Préface du Petit Robert 2006 sur les encadrés étymologiques

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Préface du Petit Robert 2006 sur les encadrés étymologiques
Les mots français parmi langues et siècles
Conformément à sa vocation historique et patrimoniale, le Petit Robert structure sa
description du lexique à la fois par la sémantique et dans une chronologie, à la fois par
l'usage contemporain et par ceux du passé. De très nombreuses datations — les
principales sont explicitées en fin d'ouvrage — permettent de repérer l'entrée dans le
français écrit des formes et des significations.
Nous avons souhaité développer et enrichir l'aspect historique de l'ouvrage par de
courtes rubriques encadrées, placées à la fin de certains articles. Sans développer
l'histoire des mots et des idées, ce que fait le Dictionnaire historique de la langue
française, ces rubriques, au nombre de 650 (environ) replacent les mots dans leur
famille étymologique, de manière claire et explicite. En outre, elles proposent des pistes
en direction d'autres langues, établissant des liens entre mots français et mots d'autres
langues issues du latin (italien, espagnol, occitan, catalan, portugais, roumain), ou de
langues indo-européennes non romanes (sanskrit, grec, langues germaniques, celtes,
slaves...).
Les mots ainsi commentés sont en règle générale très anciens (apparus par écrit entre le
IXe et le XIIIe siècle); ils sont le plus souvent issus, soit du latin parlé en Gaule — et non
pas du latin classique —, soit des langues des tribus germaniques qui ont pénétré
durablement le monde gallo-roman, notamment le francique, langue des Francs, peuple
dont la France porte le nom. Parmi ces mots vénérables, on a retenu ceux qui étaient
pourvus d'une vaste descendance ou d'un abondant entourage, parfois surprenant,
imprévisible. Ce sont la plupart du temps des mots de grande fréquence, relativement
brefs — une ou deux syllabes — dotés de nombreux sens et emplois. Parmi ces mots, on
trouve le noyau de la vision culturelle en français, termes de parenté, dénomination des
parties du corps, animaux familiers, mots de la vie domestique, verbes fondamentaux,
adjectifs essentiels, concepts de civilisation...
Le souci de dégager des éléments patrimoniaux anciens a conduit à traiter également
des mots archaïques (verbes tels que celer, choir, férir, gésir, ouïr, quérir, seoir) ou rares
(coi, la nue), ou dont le sens s'est restreint (traire), lorsque ces mots constituent le
premier maillon d'une lignée lexicale.
Dans le cas des familles de mots procédant d'un vocable latin qui n'a pas eu d'effet en
français moderne, l'encadré a été placé sous le représentant le plus ancien (offrir, pour
la descendance du latin ferre « porter », voûte pour celle de volvere « tourner, rouler »).
Chacune des rubriques commence par développer l'étymologie proposée en début
d'article. Les ancêtres immédiats sont cités, et, lorsqu'elle est connue, la racine indoeuropéenne.
Il nous a semblé nécessaire de la citer, car elle fournit des passerelles vers des mots
d'autres langues. Le recours à cette source commune indo-européenne permet de
regrouper autour de œil, le grec ôps « vue » (avec cyclope, myope ou optique), le grec
ophtalmos « œil », l'allemand Auge, l'anglais eye et aussi window « fenêtre ».
En rattachant ainsi non seulement des mots romans (venant du latin), mais aussi grecs,
germaniques (anglais, allemand, néerlandais), celtes (breton), on a voulu replacer le
lexique français dans ses origines, au cœur des langues d'Europe.
Au-delà des relations sémantiques de l'usage moderne, représentées par les exemples
et par les renvois « analogiques », il a semblé indispensable de signaler les liens
historiques entre mots, que le temps a masqués. Une partie importante de chaque
encadré est donc consacrée à la reconstitution d'une famille étymologique. Certaines
sont très homogènes par le sens général : celle de mêler évoque le mot et l'idée de
mélange avec méteil, mixture, mesclun, métis, promiscuité ou méli-mélo. D'autres
bifurquent dans des directions inattendues : ainsi, usine et ouvrier appartiennent à la
même famille étymologique que opéra; payer suggère initialement que l'argent apporte
la sérénité et se trouve rapproché du mot paix. Le verbe faillir est abordé sous deux
axes : l'idée de tromperie avec faux, fausseté, faussaire, falsifier, fallacieux, et celle de
manquement avec faute, défaut, faillible, faillite. Telle famille vient entièrement du latin
(comme celle de main, mémoire ou cinq), telle autre est massivement formée en
français (cul a assuré sa descendance, qu'elle soit technique ou vulgaire), alors qu'une
troisième a beaucoup emprunté à l'étranger. C'est le cas de moyen dont la famille
comprend médaille, mezzanine, intermezzo et intermède (de l'italien), méjanage (de
l'occitan), misaine (du catalan), médianoche (de l'espagnol) et média (de l'anglais). Les
mots appartenant à deux familles sont cités sous chacune d'elles : ainsi brouette est
mentionné à roue (avec renvoi vers deux) et inversement.
Ces rubriques ne prétendent évidemment pas à l'exhaustivité. Pour éviter de
fastidieuses énumérations, nous nous sommes souvent limitées à un mot centre,
laissant au lecteur le soin de reconstituer la proche dérivation et les composés
« transparents » (charger est mentionné à char, mais pas charge, chargement, chargeur
et chargeuse, ni monte-charge, décharger, recharger). Nous avons pris le soin de signaler
les mots qui, par leur forme comme par leur sens, seraient rattachés, et à tort, à une
famille étymologique. Ainsi, malgré les apparences, bûcheron n'a rien à voir avec bûche;
chiot et caniche sont sans rapport avec chien (du latin canis), popote ne doit rien à pot,
croquer n'est pas dérivé de croc, ni apercevoir de voir.
Des noms propres sont inclus dans la description, qu'il s'agisse de prénoms (Quentin cité
à cinq, Léon, Léonard et Lionel à lion), de patronymes (Delpech, Poujade, Puig à puy) ou
de toponymes (les îles baptisées Sporades à l'entrée épars; Monaco, Munich, Moustier,
Munster à l'entrée moine). La famille de loup comprend des prénoms (Jean-Loup, Lope
en espagnol, Lobo en portugais, Adolphe, Raoul, Rodolphe et Wolfgang, d'origine
germanique), des patronymes comme Leleu, des toponymes comme Saint-Leu ou
Louvre.
La dernière partie de chaque rubrique est consacrée aux mots français adoptés par
d'autres langues, sous leur forme originelle, parfois archaïque ou profondément
remaniée, s'agissant d'emprunts anciens, souvent datés (la date correspond alors à la
forme et non au sens). Qui pourrait reconnaître le sérieux grammaire sous le frivole
anglicisme glamour ? L'anglais contemporain conserve de l'ancien français — beverage,
colour, chief, damage, doctor, navy, number... — et ces mots font partie du vocabulaire
de base. Ainsi, la jelly n'est autre que notre gelée, tout comme porridge est une
altération de potage; le ranch yankee a pour origine le verbe ranger; flower « fleur » et
flour « farine » continuent l'ancien français flo(u)r. Des mots parmi les plus fréquents
sont d'origine française : le verbe italien usuel mangiare est emprunté au français
manger, comme formaggio à fromage (formage) ou prigione à prison; l'espagnol jamón
à jambon; l'allemand kosten à coûter, Klavier « piano » à clavier, Abenteuer à aventure;
en anglais, plate « assiette » vient de plat; table, hour, lesson, fresh, mirror, mountain,
money « argent », peace « paix », market « marché », et tant d'autres sont des
emprunts. Des mots qui ont passé le Channel (du français chenal...) nous reviennent :
rouler a donné to roll que l'on retrouve dans rock-and-roll ou roller; détresse est passé
sous la forme distress qui nous a fourni stress. Du XIe au XVe siècle, les mots normands,
puis « français » ont donné ce français d'Angleterre appelé anglo-normand, langue du
pouvoir, de la haute aristocratie et de la littérature, qui va influencer le moyen anglais,
langue du peuple et de la petite noblesse (on chiffre à environ 33 % l'apport français au
lexique anglais). Il résulte de cette situation des paires anglais/français comme calf/veal,
sheep/mutton, pig/pork, traduisant la réalité sociolinguistique autant que la vision
référentielle.
Le français a donné du vocabulaire à d'autres idiomes dans des domaines attendus telles
la gastronomie, la couture et la mode (collier, décolleté ont été massivement adoptés);
mais on remarquera des mots inattendus appelés à une destinée internationale, tel est
le cas de croupe, flanc, joie, joyau, lignage, nuance, patrouille, routine, chauffeur,
commander ou encore courage et couard. Nous laissons au lecteur le plaisir de ces
passionnantes lectures transversales.
La reconstitution de ces familles étymologiques a produit 15 000 renvois qui ont été
signalés (par un *), permettant de relier un mot à l'encadré où il se trouve cité, ou
encore de mettre en relation deux encadrés qui ont des rapports de plus ou moins
proche parenté. Un quart des mots du Petit Robert se trouve mentionné dans ces
encadrés, mais il s'agit du quart qui représente en profondeur les racines du français
dans son extension géographique première, celle du monde gallo-romain (France du
Nord, Belgique méridionale, Suisse romande). Par cet ajout descriptif « fondamental »
au Petit Robert, l'ouvrage s'enrichit d'une dimension synthétique, verticale par le recours
à la chaîne historique allant des sources indo-européennes aux langues modernes,
horizontale en reliant les mots français à ceux de langues issues de l'ancêtre commun et
aux nombreuses langues qui ont emprunté au français, tout comme le français a
emprunté aux idiomes voisins et lointains (ainsi que les étymologies déjà présentes
l'attestent abondamment). Les vocabulaires des langues apparentées ou en contact sont
le reflet de visions du monde et de civilisations. Leurs relations sont multiples et
complexes. On a cherché à représenter dans le Petit Robert, de manière encore plus
claire et plus approfondie, ce réseau d'influences, vers la langue française et à partir
d'elle, qui reflète l'un des enjeux culturels majeurs des relations entre peuples, et
d'abord entre peuples d'Europe.
Marie-Hélène DRIVAUD et Marie-José BROCHARD, avril 2002.
■ N. B. En plus des sources classiques, nous avons surtout utilisé les dictionnaires
étymologiques suivants : Dictionnaire étymologique de la langue grecque,
P. Chantraine (Klincksieck, Paris, 1999), Dictionnaire étymologique de la langue latine,
A. Ernout et A. Meillet (Klincksieck, Paris, 2001), Dizionario Etimologico della Lingua
Italiana, M. Cortelazzo et P. Zolli (Zanichelli, Bologna, 1999), Breve Diccionario
Etimológico de la Lengua Castellana, J. Corominas (Gredos, Madrid, 1996),
Etymologisches Wörterbuch der deutschen Sprache, F. Kluge (de Gruyter, Berlin, 1989),
Oxford English Dictionary, CD-ROM version 2.00 (Oxford University Press, 1999),
Indogermanisches Etymologisches Wörterbuch, J. Pokorny (Francke Verlag, Tübingen,
1994), et, bien entendu, le CD-ROM du Petit Robert, le Dictionnaire historique de la
langue française, le Dictionnaire étymologique des « Usuels » du Robert (J. Picoche).
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