.1_ARPEGE, projet Ensembles). En bas, température simulée sur le site de forage n° 2 en fonction de la profondeur et du temps.
En utilisant de longues séries de mesu-
res de température comme celle de la
station de Lyon-Bron (depuis 1907), on
peut ainsi modéliser l’évolution ther-
mique du glacier sur le XXesiècle. Les
résultats montrent un réchauffement
hétérogène allant jusqu’à 4 °C dans cer-
taines zones sur la période 1907-2012
(figure 8). Ces quantifications ont de
faibles incertitudes (< 1 °C) dans la
mesure où le modèle est étalonné pour
reproduire de manière très correcte les
observations réalisées dans les trois
sites de forage. Ils mettent en évidence
un autre facteur d’téronéité spatiale
en plus de l’orientation de la surface : il
s’agit de l’accumulation de neige qui
est très variable sur le col. En effet,
l’accumulation influence les vitesses
d’advection verticale du glacier et donc
le transport d’énergie. Ainsi, les zones
avec une forte accumulation de neige se
réchauffent bien plus rapidement ; c’est
le cas du site n° 2, qui en plus d’être
orienté vers l’est, subit une forte accu-
mulation (d’environ 3 m d’eau par an).
Son profil de température se distingue
très nettement de celui du site n° 3 qui
connaît une accumulation beaucoup
plus faible (environ 1,4 m d’eau par an)
et qui est orienté au nord (cf. carte en
figure 5).
À l’aide de scénarios climatiques dispo-
nibles pour le futur, nous avons estimé
l’évolution thermique du col du Dôme
au cours des 40 prochaines années. Les
simulations réalisées à partir de simula-
tions climatiques du projet Ensembles3
(van der Linden et Mitchell, 2009)
montrent que dans le futur le glacier va
continuer de se réchauffer de manière
importante. Sur le site de forage n° 2, ce
réchauffement atteindra 1 °C à la base
du glacier dici 2050 (figure 9). Le
modèle développé ici permet de simuler
le régime thermique de n’importe quel
glacier, à condition de conntre la géo-
métrie du lit rocheux et le bilan de
masse en surface. Il savère ainsi un
outil puissant pour l’étude des glaciers
froids suspendus et leur stabilité.
Glacier de Taconnaz :
glacier suspendu en sursis ?
Apport des outils
de modélisation du régime
thermique
Nous venons de voir que le régime
thermique des zones d’accumulation
froides, comme le col du Dôme, est
très sensible aux variations clima-
tiques. Certaines de ces zones, du fait
de leur altitude modérée, peuvent être
proches du point de fusion avec des
3. http://www.ensembles-eu.org
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