Perception de compétiteurs et dispersion des pontes chez les insectes phytophages par Denis Tbiéry Laboratoire de Neurobiologie Comparée des Invertébrés - BP 23-91440 Bures-sur-Yvette Rusieurs individus de la même espèce ou d'espèces différentes peuvent se nourrir de la même plante : le partage de la ressource devient souvent un des éléments prépondérants de leur survie. On prête ainsi, à de nombreuses espèces, des stratégies optimales de recherche et de partage de la ressource alimentaire. En général, il est avantageux d'éviter les individus de sa propre espèce (évitement intraspécifique), ou plus généralement tout compétiteur potentiel (évitement interspécifique). Différents comportements permettent Le carpocapse des pommes, Cydia pomone lia, est un ravageur imponant en vergers. La femelle dépose ses œufs sur les feuilles, les bmnches ou les Fuits. La chenille de premier stade s'installem dans le fruit afin d'effectuer son développement (Cliché R. Coutin - OPIE). d'ajuster la taille de la population aux caractéristiques de la niche écologique. Parmi eux, ceux qui assurent une régulation des distances inter-individuelles (rapprochement ou dispersion des individus) sont très importants. On connaît le rôle des phéromones sexuelles dans le rapprochement des sexes ainsi que celui de certaines phéromones d'agrégation. En revanche, la perception de l'occupation d'un site de ponte, l'ajustement du I NS E CTES nombre d'ceufs ainsi que le contrôle de leur dispersion sont moins connus. Les femelles d'un certain nombre d'espèces évitent de déposer leur progéniture sur un site déjà occupé, ou au contraire recherchent des sites occupés lorsque la compétition est avantageuse pour l'espèce (1). Les femelles d'une bruche (Callosobruchus macz,tlatus), par exemple, sont capables de percevoir le nombre d'ceufs -de congénères déjà collés sur les graines et ajus- tent leur ponte en conséquence, limitant ainsi la compétition inter-individuelle. Un autre cas concerne les mouches des fruits du genre Rhagoletis : R. pomonella et R. cerasi et la mouche méditerranéenne, Ceratitis capitata. Après avoir déposé leurs œ ufs , les femelles marquent l'orifice de ponte à l'aide d'une phéromone répulsive, ce qui dissuade d'autres mouches de pondre au même endroit. re des larves grâce à leurs sécrétions mandibulaires ou à leurs fèces mais elle peut aussi être informée par l'intermédiaire de la réponse biochimique de la plante (2) . On sait que cette reconnaissance est surtout assurée par les chimiorécepteurs de contact (perception gustative) situés sur les tarses ou sur l'ovipositeur. L'hypothèse d'une perception à courte distance, impliquant les chimiorécepteurs olfactifs, est toutefois à considérer. Perception chimique de la présence de compétiteurs Ainsi donc, les femelles de R. cerasi et R. pomonella marquent leur orifice de ponte en déposant une goutte d'excrément. Ce marquage phéromonal est spécifique et dissuade d'autres femelles de pondre sur les cerises déjà "occupées" . Fait notable, R. pomonella semble être capable d'ajuster la quantité de phéromone à la taille du fruit , en réalisant un marquage plus intense des gros fruits. Récemment, des chercheurs suisses ont isolé et identifié chez R. cerasi une structure chimique complexe (3) dont un isomère de synthèse reproduit en partie l'activité de la sécrétion naturelle. Cette molécule est perçue par des sensilles gustatives, les sensilles "D", présentes sur les tarses des femelles mais aussi des mâles, ce qui est plus surprenant. La sensibilité de ces récepteurs semble dépendre de l'humidité relative. Les chimiorécepteurs des pièces buccales pourraient, eux aussi, participer à cette perception. Au niveau d'un site de ponte, cette reconnaissance peut être chimique ou visuelle. Chez la Piéride du chou (Pieris brassicae) et chez d'autres Lépidoptères diurnes, la forme et la couleur jaune des œufs incitent les femelles à aller pondre ailleurs. Pourtant, lors de ces comportements d'évitement, la perception chimique est peut-être la plus efficace. Plus d'une trentaine d'espèces phytophages sont capables de percevoir les caractéristiques chimiques (goût, odeur) d'éventuels compétiteur mais très peu de structures chimiques ont pu être identifiées. Il existe différents modes de communication chimique : la femelle peut percevoir la présence d'œ ufs ou l'activité alimentai- Œuf de Cmpocapse (Cydia po mo nella) déposé sur une feu ille de pommier. On remarque la couronne (rouge) qui apparaît ap rès 3 à 4jours de développement (Cliché R. Coutin - OPIE) I N S E C T E S Une détection efficace des œufs déjà pondus étudiée chez quelques papillons L'analyse de quelques exemples de Lépidoptères nous permet d'illustrer ce système de communication. Des premiers travaux, menés vers 1970 sur la Pyrale de la farine (Ephestia kuhniella) , avaient montré que les sécrétions mandibulaires des larves repoussaient les femelles prêtes à pondre. On sait aussi que les déjections des chenilles peuvent se montrer répulsives lors de la ponte comme chez une noctuelle (Spodoptera littoralis) mais aussi chez la Pyrale du maïs (Ostrinia nubilalis). Aucun composé actif n'a toutefois été formellement identifié chez ces deux espèces. La Pyrale du maïs ainsi que deux tordeuses, l'Eudémis de la vigne (Lobesia botrana) et le Carpocapse des pommes (Cydia pomonella) modifient leur comportement de ponte en présence d'œufs et d'extraits d'œ ufs de leur propre espèce ou d'autres espèces de papillons. On retrouve un comportement semblable chez une autre tordeuse (Choristoneura rosaceana) qui évite les œufs de sa propre espèce. L'hypothèse d'un comportement d'évitement des œufs par les femelles de Carpocapse avait déjà été formulée , suite à l'observation de distributions non aléatoires d'œufs en vergers de pommiers, distributions qui dépendent évidemment de la densité de population. Ce comportement pourrait expliquer les rares observations de plusieurs chenilles par pomme. Mais contrairement aux mou ches, ces espèces ne semblent pas effectuer de marquage de leurs œ ufs après la ponte. La nature chimique de cette reconnaissance semble donc provenir de l'œuf lui-même et très probablement du mucus qui le recouvre. Le lavage des œufs à l'aide de solvants organiques permet d'isoler des molécules relativement simples : des acides gras saturés ou insaturés et certains esters méthyliques de ces mêmes acides gras, mais en quantités plus Des comportements complexes L'Eudémis de la vigne (femelle de Lobesia botrana) présente 2 ou 3 générations par an selon la latitude. Les œufs sont déposés séparément sur les boutons floraux ou sur les graines (Cliché R. Cmttin - OPIE) faibles. Or, d'après nos résultats, trois acides gras repoussent les femelles d'Eudémis alors que les esters correspondant provoquent eux, une réduction de la ponte. On retrouve pratiquement les mêmes composés chez les trois espèces ainsi que chez deux autres tordeuses (la Tordeuse orientale du pêcher et la Cochylis) et les sites de ponte imprégnés de mélanges de ces substances sont à chaque fois fortement évités. Ces composés qui existent sur les œufs et les larves de nombreuses autres espèces pourraient ainsi favoriser un évitement non spécifique d'œufs ou de larves d'autres espèces. Concernant les espèces dont les chenilles sont peu mobiles, rapidement cryptiques et confrontées à d'autres phytophages utilisant les mêmes plantes (comme Eudémis-Cochylis sur vigne et Carpocapse-Tordeuse orientale sur Rosacées), ce comportement pourrait présenter un avantage adaptatif intéressant en leur évitant d'être sur des sites d'alimentation déjà occupés. Une telle reconnaissance pourrait en outre agir à courte distance, en raison de la possible volatilité de ces molécules lipidiques. Néanmoins, ces mécanismes non spécifiques n'excluent pas l'existence de marquages spécifiques reposant sur des composés plus complexes. Par ailleurs, l'évitement des œufs ne semble pas lié à la capacité de pondre des œufs isolés ou groupés : il a lieu aussi bien chez la Pyrale du maïs dont la femelle dépose des ooplaques que chez des tordeuses qui pondent isolément la plupart de leurs œufs. Les femelles de la Piéride du chou, qui sont capables de percevoir la forme et la couleur des œufs, sécrétent aussi des dérivés d'alcaloïdes appelés miriamides (4) avec leurs glandes accessoires, et les déposent à la surface des œufs. Ce marquage est répulsif vis-àvis des congénères et d'une autre piéride, Pie ris rapae. Outre la réponse à ces produits, les femelles de piérides semblent détecter l'odeur de leurs propres œufs, ce qui pourrait permettre une perception à distance des feuilles déjà occupées. Mais cette répulsion pourrait être renforcée par un autre phénomène qui mérite attention: les feuilles de choux sur lesquelles des œufs ont été retirés deviennent impropres à la ponte alors que le marquage chimique n'est plus décelable. Cela semble indiquer une modification biochimique de la feuille , c'est à dire une réponse de la plante à la présence des œufs ou de la femelle. I NSECTES N"'102 - 1996 (3) D'une manière générale, toutes les espèces dont nous avons parlé répondent par un évitement maximal lorsque elles ont le choix entre sites marqués et non marqués. Les médiateurs étudiés sont considérés comme des incitateurs de choix dans des contextes écologiques assez précis et qui ne déclenchent pas de réponses du type "tout ou rien", comme c'est le cas avec des phéromones sexuelles ou d'alarme. On constate ainsi que les réponses sont modulées en fonction de facteurs externes (densité de population, disponibilité en végétaux acceptables,... ) et de l'état physiologique ou de l'âge des individus : les jeunes femelles d'Eudémis ou de Carpocapse par exemple sont plus sélectives que les plus âgées. Cette variabilité des réponses se retrouve chez Rbagoletis pomonella, les femelles gravides marquant plus intensément les fruits que celles qui sont à la fin de leur vie. Enfin, un apprentissage peut aussi modifier la réponse comme c'est le cas chez des femelles de R. pomonella qui apprennent à éviter les fruits colonisés et marqués, au fur et à mesure de leur contact avec ces derniers. Une information souvent détournée Ces signaux, produits et utilisés par les femelles afin d'éviter les compétiteurs, peuvent être détectés par d'autres organismes. C'est une information de choix pour les parasites et les prédate urs à la recherche de leurs hôtes. Les exemples de détournement sont certainement nombreux. Ainsi Opius lectus, parasite de R. pomonella, est fortement attiré par le marquage chimique déposé par cette mouche. Souvent, les résultats de l'activité larvaire ont à la fois un rôle dispersant pour les congénères et un rôle attractif pour les parasites. Venturia canescens localise les larves d'E. kubniella par l'intermédiaire de leurs sécretions mandibulaires, alors que le Braconide Cotesia marginiventris, parasite de différentes espèces de Spodoptera, préfère de loin l'odeur des fèces laissés par les larves dans lesquelles il va pondre. Récemment, des collègues de l'INRA de Versailles ont montré que des trichogrammes, parasites généralistes de Lépidoptères, augmentent leur comportement de recherche en présence d'acide oléique, composé qui participe à la dispersion des œufs de Pyrale ou de tordeuses. Des applications agronomiques sontelles envisageables? Les applications agronomiques de ces recherches en sont à leurs premiers balbutiements. A notre connaissance, les seuls essais ont concerné les mouches des fruits , la Piéride du chou ainsi que l'Eudémis de la vigne et le Carpocapse. Les premières tentatives de maîtrise de R. cerasi ont donné des donc directement liée à la possibilité de synthétiser des produits stables. Des résultats prometteurs ont été obtenus deux années de suite en vignobles et en vergers de pommiers en pulvérisant des solutions d'acides gras sur les fruits. Un des obstacles majeurs au développement de tels produits consistera certainement à laisser aux femelles des zones non traitées, pour ne pas diminuer l'efficacité de ce type de traitement : comme pour toute méthode écologique, la mise au point risque d'être délicate. Mais les régulateurs de ponte peuvent se révéler prometteurs pour certains types d'agrosystèmes à haute valeur ajoutée. Leur développement doit se faire selon une stratégie de lutte intégrée. La recherche d'actions combinées avec différents agents pathogènes larvaires (Bacillus thuringiensis) ou avec divers parasites d'œufs et de larves reste certainement une voie à explorer. La régulation des espacements entre individus semble très complexe et peut jouer sur différents niveaux trophiques. Si on compare l'état de nos répartition des pontes devraient nous permettre quelques découvertes inté0 ressantes dans un proche avenir. (1) Des stratégies optimales de ponte sont souvent décrites chez des insectes insulaires, parasites d'œLffs, larves ou graines chez qui le supeJparasitisme (plusieurs œufs dans le même hôte) est fréquent. La compétition peut alors présenter des aspects avantageux ou au contraire désavantageux. (2) La réponse biochimique des plantes à des déprédations est connue depu is un certain tenzps. On a mis récemment en évidence que certaines plantes pouvaient émettre des substances volatiles en réponse à des agressions par des insectes phytophages. (3) N(15R{JS-glucopyranosil}-oxy-8RS-hydroxypalmitoyl)taurine (4)1)'ois diilérents alcaloïdes dénommés miriamides en l 'honneur de Miriam Rotschild qui a heaucoup tmvaillé sur les aspects de la communication chimique chez les papillons et sur le mimétisme. Pour en savoir plus Vane Wright R.I. & Ackery P.R., li 1984 - Thebiology of butterflies Eds. Academie press, 410p. Roitberg B.D. & Prokopy, R.J., 1987 - Insects that mark host plants. An ecological, evolutionary perspective on host marking chemicals Bioscience, 37 : pp400-406. Thiéry D. & Gabel B., 1993 - Des substances de ponte contre les insectes - La Recherche, 257 : pp1020-1022. Thiéry D., 1991 - Les phéromones de ponte : une nouvelle arme contre les insectes ? - Courrier de la cellule Environnement, 15 : pp21-24. L'auteur Fem elle de Cératite (Ceratitis ca pitata) pondant da ns une pêche. Après le dépôt des œ ufs. elle m arqu e l'orifice de p on te à l'aide d'une phéromone répulsive (Cliché R. Coutin - OPlE). résultats très satisfaisants en pulvérisant sur les arbres une phéromone naturelle extraite à partir de fruits marqués. Toutefois il fallait plus de 200.000 fruits marqués pour protéger un cerisier entier. Le traitement ainsi réalisé a très bien résisté aux pluies et a permis de réduire les attaques de 65 à 90%. Contre P. brassicae, l'équivalent de plus de 660.000 œufs était nécessaire pour traiter une parcelle expérimentale! L'application agronomique à partir de tels médiateurs chimiques est connaissances dans ce domaine avec la quantité impressionnante de travaux concernant les phéromones sexuelles, on peut s'estimer relativement ignorant. Par leur rôle prépondérant sur la dispersion spatiale de certaines espèces et donc sur la dynamique des populations, de nombreux comportements méritent d'être étudiés. On se demande par exemple si une femelle évite de la même manière sa propre progéniture et celle de ses congénères. Les médiateurs chimiques régulant la I NSECTES 10 W l 02 · 1996 U) Denis Thiéry est chargé de recherches à l'INRA. Il s'intéresse à la communication chimique dans le cadre des relations entre plantes et insectes en portant une attention particulière au rôle joué par certaines plantes adventices. Après une formation doctorale sur le comportement de larves de bruches, il a étudié l'orientation des femelles de doryphore en présence d'odeurs végétales. Il travaille actuellement sur des tordeuses fruitières (Eudémis de la vigne et Carpocapse des pommes) afin d'essayer de com- l' prendre certaines régulations de la dispersion spatiale des pontes. . '. .0.::