à paraître. In Moriggi, M. (ed.), Proceedings of the XII Incontro Italiano di Linguistica Camito-Semitica (Afroasiatica). Ragusa, 6-9/06/2005. L’auxiliaire di ‘dire’ dans les composés descriptifs en bedja Martine Vanhove (LLACAN - CNRS, INALCO, Université Paris 7) INTRODUCTION Depuis Marcel Cohen (1936 et 1939), on désigne traditionnellement par le terme de ‘composé descriptif’, une construction qui fait appel à un lexème suivi d’un verbe ‘dire’ pour former un prédicat complexe, et non pour introduire un discours rapporté ou pour préciser des valeurs aspectuelles, temporelles ou modales. Cette formation est particulièrement fréquente en Afrique du nord-est, quels que soient les groupes linguistiques, à tel point qu’elle est considérée comme un trait aréal. Elle a été relevée, avec d’autres appellations, dès les travaux d’Isenberg (1842) pour l’amharique, de Reinisch (1878) pour le couchitique et de Praetorius (1894) pour le chamito-sémitique, et décrite par de nombreux linguistes1 depuis, en tant que phénomène expressif en synchronie et pour son rôle dans le renouvellement des systèmes verbaux dans les langues couchitiques. En ce qui concerne le bedja, seule langue de la branche nord du couchitique et parlée dans l’est du Soudan, au nord de l’Erythrée et au sud de l’Egypte, Roper (1928 : 84) signale brièvement la possibilité de former des composés descriptifs avec la forme de base du verbe ‘dire’ di. A la suite des travaux typologiques que nous avons menés conjointement avec D. Cohen et M.-Cl. Simeone-Senelle (Cohen et al., 2002) sur la morphosyntaxe, le fonctionnement discursif et l’évolution diachronique de ces constructions, j’ai été amenée à approfondir la recherche plus spécifiquement pour le bedja. Pour ce faire, je me suis servie du corpus de littérature orale et de récits divers que j’ai enregistrés au Soudan au cours de 5 missions sur le terrain depuis l’an 2000, soit un total de 184 textes sur une durée totale d’environ huit heures. Cette présentation s’articule autour de trois points : le problème de la fréquence de ces constructions dans le discours, une analyse morphosyntaxique, et enfin, une étude de la valence et de la sémantique de ces prédicats complexes. FREQUENCE D’emblée, une première constatation s’impose : sur les milliers de prédicats verbaux du corpus, seules 55 occurrences de ces prédicats 1 Pour une revue bibliographique détaillée, voir Cohen et al. (2002). complexes ont été relevées, soit une très faible proportion. On est loin, par exemple, de leur extrême profusion en afar (cf. Cohen et al., 2002), une langue couchitique d’une autre branche, mais proche géographiquement et dont on connaît les anciens contacts avec le bedja (Morin, 2001), ou encore en amharique, dans le domaine afro-sémitique. La question peut se poser de savoir s’il existe un lien entre cette faible vitalité en bedja et la forte proportion (60% selon Cohen, 1988 : 256) de conjugaisons préfixales par rapport aux conjugaisons suffixales dans cette langue. Ces dernières, forme innovante de la conjugaison verbale en bedja comme en couchitique, sont elles-mêmes issues d’une grammaticalisation d’anciens composés avec le verbe ‘dire’. Dans l’état actuel de la documentation pour le couchitique, il semble difficile de répondre, car il faudrait être sûr que leur degré de vitalité actuel, dont on sait d’ailleurs peu de choses, est lié d’une manière ou d’une autre à l’extension de la conjugaison suffixale à l’ensemble des verbes dans les langues couchitiques. En tout état de cause, il ne semble pas que le témoignage de l’afar vienne appuyer cette hypothèse, puisque dans cette langue la proportion des anciennes conjugaisons préfixales est encore de 33% environ (Cohen, 1988 : 256). Etant donné qu’il s’agit d’un trait aréal, bien d’autres facteurs peuvent entrer en ligne de compte, dont vraisemblablement la nature des langues en contact avec le bedja. Au Soudan, la plus importante d’entre elles est actuellement l’arabe, une langue qui justement ignore ce type de construction. Il serait intéressant de savoir si le bedja parlé en Erythrée, en contact essentiellement avec le tigré2, en fait un usage plus important que le bedja du Soudan. Il y aurait peut-être d’importants enseignements à en tirer pour la diffusion aréale du phénomène en Afrique du nord-est. Mais, pour ce qui est du bedja, le tableau risque d’être complexe étant donné les contacts, bien réels mais encore mal connus, de cette langue avec le nubien, une langue nilo-saharienne qui utilise aussi, et abondamment, des composés descriptifs (cf. Armbruster, 1960). Enfin, sur le plan sociolinguistique, il ne semble pas y avoir de différence significative entre l’utilisation qu’en font les hommes et les femmes, comme on en rencontre dans d’autres domaines de la morphosyntaxe du bedja, ni de différence entre les tranches d’âge, ni même de différence dialectale. Dans tous les cas, l’utilisation des composés descriptifs demeure parcimonieuse. 2 Pour les composés descriptifs dans cette langue, voir Raz (1983). 2 MORPHO-SYNTAXE Dans notre article (Cohen et al., 2002), sur la foi de la brève mention de Roper (1929 : 84), nous avions classé le bedja parmi les langues qui n’ont qu’une seule construction pour la formation des composés descriptifs, celle qui utilise la forme de base du verbe ‘dire’. Il convient désormais de revoir cette classification typologique, car mon corpus montre qu’il est possible d’utiliser aussi la forme dérivée causative de ce verbe. En bedja, di est le radical du verbe ‘dire’ et il a pour dérivé causatif sisiyood ou soosid, selon les dialectes. Il s’agit d’un verbe irrégulier qui semble issu de la fusion de deux verbes différents, l’un à base consonantique d, l’autre n. Un exemple de composé descriptif avec chacune des deux formes, simple et dérivée, est donné ci-dessous en (1) et (2)3 : 1. 2. gaal door i-karaay dha oo-gnÝa sirir un fois ART.M.SG-hyène vers ART.M.SG.A-cœur se souvenir iid-heeb / dire.NAR3M.SG-PR1SG Soudain, je me suis souvenu de l’hyène. a-sisiyoo-d-eeb too-lew bak ¯ibib ART.F.SG.A-estomac ainsi regarder ACC1SG-CAUS-dire-REL oo-door / batuu ¯aat-u / ¯aat Ýataab-t-u / ART.M.SG.A-fois / elle.N viande-PRÉD3SG viande plein-F-PRED3SG Quand j’ai regardé l’estomac, c’était de la viande, il était plein de viande. La proportion de composés descriptifs avec le verbe di à la forme de base par rapport à ceux avec la forme dérivée causative sisiyood ou soosid est d’environ deux tiers - un tiers, en faveur de la forme de base. Le bedja appartient donc, comme l’afar et de nombreuses langues afro-sémitiques, au type de langues où ‘dire’ peut être utilisé à une forme dérivée dans les composés descriptifs. Un autre critère de classement typologique que nous avions retenu (Cohen et al., 2002), concerne la catégorie grammaticale de la base lexicale susceptible d’être associée au verbe auxiliaire ‘dire’ ou à son Abréviations : / pause, A accusatif, ACC accompli, ART article, CAUS causatif, converbe d’antériorité, CONV.S converbe de simultanéité, COOR coordination, DEM démonstratif, DIM diminutif, DISTR distributif, F féminin, FUT futur, G génitif, INAC inaccompli, INDF indéfini, M masculin, N nominatif, NAR narratif, NEG négation, ONOM onomatopée, PL pluriel, POS possessif, PR pronom objet, PRED prédicatif nominal, REL relateur, SG singulier. 3 CONV.A 3 dérivé. Sur ce point aussi, il convient de rectifier notre article, car le corpus ne fait apparaître que des bases d’origine verbale ou onomatopéique. Au vu du corpus, il ne semble en effet pas possible, comme nous l’avions écrit à l’époque, d’utiliser toutes les catégories grammaticales, comme le font l’afar et beaucoup de langues afro-sémitiques. En ce qui concerne les deux premiers énoncés ci-dessus, il existe des verbes correspondants, couramment employés. Il s’agit, pour le premier, d’un verbe à conjugaison suffixale sirir ‘se souvenir’, et, pour le second, d’un verbe à conjugaison préfixale ¯ibib ‘regarder’. A l’inverse, l’exemple (3) ci-dessous, est un énoncé avec une onomatopée sans forme verbale correspondante : 3. ti-takat / ÿuuÿ tendi / prout dire.INAC3F.SG / ART.F.SG-femme elle fait « prout », la femme. (nifik ‘péter’) Un autre critère typologique concerne la morphologie des lexèmes verbaux associés à ‘dire’ et ses dérivés. En bedja, il semble bien que seules les formes de base non dérivées soient utilisables, à l’inverse de l’afar, par exemple, qui a aussi recours aux thèmes dérivés. Mon corpus ne contient en tout cas aucune forme dérivée et quand une correspondance peut être établie entre un composé descriptif et un verbe à une forme dérivée, le composé descriptif contient un radical dépourvu des morphèmes dérivatifs, comme dans l’exemple (4) ci-dessous. Cette limitation est probablement un corollaire de la rareté de ces prédicats complexes et un indice de leur faible vitalité. 4. een oon mil-oot ÿakw-is-tiini larme-INDF.F s’égoutter-CAUS-INAC3F.SG dire-ACC3PL DEM dhaay i-tak-i da / tuu-mili ÿakw ART.M.SG.G-homme-G vers / ART.F.SG.N-larme s’égoutter vers haal-ooki naan tendi-hoob / dire.INAC3F.SG-quand / état-POS2M.SG quoi waw-is-tin-hook endi / pleurer-CAUS-INAC3F.SG-POS2M.SG dire.INAC3M.SG une larme goutte, dit-on, sur cet homme. Quand la larme s’égoutte sur lui, il dit : « Qu’est-ce qui te fait pleurer ? » Il est malgré tout possible d’utiliser une forme diminutive, mais seulement pour une classe phonétique de verbes : ceux qui comportent une consonne vibrante r, pour lesquels celle-ci se construit au moyen d’une 4 alternance avec la latérale l. Ainsi dans l’exemple (5) ci-dessous, fal est la forme diminutive de far ‘sauter’ : 5. fal fal diy-ee ¯uumi fal sauter.DIM sauter.DIM sauter.DIM dire-CONV.S entrer.NAR3M.SG Ýeen / dire.INAC3PL Il est entré en sautillant, dit-on. Outre cette restriction phonétique particulière, il faut ajouter que le procédé n’appartient pas en propre au système verbal (les noms, par exemple, le connaissent aussi) et qu’il n’existe pas de dérivation verbale diminutive potentiellement applicable aux autres verbes de la langue. Cette dérivation marginale ne remet donc pas en cause la limitation des composés descriptifs aux formes verbales de base. Par ailleurs, sur le plan morpho-syntaxique, l’énoncé (4) montre que des postpositions peuvent s’insérer entre le radical et l’auxiliaire, comme en afar qui, lui, présente un degré de fusion prosodique et phonétique entre les deux éléments du syntagme supérieur à celui du bedja. Quant à la structure du thème lexical associé à ‘dire’, il s’agit toujours d’une base invariable qui correspond au radical dépouillé de tout élément flexionnel, le seul cas où une telle forme peut être actualisée dans le discours. Il faut toutefois préciser qu’il existe deux autres cas marginaux d’emploi du radical nu. Le premier concerne un adverbe qui a été formé à partir de la composition de deux radicaux verbaux : yak-far (lit. ‘se lever’ + ‘sauter’). Il s’est grammaticalisé avec une fonction purement adverbiale et a pris le sens de ‘brusquement’. Son degré de grammaticalisation n’est cependant peut-être pas encore très élevé puisque je ne l’ai rencontré qu’avec le verbe di ‘dire’ justement, comme dans l’ex. (6) : 6. w-hattaabi yak-far dii-ti-it se lever-sauter dire-CONV.A-COOR Après que le bûcheron eut dit brusquement … ART.M.SG.N-bûcheron Il convient de s’attarder un peu plus longuement sur les quelques autres occurrences (onze au total) où le radical nu n’est pas suivi du verbe ‘dire’, car cela est, à ma connaissance, unique dans le domaine 5 couchitique4 ou afro-sémitique. L’ex. (7) est extrait d’un conte très bref où la conteuse décrit une série d’actions en alternant verbes conjugués et composés descriptifs, mais la seconde action, qui est une répétition sous une autre forme de la première, est mentionnée sans le verbe ‘dire’: 7. kilay-oo harid-ti-it / harid harid harid poulet-POS3SG égorger-CONV.A-COOR / égorger égorger égorger tanhoor tidrig-aat / y-haïí ÿÝa four allumer.ACC3F.SG-COOR / ART.M.SG- pain frapper ÿÝa tisisiyood-aat-ka ÿÝa frapper frapper dire.CAUS.ACC.3F.SG-COOR-DISTR i-tanhoor-iib / rifit rifit rifit ART.M.SG-four-dans / couper couper couper oo-øík / milit tisisiyood-aat-ka / dire.CAUS.ACC.3F.SG-COOR-DISTR / ART.M.SG.A-coq / plumer milit tisisiyood-aat-ka / milit plumer plumer dire.CAUS.ACC.3F.SG-COOR-DISTR / y-haïiy-ee-wa i-øiik-oos-wa ART.M.SG-pains-POS3PL-COOR ART.M.SG-coq-POS3SG-COOR aam-eeti dévorer-CONV.A elle a égorgé son poulet et l’a égorgé, égorgé, égorgé, elle a allumé le four, et à chaque fois elle aplatissait le pain, tac, tac, tac, dans le four, et à chaque fois elle coupait menu, menu, menu, et à chaque fois elle plumait, plumait, plumait le coq, et elle a dévoré ses pains et son coq et … Dans l’ex. 8, la même scène, qui précède juste la clôture du conte, est ensuite rapportée au discours direct par le héros qui fait ainsi savoir à sa femme qu’il a découvert son stratagème pour ne pas le nourrir. Il n’y a alors plus un seul verbe ‘dire’ : 8. ÿÝa / w-harri huug ÿÝa frapper frapper / ART.M.SG-sorgho moudre y-haïi ÿÝa ÿÝa / tanhoor dirig huug moudre ART.M.SG-pain frapper frapper / four allumer y-haïi ART.M.SG-pain Mais cela est possible dans au moins deux langues omotiques, ainsi que me l’ont signalé Christian Rapold pour le benchnon et Azeb Amha pour le zargulla. Merci à tous deux. 4 6 dirig / oo-øik milit milit / tam tam allumer / ART.M.SG.A-coq plumer plumer / manger manger ikwbisn-iit bÝeyan tam / manger / se couvrir.ACC3PL-COOR s’allonger.ACC3PL iidi dire.ACC3M.SG ‘le pain aplati, aplati, le millet moulu, moulu, le pain aplati, aplati, le four allumé, allumé, le coq plumé, plumé. Mangé, mangé, mangé. Elles se sont couvertes et se sont allongées’, a-t-il dit. Il me semble possible de considérer dans ce cas l’absence du verbe ‘dire’ comme une ellipse et ceci, en raison d’un fait structurel du bedja : le caractère facultatif de l’utilisation du verbe quotatif ‘dire’ dans le discours rapporté (toujours direct en bedja), dont un exemple est fourni en (9) : 9. oo-mhiin karaay eefi een-hoob / hyène être.ACC3M.SG dire.ACC3PL-quand ani ¯uum-i ande je.N entrer-FUT dire.INAC1SG Quand ils ont dit : ‘il y a une hyène à cet endroit’, (il leur a dit) : ‘Moi, je vais entrer’. ART.M.SG.A-endroit Le bedja ayant la possibilité d’actualiser un discours sans verbe quotatif ‘dire’, il me semble donc qu’il n’y a rien d’étonnant à ce que cette omission s’étende aux composés descriptifs. Sur les plans aspectuel, temporel et modal, les composés descriptifs sont compatibles avec toutes les conjugaisons et converbes de la langue. Des exemples en ont été fournis ci-dessus au narratif en (1), à l’accompli en (2) et (7), à l’inaccompli en (3) et (4), avec le converbe de simultanéité en (5) et celui d’antériorité en (6). Mes informateurs n’ont par ailleurs aucun mal pour en fabriquer avec un futur, un optatif ou un impératif. Les composés descriptifs sont également compatibles avec la modalité négative, comme en (10) : 10. i-ragad-uu ÿiw endiy-eek / craquer dire.INAC3M.SG-si / ti-øanna eedÝana / i-ragad-uu ÿiw ART.F.SG-jardin faire.INAC3PL / ART.M.SG-jambe-POS3SG craquer too-nÝi eedÝana / bi-diy-eek NEG-dire.INAC3M.SG-si / ART.F.SG-feu faire.INAC3PL ART.M.SG-jambe-POS3SG 7 si sa jambe craque, ils le mettent au jardin, si sa jambe ne craque pas, ils le mettent au feu. Enfin, pour exprimer l’intensivité le bedja fait, comme l’afar (M. Houmed-Gabba et M.-Cl. Simeone-Senelle, c.p.), usage du procédé de répétition de la base radicale de l’élément auxilié par ‘dire’. Des exemples en ont été fourni en (3), (7) et (8). Cependant, contrairement à l’afar, il n’est pas possible en bedja de mettre l’auxiliaire ‘dire’ ou son dérivé causatif en facteur commun à plusieurs radicaux différents dans une série de composés descriptifs. VALENCE ET SEMANTIQUE Dans les langues à composés descriptifs, nous avions constaté (Cohen et al., 2002) qu’il existe très souvent (mais pas systématiquement) une opposition lexicale entre constructions transitives et intransitives qui se manifeste par l’utilisation d’auxiliaires différents : soit ‘dire’ pour les intransitifs et ‘faire’ pour les transitifs, comme en afar, soit ‘dire’ et le causatif de ‘dire’, comme dans beaucoup de langues afro-sémitiques. Il est intéressant de constater pour la comparaison que, malgré les contacts anciens avec l’afar, le bedja utilise une stratégie différente de celui-ci, puisque il a recours au causatif de ‘dire’. Par ailleurs, en bedja5, la répartition des auxiliaires entre les deux valences n’est pas toujours nettement tranchée et des considérations d’ordre sémantique sont aussi à prendre en compte. Il convient d’abord de signaler que les composés descriptifs ne semblent compatibles qu’avec un nombre réduit de champs sémantiques. Ils peuvent être regroupés en cinq catégories, dont l’exemplification ciaprès constitue la liste exhaustive pour mon corpus : (i) des mouvements : ‘remuer’, ‘se pencher’, ‘faire le tour, tourner’, ‘monter’, ‘descendre’, ‘entrer’, ‘tomber’, ‘s’égoutter’, ‘avancer sans bruit’, ‘sauter’, ‘agiter’, ‘traverser, passer’, ‘emporter au loin’, ‘ouvrir, découvrir’ ; (ii) des perceptions sensorielles et intellectuelles : ‘regarder’, ‘sentir (exhaler une odeur)’, ‘se souvenir’ ; 5 Comme dans quelques autres langues de la région, dont l’afar, voir Cohen et al. (2002 : 244-5). 8 (iii) des bruits et des onomatopées imitant des bruits et cris divers : ‘craquer’, ‘péter’, ‘s’entrechoquer, faire du bruit’, ‘souffler’ ; cris d’animaux, cris pour chasser les animaux, pets ; (iv) des manières d’ingérer des aliments : ‘picorer’, ‘lécher’, ‘manger’ ; (v) des actions (souvent violentes) : ‘frapper’, ‘égorger’, ‘déchirer’, ‘couper en morceaux’, ‘couper au couteau’, ‘plumer’, ‘gratter’, ‘allumer le feu’, ‘s’emparer (brusquement)’. Les différents champs sémantiques sont croisés avec leur valence dans le tableau suivant : Tableau 1 : Champs sémantiques et valence champs sémantiques mouvements perceptions ingestion et actions bruits (*verbes) bruits (*onomatopées) di ‘dire’ intransitif (transitif) intransitif ø intransitif intransitif causatif sisiyood ø ø transitif ø (intransitif) Pour ce qui est des catégories des mouvements et des perceptions, tous les composés se construisent avec la forme de base du verbe ‘dire’. Presque tous sont intransitifs, à l’exception de quelques verbes de mouvement transitifs : ‘monter’, ‘emporter au loin’ et ‘entrer’. Ceci rappelle la situation décrite par Leslau (1956 : 145-6) qui distinguait, en gafat, une langue afro-sémitique, non pas des classes sémantiques mais des actions intransitives principalement exprimées par le verbe balä ‘dire’ et des actions transitives toujours exprimées par le dérivé causatif a-balä. En bedja, l’utilisation de la forme de base di ‘dire’ pour former des transitifs semble encore plus limitée qu’en gafat. Les catégories de l’ingestion et des actions par contre semblent plus homogènes quant à la valence puisque tous les composés sont construits, sans exceptions, avec le verbe dérivé causatif et transitif sisiyood (en contexte, tous ne sont pas nécessairement accompagnés d’un second actant). Quant aux bruits, ils entrent tous dans des constructions intransitives et sont suivis de la forme de base de ‘dire’. Un seul terme fait exception, une onomatopée (ex. 12) : 12. ÿik soos-id-ti-it t-hawat-too ONOM CAUS-dire-CONV.A-COOR ART.F.SG-outre 9 à lait-POS3F.SG bak dÝii-ti-it ainsi faire-CONV.A-COOR (La boule) fait tik et son outre à lait fait comme ça, et … Pour les onomatopées, on peut rapprocher la situation du bedja de celle d’autres langues de la région. M. Cohen (1936 : 262-275) signalait que l’amharique avait recours soit à ‘dire’ soit à ‘faire’ et nous l’avions également constaté pour l’afar, avec une nette préférence pour ‘dire’ (Cohen et al., 2002 : 229). Le bedja présente donc le même schéma que l’afar. CONCLUSION Notre étude de l’afar (Cohen et al., 2002) avait confirmé l’analyse discursive de Longacre (1990 : 18-19), qui suivait Bliese (1976) : il montrait que les composés descriptifs marquent dans l’organisation textuelle des “pivotal storyline actions/events”. Nous avions pu y ajouter que, dans l’instance du discours, c’est aussi un moyen pour le locuteur d’exprimer des modalités qui relèvent de la relation entre l’énonciateur et l’énoncé et de faire ainsi passer des émotions comme la surprise, l’admiration, la désapprobation, etc. Raz (1983 : 67) signalait aussi pour le tigré que l’apport du composé descriptif au sens du verbe correspondant “can be specified in terms of intensity or manner of the activity, such as: augmentative, attenuative or iterative.” On a vu que l’intensité de l’action, par la répétition du radical, est une des valeurs associées à l’utilisation des composés descriptifs en bedja. Elle n’est pas la seule, mais cela sera l’objet d’une autre étude. Il me semble important cependant d’insister pour que se développent, pour les langues couchitiques, des descriptions fines qui prennent en compte aussi bien les rôles discursifs et pragmatiques, les contacts linguistiques et les possibles diffusions aréales, que les liens inter-systémiques avec le système verbal et les processus de grammaticalisation, afin de mieux saisir leur intérêt pour l’évolution des systèmes verbaux et la linguistique générale. Le phénomène déborde largement cette région de l’Afrique (cf. Cohen et al., 2002), il convient maintenant d’en comprendre pleinement les mécanismes. REFERENCES BIBLIOGRAPHIQUES C. H. Armbruster, Dongolese Nubian, a Grammar, Cambridge University Press, Cambridge 1960. L. Bliese, Afar, in The Non-Semitic Languages of Ethiopia, ed by L. Bender, 10 African Studies Center, Southern Illinois University, East Leasing, Michigan 1976, pp. 133-65. D. Cohen, Couchitique – Omotique, in Les langues dans le monde ancien et moderne. 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